ARTICLE 8 ET VIE PRIVÉE

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"L'article 8 protège la vie privée au sens large du terme"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 8 DE LA CONVENTION :

"1/ Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2/ Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits de libertés d'autrui"

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- L'article 8 et le mariage

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MOTIVATIONS REMARQUABLES

NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE du 27 juin 2023 requête n° 27094/20

Article 14 et 8

34. La requérante allègue que l’imposition aux femmes divorcées d’un délai de viduité de 300 jours, la subordination de la levée de ce délai à une décision de justice, laquelle est conditionnée à un examen médical visant à vérifier que la femme concernée n’est pas enceinte, et l’interdiction de se remarier qui est ainsi imposée aux femmes divorcées enceintes constituent une ingérence dans le droit des femmes au respect de leur vie privée et familiale.

57.  Enfin, force est pour la Cour d’exprimer sa préoccupation quant aux sous-entendus de la conclusion du tribunal aux affaires familiales, qui implique que les femmes divorcées, en raison de leurs spécificités biologiques féminines, en particulier du rôle de mère qu’elles peuvent être amenées à jouer et de leur capacité de donner naissance, auraient le devoir envers la société de dévoiler toute grossesse avant de se remarier et qu’elles devraient supporter le désavantage que constitue le délai de viduité afin de préserver l’intérêt d’un éventuel enfant à naître et ceux d’autres personnes concernées (paragraphe 8 ci-dessus). Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal , no 17484/15, § 52, 25 juillet 2017).

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. 

SÂRBU c. ROUMANIE du 28 mars 2023 Requête no 34467/15

57.  La Cour note ensuite que l’utilisation de ces éléments a été limitée à la procédure pénale. Les enregistrements visaient deux incidents ponctuels, limités dans le temps (paragraphe 10 ci-dessus), et ils n’avaient pas été obtenus par le biais d’une surveillance constante ou prolongée sur une longue période. Qui plus est, la procédure pénale a offert des garanties suffisantes au requérant (voir, mutatis mutandis et sous l’angle de l’article 6 de la Convention, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 46-48, série A no 140). L’intéressé a soulevé des arguments tirés de la légalité des enregistrements, que les tribunaux ont dûment examinés et écartés de manière motivée (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). Les enregistrements ont fait l’objet d’une expertise scientifique et d’une expertise criminalistique (paragraphes 13 et 15 ci‑dessus) et le requérant a pu présenter ses arguments à cet égard. Il ne semble pas en outre à la Cour que l’intéressé ait invoqué devant les tribunaux internes des arguments tirés expressément d’une éventuelle atteinte à son droit au respect de sa vie privée, que les tribunaux n’auraient pas examinés.

Kogan et autres c. Russie du 7 mars 2023 requête no 54003/20

Une militante des droits de l’homme et sa famille sanctionnées par la révocation de son permis de séjour. Le contenu du rapport du FSB sur Mme Kogan sur lequel la décision était fondée n’a pas été communiqué ni à celle-ci ni à la Cour. Mme Kogan n’a donc pas été en mesure de préparer son dossier devant les juridictions russes, qui elles-mêmes n’ont pas clairement motivé leur décision. La procédure dans son ensemble a été entachée de graves vices de procédure et les autorités n’ont donc pas ménagé un équilibre entre les impératifs de sécurité nationale et les droits de Mme Kogan, en violation de l’article 8.

Article 18 en combinaison avec l’article 8 : Les autorités savaient très bien que Mme Kogan était une militante des droits de l’homme dont le travail aurait été mis en danger par la révocation de son permis de séjour. Cet élément a du poids et vient confirmer l’ingérence alléguée du FSB dans l’activité d’Astreya. La Cour constate également l’existence de graves problèmes dans la procédure concernant le permis de séjour de Mme Kogan, en particulier le refus de suspendre son expulsion de Russie alors que la procédure était toujours en cours et la notification tardive du rapport du FSB à son sujet. La Cour juge que les autorités ont cherché à la priver de motifs légaux pour rester en Russie et lui ont ainsi posé des obstacles insurmontables pour contester la décision en cause. La Cour prend également note de la déclaration de l’Union européenne selon laquelle la révocation du permis de séjour de Mme Kogan n’était rien d’autre qu’un exemple de la pression exercée sur la société civile indépendante en Russie. L’ingérence des autorités dans la vie familiale de Mme Kogan ayant principalement visé à la punir, elle et Grigor Avetisyan, pour leurs activités en faveur des droits de l’homme, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 8.

L'ARTICLE 8 ET LE MARIAGE

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- LE DÉLAI TROP LONG POUR RECONNAÎTRE UN MARIAGE EST UNE VIOLATION

- LES ÉTATS NE DOIVENT PAS EMPÊCHER LA VIE DE COUPLE ET DE MARIAGE

- LES ÉTATS DOIVENT PROTÉGER LES ÉPOUSES CONTRE LES VIOLENCES DES MARIS

LE DÉLAI TROP LONG POUR RECONNAÎTRE UN MARIAGE EST UNE VIOLATION

DADOUCH c. MALTE du 20 JUILLET 2010 REQUETE 38816/07

La CEDH CONDAMNE UN DELAI DE 28 MOIS MIS PAR MALTE POUR RECONNAITRE UN MARIAGE CELEBRE EN RUSSIE

La Cour estime que l’enregistrement d’un mariage, en tant qu’il reconnaît l’état civil d’un individu, relève du champ d’application de l’article 8 § 1. Le délai de plus de vingt-huit mois mis pour enregistrer le mariage de M. Dadouch a manifestement eu un impact sur la vie privée de celui-ci (l’absence de pareils documents ralentit et complique le traitement de certaines demandes, comme celles de prestations sociales ou d’avantages fiscaux, quand elle n’y fait pas obstacle). Une telle ingérence méconnaît l’article 8 sauf si elle peut se justifier comme étant « prévue par la loi », poursuivant un ou des buts légitimes et étant « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre le ou les buts visés. La Cour doute fortement que la législation pertinente ait eu la précision et la prévisibilité voulues, mais elle ne juge pas nécessaire de trancher la question. Elle est prête à admettre la thèse du gouvernement maltais, qui soutient que la réglementation nationale de l’enregistrement du mariage pouvait servir les buts légitimes que constituent la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. La Cour a principalement pour tâche de vérifier si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique ».

La Cour observe qu’hormis la question de savoir si les pièces fournies par le requérant remplissaient les conditions formelles, le Gouvernement n’a avancé aucune raison justifiant la nécessité de refuser l’enregistrement du mariage de M. Dadouch pendant plus de deux ans. A supposer même que l’acte de mariage en soi exigeât de plus amples vérifications, celles-ci auraient pu être menées plus rapidement.

De même, en ce qui concerne l’attestation de la nationalité de M. Dadouch, la Cour considère que celui-ci étant en possession d’un passeport maltais valide, il fallait présumer qu’il avait la nationalité maltaise. Si les autorités pensaient qu’il avait peut-être renoncé à sa nationalité maltaise, il leur appartenait de vérifier cela auprès du service compétent et dans un délai convenable, plutôt que d’exiger du titulaire d’un passeport maltais valide qu’il apportât la preuve qu’il avait toujours la nationalité maltaise. La Cour relève en outre que M. Dadouch avait cherché à obtenir une lettre attestant sa nationalité, malgré la base légale incertaine de cette exigence, mais les autorités refusèrent de lui délivrer une telle lettre.

La Cour écarte donc l’argument du Gouvernement selon lequel le retard est dû à la décision de M. Dadouch d’engager une procédure; elle note que le Gouvernement lui-même concède que la procédure s’est indûment prolongée.

En conséquence, dans les circonstances de l’espèce, le refus d’enregistrer le mariage de M Dadouch pendant plus de deux ans s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, et il y a donc eu violation de l’article 8.

En vertu de l’article 41 (satisfaction équitable), la Cour dit que l’État maltais doit verser à M. Dadouch 3 000 euros (EUR) pour dommage moral et 3 000 EUR pour frais et dépens.

LES ÉTATS NE DOIVENT PAS EMPÊCHER LA VIE DE COUPLE

NURCAN BAYRAKTAR c. TÜRKİYE du 27 juin 2023 requête n° 27094/20

Article 14 et 8

34. La requérante allègue que l’imposition aux femmes divorcées d’un délai de viduité de 300 jours, la subordination de la levée de ce délai à une décision de justice, laquelle est conditionnée à un examen médical visant à vérifier que la femme concernée n’est pas enceinte, et l’interdiction de se remarier qui est ainsi imposée aux femmes divorcées enceintes constituent une ingérence dans le droit des femmes au respect de leur vie privée et familiale.

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. 

CEDH

  Sur l’existence d’une ingérence

41.  La Cour rappelle que la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive qui englobe le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 141, 17 janvier 2023).

42.  Elle a considéré qu’il serait trop restrictif de réduire la notion de « vie privée » aux aspects les plus intimes de la vie des individus (voir notamment Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017, et la jurisprudence qui y est citée). Par conséquent, la « vie privée » d’une personne recouvre de multiples aspects de son identité sociale (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 87, 17 octobre 2019, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour a notamment jugé que l’état civil d’une personne, qu’elle soit mariée, célibataire, divorcée ou veuve, relève de son identité personnelle et sociale protégée par l’article 8 (Dadouch, précité, § 48) et que le droit de se marier est étroitement lié au droit au respect de la vie privée (Frasik, précité, § 90).

43.  En l’espèce, la Cour note que, à la suite de son divorce, la requérante a dû introduire une procédure visant à obtenir la levée pour elle du délai de viduité de 300 jours imposé aux femmes divorcées et que, dans le cadre de cette procédure, elle s’est vu demander de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Elle estime que la présente affaire relève du champ d’application de l’article 8, puisqu’elle concerne un aspect des plus intimes de la vie privée de la requérante, en tant que femme (voir, mutatis mutandis, Dudgeon, précité, § 52 ; Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 90, CEDH 1999-VI, et S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 29, CEDH 2003‑I (extraits) ; voir aussi, mutatis mutandis, Dadouch, précité, § 48).

44.  La Cour relève que le délai de viduité imposé à la requérante après son divorce et l’exigence des autorités qu’elle subisse, sous peine d’être déboutée de sa demande tendant à la levée de ce délai, un examen médical visant à vérifier qu’elle n’était pas enceinte ont clairement eu une incidence sur la vie privée de l’intéressée. Elle considère dès lors que le délai de viduité imposé à la requérante et l’obligation qui lui a été faite, pour en obtenir la levée, de subir un examen médical visant à vérifier qu’elle n’était pas enceinte s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de sa vie privée, qui est protégé par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 263, 8 avril 2021, et Dadouch, précité, § 50).

b) Sur la justification de l’ingérence

45.  Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition, et si elle était à cet effet « nécessaire dans une société démocratique ».

46.  La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 132 du code civil (paragraphe 13 ci-dessus). Elle prend note de l’argument de la requérante selon lequel cette disposition est incompatible avec les principes découlant de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus). Cela étant, elle estime que cet argument concerne la question de la nécessité de l’ingérence et qu’il n’est pas de nature à remettre en cause la légalité de ladite ingérence.

47.  Le Gouvernement soutient que cette ingérence avait pour buts la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre (paragraphe 38 ci-dessus). La requérante conteste les buts avancés par le Gouvernement : elle argue que les autorités nationales ne tiennent pas compte de l’intérêt des femmes au respect de leur vie privée (paragraphe 35 ci‑dessus). Si elle a des doutes quant à la légitimité des buts visés par la mesure litigieuse, la Cour part toutefois de l’hypothèse que l’ingérence visait les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et la défense de l’ordre.

48.  En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 115, 9 mars 2023).

49.  Elle rappelle ensuite que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et reconnaît que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016).

50.  En conséquence, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il revient de se prononcer sur le point de savoir où se situe le juste équilibre à ménager lorsqu’elles apprécient la nécessité, au regard d’un intérêt général, d’une ingérence dans les droits des individus protégés par l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que, lorsqu’ils adoptent des lois visant à concilier des intérêts concurrents, les États doivent en principe pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 49, CEDH 2003‑III, et Van der Heijden c. Pays-Bas [GC], no 42857/05, § 56, 3 avril 2012).

51.  S’il appartient aux autorités nationales d’évaluer en premier lieu la nécessité d’une ingérence, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de savoir si, dans telle ou telle affaire, l’ingérence était « nécessaire » au sens que l’article 8 de la Convention attribue à ce terme (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, et Van der Heijden, précité, § 57).

52.  Les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. Lorsqu’au sein des États membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (Van der Heijden, précité, §§ 55-60, et les références qui y sont citées, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, et les références qui y sont citées, et Vavřička et autres, précité, § 273).

53.  En l’espèce, contrainte de respecter après son divorce le délai de viduité de 300 jours prévu par l’article 132 du code civil, la requérante a introduit devant le tribunal aux affaires familiales une procédure visant à en être exemptée, et, dans le cadre de cette procédure, elle s’est vu imposer par les autorités, comme condition à la levée de ce délai, de produire un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte. Ayant refusé de se soumettre à l’examen médical requis pour l’obtention du certificat médical en question, elle a été déboutée de sa demande.

54.  La Cour note d’abord que, dans la motivation de sa décision de rejet, le tribunal aux affaires familiales a considéré essentiellement que le certificat médical attestant que la femme n’est pas enceinte qui était requis pour la levée du délai de viduité présentait une importance particulière pour la préservation des intérêts d’un éventuel enfant à naître et d’autres membres de la société concernés quant à l’établissement exact de la filiation biologique de l’enfant (paragraphe 8 ci-dessus). De la même manière, le Gouvernement souligne le rôle que jouent le délai de viduité imposé aux femmes divorcées et le certificat médical attestant qu’une femme n’est pas enceinte dans la détermination précise des filiations biologiques (paragraphe 39 ci-dessus). En outre, il semble ressortir du libellé de la définition du délai de viduité qui figure dans le règlement sur le mariage (paragraphe 16 ci-dessus) qu’en imposant pareille règle, les autorités visaient à éviter « la confusion des sangs ».

55.  Si, comme l’ont affirmé les autorités nationales, le but principal du délai de viduité et de la subordination de la levée de ce délai à la condition que la femme concernée ne soit pas enceinte est la détermination exacte de la filiation biologique d’un éventuel enfant à naître, alors il convient à cet égard de distinguer la paternité biologique de la présomption légale de paternité. Certes, dans la plupart des systèmes juridiques, un enfant né dans le cadre d’un mariage est réputé avoir pour père légal le mari ; néanmoins, le père biologique d’un enfant, que ce dernier soit né dans le cadre d’un mariage ou hors mariage, peut à tout moment reconnaître l’enfant ou revendiquer sa paternité en présentant des preuves scientifiques, notamment un test ADN de paternité, à l’appui de sa démarche. De même, selon l’article 285 du code civil, si une femme qui vient de divorcer est enceinte et donne naissance à un enfant pendant son délai de viduité avant de se remarier, cette situation ne peut créer qu’une présomption de paternité à l’égard de l’ex-mari et elle n’a pas nécessairement d’incidence sur la détermination du père biologique (paragraphe 15 ci-dessus). En ce sens, l’objectif de prévenir « la confusion des sangs », autrement dit de permettre la détermination biologique de la paternité, semble irréaliste dans une société moderne. Par ailleurs, même à supposer que le délai de viduité ne vise qu’à préserver la présomption de paternité de l’ex-mari à l’égard d’un enfant qui naîtrait durant cette période, il ne présenterait pas plus d’utilité, compte tenu de l’existence dans les systèmes juridiques d’autres outils juridiques de reconnaissance et de détermination de la paternité (voir les dispositions du code civil pertinentes à cet égard, exposées au paragraphe 16 ci-dessus). Qui plus est, le délai de viduité commence à courir seulement à partir de la date à laquelle la décision de divorce devient définitive (paragraphe 15 ci-dessus), alors que, dans la plupart des cas, les époux ne vivent pratiquement plus ensemble dès le début de la procédure de divorce, qui peut parfois durer des années.

56.  Par ailleurs, la Cour tient à souligner que la question de savoir si une femme est enceinte devrait être considérée comme étroitement liée à l’intimité de sa vie privée, et ce que cette femme ait récemment divorcé ou non. Elle estime que subordonner la possibilité qu’une femme divorcée a de se remarier, sans respecter le délai de viduité, à la production d’un certificat médical attestant qu’elle n’est pas enceinte revient à bafouer cette intimité et à placer sa vie privée intime, en ce compris sexuelle, sous le contrôle des autorités. Or, dans la motivation de sa décision, le tribunal aux affaires familiales ne semble pas avoir pris en compte les aspects relatifs à la vie privée de la requérante lorsqu’il a mis en balance les différents intérêts en jeu relativement à la demande de levée du délai de viduité présentée par l’intéressée.

57.  Enfin, force est pour la Cour d’exprimer sa préoccupation quant aux sous-entendus de la conclusion du tribunal aux affaires familiales, qui implique que les femmes divorcées, en raison de leurs spécificités biologiques féminines, en particulier du rôle de mère qu’elles peuvent être amenées à jouer et de leur capacité de donner naissance, auraient le devoir envers la société de dévoiler toute grossesse avant de se remarier et qu’elles devraient supporter le désavantage que constitue le délai de viduité afin de préserver l’intérêt d’un éventuel enfant à naître et ceux d’autres personnes concernées (paragraphe 8 ci-dessus). Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne (Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal , no 17484/15, § 52, 25 juillet 2017).

58.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’on ne peut considérer que l’imposition à la requérante d’un délai de viduité de 300 jours après son divorce et l’obligation qui lui a été faite, dans le cadre de la procédure qu’elle avait engagée pour en obtenir la levée, de présenter un certificat médical attestant qu’elle n’était pas enceinte, certificat qui ne pouvait être obtenu qu’au moyen d’un examen médical, répondissent à un besoin social impérieux, qu’elles fussent proportionnées aux buts légitimes qu’elles visaient, ni qu’elles fussent justifiées par des motifs pertinents et suffisants. En conséquence, l’ingérence litigieuse qui a eu lieu en l’espèce dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

59.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Grande Chambre Fedotova et autres c. Russie requêtes no 40792/10, no 30538/14 et no 43439/10

Art 8 : La CEDH dit à Poutine qu'il doit marier les homosexuels

En refusant toute forme de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe la Fédération de Russie viole la Convention

L’affaire concerne le refus des autorités russes de reconnaître et de protéger juridiquement les couples de même sexe formés par les requérants. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 de la Convention a déjà été interprété comme imposant à un État partie la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe par la mise en place d’un « cadre juridique spécifique ». La tendance nette et continue en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe, observée au sein des États parties, se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux. Plusieurs organes du Conseil de l’Europe ont souligné la nécessité d’assurer la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres. La Cour observe qu’au moment où les requérants ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes en vue d’obtenir la reconnaissance légale de leur couple, le droit russe ne permettait pas cette possibilité. Ce droit n’a aucunement évolué postérieurement. La Cour note que l’État défendeur n’a pas émis, devant elle, l’intention de modifier son droit interne en vue de permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un régime de protection. La Cour a déjà écarté l’argument du Gouvernement selon lequel la majorité des Russes désapprouvent l’homosexualité, dans des affaires en matière de liberté d’expression, de réunion ou d’association des minorités sexuelles. La Cour a tenu à rappeler à maintes reprises que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante. La Cour a constamment refusé d’avaliser des politiques et des décisions qui incarnent un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle à l’encontre d’une minorité homosexuelle. La Cour conclut que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et a manqué à son obligation positive de garantir le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.

Art 8 • Obligations positives • Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe • Obligation positive confirmée de leur offrir un cadre juridique comportant une reconnaissance et une protection adéquates • Jurisprudence antérieure de la Cour européenne consolidée par une tendance nette et continue de la législation d’une majorité des États parties et les positions convergentes de plusieurs organes internationaux Marge d’appréciation réduite s’agissant de l’octroi d’un cadre juridique et plus étendue pour décider de la nature exacte de la forme de la reconnaissance et du contenu de la protection • Forme du mariage non exigée • Motifs invoqués au titre de l’intérêt général ne prévalant pas sur l’intérêt des requérants • Marge d’appréciation outrepassée en l’espèce

FAITS

Les requérants, Irina Borisovna Fedotova, Irina Vladimirovna Shipitko, Dmitriy Nikolayevich Chunosov, Yaroslav Nikolayevich Yevtushenko, Ilmira Mansurovna Shaykhraznova et Yelena Mikhaylovna Yakovleva sont des ressortissants russes, nés respectivement entre 1977 et 1994. Les six requérants formaient trois couples de même sexe.

À diverses dates, les requérants introduisirent une demande de mariage auprès de bureaux locaux de l’état civil. Les autorités refusèrent ces demandes et se fondèrent sur l’article 1 du code russe de la famille, qui définit le mariage comme « l’union conjugale librement consentie entre un homme et une femme ». Les requérants contestèrent ces décisions devant les juridictions nationales. Mmes I. Fedotova et I. Shipitko Les requérantes contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal du district Tverskoy de Moscou. Le 6 octobre 2009, le tribunal du district Tverskoy les débouta de leur demande, estimant que celle-ci ne remplissait pas les conditions énoncées par le code de la famille, en ce que la condition du « libre consentement d’un homme et d’une femme » faisait défaut puisqu’il n’y avait pas d’homme dans leur couple. Les requérantes formèrent appel. Le 21 janvier 2010, le tribunal de Moscou confirma le jugement en appel, faisant sien le raisonnement suivi par le tribunal de district. Par ailleurs, il déclara que l’absence d’interdiction expresse du mariage entre personnes de même sexe ne pouvait pas être assimilée à une acceptation par l’État de ce type de mariage.

MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

Les requérants contestèrent le rejet de leur demande de mariage auprès du tribunal de Gryazi (région de Lipetsk). Le 2 août 2013, le tribunal de Gryazi jugea que le refus du bureau de l’état civil d’examiner au fond la demande en question était entaché d’illégalité au motif que le droit russe prescrivait un tel examen pour toute demande de mariage. Cependant, concernant le refus d’autoriser le mariage entre deux personnes de même sexe, le tribunal se référa à la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin, dans laquelle la haute juridiction avait déclaré que ni la Constitution ni la législation ne conféraient le droit au mariage à des couples homosexuels. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Le 7 octobre 2013, la cour régionale de Lipetsk rejeta l’appel des requérants et le 12 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk refusa aux requérants l’autorisation de former un pourvoi en cassation.

MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

Les requérants contestèrent le rejet de leur demande de mariage auprès du tribunal de Gryazi (région de Lipetsk). Le 2 août 2013, le tribunal de Gryazi jugea que le refus du bureau de l’état civil d’examiner au fond la demande en question était entaché d’illégalité au motif que le droit russe prescrivait un tel examen pour toute demande de mariage. Cependant, concernant le refus d’autoriser le mariage entre deux personnes de même sexe, le tribunal se référa à la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin, dans laquelle la haute juridiction avait déclaré que ni la Constitution ni la législation ne conféraient le droit au mariage à des couples homosexuels. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement. Le 7 octobre 2013, la cour régionale de Lipetsk rejeta l’appel des requérants et le 12 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk refusa aux requérants l’autorisation de former un pourvoi en cassation.

Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva

Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal de Gryazi (région de Lipetsk). Le 12 août 2013, le tribunal les débouta de leurs actions. Le 18 novembre 2013, puis le 11 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk débouta les requérantes respectivement de leur appel et de leur pourvoi en cassation, considérant que les arguments des intéressées reposaient sur une interprétation erronée des dispositions du droit de la famille et allaient à l’encontre des traditions nationales établies.

CEDH

1) Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

140.  La Cour note d’emblée que le Gouvernement n’a aucunement contesté, ni devant la chambre, ni devant la Grande Chambre, l’applicabilité aux faits de l’espèce de l’article 8 tant dans son volet « vie privée » que dans son volet « vie familiale ». La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur ce point, pour les motifs exprimés ci-après.

a) Vie privée

141.  La Cour rappelle que la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive qui englobe le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III).

142.  L’orientation sexuelle relève de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 43, 22 janvier 2008, et Gas et Dubois c. France, no 25951/07, § 37, CEDH 2012).

143.  Par ailleurs, la Cour a considéré qu’il serait trop restrictif de réduire la notion de « vie privée » aux aspects les plus intimes de la vie des individus (voir notamment Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017 et jurisprudence y citée). Par conséquent, la « vie privée » d’une personne recouvre de multiples aspects de son identité sociale (López Ribalda et autres, précité, § 87, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour a notamment jugé que l’état civil d’une personne, qu’elle soit mariée, célibataire, divorcée ou veuve, relève de son identité personnelle et sociale protégée par l’article 8 (Dadouch c. Malte, no 38816/07, § 48, 20 juillet 2010).

144. En l’occurrence, la Cour admet que l’absence d’un régime juridique de reconnaissance et de protection ouvert aux couples de même sexe affecte l’identité tant personnelle que sociale des requérants, en tant que personnes homosexuelles désireuses de voir leurs relations de couple légitimées et protégées par le droit. L’article 8 trouve dès lors à s’appliquer sous son volet « vie privée ».

b) Vie familiale

145.  La « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001‑VII). La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne les relations fondées sur le mariage mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, notamment lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital (Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A no 112, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 140, 24 janvier 2017).

146.  Concernant les relations entre personnes de même sexe, la Cour a considéré dans l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche qu’eu égard à l’évolution rapide dans de nombreux États membres quant à la reconnaissance juridique des couples de même sexe, il était artificiel de continuer à considérer qu’au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » au sens de l’article 8. Elle a dès lors estimé que la relation qu’entretenaient les requérants, formant un couple homosexuel cohabitant de facto de manière stable, relevait de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (Schalk et Kopf, précité, § 94).

147.  Dans l’affaire Vallianatos et autres c. Grèce, la Cour a confirmé ce principe et a ajouté que l’absence de cohabitation, pour des raisons professionnelles et sociales, ne prive pas les couples concernés de la stabilité qui les fait relever de la « vie familiale » au sens de l’article 8 (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 73, CEDH 2013 (extraits)). À cet égard, la Cour a noté dans l’arrêt Oliari et autres c. Italie que dans le monde globalisé d’aujourd’hui, de nombreux couples connaissent des périodes pendant lesquelles ils vivent leur relation à distance, dès lors qu’ils résident dans différents pays pour des raisons professionnelles ou autres. L’absence de cohabitation n’a donc pas en soi d’incidence sur l’existence d’une relation stable ni sur la nécessité de la protéger (Oliari et autres, précité, § 169).

148.  La Cour a par la suite confirmé à plusieurs reprises que l’article 8 de la Convention trouvait à s’appliquer tant en son volet « vie privée » qu’en son volet « vie familiale » dans des affaires portant sur le défaut allégué de reconnaissance et/ou de protection juridiques de couples de même sexe (Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, § 143, 14 décembre 2017, Pajić c. Croatie, no 68453/13, § 68, 23 février 2016, Chapin et Charpentier c. France, no 40183/07, § 44, 9 juin 2016, et Taddeucci et McCall c. Italie, no 51362/09, § 58, 30 juin 2016).

149.  En l’occurrence, il n’est pas contesté qu’à l’époque où ils ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes, les requérants formaient des couples engagés dans des relations stables et cherchant à obtenir la reconnaissance et la protection de celles-ci. La circonstance que la situation des requérants eût pu changer après l’introduction des requêtes en raison de l’impossibilité de faire reconnaître juridiquement leurs couples en droit interne participe d’une hypothèse sur laquelle la Cour n’est pas en mesure de se prononcer. Cette impossibilité est, du reste, au cœur du grief dont la Cour a présentement à connaître.

150.  Par conséquent, en l’absence d’objections du Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 8 en l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas de raisons de parvenir à des conclusions différentes de celles à laquelle elle est déjà parvenue dans les affaires précitées portant sur le défaut allégué de reconnaissance et de protection juridiques de couples de même sexe.

c) Conclusion

151.  La Cour conclut que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer dans son volet « vie privée » comme dans son volet « vie familiale ».

  1. Sur le respect de l’article 8 de la Convention

Sur l’existence d’une obligation positive de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe

152.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 40, CEDH 2003‑II, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014, et Bărbulescu, précité, § 108).

153.  La Cour constate que le cas d’espèce soulève la question de savoir si de l’article 8 de la Convention découle une obligation positive pour les États parties de permettre aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques de leurs relations de couple.

154.  En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à examiner si l’impossibilité pour les requérants de se marier en Russie a emporté violation de la Convention. Elle rappelle à cet égard que le grief des requérants pris de la violation de l’article 12 de la Convention a été rejeté pour défaut manifestement de fondement aux termes d’une décision définitive (voir paragraphes 5 et 82 ci-dessus).

155.  La présente affaire porte sur l’absence, en droit russe, d’une quelconque possibilité de reconnaissance juridique des couples de même sexe, indépendamment de la forme que cette reconnaissance revêt. Contrairement à ce que suggère le Gouvernement devant la Grande Chambre, l’arrêt de chambre n’a pas énoncé une obligation pour l’État défendeur d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Une telle lecture ne peut se déduire de l’arrêt de chambre, ni d’ailleurs de la jurisprudence actuelle de la Cour (voir paragraphe 165 ci-dessous).

  1. L’état de la jurisprudence de la Cour

156.  La jurisprudence de la Cour relative à la protection due aux personnes homosexuelles sous l’angle de l’article 8 n’a cessé d’évoluer et de gagner en consistance au fil du temps. Si la Cour a initialement été amenée à se prononcer sur des ingérences touchant aux aspects les plus intimes de la vie privée de ces personnes (voir Dudgeon, précité, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, série A no 142, et Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, série A no 259, à propos de la criminalisation des actes homosexuels commis en privé entre adultes consentants ; voir également Smith et Grady c. Royaume‑Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999-VI, et Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, 27 septembre 1999, concernant la révocation de personnes homosexuelles des forces armées), elle a progressivement été amenée à connaître de griefs portant sur l’absence ou l’insuffisance de la protection des couples constitués de personnes de même sexe (voir, par exemple, Karner c. Autriche, no 40016/98, CEDH 2003-IX, et Kozak c. Pologne, no 13102/02, 2 mars 2010, concernant la transmission du bail à une personne homosexuelle en cas de décès de son partenaire ; Gas et Dubois, précité, à propos de l’accès à l’adoption simple par un couple de même sexe ; Taddeucci et McCall, précité, et Pajić, précité, à propos de l’octroi au partenaire homosexuel d’un permis de séjour pour raisons familiales).

157.  Aussi la Cour a-t-elle eu progressivement à connaître de plusieurs affaires portant sur l’absence de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe.

158.  Ainsi, dans l’affaire Schalk et Kopf, précité, les requérants alléguaient une discrimination au motif que, étant tous deux de même sexe, ils ne pouvaient ni se marier ni faire reconnaître juridiquement d’une autre manière leur relation. Examinant sous le seul angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention les griefs des requérants, la Cour a commencé par affirmer que ceux-ci se trouvaient dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui était de leur besoin de reconnaissance et de protection de leur relation (Schalk et Kopf, précité, § 99). Ensuite, concernant le grief tiré d’une absence d’une autre forme de reconnaissance juridique que le mariage, la Cour a observé que le législateur autrichien a adopté une loi sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, après l’introduction par les requérants de leur requête. Dans ces circonstances, la question à trancher n’était pas, selon la Cour, celle de savoir si l’absence de reconnaissance juridique des couples homosexuels aurait emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 si telle était encore la situation au moment de l’examen de la Cour, mais seulement si l’État défendeur aurait dû fournir aux requérants un mode de reconnaissance plus tôt qu’il ne l’avait fait (ibidem, § 103). À cet égard, la Cour a estimé qu’en permettant, à partir de 2010, aux partenaires de même sexe d’obtenir un statut juridique équivalent ou similaire au mariage à de nombreux égards (ibidem, § 109), l’Autriche n’avait pas enfreint l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (ibidem, § 106).

159.  L’affaire Vallianatos et autres se présentait de manière différente. Les requérants se plaignaient de ce que le « pacte de vie commune » instauré en Grèce par la loi n3719/2008 était réservé uniquement aux couples hétérosexuels. La Cour a relevé que le partenariat civil prévu par cette loi, en tant que forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage, avait en soi une valeur pour les requérants, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celui-ci produisait. Elle a souligné que la vie en commun des couples de même sexe implique les mêmes besoins de soutien et d’aide mutuels que ceux des couples de sexe opposé. Les couples de même sexe auraient dès lors tout particulièrement intérêt à être admis au bénéfice du « pacte de vie commune » car celui-ci leur offrirait, à la différence des couples de sexe opposé, la seule base juridique en droit grec pour revêtir leur relation d’une forme reconnue par la loi. En outre, l’extension du pacte de vie commune aux couples de même sexe leur permettrait de réglementer les questions patrimoniales, de pension alimentaire et de succession non pas à titre de simples particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun mais en tant que couple officiellement reconnu par l’État (Vallianatos et autres, précité, §§ 81 et 90). Le Gouvernement n’ayant pas fait état de raisons solides et convaincantes susceptibles de justifier l’exclusion des couples de même sexe du pacte de vie commune (ibidem, § 92), la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

160.  La Cour note que dans les affaires Schalk et Kopf et Vallianatos et autres, elle ne s’est pas prononcée au regard de l’article 8 de la Convention pris isolément. En outre, dans l’affaire Vallianatos et autres, le grief des requérants ne portait pas sur un manquement de l’État grec à une obligation positive qui lui aurait été imposée de prévoir une forme de reconnaissance juridique des couples de même sexe (Vallianatos et autres, précité, § 75). Il concernait l’exclusion des couples de même sexe d’un régime juridique mis en place par le législateur en plus du mariage et dont seuls les couples hétérosexuels pouvaient bénéficier.

161.  La Cour a toutefois statué ultérieurement sur des griefs pris de la violation de l’article 8 de la Convention dans d’autres affaires qui concernaient directement l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance et une protection juridiques des couples de même sexe.

162.  Ainsi, dans l’arrêt Oliari et autres, la Cour a affirmé qu’il incombait à l’État défendeur d’assurer le respect de la vie privée et familiale des couples homosexuels par la mise en place d’un cadre juridique garantissant la reconnaissance et la protection de leurs relations en droit interne (Oliari et autres, précité, § 164). Elle a rappelé que les couples homosexuels sont, à l’instar des couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables et ont un besoin comparable de reconnaissance juridique et de protection de leurs relations (ibidem, § 165). Se tournant ensuite vers le cas d’espèce, la Cour a pris note de la position de la Cour constitutionnelle italienne, laquelle avait appelé à la reconnaissance et à la protection juridiques des droits et devoirs propres aux couples de même sexe (ibidem, § 180) et elle a observé que ladite position reflétait le sentiment de la majorité de l’opinion publique italienne (ibidem, § 181). Après avoir examiné les intérêts des requérants dépourvus d’un régime de protection de leur couple et les arguments invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général, la Cour a conclu qu’en l’absence d’un intérêt prépondérant de la communauté susceptible d’être mis en balance avec les intérêts des requérants, l’Italie avait excédé sa marge d’appréciation et n’avait pas satisfait à son obligation positive de fournir aux requérants un cadre juridique spécifique assurant la reconnaissance et la protection de leur couple de même sexe (ibidem, § 185).

163.  La Cour a réitéré ces mêmes constats dans l’arrêt Orlandi et autres, en rappelant la nécessité d’accorder au titre de l’article 8 de la Convention une reconnaissance et une protection juridiques aux couples de même sexe (Orlandi et autres, précité, §§ 192 et 210). Dans le cas d’espèce, la Cour a de nouveau considéré que l’Italie avait failli à ménager un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, compte tenu de l’absence d’un cadre juridique spécifique garantissant une reconnaissance juridique et une protection effective des couples de même sexe avant 2016, date de l’entrée en vigueur de la législation sur le partenariat civil ouvert également aux personnes de même sexe (ibidem, § 210).

164.  Il ressort dès lors de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 de la Convention a déjà été interprété comme imposant à un État partie la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe par la mise en place d’un « cadre juridique spécifique » (Oliari et autres, précité, § 185, et Orlandi et autres, précité, § 210).

165.  En revanche, l’article 8 de la Convention n’a pas été interprété à ce jour comme imposant aux États parties une obligation positive d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Dans l’arrêt Hämälaïnen, la Cour a expressément indiqué que l’article 8 de la Convention ne pouvait être compris comme imposant une telle obligation (Hämälaïnen, précité, § 71). Cette interprétation de l’article 8 rejoint celle donnée de l’article 12 de la Convention par la Cour. Celle-ci a, en effet, constamment affirmé à ce jour que l’article 12 de la Convention ne saurait être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe (Schalk et Kopf, précité, § 63, Hämäläinen, précité, § 96, Oliari et autres, précité, § 191, et Orlandi et autres, précité, § 192). La Cour est parvenue à une même conclusion sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, considérant que les États contractants demeurent libres de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels (Schalk et Kopf, précité, §§101 et 108, Gas et Dubois, précité, § 66, et Chapin et Charpentier, précité, § 48).

  1. Le degré de consensus observable au niveau national et international

166.  La jurisprudence précitée de la Cour relative à l’article 8 de la Convention, dont découle une obligation positive incombant aux États parties de reconnaître et de protéger juridiquement les couples de même sexe, s’avère en phase avec l’évolution tangible et continue des droits internes des États parties comme du droit international.

167.  La Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, Marckx, précité, § 41, et Christine Goodwin, précité). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 104, 17 septembre 2009, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102, CEDH 2011). Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence précitée, si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir en ce sens Christine Goodwin, précité, § 74 où la Cour a jugé qu’en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8, les États parties étaient désormais tenus d’assurer la reconnaissance des changements de sexe des transsexuels opérés, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil; voir également Scoppola, précité, § 104, concernant l’interprétation de l’article 7 de la Convention, et Bayatyan, précité, § 98, en ce qui concerne l’article 9 de la Convention).

168.  Un grand nombre d’arrêts rendus par la Cour illustre cette démarche interprétative prenant appui sur l’évolution des droits des États membres du Conseil de l’Europe pour interpréter la portée des droits garantis par la Convention (voir, par exemple, Mazurek c. France, no 34406/97, § 52, CEDH 2000‑II où, après avoir constaté « une nette tendance à la disparition des discriminations à l’égard des enfants adultérins » au sein des États membres du Conseil de l’Europe, la Cour a considéré qu’« elle ne saurait négliger une telle évolution dans son interprétation nécessairement dynamique des dispositions litigieuses de la Convention »).

169.  Concernant plus spécialement les personnes de même sexe et leur protection due au titre de l’article 8 de la Convention, la Cour a indiqué, il y a plus de quarante ans, dans l’arrêt Dudgeon précité, à propos de lois incriminant les actes homosexuels accomplis en privé par des hommes consentants, qu’« on comprend mieux aujourd’hui le comportement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption de ces lois et l’on témoigne donc de plus de tolérance envers lui: dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut négliger (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Marckx, précité, p. 19, par. 41, et l’arrêt Tyrer, précité, § 31) ».

170.  En d’autres termes, ce qui pouvait passer pour « licite et normal » au moment où la Convention fut rédigée, peut s’avérer par la suite incompatible avec celle-ci (Marckx, précité, § 41).

171.  En l’occurrence, la Cour a pris note, au fil de sa jurisprudence, d’une tendance continue en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États parties.

172.  Ainsi, en 2010, dans l’affaire Schalk et Kopf, la Cour constatait que « se fait jour un consensus européen tendant à la reconnaissance juridique des couples homosexuels et que cette évolution s’est en outre produite avec rapidité au cours de la décennie écoulée. Néanmoins, les États qui offrent une reconnaissance juridique aux couples homosexuels ne constituent pas encore la majorité. Le domaine en cause doit donc toujours être considéré comme un secteur où les droits évoluent, sans consensus établi, et où les États doivent aussi bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives » (Schalk et Kopf, précité, § 105). Dans le cas d’espèce, la Cour estima que la loi autrichienne sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, reflétait l’évolution décrite ci-dessus et « [s’inscrivait] (...) dans le cadre du consensus européen qui [était] en train d’apparaître » (ibidem, § 106).

173.  En 2013, dans l’arrêt Vallianatos et autres, la Cour releva que « bien qu’il n’y ait pas de consensus au sein des ordres juridiques des États membres du Conseil de l’Europe, une tendance se dessine actuellement quant à la mise en œuvre de formes de reconnaissance juridique des relations entre personnes de même sexe » (Vallianatos et autres, précité, § 91). À l’époque, neuf États membres autorisaient le mariage entre personnes de même sexe, tandis que dix-sept États membres prévoyaient des formes de partenariat civil pour les couples de même sexe. Au total, dix-neuf États membres autorisaient une forme de reconnaissance (mariage et/ou partenariat enregistré) pour les couples de même sexe (ibidem, § 25).

174.  En 2015, dans l’affaire Oliari et autres, la Cour constata que la tendance à la reconnaissance juridique des couples homosexuels « avait continué à se développer rapidement en Europe depuis l’arrêt Schalk et Kopf ». En effet, une « petite majorité » d’États membres du Conseil de l’Europe (vingt-quatre sur quarante-sept) avait légiféré à l’époque pour accorder une reconnaissance légale aux couples de même sexe, que ce soit par l’institution du mariage ou la mise en place d’une autre forme d’union. Le même développement rapide pouvait d’ailleurs être identifié dans plusieurs pays au-delà du Conseil de l’Europe (Oliari et autres, précité, §§ 65, 135 et 178).

175.  La dynamique déjà observée par la Cour dans ces affaires se confirme clairement aujourd’hui. Selon les données en possession de la Cour, trente États parties prévoient actuellement une possibilité de reconnaissance légale des couples de même sexe. Dix-huit États ouvrent le mariage aux personnes de même sexe. Douze autres États ont institué des formes de reconnaissance alternatives au mariage. Parmi les dix-huit États autorisant le mariage des couples de même sexe, huit États offrent également la possibilité à ces couples de conclure d’autres formes d’union (voir paragraphes 66 et 67 ci-dessus). Dans ces conditions, il est permis de parler actuellement d’une tendance nette et continue au sein des États parties en faveur de la reconnaissance légale de l’union de personnes de même sexe (par l’institution du mariage ou d’une forme de partenariat), une majorité de trente États parties ayant légiféré en ce sens.

176.  Cette tendance nette et continue observée au sein des États parties se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux. La Cour rappelle à cet égard que la Convention ne peut s’interpréter dans le vide (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 123, 8 novembre 2016). Elle tient compte des éléments de droit international autres que la Convention et des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 85, CEDH 2008, Bayatyan, précité, § 102, et Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, § 181, 18 janvier 2018). Elle prend en considération les instruments et rapports internationaux pertinents, en particulier ceux d’autres organes du Conseil de l’Europe, pour interpréter les garanties offertes par la Convention et déterminer s’il existe dans le domaine concerné une norme européenne commune (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 176, CEDH 2010).

177.  En l’occurrence, plusieurs organes du Conseil de l’Europe ont souligné la nécessité d’assurer la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres (paragraphes 48-56 ci‑dessus). La Cour prend également note des développements intervenus au niveau international (voir notamment paragraphes 46 et 61 ci-dessus). Elle relève enfin que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a estimé dans son avis consultatif OC-24/17 que les États parties à la Convention américaine des droits de l’homme étaient tenus de garantir l’accès à tous les dispositifs existants dans leur droit interne afin d’assurer la protection des droits des familles constituées par les couples de même sexe, sans discrimination par rapport à celles qui sont formées par des couples de sexe différent (paragraphe 64 ci-dessus).

  1. Conclusion

178. Au vu de sa jurisprudence (paragraphes 156-164 ci-dessus) consolidée par une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour confirme que ceux‑ci sont tenus, en vertu des obligations positives leur incombant sur le fondement de l’article 8 de la Convention, d’offrir un cadre juridique permettant aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection adéquates de leurs relations de couple.

179.  Cette interprétation de l’article 8 de la Convention est dictée par le souci d’assurer une protection effective de la vie privée et familiale des personnes homosexuelles. Elle s’avère également en harmonie avec les valeurs de la « société démocratique » promue par la Convention, au premier rang desquels figurent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 112, CEDH 1999-III, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 128, ECHR 2014). La Cour rappelle à cet égard que toute interprétation des droits et libertés garantis par la Convention doit se concilier avec son esprit général qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une « société démocratique » (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A no 161, Svinarenko et Slyadnev, précité, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, 24 janvier 2017).

180.  En l’occurrence, permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques sert incontestablement ces idéaux et valeurs en ce que pareilles reconnaissance et protection confèrent une légitimité à ces couples et favorisent leur inclusion dans la société, sans égard à l’orientation sexuelle des personnes qui les composent. La Cour souligne que la société démocratique au sens de la Convention rejette toute stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle (Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, § 83, 20 juin 2017). Elle a pour socle l’égale dignité des individus et elle se nourrit de la diversité qu’elle perçoit comme une richesse et non comme une menace (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII).

181.  La Cour observe à cet égard que de nombreux organes et instances considèrent que la reconnaissance et la protection des couples de même sexe constituent un outil de lutte contre les préjugés et la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles (paragraphes 46, 48 et 125 ci-dessus).

182.  Il convient à présent de déterminer la marge d’appréciation dont les États parties disposent dans la mise en œuvre de l’obligation positive énoncée ci-dessus.

b) Sur l’étendue de la marge nationale d’appréciation

183.  Dans la mise en œuvre de leurs obligations positives inhérentes au respect de l’article 8 de la Convention, les États parties disposent d’une marge d’appréciation dont l’étendue varie en fonction de différents facteurs. La Cour rappelle à cet égard les principes se dégageant de sa jurisprudence (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 178, 15 novembre 2016, Paradiso et Campanelli, précité, § 182 ; S.H. et autres c. Autriche, [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011, Hämäläinen, précité, § 67, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et cinq autres, § 273, 8 avril 2021). Lorsqu’un aspect essentiel ou particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (voir par exemple Dudgeon, précité, § 60, Christine Goodwin, précité, § 90, et Mennesson c. France, no 65192/11, § 80, CEDH 2014 (extraits)). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates (voir par exemple S.H. et autres, précité, § 97, Paradiso et Campanelli, précité, §§ 194-195, et Dubská et Krejzová, précité, §§ 182-184).

184.  Sur le premier point, la Cour a déjà affirmé que des aspects essentiels ou particulièrement importants de l’identité de l’individu étaient en jeu dans des affaires portant sur sa filiation (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-V, et Mennesson, précité, § 80), l’accès aux informations concernant ses origines et l’identité de ses géniteurs (Odièvre, précité, § 29), son identité ethnique (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 58, CEDH 2012) ou encore son identité sexuelle (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 123, 6 avril 2017).

185. En l’occurrence, la Cour considère que la revendication par des personnes de même sexe de la reconnaissance et de la protection juridiques de leur couple touche à des aspects particulièrement importants de leur identité personnelle et sociale.

186.  Ensuite, quant à l’existence d’un consensus, la Cour a déjà constaté une tendance nette et continue au niveau européen en faveur d’une reconnaissance et d’une protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus).

187.  Par conséquent, dès lors que des aspects particulièrement importants de l’identité personnelle et sociale des personnes de même sexe se trouvent en jeu (paragraphe 185 ci-dessus) et qu’en outre, une tendance nette et continue est observée au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour estime que les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation sensiblement réduite s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe.

188. Néanmoins, ainsi qu’il ressort déjà de la jurisprudence de la Cour (Schalk et Kopf, précité, § 108, Gas et Dubois, précité, § 66 ; Oliari et autres, précité, § 177 et Chapin et Charpentier, précité, § 48), les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation plus étendue pour décider de la nature exacte du régime juridique à accorder aux couples de même sexe, lequel ne doit pas prendre nécessairement la forme du mariage (voir paragraphe 165 ci‑dessus). En effet, les États ont « le choix des moyens » pour s’acquitter de leurs obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (Marckx, précité, § 53). Cette latitude reconnue aux États porte tant sur la forme de la reconnaissance à conférer aux couples de même sexe que sur le contenu de la protection à leur accorder.

189.  La Cour observe à cet égard que si une tendance nette et continue se manifeste en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe, il ne se dégage pas un consensus semblable quant à la forme de cette reconnaissance et le contenu de cette protection. Aussi, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la Convention, il incombe avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur « juridiction » et il n’appartient pas à la Cour de définir elle-même le régime juridique à accorder aux couples de même sexe (voir Christine Goodwin, précité, § 85, et Marckx, précité, § 58).

190.  Toutefois, la Convention ayant pour but de protéger des droits concrets et effectifs et non théoriques ou illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 162, 9 juillet 2021), il importe que la protection accordée par les États parties aux couples de même sexe soit adéquate (paragraphe 178 ci-dessus). À cet égard, la Cour a déjà pu faire référence dans certains arrêts à des questions, notamment matérielles (alimentaires, fiscales ou successorales) ou morales (droits et devoirs d’assistance mutuelle), propres à une vie de couple qui gagneraient à être réglementées dans le cadre d’un dispositif juridique ouvert aux couples de même sexe (voir Vallianatos et autres, précité, § 81, et Oliari et autres, précité, § 169).

c) Sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive

191.  Au vu de ce qui précède, il appartient à présent à la Cour de vérifier si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive de reconnaissance et de protection à l’égard des requérants (paragraphe 178 ci-dessus). À cette fin, il convient d’examiner si, compte tenu de la marge d’appréciation dont il dispose, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts supérieurs qu’il invoque et les intérêts revendiqués par les requérants (Hämäläinen, précité, § 65 ; voir également Oliari et autres, précité, § 175, et Orlandi et autres, précité, § 198).

192.  La Cour partira de la situation telle qu’elle existait au moment où les requérants ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes en vue d’obtenir la reconnaissance légale de leur couple et elle examinera si la situation qu’ils dénoncent a, le cas échéant, évolué depuis l’introduction de leurs requêtes, en tenant compte de ce que la compétence de la Cour à l’égard de la Russie ne s’étend pas aux faits survenus à compter du 16 septembre 2022 (paragraphe 72 ci-dessus).

193.  À cet égard, il n’est pas contesté qu’au moment où les requérants ont sollicité cette reconnaissance devant les autorités internes, le droit russe ne permettait pas cette possibilité (a contrario, Chapin et Charpentier, précité, §§ 49-51, à défaut de la possibilité de se marier, les requérants disposaient, à l’époque des faits, de la faculté de conclure un pacte civil de solidarité). Il n’est pas davantage contesté que le droit russe n’a aucunement évolué postérieurement à l’introduction des présentes requêtes (a contrario, Schalk et Kopf, précité, §§ 102-106, où, au moment de l’introduction de leur requête en 2004 devant la Cour, les requérants n’avaient aucune possibilité de faire reconnaître leur relation en droit autrichien mais ont disposé par la suite de la possibilité de conclure un partenariat enregistré consécutivement à la modification de la législation entrée en vigueur le 1er janvier 2010).

194.  La Cour note que l’État défendeur n’a pas émis, devant elle, l’intention de modifier son droit interne en vue de permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un régime de protection. Au contraire, le Gouvernement soutient que cette impossibilité de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe est compatible avec l’article 8 de la Convention et s’avère justifiée afin d’assurer la protection d’intérêts prétendument supérieurs. La Cour constate d’ailleurs que la protection de la famille traditionnelle fondée autour de l’union entre un homme et une femme a été récemment consolidée par la réforme de la Constitution intervenue en 2020 (voir paragraphe 42 ci-dessus).

195.  La situation de l’État défendeur se distingue dès lors notablement de celle d’un très grand nombre d’États parties qui ont entrepris des modifications de leur droit interne en vue d’assurer aux personnes de même sexe une protection effective de leur vie privée et familiale (voir notamment les affaires Schalk et Kopf, Orlandi et autres, Chapin et Charpentier, toutes précitées, ainsi que les éléments de droit comparé exposés aux paragraphes 66 et 67 ci-dessus).

  1. Les intérêts individuels des requérants

196.  Les requérants se plaignent de l’impossibilité d’obtenir en Russie une reconnaissance juridique de leurs couples respectifs. Ils allèguent en outre que le vide juridique auquel leurs couples sont confrontés les prive de toute protection légale et les expose à des difficultés conséquentes dans leur vie quotidienne. Ils se réfèrent à l’impossibilité d’accéder, en tant que couples homosexuels, aux programmes de logement et de financement destinés aux familles, à l’impossibilité d’hériter du partenaire décédé et à celle de bénéficier d’une pension alimentaire en cas de séparation ou d’un décès. Ils avancent également que le fait de ne pas être considérés comme un couple à part entière les empêche de bénéficier d’un congé pour assister le partenaire malade et les exclut de la prise de décisions importantes relativement aux prestations hospitalières. Ils allèguent encore qu’une personne homosexuelle n’est pas exemptée du devoir de témoigner contre l’autre partenaire impliqué dans une procédure pénale et qu’elle n’a pas davantage la possibilité de lui rendre librement visite en prison (voir paragraphe 104 ci-dessus).

197.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations concernant l’impossibilité pour les partenaires homosexuels de bénéficier de pensions alimentaires en cas de séparation ou de décès d’un des partenaires ou d’accéder à d’autres moyens d’assistance. En revanche, il avance que les requérants bénéficient, à l’instar de n’importe quel citoyen, des droits prévus par la loi russe en matière de propriété et de succession et peuvent conclure des contrats d’hypothèque. Le Gouvernement soutient que le droit russe offre une protection adéquate des droits des requérants et ne limite aucunement leur accès aux instances compétentes (paragraphe 117 ci-dessus).

198.  Les organisations non gouvernementales russes « Russian LGBT Network » et « Sphère », tiers intervenants devant la Grande Chambre, ont décrit différemment la situation des couples de même sexe en Russie et ont déploré les difficultés vécues au quotidien par les partenaires homosexuels, notamment pour obtenir des congés pour motif familial ou parental, des réductions d’impôts ou des pensions alimentaires en cas de séparation ou d’un décès du partenaire (voir paragraphe 132 ci-dessus), soit des besoins les plus ordinaires d’un couple vivant une relation stable.

199.  L’ECRI a confirmé les difficultés rencontrées au quotidien par les couples de même sexe en raison de l’absence d’un cadre juridique adapté en Russie (paragraphe 53 ci-dessus). Elle a instamment recommandé à l’État défendeur « d’adopter un cadre législatif qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien » (ibidem).

200.  La Cour admet que la reconnaissance officielle de leur couple a une valeur intrinsèque pour les requérants. Cette reconnaissance participe non seulement du développement de leur identité personnelle mais aussi de leur identité sociale que l’article 8 de la Convention leur garantit (paragraphe 144 ci-dessus).

201.  La Cour a déjà affirmé qu’une forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage a en soi une valeur pour les couples homosexuels, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celle-ci produit (Vallianatos et autres, précité, § 81). Ainsi, la reconnaissance officielle d’un couple formé par des personnes de même sexe confère à ce couple une existence ainsi qu’une légitimité vis-à-vis du monde extérieur (Oliari et autres, précité, § 174).

202.  Au-delà du besoin essentiel d’une reconnaissance officielle, un couple homosexuel a également, à l’instar d’un couple hétérosexuel, des « besoins ordinaires » de protection (Oliari et autres, précité, § 169). La reconnaissance du couple ne peut, en effet, être dissociée de sa protection. La Cour a indiqué à plusieurs reprises que les couples homosexuels se trouvent dans une situation comparable à celle des couples hétérosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation (voir notamment Schalk et Kopf, précité, § 99, Vallianatos et autres, précité, §§ 78 et 81, et Oliari et autres, précité, § 165).

203.  En l’espèce, la Cour ne peut que constater qu’en l’absence de reconnaissance officielle, les couples formés par les personnes de même sexe sont de simples unions de facto au regard du droit russe. Ces personnes ne peuvent régler les questions patrimoniales, alimentaires ou successorales inhérentes à leur vie de couple qu’à titre de particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun, et non en tant que couple officiellement reconnu (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 81). Elles ne peuvent pas davantage faire valoir l’existence de leur couple devant les instances judiciaires ou administratives. Or, le fait pour les personnes homosexuelles de devoir saisir les juridictions internes pour obtenir la protection des besoins ordinaires de leur couple constitue, en soi, un obstacle au respect de leur vie privée et familiale (Oliari et autres, précité, § 171).

204.  Au vu de ce qui précède, il ne peut être considéré que le cadre juridique russe, tel qu’appliqué aux requérants, répond aux besoins fondamentaux de reconnaissance et de protection des couples de même sexe engagés dans une relation stable (voir, mutatis mutandis, Oliari et autres, précité, § 172).

  1. Les motifs invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général

205.  Il convient à présent d’examiner les justifications avancées par l’État défendeur quant à l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe. Celui-ci invoque les valeurs de la famille traditionnelle, le sentiment de la majorité de l’opinion publique russe et la protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Ces motifs seront successivement examinés ci-après.

α)  La protection de la famille traditionnelle

206.  Le Gouvernement plaide, tout d’abord, la nécessité de préserver les institutions du mariage et de la famille traditionnelles, qui constituent des valeurs fondamentales de la société russe protégées par la Constitution (voir paragraphes 115 et 116 ci-dessus). Il avance que le but de protéger les valeurs familiales traditionnelles n’est pas critiquable en soi puisque la Cour reconnait dans sa jurisprudence l’importance de préserver les traditions et la diversité culturelle (ibidem).

207.  La Cour rappelle qu’il est en soi légitime, voire méritoire, de soutenir et encourager la famille traditionnelle (Marckx, précité, § 40). Elle a affirmé que la protection de la famille au sens traditionnel du terme constitue, en principe, une raison importante et légitime qui pourrait justifier une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Karner, précité, § 40, Kozak, précité, § 99, et Vallianatos et autres, précité, § 83).

208.  Toutefois, le but consistant à protéger la famille au sens traditionnel du terme demeure assez abstrait, et une grande variété de mesures concrètes peut être utilisées pour le réaliser (Karner, précité, § 41, Kozak, précité, § 98, et Vallianatos et autres, précité, § 139). En outre, la notion de famille est nécessairement évolutive (Mazurek, précité, § 52), comme en attestent les mutations qu’elle a connues depuis l’adoption de la Convention.

209.  Étant donné que la Convention est un instrument vivant qui doit s’interpréter à la lumière des conditions actuelles, l’État doit choisir les mesures à prendre au titre de l’article 8 pour protéger la famille et garantir le respect de la vie familiale en tenant compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale (Vallianatos et autres, précité, § 84 et la jurisprudence y citée).

210.  Ainsi, dans l’arrêt Marckx, concernant la distinction qui était opérée en droit belge entre la famille « légitime » et la famille dite « naturelle », la Cour a considéré que s’« il est en soi légitime, voire méritoire de soutenir et encourager la famille traditionnelle », « encore faut-il ne pas recourir à cette fin à des mesures destinées ou aboutissant à léser, comme en l’occurrence, la famille « naturelle »; les membres de la seconde jouissent des garanties de l’article 8 à l’égal de ceux de la première » (Marckx, précité, § 40).

211.  S’agissant plus précisément des couples de même sexe, la Cour a jugé sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 que l’exclusion des partenaires homosexuels du bénéfice de la transmission du bail en cas de décès de l’un d’eux ne pouvait se justifier par la nécessité de protéger la famille traditionnelle (Karner, précité, § 41 et Kozak, précité, § 99). La Cour est parvenue à une même conclusion concernant l’impossibilité pour un partenaire homosexuel de bénéficier d’un permis de séjour pour raisons familiales dans l’affaire Taddeucci et McCall c. Italie (précité, § 98). Dans l’affaire X et autres c. Autriche, la Cour a pareillement considéré qu’il n’avait pas été démontré que l’exclusion des couples homosexuels du champ de l’adoption coparentale ouverte aux couples hétérosexuels en Autriche pouvait être justifiée par la protection de la famille traditionnelle (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 151, CEDH 2013).

212.  Dans le cas d’espèce, rien ne permet de considérer que le fait d’offrir une reconnaissance et une protection juridiques aux couples homosexuels engagés dans une relation stable pourrait, en soi, nuire aux familles constituées de manière traditionnelle ou en compromettre l’avenir voire l’intégrité (mutatis mutandis, Bayev et autres, précité, § 67). En effet, la reconnaissance des couples homosexuels n’empêche aucunement les couples hétérosexuels de se marier ni de fonder une famille correspondant au modèle qu’ils se donnent de celle-ci. Plus largement, la reconnaissance de droits aux couples de même sexe n’implique pas, en soi, un affaiblissement des droits reconnus à d’autres personnes ni à d’autres couples. Le Gouvernement n’est pas en mesure d’établir le contraire.

213.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la protection de la famille traditionnelle ne peut justifier, en l’espèce, l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe.

β)  Le sentiment majoritaire de l’opinion publique russe

214.  Le Gouvernement soutient que la Cour devrait tenir compte dans son appréciation, à l’instar de son approche dans l’affaire Oliari et autres, de la position de l’opinion publique russe, largement opposée aux relations homosexuelles (voir paragraphe 118 ci-dessus).

215.  La Cour note d’emblée que, dans l’affaire Oliari et autres, elle a certes pris en compte le sentiment de l’opinion publique italienne, majoritairement favorable à la reconnaissance des couples homosexuels (Oliari et autres, précité, § 181). Cependant, il ne peut être considéré que cette circonstance fut déterminante dans le raisonnement de la Cour. Cette dernière a conclu, dans cette affaire, à la violation de l’article 8 de la Convention en prenant en considération les conclusions des hautes juridictions nationales, restées sans suite législative, et en soulignant, plus largement, l’absence d’un intérêt supérieur de la collectivité susceptible de primer sur les intérêts individuels des requérants (ibidem, § 185).

216.  En outre, la Cour a tenu à rappeler à maintes reprises que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster, précité, § 63, Chassagnou et autres, précité, § 112, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 90, CEDH 2004 I, et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 109, 26 avril 2016).

217.  Il importe d’observer que la Cour a constamment refusé d’avaliser des politiques et des décisions qui incarnent un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle à l’encontre d’une minorité homosexuelle (Bayev et autres, précité, § 68, Smith et Grady, précité, § 97, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, §§ 34-36, CEDH 1999-IX, et L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 52, CEDH 2003‑I). Elle a par ailleurs indiqué sous l’angle de l’article 14 de la Convention que des traditions, stéréotypes et attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne peuvent, en soi, passer pour constituer une justification suffisante d’une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 78).

218.  Aussi, la Cour a déjà écarté l’argument du Gouvernement selon lequel la majorité des Russes désapprouvent l’homosexualité, dans des affaires en matière de liberté d’expression, de réunion ou d’association des minorités sexuelles. À l’instar de la chambre (§ 52), la Grande Chambre considère qu’il serait en effet incompatible avec les valeurs sous‑jacentes à la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à la condition que cela soit accepté par la majorité. En pareil cas, le droit des groupes minoritaires à la liberté de religion, d’expression et de réunion deviendrait purement théorique et non pratique et effectif comme le veut la Convention (Barankevitch c. Russie, no 10519/03, § 31, 26 juillet 2007, Bayev et autres, précité, § 70, et Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 81, 21 octobre 2010, voir, au-delà de l’État défendeur, Sekmadienis Ltd. c. Lituanie, no 69317/14, § 82, 30 janvier 2018, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 123, 14 janvier 2020).

219.  La Cour estime que ces considérations trouvent toute leur pertinence en l’espèce, de sorte que l’attitude prétendument négative sinon hostile de la majorité hétérosexuelle en Russie ne saurait être opposée à l’intérêt des requérants de voir leurs couples reconnus et protégés adéquatement par le droit.

γ)  La protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité

220.  Dans ses observations présentées devant la chambre, le Gouvernement a soutenu que la reconnaissance officielle des couples de même sexe est contraire au principe essentiel de protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Il a affirmé qu’elle pourrait nuire à leur santé, à leur moralité et créer en eux « une impression fausse d’équivalence sociale entre les relations conjugales traditionnelles et les relations conjugales non traditionnelles ». Cet argument reposait sur les lois de protection des mineurs contre la « propagande de l’homosexualité » (§§ 34 et 53 de l’arrêt de la chambre).

221.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement n’a pas explicitement réitéré ces arguments.

222.  Quoi qu’il en soit, la Cour a déjà eu l’occasion de statuer sur l’interdiction législative de la promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs dans l’arrêt Bayev et autres. Par ledit arrêt, elle a affirmé que « les dispositions législatives en question incarnaient un préjugé de la part de la majorité hétérosexuelle à l’égard de la minorité homosexuelle » (Bayev et autres, précité, §§ 68-69 et 91). Elle a conclu qu’ « en adoptant cette législation, les autorités accentuent la stigmatisation et les préjugés et encouragent l’homophobie, ce qui est incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique » (ibidem, § 83).

223.  La Cour ne voit aucune raison de se départir de cette conclusion en l’espèce.

d) Conclusion

224.  Au terme de son examen, la Cour constate qu’aucun des motifs invoqués par le Gouvernement au titre de l’intérêt général ne prévaut sur l’intérêt des requérants à obtenir une reconnaissance et une protection juridiques adéquates de leurs couples. La Cour conclut que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et a manqué à son obligation positive de garantir le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.

Orlandi et autres c. Italie du 14 décembre 2017 requête n° 26431/12

Violation article 8 : L’absence de reconnaissance légale des unions homosexuelles en Italie a violé les droits de six couples mariés à l’étranger

Dans cette affaire, six couples homosexuels se plaignaient de ne pas avoir pu faire enregistrer ou reconnaître sous quelque forme que ce soit comme unions en Italie leurs mariages contractés à l’étranger. Ils y voyaient notamment une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle.

La Cour a noté que les États jouissaient d’une marge d’appréciation étendue quant au choix de permettre ou non l’enregistrement des mariages homosexuels. Elle a cependant conclu à la violation des droits des couples après leur mariage à l’étranger au motif que le droit italien ne leur offrait aucune protection ou reconnaissance légale avant 2016, année d’entrée en vigueur de la législation sur les unions civiles homosexuelles.

LES FAITS

Les requérants sont onze ressortissants italiens et un ressortissant canadien, à savoir Francesca Orlandi et Elisabetta Mortagna, MM. D.P.et G.P., Mario Isita et Grant Bray, Gianfranco Goretti et Tommaso Giartosio, Fabrizio Rampinelli et Alessandro Dal Molin, et Antonio Garullo et Mario Ottocento.

Chacun des couples s’était marié hors du territoire italien : les trois premiers au Canada, le quatrième en Californie (États-Unis) et les deux derniers aux Pays-Bas. Avant de saisir la Cour en 2012, ils avaient tous cherché à faire enregistrer leurs mariages à leur retour en Italie, mais en vain.

En particulier, Mmes Orlandi et Mortagna et MM. D.P.et G.P. cherchèrent à faire enregistrer leur mariage dans leurs communes de résidence en Italie, en 2011 et 2012, respectivement. Cependant, les deux couples furent informés que l’ordre juridique italien ne permettait pas le mariage homosexuel. Les autorités se référèrent également à une circulaire publiée par le ministère de l’Intérieur en 2001, qui indiquait qu’un mariage contracté à l’étranger par des personnes de même sexe, dont l’une avait la nationalité italienne, ne pouvait être enregistré parce qu’il était contraire aux règles d’ordre public.

MM. Isita et Bray et MM. Goretti et Giartosio s’étaient initialement heurtés à un refus d’enregistrement de leurs mariages, opposé par leurs villes de résidence (Naples et Rome), mais leurs demandes furent acceptées en 2014 à la suite de nouvelles directives publiées par les maires de ces villes. Cependant, l’enregistrement fut ultérieurement annulé à la suite de la publication par le ministère de l’Intérieur d’une nouvelle circulaire ordonnant l’invalidation de ces décisions d’enregistrement. Le cinquième couple échoua lui aussi à faire enregistrer son mariage dans les communes de Mediglia ou de Milan.

Après s’être mariés à La Haye, MM. Garullo et Ottocento demandèrent l’enregistrement de leur mariage à Latina, mais se heurtèrent à un refus au motif que l’ordre juridique italien ne permettait pas à deux ressortissants italiens du même sexe de se marier. Ils formèrent une action en justice pour faire enregistrer leur mariage mais furent déboutés, la décision définitive ayant été rendue par la Cour de cassation en 2012.

Certains des couples ont depuis lors bénéficié de la loi de 2016, adoptée à la suite de l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Oliari et autres c. Italie, et de nouveaux décrets légalisant les unions civiles homosexuelles et permettant l’enregistrement comme tels des mariages contractés à l’étranger.

CEDH

La Cour constate que les griefs des couples sont tirés de ce qu’il leur était impossible de faire enregistrer en Italie, soit comme mariages soit sous une autre forme, les mariages qu’ils avaient contractés à l’étranger, les privant ainsi de la protection légale et d’autres droits y associés. Elle rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence, les États demeurent libres de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels mais que, toutefois, les couples homosexuels ont besoin d’être reconnus légalement et de protéger leur relation. Elle a en effet conclu à une violation de l’article 8 dans l’affaire Oliari et autres au motif que l’Italie n’avait pas offert un tel cadre légal aux unions homosexuelles.

Elle observe que, dans différents pays, les unions civiles permettent d’obtenir un statut légal identique ou similaire à celui du mariage et que, en principe, un tel système peut satisfaire aux exigences de la Convention européenne.

La situation en Italie a changé en 2016, avec l’adoption d’une nouvelle législation sur les unions civiles homosexuelles et de nouveaux décrets, certains couples en l’espèce ayant fait reconnaître leur relation sur la base de ces dispositions. Cependant, leurs griefs remontent à 2012, avant l’entrée en vigueur de la réforme. La question essentielle est de savoir si, avant l’adoption des nouveaux textes, un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents de l’État et ceux des couples.

La Cour reconnaît que le choix opéré par l’Italie de ne pas permettre les mariages homosexuels n’est pas condamnable sur le terrain de la Convention mais elle constate que la question essentielle en l’espèce est l’impossibilité pour les couples d’obtenir sous une forme quelconque la reconnaissance légale de leur union. Elle constate les progrès rapides dans ce domaine, 27 des 47 États membres du Conseil de l’Europe disposant désormais d’une législation reconnaissant les couples homosexuels par le mariage, l’union civile ou le partenariat civil. En revanche, le consensus est bien moins net concernant l’enregistrement des mariages homosexuels contractés à l’étranger, ce qui veut dire que les États jouissent d’une marge de manoeuvre considérable (ou « marge d’appréciation étendue ») quant à savoir s’il y a lieu d’enregistrer en tant que mariages de droit interne ceux contractés à l’étranger.

Cependant, l’absence de toute reconnaissance de leur relation avait entraîné les couples dans un vide juridique, méconnaissant leur réalité sociale et les laissant face à des obstacles dans leur vie quotidienne. Aucune considération impérieuse d’intérêt général n’avait été avancée pour justifier une situation dans laquelle les relations des requérants étaient dépourvues de toute reconnaissance et de toute protection. Pour la Cour, l’Italie ne pouvait plus négliger leur situation, qui relevait de la vie familiale au sens de l’article 8, sans leur offrir un moyen de sauvegarder leurs unions. Jusqu’à récemment, aucun moyen de ce type n’existait. La Cour en conclut que l’État n’avait pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents et que les couples avaient été lésés dans leurs droits.

Elle juge qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs sur le terrain de l’article 14 en combinaison avec les articles 8 ou 12.

AGRAW c. SUISSE du 29 juillet 2010 requête 3295/06

MENGESHA c. SUISSE du 29 juillet 2010 REQUETE 24404/05

LES IMMIGRES AVANT LEUR EXPULSION DU TERRITOIRE ONT DROIT DE MENER UNE VIE DE COUPLE

Les requérantes, Mme Agraw et Mme Mengesha Kimfe, sont deux ressortissantes éthiopiennes habitant en Suisse, nées respectivement en 1972 et 1974. Ces deux affaires concernent le refus des autorités suisses de modifier l’attribution cantonale des requérantes pour leur permettre d’être avec leurs maris - également de nationalité éthiopienne -, ces derniers se trouvant dans le centre d’accueil d’un autre canton, suite au rejet de leurs demandes d’asile.

Les requérantes et leurs époux étaient entrés illégalement en Suisse à différentes dates entre 1994 et 1998 pour y déposer une demande d’asile. Conformément à la loi fédérale sur l’asile, qui prévoit une répartition géographique des demandeurs, l’Office fédéral des réfugiés (« l’Office ») attribua administrativement Mme Agraw an canton de Berne, Mme Mengesha Kimfe au canton de Saint-Gall et leurs maris au canton de Vaud.

Les demandes d’asiles des intéressés ayant toutes été refusées, leur renvoi en Éthiopie fut prononcé et ils furent placés dans des centres d’accueil pour réfugiés en attendant leur éloignement. Ils restèrent cependant en Suisse, leur retour ne pouvant être organisée du fait des autorités éthiopiennes. Il ressortait en effet de directives de l’Office jointes par Mme Mengesha Kimfe à sa requête que, depuis 1993, les autorités éthiopiennes bloquaient le rapatriement des demandeurs d’asile déboutés d’origine éthiopienne, l’Office ayant même temporairement sursis à l’exécution des renvois en 1997.

Les requérantes se marièrent respectivement en 2002 et 2003 à Lausanne (canton de Vaud). Les autorités refusèrent leurs demandes d’attribution à ce canton au motif qu’ « un changement d’attribution cantonale [était] exclu pour des requérants d’asile déboutés dont le délai de départ initialement fixé pour quitter la Suisse [était] échu ». Dans la décision concernant Mme Agraw, les autorités suisses soulignèrent que le retour volontaire des époux en Éthiopie était possible à tout moment, et qu’ils savaient, au moment de se marier, qu’ils ne pourraient pas séjourner ensemble en Suisse.

Après son mariage, Mme Mengesha Kimfe vécut principalement avec son époux à Lausanne, illégalement. S’étant présentée en décembre 2003 à l’hôtel de police de Lausanne sur convocation de celle-ci, elle fut reconduite sur le champ à Saint-Gall, menottée. Sa demande de regroupement familial, d’abord refusée, fut acceptée en 2008 lorsqu’une autorisation de séjour dans le canton de Vaud pour ce motif lui fut délivrée.

En 2005, Mme Agraw mit au monde un enfant, qui vécut avec elle dans le canton de Berne, séparé de son père. Sa demande d’autorisation de séjour pour le canton de Vaud fut finalement acceptée en 2008, l’Office ayant considéré son droit à l’unité de la famille.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Invoquant l’article 8 les requérantes se plaignaient de ne pas avoir pu vivre avec leurs époux en raison du refus des autorités suisses de modifier leur attribution cantonale, malgré les relations étroites et effectives entre eux.

La Cour

Les États n’ont pas l’obligation générale de respecter le choix du domicile commun par les couples mariés ni d’accepter l’installation de conjoints étrangers dans le pays. Cependant, les requérantes – dont la prolongation involontaire de séjour en Suisse était imputable à l’absence d’exécution de leur renvoi en Éthiopie – les intéressés relevaient, au sens de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, de la « juridiction » de la Suisse, dès lors tenue d’assumer sa responsabilité y afférente.

Les requérantes ne se plaignaient pas de la décision prononçant leur éloignement du territoire suisse, mais d’avoir été empêchées de vivre en couple avec leurs époux suite au refus de leur attribution au canton où ils résidaient. Or la Cour observe que la possibilité de mener une vie de couple est l’un des attributs essentiels du droit au respect de la vie familiale. Elle note que l’ingérence des autorités suisses dans l’exercice de ce droit était prévue par la loi fédérale sur l’asile, dont il n’est pas contesté qu’elle vise à répartir équitablement les demandeurs d’asile entre les cantons et à empêcher des requérants déboutés de changer de canton.

Les requérantes ont été formellement empêchées de mener une vie de couple pendant environ cinq ans. Si Mme Mengesha Kimfe vivait la plupart du temps avec son époux à Lausanne, elle était néanmoins passible d’une sanction pénale pour séjour illégal lorsqu’elle lui rendait visite. Par ailleurs, sa décision de ne pas séjourner dans le canton de Saint-Gall a eu des conséquences pratiques importantes, telles la suspension de l’aide sociale et la restriction des remboursements de santé aux seuls frais occasionnés dans le canton de Saint-Gall. Quant à Mme Agraw, même si l’heure et demie de train qui la séparait de son mari permettait des contacts réguliers, comme en témoigne la naissance de leur enfant, la séparation prolongée a constitué une restriction grave à sa vie familiale.

La Cour admet certes que les autorités suisses ont intérêt, dans une certaine mesure, à ne pas modifier le statut des demandeurs d’asile déboutés. Elle relève cependant que les intéressés étaient empêchés de développer une vie familiale hors du territoire suisse, l’exécution de leur renvoi s’étant révélée impossible en raison du blocage systématique de la part des autorités éthiopiennes au rapatriement de leurs concitoyens.

Même si la répartition équitable des demandeurs d’asile entre les cantons peut être rattachée à la notion de « bien-être économique du pays » et d’ordre public, l’attribution des requérantes au canton de Vaud aurait eu une incidence limitée à cet égard. En tout état de cause leurs intérêts privés avaient bien plus de poids que les avantages de ce système pour l’État, même en considérant le travail administratif et les coûts engendrés par un transfert de canton.

Compte tenu du caractère exceptionnel de ces affaires et du nombre considérable d’années pendant lesquelles les requérantes ont été séparées formellement de leurs époux, la Cour estime que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, et conclut à la violation de l’article 8.

Au titre de la satisfaction équitable (article 41), la Cour dit que la Suisse doit verser à Mme Mengesha Kimfe 846 euros (EUR) pour dommage matériel et 5 000 EUR pour dommage moral, et à Mme Agraw, 2 330 EUR pour dommage matériel, 5 000 EUR pour dommage moral et 526 EUR pour frais et dépens.

LES ÉTATS DOIVENT PROTÉGER LES ÉPOUSES CONTRE LES VIOLENCES CONJUGUALES

Buturugă c. Roumanie du 11 février 2020 requête n° 56867/15

Violation des articles 3 et 8 : Les autorités roumaines n’ont pas répondu aux griefs d’une femme qui se plaignait de violences conjugales et de cyberviolence de la part de son ex-époux, sur son compte facebook.

Art 3 et Art 8• Obligations positives • Respect de la correspondance • Cyberviolence en tant que forme de violence domestique • Manquement des autorités à aborder l’enquête pénale sous l’angle de la violence conjugale • Absence d’examen sur le fond de la plainte pour cyberviolence étroitement liée à la plainte pour violences conjugales • Nécessité d’appréhender de manière globale le phénomène de violence conjugale dans toutes ses formes

La Cour juge en particulier que les autorités nationales n’ont pas abordé l’enquête pénale comme soulevant le problème spécifique de la violence conjugale et que, en procédant ainsi, elles n’ont pas donné une réponse adaptée à la gravité des faits dénoncés par Mme Buturugă. L’enquête sur les actes de violence a été défaillante et aucun examen sur le fond de la plainte pour violation du secret de la correspondance, qui est étroitement liée à la plainte pour violences, n’a été effectué. À cette occasion, la Cour précise que la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et qu’elle peut se présenter sous diverses formes, dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes.

"77.  En outre, la Cour note que la requérante a allégué que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques, dont son compte Facebook, et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Elle en déduit que la requérante faisait référence à un ensemble de données et de documents électroniques qui n’étaient pas limités aux données qu’elle aurait publiées sur les réseaux sociaux. La Cour estime que la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle les données en cause étaient publiques est problématique dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen sur le fond des allégations de la requérante pour pouvoir ainsi qualifier la nature des données et des communications visées.

78. La Cour conclut donc que les allégations de la requérante selon lesquelles son ex-époux avait abusivement intercepté, consulté et sauvegardé ses communications électroniques n’ont pas été examinées sur le fond par les autorités nationales. Celles-ci n’ont pas procédé à des actes de procédure afin de recueillir des preuves permettant d’établir la réalité des faits ou leur qualification juridique. La Cour estime que les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif en écartant tout rapport avec les faits de violence conjugale que la requérante avait déjà portés à leur attention et qu’elles ont ainsi failli à prendre en considération les diverses formes que peut prendre la violence conjugale."

EN FAIT

En décembre 2013, Mme Buturugă porta plainte à l’encontre de son mari, se plaignant d’avoir été victime de violences domestiques. Elle allégua avoir reçu des menaces de mort et présenta un certificat médical faisant état de lésions. Le mois suivant, Mme Buturugă introduisit une deuxième plainte, indiquant avoir fait l’objet de nouvelles menaces et de violences de la part de son mari dans le but de la persuader de retirer sa première plainte. À la fin du mois de janvier 2014, le couple divorça. En mars 2014, Mme Buturugă demanda une perquisition électronique de l’ordinateur de la famille, alléguant que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques – dont le compte Facebook – et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos. Puis, en septembre 2014, Mme Buturugă déposa une troisième plainte pour violation du secret de sa correspondance.

En février 2015, le parquet classa l’affaire, estimant que Mme Buturugă avait été menacée de mort mais que le comportement de son ex-époux n’était pas suffisamment grave pour être qualifié d’infraction. Il décida également de rejeter, pour tardiveté, la plainte de Mme Buturugă relative à la violation du secret de sa correspondance. Enfin, il infligea une amende administrative (environ 250 euros (EUR)) à l’ex-mari de l’intéressée. Mme Buturugă contesta, sans succès, l’ordonnance du procureur devant le parquet puis devant le tribunal de première instance. Par ailleurs, le 13 mars 2014, le tribunal de première instance délivra à Mme Buturugă, à la demande de cette dernière, une ordonnance de protection valable six mois. L’intéressée allègue que la police a mis en application cette ordonnance tardivement et que son ex-mari ne l’a pas respectée. Le Gouvernement indique que Mme Buturugă n’a pas demandé de renouvellement à l’échéance des six mois. En outre, Mme Buturugă allègue que son ex-époux l’aurait poursuivie dans la rue le 29 octobre 2015. Le Gouvernement a indiqué, lors de la présentation de ses observations en juillet 2017, qu’une procédure pénale pour harcèlement était pendante à ce propos.

Articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée, familiale et de la correspondance)

En ce qui concerne l’enquête relative aux allégations de mauvais traitements, la Cour note que Mme Buturugă avait à sa disposition un cadre réglementaire pour se plaindre de la violence dont elle disait être victime et pour demander la protection des autorités. La Cour vérifie si ces règles et pratiques ont été défaillantes et relève, entre autres, ce qui suit. Premièrement, les autorités n’ont pas abordé les faits du point de vue de la violence conjugale. Leurs décisions étaient fondées sur les dispositions du code pénal réprimant les violences entre particuliers et non pas sur celles qui répriment plus sévèrement la violence conjugale.

Deuxièmement, la Cour précise que les spécificités des faits de violences domestiques, telles que reconnues dans la Convention d’Istanbul, doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes. Or, en l’espèce, l’enquête menée n’a pas pris en compte ces spécificités. Troisièmement, les conclusions auxquelles est arrivé le tribunal de première instance sont sujettes à caution. En effet, le tribunal a conclu que les menaces subies par Mme Buturugă n’étaient pas suffisamment graves pour être qualifiées d’infractions et qu’il n’y avait pas de preuve directe que les lésions avaient été causées par son ex-époux. Or, aucun élément de l’enquête n’a permis d’identifier la personne responsable des lésions, dont la gravité et la réalité n’a pas été contestée. Quatrièmement, compte tenu du fait que l’ordonnance de protection a été rendue pour une période ultérieure aux incidents dénoncés, ses effets ont été sans conséquences sur l’effectivité de l’enquête pénale. En ce qui concerne l’enquête relative à la violation du secret de la correspondance, la Cour observe que le code pénal roumain réprime expressément l’infraction de violation du secret de la correspondance dont Mme Buturugă s’est plainte durant la procédure pénale. À cet égard, la Cour précise en particulier que la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et peut se présenter sous diverses formes dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes. Dans le contexte de la violence domestique, la cybersurveillance est souvent le fait des partenaires intimes.

Par conséquent, la Cour accepte l’argument de Mme Buturugă selon lequel des actes tels que surveiller, accéder à ou sauvegarder sans droit la correspondance du conjoint peuvent être pris en compte lorsque les autorités nationales enquêtent sur des faits de violence domestique.

Cependant, en l’espèce, la plainte pénale de Mme Buturugă pour violation du secret de la correspondance n’a pas été examinée sur le fond par les autorités internes. Sa demande de perquisition électronique de l’ordinateur de la famille a été rejetée au motif que les éléments susceptibles d’être recueillis de cette façon étaient sans rapport avec les infractions de menaces et de violences reprochées à l’ex-époux. Sa plainte pénale déposée pour violation du secret de la correspondance a été rejetée pour tardiveté. Pour la Cour, en procédant ainsi, les autorités de l’enquête ont fait preuve d’un formalisme excessif, d’autant plus que le nouveau code pénal permettait la saisine d’office des autorités d’enquête dans le cas d’interception sans droit d’une conversation effectuée par tout moyen électronique de communication, la condition d’une plainte préalable étant prévue seulement pour l’ouverture, la soustraction, la destruction ou la rétention sans droit de la correspondance adressée à autrui.

En outre, le tribunal de première instance a jugé que la plainte de Mme Buturugă relative à la violation alléguée du secret de la correspondance était sans rapport avec l’objet de l’affaire et les données publiées sur les réseaux sociaux étaient publiques. Or, de telles allégations appellent de la part des autorités un examen sur le fond afin de pouvoir appréhender de manière globale le phénomène de violence conjugale dans toutes ses formes. En effet, Mme Buturugă a allégué que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques, dont son compte Facebook, et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos. La Cour en déduit que Mme Buturugă faisait référence à un ensemble de données et de documents électroniques qui n’étaient pas limités aux données qu’elle aurait publiées sur les réseaux sociaux. Par conséquent, la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle les données en cause étaient publiques est problématique dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen sur le fond des allégations de l’intéressée pour pouvoir qualifier la nature des données et des communications visées.

Par conséquent, la Cour conclut que les allégations de la requérante selon lesquelles son ex-époux avait abusivement intercepté, consulté et sauvegardé ses communications électroniques n’ont pas été examinées sur le fond par les autorités nationales. Celles-ci n’ont pas procédé à des actes de procédure afin de recueillir des preuves permettant d’établir la réalité des faits ou leur qualification juridique.

Les autorités ont donc fait preuve d’un formalisme excessif en écartant tout rapport avec les faits de violence conjugale que Mme Buturugă avait déjà portés à leur attention, et ont ainsi failli à prendre en considération les diverses formes que peut prendre la violence conjugale.

Il y a donc eu manquement aux obligations positives de l’État au regard des articles 3 et 8 de la Convention et violation de ces dispositions.

a)  Principes généraux

60.  La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Les enfants et autres personnes vulnérables en particulier, dont font partie les victimes de violences domestiques, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 159, CEDH 2009, et Bălşan, précité, § 57). Ces obligations positives, qui se chevauchent souvent, consistent en : a) l’obligation de prendre des mesures raisonnables dans le but de prévenir les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance, et b) l’obligation procédurale de mener une enquête effective lorsqu’un individu fait valoir un grief défendable d’avoir subi des mauvais traitements (Bălşan, précité, § 57).

61.  Pour que l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance à l’époque de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012). De plus, la Cour a jugé que les États ont une obligation positive d’établir et d’appliquer effectivement un système de répression de toute forme de violence conjugale et d’offrir des garanties procédurales suffisantes aux victimes (Opuz, précité, § 145, et Bălşan, précité, § 57 in fine).

62.  Elle rappelle également que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits qu’il garantit (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 108 in fine, 5 septembre 2017 (extraits)). Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants. Il existe en effet différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’État dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 79, CEDH 2013, avec les références citées).

b)  Application des principes généraux au cas d’espèce

63.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas expressément l’applicabilité en l’espèce de l’article 3 de la Convention (paragraphe 57 ci‑dessus). Elle note qu’il n’est pas contesté non plus par le Gouvernement que le droit de la requérante au respect de sa vie privée et de sa correspondance, tel que garanti par l’article 8 de la Convention, entre en jeu. À cet égard, les arguments du Gouvernement visent plutôt à soutenir que les autorités nationales ont respecté leurs obligations positives au titre de la Convention, en mettant à la disposition de la requérante des recours aptes à faire examiner ses griefs et à lui accorder une réparation le cas échéant (paragraphes 49 et 59 ci-dessus).

64.  La Cour note ensuite que la requérante dénonce plusieurs défaillances du système de protection des victimes de la violence conjugale, qu’elle examinera ci-dessous.

i. Sur l’enquête relative aux mauvais traitements

65.  Comme elle l’a déjà constaté dans l’arrêt Bălşan (précité, § 63), la Cour note que, en l’espèce, la requérante avait à sa disposition un cadre réglementaire, fondé notamment sur les dispositions du code pénal réprimant de manière plus sévère les violences conjugales (paragraphe 32 ci-dessus) et sur celles de la loi no 217/2003 (paragraphe 33 ci-dessus), pour se plaindre de la violence dont elle disait être victime et pour demander la protection des autorités. La Cour recherchera ensuite si les règles et pratiques litigieuses – en particulier le respect par les autorités nationales des règles procédurales pertinentes et la manière dont les mécanismes de droit pénal ont été mis en œuvre en l’espèce – ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives s’imposant à l’État défendeur en vertu de la Convention (Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 79, 26 mars 2013).

66.  La Cour note que la requérante a saisi les autorités, les 23 décembre 2013 et 6 janvier 2014, pour dénoncer le comportement violent de son ex‑époux (paragraphe 9 ci-dessus). S’appuyant sur un certificat médico‑légal (paragraphe 8 ci-dessus), elle faisait notamment état de menaces et des violences que lui aurait infligées son ex-époux. Toutefois, la Cour constate que les autorités n’ont pas abordé les faits en la présente affaire du point de vue de la violence conjugale. Ainsi, la Cour note que la décision du parquet du 17 février 2015 de classer l’affaire était fondée sur les articles du nouveau code pénal qui répriment les violences entre particuliers et non pas sur les dispositions du code qui répriment plus sévèrement la violence conjugale (paragraphe 17 ci-dessus ; pour les dispositions du nouveau code pénal, voir paragraphe 32 ci-dessus). La Cour note ensuite que le tribunal de première instance, dans sa décision du 25 mai 2015, n’a pas donné une autre qualification juridique aux faits retenus à la charge de l’ex‑époux (paragraphe 21 ci-dessus).

67. La Cour insiste sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans la Convention d’Istanbul (paragraphe 38 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes (M.G. c. Turquie, précité, § 93). En l’espèce, elle constate que l’enquête interne menée par les autorités nationales n’a pas pris en compte ces spécificités.

68.  Qui plus est, la Cour estime que les conclusions auxquelles est arrivé le tribunal de première instance sont sujettes à caution. Ainsi, elle note que le tribunal a conclu que les menaces subies par la requérante n’étaient pas suffisamment graves pour être qualifiées d’infractions et qu’il n’y avait pas de preuve directe que les lésions de l’intéressée avaient été causées par son ex-époux (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour n’est pas convaincue que de telles conclusions aient l’effet dissuasif apte à enrayer un phénomène aussi grave que la violence conjugale. De plus, elle note que si aucune autorité interne n’a contesté la réalité et la gravité des lésions subies par la requérante, aucun élément d’enquête n’a permis d’identifier la personne responsable. Ainsi, elle observe que les autorités de l’enquête se sont limitées à entendre comme témoins les proches de la requérante (sa mère, sa fille et sa belle‑sœur ; paragraphe 14 ci‑dessus), mais qu’aucun autre élément de preuve n’a été recueilli afin d’identifier l’origine des lésions qu’a subies la requérante et, le cas échéant, les personnes responsables. Dans une affaire comme la présente, qui concerne des actes allégués de violence familiale, il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures nécessaires pour éclaircir les circonstances de la cause ; de telles mesures auraient pu inclure par exemple l’audition de témoins supplémentaires, comme des voisins, ou la confrontation des témoins et parties (voir, mutatis mutandis, E.M. c. Roumanie, précité, §§ 66 et 68).

69.  La Cour note ensuite que le Gouvernement expose que l’effectivité de l’enquête a été compromise en raison du fait que la requérante n’a saisi les autorités que plusieurs jours après les incidents dénoncés, et que la violence physique qu’elle aurait subie a eu un caractère ponctuel (paragraphe 57 ci‑dessus). Toutefois, la Cour n’y voit pas d’arguments décisifs. En effet, elle note que la requérante a saisi les autorités dans les délais légaux et qu’à aucun moment les autorités de l’enquête ne lui ont indiqué que sa plainte pour menaces et violences était tardive. Les incidents dénoncés par la requérante auraient eu lieu les 17 et 22 décembre 2013 (paragraphe 7 ci-dessus), alors que la première plainte fut présentée par elle le 23 décembre 2013 (paragraphe 9 ci-dessus) ; on ne saurait estimer qu’un délai excessif s’est écoulé entre les faits et la saisine des autorités. Dès lors, dans les circonstances de la présente espèce, le comportement de la requérante ne démontre pas un défaut de diligence de sa part, d’autant plus que l’impact psychologique est un aspect important à prendre en considération dans des affaires de violence domestique (Valiulienė, précité, § 69). Qui plus est, le Gouvernement n’a pas établi devant la Cour que le délai dans le dépôt des plaintes a eu des conséquences directes sur l’enquête, rendant, par exemple, impossible l’examen de certains éléments matériels de preuve ou l’audition de certains témoins.

70.  La Cour ne saurait non plus donner un poids décisif au fait que la requérante n’a dénoncé aux autorités qu’un seul incident impliquant la violence physique. Elle note que la requérante a obtenu un certificat médico-légal attestant qu’elle avait besoin de trois à quatre jours de soins médicaux en raison des lésions qu’elle présentait (paragraphe 8 ci-dessus) et que le Gouvernement n’a pas contesté la gravité des lésions (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour note ensuite qu’aucun élément n’a été présenté ni devant les autorités nationales ni devant elle pour envisager la présente affaire sous un autre angle que celui de la violence conjugale et le caractère ponctuel de l’incident dénoncé ne saurait mener à une autre conclusion.

71.  Il est vrai que la requérante a utilisé avec succès les dispositions de la loi no 217/2003 et que, le 13 mars 2014, le tribunal de première instance a délivré une ordonnance de protection en sa faveur pour une durée de six mois (paragraphe 23 ci-dessus). Elle relève également que la requérante soutient que son ex-époux n’a pas respecté les dispositions de l’ordonnance de protection (paragraphe 26 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe que les allégations selon lesquelles l’intéressée a saisi la police à cet égard ne sont pas étayées par les éléments de preuve versés au dossier par les parties (paragraphes 26-27 ci-dessus). La Cour note néanmoins que l’ordonnance de protection a été rendue pour une période ultérieure aux incidents des 17 et 22 décembre 2013 dénoncés par la requérante et que les effets de cette ordonnance ont été sans conséquences sur l’effectivité de l’enquête pénale menée en l’espèce.

72.  Dès lors, la Cour estime que, même si le cadre juridique mis en place par l’État défendeur a offert une forme de protection à la requérante (paragraphe 65 ci-dessus), celle-ci est intervenue après les faits violents dénoncés et n’a pas pu remédier aux carences de l’enquête.

ii. Sur l’enquête relative à la violation du secret de la correspondance

73.  La Cour observe que le code pénal roumain réprime expressément l’infraction de violation du secret de la correspondance (pour les deux versions du code successivement en vigueur, voir les paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Elle observe également que la requérante a saisi les autorités nationales dans le cadre de la procédure pénale pour violences et menaces pour se plaindre que son ex-époux aurait eu accès sans droit à ses communications électroniques et en aurait fait des copies (paragraphes 11 et 14 ci-dessus). Les autorités chargées de l’enquête pénale n’ont à aucun moment indiqué à la requérante que les faits qu’elle reprochait à son ex‑époux n’étaient pas de nature pénale et le Gouvernement n’a pas soutenu non plus devant la Cour que la voie pénale était inadéquate en l’espèce. L’argument du Gouvernement consiste plutôt à dire que la requérante n’a pas choisi la voie la plus opportune dans les circonstances et qu’elle aurait dû former une action civile en responsabilité délictuelle puisque les faits en cause visaient un particulier (paragraphe 49 ci-dessus). Or la Cour estime que la requérante s’est prévalue d’une voie de recours que le droit interne mettait à sa disposition et qu’elle a ainsi épuisé les voies de recours disponibles. L’existence d’une voie de recours alternative ne saurait mener à une autre conclusion (voir, mutatis mutandis, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39 in fine, CEDH 1999‑III, et M.K. c. Grèce, no 51312/16, § 55 in fine, 1er février 2018). Il s’ensuit que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement (paragraphe 49 ci-dessus) et qui avait été jointe au fond (paragraphe 51 ci-dessus), doit être rejetée.

74.  La Cour note ensuite que la requérante soutient qu’elle avait saisi les autorités qui examinaient déjà sa plainte pénale pour violences et menaces puisque, à son avis, il y avait un lien direct entre la violation de sa correspondance par son ex-époux et les actes de violence, les menaces et l’intimidation qu’elle disait avoir subis (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour note que, tant en droit interne qu’en droit international, le phénomène de la violence domestique n’est pas perçu comme étant limité aux seuls faits de violence physique mais qu’il inclut, entre autres, la violence psychologique ou le harcèlement (paragraphes 33 et 34-42 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, T.M. et C.M. c. République de Moldova, no 26608/11, § 47, 28 janvier 2014). De plus, la cyberviolence est actuellement reconnue comme un aspect de la violence à l’encontre des femmes et des filles et peut se présenter sous diverses formes dont les violations informatiques de la vie privée, l’intrusion dans l’ordinateur de la victime et la prise, le partage et la manipulation des données et des images, y compris des données intimes (paragraphes 36, 40 et 42 ci-dessus). Dans le contexte de la violence domestique, la cybersurveillance est souvent le fait des partenaires intimes (paragraphe 40 ci-dessus). La Cour accepte donc l’argument de la requérante selon lequel des actes tels que surveiller, accéder à ou sauvegarder sans droit la correspondance du conjoint peuvent être pris en compte lorsque les autorités nationales enquêtent sur des faits de violence domestique.

75.  Or, en l’espèce, la Cour note que la plainte pénale déposée par la requérante pour violation du secret de la correspondance n’a pas été examinée sur le fond par les autorités internes. Ainsi, elle constate que la demande de perquisition électronique de l’ordinateur de la famille formée par la requérante le 18 mars 2014 a été rejetée par la police de Tulcea au motif que les éléments susceptibles d’être recueillis de cette façon étaient sans rapport avec les infractions de menaces et de violences reprochées à M.V. (paragraphe 11 ci‑dessus). La Cour relève ensuite que la plainte pénale déposée le 11 septembre 2014 pour violation du secret de la correspondance a été rejetée par l’ordonnance du parquet du 17 février 2015 pour tardiveté (paragraphes 13 et 17 ci‑dessus). La Cour estime qu’en procédant ainsi les autorités de l’enquête ont fait preuve d’un formalisme excessif, d’autant plus que, selon les arguments de la requérante (paragraphe 55 ci-dessus), non contredits par le Gouvernement, le nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er février 2014, et donc avant la première demande de la requérante visant à obtenir une perquisition informatique de l’ordinateur de la famille, permettait la saisine d’office des autorités d’enquête dans le cas d’interception sans droit d’une conversation effectuée par tout moyen électronique de communication, la condition d’une plainte préalable étant prévue seulement pour l’ouverture, la soustraction, la destruction ou la rétention sans droit de la correspondance adressée à autrui (voir l’article 302 du nouveau code pénal, cité au paragraphe 32 ci-dessus).

76.  Quant à la décision définitive du 25 mai 2015 du tribunal de première instance selon laquelle la plainte de la requérante relative à la violation alléguée du secret de la correspondance était sans rapport avec l’objet de l’affaire et les données publiées sur les réseaux sociaux étaient publiques (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime que ses conclusions sont sujettes à caution. Elle rappelle avoir déjà accepté que des actes tels que surveiller, accéder à ou sauvegarder sans droit la correspondance du conjoint peuvent être pris en compte lorsque les autorités nationales enquêtent sur des faits de violence domestique (paragraphe 74 ci‑dessus). Elle estime que de telles allégations de violation de la correspondance appellent de la part des autorités un examen sur le fond afin de pouvoir appréhender de manière globale le phénomène de violence conjugale dans toutes ses formes.

77.  En outre, la Cour note que la requérante a allégué que son ex-époux avait abusivement consulté ses comptes électroniques, dont son compte Facebook, et qu’il avait fait des copies de ses conversations privées, de ses documents et de ses photos (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). Elle en déduit que la requérante faisait référence à un ensemble de données et de documents électroniques qui n’étaient pas limités aux données qu’elle aurait publiées sur les réseaux sociaux. La Cour estime que la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle les données en cause étaient publiques est problématique dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas procédé à un examen sur le fond des allégations de la requérante pour pouvoir ainsi qualifier la nature des données et des communications visées.

78. La Cour conclut donc que les allégations de la requérante selon lesquelles son ex-époux avait abusivement intercepté, consulté et sauvegardé ses communications électroniques n’ont pas été examinées sur le fond par les autorités nationales. Celles-ci n’ont pas procédé à des actes de procédure afin de recueillir des preuves permettant d’établir la réalité des faits ou leur qualification juridique. La Cour estime que les autorités ont fait preuve d’un formalisme excessif en écartant tout rapport avec les faits de violence conjugale que la requérante avait déjà portés à leur attention et qu’elles ont ainsi failli à prendre en considération les diverses formes que peut prendre la violence conjugale.

iii. Conclusion

79.  La Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas abordé l’enquête pénale comme soulevant le problème spécifique de la violence conjugale (paragraphes 66-67 et 78 ci-dessus) et que, en procédant ainsi, ont failli de donner une réponse adaptée à la gravité des faits dénoncés par la requérante. L’enquête sur les actes de violence a été défaillante et aucun examen sur le fond de la plainte pour violation du secret de la correspondance, qui est, de l’avis de la Cour, étroitement liée à la plainte pour violences, n’a été effectué. Il y a dès lors eu manquement aux obligations positives au regard des articles 3 et 8 de la Convention et violation de ces dispositions.

A contre Croatie du 14 octobre 2010 Requête 55164/08

La Cour estime que la requérante aurait été mieux protégée des violences de son ex-mari si les autorités avaient eu une vue d’ensemble de la situation au lieu d’engager de nombreuses procédures distinctes.

Même si les tribunaux ont bien ordonné des mesures de protection, nombre d’entre elles – périodes de détention, amendes, traitement psycho-social et même peine d’emprisonnement – n’ont pas été exécutées, ce qui sape l’objectif même de dissuasion visé par ces sanctions. De fait, les recommandations visant à poursuivre le traitement psychiatrique, formulées assez tôt, n’ont été suivies d’effet qu’en octobre 2009 et encore seulement dans le cadre d’une procédure pénale sans lien avec les violences conjugales. Par ailleurs, on ne sait toujours pas avec certitude si B. a ou non déjà suivi un traitement psychiatrique.

Dès lors, le fait que les autorités n’aient pas mis en oeuvre des mesures ordonnées par les juridictions nationales visant, d’une part, à soigner les troubles psychiatriques de B., qui sont apparemment à l’origine de son comportement violent et, d’autre part, à protéger la requérante d’autres violences, a conduit à une violation du droit de celle-ci au respect de la vie privée pendant une période prolongée, au mépris de l’article 8.

Eu égard à cette conclusion, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle des articles 2, 3 et 13.

L'ARTICLE 8 ET LE NOM OU PRÉNOM

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LE CHOIX DE L'USAGE D'UN NOM

JACQUINET et EMBAREK BEN MOHAMED c. BELGIQUE du 7 février 2023 requête n° 61860/15

Art 8 • Obligations positives • Refus des autorités nationales de remplacer le patronyme d’un père et de son fils par celui de la mère du premier requérant en application du principe de la fixité du nom • Insuffisance de l’indication des aspects identitaires de leur demande qui auraient dû justifier une exception à ce principe essentiel pour la sécurité juridique des rapports sociaux • Motifs invoqués dans la demande fondent l’examen par les autorités administratives puis le contrôle juridictionnel par le Conseil d’État • Large marge d’appréciation

a) Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence

49.  S’agissant de la question de savoir si la présente affaire concerne une obligation positive ou une ingérence, la Cour estime que le refus des autorités nationales d’autoriser les requérants à modifier leurs noms se situe dans le champ des obligations positives de l’État au regard de l’article 8 de la Convention (voir, en ce sens, Henry Kismoun c. France, no 32265/10, §§ 26‑27, 5 décembre 2013, et Aktaş et Aslaniskender c. Turquie, nos 18684/07 et 21101/07, § 43, 25 juin 2019).

50.  La Cour rappelle que la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007, et Henry Kismoun, précité, § 26).

b) Sur l’observation de l’article 8

  1. Principes généraux

51.  La Cour souligne que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, n664/06, § 51, 9 novembre 2010).

52.  Elle observe toutefois que l’attribution, la reconnaissance et l’usage des noms et des prénoms constituent un secteur où les particularités nationales sont fortes et où il n’y a pratiquement pas de points de convergence entre les systèmes internes des États contractants. En effet, ce domaine reflète la grande diversité des États membres du Conseil de l’Europe ; dans chacun de ces pays, l’usage des noms propres est influencé par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trouver un dénominateur commun (Stjerna, précité, § 39, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, § 43, 11 septembre 2007).

53.  Aux yeux de la Cour, les États ont un intérêt à réglementer l’usage du nom. Ainsi, des restrictions légales aux possibilités de changement de nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population, de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, Johansson, précité, § 35, Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 39, 17 février 2011, et Henry Kismoun, précité, § 31).

54. La Cour souligne par ailleurs que l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit inconditionnel de changer de nom. Aussi, dans le domaine de la réglementation du changement de nom, les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. En vertu du principe de subsidiarité, elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en la matière (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes (Johansson, précité, § 31).

55.  La Cour souligne que les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’elle pour apprécier les motifs invoqués par la personne souhaitant changer de nom (Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47).

56.  Pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans un cas donné, la Cour doit examiner si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont elles disposent (paragraphe 54 ci-dessus et Henry Kismoun, précité, § 30).

57. Enfin, bien que l’article 8 ne renferme aucune exigence procédurale explicite, il importe, afin d’assurer la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40, R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits), et Henry Kismoun, précité, § 29).

  1. Examen par la Cour dans de précédentes affaires

58.  La Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans plusieurs affaires concernant une procédure nationale de changement de nom en considérant que, eu égard à la motivation donnée par les autorités nationales à l’appui d’un refus de changement de nom, celles-ci n’avaient pas suffisamment mis en balance les intérêts concurrents en jeu.

59.  Ainsi, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 en ce que les juridictions internes avaient procédé à un examen « purement formaliste » des textes législatifs et réglementaires applicables (Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47). La Cour a également conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans un cas où les autorités nationales avaient rejeté une demande de changement de nom sans avoir pris en compte l’aspect identitaire de cette demande, à savoir le fait que le requérant cherchait à porter un nom unique (Henry Kismoun, précité, § 36). Dans une autre espèce, la Cour est parvenue à une conclusion identique de violation dès lors que les autorités internes n’avaient pas avancé de justification à l’appui du refus de changement de nom (Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 41, 16 mai 2013).

60.  En revanche, dans d’autres affaires, la Cour a estimé que le refus de changement de nom n’emportait pas violation de l’article 8 de la Convention dès lors que les autorités nationales avaient suffisamment motivé leurs décisions au regard des intérêts en jeu (Macalin Moxamed Sed Dahir c. Suisse (déc.), no 12209/10, § 32, 15 septembre 2015). En outre, la Cour a considéré que le simple fait qu’un nom puisse avoir une connotation négative ne signifie pas que le refus de permettre un changement de patronyme constitue une violation de l’article 8 de la Convention (Stjerna, précité, § 42, et Macalin Moxamed Sed Dahir, décision précitée, § 31).

  1. Examen du cas d’espèce

61.  La Cour note tout d’abord qu’en droit belge, la décision de changement de nom constitue une mesure exceptionnelle. Le changement de nom n’était autorisé à l’époque des faits que si la demande était fondée sur des motifs sérieux et que le nom sollicité ne prêtait pas à confusion et ne pouvait nuire au requérant ou à des tiers (paragraphe 16 ci-dessus). Par ces conditions, ainsi que l’a rappelé la ministre de la Justice en l’espèce, la loi belge entend maintenir la fixité du nom, jugée essentielle à la tenue de l’état civil et au maintien de l’ordre au sein de la société et des familles (paragraphe 10 ci-dessus).

62.  La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà considéré à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37, et Henry Kismoun, précité, § 32). Les États contractants peuvent dès lors subordonner un changement de nom à des conditions strictes.

63.  La question qui se pose en l’espèce au regard de l’article 8 de la Convention est celle de savoir si, eu égard à la large marge d’appréciation dont elles disposent (paragraphe 54 ci-dessus), les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu que sont, d’une part, l’intérêt invoqué par les requérants à porter le nom de famille maternelle du premier requérant et, d’autre part, l’intérêt public de la fixité du nom dans l’ordre social.

64.  La Cour rappelle à cet égard que les autorités nationales doivent examiner avec rigueur les moyens ayant trait aux « droits et libertés » garantis par la Convention dont elles sont saisies. Il s’agit là d’un corollaire du principe de la subsidiarité qui est au fondement de la Convention (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)).

65.  La Cour rappelle par ailleurs que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018) et, en l’occurrence, les conditions requises par la loi belge du 15 mai 1987 pour pouvoir changer de nom. Le rôle de la Cour n’est pas de contrôler si les autorités nationales ont correctement appliqué cette loi mais il consiste à vérifier, conformément à l’article 19 de la Convention, si celles-ci ont respecté la Convention dans l’application de cette loi.

66.  La Cour observe à cet égard qu’en droit belge, ce sont les motifs invoqués dans la demande qui fondent l’examen par les autorités administratives et ensuite le contrôle juridictionnel par le Conseil d’État (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour ne voit rien d’arbitraire ni de manifestement déraisonnable dans cette approche qui exige du requérant qu’il démontre dans sa demande le caractère sérieux des motifs qu’il invoque pour pouvoir déroger au principe de la fixité du nom (voir Radomilja, précité, § 149).

67.  En l’espèce, le premier requérant, à l’appui de sa demande, faisait valoir un sentiment d’être étranger à son nom qu’il tenait d’un père qu’il n’aurait pas vraiment connu, celui-ci étant par ailleurs décédé, de même que sa famille, ainsi qu’un besoin de reprendre le nom de sa mère, qui l’avait élevé seule, pour « se sentir bien dans sa peau » (paragraphe 4 ci-dessus).

68.  La demande formée par les requérants fit l’objet de deux avis défavorables, l’un comme l’autre motivés, émanant respectivement du parquet (paragraphe 7 ci-dessus) et du service public fédéral de la Justice (paragraphe 8 ci-dessus).

69.  Á la suite de ces avis, la ministre de la Justice refusa la demande des requérants en considérant que l’exigence légale d’une situation exceptionnelle n’était pas satisfaite. Elle a estimé que les motifs avancés par le premier requérant ne paraissaient pas suffisamment « sérieux », mais étaient « de nature subjective et sentimentaux ». Elle a relevé que le nom « Jacquinet » n’était pas raisonnablement, ni objectivement, de nature à causer un préjudice par lui-même et que la modification n’était souhaitée qu’en ce qu’elle renvoyait à une relation filiale déficiente, alors qu’il n’est pas exceptionnel qu’une telle dégradation intervienne spécialement après la séparation des parents. Elle a ajouté qu’il n’était pas démontré que le père du premier requérant avait commis une faute grave à l’égard de ce dernier qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification par une telle procédure extraordinaire. Concernant le second requérant, la ministre considéra que la demande ne paraissait pas recevable étant donné que sa nationalité belge n’était pas établie et était hautement douteuse. Elle a rappelé qu’elle ne pouvait recevoir que des demandes de changement de nom émanant de personnes de nationalité belge, en application de l’article 36, alinéa 2 du code de droit international privé. Elle ajouta qu’en tout état de cause, la demande du second requérant n’était pas fondée (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

70.  Le Conseil d’État a rejeté le recours des requérants formé contre cette décision de refus de la ministre de la Justice. La Cour observe à cet égard que dans son arrêt, le Conseil d’État s’est référé à la jurisprudence de la Cour au regard de l’article 8 de la Convention (paragraphe 15 ci-dessus). Il a rappelé que, dès lors que dans l’intérêt public, la loi peut instaurer des restrictions au changement de nom et qu’au regard de l’article 8 de la Convention, il est laissé aux États parties un large pouvoir d’appréciation.

71.  En l’espèce, le Conseil d’État a plus particulièrement relevé que l’on n’apercevait pas en quoi la décision de la ministre aurait porté atteinte au droit à la vie privée du premier requérant, alors que celui-ci a porté son nom actuel bien au-delà de l’âge de sa majorité, sans entreprendre aucune démarche en ce sens avant juillet 2010. Á cet égard, la Cour note avec le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus) que le premier requérant a vécu pendant trente-cinq ans en portant le nom « Jacquinet » avant d’en demander la modification et qu’il a introduit, pour des motifs qui lui sont propres, sa demande en 2010, soit plusieurs années après la séparation de ses parents (1978), le décès de son père (1996) et la naissance de son enfant (2005).

72.  La Cour observe également que la demande de changement de nom (paragraphe 4 ci-dessus) n’étayait pas davantage les aspects identitaires invoqués par le premier requérant, alors qu’en droit belge, ce sont les raisons invoquées dans la demande de changement de nom qui fondent l’examen par les autorités internes (paragraphes 16 et 22 ci-dessus). Le Conseil d’État a ainsi relevé en l’espèce qu’aucune référence n’avait été faite dans la demande de changement de nom à un quelconque abandon avéré par le père ou à un manquement grave de celui-ci à ses obligations parentales. Il a par ailleurs estimé que les arguments développés a posteriori n’avaient ajouté aucun élément concret et ne pouvaient contredire l’affirmation de la ministre de la Justice selon laquelle il n’a pas été démontré que le père décédé avait commis une faute grave à l’égard du premier requérant qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification (paragraphe 12 ci-dessus).

73.  Les autorités internes ont donc fait prévaloir le principe de la fixité du nom dès lors qu’à leur estime, les requérants n’ont pas suffisamment indiqué les aspects identitaires de leur demande qui auraient dû justifier une exception à ce principe essentiel pour la sécurité juridique des rapports sociaux. La Cour ne voit pas de raisons sérieuses de nature à remettre en cause cette appréciation au regard de l’article 8 de la Convention, lequel ne garantit pas un droit inconditionnel à changer de nom (paragraphe 62 ci-dessus). Elle rappelle que si la décision de refus de la ministre a été soumise au contrôle du Conseil d’État, elle a également été précédée de deux avis négatifs, l’un et l’autre motivés et émanant respectivement du parquet après enquête et de l’administration compétente (paragraphes 7-8 ci-dessus).

74.  Contrairement à ce que suggèrent les requérants, la Cour n’est pas convaincue par le fait que le Conseil d’État se soit référé formellement au seul « droit à la vie privée » dans un attendu de sa motivation, sans y mentionner expressément la vie familiale, puisse être compris comme l’absence d’une prise en compte de l’ensemble des intérêts du premier requérant au regard de l’article 8 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus ; voir également Golemanova, précité, §§ 47-48). Aucun élément ne permet d’établir le contraire. En réalité, il n’a été fait référence à la seule vie privée qu’en lien avec l’absence de démarches accomplies par le premier requérant avant juillet 2010.

75.  En outre, le fait que le Conseil d’État ait indiqué au terme de son examen au titre de l’article 8 de la Convention qu’il ne pouvait substituer son appréciation en opportunité à celle de l’autorité administrative si ce n’est dans le cas d’une erreur manifeste d’appréciation, n’est pas, en soi, problématique au regard de cette disposition. En effet, l’article 8 de la Convention n’exige pas de la juridiction nationale qu’elle se substitue à l’autorité administrative dans l’exercice de ses missions. Il requiert toutefois de la juridiction nationale compétente qu’elle contrôle si l’autorité a procédé à une mise en balance réelle et suffisante des intérêts en jeu au regard de l’article 8 de la Convention, en tenant compte des intérêts invoqués par les requérants à l’appui de leur demande et des motifs concurrents d’intérêt général tenant à la fixité du nom dans l’ordre social.

76.  Il ressort, à cet égard, de la jurisprudence du Conseil d’État que celui‑ci a annulé plusieurs décisions de refus de changement de nom qui n’étaient pas adéquatement motivées au regard des raisons invoquées dans les demandes de changement de nom, en tenant compte des exigences de l’article 8 de la Convention (paragraphes 24-26 ci-dessus).

77.  En l’occurrence, la Cour ne peut considérer dans les circonstances de l’espèce que le contrôle pratiqué par le Conseil d’État a été insuffisant au regard de ces exigences, ni qu’il a été purement formaliste (voir, a contrario, Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47).

78.  En ce qui concerne plus spécialement la demande du second requérant, force est de constater que celle-ci ne contenait pas de motifs distincts de celle faite par le premier requérant (paragraphe 4 ci-dessus). En toute hypothèse, la Cour observe à la suite du Gouvernement qu’il ressort du formulaire de la requête introduite devant la Cour que le second requérant ne porte pas le nom du premier requérant mais celui de sa mère. Dans ces conditions, et indépendamment même de la controverse qui existe entre les parties à propos de sa nationalité belge (paragraphes 40 et 47 ci-dessus), la Cour ne voit pas de raisons de remettre en cause le rejet, par les autorités internes, de la demande du second requérant au regard de l’article 8 de la Convention.

79.  En conclusion, compte tenu de la demande formée par les requérants, des conditions fixées par le droit interne et de la large marge d’appréciation dont les États contractants disposent en ce domaine, il ne pourrait être considéré que les autorités nationales ont excédé celle-ci en faisant prévaloir, dans les circonstances de l’espèce, le principe de la fixité du nom. En outre, la Cour ne voit pas davantage de raisons de remettre en cause l’équité du processus décisionnel (paragraphe 57 ci-dessus). Les requérants n’ont, du reste, élevé aucune contestation à cet égard.

80.  Par conséquent, l’article 8 de la Convention n’a pas été violé.

Muna MACALIN MOXAMED SED DAHIR contre la Suisse du 8 octobre 2015 requête du 8 octobre 2015

Irrecevabilité : la demande de changement d'écriture avec la volonté de garder une double écriture n'a pas de sens en langues suisses.

En 2003, elle épousa M. Sed Dahir, lui aussi ressortissant somalien. En 2005, elle demanda à l’autorité compétente l’autorisation de porter son nom de jeune fille en complément du nom de famille de son époux, ce qui lui fut accordé. Depuis lors, la requérante s’appelle Muna Macalin Moxamed Sed Dahir. En somali, son nom de jeune fille se prononce « Moalim Mohamed ». Or, lorsque le nom de jeune fille de la requérante est prononcé selon les règles de prononciation occidentales, il prend une signification particulière dans la langue maternelle de la requérante. Ainsi, en somali, le mot « macalin » signifie « peau pourrie » et le mot « moxamed » signifie « toilettes ».

a) Sur l’applicabilité de l’article 8

21. La Cour observe qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que, d’une manière générale, l’objet du grief entre dans le champ d’application de l’article 8. Pour sa part, elle estime, comme dans plusieurs affaires similaires portant sur le choix ou le changement des noms ou des prénoms de personnes physiques, que cette problématique entre dans le champ d’application de cette disposition, étant donné que les nom et prénom concernent la vie privée et familiale de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B ; Stjerna c. Finlande, 25 novembre 1994, § 37, série A no 299-B ; Baylac‑Ferrer et Suarez c. France (déc), no 27977/04, 25 septembre 2008 ; Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 37, 17 février 2011 et Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013).

b) Sur l’observation de l’article 8

22. La Cour note ensuite que le refus des autorités d’autoriser une personne à changer son nom de famille ne saurait nécessairement passer pour une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, comme l’aurait été, par exemple, l’obligation de changer de patronyme. Toutefois – la Cour l’a dit à plusieurs reprises –, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice du droit protégé, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007 et Henry Kismoun c. France, précité, § 26).

23. Lors de la détermination de cet équilibre, il échet néanmoins de tenir compte de la marge d’appréciation laissée à l’État dans le domaine en question. Or l’attribution, la reconnaissance et l’usage des noms et des prénoms constituent un secteur où les particularités nationales sont les plus fortes et où il n’y a pratiquement pas de points de convergence entre les systèmes internes des États contractants. En effet, ce domaine reflète la grande diversité des pays membres du Conseil de l’Europe ; dans chacun de ces pays, l’usage des noms propres est influencé par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trouver un dénominateur commun (Stjerna précité, § 39, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, § 43, 11 septembre 2007). La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des noms, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention (Johansson, précité, § 31 et Henry Kismoun c. France, précité, § 28).

24. Il en va de même concernant l’indication des noms et des prénoms d’origine étrangère dans les documents officiels. La Cour observe que la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe dont la langue ou les langues officielles utilisent l’alphabet latin ont opté pour une simple reproduction littérale du nom tel qu’il est écrit dans la langue d’origine, même si la différence de valeur phonétique de certains caractères dans les deux langues est susceptible d’engendrer des difficultés et des malentendus quant à la prononciation. En d’autres termes, c’est alors l’écriture et non la prononciation du nom qui l’emporte. La Cour note en outre, bien que la Suisse n’ait pas ratifié cette convention, que cette approche inspirée du principe de certitude juridique est par ailleurs reflétée à l’article 2 de la convention no 14 de la Commission internationale de l’état civil (voir, mutatis mutandis, Mentzen c. Lettonie (déc.), no 71074/01, CEDH 2004‑XII).

25. La Cour rappelle également que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. L’article 8 ne renferme certes aucune exigence procédurale explicite mais il importe, pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40 et R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits)).

26. La question principale qui se pose est celle de savoir si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui sont, d’une part, l’intérêt privé de la requérante à ce que la graphie de son nom corresponde à sa prononciation et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.

27. En ce qui concerne l’intérêt public, la Cour réitère que des restrictions légales à la possibilité de changer son nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, Johansson, précité, § 34 et Henry Kismoun c. France, précité, § 31).

28. Le Gouvernement soutient que l’objectif poursuivi par l’application faite en l’espèce de l’article 30 alinéa 1 du code civil est fondé sur le principe de l’immuabilité du nom de famille, élément de sécurité juridique, qui ne connaît que des assouplissements limités. La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà rappelé à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37 et Henry Kismoun c. France, précité, § 32).

29. Or la Cour remarque en premier lieu que la demande de la requérante ne correspond pas à un changement de nom à proprement parler. Celle-ci tend à modifier la graphie du nom qu’elle porte actuellement de façon à ce qu’elle corresponde aux règles de prononciations occidentales. Cependant, ainsi que l’ont noté le tribunal supérieur du canton et le Tribunal fédéral (voir paragraphe 12 ci-dessus), la requérante ne cherchait pas à remplacer l’ancienne orthographe par la nouvelle mais à conserver les deux orthographes. Il apparaît donc que la requérante souhaitait pouvoir user des deux orthographes de son nom selon les circonstances et, notamment, selon le pays où elle se trouve. Une telle situation irait nettement à l’encontre du principe de l’unité du nom de famille.

30. Pour éviter cet écueil, les autorités suisses ont fait part à la requérante de la nécessité de faire modifier l’orthographe de son nom auprès des autorités somaliennes. Cependant, la requérante n’a pas indiqué avoir entamé de telles démarches mais s’est contentée de fournir un document portant un ancien timbre officiel somalien reconnaissant les deux orthographes comme ayant la même valeur.

31. Par ailleurs, la Cour note que la situation dont se plaint la requérante ne se présente que lorsque son nom est prononcé selon les règles de prononciation occidentales en présence de personnes comprenant le somali. Or pour autant que la requérante se plaint du sens apparemment outrancier acquis par son patronyme, la Cour rappelle avoir conclu dans des circonstances approchantes que le seul fait qu’un nom se prête à un sobriquet ne suffit pas pour fonder une atteinte aux droits garantis par l’article 8 de la Convention (Siskina et Siskins c. Lettonie (déc), no 59727/00, 8 novembre 2001).

32. En outre, la demande de la requérante a fait l’objet d’un examen approfondi tant par les autorités administratives que par les différentes juridictions et les décisions y relatives étaient longuement motivées.

33. Eu égard à ce qui précède, et en particulier au fait que la demande de la requérante résulterait en l’usage concomitant de deux graphies différentes de son nom, et compte de tenu de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière, la Cour ne saurait déceler aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention.

34. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention

35. La requérante affirme être victime d’une discrimination fondée sur la langue dans la mesure où sa demande a été refusée au motif que son nom n’avait pas de signification blessante dans une des langues officielles de la Suisse.

36. La requérante soutient par ailleurs être victime d’une différence de traitement discriminatoire vis-à-vis de certains immigrants d’origine polonaise à qui un changement de nom est autorisé.

37. Le Gouvernement argue que les critères appliqués sont les mêmes quelle que soit la personne. Il indique que le seul fait pertinent est que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, le nom de la requérante n’est pas perçu par les tiers comme ayant une connotation particulière.

38. Le Gouvernement avance en outre que l’adaptation de la graphie à la prononciation ne serait admise que dans des circonstances exceptionnelles où il est impossible aux Suisses sans connaissance de la langue en question de prononcer le nom. À cet égard, la situation des personnes portant un nom d’origine polonaise et celle de la requérante ne seraient pas comparables et, par conséquent, il ne saurait y avoir violation de l’article 14 de la Convention.

39. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, une question ne peut se poser au regard de l’article 14 que lorsqu’il existe une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables (voir parmi beaucoup d’autres Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 108, CEDH 2014).

40. La Cour estime que la langue dans laquelle la prononciation occidentale du nom de la requérante a une signification offensante a un impact majeur sur l’ampleur de l’atteinte possible à sa vie privée. La Cour renvoie sur ce point à ses conclusions concernant l’article 8 (voir paragraphe 31 ci-dessus). La Cour conclut donc que la situation de la requérante n’est pas comparable à celle de ceux dont le nom aurait une signification ridicule ou humiliante dans une langue aussi largement répandue que le sont les langues nationales.

41. Par ailleurs, la Cour note que les immigrants d’origine polonaise dont il est question en l’espèce ont été autorisés à changer de nom parce que celui-ci était imprononçable par des personnes suisses. La requérante, elle, souhaite modifier l’orthographe de son patronyme en raison de sa signification, dans une langue étrangère, lorsqu’il est prononcé « à l’occidentale ». En revanche, elle n’argue pas de ce que son nom serait impossible à prononcer par des personnes sans connaissance du somali. Par conséquent, la Cour estime que la requérante ne se trouve pas dans une situation comparable à celle des personnes portant un nom d’origine polonais.

42. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Arrêt Burghattz contre Suisse du 22/02/1994 Hudoc 449 requête 16213/90

La Cour protège le droit pour un couple de choisir entre le nom de famille de l'épouse ou du mari:

"Rien ne différencie non plus le choix, par les époux, de l'un de leurs patronymes, de préférence à l'autre, comme nom de famille () il n'est pas délibéré dans le chef du mari que dans celui de la femme. Il ne justifie donc pas de l'assortir de conséquences variant selon le cas"

Imposer à un couple, le port du nom du mari à celui de l'épouse, manque de justification objective et raisonnable dans une période ou l'égalité des sexes, doit être assuré.

Partant, il y a violation de l'article 14+8.

Considérant que les faits sont condamnés sous l'angle des articles 14+8, il n'est nul besoin de les réexaminer sous l'angle de l'article 8 de la Convention.

Arrêt Losonci Rose et Rose contre Suisse du 9 NOVEMBRE 2010 requête 664/06

LES FAITS

Les requérants sont Laszlo Losonci Rose, un ressortissant hongrois, et Iris Rose, son épouse, binationale suisse et française. Ils sont nés respectivement en 1949 et 1955, et résident à Uetendorf (canton de Berne, Suisse).

Les requérants, souhaitant se marier, demandèrent à garder leur nom respectif plutôt que de choisir un double nom pour l’un des deux. Ils firent valoir les difficultés de changement de nom selon les droits hongrois et français et le fait que la requérante, occupant une fonction importante dans l’administration fédérale, était connue sous son nom de jeune fille. Ils firent en outre savoir qu’ils avaient l’intention de résider ensemble en Suisse après leur mariage. Le requérant exprima ainsi le souhait que son nom soit régi par le droit hongrois – son droit national – lui permettant de porter exclusivement son nom2.

Devant le rejet de sa demande et de son recours, les requérants décidèrent pour pouvoir se marier de choisir le nom de l’épouse comme « nom de famille » au sens du droit suisse. Ils se marièrent le 23 juillet 2004 et dans le registre de l’état civil, les noms des époux furent inscrits comme « Rose » pour la requérante et « Losonci Rose, né Losonci » pour le requérant, qui demanda après le mariage à remplacer dans le registre de l’état civil le double nom qu’il avait « provisoirement » choisi par le seul nom « Losonci », comme prévu par le droit hongrois, sans pour autant modifier le nom de son épouse.

Le 24 mai 2005, le Tribunal fédéral estima que la demande du requérant de porter le nom de sa femme comme nom de famille avait rendu obsolète son option de soumettre son nom au droit hongrois. Par ailleurs, les requérants ayant fait valoir la non-conformité à la Constitution de ce refus, le Tribunal fédéral, s’il reconnut que les dispositions légales en question, prises dans leur ensemble, étaient contraires au principe de l’égalité de traitement entre les sexes, dit qu’il ne lui était pas possible d’introduire des modifications du droit du nom qui avaient été refusées par le législateur. Une révision visant à rendre conforme à la Constitution le droit au nom avait en effet été rejetée le 22 juin 2001 par le Parlement fédéral.

VIOLATION DE L'ARTICLE 8 + 14

Les tribunaux suisses ont estimé que le requérant ne pouvait pas soumettre la détermination de son nom à son droit national – qui lui aurait permis de garder son propre nom après le mariage. Les requérants peuvent se prétendre victimes d’un traitement différent entre des personnes placées dans des situations analogues puisque le droit suisse permet, dans le cas de figure d’un homme suisse et d’une femme d’origine étrangère, que la femme puisse soumettre son nom à son droit national.

Les autorités suisses disent avoir poursuivi le but légitime de manifester l’unité de la famille à travers l’unité du « nom de famille ». La Cour, si elle rappelle la latitude dont jouissent les Etats qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme concernant les mesures visant à manifester l’unité de la famille, redit que seules des raisons impérieuses peuvent justifier une différence de traitement fondée exclusivement sur le sexe.

Un consensus se dessine au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe quant au choix du nom de famille des époux sur un pied d’égalité et les travaux des Nations Unies se dirigent vers la reconnaissance du droit pour chaque conjoint de conserver l’usage de son nom de famille original ou de participer sur un pied d’égalité au choix d’un nouveau nom de famille.

Or le requérant a été empêché de garder son nom après le mariage, ce qu’il aurait pu faire si les requérants avaient été de sexe inverse. La Cour estime que l’impossibilité qu’a prononcée le Tribunal fédéral d’introduire des modifications précédemment refusées par le législateur ne change en rien la responsabilité internationale de la Suisse au titre de la Convention. Par ailleurs, la Cour ne partage pas le point de vue du Gouvernement selon lequel le requérant n’a pas subi de préjudice grave. Elle rappelle en effet que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale.

Ainsi, la justification avancée par le Gouvernement ne paraissant pas raisonnable et la différence de traitement s’avérant discriminatoire, la Cour conclut que le régime en vigueur en Suisse engendre une discrimination entre les couples binationaux, selon que c’est l’homme ou la femme qui possède la nationalité suisse et qu’il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.

Arrêt B contre France du 25/03/1992 Hudoc 353 requête 13343/87

La C.E.D.H a constaté que le fait de refuser à une  transsexuelle de changer son prénom de Norbert à Lyne-Antoinette, est une violation de l'article 8 de la Convention alors que l'usage d'un nom est possible et qu'une jurisprudence permet de choisir un prénom neutre comme Dominique, Claude ou Camille.

Le fait d'obliger une transsexuelle de garder un nom masculin sur ses papiers l'empêche de trouver un emploi et partant, est une violation de l'article 8 de la Convention.

Enfin, contraindre les individus qui veulent changer de sexe, à devoir se faire opérer à l'étranger avec des risques importants et sans soutien psychologique, est aussi une violation de l'article 8 de la Convention.

Arrêt Guillot contre France du 24/10/1996 Hudoc 659 requête 22500/93

La Cour ne constate pas la violation de l'article 8 pour l'interdiction de donner le nom "Fleur de Marie" à une fillette.

L'intérêt de l'Enfant prime sur la liberté de choix des parents:

"La Cour note qu'il n'est pas contesté que l'enfant porte couramment et sans entrave le prénom litigieux et que les juridictions françaises qui ont considéré l'intérêt de l'enfant  ont accueilli la demande  subsidiaire des requérants tendant à l'inscription du prénom "Fleur-Marie".

Eu égard à ce qui précède, la Cour ne trouve pas que les désagréments dénoncés par les requérants soient suffisants pour une question de manquement un respect de la vie privée et familiale sous l'angle du paragraphe 1 de l'article 8.

Partant il n'y a pas eu violation de l'article 8"

Henry Kismoun contre France du 5 décembre 2013 requête N°32265/10

Chacun a droit de porter un nom unique et non pas composé 

b)  Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence

26.  La Cour relève ensuite que selon le Gouvernement, le refus des autorités nationales d’accéder à la demande de changement de nom du requérant ne s’analyse pas en une ingérence dans sa vie privée et n’est constitutif, y compris dans le cadre des obligations positives de l’Etat, d’aucune atteinte à ce droit. Le refus des autorités d’autoriser une personne à changer son nom de famille ne saurait, pour la Cour, passer nécessairement pour une ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa vie privée, comme l’aurait été, par exemple, l’obligation de changer de patronyme. Toutefois - la Cour l’a dit à plusieurs reprises -, si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice du droit protégé, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie privée. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, et Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007).

27.  En l’espèce, et avec le Gouvernement, la Cour estime que la décision du Garde des Sceaux s’analyse en un refus de changer un nom qui était parfaitement conforme à l’identification du requérant selon le droit français, au profit d’un nom très différent. La Cour considère qu’eu égard à cette circonstance, la présente affaire se situe dans le champ des obligations positives de l’Etat.

c)  Sur l’observation de l’article 8

28.  La Cour rappelle que dans le domaine en cause, les Etats contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en matière de réglementation de changement des noms, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention (Johansson, précité, § 31).

29.  La Cour rappelle également que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. L’article 8 ne renferme certes aucune exigence procédurale explicite mais il importe, pour la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40 ; R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits)).

30.  La question principale qui se pose est celle de savoir si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu qui sont, d’une part, l’intérêt privé du requérant à porter son nom algérien et, d’autre part, l’intérêt public à réglementer le choix des noms.

31.  En ce qui concerne l’intérêt public, la Cour réitère que des restrictions légales à la possibilité de changer son nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population ou de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, et Johansson, précité, § 34).

32. Le Gouvernement soutient que l’objectif poursuivi par l’application faite en l’espèce de l’article 61 du code civil est guidé par le principe de fixité du nom, élément de sécurité juridique et de stabilité de l’état civil, qui ne connaît que des assouplissements limités. La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà rappelé à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37).

33.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant a demandé que soit substitué à son nom de famille Henry, nom de sa mère qui l’avait abandonné à l’âge de trois ans, le nom de son père, Kismoun, qui l’a élevé en Algérie à compter de cet âge, sous lequel il a grandi dans ce pays de 1961 à 1977 et qui est celui de son frère décédé et de sa famille. Il faisait valoir qu’à l’occasion de démarches effectuées pour rechercher sa mère, il apprit qu’il avait une autre identité selon l’état civil français que celle sous laquelle il était connu selon l’état civil algérien. Il arguait essentiellement vouloir reprendre l’état civil qui était le sien jusqu’en 1977 afin d’avoir un nom unique.

34.  Statuant sur le recours du requérant, la cour administrative d’appel a considéré que le Garde des Sceaux n’avait pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en considérant que le requérant n’avait pas établi la réalité de son abandon par sa mère à l’âge de trois ans et que ce motif affectif, ainsi invoqué, ne suffisait pas à lui conférer un intérêt légitime au sens de l’article 61 du code civil.

35.  La Cour observe que le Garde des Sceaux a fondé en partie sa décision sur le défaut de preuve du désintérêt de la mère du requérant, en ce qui concerne sa demande d’abandonner le nom de « Henry ». Elle constate cependant qu’aucun examen n’a été porté sur la motivation spécifique du requérant à lui substituer celui de « Kismoun». Il lui a été seulement répondu que l’usage qu’il avait pu faire de ce nom, qu’il indiquait être celui de ses origines, n’était pas suffisant pour caractériser l’intérêt légitime requis. Par la suite, les juridictions nationales n’ont jamais expliqué en quoi la demande du requérant, qui contenait des motivations personnelles et individuelles susceptibles d’être prises en compte dans l’examen du bien-fondé d’un motif affectif (paragraphe 16 ci-dessus), se heurtait à un impératif d’ordre public.

36.  De l’avis de la Cour, la justification précitée, liée au nom de « Henry », ne constitue pas une réponse suffisante à la demande du requérant parce qu’elle n’accorde aucun poids au fait qu’il cherchait à porter un nom unique. En effet, le requérant demandait aux autorités nationales la reconnaissance de son identité construite en Algérie, le nom « Kismoun » étant l’un des éléments majeurs de cette identité. Il souhaitait se voir attribuer un seul nom, celui qu’il a utilisé depuis son enfance, afin de mettre fin aux désagréments résultant de ce que l’état civil français et l’état civil algérien le reconnaissent sous deux identités différentes. La Cour rappelle à cet égard que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 51, 9 novembre 2010). Elle souligne également, comme l’a fait la Cour de justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence citée au paragraphe 17 ci-dessus, l’importance pour une personne d’avoir un nom unique. Or, force est de constater qu’il ressort de la motivation des décisions par lesquelles les autorités nationales ont rejeté la demande du requérant que celles-ci n’ont pas pris en compte l’aspect identitaire de sa demande et ont omis de ce fait de mettre en balance, avec l’intérêt public en jeu, l’intérêt primordial du requérant (mutatis mutandis, Garnaga c. Ukraine, n20390/07, § 41, 16 mai 2013 ; voir également Fabris c. France [GC], n16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)). Dans ces conditions, la Cour estime que le processus décisionnel de la demande de changement de nom n’a pas accordé aux intérêts du requérant la protection voulue par l’article 8 de la Convention.

37.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

CUSAN ET FAZZO c. ITALIE requête 77/07 du 7 janvier 2014

Un couple doit pouvoir CHOISIR que leur enfant porte le nom de famille de la mère et non celui du père.

53.  La Cour estime que le grief des requérants se prête à être examiné tout d’abord sous l’angle de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8.

a)  Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

54.  Comme la Cour l’a constamment déclaré, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Van Raalte c. Pays-Bas, 21 février 1997, § 33, Recueil 1997-I ; Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil 1998-II ; et Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 42, CEDH 2006-VIII).

55.  La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention ne contient pas de disposition explicite en matière de nom, mais qu’en tant que moyen déterminant d’identification personnelle (Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 37, 6 septembre 2007, et Daróczy c. Hongrie, no 44378/05, § 26, 1er juillet 2008) et de rattachement à une famille, le nom d’une personne n’en concerne pas moins la vie privée et familiale de celle-ci. Que l’Etat et la société aient intérêt à en réglementer l’usage ne suffit pas pour exclure la question du nom des personnes du domaine de la vie privée et familiale, conçue comme englobant, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer des relations avec ses semblables (Burghartz, précité, § 24 ; Stjerna, précité, § 37 ; Ünal Tekeli, précité, § 42, CEDH 2004‑X ; Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 26, 9 novembre 2010 ; Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 36, 16 mai 2013).

56.  En l’espèce, les requérants, en tant que parents de Maddalena, étaient titulaires d’un intérêt clair et se rattachant à un droit strictement personnel à intervenir dans le processus de détermination du nom de famille de leur nouveau-né. Les juridictions internes leur ont par ailleurs constamment reconnu locus standi dans la procédure relative à la contestation du refus d’attribuer à Maddalena le nom de sa mère. Il convient également de rappeler que la Cour a affirmé que le choix du prénom de l’enfant par ses parents entre dans la sphère privée de ces derniers (voir, notamment, Guillot c. France, 24 octobre 1996, § 22, Recueil 1996-V, et Johansson, précité, § 28). Il en va de même en ce qui concerne le nom de famille.

57.  L’objet de la requête entre donc dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. L’article 14 trouve dès lors à s’appliquer.

b)  Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8

i.  Principes généraux

58.  Dans sa jurisprudence, la Cour a établi que la discrimination s’entend du fait de traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes se trouvant en la matière dans des situations comparables (Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV). Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de cet article. Il faut établir que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables en la matière jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette différence est discriminatoire (Ünal Tekeli, précité, § 49, et Losonci Rose et Rose, précité, § 71).

59.  Une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable. L’existence de pareille justification s’apprécie à la lumière des principes qui prévalent d’ordinaire dans les sociétés démocratiques. Une différence de traitement dans l’exercice d’un droit énoncé par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime : l’article 14 est également violé s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, par exemple, Petrovic, précité, § 30, et Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 177, série A no 102).

60.  En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94). En effet, l’article 14 n’empêche pas une différence de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention (voir, parmi d’autres, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Zarb Adami, précité, § 73).

61.  Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement juridique (Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil 1996-IV). Son étendue varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, et Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 41, série A no 126), mais la décision finale quant à l’observation des exigences posées par la Convention appartient à la Cour. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible d’apparaître quant aux normes à atteindre (Ünal Tekeli, précité, § 54 ; Zarb Adami, précité, § 74 ; et Losonci Rose et Rose, précité, § 74).

ii.  Sur le point de savoir s’il y a eu différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires

62.  Selon la lecture du droit interne opérée par la Cour de cassation (paragraphe 16 ci-dessus), la règle selon laquelle les « enfants légitimes » se voient attribuer à la naissance le nom du père se dégage, par une interprétation adéquate, de la combinaison d’un certain nombre d’articles du code civil. La législation interne ne prévoit aucune exception à cette règle. Il est vrai, comme le souligne le Gouvernement (paragraphes 49-51 ci-dessus), que l’article 84 du décret présidentiel no 396 de 2000 prévoit la possibilité d’un changement de nom, et qu’en l’espèce le préfet de Milan a autorisé les requérants à compléter le nom de Maddalena par l’ajout d’un autre nom (celui de sa mère – paragraphe 22 ci-dessus). Cependant, il faut distinguer la détermination du nom à la naissance de la possibilité de changer de nom au cours de la vie. A cet égard, la Cour renvoie aux considérations qu’elle a exposées dans le cadre de l’exception du Gouvernement tirée de la perte par les requérants de la qualité de victimes (paragraphe 32 ci-dessus).

63.  A la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis que dans le cadre de la détermination du nom de famille à attribuer à leur « enfant légitime », des personnes se trouvant dans des situations similaires, à savoir l’un et l’autre des requérants, respectivement père et mère de l’enfant, ont été traitées de manière différente. En effet, à la différence du père, la mère n’a pas pu obtenir l’attribution de son nom de famille au nouveau-né, et ce en dépit de l’accord de son époux.

iii.  Sur le point de savoir s’il existait une justification objective et raisonnable

64.  La Cour rappelle que si une politique ou une mesure générale a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, la possibilité qu’elle soit considérée comme discriminatoire ne peut être exclue même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (McShane c. Royaume-Uni, no 43290/98, § 135, 28 mai 2002). De plus, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur le sexe (Willis, précité, § 39 ; Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263 ; et Losonci Rose et Rose, précité, § 80).

65.  La Cour rappelle qu’elle a eu l’occasion de traiter des questions en partie similaires dans les affaires Burghartz, Ünal Tekeli et Losonci Rose et Rose, précitées. La première concernait le refus opposé à une demande du mari qui souhaitait faire précéder le nom de famille, en l’occurrence celui de son épouse, du sien propre. La deuxième avait pour objet la règle de droit turc selon laquelle la femme mariée ne peut porter exclusivement son nom de jeune fille après le mariage, alors que l’homme marié garde son nom de famille tel qu’il était avant le mariage. L’affaire Losonci Rose et Rose portait sur la nécessité, en droit suisse, de soumettre une demande commune aux autorités pour les époux souhaitant prendre tous deux le nom de la femme, le nom du mari leur étant autrement attribué par défaut comme nouveau nom de famille après le mariage.

66.  Dans toutes ces affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8. Elle a notamment rappelé l’importance d’une progression vers l’égalité des sexes et de l’élimination de toute discrimination fondée sur le sexe dans le choix du nom de famille. Elle a en outre estimé que la tradition de manifester l’unité de la famille à travers l’attribution à tous ses membres du nom de l’époux ne pouvait justifier une discrimination envers les femmes (voir, notamment, Ünal Tekeli, précité, §§ 64-65).

67.  La Cour ne peut que parvenir à des conclusions analogues dans la présente affaire, où la détermination du nom de famille des « enfants légitimes » s’est faite uniquement sur la base d’une discrimination fondée sur le sexe des parents. La règle en cause veut en effet que le nom attribué soit, sans exception, celui du père, nonobstant toute volonté différente commune aux époux. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle italienne elle‑même a reconnu que le système en vigueur procède d’une conception patriarcale de la famille et des pouvoirs du mari, qui n’est plus compatible avec le principe constitutionnel de l’égalité entre homme et femme (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour de cassation l’a confirmé (paragraphe 20 ci‑dessus). Si la règle voulant que le nom du mari soit attribué aux « enfants légitimes » peut s’avérer nécessaire en pratique et n’est pas forcément en contradiction avec la Convention (voir, mutatis mutandis, Losonci Rose et Rose, précité, § 49), l’impossibilité d’y déroger lors de l’inscription des nouveau-nés dans les registres d’état civil est excessivement rigide et discriminatoire envers les femmes.

iv.  Conclusion

68.  Compte tenu de ce qui précède, la justification avancée par le Gouvernement ne paraît pas raisonnable et la différence de traitement constatée s’avère ainsi discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

69.  Eu égard à cette conclusion, la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher s’il y a eu aussi violation de l’article 8 pris isolément (Burghartz, précité, § 30, et Ünal Tekeli,précité, § 69).

UTILISATION DU PRÉNOM D'UNE CÉLÉBRITÉ POUR FAIRE DE LA PUBLICITÉ

BOHLEN c. ALLEMAGNE du 19 février 2015 requête 53495/09

Violation article 8 : l'utilisation d'un prénom d'une célébrité avec des éléments le désignant sans son autorisation est une violation de l'article 8

LES FAITS : Le requérant publie un livre caviardé. Une publicité caviardée pour des cigarettes fait référence à l'auteur sans son autorisation alors qu'il n'est pas fumeur !

7.  En automne 2003, le requérant publia un livre intitulé Dans les coulisses (Hinter den Kulissen). En raison de plusieurs procédures judiciaires en référé engagées à son encontre, un certain nombre de passages de ce livre durent être caviardés.

8.  Le 27 octobre 2003, la société British American Tobacco (Germany) GmbH, une compagnie de tabac (« la société »), lança une publicité sur laquelle on pouvait voir au premier plan deux paquets de cigarettes de la marque Lucky Strike. Sur l’un des paquets était posée une cigarette allumée alors qu’un gros marqueur noir se tenait debout, appuyé contre l’autre paquet. En haut de la publicité figurait en grandes lettres le texte suivant :

« Regarde, cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres. » (« Schau mal, lieber Dieter, so einfach schreibt man super Bücher »).

Les mots « cher » (« lieber »), « facilement » (« einfach ») et « super » (« super ») étaient biffés à l’encre noire, mais restaient lisibles. Au bas de l’annonce était écrit : « Lucky Strike. Rien d’autre. » (« Lucky Strike. Sonst nichts. »)

LA CEDH

45. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom, y compris le prénom (voir paragraphe 35 ci-dessus). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées ou utilisées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010 ; Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La Cour estime que si la diffusion d’informations sur une personne en mentionnant le nom complet de celle-ci constitue régulièrement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de cette personne, l’utilisation non consentie du seul prénom d’une personne peut, dans certains cas, aussi interférer avec la vie privée de celle‑ci. Tel est le cas, comme dans la présente affaire, lorsque le prénom est mentionné dans un contexte qui permet d’identifier la personne visée et lorsqu’il est utilisé à des fins publicitaires.

46.  La Cour observe que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’Etat, mais du manquement de celui-ci à le protéger contre l’utilisation non‑consentie de son prénom par la société. La présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’Etat au regard de l’article 8 de la Convention, et la liberté d’expression de la société, garanti par l’article 10 de la Convention qui s’applique aussi à des déclarations faites dans le domaine commercial (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 26, série A no 165) puisqu’il garantit la liberté d’expression à « toute personne », sans distinguer selon que le but poursuivi est ou non lucratif (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).

47.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives ou négatives. Cette marge d’appréciation est en principe la même que celle dont les Etats disposent sur le terrain de l’article 10 de la Convention pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cet article (Von Hannover c. Allemagne (no 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012 précité, § 106 ; et Axel Springer AG précité, § 87). La Cour rappelle que dans le domaine commercial, la marge d’appréciation des Etats contractants est particulièrement large (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits) ; Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013).

48.  Cette marge va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Von Hannover (no2), précité, § 107; Lillo-Stenberg et Sæther c. Norvège, no 13258/09, §§ 33 et 44, 16 janvier 2014).

49.  Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieure de la personne concernée, et le contenu, la forme et les répercussions de la publication (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113 ; Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012).

50.  En ce qui concerne l’existence d’un débat d’intérêt général, la Cour note que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité litigieuse avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait, sur un mode humoristique, l’affaire de la publication du livre du requérant, et ce peu après la parution du livre et dans le contexte du débat qui s’était ensuivi dans les médias à ce propos. La Cour peut admettre que la publicité, considérée dans ce contexte et en tant que satire – laquelle est une forme d’expression artistique et de commentaire social reconnue dans sa jurisprudence (Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009 ; Eon c. France, no 26118/10, § 60, 14 mars 2013) –, a contribué, au moins dans une certaine mesure, à un débat d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45, CEDH 2004-X ; Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 52, 19 septembre 2013).

51.  Pour ce qui est de la notoriété du requérant, la Cour relève que les juridictions allemandes ne se sont pas explicitement penchées sur cette question, mais ont clairement indiqué, en comparant l’affaire du requérant à des affaires d’autres personnes notoires ou en examinant la question de savoir si l’image de marque ou la valeur publicitaire du requérant avaient été exploitées, que la notoriété du requérant ne faisait pas de doute. Par ailleurs, force est de constater que la société n’aurait manifestement pas utilisé le prénom du requérant si celui-ci n’avait pas été suffisamment connu du public. La Cour en conclut que le requérant faisait partie des personnages publics qui ne peuvent pas prétendre de la même manière à une protection de leur droit au respect de leur vie privée que des personnes privées inconnues du public (Von Hannover (no 2), précité, § 110 ; Axel Springer AG, précité, § 91).

52.  Quant à l’objet de la publicité en cause, la Cour note que celle-ci faisait uniquement allusion à la parution du livre du requérant et les litiges judiciaires qui s’étaient ensuivis, c’est-à-dire à un événement public qui avait été commenté dans les médias. La publicité litigieuse n’avait pas rapporté des détails de la vie privée du requérant et n’avait d’ailleurs même pas repris les aspects de la vie privée du requérant que lui-même avait révélés dans son livre (voir, a contrario, Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS ») c. France, no 12268/03, § 53, 23 juillet 2009).

53.  En ce qui concerne le comportement antérieur du requérant, les juridictions allemandes ont relevé qu’en publiant son livre, le requérant s’était lui-même projeté au-devant de la scène et avait lui-même recherché le public pour son propre intérêt publicitaire. La Cour peut souscrire aux conclusions des juridictions allemandes si bien que, compte tenu de la notoriété du requérant, l’«espérance légitime» de celui-ci de voir sa vie privée effectivement protégée n’était plus que limitée (voir, mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité § 53 ; Axel Springer AG précité, § 101).

54.  Pour ce qui est du contenu, de la forme et des répercussions de la publicité, la Cour observe que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité ne contenait pas d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant (cf. Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité, § 54), n’était pas dévalorisante du fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes alors que le requérant déclare être non-fumeur, et ne suggérait pas non plus que le requérant s’identifiât d’une manière quelconque avec le produit présenté. Le Gouvernement précise à cet égard que la publicité n’aurait nullement suggéré que le requérant fasse personnellement la publicité pour les cigarettes ou ait un lien avec celles-ci.

55.  La Cour relève que le fait de mettre le nom d’une personnalité en relation avec un produit commercialisé sans le consentement de celle-ci peut soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, notamment lorsque le produit présenté n’est pas accepté socialement ou lorsqu’il donne lieu à des interrogations éthiques ou morales sérieuses. Dans la présente affaire, elle peut cependant souscrire aux conclusions des juridictions nationales, eu notamment égard au caractère humoristique de la publicité en cause qui s’inscrivait d’ailleurs dans une campagne publicitaire de la société qui cherchait à faire un lien humoristique entre la représentation d’un paquet de sa marque de cigarettes et un événement d’actualité impliquant une personne connue du public (voir, p. ex., Ernst-August von Hannover c. Allemagne, no 53649/09, 19 février 2015). Par ailleurs, comme l’a relevé le tribunal régional, il n’y avait qu’un nombre restreint de personnes qui avaient été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant, puisque ni le nom de famille ni une photo du requérant ne figuraient sur la publicité. Le requérant n’en disconvient d’ailleurs pas lorsqu’il admet que seules les personnes qui étaient au courant de ses litiges judiciaires concernant la parution de son livre pouvaient comprendre la publicité.

56.  Le requérant affirme en particulier que la Cour fédérale de justice l’a débouté de sa demande avant tout parce que la liberté d’expression de la société jouissait d’une protection juridique plus élevée que son droit au respect de la vie privée. La Haute juridiction n’aurait de ce fait pas procédé à une véritable mise en balance digne de ce nom. Le Gouvernement soutient que la Cour fédérale de justice a procédé à une mise en balance lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait lieu d’octroyer au requérant la licence réclamée.

57.  La Cour note que certains passages de l’arrêt de la Cour fédérale de justice semblent suggérer que, du seul fait de son ancrage dans le droit constitutionnel, la liberté d’expression de la société revêtait dans la présente affaire plus de poids que le droit à la protection de la personnalité et le droit au nom du requérant qui n’étaient protégés que par une loi ordinaire. Elle observe que la Cour fédérale de justice semble avoir opposé ce principe de protection échelonné aux conclusions de la cour d’appel qui, elle, avait soutenu que le droit à la protection de la personnalité l’emportait dans de tels cas toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire (voir paragraphe 24 ci-dessus).

58.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne ou la pratique nationale pertinente dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont celles-ci ont été appliquées au requérant dans le cas d’espèce (voir Von Hannover (no 2), précité, § 116 ; Karhuvaara et Iltalehti précité, § 49; et, mutatis mutandis, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 59, CEDH 2000‑VIII). À cet égard, elle note d’emblée que la Cour fédérale de justice a précisé que seules les composantes patrimoniales du droit à la personnalité jouissaient d’une protection par la loi ordinaire alors que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par le droit constitutionnel dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux. La Cour relève en outre que la Cour fédérale de justice a pris en considération les circonstances de l’affaire, à savoir la nature à la fois commerciale et humoristique de la publicité en cause, sa diffusion peu après la parution du livre du requérant et dans le contexte du débat dans les médias à propos de ce livre, l’absence d’éléments dégradants ou négatifs à l’égard du requérant ou son image de marque et le comportement antérieur du requérant vis-à-vis du public.

59.  Aux yeux de la Cour, la Cour fédérale de justice a donc procédé à une mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu et a conclu que, dans les circonstances de l’affaire devant elle, il y avait lieu d’accorder la priorité à la liberté d’expression de la société et de refuser d’octroyer une licence fictive au requérant qui avait déjà obtenu l’engagement de la société de ne plus diffuser la publicité.

60.  Dans ces conditions, et eu égard à l’ample marge d’appréciation dont les juridictions nationales disposent en la matière (voir paragraphe 47 ci‑dessus) lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la Cour conclut que la Cour fédérale de justice n’a pas manqué à ses obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant il n’y a pas eu violation de cette disposition.

ERNST AUGUST VON HANNOVER c. ALLEMAGNE du 19 février 2015 requête 53649/09

Violation article 8 : l'utilisation d'un prénom d'une célébrité avec des éléments le désignant sans son autorisation est une violation de l'article 8

LES FAITS :

En janvier 2000, la presse se fit l’écho d’une autre empoignade du requérant avec le gérant d’une discothèque sur l’île de Lamu, au large des côtes kenyanes, pour laquelle le requérant fut condamné par la suite pour coups et blessures. Une publicité montre dans sa partie inférieure un paquet de cigarettes Lucky Strike, couché sur son côté le plus long et tout cabossé. Sur la partie supérieure, il était écrit en grandes lettres : « Etait-ce Ernst ? Ou August ? » Tout en bas de la publicité se trouvait la phrase « Lucky Strike. Sinon rien. »

CEDH :

44.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom y compris le prénom (voir paragraphe 34 ci-dessus). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées ou utilisées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010 ; Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La Cour estime que si la diffusion d’informations sur une personne en mentionnant le nom complet de celle-ci constitue régulièrement une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de cette personne, l’utilisation non-consentie du seul prénom d’une personne peut, dans certains cas, aussi interférer avec la vie privée de celle‑ci. Tel est le cas, comme dans la présente affaire, lorsque les prénoms sont mentionnés, dans un contexte qui permet d’identifier la personne visée et lorsqu’ils sont utilisés à des fins publicitaires.

45.  La Cour observe que le requérant ne se plaint pas d’une action de l’État, mais du manquement de celui-ci à le protéger contre l’utilisation non‑consentie de ses prénoms par la société. La présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée sous l’angle des obligations positives qui incombent à l’État au regard de l’article 8 de la Convention, et la liberté d’expression de la société, garanti par l’article 10 de la Convention qui s’applique aussi à des déclarations faites dans le domaine commercial (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 26, série A no 165) puisqu’il garantit la liberté d’expression à « toute personne », sans distinguer selon que le but poursuivi est ou non lucratif (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).

46.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. Cette marge d’appréciation est en principe la même que celle dont les États disposent sur le terrain de l’article 10 de la Convention pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cet article (Von Hannover c. Allemagne (no 2), nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012 précité, § 106 ; et Axel Springer AG précité, § 87). La Cour rappelle que dans le domaine commercial, la marge d’appréciation des États contractants est particulièrement large (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61, CEDH 2012 (extraits) ; Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 39, 10 janvier 2013).

47.  Cette marge va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 ; Von Hannover (no2), précité, § 107; Lillo-Stenberg et Sæther c. Norvège, no 13258/09, §§ 33 et 44, 16 janvier 2014).

48.  Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieure de la personne concernée, et le contenu, la forme et les répercussions de la publication (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113 ; Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Tănăsoaica c. Roumanie, no 3490/03, § 41, 19 juin 2012).

49.  En ce qui concerne l’existence d’un débat d’intérêt général, la Cour note que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité litigieuse avait trait à un thème d’intérêt public dans la mesure où elle reprenait, sur un mode humoristique, les empoignades récentes du requérant dont la presse avait rendu compte et dont celle survenue en 2000 a abouti à une condamnation pénale du requérant. La Cour peut admettre que la publicité, considérée dans ce contexte et en tant que satire – laquelle est une forme d’expression artistique et de commentaire social reconnue dans sa jurisprudence (voir Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009 ; Eon c. France, no 26118/10, § 60, 14 mars 2013) –, a contribué, au moins dans une certaine mesure, à un débat d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 45, CEDH 2004-X ; Von Hannover c. Allemagne (no 3), no 8772/10, § 52, 19 septembre 2013).

50.  Pour ce qui est de la notoriété du requérant, la Cour note que les juridictions allemandes ont notamment relevé que, du fait de sa liaison avec la fille ainée du prince Rainier III de Monaco et de ses altercations commentées par la presse, le requérant était connu d’un large public. Par ailleurs, force est de constater que la société n’aurait manifestement pas utilisé ses prénoms si le requérant n’avait pas été suffisamment connu du public. La Cour en conclut que le requérant faisait partie des personnages publics qui ne peuvent pas prétendre de la même manière à une protection de leur droit au respect de leur vie privée que des personnes privées inconnues du public (Von Hannover (no 2), précité, § 110 ; Axel Springer AG, précité, § 91).

51.  Quant à l’objet de la publicité en cause, la Cour note que celle-ci faisait allusion aux empoignades du requérant, c’est-à-dire à des événements qui avaient été commentés dans la presse et pour lequel, concernant l’altercation de 2000, le requérant avait été condamné pénalement. Elle relève que la publicité litigieuse s’est limitée à rappeler l’existence de ces événements, sans rapporter un quelconque détail de la vie privée du requérant.

52.  En ce qui concerne le comportement antérieur du requérant, la Cour considère, prenant en compte, comme l’ont relevé les juridictions allemandes, la notoriété du requérant et ses altercations dont les médias s’étaient faits l’écho, que l’«espérance légitime» du requérant de voir sa vie privée effectivement protégée n’était plus que limitée (voir, mutatis mutandis, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, n12268/03, § 53, 23 juillet 2009; Axel Springer AG précité, § 101).

53.  Pour ce qui est du contenu, de la forme et des répercussions de la publicité, la Cour observe que les juridictions allemandes ont relevé que la publicité ne contenait pas d’éléments offensants ou dégradants à l’égard du requérant (cf. Hachette Filipacchi Associés (« ICI PARIS »), précité, § 54), n’était pas dévalorisante du seul fait qu’elle promouvait une marque de cigarettes, et ne suggérait pas non plus que le requérant s’identifiât d’une manière quelconque avec le produit présenté. Le Gouvernement précise à cet égard que la publicité n’aurait nullement suggéré que le requérant fasse personnellement la publicité pour les cigarettes ou ait un lien avec celles-ci.

54.  La Cour relève que le fait de mettre le nom d’une personnalité en relation avec un produit commercialisé sans le consentement de celle-ci peut soulever des questions au regard de l’article 8 de la Convention, notamment lorsque le produit présenté n’est pas accepté socialement ou qu’il donne lieu à des interrogations éthiques ou morales sérieuses. Dans la présente affaire, elle peut cependant souscrire aux conclusions des juridictions nationales, eu notamment égard au caractère satirique de la publicité en cause. Celle-ci s’inscrivait d’ailleurs dans une campagne publicitaire de la société qui cherchait à faire un lien humoristique entre la représentation d’un paquet de sa marque de cigarettes et un événement d’actualité impliquant une personne connue du public (voir, p. ex., Bohlen c. Allemagne, no 53495/09, 19 février 2015). Par ailleurs, comme l’a relevé la Cour fédérale de justice, il n’y avait qu’un nombre restreint de personnes qui avaient été en mesure de faire le lien entre la publicité et le requérant, à savoir les personnes qui avaient entendu parler des bagarres du requérant, d’autant que celles-ci n’étaient pas mentionnées dans la publicité litigieuse mais suggérées d’une manière astucieuse.

55.  Le requérant affirme en particulier que la Cour fédérale de justice l’a débouté de sa demande avant tout parce que la liberté d’expression de la société jouissait d’une protection juridique plus élevée que son droit au respect de la vie privée. La Haute juridiction n’aurait de ce fait pas procédé à une véritable mise en balance digne de ce nom. Le Gouvernement soutient que la Cour fédérale de justice a procédé à une mise en balance lorsqu’elle s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait lieu d’octroyer au requérant la licence réclamée.

56.  La Cour note que certains passages de l’arrêt de la Cour fédérale de justice semblent suggérer que, du seul fait de son ancrage dans le droit constitutionnel, la liberté d’expression de la société revêtait dans la présente affaire plus de poids que le droit à la protection de la personnalité et le droit au nom du requérant qui n’étaient protégés que par une loi ordinaire. Elle observe que la Cour fédérale de justice semble avoir opposé ce principe de protection échelonné aux conclusions de la cour d’appel qui, elle, avait soutenu que le droit à la protection de la personnalité l’emportait toujours sur le droit à la liberté d’expression du publicitaire dans de tels cas (voir paragraphe 24 ci-dessus).

57.  La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner la législation interne ou la pratique nationale pertinente dans l’abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont celles-ci ont été appliquées au requérant dans le cas d’espèce (voir Von Hannover (no 2), précité, § 116 ; Karhuvaara et Iltalehti précité, § 49; et, mutatis mutandis, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 59, CEDH 2000‑VIII). À cet égard, elle note d’emblée que la Cour fédérale de justice a précisé que seules les composantes patrimoniales du droit à la personnalité jouissaient d’une protection par la loi ordinaire alors que les droits à la protection de la personnalité faisaient partie des droits fondamentaux garantis par le droit constitutionnel dans la mesure où ils protégeaient des intérêts moraux. La Cour relève en outre que la Cour fédérale de justice a pris en considération les circonstances de l’affaire, à savoir la nature à la fois commerciale et humoristique de la publicité en cause, la notoriété du requérant du fait notamment de sa liaison avec la princesse Caroline von Hannover, et l’absence d’éléments dégradants ou offensants à l’égard du requérant ou son image de marque.

58.  Aux yeux de la Cour, la Cour fédérale de justice a donc procédé à une mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu et a conclu que, dans les circonstances de l’affaire devant elle, il y avait lieu d’accorder la priorité à la liberté d’expression de la société et de refuser d’octroyer une licence fictive au requérant qui avait déjà obtenu l’injonction du tribunal régional obligeant la société à ne plus diffuser la publicité litigieuse.

59.  Dans ces conditions, et eu égard à l’ample marge d’appréciation dont les juridictions nationales disposent en la matière (paragraphe 46 ci-dessus) lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la Cour conclut que la Cour fédérale de justice n’a pas manqué à ses obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant il n’y a pas eu violation de cette disposition.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE

Cour de Cassation 1ere Chambre Civile arrêt du 8 juillet 2015 pourvoi n° 14-19.131 REJET

Mais attendu que le nom du mari de la mère, conféré par celui-ci par déclaration conjointe des époux, selon les dispositions du premier alinéa de l'article 334-5 du code civil, alors applicable, ne peut être modifié par le juge lorsque la filiation paternelle de l'enfant a été établie postérieurement ; que l'arrêt constate que le nom du mari de la mère a été valablement substitué au nom de l'intéressé en l'absence de filiation paternelle établie lors de la déclaration des époux, et que celui-ci n'a pas exercé, dans le délai de deux ans suivant sa majorité, le droit de reprendre le nom de sa mère, dans les conditions prévues par le second alinéa du texte précité, alors applicable ; qu'après avoir rappelé, à bon droit, que M. Z... pouvait solliciter une autorisation de changement de son nom en suivant la procédure prévue par l'article 61 du code civil, c'est, sans méconnaître les dispositions de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, que la cour d'appel a rejeté sa demande ; que le moyen n'est pas fondé ;

Cour de Cassation 1ere Chambre Civile arrêt du 15 février 2012 pourvoi n° 10-27.512/11-19.963 Cassation

Mais attendu que c’est par une appréciation souveraine qu’en une décision motivée la cour d’appel a estimé qu’il était contraire à l’intérêt de l’enfant de le prénommer Titeuf ; que le moyen qui ne tend en réalité qu’à contester cette appréciation ne peut être accueilli

L'ARTICLE 8 LA VIE INTIME ET LE VIOL

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- L'ARTICLE 8 ET LE DROIT AUX SOINS

- LA VIE SEXUELLE

- LA TRANSSEXUALITE AU SENS DE L'ARTICLE 8

-- LE VIOL

- LA FAUSSE ACCUSATION DE VIOL

- LE FICHAGE PAR LA POLICE

ARTICLE 8 ET DROIT AUX SOINS

La CEDH considère que le droit aux soins est soumise aux marges d'appréciation des Etats et prévoit peut être le fin de la sécurité sociale.

LE MANQUE DE SOINS LA NUIT AUX PERSONNES AGEES INCONTINENTES

McDonald C. Royaume Uni du 20 mai 2014 requête 4241/12

Irrecevabilité du grief tiré de l'article 8 : Il appartenait aux autorités britanniques de décider de réduire les soins de nuit offerts à une dame âgée.

Dans cette affaire, la requérante, dont la mobilité est extrêmement limitée, se plaignait qu’une autorité locale ait réduit le montant qui lui était alloué pour ses soins hebdomadaires après avoir estimé que ses besoins nocturnes en matière d’hygiène pouvaient être couverts par la fourniture de protections d’incontinence et de draps absorbants au lieu d’une personne restant avec elle la nuit pour l’aider à utiliser les toilettes. Pour la période ou cette ingérence est non prévue par la loi, il y a violation de l'article 8. Pour la période où la loi le prévoit, il n'y a pas violation puisque cette ingérence entre dans la marge de manoeuvre de l'Etat.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour juge que la réduction de l’allocation pour soins de la requérante prononcée au motif que l’intéressée pouvait utiliser des protections d’incontinence la nuit a constitué une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Elle note que la Cour suprême a admis – et que le Gouvernement a reconnu – que toute ingérence faite dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale aurait été dépourvue de base légale du 21 novembre 2008 au 4 novembre 2009. Elle conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention pendant cette période.

Elle constate en revanche que, à partir du 4 novembre, la décision de l’autorité locale de ne plus fournir à la requérante de garde de nuit pour l’aider à faire face à ses besoins hygiéniques était conforme au droit interne. Elle estime que cette ingérence poursuivait un but légitime, à savoir le bien-être économique de l’État et l’intérêt des autres bénéficiaires de soins. La question à trancher est donc celle de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

Dans ce cadre, il faut en particulier mettre en balance l’intérêt de la requérante avec le bien-être économique de l’État.

Dans cette mise en balance, la Cour garde à l’esprit que les États jouissent d’une grande latitude (« une ample marge d’appréciation ») en ce qui concerne les questions de politique sociale, économique et sanitaire, en particulier lorsqu’ils doivent décider comment allouer des ressources limitées. Elle estime qu’il ne lui appartient donc pas de substituer sa propre appréciation du bien-fondé de la mesure litigieuse à celle des autorités nationales compétentes.

À cet égard, elle note que l’autorité locale, par des révisions régulières du plan de soins, comme les juridictions nationales, dont la Court of Appeal et la Cour suprême, ont mis en balance les besoins de soins de la requérante avec la responsabilité sociale de l’État consistant à assurer également le bien être des autres bénéficiaires de soins de la communauté dans son ensemble. En conséquence, elle juge que, même si la requérante se trouve dans une situation extrêmement désagréable, l’ingérence faite dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée à partir du 4 novembre 2009 était à la fois proportionnée au but poursuivi et «nécessaire dans une société démocratique ». Elle rejette donc cette partie du grief, qu’elle juge irrecevable.

LE DROIT A UNE METHODE DE SOINS EXPERIMENTALE

Décision DURISOTTO contre l’Italie du 28 mai 2014 requête 62804/13

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8 ET DE L'ARTICLE 14 dans cette curieuse décision une méthode expérimentale pourtant déjà accordée par des tribunaux, est refusée au requérant. La CEDH considère qu'il s'agit pour une méthode expérimentale dont les résultats ne sont pas établis et que ce refus est dans la marge d'appréciation très grande des Etats

LES FAITS

1. La procédure judiciaire entamée par le requérant

3.  Mlle M.D., fille du requérant, est affectée depuis son adolescence par une pathologie cérébrale dégénérative (leucodystrophie métachromatique).

4.  Le 8 avril 2013, le requérant déposa un recours en référé devant le tribunal d’Udine afin qu’il ordonne à l’hôpital de Brescia d’administrer à sa fille des cellules souches selon la méthode « Stamina », mise en place en 2009 par M. D.V., professeur exerçant auprès de l’université d’Udine.

5.  Le décret du 5 décembre 2006 autorisait en effet l’accès à cette méthode, en l’absence de toute alternative thérapeutique, dans des cas urgents où la vie ou la santé des patients courait un risque ainsi que dans le cas de pathologies graves à progression rapide (voir aussi la partie « Droit interne pertinent »).

6.  Par une décision du 10 avril 2013, le tribunal fit provisoirement droit à la demande du requérant. Il considéra que la pathologie touchant la fille du requérant entraînait, entre autres, une atrophie cérébrale progressive, que cette dernière s’était aggravée au courant de l’année d’avant et que, la fille du requérant courant le risque de subir des préjudices irréversibles, il y avait lieu de ne pas retarder l’administration de la thérapie en cause. Le tribunal fixa une audience au 6 mai 2013 pour faire comparaître les parties et décider ensuite de la confirmation, de la modification ou de la révocation de la mesure prise. La thérapie ne fut donc pas entamée dans l’intervalle.

7.  Le 3 mai 2013, l’hôpital de Brescia se constitua dans la procédure et demanda le rejet de la demande du requérant, estimant que les conditions prévues par le décret-loi no 24 du 25 mars 2013 (ci-après « décret-loi no 24/2013 »), entré en vigueur le 27 mars 2013 et réglementant l’accès des patients à la méthode en question, n’étaient pas remplies en l’espèce. En particulier, exposait-il, la fille du requérant n’avait pas démarré le traitement litigieux à la date d’entrée en vigueur dudit décret, comme celui-ci l’exigeait.

8.  Par une décision du 11 juillet 2013, le tribunal révoqua sa décision du 10 avril 2013 et rejeta la demande du requérant.

2. La valeur scientifique de la méthode « Stamina »

11.  La valeur scientifique de la méthode « Stamina » n’est pas établie à l’heure actuelle.

12.  Le 29 août 2013, un comité scientifique mis en place par le ministère de la Santé a rendu un avis négatif quant à l’expérimentation de cette méthode, estimant qu’elle était dépourvue de base scientifique.

13.  Cette décision a été attaquée par la « Fondation Stamina », dont M. D.V. est le président, au motif de la composition prétendument illégale du comité. La procédure judiciaire afférente est actuellement pendante.

3. Les décisions judiciaires concernant l’autorisation d’accéder à la thérapie « Stamina »

19.  Le requérant joint à sa requête une série de décisions par lesquelles les juridictions internes ont autorisé les demandeurs à accéder à la méthode « Stamina » (à titre d’exemple, les ordonnances des tribunaux de Cosenza du 18 juin 2013, de Pordenone du 5 août 2013, de Trieste du 9 août 2013, d’Ancône du 20 août 2013, de Monza du 27 août 2013, de Modène du 28 août 2013, de Venise du 18 septembre 2013 et de Vicence du 23 septembre 2013).

20.  Ces ordonnances ont en effet autorisé l’accès aux soins compassionnels prévus par la thérapie litigieuse pour des personnes affectées par des pathologies similaires à celle dont est atteinte la fille du requérant.

21.  Certaines d’entre elles concernent toutefois des situations différentes de celle de Mlle M.D. en ce que, contrairement à ce qui était le cas pour cette dernière, les thérapies en question avaient été démarrées à des dates antérieures à l’entrée en vigueur du décret-loi no 24/2013 (voir, par exemple, l’ordonnance du tribunal de Cosenza du 18 juin 2013 ou celle du tribunal de Venise du 18 septembre 2013).

22.  Dans d’autres cas (voir, par exemple, les ordonnances des tribunaux de Pordenone et de Trieste des 5 et 9 août 2013 respectivement) les juges ont autorisé l’accès des patients à la thérapie litigieuse alors même que ceux-ci ne rentraient dans aucun des deux cas de figure prévus par le décret-loi no 24/2013 (à savoir le fait d’avoir démarré ou été autorisé à démarrer la thérapie « Stamina » à une date antérieure à l’entrée en vigueur de ce décret).

23.  En particulier, le juge de Pordenone a émis des doutes quant à la constitutionnalité du décret-loi no 24/2013 dans la mesure où celui-ci établissait un critère purement temporel (à savoir, le fait d’avoir démarré le traitement en question à une date donnée) et non pas médical, ce qui apparaissait discriminatoire. Ainsi, il a estimé que le décret du ministère de la Santé du 5 décembre 2006 devait recevoir application en l’espèce et a autorisé le demandeur à accéder à la thérapie « Stamina ».

24.  Le tribunal de Trieste, de son côté, a observé, entre autres, que la valeur scientifique de la méthode « Stamina », déjà utilisée dans le cadre de l’hôpital public de Brescia, était établie.

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 8 ET DE L'ARTICLE 14

31.  La Cour observe d’emblée que le requérant ne se plaint pas de l’absence de fonds publics pour financer le traitement en cause (contrairement aux requérants dans les affaires Penticova c. Moldova (déc.), no. 14462/03, 30 avril 2003 et Sentges c. les Pays-Bas (déc.), no. 27677/02), son grief portant spécifiquement sur le manque d’accès pour sa fille à la thérapie litigieuse.

32.  La Cour relève ensuite que l’impossibilité pour la fille du requérant d’accéder à la thérapie « Stamina » appelle clairement un examen sous l’angle de l’article 8 de la Convention, dont l’interprétation, en ce qui concerne la notion de « vie privée », est sous-tendue par les notions d’autonomie personnelle et de qualité de vie (voir Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, CEDH 2012 (extraits) et, mutatis mutandis, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, §§ 61 in fine et 65, CEDH 2002‑III et Costa et Pavan c. Italie, no 54270/10, §§ 52-57, 28 août 2012).

33.  Dans le cas d’espèce, la Cour considère que la décision du tribunal d’Udine de réfuser l’accès de la fille du requérant à la thérapie médicale en cause s’analyse en une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de sa vie privée.

34.  Cette ingérence était prévue par la loi, à savoir le décret-loi no 24 du 25 mars 2013, et poursuivait un but légitime consistant en la protection de la santé.

35.  En ce qui concerne la proportionnalité d’une telle mesure avec l’objectif poursuivi, la question qui se pose est celle de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité (Hristozov et autres c. Bulgarie, précité, § 117).

36.  Dans ce contexte, la Cour rappelle qu’en cas d’interdiction d’accès à des soins compassionnels faite à des personnes affectées par des pathologies graves, la marge d’appréciation des États membres est ample (voir Hristozov et autres c. Bulgarie, précité, § 124 et aussi, mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 91, CEDH 2007‑I et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 106, CEDH 2011).

37.  Dans la présente affaire, d’après le décret-loi no 24/2013, seuls les traitements à base de cellules souches démarrés ainsi que ceux autorisés par l’autorité judiciaire avant la date de son entrée en vigueur, à savoir le 27  mars 2013, pouvaient être menés à terme.

38.  C’est sur la base de cette loi que, le 30 août 2013, le tribunal d’Udine a rejeté la demande introduite par le requérant aux fins d’obtenir la possibilité pour sa fille d’accéder à la thérapie souhaitée. Dans ses motifs, le tribunal a relevé d’une part que la thérapie litigieuse était en phase d’expérimentation et que, d’autre part, la fille du requérant ne remplissait pas les conditions requises, faute d’avoir démarré le traitement en question avant la date d’entrée en vigueur dudit décret-loi ou d’avoir obtenu une autorisation judiciaire à cette fin avant la même date.

39.  La Cour relève par ailleurs que le 29 août 2013, un comité scientifique mis en place par le ministère de la Santé a rendu un avis négatif quant à l’expérimentation de la méthode « Stamina ». Cette décision a été attaquée par M. D.V., mais la procédure judiciaire afférente reste pendante à l’heure actuelle et la valeur scientifique de la thérapie litigieuse n’est donc pas établie.

40.  La Cour rappelle en outre que, en tout état de cause, il n’appartient pas au juge international de se substituer aux autorités nationales compétentes pour déterminer le niveau de risque acceptable par les patients souhaitant accéder à des soins compassionnels dans le cadre d’une thérapie expérimentale (Hristozov et autres c. Bulgarie, précité § 125).

41.  L’ingérence dans dans le droit de la fille du requérant au respect de sa vie privée peut être partant considérée nécessaire dans une société démocratique. Le grief concernant la compatibilité de l’interdiction faite à la fille du requérant d’accéder à la thérapie compassionnelle litigieuse avec l’article 8 de la Convention doit donc être rejetée en tant que manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

42.  Pour ce qui est du respect du principe de non-discrimination garanti par l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle d’abord que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni, arrêt du 28 mai 1985, § 71, série A no 94, et Karlheinz Schmidt c. Allemagne, arrêt du 18 juillet 1994, § 22, série A no 291-B).

43.  Au vu des considérations concernant l’applicabilité de l’article 8 de la Convention aux faits en cause, la Cour estime donc que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer en l’espèce (voir, mutatis mutandis, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 51, 22 janvier 2008).

44.  Or, quant aux décisions judiciaires citées par le requérant ayant autorisé l’accès à la thérapie litigieuse pour certaines personnes se trouvant dans un état de santé similaire à celui de sa fille, la Cour constate tout d’abord que plusieurs des ordonnances mentionnées par le requérant concernent des situations différentes de celle de Mlle M.D. dans la mesure où, dans certaines affaires, les thérapies en question avaient été démarrées à des dates antérieures à l’entrée en vigueur du décret-loi no 24/2013 (ainsi, notamment, dans l’ordonnance du tribunal de Cosenza du 18 juin 2013 ou dans celle du tribunal de Venise du 18 septembre 2013).

45.  Dans d’autres cas (par exemple, dans les ordonnances des tribunaux de Pordenone et de Trieste, des 5 et 9 août 2013 respectivement), certes, les juges ont autorisé l’accès des patients à la thérapie litigieuse alors même que ceux-ci ne rentraient dans aucun des deux cas de figure prévus par le décret-loi no 24/2013 (à savoir le fait d’avoir démarré ou été autorisé à démarrer la thérapie « Stamina » à une date antérieure à l’entrée en vigueur dudit décret).

46.  À cet égard, la Cour rappelle toutefois que pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il ne suffit pas que l’on soit en présence d’une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV), mais il faut aussi que la distinction litigieuse soit discriminatoire. Selon la jurisprudence, une distinction est discriminatoire au regard de l’article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 38, série A no 87 ; Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

47.  Dans le cas d’espèce, même à supposer que la fille du requérant se trouve dans une situation comparable à celle des personnes concernées par les décisions judiciaires en cause, la Cour ne saurait conclure que le refus d’autoriser l’accès de celle-ci à la thérapie « Stamina » a été discriminatoire, dans le sens décrit ci-dessus.

48.  Dans ce contexte, la Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue dans le cadre de l’article 8 de la Convention, à savoir que l’interdiction pour la fille du requérant d’accéder à la méthode « Stamina », prévue par le tribunal d’Udine dans sa décision du 30 août 2013 en application du décret-loi no 24/2013, poursuivait le but légitime de la protection de la santé et était proportionnée à celui-ci. En effet, la décision en cause a été dûment motivée et n’était pas arbitraire (voir le paragraphe 39 ci-dessus). En outre, la valeur scientifique de la méthode en question n’est pas établie à l’heure actuelle, la procédure judiciaire entamée par M. D.V. ayant pour objet l’expérimentation de la méthode « Stamina » étant à ce jour pendante.

49.  Ainsi, la circonstance que certains tribunaux internes aient autorisé l’accès à cette thérapie à d’autres personnes se trouvant dans un état de santé prétendument similaire à celui de la fille du requérant ne suffit pas, à elle seule, à caractériser une méconnaissance de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention.

50.  Par conséquent, à la lumière de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, cette partie de la requête doit être rejetée comme manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

LA VIE SEXUELLE

K.A et A.D C. Belgique du 17 février 2005 requêtes 42758/98 et 45558/99

LE DROIT DE VIVRE SA SEXUALITE EST LIMITE PAR L'INTERDICTION de porter des coups et blessures sur autrui sans son consentement

Le sadomasochisme entre adultes consentants est protégé par la convention.

 La Cour cherche à constater que les condamnations qui poursuivaient un but légitime et qui étaient prévues par la loi, étaient bien nécessaires dans une société démocratique:

 78.  La Cour constate que les parties s’entendent à considérer qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée quant aux faits sanctionnés par application de l’article 398 du code pénal. De ce fait, elle n’estime pas nécessaire d’examiner si la condamnation pour des faits constitutifs du délit d’incitation à la débauche et à la prostitution, a également constitué une ingérence dans les droits reconnus par l’article 8 de la Convention.

  79. La Cour a souvent souligné que l’expression de « vie privée » est large et ne se prête pas à une définition exhaustive. Des éléments tels que le sexe, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle sont des composantes importantes du domaine personnel protégé par l’article 8 (voir, par exemple, les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, B. c. France du 25 mars 1992, série A no 232-C, pp. 53-54, § 63, Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 28, § 24).

  79.  Pour se concilier avec l’article 8 § 2, une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par l’article 8 doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (Dudgeon c. Royaume-Uni, arrêt du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 43).

  80.  Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est arrivée quant au respect de l’article 7 de la Convention, la Cour conclut que l’ingérence est sans nul doute prévue par la loi.

  81.  De l’avis de la Cour, elle poursuivait en outre un ou des buts légitimes pleinement compatibles avec la Convention. Les poursuites et la condamnation pour coups et blessures visaient la protection « des droits et libertés d’autrui » dans la mesure où les juridictions nationales ont mis en cause, en l’espèce, la question du consentement de la « victime ». Ces juridictions ont aussi visé la « protection de la santé ». Quant à l’article 380bis du code pénal la Cour constate qu’il tend à protéger la « défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales ». Rien ne donne à penser qu’en visant ces divers buts, les autorités judiciaires belges aient recherché d’autres objectifs, étrangers à la Convention.

  82.  Reste donc à déterminer si la condamnation des requérants pouvait passer pour nécessaire, « dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. A cet égard, la mesure en cause doit se fonder sur un besoin social impérieux ce qui impose, notamment, qu’elle demeure proportionnée au but légitime recherché (McLeod c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998, § 52).

  83.  L’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], arrêt du 11 juillet 2002, Recueil 2002-VI, § 90) ou sous l’aspect de l’autonomie personnelle qui reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, arrêt du 29 avril 2002, Recueil 2002-III, § 61). Ce droit implique le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Burghartz c. Suisse, série A no 280-B, rapport de la Commission, § 47, et Friedl c. Autriche, série A no 305-B, rapport de la Commission, § 45), en ce compris dans le domaine des relations sexuelles, qui est l’un des plus intimes de la sphère privée et est à ce titre protégé par cette disposition (Smith et Grady c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1999, Recueil 1999-VI, § 89). Le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle. A cet égard, « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps » (Pretty, précité, § 66).

  84.  Il en résulte que le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus. Il faut dès lors qu’il existe des « raisons particulièrement graves » pour que soit justifiée, aux fins de l’article 8 § 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité.

  85.  En l’espèce, en raison de la nature des faits incriminés, l’ingérence que constituent les condamnations prononcées n’apparaît pas disproportionnée. Si une personne peut revendiquer le droit d’exercer des pratiques sexuelles le plus librement possible, une limite qui doit trouver application est celle du respect de la volonté de la « victime » de ces pratiques, dont le propre droit au libre choix quant aux modalités d’exercice de sa sexualité doit aussi être garanti. Ceci implique que les pratiques se déroulent dans des conditions qui permettent un tel respect, ce qui ne fut pas le cas.

  En effet, à la lumière notamment des éléments retenus par la cour d’appel, il apparaît que les engagements des requérants visant à intervenir et arrêter immédiatement les pratiques en cause lorsque la « victime » n’y consentait plus n’ont pas été respectés. De surcroît, au fil du temps, toute organisation, tout contrôle de la situation étaient devenus absents. Il y a eu une escalade de violence et les requérants ont eux-mêmes avoué qu’ils ne savaient pas où elle se serait terminée.

  86.  Le quantum des peines prononcées et les conséquences résultant pour le premier requérant de sa condamnation, ne sont pas non plus de nature à convaincre la Cour que les autorités nationales sont intervenues de manière disproportionnée, eu égard notamment au fait que ce requérant pourra, en application de la loi du 5 août 1968, faire valoir ses droits pour les années prestées comme juge dans le cadre du régime général de pension du secteur privé et ne sera donc pas privé de tout moyen de subsistance (voir, a contrario et mutatis mutandis, Azinas c. Chypre, no 56679/00, §§ 44, 20 juin 2002).

  87.  Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que les autorités nationales étaient en droit de juger que les poursuites engagées contre les requérants et leur condamnation étaient des mesures nécessaires dans une société démocratique à la protection « des droits et libertés d’autrui » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.

  88.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Le consentement et l'intégrité physique priment sur la liberté sexuelle

Stübing C. Allemagne du 12 avril 2012 requête 43547/08

La condamnation pénale d’un individu en raison de sa relation incestueuse avec sa sœur cadette ne porte pas atteinte à ses droits conventionnels

La Cour ne peut exclure que la condamnation pénale de l’intéressé ait eu des conséquences sur la vie familiale de celui-ci. En tout état de cause, les parties s’accordent à reconnaître que la condamnation en question s’analyse en une ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée au sens de l’article 8, disposition qui protège notamment la vie sexuelle.

Cette condamnation était fondée sur une disposition du code pénal allemand qui réprime les relations sexuelles consenties entre adultes membres d’une même fratrie et qui vise à protéger les bonnes moeurs ainsi que les droits d’autrui. En conséquence, elle poursuivait un but légitime aux fins de l’article 8.

Après une analyse minutieuse des arguments militant en faveur de la répression pénale des relations litigieuses et des arguments s’y opposant, la Cour constitutionnelle allemande a conclu que la condamnation se justifiait au regard d’un ensemble d’objectifs, notamment la protection de la famille, l’autodétermination et la santé publique, et de l’opinion générale favorable à la sanction de l’inceste. Elle a considéré que les relations sexuelles entre membres d’une même fratrie pouvaient nuire gravement aux structures familiales, et donc à la société toute entière. L’analyse minutieuse à laquelle la Cour constitutionnelle fédérale s’est livrée dans son arrêt a été renforcée par l’opinion dissidente circonstanciée qu’un juge de la Cour constitutionnelle y a jointe.

Il ressort des constats opérés par les juridictions allemandes que la sœur du requérant a eu son premier rapport sexuel avec l’intéressé, de sept ans son aîné, à l’âge de seize ans, après le décès de leur mère. La sœur de l’intéressé souffre d’un trouble de la personnalité et est très dépendante de son frère. Les tribunaux allemands ont conclu qu’elle n’était que partiellement responsable de ses actes. Dans ces conditions, la Cour estime que les buts poursuivis par les juridictions allemandes n’apparaissent pas déraisonnables.

En conséquence, la Cour estime que les tribunaux allemands n’ont pas excédé leur marge d’appréciation en condamnant le requérant. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

Arrêt Avram et autres C. Moldova du 5 juillet 2011 requête 41588/05

LA DIFFUSION A LA TELEVISION D'UN FILM MONTRANT DES JOURNALISTES DURANT UNE PARTIE INTIME EST CONDAMNEE

Les requérantes, Ala Avram, Elena Vrabie, Eugenia Buzu, Ana Moraru et Alina Frumusachi, sont cinq ressortissantes moldaves nées en 1979 pour quatre d’entre elles et en 1976 pour la seconde requérante. Elles résident toutes à Chişinău.

Les cinq femmes, qui sont amies, se plaignaient de la diffusion sur une chaîne de télévision nationale, le 10 mai 2003, de séquences vidéo intimes où on les voyait dans un sauna en compagnie de cinq hommes, dont quatre étaient policiers. A l’époque, trois d’entre elles étaient journalistes (les deux premières pour le magazine d’investigation Accente), une autre était professeur de français et la dernière était bibliothécaire. Selon les intéressées, leurs premiers contacts avec les policiers datent de l’arrestation pour corruption du rédacteur en chef d’Accent en octobre 2002 ; à partir de cette époque, les policiers leur auraient fourni des informations pour leurs articles. L’une des requérantes déclare même avoir eu une liaison avec l’un des policiers.

Les séquences vidéo en question furent diffusées lors d'une émission sur la corruption dans les milieux journalistiques, notamment au sein du magazine Accente. On y voyait les requérantes, en sous-vêtements et apparemment ivres, dans un sauna ; deux d’entre elles embrassaient et caressaient un homme, tandis qu’une troisième se livrait à une danse érotique. Les visages des hommes apparaissant sur la vidéo étaient floutés. Le reportage faisait également état d’un document concernant la collaboration de Mme Avram avec le ministère de l’Intérieur.

Les requérantes alléguaient en particulier que les séquences litigieuses avaient été filmées en secret par les policiers et utilisées comme moyen de chantage pour qu’elles renoncent à publier un article sur des irrégularités commises au sein du ministère moldave de l’Intérieur. Les policiers auraient transmis la vidéo au service de télévision nationale après la publication par les deux premières requérantes de leur article malgré les menaces.

Les 17 et 20 mai 2003, Mme Avram porta plainte pour chantage et abus d’autorité contre les policiers. Les requérantes et les policiers furent interrogés. Ces derniers nièrent toute implication dans le tournage secret de la vidéo ou le chantage, et même toute relation avec les cinq requérantes. En juin 2004, les autorités de poursuite rejetèrent la plainte de la première requérante au motif que la diffusion d’informations diffamatoires ne constituait pas une infraction en droit moldave. Cette décision fut confirmée à l’issue d’un pourvoi extraordinaire en octobre 2005.

Dans l’intervalle, les requérantes engagèrent également une procédure civile contre le ministère de l’intérieur (pour avoir organisé le tournage secret de la vidéo et fourni des documents de nature privée au service de télévision nationale) et contre le service de télévision nationale (pour avoir diffusé des images de nature privée). Elles demandèrent réparation pour atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale en vertu de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En août 2008, la Cour suprême de justice rendit une décision définitive dans laquelle elle rejetait pour insuffisance de preuves les griefs à l’encontre du ministère de l’Intérieur concernant le tournage secret. Elle déclara néanmoins qu’eu égard à l’article 8 de la Convention la responsabilité du ministère était engagée du fait de la fourniture au service national de télévision de documents de nature privée concernant Mme Avram et que celle du service de télévision nationale devait donc être mise en cause quant à la diffusion de la scène du sauna.

La Cour suprême condamna le service national de télévision au versement d’une indemnité de 3 600 lei moldaves (MDL – soit l’équivalent de 214 euros (EUR)) à chacune des requérantes ; elle ordonna en outre au ministère de l’Intérieur de verser une somme de 3 600 MDL à Mme Avram et à un participant à l’émission de payer une somme de 1 800 MDL (soit l’équivalent de 107 EUR) à Mme Vrabie. Ces montants constituaient les montants maximums prévus par l’article 7/1 de l’ancien code civil moldave à titre de réparation pour préjudice causé à l’honneur ou à la dignité d’une personne.

Article 8

La Cour relève que l’atteinte au droit à la vie privée des requérantes n’est pas contestée. Les juridictions nationales l’ont reconnue et ont accordé réparation aux intéressées. La question essentielle est donc celle de savoir si les sommes octroyées étaient proportionnées au préjudice subi par les requérantes et si la Cour suprême a rempli ses obligations au titre de l’article 8 de la Convention lorsqu’elle a appliqué la disposition du droit interne qui limitait le montant de la réparation à verser aux victimes de diffamation.

La Cour n’est pas convaincue que la Cour suprême n’avait pas d’autre possibilité que l’application de l’article 7/1 de l’ancien code civil pour décider de la réparation à accorder. Au contraire, il existe plusieurs exemples d’affaires où la Cour suprême s’est fondée sur la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme pour indemniser des préjudices subis du fait de violations des droits garantis par la Convention, et où les dommages intérêts accordés étaient comparables à ceux octroyés par la Cour.

Quoi qu’il en soit, les sommes octroyées étaient trop faibles pour être proportionnées à une atteinte aussi grave aux droits des requérantes au respect de leur vie privée que celle constituée par la diffusion de séquences vidéo intimes à leur sujet sur une chaîne de télévision nationale. En réalité, la Cour ne voit aucune raison de douter de l’effet dramatique que cela a pu avoir sur la vie privée, familiale et sociale des intéressées. Celles-ci peuvent donc toujours prétendre avoir la qualité de victime. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 8.

Article 41 (satisfaction équitable)

La Cour dit que la Moldova doit verser pour dommage moral 5 000 EUR à Mme Avram, 6 000 EUR à Mme Vrabie et 4 000 EUR à Mme Buzu, Mme Moraru et Mme Frumusachi. Elle ordonne en outre le versement d’une somme de 1 500 EUR au titre des frais et dépens.

GRANDE CHAMBRE

SÖDERMAN c. SUÈDE du 12 Novembre 2013 Requête 5786/08

UNE JEUNE FILLE DE 14 ANS FILMEE A SON INSU PAR SON BEAU PERE CHEZ ELLE N'A PAS ETE PROTEGEE PAR LE DROIT SUEDOIS

78.  La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif s’ajoutent des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (voir, parmi d’autres, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 32, série A no 32).

79.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants, que les obligations à la charge de l’Etat soient positives ou négatives. Il existe en effet différentes manières d’assurer le respect de la vie privée, et la nature de l’obligation de l’Etat dépend de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (voir, par exemple, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 104, CEDH 2012, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003‑III, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 109, 10 mai 2011). Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, ou que les activités en cause concernent un aspect des plus intimes de la vie privée, la marge laissée à l’Etat est d’autant plus restreinte (ibidem).

80.  Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face à autrui, la Cour a déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, §§ 128-130, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, n38478/05, § 45, 5 mars 2009, A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 141-143, CEDH 2012).

81.  En ce qui concerne les enfants, qui sont particulièrement vulnérables, les dispositifs créés par l’Etat pour les protéger contre des actes de violence tombant sous le coup des articles 3 et 8 doivent être efficaces et inclure des mesures raisonnables visant à empêcher les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant les enfants à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 108, 15 novembre 2011). Pareilles mesures doivent viser à garantir le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012, et Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III).

82.  S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, il appartient aux Etats membres de se doter de dispositions pénales efficaces (voir, par exemple, X et Y c. Pays‑Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 91, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150). Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 19 et 34 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et le chapitre VI, « Droit pénal matériel », de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels (paragraphes 51 et 52 ci‑dessus).

83.  Concernant des actes d’une telle gravité, l’obligation positive qui incombe à l’Etat en vertu des articles 3 et 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu peut s’étendre aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale (voir, parmi d’autres, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 72, 20 mars 2012, M.P. et autres c. Bulgarie, précité, §§ 109-110, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 152) et à la possibilité d’obtenir redressement et réparation (voir, mutatis mutandis, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, précité, § 72), même s’il n’existe pas un droit absolu à obtenir l’ouverture de poursuites contre une personne donnée, ou la condamnation de celle-ci, lorsqu’il n’y a pas eu de défaillances blâmables dans les efforts déployés pour obliger les auteurs d’infractions pénales à rendre des comptes (voir, par exemple, Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 64, 27 novembre 2007, et Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007).

84.  Quant aux actes qui n’atteignent pas la gravité de ceux qui étaient en cause dans X et Y c. Pays-Bas (précité) et M.C. c. Bulgarie (précité), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 8 l’obligation pour l’Etat de protéger, par exemple, un mineur contre la diffamation (K.U. c. Finlande, no 2872/02, §§ 45-49, CEDH 2008-V). Si, dans l’affaire K.U. c. Finlande, l’acte litigieux ne s’était accompagné d’aucune violence physique, la Cour a néanmoins estimé qu’il ne fallait pas le sous-estimer, compte tenu du risque physique et moral que la situation litigieuse avait pu comporter pour le requérant, un garçon mineur qui avait été désigné comme cible pour les pédophiles. L’acte en question constituait une infraction pénale selon le droit interne et la Cour a considéré qu’une protection pratique et efficace du requérant supposait l’existence d’un recours permettant d’identifier l’auteur des actes incriminés et de le traduire en justice.

85.  Pour ce qui est plus généralement des actes interindividuels de moindre gravité susceptibles de porter atteinte à l’intégrité morale, en revanche, l’obligation qui incombe à l’Etat, au titre de l’article 8, de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pénales efficaces visant les différents actes pouvant être en cause. Le cadre juridique peut aussi consister en des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et K.U. c. Finlande, précité, § 47). La Cour observe, par exemple, que dans certaines affaires précédentes relatives à la protection de l’image d’une personne contre des abus de la part d’autrui, les recours existants dans les Etats membres étaient d’ordre civil, parfois combinés à des voies procédurales telles que le prononcé d’une interdiction (voir, parmi d’autres, Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, 15 janvier 2009, et Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002).

2.  Application de ces principes au cas d’espèce

86.  La Cour observe que la cour d’appel a jugé que l’acte du beau-père était constitutif d’une atteinte à l’intégrité personnelle de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus). Elle souscrit à ce constat et estime, d’une part, que les faits étaient d’autant plus graves que la requérante était mineure, que l’incident s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. Cet incident a touché la requérante dans des aspects extrêmement intimes de sa vie privée. La Cour observe, d’autre part, que les faits en question n’ont pas comporté de violence, de sévices ou de contact physiques. Tout en prenant note de la conclusion des juridictions internes selon laquelle l’acte du beau-père était assurément répréhensible, la Cour considère qu’il n’a pas atteint le degré de gravité des actes en cause dans la jurisprudence susmentionnée, qui se rapportaient à des viols ou des abus sexuels sur des enfants (paragraphe 81 ci-dessus) et qui ont été examinés sous l’angle de l’article 8 mais aussi de l’article 3 de la Convention.

87.  Sur ce dernier point, il convient de noter que la requérante ne se plaint pas seulement de l’absence d’un recours pénal relativement à l’interprétation de la notion d’abus et du fait que la législation suédoise n’incriminait pas en tant que telle la prise d’images en secret ou de manière illicite ; elle allègue également que l’ordre juridique suédois ne lui offrait aucun recours civil susceptible de la protéger contre les agissements de son beau-père. Plus spécifiquement, elle soutient que les juridictions nationales ont manqué à leurs obligations positives en refusant de lui allouer des dommages et intérêts sur le fondement de la loi sur la responsabilité civile ou de la Convention. La requérante ne prétend donc pas que seul le recours au droit pénal pouvait permettre à la Suède de remplir son obligation, découlant de l’article 8, de la protéger contre les actes de son beau-père.

88.  L’intéressée ne met pas en cause l’effectivité de l’enquête pénale menée par les autorités suédoises. La Cour n’a pas décelé d’éléments qui indiqueraient que les organes d’enquête et le parquet aient accompli leur tâche d’une manière impropre à protéger l’intégrité physique de la requérante, ou qu’ils aient manqué à leurs obligations positives de mener des poursuites effectives pour garantir une protection adéquate des droits de la requérante résultant de l’article 8 de la Convention.

89.  A la lumière de ces observations préliminaires, la Cour recherchera si, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire dont elle se trouve saisie, la Suède possédait à l’époque pertinente un cadre juridique propre à offrir à la requérante une protection adéquate contre les agissements concrets de son beau‑père ; à cette fin, elle évaluera chacun des recours qui étaient supposément ouverts à l’intéressée.

90.  Il convient de souligner que cette approche diffère de celle adoptée par la chambre, qui a jugé que « seuls des défauts importants dans la législation ou la pratique, ou dans leur application, emporteraient violation des obligations positives découlant pour l’Etat de l’article 8 ». La chambre renvoyait là aux termes employés dans M.C. c. Bulgarie (précité, § 167) pour définir l’étendue de l’obligation positive qu’ont les Etats en vertu des articles 3 et 8 de la Convention d’offrir une protection contre le viol et les abus sexuels. Or, dans ladite affaire, la Cour avait appliqué le critère du défaut important aux « insuffisances alléguées de l’enquête », soulignant qu’elle « n’[était] pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières » (ibidem, § 168) et considérant que les manquements étaient « significatif[s] » ou « considérables » (voir, par exemple, l’arrêt M.C. c. Bulgarie précité, §§ 179 et 184 ; voir aussi M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, §§ 112 et suiv., 27 septembre 2011 ; voir, en revanche, Siliadin c. France, no 73316/01, § 130, CEDH 2005‑VII, où des termes identiques avaient été utilisés à propos de la révision de la législation et de la pratique à la lumière de l’article 4 de la Convention).

91.  La Grande Chambre estime que ce critère du défaut important, aussi défendable soit-il dans le contexte d’une enquête, n’a pas de rôle significatif à jouer lorsqu’il s’agit de déterminer si l’Etat défendeur était ou non doté d’un cadre juridique adéquat au regard de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, car la question qui se pose à la Cour est de savoir si dans les circonstances le droit offrait à la requérante un niveau acceptable de protection.

a)  La pornographie enfantine

92.  La Cour observe d’emblée qu’une part considérable des observations soumises par les parties ont trait à l’existence en droit suédois d’une infraction de tentative de pornographie enfantine et à sa pertinence dans l’affaire ici examinée. Cela s’explique par le fait que dans l’arrêt de la cour d’appel en date du 16 octobre 2007, qui relaxait le beau-père de la requérante du chef d’abus sexuel (infraction visée au chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal), figurait un obiter dictum aux termes duquel, compte tenu de l’âge de la jeune fille, l’acte litigieux aurait pu, en théorie au moins, être réputé constitutif d’une tentative de pornographie enfantine au sens du chapitre 16, article 10 a), du code pénal (voir les dispositions citées aux paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Dès lors toutefois qu’aucune accusation de ce type n’avait été portée contre l’intéressé, la cour d’appel n’avait pu rechercher si celui-ci pouvait être tenu pour responsable d’une telle infraction (voir paragraphe 24 ci-dessus).

93.  Le Gouvernement argue que les actes du type de celui ici en cause pouvaient, sous certaines conditions, relever non seulement des dispositions relatives à l’abus sexuel mais aussi de celles visant la tentative de pornographie enfantine.

94.  Cependant, tout en reconnaissant l’absence d’informations sur le point de savoir si à l’époque le parquet avait ou non envisagé d’inculper le beau‑père de l’intéressée de tentative de pornographie enfantine, le Gouvernement énumère un certain nombre de raisons susceptibles selon lui d’expliquer la décision du parquet de ne pas procéder de la sorte, évoquant notamment une série de circonstances qui auraient rendu malaisée la production d’éléments suffisants pour prouver qu’il y avait eu image « pornographique » (paragraphes 69 à 72 ci-dessus). Le Gouvernement indique ainsi que la mère de la requérante avait détruit le film immédiatement après l’incident de septembre 2002 et qu’elle et sa fille n’avaient signalé l’incident à la police qu’en septembre 2004, c’est-à-dire longtemps après qu’il se fut produit.

95.  La Cour prend note par ailleurs de la thèse de la requérante, fondée sur les travaux préparatoires de la disposition relative à la pornographie enfantine et sur un avis juridique (paragraphe 61 ci-dessus), selon laquelle son beau-père n’aurait pas pu être condamné pour tentative de pornographie enfantine même si le film avait été conservé, faute selon elle de l’élément constitutif essentiel de l’infraction, à savoir le caractère « pornographique » de l’image. La requérante estime en effet que les images d’une adolescente de quatorze ans se déshabillant avant de prendre sa douche dans un contexte par ailleurs ordinaire ne peuvent être considérées comme pornographiques au sens de la disposition relative à la pornographie enfantine (chapitre 16, article 10 a) du code pénal). Pour que le film pût être jugé pornographique, il eût fallu d’après elle que le beau-père le manipulât de telle façon, par exemple, qu’elle parût poser pour lui ou qu’il utilisât un autre moyen de le placer dans un contexte pornographique. La requérante plaide que si une accusation de tentative de pornographie enfantine avait été formulée en l’espèce, elle n’aurait eu aucune chance d’aboutir. Elle demande à la Cour de ne pas tenir compte, lors de l’examen de son grief, de l’existence de cette infraction dans le droit interne pertinent.

96.  La Cour observe que le terme « image pornographique » n’est pas défini dans le code pénal et que les travaux préparatoires évoqués par la requérante comportent le passage suivant : « Une certaine prudence s’imposait, afin que le champ des actes considérés comme des infractions ne devînt pas trop vaste ou trop difficile à apprécier. L’idée n’était pas d’ériger en infraction pénale toute représentation d’enfants nus ou toute image sur laquelle on pourrait distinguer les parties génitales d’un enfant, quand bien même ces images pourraient stimuler les pulsions sexuelles de certaines personnes. Pour que son utilisation soit illicite, il faut qu’une image revête un caractère pornographique au sens commun du terme et à l’aune des valeurs généralement partagées » (paragraphe 33 ci-dessus).

97.  Dans ce contexte, la thèse selon laquelle on pourrait considérer que l’incrimination de tentative de pornographie enfantine offrait à la requérante une protection contre l’acte spécifique en cause semble plutôt théorique. Non convaincue que l’acte du beau-père relevât de l’incrimination en question, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances particulières de l’espèce, de se livrer à des spéculations sur les conséquences que la formulation d’une telle accusation aurait pu avoir pour la protection du droit de l’intéressée au respect de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention.

b)  L’abus sexuel

98.  Une autre question qui se pose est de savoir si l’existence de l’incrimination d’abus sexuel offrait à la requérante la protection requise par l’article 8 de la Convention. Avant le 1er avril 2005, le passage pertinent de la disposition relative à l’abus sexuel (chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal) était ainsi libellé :

« Il en va de même pour quiconque s’exhibe de telle façon que la nature de son acte heurte autrui, ou, par des paroles ou des actes qui manquent ouvertement aux règles de la bienséance, se comporte avec une indécence manifeste vis-à-vis d’autrui. »

99.  Le tribunal de district condamna le beau-père sur la base de ce texte le 14 février 2006. Par un arrêt du 16 octobre 2007, la cour d’appel prononça toutefois sa relaxe, jugeant que l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel. La juridiction d’appel tint pour établi que l’intention du beau-père avait été de filmer la requérante en secret dans un but sexuel. Elle considéra donc comme certain que le beau-père n’avait pas voulu que la requérante découvrît qu’elle était filmée et ajouta qu’il n’avait pas non plus été indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Elle se référa ensuite à un arrêt (NJA 1996, p. 418) dans lequel la Cour suprême avait dit, notamment, que la prise d’images en secret n’était pas en soi une infraction, dès lors que le droit suédois ne frappait d’aucune interdiction générale le fait de filmer autrui sans son consentement. Suivant le même raisonnement, et tout en considérant que, compte tenu en particulier de l’âge de la requérante et de sa relation avec son beau-père, l’acte litigieux constituait une atteinte à l’intégrité de la personne, la cour d’appel conclut que la responsabilité pénale du second ne pouvait pas être engagée pour l’acte isolé ayant consisté à filmer la requérante à son insu. Elle ajouta que la jeune fille s’était en fait rendu compte de la prise d’images après coup, mais que cela n’attestait pas d’une quelconque intention du beau-père. Le 12 décembre 2007, la Cour suprême refusa à la requérante l’autorisation de la saisir.

100.  Pour que l’infraction d’abus sexuel visée au chapitre 6, article 7 § 3, du code pénal, pût être établie, il fallait donc qu’en commettant l’acte en question son auteur voulût que la victime se rendît compte de l’abus sexuel ou qu’il fût indifférent au risque qu’elle pût le découvrir. Autrement dit, la victime ne pouvait passer pour avoir fait l’objet d’un abus sexuel que si elle s’était rendu compte de cet abus. La Cour rappelle que le beau-père fut de fait condamné pour abus sexuel sur le fondement de la disposition susmentionnée pour deux chefs de conduite indécente à l’égard de la cousine – alors âgée de seize ans – de la requérante, à savoir pour lui avoir caressé la cuisse et exprimé le désir d’avoir un rapport sexuel avec elle (paragraphe 14 ci-dessus).

101.  L’interprétation donnée par la cour d’appel à la disposition relative à l’abus sexuel fut confirmée par la Cour suprême dans une autre affaire le 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci-dessus). Dans l’affaire en question, la Cour suprême relaxa une personne du chef d’abus et rappela par la même occasion que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret. Elle releva également que, bien que la nécessité de renforcer le cadre juridique sur ce point eût été reconnue dès les années 1960 lors des travaux législatifs menés en Suède, cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention.

102.  La requérante considère quant à elle que l’interprétation donnée de la disposition relative à l’abus sexuel telle que libellée avant le 1er avril 2005 est contestable. Pour autant que les critiques qu’elle formule visent non seulement le législateur mais aussi l’interprétation livrée par la cour d’appel dans son arrêt du 16 octobre 2007 – plus tard confirmée par la juridiction suprême dans une autre affaire –, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, qu’il revient d’interpréter le droit interne (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). Elle souscrit toutefois à l’avis de la requérante selon lequel, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la relaxe du beau-père du chef d’abus sexuel ne s’explique pas par la non-réunion des preuves requises, mais plutôt par la considération, d’ailleurs formulée par la cour d’appel, qu’à l’époque pertinente l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel.

103.  La disposition sur l’abus sexuel a été modifiée le 1er avril 2005, donc après la commission de l’acte litigieux (septembre 2002) et avant la relaxe du beau-père prononcée à l’issue de la procédure pénale. Elle a été étendue ultérieurement aux actes commis « d’une manière susceptible de porter atteinte à [l’]intégrité sexuelle [d’autrui] ». Par la suite, la Commission des infractions sexuelles mise en place en 2008 a déclaré qu’à son avis la disposition telle que modifiée englobait les actes visant des personnes inconscientes ou endormies et pouvait aussi s’appliquer aux situations où une personne en filme ou en photographie une autre en secret et de manière sexuellement intrusive.

104.  La Cour observe que le Gouvernement n’a renvoyé à aucune décision de justice interne dans laquelle la disposition modifiée sur l’abus sexuel aurait été appliquée à une prise d’images en secret réalisée après le 1er avril 2005. Quoi qu’il en soit, il suffit de conclure que la disposition telle que libellée avant le 1er avril 2005 et telle qu’interprétée en l’espèce par la cour d’appel dans l’arrêt du 16 octobre 2007, devenu définitif lorsque la Cour suprême refusa à la requérante l’autorisation de la saisir, ne pouvait légalement viser l’acte litigieux et qu’elle ne protégeait donc pas la requérante contre l’atteinte litigieuse à son droit au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.

c)  La législation récente en matière de prise d’images en secret

105.  Les lacunes susmentionnées dans la protection matérielle des droits de la requérante découlant de l’article 8 ne semblent pas davantage avoir été comblées de quelque manière que ce soit par d’autres dispositions internes en vigueur à l’époque des faits. A cet égard, force est à la Cour de constater que l’absence de telles dispositions est depuis longtemps une question préoccupante en Suède et que de nombreux autres Etats membres se sont dotés d’une législation pénale ou civile qui vise en tant que tel l’acte consistant, en dehors de tout but sexuel, à filmer ou à photographier un individu (enfant ou adulte) en secret ou de manière non consensuelle (paragraphe 55 ci-dessus). La Cour suprême, dans son arrêt du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci-dessus), a déclaré que la nécessité de renforcer le cadre juridique pour lutter contre la prise d’images en secret avait été reconnue en Suède, dans le cadre de travaux législatifs, dès les années 1960, mais que cela n’avait pas encore abouti à des résultats concrets. Selon elle, il y avait tout lieu de se demander si l’absence totale de sanctions en droit suédois pour la prise d’images d’un individu dans une situation où pareil acte portait gravement atteinte à son intégrité personnelle était compatible avec les exigences découlant de l’article 8 de la Convention (voir également le paragraphe 101 ci-dessus).

106.  La Cour note que le dernier projet du Gouvernement en la matière, daté du 20 décembre 2012 et intitulé « Photographie intrusive », a été adopté par le Parlement. Concrètement, en vertu des nouvelles dispositions, qui sont entrées en vigueur le 1er juillet 2013, le fait de filmer une personne en secret et sans son autorisation dans une douche ou une salle de bains pourra être sanctionné au titre de l’incrimination de photographie intrusive. Le fait de placer ou de « régler » une caméra dans le but de réaliser une photographie intrusive sera également punissable en tant qu’acte de préparation d’une telle infraction (paragraphe 43 ci-dessus).

107.  La Cour observe en outre que la loi est censée couvrir les actes tels que celui ici en cause. Elle relève également que les principes énoncés dans la loi sur la liberté de la presse et la loi constitutionnelle sur la liberté d’expression, qui font toutes deux partie intégrante de la Constitution suédoise, notamment pour ce qui est de la protection des personnes fournissant des informations aux médias, ont été soigneusement étudiés avant la présentation du projet de loi en question au Parlement. Cela dit, nul ne le conteste, la requérante ne pouvait pas invoquer la nouvelle loi pour un incident survenu en 2002, ni se prévaloir d’une quelconque autre protection analogue de son droit au respect de sa vie privée.

d)  Les recours civils

108.  La Cour considère qu’en l’espèce le droit pénal n’était pas forcément la seule voie apte à permettre à l’Etat défendeur de remplir ses obligations au regard de l’article 8 de la Convention. Dès lors, la question se pose de savoir si la requérante disposait d’un recours de caractère civil.

109.  Il convient d’observer à cet égard que l’intéressée a joint à la procédure pénale une action civile en réparation dirigée contre son beau‑père. Le 20 janvier 2006, en effet, la requérante, représentée par son conseil, déposa une demande de dommages et intérêts d’un montant de 25 000 SEK (15 000 SEK pour atteinte à son intégrité personnelle et 10 000 SEK pour peines et souffrances). Elle fondait son action sur « l’acte criminel pour lequel [son] beau-père [était] poursuivi ».

110.  Selon le Gouvernement, l’action reposait en partie sur l’article 1 et en partie sur l’article 3 du chapitre 2 de la loi sur la responsabilité civile (paragraphe 37 ci-dessus).

111.  Dans son jugement du 14 février 2006 condamnant le beau-père, le tribunal de district ordonna à celui-ci de verser à la requérante 20 000 SEK à titre de dommages et intérêts. Dans son arrêt du 16 octobre 2007 relaxant le beau-père au motif que l’acte litigieux n’était pas légalement constitutif d’un abus sexuel, la cour d’appel rejeta toutefois la demande de réparation formée par la jeune fille. Le Gouvernement soutient à cet égard qu’en vertu du chapitre 29, article 6, du code de procédure judiciaire, lorsqu’une action civile est jointe à la procédure pénale, la chose jugée au pénal s’impose au civil. En conséquence, selon lui, la cour d’appel n’avait pas la possibilité d’allouer des dommages et intérêts sur le fondement du chapitre 2, article 3, de la loi sur la responsabilité civile, aucune infraction visée par le code pénal n’ayant été constatée. Cette conclusion cadre avec les déclarations contenues dans un arrêt du 23 octobre 2008 (NJA 2008, p. 946 – paragraphe 40 ci‑dessus), où la Cour suprême a dit que le droit suédois ne contenait aucune interdiction générale visant le fait de filmer en secret et que, dans les cas où cet acte n’était pas constitutif d’une infraction, il n’était pas possible d’allouer des dommages et intérêts.

112.  Le Gouvernement argue néanmoins que dans le cadre de la procédure pénale la requérante aurait pu justifier autrement sa demande de dommages et intérêts contre son beau-père, par exemple en plaidant, au regard du chapitre 2, article 1, de la loi sur la responsabilité civile, qu’il lui avait causé un dommage personnel en faisant preuve de négligence vis-à-vis d’elle, ce qui aurait englobé toute atteinte physique ou psychologique (paragraphe 73 ci-dessus).

113.  A cet égard, il faut toutefois garder à l’esprit qu’à aucun stade de l’enquête ou de la procédure pénale le beau-père n’a prétendu que c’était par mégarde qu’il avait laissé la caméra en mode enregistrement dans le panier à linge de la salle de bains. Au contraire, il a reconnu qu’il avait agi de façon délibérée quoique impulsive. On ne saurait donc reprocher à la requérante et à son conseil de ne pas avoir invoqué la négligence simplement pour s’assurer que la demande de la jeune fille serait traitée dans l’hypothèse où l’acte litigieux serait considéré comme ne relevant pas de la notion d’abus sexuel.

114.  En conséquence, la Cour n’est pas convaincue que la requérante disposât d’un recours civil dans les circonstances particulières de l’espèce, où l’acte en cause n’était pas légalement couvert par la disposition relative à l’abus sexuel et où la prise d’images en secret ne constituait pas en tant que telle une infraction.

e)  L’indemnisation fondée sur la Convention

115.  Reste à examiner l’argument de la requérante selon lequel les juridictions nationales auraient pu d’office lui allouer une réparation sur le fondement de la seule Convention dans le cadre de la procédure pénale mais ne l’ont pas fait.

116.  Ainsi que le Gouvernement le souligne, le principe, établi par la Cour suprême, selon lequel un individu peut, sans l’appui de dispositions spécifiques de la législation suédoise, se voir octroyer des dommages et intérêts par l’Etat en cas de violation de la Convention, est inapplicable aux litiges entre particuliers eu égard à la difficulté pour un particulier de déduire de la jurisprudence de la Cour les circonstances dans lesquelles il pourrait être tenu de verser des dommages et intérêts (NJA 2007, p. 747 – paragraphe 47 ci-dessus). Compte tenu de la pratique interne de la Suède en matière de réparation pour violation de la Convention (paragraphes 45 à 50 ci-dessus), et notamment de l’arrêt susmentionné de la Cour suprême, la Cour n’est pas convaincue que la voie de recours évoquée existât réellement, ni qu’elle eût pu compenser l’absence de recours civil dans la situation spécifique décrite ci-dessus.

f)  Conclusion

117.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et nonobstant la marge d’appréciation de l’Etat défendeur, la Cour estime que le droit suédois pertinent, tel qu’il était en vigueur en septembre 2002, lorsque s’est produit l’acte spécifique par lequel le beau-père de la requérante a tenté, dans un but sexuel, de filmer en secret la jeune fille nue dans sa salle de bains, n’assurait pas à l’intéressée une protection de son droit au respect de sa vie privée propre à faire conclure que les obligations positives découlant pour l’Etat défendeur de l’article 8 de la Convention se trouvaient satisfaites. L’acte en question a porté atteinte à l’intégrité de la jeune fille et était d’autant plus grave que celle-ci était mineure, que l’incident s’était produit à son domicile, où elle était censée se sentir en sécurité, et que l’auteur n’était autre que son beau-père, une personne à qui elle devait pouvoir faire confiance. Or, ainsi que la Cour l’a constaté plus haut, le droit suédois ne comportait aucun recours pénal ni aucun recours civil propres, dans les circonstances particulières de l’espèce, à assurer à la requérante une protection effective contre ladite atteinte à son intégrité.

En conséquence, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

Arrêt E.S. c. Suède du 21 juin 2012 requête n° 5786/08

LA LIBERTE SEXUELLE n'implique pas que la Convention protège le droit de filmer nue sa belle fille de 14 ans, à son insu.

La Cour rappelle que, en vertu de la Convention, les Etats doivent s’abstenir de toute ingérence, mais sont également tenus d’adopter des mesures pour assurer une protection contre pareilles ingérences, jusque dans les relations des individus entre eux.

Si les Etats jouissent en principe d’une marge d’appréciation étendue dans le choix des mesures à prendre pour assurer le respect de la vie privée, le recours à des dispositions de droit pénal effectives peut s’imposer pour dissuader les individus de porter préjudice à autrui, en particulier s’agissant des aspects les plus intimes de la vie privée de la personne. En même temps, seule l’existence de lacunes importantes dans la loi et la pratique emporterait violation de l’article 8 de la Convention.

La Cour est convaincue que, bien que le droit suédois ne renfermât à l’époque des faits aucune disposition interdisant de filmer en secret, il existait des lois, en théorie au moins, applicables à des actes tels que celui en cause en l’espèce. En effet, à la suite de l’incident et de son signalement à la police, une enquête pénale avait été ouverte.

L’affaire a été examinée par les tribunaux à trois degrés de juridiction, devant lesquels la jeune fille était assistée par un avocat et a pu demander des dommages et intérêts. Le tribunal de première instance a condamné le beau-père de E.S. et celui de deuxième instance l’a acquitté.

En outre, la cour d’appel, dans son arrêt acquittant le beau-père d’agression sexuelle, a souligné que les actes de celui-ci auraient pu, pour le moins en théorie, être constitutifs d’une tentative de pédopornographie en vertu du code pénal. La Cour conclut qu’à l’époque des faits E.S. aurait pu être concrètement et effectivement protégée par le code pénal, puisque son beau-père aurait pu être condamné pour agression sexuelle ou tentative de pédopornographie.

La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche d’apprécier la législation dans l’abstrait. Elle doit se borner à examiner les questions dont elle se trouve saisie. Elle a donc examiné si, en l’espèce, l’absence de disposition dans le code pénal sur la tentative de filmer une personne à son insu a constitué une lacune importante dans la législation suédoise. Elle relève que la Suède a pris des mesures pour combattre le problème général de la prise d’images illicite ou en secret de personnes en proposant d’ériger en infraction certains actes de ce type lorsqu’ils sont commis dans des situations où ils portent atteinte à l’intégrité de la personne filmée.

A la lumière de ce qui précède et considérant qu’à l’époque des faits l’acte du beau-père était en théorie couvert par les dispositions du code pénal concernant les infractions d’agression sexuelle et de tentative de pédopornographie, la Cour conclut que la législation et la pratique suédoises n’étaient pas défaillantes au point de constituer un manquement de la Suède à ses obligations positives au regard de l’article 8.

Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

TRANSSEXUALITE AU SENS DE L'ARTICLE 8

YY C. Turquie du 10 mars 2015 requête n° 14793/08

Violation de l'article 8 et changement de jurisprudence : L'État aurait dû faciliter l'opération et le changement de sexe sans rechercher si dans son état initial il avait la capacité ou non de procréer.

100.  Selon la jurisprudence constante de la Cour une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi. À cet égard, il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, entre autres, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 88, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 105, CEDH 2013 (extraits)).

101.  S’il appartient aux autorités nationales d’apprécier les premières si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en dernier lieu la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention et son importance pour la personne concernée, ainsi que la nature de l’ingérence et la finalité de celle‑ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, §§ 101-102, CEDH 2008, et Fernández Martínez, précité, § 125).

102.  En l’espèce, la Cour observe que la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions nationales mettait directement en jeu la liberté pour le requérant de définir son appartenance sexuelle, liberté qui s’analyse comme l’un des éléments les plus essentiels du droit à l’autodétermination (Van Kück, précité, § 73). À cet égard, elle rappelle s’être déclarée à maintes reprises consciente de la gravité des problèmes que rencontraient les transsexuels et avoir souligné l’importance d’examiner de manière permanente la nécessité de mesures juridiques appropriées (Christine Goodwin, précité, § 74).

103.  Elle réitère en ce sens qu’il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rendent les garanties non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir, parmi d’autres, Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV).

104.  Dans le contexte de la présente affaire, la Cour estime donc opportun de tenir compte de l’évolution du droit international et européen, de même que du droit et de la pratique en vigueur dans les différents États membres du Conseil de l’Europe, afin d’apprécier les circonstances de l’espèce, « à la lumière des conditions de vies actuelles » (pour une démarche similaire, voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26).

105.  À cet égard, la Cour observe que la possibilité pour les transsexuels d’entreprendre un traitement de conversion sexuelle existe dans de nombreux États européens, tout comme la reconnaissance juridique de leur nouvelle identité sexuelle. La Cour relève en outre que la réglementation ou la pratique en vigueur dans nombre de pays qui reconnaissent le changement de sexe conditionne, implicitement ou explicitement, la reconnaissance légale du nouveau sexe de préférence à une intervention chirurgicale de conversion sexuelle et/ou à l’incapacité de procréer (paragraphe 43 ci‑dessus).

106.  Dans l’arrêt Christine Goodwin (précité, § 85), la Cour a estimé que, conformément au principe de subsidiarité, il appartenait avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur juridiction et que, pour résoudre dans leurs ordres juridiques internes les problèmes concrets posés par la reconnaissance juridique de la condition sexuelle des transsexuels opérés, les États contractants devaient jouir d’une ample marge d’appréciation.

107.  Elle estime qu’il en va indéniablement de même lorsque sont en cause les exigences légales régissant l’accès à des moyens médicaux ou chirurgicaux pour les personnes transsexuelles désireuses de se soumettre à des modifications corporelles liées à une réassignation de sexe.

108.  Cela dit, la Cour rappelle avoir déjà considéré qu’il convenait d’attacher moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés (Christine Goodwin, précité, § 85).

109.  Elle réitère en ce sens que la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l’instar de leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l’intégrité physique et morale ne saurait être considérée comme une question controversée exigeant du temps pour que l’on parvienne à appréhender plus clairement les problèmes en jeu (Christine Goodwin, précité, § 90).

110.  À cet égard, elle souligne que, dans son annexe à la Recommandation CM/Rec(2010)5 sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a affirmé que les conditions préalables, y compris les modifications d’ordre physique, à la reconnaissance juridique d’un changement de genre devaient être régulièrement réévaluées afin de lever celles qui seraient abusives (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans sa Résolution 1728 (2010) relative à la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et l’identité de genre, a appelé les États membres à traiter la discrimination et les violations des droits de l’homme visant les personnes transgenres et, en particulier, à garantir dans la législation et la pratique les droits de ces personnes à des documents officiels reflétant l’identité de genre choisie, sans obligation préalable de subir une stérilisation ou d’autres procédures médicales comme une opération de conversion sexuelle ou une thérapie hormonale (paragraphe 30 ci-dessus).

111.  La Cour observe également que certains États membres ont récemment modifié leurs législations ou leurs pratiques en matière d’accès aux traitements de conversion sexuelle et de reconnaissance légale de celle‑ci en abolissant l’exigence d’infertilité/stérilité (paragraphe 43 ci‑dessus).

112.  À cet égard, la Cour estime utile de relever la spécificité du droit turc en la matière. En effet, dans la majeure partie des États qui imposent comme condition préalable à une reconnaissance juridique du nouveau genre choisi un traitement hormonal ou une chirurgie de conversion sexuelle, la stérilité/l’infertilité est appréciée après le processus médical ou chirurgical de conversion sexuelle (paragraphes 42-43 ci-dessus). Or, si le droit turc subordonne le changement d’état civil à une transformation physique obtenue à la suite d’une opération de changement de sexe « réalisée en conformité avec l’objectif spécifié par l’autorisation judiciaire et avec les techniques médicales », l’incapacité de procréer est une exigence qui s’est révélée devoir être satisfaite aux termes de la décision litigieuse du TGI de Mersin, en amont du processus de changement de sexe, conditionnant ainsi l’accès du requérant à la chirurgie de conversion.

113.  Au vu des pièces du dossier, et notamment des témoignages des proches du requérant devant les instances nationales (paragraphe 9 ci‑dessus), la Cour observe que celui-ci mène depuis de nombreuses années sa vie sociale en tant qu’homme. L’intéressé apparaît également avoir fait l’objet d’un suivi psychologique dès l’adolescence, avoir été diagnostiqué comme étant transsexuel par un comité d’experts en psychologie, lesquels ont par ailleurs conclu à la nécessité pour lui de poursuivre sa vie avec une identité masculine (paragraphes 7, 10 et 14 ci-dessus). En septembre 2005, au moment où il a sollicité pour la première fois l’autorisation judiciaire de recourir à une opération de changement de sexe, le requérant s’inscrivait donc déjà, depuis plusieurs années, dans un parcours de conversion sexuelle : il était suivie sur le plan psychologique et avait adopté depuis longtemps un comportement social masculin.

114.  En dépit de ces faits, les juridictions internes lui refusèrent tout d’abord l’autorisation requise pour le changement physique auquel il aspire. À cet égard, la Cour réitère qu’il peut y avoir une atteinte grave au droit au respect de la vie privée lorsque le droit interne est incompatible avec un aspect important de l’identité personnelle (Christine Goodwin, précité, § 77).

115.  Elle rappelle également avoir déjà affirmé que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction requis pour changer son rôle sexuel dans la société (Christine Goodwin, précité, § 81, et Schlumpf, précité, § 110).

116.  En l’espèce, elle constate que les juridictions internes ont justifié leur refus initial de faire droit à la demande de l’intéressé par la seule circonstance qu’il n’était pas dans l’incapacité de procréer. Or, la Cour ne s’explique pas pourquoi l’incapacité de procréer d’une personne souhaitant se soumettre à une opération de changement de sexe devrait être établie avant même que ne soit engagé le processus physique de changement de sexe.

117.  La Cour observe à cet égard, au vu des informations fournies par les parties, que le droit interne prévoit des procédures médicales de stérilisation volontaire (paragraphes 23-24 ci-dessus). Dans ses observations du 25 octobre 2010, le requérant soutenait quant à lui ne pas avoir accès, sauf à sortir du cadre légal existant, à ce type de traitements (paragraphes 83 et 87 ci-dessus). Il ajoutait qu’aucune disposition législative ne prévoyait la marche à suivre ou le type de traitements auxquels il pourrait se soumettre et qu’il existait dès lors un vide juridique en la matière (paragraphes 85-87 ci‑dessus). Dans des observations complémentaires du 23 octobre 2013, son avocat argüait que son client, après avoir introduit la présente requête devant la Cour, avait fait usage d’hormones en dehors de tout contrôle judiciaire et médical (paragraphe 47 ci-dessus).

118.  Tout en défendant la conformité à la loi du refus que les juridictions internes ont opposé à la demande du requérant à raison de sa capacité de procréer, le Gouvernement soutient que ni la législation contestée ni ses modalités de mise en œuvre ne requéraient que le requérant se soumette à des procédures médicales préalables de stérilisation ou de thérapie hormonale (paragraphe 91 ci-dessus). Or la Cour ne voit pas comment, sauf à se soumettre à une opération de stérilisation, le requérant aurait pu satisfaire à l’exigence d’infertilité définitive dès lors que, sur un plan biologique, il dispose de la capacité de procréer.

119.  Quoi qu’il en soit, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur la question de l’accessibilité éventuelle du requérant à des traitements médicaux qui lui auraient permis de satisfaire à cette exigence. En effet, en tout état de cause, elle considère que le respect dû à l’intégrité physique de l’intéressé s’opposerait à ce qu’il doive se soumettre à ce type de traitements.

120.  Au demeurant, dans les circonstances de l’espèce et eu égard à la formulation du grief du requérant, il suffit à la Cour de constater que l’intéressé a contesté, aussi bien devant les juridictions internes que devant la Cour, la mention dans la loi de l’incapacité définitive de procréer comme exigence préalable à une autorisation de changement de sexe.

121.  La Cour estime en effet que cette exigence n’apparaît aucunement nécessaire au regard des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier l’encadrement des opérations de changement de sexe (paragraphes 74 et 75). En conséquence, à supposer même que le rejet de la demande initiale du requérant tendant à accéder à la chirurgie de changement de sexe reposait sur un motif pertinent, la Cour estime  qu’il ne saurait être considéré comme fondé sur un motif suffisant. L’ingérence  qui en résultât dans le droit du requérant au respect de sa vie privée ne saurait donc passer pour avoir été « nécessaire » dans une société démocratique.

Le changement d’attitude du TGI de Mersin qui, en mai 2013, a accordé au requérant l’autorisation de recourir à la chirurgie de changement de sexe en faisant abstraction des conclusions médicales selon lesquelles l’intéressé n’était pas dans l’incapacité définitive de procréer (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus), vient assurément conforter ce constat.

122.  Ainsi, la Cour estime qu’en déniant au requérant, pendant de nombreuses années, la possibilité d’accéder à une telle opération, l’État a méconnu le droit de l’intéressé au respect de sa vie privée. Elle conclut en conséquence à la violation de l’article 8 de la Convention.

ARRET SCHLUMPF c. SUISSE du 8 JANVIER 2009 REQUETE 29002/06

Le droit de vivre sa sexualité implique que l'Etat ne rajoute pas des contraintes inutiles pour rembourser les frais d'opération de changement de sexe

Après la mort de sa femme, il serait opéré et demande le remboursement à son assurance maladie. Celle ci refuse car il devait subir un suivi psychologique de deux ans avant L'opération or en l'espèce il n'a pas attendu les deux ans après les examens des médecins mais il avait attendu auparavant la mort de sa femme d'un cancer et la majorité de ses enfants. La CEDH trouve que ce délai de deux ans est en l'espèce trop long et inutile. Par conséquent, il y a violation de l'article 8.

"a)  Les principes généraux établis par la Cour

100.  Comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’observer, la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale de la personne (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 22), mais peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I). Des éléments tels que, par exemple, l’identité sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle, relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41, B. c. France, 25 mars 1992, série A no 232-C, pp. 53 et suiv., § 63,  Burghartz, précité, p. 28, § 24, Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19 février 1997, Recueil 1997-I, p. 131, § 36, et Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 71, CEDH 1999-VI). Comme la Cour a déjà remarqué plus haut, cette disposition protège également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (paragraphe 77 ci-dessus, avec d’autres références). Bien qu’il n’ait été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III).

101.  La dignité et la liberté de l’homme relevant de l’essence même de la Convention, le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des transsexuels est garanti (I. c. Royaume-Uni [GC], no 25680/94, § 70, 11 juillet 2002, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002-VI ; voir également, quant aux affaires ayant trait à la situation des transsexuels, Rees c. Royaume-Uni, arrêt du 17 octobre 1986, série A no 106, Cossey c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1990, série A no 184, Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni, arrêt du 30 juillet 1998, Recueil 1998-V, Grant c. Royaume-Uni, no 32570/03, CEDH 2006-..., et, indirectement, X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil 1997-II).

102.  La Cour réaffirme par ailleurs que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (arrêts X et Y c. Pays-Bas, précité, p. 11, § 23, Botta c. Italie, 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 422, § 33, et Mikulić, précité, § 57).

103.  La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’Etat au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables dans le cas des premières sont comparables à ceux valables pour les secondes. Pour déterminer si une obligation - positive ou négative - existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu ; dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par exemple, les arrêts Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, série A no 290, p. 19, § 49, B. c. France, précité, p. 47, § 44, Sheffield et Horsham, précité, p. 2026, § 52, Mikulić, précité, § 57, et Cossey, précité, p. 15, § 37).

104.  En ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour a souligné l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit la définition sexuelle d’une personne (voir, mutatis mutandis, pour des affaires ayant trait aux personnes homosexuelles, Dudgeon, précité, p. 21, § 52, et Smith et Grady, § 89, précités).

b)  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

105.  La Cour précise d’emblée que n’est pas en cause devant elle la reconnaissance, au sens juridique, du changement du sexe de la requérante (Christine Goodwin, précité, § 76, et L. c. Lituanie, no 27527/03, §§ 56-60, CEDH 2007-..., dans lesquelles la Cour a prononcé des violations de l’article 8), le président du tribunal de district d’Aarau ayant reconnu, le 14 février 2005, le changement de son identité sexuelle. Par la suite, les modifications d’état civil ont été effectuées (paragraphe 17 ci-dessus). En revanche, l’intéressée se plaint en substance que le Tribunal fédéral, en dernière instance, n’ait pas dûment tenu compte des problèmes liés à sa transsexualité dans le cadre du litige qui l’opposait à sa compagnie d’assurance.

106.  La Cour note que les griefs soulevés par la requérante sur le terrain de l’article 8 § 1 portent sur le refus de prendre en compte certains éléments de preuve relatifs à sa transsexualité, point qui a déjà été examiné sur le terrain de l’article 6 § 1. Elle souligne cependant la différence de nature entre les intérêts protégés par l’article 6 § 1, qui accorde une garantie procédurale, et ceux protégés par l’article 8, qui assure le respect de la vie privée ; cette différence peut justifier l’examen d’un même ensemble de faits sous l’angle des deux articles (arrêts McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, série A no 307-B, p. 57, § 91, Buchberger c. Autriche, no 32899/96, § 49, 20 décembre 2001, et P., C. et S. c. Royaume-Uni, n56547/00, § 120, CEDH 2002-VI).

107.  Dans ces conditions, la Cour estime qu’il convient d’examiner aussi le grief tiré par la requérante de l’article 8, selon lequel la manière dont le Tribunal fédéral des assurances a traité sa demande de remboursement de ses frais médicaux emporte violation des obligations positives qui incombaient à l’Etat (voir, mutatis mutandis, Van Kück, précité, § 75).

108.  La Cour tient à préciser que la question centrale qui se pose en l’espèce est celle de l’application faite par le Tribunal fédéral des assurances des conditions de prise en charge des frais médicaux lorsqu’il a eu à se prononcer sur la demande de la requérante de se faire reconnaître un droit au remboursement pour les frais liés à une opération de conversion sexuelle (voir, mutatis mutandis, Van Kück, précité, § 78).

109.  La Cour observe qu’en l’occurrence le Tribunal fédéral des assurances s’est fondé sur un critère établi par sa propre jurisprudence, qui ne trouve sa base dans aucune loi. Cette condition supplémentaire ne permet le remboursement des frais de l’opération de conversion sexuelle qu’après écoulement d’un délai d’observation de deux ans. Ce délai de deux ans s’explique, comme le soutient le Tribunal fédéral des assurances, par le fait qu’il garantit un équilibre entre les intérêts de la personne concernée, d’une part, et l’intérêt public visant à éviter les opérations inutiles, d’autre part.

110.  La Cour est consciente des problèmes auxquels les compagnies d’assurances sociales sont confrontées dans leurs décisions de prise en charge des prestations. Elle ne sous-estime pas non plus l’ampleur des conséquences pour l’intéressée d’une opération de conversion sexuelle – intervention coûteuse et irréversible –, et, dès lors, l’intérêt de l’assurance et de l’intéressée à éviter qu’une décision soit prise hâtivement. C’est l’objectif principal – objectif certes légitime – poursuivi par le délai de deux ans. Toutefois, la Cour rappelle ce qu’elle a déjà affirmé en 2002, à savoir que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction requis pour changer son rôle sexuel dans la société (voir, mutatis mutandis, Christine Goodwin, précité, § 81).

111.  La Cour ne méconnaît pas non plus qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, singulièrement aux instances juridictionnelles, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus). Néanmoins, dans la mesure où la Cour est compétente pour contrôler la procédure suivie devant les tribunaux internes, elle considère qu’une application trop rigide du délai de deux ans peut s’avérer contraire à l’article 8 de la Convention.

112.  A cet égard, la Cour réitère le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir la jurisprudence citée au paragraphe 57 ci-dessus). Il en découle que, pour qu’ils puissent apparaître comme légitimes, les arguments invoqués pour justifier une ingérence doivent poursuivre concrètement et effectivement les motifs mentionnés au paragraphe 2 de l’article 8. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 77, CEDH 2007-...). En insistant sur le respect du délai de deux ans, le Tribunal fédéral a refusé de se livrer à une analyse des circonstances spécifiques du cas d’espèce et de peser les différents intérêts en jeu. La Cour estime que les autorités internes auraient dû prendre en compte les opinions des spécialistes afin d’examiner s’il y avait lieu d’admettre une exception à la règle des deux ans, notamment sur la base de l’âge relativement avancé de la requérante et de l’intérêt à ce qu’elle subisse une intervention chirurgicale dans un bref délai.

113.  En outre, la Cour ne s’estime pas tenue de répondre définitivement à la question de savoir si ce délai de deux ans correspond aux courants actuels dans la pratique et la doctrine en matière de conversion sexuelle. En revanche, elle est convaincue que, depuis 1988, année où le Tribunal fédéral des assurances a rendu ses deux arrêts de principe, la médecine a fait des progrès dans l’établissement de la « véracité » du transsexualisme (voir, dans ce sens, Christine Goodwin, précité, §§ 81 et suiv., et § 92), ce dont le Tribunal fédéral des assurances n’a pas tenu compte. Or, la Cour a à maintes occasions souligné l’importance d’une approche évolutive dans l’interprétation de la Convention, à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, arrêt du 25 avril 1978, série A no 26, p. 15, § 31, Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 19, § 41, Airey c. Irlande, arrêt du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14 et suiv., § 26, Vo c. France [GC], n53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII, et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I).

114.  La Cour a par ailleurs jugé que le fait que les services médicaux n’attendent pas, pour dispenser des soins et des traitements chirurgicaux à des transsexuels, que chacun des aspects du statut juridique de ces personnes ait été examiné et réglé bénéficie aux intéressés et contribue à leur liberté de choix (Rees, précité, p. 18, § 45). Elle a aussi jugé que la détermination dont témoignent les personnes concernées constitue un élément assez important pour entrer en ligne de compte, avec d’autres, sur le terrain de l’article 8 (B. c. France, précité, p. 51, § 55, et Van Kück, précité, § 77). A cet égard, la Cour considère comme important le fait que la décision tardive de la requérante de subir l’opération s’explique exclusivement par le respect qu’elle portait à ses enfants et à son ex-épouse, ce qui l’a conduite à reporter l’intervention jusqu’à la majorité des enfants et jusqu’au décès de son épouse. En un mot, l’application du délai d’attente de deux ans a eu pour effet de prolonger la situation insatisfaisante de la requérante (voir, dans le même sens, Christine Goodwin, précité, § 90).

115.  Le respect de la vie privée de la requérante aurait exigé la prise en compte des réalités médicale, biologique et psychologique, exprimées sans équivoque par l’avis des experts médicaux, pour éviter une application mécanique du délai de deux ans. La Cour en conclut que, eu égard à la situation très particulière dans laquelle se trouvait la requérante – âgée de plus de 67 ans au moment de sa demande de prise en charge des frais liés à l’opération –, et compte tenu de la marge d’appréciation étroite dont l’Etat défendeur bénéficiait s’agissant d’une question touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, un juste équilibre n’a pas été ménagé entre les intérêts de la compagnie d’assurance, d’une part, et les intérêts de la requérante, d’autre part.

116.  Il y a donc eu violation de l’article 8."

GRANDE CHAMBRE HÄMÄLÄINEN c. FINLANDE du 16 Juillet 2014 requête n° 37359/09

Non violation de l'article 8 : L'Etat n'a pas d'obligation positive à apporter au requérant pour faciliter la vie d'un transexuel quant à son mariage.

2.  Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation positive ou une ingérence

62.  Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (voir, parmi d’autres, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013).

63.  La Cour a dit dans des affaires antérieures que l’article 8 impose aux États l’obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale (voir, par exemple, Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002, Sentges c. Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003, Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 42, CEDH 2003‑III, Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 74-83, CEDH 2004‑II, et Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005‑I). De plus, pareille obligation peut impliquer l’adoption de mesures spécifiques, notamment la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32, McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005‑X) ou la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus, ainsi que la mise en œuvre, le cas échéant, des mesures en question dans différents contextes (A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 245, CEDH 2010).

64.  La Cour observe que les parties ne contestent pas que le refus d’accorder à la requérante un nouveau numéro d’identité (féminin) s’analyse en une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée. La chambre a également examiné l’affaire sous cet angle. La Grande Chambre, pour sa part, estime que la question à trancher par elle est celle de savoir si le respect de la vie privée et familiale de la requérante implique pour l’État l’obligation positive de mettre en place une procédure effective et accessible, propre à permettre à la requérante de faire reconnaître juridiquement son nouveau sexe tout en conservant ses liens maritaux. Partant, la Grande Chambre juge plus approprié d’analyser le grief de la requérante du point de vue des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

3.  Principes généraux applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État

65.  Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle (Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 42, série A no 160, et Roche, précité, § 157).

66.  La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002-VI). Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27, et Gaskin, précité, § 49), ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C, et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106, et Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).

67.  Dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Pour déterminer l’ampleur de cette marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte (voir, par exemple, X et Y c. Pays-Bas, précité, §§ 24 et 27, et Christine Goodwin, précité, § 90 ; voir également Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 71, CEDH 2002‑III). En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, (X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, §  44, Recueil 1997‑II, Fretté c. France, no 36515/97, § 41, CEDH 2002‑I, et Christine Goodwin, précité, § 85). La marge d’appréciation est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (Fretté, précité, § 42, Odièvre, précité, §§ 44-49, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑V, et S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011).

68.  La Cour a déjà eu à examiner plusieurs affaires se rapportant à l’absence de reconnaissance juridique des changements de sexe résultant d’opérations de conversion sexuelle (voir, par exemple, Christine Goodwin, précité, Van Kück c. Allemagne, no 35968/97, CEDH 2003‑VII, Grant, précité, et L. c. Lituanie, précité, § 56). Tout en accordant aux États une certaine marge d’appréciation en la matière, elle a jugé que, en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8, les États étaient tenus d’assurer la reconnaissance des changements de sexe des transsexuels opérés, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil, avec les conséquences en résultant (voir, par exemple, Christine Goodwin, précité, §§ 71-93, et Grant, précité, §§ 39-44).

4.  Application en l’espèce des principes généraux

69.  La Cour relève tout d’abord que la requérante et son épouse sont légalement mariées conformément au droit interne depuis 1996 et qu’elles souhaitent conserver leurs liens maritaux. En droit finlandais, le mariage n’est autorisé qu’entre personnes de sexe opposé. Les mariages entre personnes de même sexe sont pour l’instant interdits en Finlande, même si la question du mariage homosexuel est actuellement à l’étude devant le Parlement. Par ailleurs, les droits des couples de même sexe sont pour le moment protégés par la possibilité de contracter un partenariat enregistré.

70.  La Cour a conscience du fait que la requérante ne revendique pas le droit au mariage pour les homosexuels en général mais qu’elle souhaite simplement préserver son propre mariage. Elle constate toutefois que si l’intéressée obtenait satisfaction, il en résulterait en pratique une situation dans laquelle deux personnes de même sexe pourraient être unies par le mariage. Or actuellement, comme la Cour l’a dit ci-dessus, pareil droit n’existe pas en Finlande. Partant, la Cour doit d’abord examiner si, dans les circonstances de l’espèce, la reconnaissance d’un tel droit est requise par l’article 8 de la Convention.

71.  La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle l’article 8 de la Convention ne peut être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels (Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 101, CEDH 2010). Elle a également dit que la question de la réglementation des effets d’un changement de sexe sur le mariage relevait dans une large mesure, mais pas entièrement, de l’appréciation de l’État contractant concerné (Christine Goodwin, précité, § 103). En outre, la Convention n’exige pas davantage que des dispositions spéciales soient prises dans des situations telles que celle de l’espèce. Dans l’affaire Parry c. Royaume-Uni (décision précitée), la Cour a estimé en 2006 que même si le droit anglais n’autorisait pas les mariages entre personnes de même sexe à l’époque des faits les requérantes pouvaient poursuivre leur relation dans tous ses aspects essentiels et lui conférer un statut juridique qui, s’il n’était pas totalement identique au mariage, y était semblable, en concluant un partenariat civil qui emportait pratiquement les mêmes droits et obligations que le mariage. Elle a donc considéré le partenariat civil comme une option valable dans cette affaire.

72.  La Cour observe que la présente espèce touche à des sujets qui sont en constante évolution dans les États membres du Conseil de l’Europe. Elle se propose donc de se pencher sur la situation qui prévaut dans d’autres pays membres relativement aux questions soulevées en l’espèce.

73.  D’après les informations dont la Cour dispose, il apparaît qu’à l’heure actuelle dix États membres autorisent le mariage entre personnes de même sexe. En outre, dans la majorité des États membres qui interdisent le mariage homosexuel il n’existe pas de cadre juridique précis réglementant la reconnaissance juridique du genre ni aucune disposition juridique traitant spécifiquement la situation des personnes mariées ayant subi une opération de conversion sexuelle. Parmi les États membres qui interdisent le mariage homosexuel, seuls six se sont dotés d’une législation applicable à la reconnaissance du genre. Dans ces pays, soit la loi pose spécifiquement une condition de célibat ou de divorce, soit des dispositions générales énoncent qu’après un changement de sexe tout mariage préexistant est annulé ou dissous. Il semble que seuls trois États membres ont ménagé des exceptions permettant à une personne mariée ayant changé de sexe d’obtenir la reconnaissance juridique de ce changement tout en conservant ses liens maritaux (paragraphes 31-33 ci-dessus).

74.  Dès lors, on ne peut pas dire qu’il existe au niveau européen un consensus sur l’autorisation du mariage homosexuel ni, dans les États qui interdisent pareil mariage, sur la façon dont il convient de réglementer la reconnaissance des changements de sexe dans les cas de mariages préexistants. La majorité des États membres n’ont adopté aucune législation sur la reconnaissance des changements de sexe. Il apparaît qu’outre la Finlande six autres États seulement se sont dotés d’une telle législation. Les exceptions ménagées pour les transsexuels mariés sont encore plus rares. Ainsi, rien n’indique que la situation dans les États membres du Conseil de l’Europe ait évolué de manière significative depuis que la Cour a rendu ses dernières décisions sur ces questions.

75.  En l’absence d’un consensus européen, et compte tenu du fait que la présente affaire soulève indubitablement des questions morales ou éthiques délicates, la Cour estime que la marge d’appréciation à accorder à l’État défendeur demeure large (X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, § 44). Celle-ci doit en principe s’appliquer tant à la décision de légiférer ou non sur la reconnaissance juridique des changements de sexe résultant d’opérations de conversions sexuelles que, le cas échéant, aux règles édictées pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés en conflit.

76.  Quant à l’ordre juridique interne, la Cour constate que le droit finlandais offre actuellement à la requérante plusieurs options. Premièrement, l’intéressée peut opter pour le statu quo sur le plan juridique en conservant ses liens maritaux et en s’accommodant des désagréments que lui vaut son numéro d’identité masculin. La Cour juge établi que dans le système finlandais un mariage légalement contracté unissant deux personnes de sexe opposé n’est pas annulé ou dissous au motif que l’un des époux, après avoir subi une opération de conversion sexuelle, se retrouve être de même sexe que son conjoint. En Finlande, contrairement à la situation qui prévaut dans d’autres pays, un mariage préexistant ne peut être annulé ou dissous unilatéralement par les autorités internes. Partant, rien ne s’oppose à la continuation du mariage de la requérante.

77.  Deuxièmement, si la requérante souhaite s’assurer à la fois la reconnaissance juridique de son nouveau sexe et une protection juridique de sa relation avec son épouse, la législation finlandaise permet la transformation de son mariage en un partenariat enregistré si son épouse y consent. En droit finlandais, dès lors qu’est obtenu le consentement du conjoint au changement de sexe, le mariage se transforme automatiquement, ex lege, en un partenariat enregistré et le partenariat enregistré en mariage, en fonction de la situation.

78.  Le droit interne offre une troisième voie, le divorce. Cette voie est ouverte à la requérante comme à toute autre personne mariée. Contrairement à la thèse de l’intéressée, la Cour n’aperçoit rien dans l’ordre juridique finlandais qui pourrait être interprété comme obligeant la requérante à divorcer contre son gré. Au contraire, elle estime que le droit finlandais laisse à celle-ci toute liberté d’user ou non de cette possibilité.

79.  Laissant de côté les options du maintien du statu quo et du divorce, la requérante s’en prend pour l’essentiel à la seconde option, celle censée lui permettre de bénéficier à la fois de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe et d’une protection juridique de sa relation actuelle. Ainsi, la question clé en l’espèce est celle de savoir si le système dont s’est doté l’État finlandais permet aujourd’hui à celui-ci de respecter ses obligations positives en la matière ou si la requérante devrait être autorisée à conserver ses liens maritaux tout en bénéficiant de la reconnaissance juridique de son nouveau sexe, alors même que cette solution impliquerait un mariage homosexuel entre l’intéressée et son épouse.

80.  La Cour constate que, contrairement à la majorité des États membres du Conseil de l’Europe, la Finlande a mis en place un cadre juridique destiné à réglementer la reconnaissance juridique des changements de sexe. Elle observe que, comme l’explique le Gouvernement, la législation litigieuse a pour but d’unifier les diverses pratiques ayant cours dans le pays et d’établir des critères cohérents en matière de reconnaissance juridique du genre. Dès lors que le consentement du conjoint est obtenu, le système permet de concilier la reconnaissance juridique du changement de sexe et la protection juridique de la relation. Le système fonctionne dans les deux sens, et il prévoit ainsi non seulement la transformation du mariage en un partenariat enregistré mais également la transformation du partenariat enregistré en un mariage, selon que l’opération de conversion sexuelle a pour effet de transformer la relation existante en une union entre partenaires de même sexe ou en une union entre partenaires de sexe opposé. D’après les informations fournies par le Gouvernement, il y a eu jusqu’ici trente et une transformations de ce type, qui se répartissent de manière pratiquement égale entre les deux situations susmentionnées.

81.  En élaborant ce cadre juridique, le législateur finlandais a choisi de réserver le mariage aux couples hétérosexuels, cette règle ne souffrant aucune exception. Il reste donc à la Cour à déterminer si, eu égard aux circonstances de l’affaire, le système finlandais ménage actuellement un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence et s’il répond au critère de proportionnalité.

82.  L’une des préoccupations de la requérante a trait à l’obligation d’obtenir le consentement du conjoint, qui équivaut selon elle à un divorce « forcé ». La Cour estime toutefois que, eu égard à l’automaticité de la transformation du mariage en un partenariat enregistré (ou vice versa) dans le cadre du système finlandais, le consentement du conjoint à l’enregistrement d’un changement de sexe constitue une exigence élémentaire, conçue pour protéger un conjoint des effets de décisions unilatérales prises par l’autre. Cette condition représente donc clairement une protection importante pour le conjoint qui ne demande pas la reconnaissance d’un changement de sexe. À cet égard, il convient de relever que le consentement est également requis lorsqu’un partenariat enregistré doit être transformé en mariage. En conséquence, cette exigence s’applique aussi au bénéfice de l’institution du mariage.

83.  La requérante se déclare également préoccupée par les différences entre mariage et partenariat enregistré. Comme l’a expliqué le Gouvernement, ces différences concernent l’établissement de la paternité, l’adoption en dehors du cercle familial et le nom de famille. Elles se présentent toutefois uniquement dans la mesure où ces questions n’ont pas été réglées auparavant et sont donc étrangères à l’espèce. Partant, la Cour estime que les différences entre mariage et partenariat enregistré ne sont pas de nature à entraîner un changement substantiel dans la situation juridique de la requérante. En pratique, celle-ci pourrait donc continuer à bénéficier dans le cadre d’un partenariat enregistré essentiellement de la même protection juridique que celle qui lui est assurée par le mariage (voir, mutatis mutandis, Schalk et Kopf, précité, § 109).

84.  De plus, la requérante et son épouse ne perdraient aucun autre droit si leur mariage était transformé en partenariat enregistré. Comme le Gouvernement l’explique de manière convaincante, l’expression « se transforme » figurant à l’article 2 § 1 de la loi sur la confirmation du genre des personnes transsexuelles a été délibérément choisie pour illustrer le fait que la relation juridique initiale se poursuit simplement sous une dénomination différente et avec un contenu légèrement modifié. La durée du partenariat est donc calculée à partir de la date à laquelle il a été contracté et non à partir du changement de dénomination. Cet aspect peut se révéler important dans les cas où la durée de la relation constitue une donnée à prendre en compte au regard de la législation interne, par exemple pour le calcul d’une pension de réversion. Partant, la Cour ne peut juger bien fondée l’allégation de la requérante selon laquelle la transformation de son mariage en un partenariat enregistré serait assimilable à un divorce.

85.  Par ailleurs, la Cour estime que la transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré n’emporterait pas d’effets ou n’emporterait que des effets minimes sur la vie familiale de l’intéressée. Elle souligne que l’article 8 protège également la vie familiale des partenaires de même sexe et de leurs enfants (Schalk et Kopf, précité, §§ 91 et 94). Dès lors, il importe peu, du point de vue de la protection offerte à la vie familiale, que la relation de la requérante avec sa famille soit fondée sur des liens maritaux ou sur un partenariat enregistré.

86.  Les aspects relatifs à la vie familiale se retrouvent aussi dans la relation de la requérante avec sa fille. La paternité de la requérante ayant déjà été valablement établie pendant le mariage, la Cour estime qu’en vertu du droit positif finlandais une éventuelle transformation du mariage en partenariat enregistré n’aurait aucun effet sur le lien de filiation paternelle entre la requérante et sa fille. L’enfant continuerait donc à être considérée comme étant née dans le mariage. En outre, ainsi que l’expose le Gouvernement, dans le système finlandais la paternité présumée sur la base du mariage ou la paternité établie ne peuvent être annulées au motif que l’homme est ultérieurement devenu une femme à la suite d’une opération de conversion sexuelle. Cela est confirmé par le fait, évoqué par le Gouvernement, que dans aucun des cas où une conversion sexuelle a eu lieu en Finlande il n’y a eu de modification des liens de filiation préexistants. De même, le changement de sexe d’un père n’a aucun effet juridique sur sa responsabilité en ce qui concerne les obligations de soins, de garde ou d’entretien vis-à-vis de son enfant, étant donné qu’en Finlande cette responsabilité se fonde sur la parentalité, quel que soit le sexe des parents ou la forme de leur relation. Partant, la Cour juge établi que la transformation du mariage de la requérante en un partenariat enregistré n’aurait aucune incidence sur la vie familiale de l’intéressée telle que protégée par l’article 8 de la Convention.

87.  S’il est regrettable que la requérante se retrouve quotidiennement dans des situations où son numéro d’identité inapproprié lui vaut des désagréments, la Cour estime que l’intéressée dispose d’une possibilité réelle de modifier cet état de choses : son mariage peut à tout moment, sous réserve du consentement de son épouse, être transformé, ex lege, en un partenariat enregistré. À défaut d’un tel consentement, l’intéressée a toujours la possibilité, comme n’importe quelle personne mariée, de demander le divorce. La Cour considère qu’il n’est pas disproportionné de poser comme condition préalable à la reconnaissance juridique du changement de sexe de la requérante que son mariage soit transformé en partenariat enregistré, celui-ci représentant selon elle une option sérieuse offrant aux couples de même sexe une protection juridique pratiquement identique à celle du mariage (Parry, décision précitée). On ne peut donc dire que, du fait des différences mineures qui existent entre ces deux formes juridiques, le système en vigueur ne permet pas à l’État finlandais de remplir les obligations positives qui lui incombent.

88.  En conclusion, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que les effets sur la requérante du système finlandais actuel dans son ensemble soient disproportionnés, et elle considère qu’un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu.

89.  Dès lors, elle conclut à la non-violation de l’article 8.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANCAISE

COUR DE CASSATION 1ère CHAMBRE CIVILE arrêt du 7 juin 2012 N° Pourvoi 10-26947 Rejet

Mais attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ; qu’après avoir examiné, sans les dénaturer, les documents produits, et relevé, d’une part, que le certificat faisant état d’une opération chirurgicale effectuée en Thaïlande était lapidaire, se bornant à une énumération d’éléments médicaux sans constater l’effectivité de l’intervention, d’autre part, que M. X... opposait un refus de principe à l’expertise ordonnée par les premiers juges, la cour d’appel a pu rejeter sa demande de rectification de la mention du sexe dans son acte de naissance ; que le moyen n’est pas fondé.

COUR DE CASSATION 1ère CHAMBRE CIVILE arrêt du 7 juin 2012 N° Pourvoi 11-22490 Rejet

Mais attendu que, pour justifier une demande de rectification de la mention du sexe figurant dans un acte de naissance, la personne doit établir, au regard de ce qui est communément admis par la communauté scientifique, la réalité du syndrome transsexuel dont elle est atteinte ainsi que le caractère irréversible de la transformation de son apparence ; que la cour d’appel, après avoir examiné, sans les dénaturer, les documents produits par Mme X... tendant à établir qu’elle présentait le syndrome de Benjamin, qu’elle avait subi une mastectomie totale avec greffe des aréoles et suivait un traitement hormonal, a estimé que le caractère irréversible du changement de sexe n’en résultait pas ; qu’elle a pu, dès lors, constatant en outre que Mme X... refusait, par principe, de se prêter à des opérations d’expertise en vue de faire cette démonstration, rejeter la demande de celle ci ; que le moyen, qui manque en fait en sa première branche, n’est pas fondé pour le surplus

LE VIOL

J.L. c. Italie du 27 mai 2021 requête no 5671/16

Art 8 : Allégations de violences sexuelles en réunion : des passages de la décision de la cour d’appel violent la vie privée et intime de la victime alléguée

Art 8 • Obligations positives • « Victimisation secondaire » d’une victime de violences sexuelles du fait des propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes dans les motifs de l’arrêt • Autorités ayant veillé au respect de l’intégrité personnelle de la requérante durant l’enquête et les débats du procès.

L’affaire concerne une procédure pénale dirigée contre sept hommes qui furent inculpés d’avoir commis des violences sexuelles en réunion à l’encontre de la requérante et qui furent acquittés par les juridictions italiennes. La Cour juge que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. En particulier, les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public. Entre autres, la Cour estime injustifiées les commentaires concernant la bisexualité, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de la requérante avant les faits. Elle considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant. La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice.

FAITS

La requérante, J.L., est une ressortissante italienne née en 1986. Elle réside à Scandicci (Italie). À l’époque des faits, elle était étudiante en histoire de l’art et du théâtre. En juillet 2008, la requérante déposa plainte auprès des autorités italiennes pour viol en réunion. Elle allégua qu’à la fin d’une soirée où elle avait été invitée par l’un de ses agresseurs présumés (un certain L.L., avec qui elle avait tourné quelques mois auparavant un court-métrage où elle interprétait le rôle d’une prostituée qui subissait des violences), elle avait été contrainte d’avoir des rapports sexuels, dans une voiture, avec sept hommes alors qu’elle était sous l’emprise de l’alcool.

Par la suite, la requérante identifia les suspects qui furent placés en détention provisoire. Leurs téléphones portables ainsi que la voiture où l’agression était réputée avoir eu lieu furent saisis par la police aux fins de l’enquête. La requérante, les suspects ainsi que des témoins furent entendus. En mai 2010, les sept suspects furent renvoyés en jugement devant le tribunal de Florence qui condamna six d’entre eux, en janvier 2013, pour avoir induit une personne se trouvant dans un état d’infériorité physique et psychique à accomplir ou subir des actes à caractère sexuel (infraction réprimée par l’article 609bis § 1, combiné avec l’article 609octies du code pénal). Le septième prévenu fut acquitté, l’enquête ayant démontré qu’il n’avait pas participé au viol. Le tribunal releva, entre autres, que les versions des parties concordaient quant à la réalité du rapport sexuel en réunion, mais qu’en revanche elles divergeaient de manière substantielle sur la question du consentement, et qu’il y avait des incohérences dans la partie initiale des faits fournis par la requérante. Les six condamnés interjetèrent appel. Puis, en mars 2015, la cour d’appel de Florence acquitta les six prévenus, estimant que les multiples incohérences que le tribunal avait relevées dans la version des faits de la requérante ébranlaient la crédibilité de celle-ci dans sa globalité. Elle considéra dès lors que le tribunal avait eu tort d’effectuer une évaluation fragmentée des différentes déclarations de la requérante et d’admettre sa crédibilité relativement à une partie des faits. En juillet 2015, la requérante demanda au ministère public d’introduire un pourvoi en cassation, contestant les motifs de l’arrêt de la cour d’appel. Le ministère public ne se pourvut pas en cassation et l’arrêt devint définitif.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et de l’intégrité personnelle)

La Cour observe que la requérante n’allègue pas que la gestion de l’enquête ait été marquée par des lacunes et des retards manifestes ou que les autorités aient négligé des actes d’instruction. Ce que ’intéressée expose, c’est que les modalités de conduite de l’enquête et du procès ont été traumatisantes pour elle et que l’attitude des autorités à son égard a porté atteinte à son intégrité personnelle. Elle se plaint en particulier des conditions dans lesquelles elle a été interrogée tout au long de la procédure pénale et conteste les arguments sur lesquels les juges se sont fondés pour rendre leurs décisions en l’espèce. La Cour précise que la manière dont la victime présumée d’infractions à caractère sexuel est interrogée doit permettre de ménager un juste équilibre entre l’intégrité personnelle et la dignité de celle-ci et les droits de la défense garantis aux prévenus. Si l’accusé doit pouvoir se défendre en contestant la crédibilité de la victime présumée et en mettant en lumière d’éventuelles incohérences dans sa déposition, le contre-interrogatoire ne doit pas être utilisé comme un moyen d’intimider ou d’humilier celle-ci.

Concernant les auditions de la requérante, la Cour constate qu’à aucun moment, ni pendant les investigations préliminaires ni au cours du procès, il n’y a eu de confrontation directe entre la requérante et les auteurs présumés des violences qu’elle dénonçait. En outre, elle ne décèle ni attitude irrespectueuse ou intimidante de la part des autorités d’enquête, ni démarches visant à décourager la requérante ou à orienter la suite des investigations. Elle estime que les questions qui lui ont été posées étaient pertinentes et visaient à l’obtention d’une reconstitution des faits qui tînt compte de ses arguments et de ses points de vue et à permettre l’établissement d’un dossier d’instruction complet aux fins de continuation des poursuites judiciaires. Bien que sans doute douloureuses pour la requérante au vu de la situation, on ne saurait considérer que les modalités des auditions menées au cours de l’enquête aient exposé l’intéressée à un traumatisme injustifié ou à des ingérences disproportionnées dans sa vie intime et privée.

Pour ce qui est du procès, comme la requérante n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas demandé le huis clos, les débats se sont déroulés en public. Néanmoins, le président du tribunal a décidé d’interdire aux journalistes présents dans la salle de les filmer, afin notamment de protéger l’intimité de l’intéressée. En outre, il est intervenu à plusieurs reprises au cours des contre-interrogatoires, interrompant les avocats de la défense lorsqu’ils posaient des questions redondantes ou de nature personnelle à la requérante ou lorsqu’ils abordaient des sujets sans rapport avec les faits. Il a aussi ordonné de courtes suspensions d’audience pour lui permettre de se remettre de ses émotions. La Cour ne doute pas que la procédure dans son ensemble ait été vécue par la requérante comme une épreuve particulièrement pénible, d’autant que l’intéressée a été amenée à répéter son témoignage à de multiples reprises, qui plus est sur une période supérieure à deux ans, pour répondre aux questions successives des enquêteurs, du parquet et des huit avocats de la défense. La Cour note par ailleurs que ces derniers n’ont pas hésité, pour ébranler la crédibilité de la requérante, à interroger celle-ci sur des questions personnelles concernant sa vie familiale, ses orientations sexuelles et ses choix intimes, parfois sans rapport avec les faits, ce qui est résolument contraire non seulement aux principes de droit international en matière de protection des droits des victimes de violences sexuelles mais également au droit pénal italien.

Néanmoins, compte tenu de l’attitude adoptée par le procureur et par le président du tribunal comme des mesures prises par ce dernier pour protéger l’intimité de l’intéressée dans le but d’empêcher les avocats de la défense de la dénigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires, la Cour ne peut imputer aux autorités publiques chargées de la procédure la responsabilité de l’épreuve particulièrement pénible vécue par la requérante, ni considérer que celles-ci aient omis de veiller à ce que la protection de l’intégrité personnelle de l’intéressée fût correctement protégé durant le déroulement du procès.

En ce qui concerne les décisions judiciaires, la Cour ne se substitue pas aux autorités nationales dans l’appréciation des faits de la cause, dont l’appréciation échappe à sa compétence. Néanmoins, abstraction faite de toute évaluation concernant la crédibilité des faits relatés par la requérante, la Cour relève plusieurs passages de l’arrêt de la cour d’appel de Florence qui évoquent la vie personnelle et intime de la requérante et qui portent atteinte aux droits ce celle-ci découlant de l’article 8.

La Cour estime notamment injustifiées les références faites à la lingerie rouge « montrée » par la requérante au cours de la soirée, ainsi que les commentaires concernant sa bisexualité, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de celle-ci avant les faits. De même, la Cour juge inappropriées les considérations relatives à l’« attitude ambivalente vis-à-vis du sexe » de la requérante, que la cour d’appel déduit entre autres des décisions de l’intéressée en matière artistique. Ainsi, la cour d’appel mentionne parmi ces décisions douteuses le choix d’accepter de prendre part au court métrage de L.L. malgré son caractère violent et explicitement sexuel, sans pour autant - et à juste titre – que le fait d’avoir écrit et dirigé ledit court métrage ne soit aucunement commenté ou considéré comme révélateur de l’attitude de L.L. vis-à-vis du sexe. En outre, la Cour estime que le jugement porté sur la décision de la requérante de dénoncer les faits, qui selon la cour d’appel serait résulté d’une volonté de « stigmatiser » et de refouler un « moment critiquable de fragilité et de faiblesse », tout comme la référence à la « vie non linéaire » de l’intéressée sont également regrettables et hors de propos.

La Cour considère que lesdits arguments et considérations de la cour d’appel n’étaient ni utiles pour évaluer la crédibilité de la requérante, question qui aurait pu être examinée à la lumière des nombreux résultats objectifs de la procédure, ni déterminants pour la résolution de l’affaire. La Cour reconnaît qu’en l’espèce la question de la crédibilité de la requérante était particulièrement cruciale, et elle est prête à admettre que le fait de se référer à ses relations passées avec tel ou tel des inculpés ou à certains de ses comportements au cours de la soirée pouvait être justifié. Néanmoins, elle ne voit pas en quoi la condition familiale de la requérante, ses relations sentimentales, ses orientations sexuelles ou encore ses choix vestimentaires ainsi que l’objet de ses activités artistiques et culturelles pouvaient être pertinents pour l’appréciation de la crédibilité de l’intéressée et de la responsabilité pénale des prévenus. Ainsi, on ne saurait considérer que lesdites atteintes à la vie privée et à l’image de la requérante étaient justifiées par la nécessité de garantir les droits de la défense des prévenus. La Cour estime que les obligations positives de protéger les victimes présumées de violences sexistes imposent également un devoir de protéger l’image, la dignité et la vie privée de celles-ci, y compris par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Cette obligation est par ailleurs inhérente à la fonction judiciaire et découle du droit national ainsi que de différents textes internationaux. En ce sens, la faculté pour les juges de s’exprimer librement dans les décisions, qui est une manifestation du pouvoir discrétionnaire des magistrats et du principe de l’indépendance de la justice, se trouve limitée par l’obligation de protéger l’image et la vie privée des justiciables de toute atteinte injustifiée. La Cour considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant. La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice. En conséquence, tout en reconnaissant que les autorités nationales ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans le respect des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, la Cour considère que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public.

Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

CEDH

117.  La Cour observe que l’article 8, au même titre que l’article 3, impose aux États l’obligation positive d’adopter des dispositions pénales incriminant et punissant de manière effective tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique, et de mettre concrètement ces dispositions en œuvre par l’accomplissement d’enquêtes et de poursuites effectives (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 153 et 166).

118.  Elle rappelle en outre que l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol, des dispositions pénales efficaces et peut s’étendre par conséquent aux questions touchant à l’effectivité de l’enquête pénale menée aux fins de la mise en œuvre de ces dispositions (M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, § 40, 27 novembre 2012). Pour ce qui est de l’obligation de mener une enquête effective, la Cour rappelle qu’il s’agit là d’une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes, pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Indépendamment de l’issue de la procédure, les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (voir, parmi d’autres, M.N. c. Bulgarie, précité, §§ 46-49 et N.Ç. c. Turquie, no 40591/11, § 96, 9 février 2021).

119.  Par ailleurs, la Cour a déjà affirmé que les droits des victimes d’infractions parties à une procédure pénale tombent d’une manière générale sous l’empire de l’article 8 de la Convention. À cet égard, la Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91). Il s’ensuit que les États contractants doivent organiser leur procédure pénale de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées à déposer. Les intérêts de la défense doivent donc être mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes appelés à déposer (Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 70, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II). De plus, les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu et dans une affaire impliquant un mineur (S.N. c. Suède, n34209/96, § 47, ECHR 2002‑V, et Aigner c. Autriche, no 28328/03, § 35, 10 mai 2012). Par conséquent, dans le cadre de pareilles procédures pénales, des mesures de protection particulières peuvent être prises pour protéger les victimes (Y. c. Slovenie, précité, §§ 103 et 104). Les dispositions en jeu impliquent une prise en charge adéquate de la victime durant la procédure pénale, ceci dans le but de la protéger d’une victimisation secondaire (Y. c. Slovénie, précité, §§ 97 et 101, A et B c. Croatie, no 7144/15, § 121, 20 juin 2019, et N.Ç. c. Turquie, précité, § 95).

120.  La Cour observe que l’ensemble de ces obligations positives découlent également de dispositions d’autres instruments internationaux (paragraphes 63, 64, 65 et 69 ci-dessus). La Cour rappelle en particulier que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique fait obligation aux Parties contractantes de prendre les mesures législatives et autres nécessaires pour protéger les droits et intérêts des victimes, notamment pour mettre les victimes à l’abri des risques d’intimidation et de nouvelle victimisation, pour leur permettre d’être entendues et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations et en obtenir l’examen, et enfin pour leur donner la possibilité, si le droit interne applicable l’autorise, de témoigner sans que l’auteur présumé de l’infraction soit présent. Par ailleurs, la directive européenne du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité dispose que les victimes de violences fondées sur le genre bénéficient de mesures spéciales de protection en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire, d’intimidation et de représailles.

121.  Se tournant vers les circonstances de la présente affaire, la Cour observe tout d’abord que le droit italien sanctionne pénalement le viol, qu’il soit commis au moyen de la violence, de la menace, d’un abus d’autorité, d’une exploitation de l’état d’infériorité de la victime ou de la ruse. En outre, le code pénal prévoit l’infraction autonome, plus sévèrement réprimée, de violences sexuelles en réunion (paragraphes 52-54 ci-dessus). On ne saurait donc reprocher à l’État italien l’absence d’un cadre législatif de protection des droits des victimes de violences sexuelles.

122.  Il s’agit donc de déterminer si la requérante a bénéficié d’une protection effective de ses droits de victime présumée et si le mécanisme prévu par le droit pénal italien a en l’espèce été défaillant au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient à l’État défendeur. La Cour n’a pas à aller au-delà. Elle n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ; elle ne saurait non plus statuer sur la responsabilité pénale des agresseurs présumés (M.C. c.Bulgarie, précité, § 168).

123.  Concernant l’effectivité de l’enquête, la Cour constate d’emblée que les autorités, faisant suite au signalement du centre antiviolence de Careggi auquel la requérante s’était adressée, ont ouvert d’office une enquête quatre jours après les faits. La requérante a été entendue sans tarder et les sept hommes mis en cause par ses déclarations ont été aussitôt placés en détention provisoire, y compris D.S. dont l’implication dans les faits fut exclue par la suite de la procédure. Une procédure d’enquête s’est déroulée ensuite pendant neuf mois, au terme desquels les suspects ont été renvoyés en jugement. Les enquêteurs ont notamment organisé une procédure d’identification des suspects et effectué plusieurs expertises techniques, afin notamment de retrouver des traces biologiques dans la voiture et sur les vêtements de la requérante et de reconstituer ses déplacements et ceux des suspects par le biais, entre autres, de l’examen des relevés téléphoniques et des bornes activées par les téléphones des intéressés (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Ensuite, pendant les débats, de nombreux témoins cités par les parties ont été entendus, ainsi que des experts, les sept inculpés et la requérante. Globalement, la procédure pénale a duré environ sept ans pour deux degrés de juridiction.

124.  Compte tenu de l’ensemble des éléments de la procédure, la Cour ne peut considérer que les autorités aient fait preuve de passivité ou qu’ils aient manqué au devoir de diligence et aux exigences de célérité requises dans l’appréciation de l’ensemble des circonstances de l’affaire (voir, a contrario, parmi d’autres, M.N. c. Bulgarie, précité, § 49). A ce propos, la Cour rappelle qu’il y a lieu d’apprécier le respect de l’obligation procédurale sur la base de plusieurs paramètres essentiels, tels que l’ouverture rapide d’une enquête dès que les faits ont été portés à la connaissance des autorités, la capacité de cette enquête à analyser méticuleusement de manière objective et impartiale tous les éléments pertinents, de conduire à l’établissement des faits et à permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (S.M. c. Croatie, [GC], no 60561/14, §§ 312-320, 25 juin 2020, et N.Ç. c. Turquie, précité, § 97).

125.  La Cour observe d’ailleurs que la requérante n’allègue pas que la gestion de l’enquête ait été marquée par des lacunes et des retards manifestes ou que les autorités aient négligé des actes d’instruction. Ce que l’intéressée expose, c’est que les modalités de conduite de l’enquête et du procès ont été traumatisantes pour elle et que l’attitude des autorités à son égard a porté atteinte à son intégrité personnelle. Elle se plaint en particulier des conditions dans lesquelles elle a été interrogée tout au long de la procédure pénale et conteste les arguments sur lesquels les juges se sont fondés pour rendre leurs décisions en l’espèce.

a) Les auditions de la requérante

126.  Concernant les auditions de la requérante, la Cour observe d’emblée que les autorités judiciaires se trouvaient en présence de deux versions contradictoires des faits et que les éléments de preuve directs dont elles disposaient résidaient essentiellement dans les déclarations faites par la requérante en qualité de témoin. Elle relève également que le compte rendu de l’examen gynécologique et les conclusions de l’ensemble des nombreuses expertises techniques menées par les enquêteurs avaient mis en évidence plusieurs contradictions dans le récit des faits livré par la requérante en sa qualité de témoin principal (paragraphes 31-32 ci-dessus).

127.  Dans ces conditions, la Cour considère que l’exigence d’équité du procès commandait de donner à la défense la possibilité de contre-interroger la requérante en sa qualité de principal témoin à charge, étant donné qu’elle n’était pas mineure et qu’elle ne se trouvait pas dans une situation de vulnérabilité particulière exigeant des mesures de protection accrue (voir, mutatis mutandis, B. c. Roumanie, no 42390/07, §§ 50 et 57, 10 janvier 2012). Elle rappelle à ce propos que l’existence de deux versions inconciliables des faits doit absolument entraîner une appréciation de la crédibilité des déclarations obtenues des uns et des autres au regard des circonstances de l’espèce, lesquelles doivent être dûment vérifiées (voir, mutatis mutandis, M.C. c. Bulgarie, précité, § 177).

128.  Il n’en reste pas moins que la Cour doit établir si les autorités internes sont parvenues à ménager un juste équilibre entre les intérêts de la défense, en particulier le droit des accusés de faire citer et d’interroger les témoins énoncés par l’article 6 § 3, et les droits garantis à la victime présumée par l’article 8. La manière dont la victime présumée d’infractions à caractère sexuel est interrogée doit permettre de ménager un juste équilibre entre l’intégrité personnelle et la dignité de celle-ci et les droits de la défense garantis aux prévenus. Si l’accusé doit pouvoir se défendre en contestant la crédibilité de la victime présumée et en mettant en lumière d’éventuelles incohérences dans sa déposition, le contre-interrogatoire ne doit pas être utilisé comme un moyen d’intimider ou d’humilier celle-ci (Y. c. Slovenie, précité, § 108).

129.  La Cour constate tout d’abord qu’à aucun moment, ni pendant les investigations préliminaires ni au cours du procès, il n’y a eu de confrontation directe entre la requérante et les auteurs présumés des violences qu’elle dénonçait. Concernant les interrogatoires auxquels la requérante a été soumise au cours des investigations préliminaires, la Cour relève que l’intéressée a été entendue par la police à deux reprises, soit le 30 juillet 2008 à Florence, lorsque les agents recueillirent ses premières déclarations et enregistrèrent sa plainte, et le 31 juillet 2008 à Ravenne, ville dans laquelle la requérante se trouvait en vacances, lorsqu’elle fut amenée à identifier les suspects à l’aide de photographies. En outre, le 16 septembre 2008 l’intéressée fut convoquée par le parquet, qui l’interrogea et ordonna ensuite des actes d’enquête supplémentaires.

130.  La Cour s’est penchée sur les comptes rendus des auditions ; elle n’y a décelé ni attitude irrespectueuse ou intimidante de la part des autorités d’enquête, ni démarches visant à décourager la requérante ou à orienter la suite des investigations. Elle estime que les questions posées à la requérante étaient pertinentes et visaient à l’obtention d’une reconstitution des faits qui tînt compte de ses arguments et de ses points de vue et à permettre l’établissement d’un dossier d’instruction complet aux fins de continuation des poursuites judiciaires. Bien que sans doute douloureuses pour la requérante au vu de la situation, on ne saurait considérer que les modalités des auditions menées au cours de l’enquête aient exposé l’intéressée à un traumatisme injustifié ou à des ingérences disproportionnées dans sa vie intime et privée.

131.  Pour ce qui est du procès, la requérante a été interrogée lors des audiences des 8 février et 13 mai 2011. La Cour note à cet égard que celle-ci aurait pu se prévaloir de l’article 392 du CPP en vigueur à l’époque des faits et demander à être interrogée dans le cadre d’un incident probatoire, à savoir une audience ad hoc tenue en chambre du conseil (paragraphe 55 ci-dessus). En revanche, comme la requérante n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas demandé le huis clos sur le fondement de l’article 472 du CPP, les débats se sont déroulés en public. Néanmoins, le président du tribunal a décidé d’interdire aux journalistes présents dans la salle de les filmer, afin notamment de protéger l’intimité de la requérante. En outre, il est intervenu à plusieurs reprises au cours des contre-interrogatoires de l’intéressée, interrompant les avocats de la défense lorsqu’ils posaient des questions redondantes ou de nature personnelle ou lorsqu’ils abordaient des sujets sans rapport avec les faits. Il a aussi ordonné de courtes suspensions d’audience pour permettre à la requérante de se remettre de ses émotions.

132.  La Cour ne doute pas que la procédure dans son ensemble ait été vécue par la requérante comme une épreuve particulièrement pénible, d’autant que l’intéressée a été amenée à répéter son témoignage à de multiples reprises, qui plus est sur une période supérieure à deux ans, pour répondre aux questions successives des enquêteurs, du parquet et des huit avocats de la défense. La Cour note par ailleurs que ces derniers n’ont pas hésité, pour ébranler la crédibilité de la requérante, à interroger celle-ci sur des questions personnelles concernant sa vie familiale, ses orientations sexuelles et ses choix intimes, parfois sans rapport avec les faits, ce qui est résolument contraire non seulement aux principes de droit international en matière de protection des droits des victimes de violences sexuelles mais également au droit pénal italien (paragraphe 57 ci-dessus).

133.  Néanmoins, compte tenu de l’attitude adoptée par le procureur et par le président du tribunal comme des mesures prises par ce dernier pour protéger l’intimité de l’intéressée dans le but d’empêcher les avocats de la défense de la dénigrer ou de la perturber inutilement pendant les contre-interrogatoires, la Cour ne peut imputer aux autorités publiques chargées de la procédure la responsabilité de l’épreuve particulièrement pénible vécue par la requérante, ni considérer que celles-ci aient omis de veiller à ce que la protection de l’intégrité personnelle de l’intéressée fût correctement protégé durant le déroulement du procès (a contrario, Y. c. Slovénie, précité, § 109).

b) Le contenu des décisions judiciaires

134.  La Cour doit maintenant rechercher si le contenu des décisions judiciaires prises dans le cadre du procès de la requérante et le raisonnement fondant l’acquittement des prévenus ont porté atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et à sa liberté sexuelle et s’ils l’ont exposée à une victimisation secondaire.

135.  Concernant la motivation des décisions de justice, la Cour rappelle encore une fois que son rôle n’est pas de se prononcer sur les allégations d’erreurs particulières commises par les autorités, ni de statuer sur la responsabilité pénale des agresseurs présumés. Par conséquent, elle ne se substituera pas aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause. En revanche, il lui incombe de déterminer si le raisonnement suivi par les juridictions et les arguments utilisés ont ou non abouti à une entrave au droit de la requérante au respect de sa vie privée et de son intégrité personnelle et s’il a emporté violation des obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, §§ 33-39, 4 octobre 2007, et Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, §§ 33-36, 25 juillet 2017).

136.  Or, la Cour a relevé plusieurs passages de l’arrêt de la cour d’appel de Florence qui évoquent la vie personnelle et intime de la requérante et qui portent atteinte aux droits ce celle-ci découlant de l’article 8. Elle estime notamment injustifiées les références faites par la cour d’appel à la lingerie rouge « montrée » par la requérante au cours de la soirée, ainsi que les commentaires concernant la bisexualité de l’intéressée, les relations sentimentales et les rapports sexuels occasionnels de celle-ci avant les faits (paragraphes 41 et 42 ci-dessus). De même, la Cour juge inappropriées les considérations relatives à l’« attitude ambivalente vis-à-vis du sexe » de la requérante, que la cour d’appel déduit entre autres des décisions de l’intéressée en matière artistique. Ainsi, la cour d’appel mentionne parmi ces décisions douteuses le choix d’accepter de prendre part au court métrage de L.L. malgré son caractère violent et explicitement sexuel (paragraphe 46 ci-dessus), sans pour autant - et à juste titre – que le fait d’avoir écrit et dirigé ledit court métrage ne soit aucunement commenté ou considéré comme révélateur de l’attitude de L.L. vis-à-vis du sexe. En outre, la Cour estime que le jugement porté sur la décision de la requérante de dénoncer les faits, qui selon la cour d’appel serait résulté d’une volonté de « stigmatiser » et de refouler un « moment critiquable de fragilité et de faiblesse », tout comme la référence à la « vie non linéaire » de l’intéressée (ibidem), sont également regrettables et hors de propos.

137.  La Cour considère, contrairement au Gouvernement, que lesdits arguments et considérations de la cour d’appel n’étaient ni utiles pour évaluer la crédibilité de la requérante, question qui aurait pu être examinée à la lumière des nombreux résultats objectifs de la procédure, ni déterminants pour la résolution de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas, précité, § 37).

138.   La Cour reconnaît qu’en l’espèce la question de la crédibilité de la requérante était particulièrement cruciale, et elle est prête à admettre que le fait de se référer à ses relations passées avec tel ou tel des inculpés ou à certains de ses comportements au cours de la soirée pouvait être justifié. Néanmoins, elle ne voit pas en quoi la condition familiale de la requérante, ses relations sentimentales, ses orientations sexuelles ou encore ses choix vestimentaires ainsi que l’objet de ses activités artistiques et culturelles pouvaient être pertinents pour l’appréciation de la crédibilité de l’intéressée et de la responsabilité pénale des prévenus. Ainsi, on ne saurait considérer que lesdites atteintes à la vie privée et à l’image de la requérante étaient justifiées par la nécessité de garantir les droits de la défense des prévenus.

139.  La Cour estime que les obligations positives de protéger les victimes présumées de violences sexistes imposent également un devoir de protéger l’image, la dignité et la vie privée de celles-ci, y compris par la non-divulgation d’informations et de données personnelles sans relation avec les faits. Cette obligation est par ailleurs inhérente à la fonction judiciaire et découle du droit national (paragraphes 57 et 62 ci-dessus) ainsi que de différents textes internationaux (paragraphes 65, 68 et 69 ci-dessus). En ce sens, la faculté pour les juges de s’exprimer librement dans les décisions, qui est une manifestation du pouvoir discrétionnaire des magistrats et du principe de l’indépendance de la justice, se trouve limitée par l’obligation de protéger l’image et la vie privée des justiciables de toute atteinte injustifiée.

140.  La Cour observe par ailleurs que le septième rapport sur l’Italie du Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes et le rapport du GREVIO, ont constaté la persistance de stéréotypes concernant le rôle des femmes et la résistance de la société italienne à la cause de l’égalité des sexes. En outre, tant ledit Comité des Nations unies que le GREVIO ont pointé du doigt le faible taux de poursuites pénales et de condamnations en Italie, ce qui représente à la fois la cause d’un manque de confiance des victimes dans le système de la justice pénale et la raison du faible taux de signalement de ce type de délits dans le pays (paragraphes 64-66 ci-dessus). Or, la Cour considère que le langage et les arguments utilisés par la cour d’appel véhiculent les préjugés sur le rôle de la femme qui existent dans la société italienne et qui sont susceptibles de faire obstacle à une protection effective des droits des victimes de violences de genre en dépit d’un cadre législatif satisfaisant (voir, mutatis mutandis, Carvalho Pinto de Sousa Morais, précité, § 54).

141.  La Cour est convaincue que les poursuites et les sanctions pénales jouent un rôle crucial dans la réponse institutionnelle à la violence fondée sur le genre et dans la lutte contre l’inégalité entre les sexes. Il est dès lors essentiel que les autorités judiciaires évitent de reproduire des stéréotypes sexistes dans les décisions de justice, de minimiser les violences contre le genre et d’exposer les femmes à une victimisation secondaire en utilisant des propos culpabilisants et moralisateurs propres à décourager la confiance des victimes dans la justice.

142.  En conséquence, tout en reconnaissant que les autorités nationales ont veillé en l’espèce à ce que l’enquête et les débats fussent menés dans le respect des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, la Cour considère que les droits et intérêts de la requérante résultant de l’article 8 n’ont pas été adéquatement protégés au vu du contenu de l’arrêt de la cour d’appel de Florence. Il s’ensuit que les autorités nationales n’ont pas protégé la requérante d’une victimisation secondaire durant toute la procédure, dont la rédaction de l’arrêt constitue une partie intégrante de la plus grande importance compte tenu notamment de son caractère public.

143.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante et conclut qu’il y a eu en l’espèce violation des obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention.

E.B. c. Roumanie du 19 mars 2019 requête n°49089/10

Article 3 et 8 : Le manquement des autorités roumaines à mener une enquête adéquate sur une allégation de viol soulève des doutes quant au dispositif de poursuite et de répression des infractions sexuelles

La requérante soutenait que ses accusations de viol n’avaient pas fait l’objet d’une enquête adéquate et qu’elle avait été privée de ses droits procéduraux. La Cour juge que les autorités ont manqué à leur obligation de mener une enquête adéquate et qu’elles ont trop insisté sur le fait que l’intéressée n’avait pas résisté à son agresseur allégué. Compte tenu de la légère déficience intellectuelle de celle-ci, l’enquête aurait dû davantage prendre en compte les circonstances de l’espèce, ce qu’elle n’a pas fait. L’approche suivie par les autorités a porté atteinte aux droits de la requérante en sa qualité de victime de violence, elle a privé le droit interne d’effet utile quant à la poursuite et à la répression effectives des infractions sexuelles, et elle soulève des doutes quant au dispositif mis en place par l’État roumain en application de ses obligations internationales.

LES FAITS

La requérante, E.B., est une ressortissante roumaine née en 1973. Elle réside à Mica.

LE VIOL

Mme E.B. allégua qu’en mai 2008, alors qu’elle rentrait chez elle après avoir travaillé aux champs, elle avait rencontré un homme qui avait engagé la conversation et avait essayé de la convaincre de lui pratiquer une fellation. Elle aurait refusé mais il l’aurait alors attrapée, l’aurait entraînée vers un cimetière à proximité et l’aurait menacée avec un couteau. Il lui aurait demandé de se déshabiller puis de s’allonger par terre et, en état de choc, elle aurait obéi. Il l’aurait ensuite violée et lui aurait vivement déconseillé d’en parler.

LA PROCEDURE INTERNE

Immédiatement après, elle se rendit au poste de police le plus proche mais celui-ci étant fermé, elle rentra chez elle, prit une douche et raconta à sa famille, dont son mari, ce qui s’était produit. Le lendemain, elle se rendit au poste de police de Mica et porta plainte.

La police interrogea l’homme, T.F.S., qui démentit avoir violée l’intéressée. Le jour suivant, celle-ci se rendit à l’institut de médecine légale de Târgu-Mureş pour y être examinée. Dans le rapport qu’il établit à cette occasion, l’expert releva qu’elle présentait deux contusions sur le bras droit mais aucune des lésions génitales « caractéristiques d’un viol ».

En janvier 2009, le procureur près le tribunal de première instance de Târnăveni refusa d’engager des poursuites pénales contre T.F.S. au motif que les actions de ce dernier n’étaient constitutives d’aucune infraction pénale. Il estima en particulier que Mme E.B. n’avait pas demandé d’aide avant le viol allégué, alors même qu’elle venait de passer devant une station-service. Il releva également que l’expertise n’avait révélé aucune blessure sur les organes génitaux de l’intéressée et qu’il n’avait pas été possible d’établir quand les contusions sur son bras avaient été provoquées.

En février 2009, Mme E.B. contesta la décision de classement sans suite devant le procureur général. Elle expliqua qu’elle avait obéi aux ordres de T.F.S. en raison des menaces que celui-ci avait proférées et affirma que la police ne l’avait pas informée de ses droits procéduraux en qualité de victime.

Le procureur général la débouta mais en mai 2009, le tribunal de première instance de Târnăveni renvoya l’affaire au parquet et lui ordonna de prendre diverses mesures d’enquête. Il jugea que les éléments de preuve produits n’étayaient pas la conclusion du parquet selon laquelle la relation sexuelle avait été consentie et que l’absence de lésions sur les organes génitaux était compatible avec l’usage de menaces.

En octobre 2009, le procureur fit appel de cette décision et en février 2011, le tribunal de district de Mureş rejeta le grief de la requérante par une décision définitive. Il estima notamment que les allégations de Mme E.B. n’étaient pas étayées par le rapport établi à l’issue de l’expertise pratiquée sur elle en ce qu’aucune des lésions génitales caractéristiques d’un viol n’avait été relevée et que les contusions que l’intéressée présentait sur le bras n’avaient pu être datées. Il jugea que d’autres mesures d’enquête, telle une confrontation entre Mme E.B. et T.F.S., n’étaient pas nécessaires. La requérante fut condamnée à payer des frais de justice.

CEDH

Notant qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants, la Cour décide d’examiner la requête de Mme E.B. sous l’angle des articles 3 et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale). Elle rappelle qu’en vertu de ces deux dispositions, il incombe aux États d’enquêter de manière effective sur les infractions sexuelles et d’en poursuivre les responsables. Ces obligations commandent la criminalisation et la répression effective de tout acte sexuel non consensuel, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique. Face aux versions divergentes exposées par les parties dans le cas d’espèce, il incombait aux autorités compétentes de déterminer si la relation sexuelle avait été consentie ou non. Pareilles situations requièrent que l’appréciation de la crédibilité des déclarations et l’examen des circonstances de l’affaire tiennent compte du contexte. Il peut ainsi être nécessaire d’interroger des personnes de l’entourage de chacune des parties concernées afin d’établir la fiabilité de leurs déclarations, voire de pratiquer une expertise psychologique. De telles mesures n’ont pas été prises en l’espèce.

La Cour relève que Mme E.B. avait fait l’objet d’un diagnostic de déficience intellectuelle légère et se trouvait dans un état de vulnérabilité accru qui requérait de la part des autorités une enquête particulièrement diligente. La question de la validité du consentement aurait également dû être au centre de l’affaire. Pourtant, ni les procureurs ni les tribunaux n’ont tenu compte de la situation personnelle de l’intéressée ou des circonstances de l’incident, qui s’est produit le soir à côté d’un cimetière. Il apparaît en outre que les conclusions des procureurs et des tribunaux se sont fondées sur le fait que Mme E.B. n’avait pas demandé d’aide et qu’elle ne présentait aucune blessure liée au viol.

Le code pénal roumain n’exige toutefois pas de la victime qu’elle oppose une résistance physique à son agresseur, la question cruciale en la matière étant celle de l’interprétation de termes tels que « contrainte » ou « incapacité à exprimer sa volonté ». Dans ce contexte, le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existe une jurisprudence établie ou constante en matière de viol sans blessure ou ayant entraîné des blessures légères. La Cour conclut que les autorités ont trop insisté sur l’absence de preuve de la résistance de Mme E.B. et n’ont pas tenu compte du contexte en appréciant, par exemple, les réactions de l’intéressée en fonction de ses capacités mentales, comme celle-ci l’avait par ailleurs demandé. Mme E.B. a également allégué que le fait de ne pas avoir été informée de ses droits procéduraux et de n’avoir bénéficié d’aucune assistance juridique ni d’aucun conseil gratuit lui a occasionné une souffrance supplémentaire. Les autorités n’ont pas démenti ces déclarations.

La Cour observe que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique impose aux États de protéger les droits et les intérêts des victimes, notamment en les tenant informées de leurs droits et des services à leur disposition. L’approche adoptée par les autorités dans le cas d’espèce a privé d’effet utile le dispositif légal national en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et était contraire aux normes internationales applicables en la matière. Sans se prononcer sur la culpabilité du violeur allégué, la Cour dit que le manquement des autorités à leur obligation de répondre de manière adéquate aux allégations de Mme E.B. ou de respecter de manière appropriée ses droits en sa qualité de victime de violence soulève des doutes quant à l’effectivité du dispositif mis en place par la Roumanie en application de ses obligations internationales et a vidé de tout son sens la procédure pénale en l’espèce.

Les autorités ont ainsi manqué à leur obligation d’appliquer effectivement un système pénal qui punisse toutes les formes de viol et de violence sexuelle et de protéger de manière adéquate l’intégrité physique de Mme E.B. Il y a donc eu violation des articles 3 et 8.

G.U C. Turquie du 18 octobre 2016 requête n° 16143/10

Violation de l'article 3 combiné à l'article 8 de la Conv EDH : le défaut d'enquête sur la plainte pour viol de la requérante porte atteinte aux droits de la requérante,  puisque imposer des relations sexuelles non consenties, est une attente à l'intégrité physique au sens de l'article 8 de la Convention et un acte inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.

59. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, M.C., précité, § 149, et, plus récemment, S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 42, 3 mars 2015).

60. Cette protection commande en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri de traitements contraires à l’article 3, notamment par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (voir notamment, en ce qui concerne des actes sexuels non consentis, M.C., précité, §§ 150‑153, et M.N. c. Bulgarie, no 3832/06, §§ 36-37, 27 novembre 2012).

61. L’article 3 impose en outre aux autorités nationales, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, le devoir de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et, le cas échéant, la punition des responsables. Ces obligations s’appliquent quelle que soit la qualité des personnes mises en cause, même lorsqu’il s’agit de particuliers (Y. c. Slovénie, no 41107/10, § 95, CEDH 2015 (extraits). Lorsque, comme en l’espèce, les investigations préliminaires effectuées ont entraîné l’ouverture de poursuites pénales devant les juridictions nationales, les exigences procédurales de l’article 3 s’étendent à l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement (S.Z., précité, § 44, et N.A. c. République de Moldova, no 13424/06, § 65, 24 septembre 2013).

62. Pour être effective, l’enquête menée doit être suffisamment approfondie et objective. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (voir, dans le contexte de poursuites pénales pour viol, M.C., précité, § 151, M.N., précité, §§ 38-39, et P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, §§ 63-67, 24 janvier 2012).

63. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Si cette exigence n’impose dès lors pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes. La prescription des poursuites pénales en raison de l’inactivité des autorités compétentes a ainsi pu amener la Cour à conclure au non-respect des obligations positives de l’État (M.N., précité, §§ 46 et 49, et Stoev et autres c. Bulgarie, no 41717/09, § 48, 11 mars 2014).

64. Enfin, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il est nécessaire qu’elle soit menée avec une célérité et une diligence raisonnables. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance d’actes illégaux (Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007).

65. La Cour rappelle en outre que l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu de l’article 8 de protéger l’intégrité physique de l’individu appelle, dans des cas aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, des dispositions pénales efficaces, et peut s’étendre par conséquent aux questions concernant l’effectivité de l’enquête pénale qui a pour but de mettre en œuvre ces dispositions législatives (M.C., précité, §§ 150, 152 et 153, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 109, 15 novembre 2011, C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 72, 20 mars 2012, et M.G.C. c. Roumanie, no 61495/11, § 58, 15 mars 2016).

66. En l’espèce, la Cour estime que, compte tenu de la nature et de la gravité particulière des faits dénoncés par la requérante et de sa minorité, l’État avait le devoir, pour satisfaire aux obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention, d’adopter des dispositions pénales qui sanctionnent effectivement les actes dénoncés ainsi que de mettre en œuvre ces dispositions notamment par le biais d’une enquête et d’une procédure effectives (M.N., précité, § 41).

67. La Cour observe que le droit turc érige le viol et les abus sexuels en infractions pénales. Tant les dispositions de l’ancien code pénal – qui était en vigueur à l’époque des faits – que celles du nouveau code pénal répriment les agissements dénoncés par la requérante (paragraphes 45-48 ci-dessus). La requérante ne se plaint d’ailleurs pas que les autorités turques ont omis de mettre en place un cadre législatif de protection. Il reste à rechercher si l’État a satisfait à son obligation de mettre en œuvre les dispositions en question au moyen d’une enquête et d’une procédure effectives.

68. Pour ce faire, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête. Elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011).

69. La Cour observe qu’une enquête a été ouverte immédiatement après le dépôt de plainte. La requérante a aussitôt été soumise à un examen médical et les déclarations de tous les protagonistes ont été recueillies par la police. M.S., qui a été mis en cause par la requérante, a été inculpé des chefs de viol, d’agression sexuelle et de séquestration, et un procès s’est ouvert devant la cour d’assises. À l’issue de ce procès, la cour d’assises a estimé que les allégations de la requérante n’étaient pas établies et a acquitté M.S.

70. La Cour reconnaît que les juridictions nationales n’avaient pas la tâche facile. En effet, l’examen médical subi par la requérante n’indiquait aucune trace physique de viol ni d’agression sexuelle, il n’existait pas de témoin direct des faits dénoncés et l’accusé M.S. a toujours nié les faits qui lui étaient reprochés. Cela étant, les autorités n’en avaient pas moins l’obligation d’examiner tous les faits et de statuer après s’être livrées à une appréciation de l’ensemble des circonstances (M.C., précité, § 181).

71. La Cour estime qu’en l’espèce, l’absence de preuve directe aurait dû conduire les juges à procéder à une appréciation scrupuleuse de la crédibilité des déclarations de la victime. Or, force est de relever que les juges n’ont pas pris les mesures requises pour mettre à l’épreuve la crédibilité de la version des faits donnée par la requérante. Ainsi, lors de la seule audience où la requérante s’est retrouvée en présence de son agresseur présumé, les juges se sont contentés de recueillir les déclarations des protagonistes, sans chercher à confronter leurs déclarations en invitant les intéressés à s’expliquer sur des faits dont ils ont donné des versions radicalement différentes. Une confrontation ne semble pas non plus avoir été organisée au stade de l’enquête. De plus, la cour d’assises n’a pas accordé foi aux déclarations de la requérante, sans s’en expliquer. Elle a simplement estimé que ses déclarations n’étaient ni sincères ni convaincantes. À cet égard, la Cour observe que le récit de la requérante n’a pas varié : les deux fois où elle a été entendue – lors de l’enquête et lors du procès – elle a décrit les faits dans les mêmes termes. S’il est vrai que son récit n’est pas détaillé et qu’il ne donne pas de description circonstanciée des faits, force est de constater qu’aucune démarche ne semble avoir été entreprise par les autorités pour entendre l’intéressée dans des conditions favorables à l’obtention d’un récit plus précis des actes dénoncés. Au cours de l’enquête, la requérante, alors mineure, a été entendue par deux policiers de sexe masculin. Il n’est pas établi ni allégué qu’il s’agissait d’agents spécialisés en matière d’abus sexuels concernant les mineurs. Pendant le procès, l’intéressée, toujours mineure, a été entendue en audience publique. Non seulement la cour d’assises ne s’est pas prononcée d’office sur la nécessité de tenir une audience à huis clos au regard de l’âge de la requérante, mais elle n’a même pas répondu à la demande formulée en ce sens par l’avocat de l’intéressée. On ne peut ignorer ici le caractère traumatisant de la publicité des débats pour la requérante, et le fait que son audition au cours d’une audience publique était de nature à porter atteinte à sa dignité et à sa vie privée. La Cour note également que la requérante n’a été accompagnée par une psychologue à aucun stade de la procédure (C.A.S. et C.S., précité, § 82).

72. Ainsi, ni les autorités d’enquête ni les juges ne semblent avoir pris en considération la vulnérabilité particulière de la requérante, mineure, ni les facteurs psychologiques propres aux viols de mineurs commis en milieu familial, particularités qui auraient pu expliquer les réticences de la victime à la fois à signaler la violence et à décrire les faits (C.A.S. et C.S., précité, § 81). La Cour rappelle en particulier que, dans le cas de personnes vulnérables, dont font partie les enfants, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et assurer aux victimes une protection accrue du fait que leur capacité ou leur volonté de se plaindre se trouvent souvent affaiblies (voir, entre autres, M.C., précité, § 150, M. et C., précité, § 111, et R.I.P. et D.L.P. c. Roumanie, no 27782/10, § 58, 10 mai 2012).

73. La Cour tient également à souligner que les obligations contractées par l’État en vertu des articles 3 et 8 de la Convention exigent que, dans des cas comme celui-ci, l’intérêt supérieur de l’enfant soit respecté. Le droit à la dignité humaine et à l’intégrité psychologique requiert une attention particulière lorsque la victime des violences est un enfant (C.A.S. et C.S., précité, § 82). Cette obligation découle aussi de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, laquelle souligne l’importance primordiale qui s’attache à faire en sorte que les procédures tiennent dûment compte de la vulnérabilité particulière des enfants qui y sont confrontés, en tant que victimes ou témoins, et que les États se dotent de règles de procédure permettant de garantir et de sécuriser le recueil de la parole de l’enfant (paragraphe 51 ci‑dessus).

74. S’agissant encore de l’appréciation de la crédibilité des déclarations de la requérante, la Cour note aussi que les juges ayant procédé à cette appréciation n’ont jamais vu l’intéressée puisqu’ils n’étaient pas présents lors de son audition à l’audience du 18 novembre 2002, la composition de la cour d’assises étant alors entièrement différente.

75. La Cour relève par ailleurs que les juges du fond n’ont pas ordonné d’expertise psychologique pour rechercher l’existence de symptômes compatibles avec les allégations de l’intéressée ni pris en considération les conclusions du rapport de l’hôpital universitaire Dokuz Eylül du 27 février 2003, lequel concluait à l’existence d’un stress post-traumatique et d’une dépression majeure. Elle note que l’examen subi par la requérante à l’institut médicolégal ne visait pas, ainsi qu’il ressort du rapport du 28 mai 2004, à examiner l’état psychologique de la requérante. Cet examen visait simplement à rechercher si la requérante souffrait d’une déficience mentale de nature à altérer sa capacité à donner un consentement libre et éclairé à un acte sexuel, circonstance qui aurait alors placé la victime dans l’impossibilité de résister à l’agression sexuelle, comme prévu à l’article 416 de l’ancien code pénal (paragraphe 45 ci-dessus).

76. La Cour relève également que la corpulence du beau-père et de la requérante a été un des arguments visant à écarter les allégations de viol, bien que les articles 414 et 416 de l’ancien code pénal ne mentionnaient pas une exigence de résistance physique de la victime en matière de viol. La cour d’assises a ainsi demandé à l’institut médicolégal de rechercher si, compte tenu de la corpulence de la requérante, l’accusé était en mesure de la violer par la force, demande à laquelle l’institut n’a apporté aucune réponse. Puis dans le dispositif, la cour d’assises a fait référence, parmi d’autres éléments, à la corpulence de l’accusé et à celle de la victime pour ne pas retenir la culpabilité du beau-père. Aux yeux de la Cour, la question posée par la cour d’assises à l’institut médicolégal ainsi que la mention à la corpulence dans le dispositif démontrent que la cour d’assises entendait étayer sa démonstration de la non-culpabilité du beau-père en s’appuyant sur des notions auxquelles la loi en vigueur ne faisait pas référence et qui faisaient abstraction de « l’état de sidération » qui peut accompagner certains faits de violence sexuelles et expliquer l’absence de réaction de la victime.

77. La Cour note ensuite que, pour acquitter M.S., la cour d’assises a accordé un poids décisif au rapport médical ayant conclu à l’impuissance de l’intéressé. Or il convient de relever que les tests ont été réalisés plusieurs années après les faits dénoncés. À partir de ces tests, la cour d’assises a admis que M.S. était impuissant à la date des faits. Bien que le rapport en question ne figure pas dans le dossier, il n’est pas établi, ni allégué par le Gouvernement, que le rapport en question comporte une indication en ce sens. Les contestations formulées par l’avocat de la requérante quant au rapport médical et les demandes de clarification souhaitées par lui ont été rejetées par la cour d’assises alors même que ce rapport fut un élément pourtant essentiel du procès ayant contribué à emporter la conviction des juges. La cour d’assises n’a pas non plus prêté foi aux déclarations de la mère de la requérante quant à la capacité sexuelle de son mari.

78. La Cour tient à souligner que le fait de conclure à l’impuissance de l’accusé M.S. a conduit les juges à écarter automatiquement les allégations de viol puisque, selon le droit et la pratique en vigueur à l’époque des faits, le viol ne pouvait être commis qu’au moyen de l’organe sexuel (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour note en outre que l’examen de la cour d’assises a porté uniquement sur le viol et nullement sur l’agression sexuelle alors même que M.S. était aussi poursuivi de ce chef. En effet, au regard du droit et de la pratique internes en vigueur à l’époque, si l’impuissance pouvait se révéler déterminante pour l’infraction de viol, elle ne l’était nullement pour l’infraction d’agression sexuelle. Or la cour d’assises n’a aucunement cherché à savoir si la conduite de M.S. avait pu constituer un délit d’agression sexuelle.

79. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes n’ont pas usé de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir les circonstances des actes dont il s’agit.

80. Enfin, la Cour note que la procédure a connu des retards considérables. Alors que la cour d’assises avait ordonné la réalisation des tests relatifs à la puissance sexuelle de l’accusé dès la première audience, le 18 novembre 2002, le rapport définitif n’a été établi que le 18 octobre 2006 et versé aux débats lors de l’audience du 27 décembre 2006. Il a fallu ainsi attendre plus de quatre ans pour la réalisation de ces tests. De surcroît, l’examen du pourvoi en cassation a duré environ quatre ans et demi, circonstance qui a conduit à la prescription du chef d’agression sexuelle.

81. En somme, sans exprimer d’avis sur la culpabilité de M.S., la Cour estime que la procédure menée en l’espèce, et en particulier la démarche adoptée par la cour d’assises, ne sont pas de nature à satisfaire aux exigences inhérentes aux obligations positives de l’État tenant à l’adoption de dispositions pénales et à leur application effective.

82. Partant, la Cour conclut à la violation des articles 3 et 8 de la Convention.

LA FAUSSE ACCUSATION DE VIOL

Egill Einarsson c. Islande du 7 novembre 2017 requête no 24703/15

Violation de l'article 8 : Le rejet d’une action en diffamation formée par un blogueur face à une accusation de viol a porté atteinte à son droit au respect de la vie privée.

LES FAITS

Dans cette affaire, un blogueur connu se plaignait d’une décision de la Cour suprême concluant qu’il n’avait pas été diffamé par l’emploi à son égard des mots « va te faire foutre, sale violeur » dans un message sur Instagram. Le parquet avait peu auparavant abandonné les poursuites dirigées contre lui pour viol et infraction à caractère sexuel. La Cour européenne des droits de l’homme considère en particulier que les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du fait que les propos, notamment le mot « violeur », avaient été publiés tout juste une semaine après le classement par le parquet des poursuites dirigées contre M. Einarsson pour infraction à caractère sexuel, et qu’elles ont insuffisamment motivé leur conclusion selon laquelle, dans le contexte de l’espèce, le mot « violeur » pouvait avoir été employé comme un jugement de valeur. La Cour estime, de manière générale, que les juridictions nationales n’ont pas respecté un juste équilibre entre le droit de M. Einarsson au respect de sa vie privée au regard de l’article 8 de la Convention et le droit à la liberté d’expression dont l’auteur des propos litigieux pouvait se prévaloir au titre de l’article 10.

ARTICLE 8

La Cour considère que la question cruciale qui s’est posée aux juridictions nationales était de savoir si les mots « va te faire foutre, sale violeur » énonçaient un fait ou exprimaient un jugement de valeur. Les juridictions nationales ont estimé que, placés « dans le contexte » d’un « débat public impitoyable » que M. Einarsson aurait déclenché par ses commentaires livrés au magazine sur les accusations d’infraction à caractère sexuel formulées contre lui, les propos litigieux constituaient un jugement de valeur.

La Cour note que le mot « violeur » est objectif et factuel par nature et qu’une allégation de viol doit être prouvée. Sans exclure la possibilité qu’une déclaration objective puisse, selon le contexte, être qualifiée de jugement de valeur, elle estime toutefois que les éléments contextuels menant à pareille conclusion doivent être convaincants dans le cas du mot « violeur ».

La Cour observe que les juridictions nationales ont essentiellement fondé leur conclusion sur l’implication de M. Einarsson dans un débat public comme contexte dans lequel se serait inscrit le message sur Instagram et sur la qualification des propos litigieux comme jugement de valeur. Elle estime cependant qu’elles n’ont pas suffisamment tenu compte de la chronologie des faits de l’espèce, à savoir l’abandon des poursuites concernant l’une des allégations d’infraction à caractère sexuel une semaine seulement avant ledit message.

Elle considère donc que les propos tenus s’inscrivaient dans le contexte factuel de la procédure pénale au cours de laquelle M. Einarsson était accusé de l’acte visé par le message sur Instagram, procédure qui avait été abandonnée faute de preuves. La Cour estime que les juridictions nationales n’ont pas justifié par des raisons pertinentes et suffisantes leur conclusion selon laquelle les propos litigieux constituaient un jugement de valeur. À supposer même qu’elle puisse admettre cette conclusion, la Cour note qu’en vertu de sa jurisprudence pareils propos doivent reposer sur une base factuelle suffisante. Or, les juridictions nationales n’ont pas expliqué de manière suffisante quelle était la base factuelle de la décision prise par elles malgré l’abandon des poursuites pour infraction à caractère sexuel.

La Cour souligne qu’il convient d’interpréter l’article 8 en ce sens que, même si elles ont déclenché un vif débat, les personnes publiques n’ont pas à tolérer d’être accusées d’actes criminels violents sans que pareils propos soient étayés par des faits. De manière générale, elle estime que les juridictions nationales n’ont pas respecté un juste équilibre entre les droits concurrents de M. Einarsson et de X, garantis respectivement par l’article 8 et l’article 10. Elle conclut donc à la violation de l’article 8.

LE FICHAGE PAR LA POLICE

FICHAGE DE LA POLICE D'UNE PLAINTE CLASSÉE SANS SUITE

BRUNET c. FRANCE du 18 septembre 2014 requête n° 21010/10

Le régime français de conservation dans le fichier des infractions de données de la police (STIC) sur une personne ayant bénéficié d’un classement sans suite pour conclure un conflit familial, soit une bagarre avec son épouse, était contraire à la Convention

1.  L’existence de l’ingérence

31.  La Cour constate d’emblée que l’inscription au STIC des données relatives au requérant a constitué une ingérence dans son droit à la vie privée, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement.

2.  Justification de l’ingérence

a)  Base légale et but légitime

32.  La Cour observe que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait les « buts légitimes » de défense de l’ordre, de prévention des infractions pénales, et de protection des droits d’autrui.

b)  Nécessité de l’ingérence

i.  Les principes généraux

33.  Il lui reste donc à examiner la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention, qui commandent qu’elle réponde à un « besoin social impérieux » et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, notamment, M.K. c. France, no 19522/09, § 33, 18 avril 2013).

34.  S’il appartient tout d’abord aux autorités nationales de juger si toutes ces conditions se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008). Une certaine marge d’appréciation, dont l’ampleur varie et dépend d’un certain nombre d’éléments, notamment de la nature des activités en jeu et des buts des restrictions, est donc laissée en principe aux États dans ce cadre (voir, notamment, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 49, série A no 28, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 88, CEDH 1999-VI, Gardel c. France, no 16428/05, B.B. c. France, no 5335/06, et M.B. c. France, no 22115/06, 17 décembre 2009, respectivement §§ 60, 59 et 51). Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui lui sont reconnus (Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 82, 27 mai 2004, et S. et Marper, précité, § 102). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑XIII).

35.  La protection des données à caractère personnel joue un rôle fondamental pour l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article. Cette nécessité se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique, en particulier lorsque ces données sont utilisées à des fins policières. Le droit interne doit notamment s’assurer que ces données sont pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et qu’elles sont conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées. Le droit interne doit aussi contenir des garanties de nature à protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs (S. et Marper c. Royaume-Uni, précité, § 103, Gardel c. France, précité, § 62, CEDH 2009, et M.K. c. France, précité, § 35).

36.  Pour apprécier le caractère proportionné de la durée de conservation des informations au regard du but poursuivi par leur mémorisation, la Cour tient compte de l’existence ou non d’un contrôle indépendant de la justification de leur maintien dans le système de traitement, exercé sur la base de critères précis tels que la gravité de l’infraction, les arrestations antérieures, la force des soupçons pesant sur la personne ou toute autre circonstance particulière (S. et Marper c. Royaume-Uni, précité, § 119, et B.B. c. France, précité, § 68).

37.  Enfin, il appartient à la Cour d’être particulièrement attentive au risque de stigmatisation de personnes qui, à l’instar du requérant, n’ont été reconnues coupables d’aucune infraction et sont en droit de bénéficier de la présomption d’innocence. Si, de ce point de vue, la conservation de données privées n’équivaut pas à l’expression de soupçons, encore faut-il que les conditions de cette conservation ne leur donne pas l’impression de ne pas être considérés comme innocents (S. et Marper, précité, § 122, et M.K., précité, § 36).

ii.  L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

38.  La Cour observe d’emblée que le requérant se plaint d’une atteinte susceptible d’être portée à sa vie privée et familiale du fait de son inscription au fichier, dans le cadre d’une éventuelle procédure devant le juge aux affaires familiales relative au droit de garde de son enfant. Or, elle constate que ce magistrat ne figure pas parmi les personnes ayant accès au fichier concerné. La situation dénoncée par le requérant n’est donc pas susceptible de se produire.

39.  En revanche, s’agissant du caractère outrageant invoqué, la Cour note que si les informations répertoriées au STIC ne comportent ni les empreintes digitales (à la différence du fichier automatisé des empreintes digitales – voir M.K., précité) ni le profil ADN des personnes, elles présentent néanmoins un caractère intrusif non négligeable, en ce qu’elles font apparaître des éléments détaillés d’identité et de personnalité en lien avec des infractions constatées, dans un fichier destiné à la recherche des infractions.

40.  En outre, la Cour relève que le requérant a bénéficié, à la suite de la médiation pénale, d’un classement sans suite justifiant qu’il reçoive un traitement différent de celui réservé à une personne condamnée, afin d’éviter tout risque de stigmatisation (S. et Marper, précité, § 22, et M.K., précité, § 42). À ce titre, elle observe que depuis la loi du 14 mars 2011, l’article 230-8 du code de procédure pénale dispose que, dans une telle hypothèse, le classement sans suite doit faire l’objet d’une mention sur la fiche enregistrée au STIC et les données relatives à la personne concernée ne peuvent alors plus être consultées dans le cadre de certaines enquêtes administratives. En l’espèce, la Cour ignore si la décision du ministère public a été effectivement inscrite parmi les informations concernant le requérant. Néanmoins, elle constate qu’en tout état de cause cette mesure n’a pas d’effet sur la durée de conservation de la fiche, qui est de vingt ans. Or, elle considère que cette durée est importante, compte tenu de l’absence de déclaration judiciaire de culpabilité et du classement sans suite de la procédure après le succès de la médiation pénale. Il lui appartient donc de s’interroger sur le caractère proportionné d’un tel délai, en tenant compte de la possibilité pour l’intéressé de demander l’effacement anticipé des données (voir mutatis mutandis, M.K., précité, § 45).

41.  À cet égard, la Cour relève que la loi, dans sa version applicable à l’époque des faits comme dans celle en vigueur, ne donne au procureur le pouvoir d’ordonner l’effacement d’une fiche que dans l’hypothèse d’un non-lieu ou d’un classement sans suite motivé par une insuffisance des charges, outre les cas de relaxe ou d’acquittement pour lesquels l’effacement est de principe mais où il peut prescrire le maintien des données au STIC. En l’espèce, pour rejeter la demande présentée à cette fin par le requérant, le procureur de la République d’Evry a appliqué strictement ces dispositions et s’est borné à constater que la procédure concernée avait fait l’objet d’une décision de classement sans suite fondée sur une autre cause que l’absence d’infraction ou son caractère insuffisamment caractérisé. Il n’avait donc pas compétence pour vérifier la pertinence du maintien des informations concernées dans le STIC au regard de la finalité de ce fichier, ainsi que des éléments de fait et de personnalité. La Cour estime qu’un tel contrôle ne saurait passer pour effectif, l’autorité chargée de l’exercer n’ayant pas de marge d’appréciation pour évaluer l’opportunité de conserver les données.

42.  De même, elle note qu’à l’époque des faits la décision du procureur de la République n’était susceptible d’aucun recours. Certes, d’une part, le droit interne permet désormais à l’intéressé d’adresser une nouvelle demande au magistrat référent visé à l’article 230-9 du code de procédure pénale, comme le soutient le Gouvernement. La Cour observe néanmoins que le texte précise que ce magistrat « dispose des mêmes pouvoirs d’effacement, de rectification ou de maintien des données personnelles (...) que le procureur de la République». Aux yeux de la Cour, un tel recours ne présente donc pas le caractère d’effectivité nécessaire, l’autorité décisionnaire ne disposant d’aucune marge d’appréciation quant à la pertinence du maintien des informations au fichier, notamment lorsque la procédure a été classée sans suite après une médiation pénale, comme en l’espèce. D’autre part, la jurisprudence récente du Conseil d’État reconnaît la possibilité d’exercer un recours pour excès de pouvoir contre les décisions du procureur en matière d’effacement ou de rectification, qui ont pour objet la tenue à jour du STIC et sont détachables d’une procédure judiciaire (paragraphe 19 ci-dessus). Cependant, la Cour constate que cette faculté n’était pas reconnue à l’époque des faits, le requérant s’étant vu expressément notifier l’absence de toute voie de contestation ouverte contre la décision du procureur du 1er décembre 2009.

43.  Ainsi, bien que la conservation des informations insérées dans le STIC soit limitée dans le temps, il en découle que le requérant n’a pas disposé d’une possibilité réelle de demander l’effacement des données le concernant et que, dans une hypothèse telle que celle de l’espèce, la durée de vingt ans prévue est en pratique assimilable, sinon à une conservation indéfinie, du moins à une norme plutôt qu’à un maximum (M.K., précité).

44.  En conclusion, la Cour estime que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation en la matière, le régime de conservation des fiches dans le STIC, tel qu’il a été appliqué au requérant, ne traduisant pas un juste équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents en jeu. Dès lors, la conservation litigieuse s’analyse en une atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de sa vie privée et ne peut passer pour nécessaire dans une société démocratique.

45.  Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

LA PROSTITUTION NE DOIT DONNER LIEU A UN FICHAGE PUBLIC

Khelili c. Suisse requête n° 16188/07 du 18 octobre 2011

Une française classée comme « prostituée » pendant cinq ans dans la base de données de police de Genève a eu son droit au respect de la vie privée atteint

La requérante, Mme Sabrina Khelili, est une ressortissante française, née en 1959 et résidant à Saint Priest (France).

Lors d’un contrôle de police en 1993 à Genève, la police trouva sur Mme Khelili des cartes de visite sur lesquelles on lisait « Gentille, jolie femme fin trentaine attend ami pour prendre un verre de temps en temps ou sortir. Tel. (…). ». Selon Mme Khelili, suite à cette découverte, la police de Genève l’aurait fichée comme prostituée, profession qu’elle a toujours contesté exercer. La police prétendit qu’elle avait appliqué la loi cantonale sur les renseignements et les dossiers, qui autorise la police à gérer des dossiers et des fichiers pouvant contenir des données personnelles pour le temps nécessaire à l’accomplissement de ses missions (notamment de répression des infractions ou de prévention des crimes et des délits). En novembre 1993, l’Office fédéral des étrangers prononça à l’encontre de Mme Khelili une interdiction de séjour en Suisse,

pour des motifs préventifs, pour une durée de deux ans.

En 2001, Mme Khelili fit l’objet de deux plaintes pénales pour injures et menaces. En 2003 elle apprit par une lettre de la police de Genève que la mention « prostituée » continuait à figurer dans les dossiers de la police. En Mai 2005, Mme Khelili fut condamnée à 20 jours d’emprisonnement avec sursis pour deux autres plaintes pour injure et utilisation abusive d’une installation télécommunication déposées à son encontre en 2002 et 2003.

En juillet 2005, le chef de la police certifia que la mention concernant sa profession avait été remplacée par « couturière » dans la base de données de la police. Après avoir appris, en 2006, pendant une conversation téléphonique, que la mention « prostituée » figurait toujours dans les fichiers informatiques de la police, Mme Khelili demanda la suppression des informations relatives à la prostitution figurant dans son dossier de police. En 2006, le chef de la police confirma dans une lettre que cela avait été fait. Mme Khelili demanda également à ce que les données concernant les plaintes pénales pour injures et menaces, déposées à son encontre en 2001, qui contenaient notamment la mention « prostituée », soient supprimées. Cette demande a été refusée au motif qu’elles devaient être conservées à titre préventif, compte tenu de ses infractions précédentes. Mme Khelili soutient que la mention litigieuse dans ses dossiers peut rendre plus difficile sa vie quotidienne, parce que cette information serait également communiquée à des futurs employeurs potentiels.

VIOLATION DE L'ARTICLE 8

La Cour accepte qu’en l’espèce l’ingérence dans les droits de Mme Khelili avait une base légale en droit interne. La Cour reconnaît, également, que la conservation des données de Mme Khelili avait pour but la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits d’autrui.

En revanche, la Cour note que la mention « prostituée » comme profession a été supprimée de la base de données informatisée de la police, mais que cette expression, jointe aux affaires pénales en relation avec les plaintes déposées contre Mme Khelili, n’a pas été corrigée. La Cour rappelle que la mention litigieuse peut nuire à la réputation de Mme Khelili et, comme elle le prétend, rendre plus difficile sa vie quotidienne, étant donné que les informations figurant dans les dossiers de police peuvent être transmises aux autorités. Cela est d’autant plus important de nos jours que des données à caractère personnel sont soumises à un traitement automatique qui facilite considérablement l’accès à celles-ci et leur diffusion. Mme Khelili avait donc un intérêt considérable à voir la mention « prostituée » biffée des fichiers et dossiers de police.

La Cour tient compte d’une part du fait que l’allégation de prostitution clandestine paraît très vague et générale et que le lien entre la condamnation de Mme Khelili pour injures et menaces, et le maintien de la mention « prostituée » n’est pas suffisamment étroit.

Par ailleurs, la Cour note le comportement contradictoire des autorités; en dépit de la confirmation de la police que la mention « prostituée » a été corrigée, Mme Khelili apprit que cette expression figurait toujours dans les fichiers informatiques de la police.

Par conséquent, la Cour conclut que la mémorisation, dans le dossier de police, d’une donnée à caractère personnel, prétendument erronée, a violé le respect de la vie privée de Mme Khelili et elle estime que le maintien de la mention « prostituée » pendant des années n’était ni justifié, ni nécessaire dans une société démocratique.

LES INFORMATIONS SUR UN FICHIER DOIVENT ÊTRE ACCESSIBLES A LA PERSONNE CONCERNEE

ANTONETA TUDOR C. ROUMANIE DU 24 SEPTEMBRE 2013 REQUETE 23445/04

LE NON ACCES AUX FICHIERS DE LA SECURITATE SUR SON PERE DECEDE EST UNE VIOLATION DE L'ARTICLE 8

32.  La requérante indique qu’en dépit de ses nombreuses démarches auprès des autorités nationales, elle n’est pas parvenue à consulter l’intégralité des dossiers et documents dressés par les anciens services secrets à l’égard de feu son père. Elle fait valoir que les juridictions nationales n’ont pas mené d’investigations approfondies pour retrouver certains dossiers et documents en possession du SRI, dont elle avait appris l’existence indirectement, en consultant d’autres dossiers auxquels elle avait eu accès. Elle souligne que ce n’est qu’après la communication de sa requête au gouvernement roumain, soit plus de dix ans après avoir fait sa première demande auprès du CNSAS, qu’elle a pu consulter une partie des dossiers en question.

33.  Le Gouvernement estime à titre principal qu’il n’y a eu en l’espèce aucune méconnaissance du droit au respect de la vie privée de la requérante. Il souligne que l’intéressée a eu accès à plusieurs reprises aux dossiers qui visaient son père et a pu en obtenir des photocopies. Il renvoie aux décisions des tribunaux nationaux, qui n’ont pas confirmé les allégations de la requérante quant au caractère incomplet des documents portés à son attention. Quant au dossier de « problème » (dosarul problema) no 129 et le dossier de fond opérationnel (dosar fond operativ) no 53172, tome 764, le Gouvernement renvoie aux informations qu’il avait reçues en octobre 2011 de la part du SRI et du CNSAS, indiquant que le premier n’avait pas été trouvé et qu’une page pertinente du second avait été transmise à l’intéressée en 2011. A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée de la requérante a eu lieu en conformité avec le second paragraphe de l’article 8, le CNSAS ayant effectué les démarches prévues par la loi afin d’assurer l’identification de tous les documents concernant le père de la requérante.

34.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu par le passé l’occasion d’examiner l’effectivité des mécanismes nationaux mis à la disposition des citoyens roumains afin d’assurer l’accès des intéressés aux fichiers détenus par la Securitate. Elle avait constaté que l’Etat roumain n’avait pas satisfait à l’obligation positive qui lui incombait d’offrir aux requérants une procédure effective et accessible leur permettant d’avoir accès dans un délai raisonnable à l’ensemble des informations pertinentes les concernant qui avaient été recueillies par l’ancienne Securitate et qui se trouvaient encore en possession des autorités publiques (voir Haralambie, précité, § 96 et Jarnea c. Roumanie, no 41838/05, § 60, 19 juillet 2011). A la lumière des circonstances de la présente affaire, la Cour estime que rien ne permet d’aboutir pour celle-ci à une conclusion différente.

35.  En l’espèce, force est de constater que ce n’est que dix ans après sa première demande auprès du CNSAS que la requérante a pu avoir accès à une partie des documents dont elle avait eu connaissance de l’existence dès 2001. Alors qu’il était tenu par la loi de remettre tous les documents requis au CNSAS ou de lui donner accès à ses archives, le SRI, autorité qui détenait les archives de l’ancienne Securitate, a informé le CNSAS qu’il ne détenait plus d’autres documents concernant le père de la requérante hormis ceux qu’il lui avait déjà remis (paragraphe 11 ci-dessus). Or, il ressort des informations obtenues notamment après la communication de la requête que de tels documents existaient bel et bien dans les archives du SRI (paragraphes 18-20 ci-dessus).

36.  Pour autant que les dossiers en question entraient dans le champ d’application de la loi concernant la protection des informations classifiées, ce qui aurait justifié le refus du SRI de les transférer, force est de constater que la loi nationale prévoyait pour ce type de documents une procédure spéciale qui n’a pas, en l’espèce, été suivie. En effet, la loi nationale prévoyait, pour décider si un dossier concernait ou non la sécurité nationale, une compétence partagée entre le SRI et le CNSAS sous la forme de commissions mixtes paritaires (paragraphe 22 in fine). Or, en omettant d’informer le CNSAS de l’existence de ces dossiers, le SRI l’a empêché d’exercer ses compétences prévues par la loi.

37.  La Cour relève, de surcroît, que les juridictions nationales n’ont pas contrôlé si la requérante avait effectivement joui des droits qui lui étaient garantis par la loi. Bien que l’intéressée leur ait signalé l’existence d’autres dossiers concernant feu son père auxquels elle n’avait pas obtenu l’accès, les tribunaux nationaux la déboutèrent de sa demande sans procéder à une vérification du bien-fondé de ses allégations auprès des autorités concernées (paragraphes 15 et 17 in fine ci-dessus).

38.  La Cour relève par ailleurs que, pendant plus de dix ans, la requérante n’a obtenu aucune explication quant aux dossiers manquants, hormis la réponse élusive et lacunaire du SRI en 2003, qui laissait entrevoir qu’il était en possession d’autres documents qui auraient pu l’intéresser (paragraphe 13 ci-dessus). De plus, la requérante n’avait à sa disposition aucun moyen de contraindre cette autorité à lui fournir davantage d’informations ou à mettre à sa disposition les documents manquants car, de jurisprudence constante, les actions dirigées contre le SRI étaient irrecevables en raison de l’absence de qualité pour ester en justice du SRI (Haralambie, précité, §§ 41-43), ce qui rendait vaines toutes démarches d’insistance auprès de cette institution.

39.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’Etat n’a pas satisfait à l’obligation positive qui lui incombait d’offrir à la requérante une procédure effective et accessible lui permettant d’avoir accès dans un délai raisonnable à l’ensemble des informations recueillies à propos de feu son père par l’ancienne Securitate et qui se trouvaient encore en possession des autorités publiques.

40.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

ARTICLE 8 LE DROIT A L'IMAGE, PAROLES COMMUNICATIONS

ET D'ÊTRE PROTÉGÉ CONTRE LES ENQUÊTES PRIVÉES

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Grande Chambre Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni

du 25 mai 2021 requêtes nos 58170/13, 62322/14 et 24969/15

Art 8 : Régime britannique de surveillance de masse : quelques aspects contraires à la Convention

Art 8 • Vie privée • Conformité à la Convention d’un régime de surveillance secrète, notamment de l’interception en masse de communications et du partage de renseignements • Nécessité de développer la jurisprudence au vu des différences importantes existant entre l’interception ciblée et l’interception en masse • Critère adapté à l’examen de régimes d’interception en masse au moyen d’une appréciation globale • Accent mis sur les « garanties de bout en bout » pour tenir compte de l’intensité croissante de l’atteinte au droit au respect de la vie privée au fur et à mesure que le processus d’interception en masse franchit les différentes étapes • Défaillances essentielles présentes dans le régime d’interception en masse à raison de l’absence d’autorisation indépendante, de l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et de l’absence d’autorisation interne préalable pour les sélecteurs liés à un individu identifiable • Prévisibilité et garanties suffisantes dans le régime de réception de renseignements provenant de services de renseignement étrangers • Régime d’acquisition de données de communication auprès de fournisseurs de services de communication non « prévu par la loi »

Art 10 • Liberté d’expression • Protection insuffisante d’éléments journalistiques confidentiels visés par des programmes de surveillance électronique

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale et des communications) de la Convention européenne des droits de l’homme à raison du régime d’interception en masse ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 à raison du régime d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication ; par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas a eu violation de l’article 8 à raison du régime britannique de demande d’éléments interceptés auprès de gouvernements et de services de renseignement étrangers ;

à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) à raison tant du régime d’interception en masse que du régime d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication ;

et par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas a eu violation de l’article 10 à raison du régime de demande d’éléments interceptés auprès de gouvernements et de services de renseignement étrangers.

Dans cette affaire, les requérantes étaient des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme qui se plaignaient de trois régimes de surveillance mis en place au Royaume-Uni, à savoir

1) l’interception en masse de communications,

2) la réception d’éléments interceptés obtenus auprès de gouvernements et de services de renseignement étrangers et

3) l’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication.

À l’époque des faits, le régime d’interception en masse et d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication avait pour base légale la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête (Regulation of Investigatory Powers Act 2000). Depuis lors, cette loi a été remplacée par la loi de 2016 sur les pouvoirs d’enquête (Investigatory Powers Act 2016). Les conclusions auxquelles la Grande Chambre est parvenue concernent uniquement les dispositions de la loi de 2000, qui formaient le cadre juridique en vigueur à l’époque des faits litigieux. La Cour considère que compte tenu des multiples menaces auxquelles les États doivent faire face dans les sociétés modernes, le recours à un régime d’interception en masse n’est pas en soi contraire à la Convention. Toutefois, elle juge que pareil régime doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est-à-dire qu’au niveau national la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori.

La Cour estime que le régime d’interception en masse en vigueur au Royaume-Uni à l’époque pertinente souffrait des lacunes suivantes : les interceptions en masse étaient autorisées par un ministre, et non par un organe indépendant de l’exécutif, les catégories de termes de recherche qui définissaient les types de communications susceptibles d’être examinées n’étaient pas mentionnées dans les demandes de mandat d’interception et les termes de recherche liés à un individu (c’est-à dire les identifieurs spécifiques tels que les adresses de courrier électronique) n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable. Elle juge également que le régime d’interception en masse emportait violation de l’article 10 en ce qu’il ne protégeait pas suffisamment les éléments journalistiques confidentiels. Elle estime par ailleurs que le dispositif d’obtention de données de communication auprès des fournisseurs de services de communication était contraire aux articles 8 et 10 en ce qu’il n’était pas prévu par la loi. En revanche, elle considère que les procédures autorisant le Royaume-Uni à demander des informations à des gouvernements et/ou à des services de renseignement étrangers présentaient des garanties suffisantes contre les abus et empêchaient les autorités britanniques d’utiliser ces demandes pour contourner leurs obligations découlant du droit interne et de la Convention.

FAITS

Les requérantes sont des organisations et des personnes militant pour la défense des libertés civiles et des droits des journalistes. Les trois requêtes (jointes par la suite) ont été introduites après qu’Edward Snowden, un ancien agent contractuel de l’Agence nationale de sécurité des États-Unis (NSA), eut révélé l’existence de programmes de surveillance et de partage de renseignements mis en place par les services de renseignement des États-Unis et du Royaume-Uni. Les requérantes estiment qu’en raison de la nature de leurs activités, leurs communications électroniques et/ou leurs données de communication ont pu être interceptées ou recueillies par les services de renseignement britanniques auprès de fournisseurs de services de communication ou de services de renseignement étrangers tels que la NSA.

Article 8

Sur le régime d’interception en masse L’examen de la Cour porte sur le régime d’interception en masse de communications découlant de l’article 8 § 4 de la loi de 2000 portant réglementation des pouvoirs d’enquête (Regulation of Investigatory Powers Act 2000 – « la RIPA »). Compte tenu de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet pour communiquer et échappent souvent à la détection grâce à l’utilisation de technologies sophistiquées, la Cour considère que les États jouissent d’une ample latitude (« marge d’appréciation ») pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin pour protéger leur sécurité nationale. Le recours à un régime d’interception en masse est donc une décision qui n’est pas en soi contraire à l’article 8. La Cour estime néanmoins qu’au vu de l’évolution constante des technologies de communication modernes, son approche habituelle à l’égard des régimes de surveillance ciblée doit être adaptée aux particularités d’un régime d’interception en masse, à raison à la fois du risque d’abus inhérent à ce type d’interception et du besoin légitime, qui le caractérise, d’opérer dans le secret. En particulier, ce régime doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est-à-dire qu’au niveau national la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. La Cour identifie donc plusieurs critères essentiels qui doivent être clairement définis par le droit national afin que le régime en question puisse être jugé conforme aux exigences de la Convention. Appliquant ces critères qu’elle vient d’élaborer au régime britannique d’interception en masse, la Cour conclut que celui-ci souffre de trois carences, à savoir l’absence d’autorisation indépendante des mandats d’interception en masse, l’absence de mention des catégories de termes de recherche (« sélecteurs ») dans les demandes de mandat et l’absence d’autorisation interne préalable des termes de recherche liés à un individu identifiable (c’est-à-dire des identifieurs spécifiques tels que des adresses de courrier électronique). La Cour n’en reconnaît pas moins l’utilité de la supervision exercée par le Commissaire à l’interception des communications (Interception of Communications Commissioner) en fonction à l’époque pertinente, qui était un fonctionnaire chargé d’assurer une supervision indépendante des activités des services de renseignement, et elle admet que le Tribunal des pouvoirs d’enquête (Investigatory Powers Tribunal), un organe juridictionnel institué pour examiner les allégations de citoyens s’estimant victimes d’une ingérence illicite dans leurs communications, offrait un recours juridictionnel solide. Toutefois, elle estime que ces garanties ne compensaient pas suffisamment les lacunes du régime litigieux. Ces lacunes conduisent la Cour à conclure que le régime d’interception en masse ne permettait pas de circonscrire l’« ingérence » dans le droit des citoyens au respect de leur vie privée au niveau « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

Sur la réception de renseignements obtenus auprès de gouvernements et/ou de services de renseignement étrangers

La Cour constate que le droit interne posait des normes claires et précises indiquant en quelles circonstances les services de renseignement étaient habilités à demander des éléments interceptés à des services de renseignement étrangers et dans quelles conditions les éléments ainsi obtenus pouvaient être examinés, utilisés et conservés. Elle tient également compte du rôle joué par le Commissaire à l’interception des communications et par le Tribunal des pouvoirs d’enquête. Ces éléments la conduisent à conclure que le régime de demande et de réception de renseignements faisait l’objet d’une supervision adéquate et que les activités menées dans le cadre de ce régime étaient soumises à un contrôle a posteriori effectif. Dans ces conditions, la Cour juge qu’il existait des garanties suffisantes pour prévenir d’éventuels abus et empêcher les autorités britanniques de demander des éléments interceptés à des services de renseignement alliés dans le but de contourner leurs obligations découlant du droit interne ou de la Convention.

En conséquence, la Cour conclut à la non-violation de l’article 8 à raison du régime de réception de renseignements obtenus auprès de services de renseignement étrangers.

Sur l’obtention de données auprès des fournisseurs de services de communication

La Cour relève que les requérantes de la deuxième affaire jointe soutiennent que le régime d’acquisition de données de communication découlant du chapitre II de la RIPA était incompatible avec les droits que leur garantit l’article 8 de la Convention. La Cour souscrit à la conclusion de la chambre, non contestée par le Gouvernement, selon laquelle il y a eu violation de l’article 8 de la Convention au motif que le fonctionnement de ce régime n’était pas « prévu par la loi ».

Article 10

La Cour rappelle que la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’affaiblissement de cette protection aurait des conséquences préjudiciables sur le rôle indispensable de « chien de garde » de la presse et sur l’aptitude de celle-ci à fournir des informations précises et fiables. La Cour est donc préoccupée par le fait que les dispositions de la loi britannique encadrant l’interception en masse de communications n’exigeaient pas que l’utilisation de sélecteurs ou de termes de recherche dont on savait qu’ils étaient liés à un journaliste fût autorisée par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial. En outre, lorsqu’il apparaissait que des communications n’ayant pas été sélectionnées pour examen par l’utilisation délibérée d’un sélecteur ou d’un terme de recherche dont on savait qu’il était lié à un journaliste contenaient malgré tout des éléments journalistiques confidentiels, la prolongation de leur conservation et la poursuite de leur examen par un analyste n’étaient pas subordonnées à l’autorisation d’un juge ou d’un autre organe décisionnel indépendant. Ces lacunes conduisent la Cour à conclure à la violation de l’article 10 de la Convention. En ce qui concerne les demandes de communication de données adressées aux fournisseurs de services de communication en vertu du chapitre II de la RIPA, la Cour fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle ce régime emportait lui aussi violation de l’article 10 de la Convention en ce qu’il n’était pas « prévu par la loi ». En revanche, la Cour juge que le régime gouvernant la réception d’éléments interceptés obtenus auprès de gouvernements et/ou de fournisseurs de services de communication étrangers n’était pas contraire à l’article 10 de la Convention.

CEDH

ARTICLE 8

a)      Observations liminaires

322.  Le présent grief porte sur l’interception en masse par les services de renseignement de communications transfrontières. Même si ce n’est pas la première fois que la Cour examine ce type de surveillance (Weber et Saravia, décision précitée, et Liberty et autres, arrêt précité), il est apparu au cours de la procédure que l’appréciation d’un tel régime soulève des difficultés spécifiques. À l’époque actuelle, où le numérique est de plus en plus présent, la grande majorité des communications se font sous forme numérique et sont acheminées à travers les réseaux mondiaux de télécommunication de manière à emprunter la combinaison de chemins la plus rapide et la moins chère sans aucun rapport significatif avec les frontières nationales. La surveillance qui ne vise pas directement les individus est par conséquent susceptible d’avoir une portée très large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire de l’État qui l’opère. Il est donc essentiel autant que difficile de définir des garanties en la matière. Contrairement aux interceptions ciblées, qui sont l’objet d’une part importante de la jurisprudence de la Cour et qui sont avant tout utilisées dans le cadre d’enquêtes pénales, l’interception en masse est également – et peut-être essentiellement – utilisée pour recueillir des informations dans le cadre du renseignement extérieur et pour détecter de nouvelles menaces provenant d’acteurs connus ou inconnus. Lorsqu’ils agissent dans ce domaine, les États contractants ont légitimement besoin d’opérer dans le secret, ce qui implique qu’ils ne rendent publiques que peu d’informations sur le fonctionnement du système, voire aucune ; en outre, les informations mises à la disposition du public peuvent être formulées en termes abscons et souvent largement différents d’un État à l’autre.

323. Si les capacités technologiques ont considérablement accru le volume des communications transitant par Internet au niveau mondial, les menaces auxquelles sont confrontés les États contractants et leurs citoyens ont également proliféré. On peut citer, sans être exhaustif, le terrorisme, le trafic de substances illicites, la traite des êtres humains ou encore l’exploitation sexuelle des enfants – activités d’échelle planétaire. Nombre de ces menaces proviennent de réseaux internationaux d’acteurs hostiles qui ont accès à une technologie de plus en plus sophistiquée grâce à laquelle ils peuvent communiquer sans être repérés. L’accès à cette technologie permet également à des acteurs étatiques ou non étatiques hostiles de perturber l’infrastructure numérique, voire le bon fonctionnement des processus démocratiques, au moyen de cyberattaques. Il y a là une menace grave pour la sécurité nationale qui, par définition, n’existe que dans le domaine numérique et ne peut donc être détectée et investiguée qu’à l’aide de moyens numériques. Ainsi, pour se prononcer sur la conformité à la Convention des régimes encadrant dans les États contractants l’interception en masse, technologie précieuse qui permet de détecter les nouvelles menaces de nature numérique, la Cour est appelée à examiner les garanties contre l’arbitraire et les abus qui y sont prévues tout en ne disposant que d’informations limitées sur la manière dont ils fonctionnent.

b)     Sur l’existence d’une ingérence

324.  Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y ait eu ingérence dans les droits des requérantes garantis par l’article 8 de la Convention, mais il soutient que seule la sélection de communications pour examen a pu entraîner une ingérence significative dans les droits en question.

325. La Cour juge que l’interception en masse est un processus graduel dans lequel l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus avance. Les régimes d’interception en masse ne sont pas forcément tous conçus exactement sur le même modèle, les différentes étapes du processus ne sont pas nécessairement distinctes et ne répondent pas toujours à un ordre chronologique strict. Sous réserve de ce qui précède, la Cour considère néanmoins que les étapes du processus d’interception en masse qu’il convient d’examiner peuvent être décrites comme suit :

(a)  interception et rétention initiale des communications et des données de communication associées (c’est-à-dire des données de trafic qui se rapportent aux communications interceptées) ;

(b)  application de sélecteurs spécifiques aux communications retenues et aux données de communication associées ;

(c)   examen par des analystes des communications sélectionnées et des données de communication associées ; et

(d)  rétention subséquente des données et utilisation du « produit final », notamment partage de ces données avec des tiers.

326.  Au cours de l’étape « (a) », les services de renseignement interceptent en masse des communications électroniques (ou des « paquets » de communications électroniques). Ces communications sont celles d’un grand nombre de personnes, dont la plupart ne présentent absolument aucun intérêt pour les services de renseignement. Certaines communications peu susceptibles de présenter un intérêt pour le renseignement peuvent être éliminées à ce stade.

327.  La recherche initiale, qui est en grande partie automatisée, intervient lors de l’étape « (b) » : différents types de sélecteurs, y compris des « sélecteurs forts » (tels qu’une adresse de courrier électronique) et/ou des requêtes complexes, sont appliqués aux paquets de communications retenus et aux données de communication associées. À ce stade, il est possible que le processus commence à cibler des individus par l’utilisation de sélecteurs forts.

328.  Lors de l’étape « (c) », les éléments interceptés sont examinés pour la première fois par un analyste.

329.  Enfin, l’étape « (d) » est celle où les services de renseignement utilisent concrètement les éléments interceptés. Les éléments retenus peuvent alors être inclus dans un rapport de renseignement, communiqués à d’autres services de renseignement du pays, ou même transmis à des services de renseignement étrangers.

330.  La Cour considère que l’article 8 s’applique à chacune des étapes décrites ci-dessus. Si l’interception suivie de l’élimination immédiate d’une partie des communications ne constitue pas une ingérence particulièrement importante, l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus d’interception en masse avance. À cet égard, la Cour a clairement dit que le simple fait de conserver des données relatives à la vie privée d’un individu s’analyse en une ingérence au sens de l’article 8 (Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 48, série A no 116), et que la nécessité de disposer de garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique (S. et Marper, précité, § 103). Le fait que les données retenues soient conservées sous une forme codée intelligible uniquement à l’aide de l’informatique et ne pouvant être interprétée que par un nombre restreint de personnes ne saurait avoir d’incidence sur cette conclusion (voir Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 69, CEDH 2000‑II, et S. et Marper, précité, §§ 67 et 75). En définitive, c’est à la fin du processus, lorsque des informations relatives à une personne en particulier sont analysées ou que le contenu de communications est examiné par un analyste, que la présence de garanties est plus que jamais nécessaire. Cette approche cadre avec les conclusions de la Commission de Venise qui, dans son rapport sur le contrôle démocratique des agences de collecte de renseignements d’origine électromagnétique, a considéré que dans le processus d’interception en masse, les principales ingérences concernant la vie privée se produisent lorsque les autorités peuvent consulter les données conservées et les soumettre à un traitement (paragraphe 196 ci-dessus).

331.  Ainsi, l’intensité de l’atteinte au droit au respect de la vie privée augmente au fur et à mesure que le processus franchit les différentes étapes. Afin de déterminer si cette ingérence croissante est justifiée, la Cour appréciera le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA en se fondant sur cette analyse de la nature de l’ingérence en cause.

Sur le caractère justifié ou non de l’ingérence

    Les principes généraux relatifs aux mesures secrètes de surveillance, y compris l’interception de communications

332.  Une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de cet article que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (Roman Zakharov, précité, § 227 ; voir aussi Kennedy c. Royaume-Uni, no 26839/05, § 130, 18 mai 2010). Les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne (et qu’il ne doit pas s’agir seulement d’une pratique ne reposant pas sur une base légale spécifique – voir Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 74, 1er mars 2007). La mesure doit aussi être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (Roman Zakharov, précité, § 228 ; voir aussi, parmi bien d’autres, Rotaru, précité, § 52, S. et Marper, précité, § 95, et Kennedy, précité, § 151).

333.  En matière de surveillance secrète, la « prévisibilité » ne peut se comprendre de la même façon que dans la plupart des autres domaines.Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, telle l’interception de communications, la « prévisibilité » ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles de recourir à ce type de mesures de manière à ce qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence. Cependant, le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret. En matière de mesures de surveillance secrète, il est donc indispensable qu’existent des règles claires et détaillées, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. Le droit interne doit être suffisamment clair pour indiquer à tous de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions la puissance publique est habilitée à recourir à pareilles mesures (Roman Zakharov, précité, § 229 ; voir aussi Malone, précité, § 67, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, Kruslin, précité, § 30, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Rotaru, précité, § 55, Weber et Saravia, décision précitée, § 93, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 75, 28 juin 2007). En outre, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation accordé aux autorités compétentes avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov, précité, § 230 ; voir aussi, entre autres, Malone, précité, § 68, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, Kruslin, précité, § 30, et Weber et Saravia, décision précitée, § 94).

334.  Dans les affaires où la législation autorisant la surveillance secrète est contestée devant la Cour, la question de la légalité de l’ingérence est étroitement liée à celle de savoir s’il a été satisfait au critère de la « nécessité », raison pour laquelle la Cour doit vérifier en même temps que la mesure était « prévue par la loi » et qu’elle était « nécessaire ». La « qualité de la loi » en ce sens implique que le droit national doit non seulement être accessible et prévisible dans son application, mais aussi garantir que les mesures de surveillance secrète soient appliquées uniquement lorsqu’elles sont « nécessaires dans une société démocratique », notamment en offrant des garanties et des garde-fous suffisants et effectifs contre les abus (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155).

335.  À cet égard, il convient de rappeler qu’au fil de sa jurisprudence relative à l’interception de communications dans le cadre d’enquêtes pénales, la Cour a déterminé que pour prévenir les abus de pouvoir, la loi doit au minimum énoncer les éléments suivants : i) la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception ; ii) la définition des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées ; iii) la limite à la durée d’exécution de la mesure ; iv) la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies ; v) les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties ; et vi) les circonstances dans lesquelles les données interceptées peuvent ou doivent être effacées ou détruites (Huvig, précité, § 34, Kruslin, précité, § 35, Valenzuela Contreras, précité, § 46, Weber et Saravia, décision précitée, § 95, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 76). Dans l’arrêt Roman Zakharov (précité, § 231), elle a confirmé que ces mêmes garanties minimales, au nombre de six, s’appliquaient aussi dans les cas où l’interception était faite pour des raisons de sécurité nationale ; toutefois, pour déterminer si la loi litigieuse était contraire à l’article 8, elle a tenu compte également des éléments suivants : les modalités du contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète, l’existence éventuelle d’un mécanisme de notification et les recours prévus en droit interne (Roman Zakharov, précité, § 238).

336.  Le contrôle et la supervision des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. En ce qui concerne les deux premières phases, la Cour note que la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque la personne concernée sera donc nécessairement dans l’impossibilité d’introduire de son propre chef un recours effectif ou de prendre une part directe à quelque procédure de contrôle que ce soit, il est indispensable que les mécanismes existants procurent en eux-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le contrôle juridictionnel offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Roman Zakharov, précité, § 233 ; voir aussi Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 55 et 56, série A no 28).

337.  Au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est un élément pertinent pour apprécier l’effectivité des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Klass et autres, précité, § 57, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135) ou si – autre cas de figure – toute personne pensant avoir fait l’objet d’une surveillance a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de la surveillance n’a pas été informé des mesures prises (voir Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Kennedy, précité, § 167).

338.  Pour ce qui est de la question de savoir si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que les autorités nationales disposent d’une ample marge d’appréciation pour choisir les moyens de sauvegarder au mieux la sécurité nationale (Weber et Saravia, décision précitée, § 106).

339.  Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale (ou tout autre intérêt national essentiel) risque de saper, voire de détruire, les processus démocratiques sous couvert de les défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, telles que par exemple la nature, la portée et la durée des mesures pouvant être prises, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de supervision de la décision et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154).

  1. Sur la nécessité de développer la jurisprudence

340.  Dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour a admis que les régimes d’interception en masse n’étaient pas nécessairement exclus de la marge d’appréciation des États. Compte tenu, d’une part, de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet à la fois pour communiquer et comme outil et, d’autre part, de l’existence de technologies sophistiquées qui peuvent permettre à ces acteurs d’échapper à la détection (paragraphe 323 ci-dessus), elle considère que le recours à un régime d’interception en masse afin de repérer les menaces pesant sur la sécurité nationale ou sur des intérêts nationaux essentiels est une décision qui relève de cette marge d’appréciation.

341.  Tant dans la décision Weber et Saravia que dans l’arrêt Liberty et autres (précités), la Cour a appliqué les six garanties minimales (mentionnées ci-dessus) énoncées dans sa jurisprudence relative aux interceptions ciblées (paragraphe 335 ci-dessus). Cependant, même si les régimes d’interception en masse qu’elle y a examinés étaient à première vue similaires à celui contesté dans le cas d’espèce, ces deux affaires remontent à plus de dix ans et, depuis, les progrès technologiques ont significativement modifié la manière dont on communique. On vit de plus en plus en ligne, ce qui génère un volume bien plus important de communications électroniques que celui qui pouvait être généré il y a dix ans, et les communications ont nettement évolué dans leur nature et leur qualité (paragraphe 322 ci-dessus). Par conséquent, l’étendue de l’activité de surveillance examinée dans ces deux affaires aurait été bien plus restreinte.

342.  Il en va de même pour les données de communication associées. Comme indiqué dans le rapport établi à l’issue du contrôle des activités de surveillance, pour chaque individu, le volume de données de communication actuellement disponible est normalement supérieur au volume de données de contenu, car chaque contenu s’accompagne de multiples données de communication (paragraphe 159 ci-dessus). Si le contenu d’une communication, crypté ou non, peut ne rien révéler d’utile sur son expéditeur ou son destinataire, les données de communication associées, en revanche, peuvent révéler un grand nombre d’informations personnelles telles que l’identité et la localisation de l’expéditeur et du destinataire, ou encore l’équipement par lequel la communication a été acheminée. De plus, toute intrusion occasionnée par l’acquisition de données de communication associées est démultipliée par l’interception en masse, car ces données peuvent désormais faire l’objet d’analyses et de recherches qui permettent de brosser un portrait intime de la personne concernée par le suivi de ses activités sur les réseaux sociaux, de ses déplacements, de ses navigations sur Internet ainsi que de ses habitudes de communication, et par la connaissance de ses contacts (paragraphe 317 ci‑dessus).

343.  Un autre élément est plus important encore : dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour n’a pas expressément tenu compte du fait qu’il s’agissait d’une surveillance dont la nature et l’échelle étaient différentes de celles examinées dans les affaires précédentes. Or les interceptions ciblées et l’interception en masse présentent un certain nombre de différences importantes.

344.  Pour commencer, l’interception en masse vise généralement les communications internationales (c’est-à-dire les communications qui traversent physiquement les frontières de l’État), et si l’on ne peut exclure que les communications de personnes qui se trouvent dans l’État qui opère la surveillance soient interceptées et même examinées, dans bien des cas le but déclaré de l’interception en masse est de contrôler des communications qui ne peuvent être contrôlées par d’autres formes de surveillance car elles sont échangées par des personnes se trouvant hors de la compétence territoriale de l’État. Le système allemand, par exemple, ne vise que le contrôle des télécommunications passées hors du territoire allemand (paragraphe 248 ci-dessus). En Suède, l’interception ne peut viser des données provenant de signaux échangés entre un expéditeur et un destinataire se trouvant tous deux sur le territoire suédois (voir l’arrêt rendu ce jour dans l’affaire Centrum för rättvisa c. Suède (requête no 35252/08)).

345.  Par ailleurs, comme cela a déjà été relevé, les buts dans lesquels on peut recourir à l’interception en masse sont en principe différents. Dans les affaires où la Cour a été amenée à examiner des interceptions ciblées, celles-ci étaient, pour la plupart d’entre elles, employées par les États défendeurs aux fins d’une enquête pénale. En revanche, si l’interception en masse peut elle aussi être employée pour enquêter sur certaines infractions graves, les États membres du Conseil de l’Europe qui mettent en œuvre un régime d’interception en masse le font apparemment à des fins de collecte de renseignement extérieur, de détection précoce des cyberattaques et d’enquête sur celles-ci, de contre-espionnage et de lutte contre le terrorisme (paragraphes 303, 308 et 323 ci-dessus).

346.  Si l’interception en masse n’est pas nécessairement utilisée pour cibler un individu en particulier, il est évident qu’elle peut être employée dans ce but – et qu’elle l’est. Lorsque c’est le cas, on ne surveille pas les appareils utilisés par les individus ciblés. On cible plutôt les individus par l’application de sélecteurs forts (tels que leur adresse de courrier électronique) aux communications interceptées en masse par les services de renseignement. Seuls les « paquets » de communications des individus ciblés qui sont passés par les canaux de transmission sélectionnés par les services de renseignement sont interceptés de cette manière, et seules les communications interceptées qui répondaient soit à un sélecteur fort soit à une requête complexe sont susceptibles d’être examinées par un analyste.

347.  Comme tout système d’interception, l’interception en masse recèle à l’évidence un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée. Certes, l’article 8 de la Convention n’interdit pas de recourir à l’interception en masse afin de protéger la sécurité nationale ou d’ autres intérêts nationaux essentiels contre des menaces extérieures graves, et les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin à cet effet, cependant la latitude qui leur est accordée pour la mise en œuvre de ce régime doit être plus restreinte et un certain nombre de garanties doivent être mises en place. La Cour a déjà énoncé les garanties qui devraient caractériser un régime d’interceptions ciblées conforme à la Convention. Ces principes fournissent un cadre utile pour examiner la présente affaire, mais il y a lieu de les adapter pour prendre en compte les caractéristiques particulières de l’interception en masse et, en particulier, l’intensité croissante de l’ingérence dans l’exercice par l’individu de ses droits protégés par l’article 8 au fur et à mesure que l’opération passe par les étapes décrites au paragraphe 325 ci-dessus.

  1. L’approche à adopter dans les affaires relatives à l’interception en masse

348.  À l’évidence, il n’est pas aisé d’appliquer à un régime d’interception en masse les deux premières des six « garanties minimales » (à savoir la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception et la définition des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées, voir le paragraphe 335 ci-dessus), dont la Cour a dit, dans le contexte des interceptions ciblées, qu’elles devaient être clairement définies en droit interne pour prévenir les abus de pouvoir. De même, l’exigence d’un « soupçon raisonnable », que l’on trouve dans la jurisprudence de la Cour relative aux interceptions ciblées pratiquées dans le cadre d’une enquête pénale, est moins pertinente dans le contexte des interceptions en masse, qui ont en principe un but préventif, que dans le contexte d’une enquête portant sur une cible précise et/ou une infraction identifiable. La Cour considère néanmoins qu’il est impératif que lorsqu’un État met en œuvre un tel système, le droit interne contienne des règles détaillées prévoyant les circonstances dans lesquelles les autorités peuvent avoir recours à de telles mesures. Le cadre juridique devrait, en particulier, énoncer avec suffisamment de clarté les motifs pour lesquels une interception en masse pourrait être autorisée et les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu pourraient être interceptées. Les quatre autres garanties minimales définies par la Cour dans ses précédents arrêts – le droit interne doit définir la limite de la durée d’exécution de la mesure, la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies, les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties et les circonstances dans lesquelles les données interceptées peuvent ou doivent être effacées ou détruites – sont quant à elles tout aussi pertinentes pour l’interception en masse.

349.  Dans sa jurisprudence sur les interceptions ciblées, la Cour a tenu compte des dispositifs de supervision et de contrôle de l’application de mesures d’interception (Roman Zakharov, précité, §§ 233-234). Dans le contexte de l’interception en masse, la supervision et le contrôle des mesures revêtent une importance d’autant plus grande que le risque d’abus est inhérent à ce type d’interception et que le besoin légitime d’opérer dans le secret signifie inévitablement que, pour des raisons tenant à la sécurité nationale, les États ne sont souvent pas libres de divulguer des informations sur le fonctionnement du système en cause.

350.  En conséquence, la Cour considère qu’afin de réduire autant que possible le risque d’abus du pouvoir d’interception en masse, le processus doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est à dire qu’au niveau national, la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. Ces facteurs sont, de l’avis de la Cour, des garanties fondamentales, qui constituent la pierre angulaire de tout régime d’interception en masse conforme aux exigences de l’article 8 (voir aussi, dans le même sens, au paragraphe 197 ci-dessus, le rapport de la Commission de Venise, selon lequel deux des garanties les plus importantes dans un régime d’interception en masse sont l’autorisation et le contrôle du processus).

351.  Pour ce qui est, tout d’abord, de l’autorisation, la Grande Chambre considère comme la chambre que si l’autorisation judiciaire constitue une « importante garantie contre l’arbitraire », elle n’est pas une « exigence nécessaire » (voir les paragraphes 318 à 320 de l’arrêt de la chambre). L’interception en masse devrait néanmoins être autorisée par un organe indépendant, c’est-à-dire un organe indépendant du pouvoir exécutif.

352.  Par ailleurs, afin de constituer une garantie effective contre les abus, l’organe indépendant chargé d’accorder les autorisations devrait être informé à la fois du but poursuivi par l’interception et des canaux de transmission ou des voies de communication susceptibles d’être interceptés. Cela lui permettrait d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de l’opération d’interception en masse ainsi que de vérifier si la sélection des canaux est nécessaire et proportionnée aux buts dans lesquels les activités d’interception sont menées.

353.  L’utilisation de sélecteurs – et en particulier de sélecteurs forts – est l’une des étapes les plus importantes du processus d’interception en masse puisqu’il s’agit du moment où les communications d’un individu déterminé sont susceptibles d’être ciblées par les services de renseignement. Toutefois, bien que certains régimes prévoient l’autorisation préalable des catégories de sélecteurs dont l’utilisation est envisagée (voir, par exemple, le régime en vigueur en Suède, décrit en détail dans l’arrêt Centrum för rättvisa c. Suède (requête no 35252/08)), la Cour note que les gouvernements britannique et néerlandais ont soutenu que toute obligation d’expliquer ou de justifier les sélecteurs ou les critères de recherche dans l’autorisation restreindrait gravement l’effectivité de l’interception en masse (paragraphes 292 et 307 ci-dessus). L’IPT a retenu cet argument, jugeant que l’inclusion des sélecteurs dans l’autorisation aurait « inutilement compromis et limité la mise en œuvre des mandats tout en risquant de s’avérer illusoire » (paragraphe 49 ci-dessus).

354.  Compte tenu des caractéristiques de l’interception en masse (paragraphes 344-345 ci-dessus), du grand nombre de sélecteurs et du besoin inhérent de flexibilité dans le choix des sélecteurs, qui peut en pratique s’exprimer par des combinaisons techniques de chiffres et de lettres, la Cour est disposée à admettre qu’inclure tous les sélecteurs dans l’autorisation ne serait probablement pas faisable en pratique. Toutefois, étant donné que le choix des sélecteurs et des termes de recherche détermine quelles sont les communications susceptibles d’être examinées par un analyste, l’autorisation devrait à tout le moins indiquer les types ou catégories de sélecteurs à utiliser.

355.  Par ailleurs, des garanties renforcées devraient s’appliquer lorsque les services de renseignement emploient des sélecteurs forts se rapportant à des personnes identifiables. Les services de renseignement devraient être tenus de justifier – au regard des principes de nécessité et de proportionnalité – l’utilisation de chaque sélecteur fort, et cette justification devrait être consignée scrupuleusement et soumise à une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification distincte et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés.

356.  Chaque stade du processus d’interception en masse – notamment l’autorisation initiale et ses éventuels renouvellements, la sélection des canaux de transmission, le choix et l’application de sélecteurs et de termes de recherche, l’utilisation, la conservation, la transmission à des tiers et la suppression des éléments interceptés – devrait également être soumis à la supervision d’une autorité indépendante, et cette supervision devrait être suffisamment solide pour circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154). L’organe de supervision devrait, en particulier, être en mesure d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de la mesure prise, en tenant dûment compte du degré d’intrusion dans l’exercice par les personnes susceptibles d’être affectées de leurs droits protégés par la Convention. Afin de faciliter cette supervision, les services de renseignement devraient tenir des archives détaillées à chaque étape du processus.

357.  Enfin, toute personne qui soupçonne que ses communications ont été interceptées par les services de renseignement devrait disposer d’un recours effectif permettant de contester la légalité de l’interception soupçonnée ou la conformité à la Convention du régime d’interception. Dans le contexte des interceptions ciblées, la Cour a considéré à plusieurs reprises que la notification ultérieure des mesures de surveillance était un facteur à prendre en compte pour apprécier le caractère effectif des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. Elle a toutefois admis que la notification n’est pas nécessaire si le système de recours internes permet à toute personne soupçonnant que ses communications sont ou ont été interceptées de saisir les tribunaux, c’est-à-dire lorsque ceux-ci sont compétents même si l’intéressé n’a pas été informé de l’interception de ses communications (Roman Zakharov, précité, § 234, et Kennedy, précité, § 167).

358.  La Cour considère qu’un recours qui ne dépend pas de la notification de l’interception à la personne concernée peut également constituer un recours effectif dans le contexte de l’interception en masse. Selon les circonstances, un tel recours pourrait même offrir de meilleures garanties de procédure régulière qu’un système fondé sur la notification. En effet, que les données aient été obtenues au moyen d’interceptions ciblées ou en masse, l’existence d’une exception de sécurité nationale pourrait priver l’obligation de notification de tout effet pratique réel. Il est plus probable qu’une obligation de notification ait peu d’effet pratique, voire en soit totalement dépourvue, dans le contexte de l’interception en masse, puisque pareille surveillance peut être utilisée dans le cadre d’activités de renseignement extérieur et cible, pour l’essentiel, les communications de personnes ne relevant pas de la compétence territoriale de l’État. Ainsi, même si l’identité d’une cible est connue, les autorités peuvent ne pas connaître sa localisation.

359.  Les pouvoirs dont dispose l’autorité et les garanties procédurales qu’elle offre sont des éléments à prendre en compte pour déterminer si le recours est effectif. Par conséquent, en l’absence de toute obligation de notification, il est impératif que le recours relève de la compétence d’un organe qui, sans être nécessairement judiciaire, soit indépendant de l’exécutif, assure l’équité de la procédure et offre, dans la mesure du possible, une procédure contradictoire. Les décisions de cet organe doivent être motivées et juridiquement contraignantes, notamment pour ce qui est d’ordonner la cessation d’une interception irrégulière et la destruction des éléments interceptés obtenus et/ou conservés de manière illégale (voir, mutatis mutandis, Segerstedt-Wiberg et autres c. Suède, no 62332/00, § 120, CEDH 2006‑VII, et Leander, précité, §§ 81-83, où l’absence de pouvoir de rendre une décision juridiquement contraignante représentait la principale faiblesse du contrôle offert).

360.  Au vu de ce qui précède, la Cour devra, pour se prononcer sur la conformité à la Convention d’un régime d’interception en masse, en apprécier globalement le fonctionnement ; à cet effet, elle recherchera principalement si le cadre juridique interne contient des garanties suffisantes contre les abus et si le processus est assujetti à des « garanties de bout en bout » (paragraphe 350 ci-dessus). Ce faisant, elle tiendra compte de la mise en œuvre effective du système d’interception, notamment des freins et contrepoids à l’exercice du pouvoir et de l’existence ou de l’absence de signes d’abus réels (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 92).

361.  Pour déterminer si l’État défendeur a agi dans les limites de sa marge d’appréciation (paragraphe 347 ci-dessus), la Cour devra prendre en compte un groupe plus large de critères que les six garanties Weber. Plus précisément, en examinant conjointement les critères selon lesquels la mesure doit être « prévue par la loi » et « nécessaire », conformément à l’approche établie dans ce domaine (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155), elle recherchera si le cadre juridique national définit clairement :

  1. Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée ;

  2. Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées ;

  3. La procédure d’octroi d’une autorisation ;

  4. Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés ;

  5. Les précautions à prendre pour la communication de ces éléments à d’autres parties ;

  6. Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments doivent être effacés ou détruits ;

  7. Les procédures et modalités de supervision, par une autorité indépendante, du respect des garanties énoncées ci-dessus, et les pouvoirs de cette autorité en cas de manquement ;

  8. Les procédures de contrôle indépendant a posteriori du respect des garanties et les pouvoirs conférés à l’organe compétent pour traiter les cas de manquement.

362.  Bien qu’il s’agisse de l’un des six critères Weber, la Cour n’a, à ce jour, fourni aucune indication spécifique concernant les précautions à prendre pour la communication d’éléments interceptés à d’autres parties. Or il est clair aujourd’hui que certains États partagent régulièrement des informations avec leurs partenaires du renseignement et, parfois même, leur donnent un accès direct à leur propre système. Dès lors, la Cour considère que la transmission, par un État contractant, d’informations obtenues au moyen d’une interception en masse à des États étrangers ou à des organisations internationales devrait être limitée aux éléments recueillis et conservés d’une manière conforme à la Convention, et qu’elle devrait être soumise à certaines garanties supplémentaires relatives au transfert lui‑même. Premièrement, les circonstances dans lesquelles pareil transfert peut avoir lieu doivent être clairement énoncées dans le droit interne. Deuxièmement, l’État qui transfère les informations en question doit s’assurer que l’État destinataire a mis en place, pour la gestion des données, des garanties de nature à prévenir les abus et les ingérences disproportionnées. L’État destinataire doit, en particulier, garantir la conservation sécurisée des données et restreindre leur divulgation à d’autres parties. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il doive garantir une protection comparable à celle de l’État qui transfère les informations, ni qu’une assurance doive être donnée avant chaque transfert. Troisièmement, des garanties renforcées sont nécessaires lorsqu’il est clair que les éléments transférés appellent une confidentialité particulière – par exemple s’il s’agit de communications journalistiques confidentielles. Enfin, la Cour considère que le transfert d’informations à des partenaires de renseignement étrangers doit également être soumis à un contrôle indépendant.

363.  Pour les raisons exposées au paragraphe 342 ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue que l’acquisition des données de communication associées dans le cadre d’une interception en masse soit nécessairement moins intrusive que l’acquisition du contenu des communications. Elle considère donc que l’interception et la conservation des données de communication associées, ainsi que les recherches effectuées sur celles-ci, doivent être analysées au regard des mêmes garanties que celles applicables au contenu des communications.

.  Cela étant, même si l’interception des données de communication associées est normalement autorisée en même temps que l’interception du contenu des communications, une fois qu’elles ont été obtenues, ces données peuvent faire l’objet d’un traitement différent par les services de renseignement (voir, par exemple, les paragraphes 153-154 ci-dessus). Compte tenu de la nature différente des données de communication associées et des différentes façons dont elles sont utilisées par les services de renseignement, la Cour est d’avis que, à condition que les garanties énoncées ci-dessus soient en place, il n’est pas nécessaire que les dispositions juridiques régissant le traitement des données de communication associées soient identiques en tous points à celles régissant le traitement du contenu des communications.

  1. Appréciation par la Cour du cas d’espèce

1) Observations préliminaires

365.  à l’époque pertinente, l’interception en masse avait une base légale en droit interne, à savoir le chapitre I de la RIPA. En outre, la Cour estime que le régime qui en découlait avait pour buts légitimes la protection de la sécurité nationale, le maintien de l’ordre, la prévention des infractions et la protection des droits et libertés d’autrui. Dans ces conditions, et conformément à la méthodologie exposée au paragraphe 334 ci-dessus, il reste à rechercher si le droit interne était accessible et s’il offrait des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique ».

366.  Les dispositions législatives qui régissaient le fonctionnement du régime d’interception en masse étaient assurément complexes. De fait, la plupart des rapports établis sur les régimes de surveillance secrète mis en œuvre au Royaume-Uni ont critiqué leur manque de clarté (paragraphes 143, 152 et 157 ci-dessus). Toutefois, ces dispositions étaient clarifiées dans le code de conduite en matière d’interception de communications qui les complétait (paragraphe 96 ci-dessus). Le paragraphe 6.4 de ce code reconnaissait clairement l’existence d’opérations d’interception en masse et fournissait davantage de précisions sur le fonctionnement pratique de ce régime de surveillance (paragraphe 96 ci‑dessus). Ce code était un document public approuvé par les deux chambres du Parlement et publié en ligne et en version imprimée par le gouvernement britannique. Tant les personnes exerçant des fonctions liées à l’interception de communications que les tribunaux devaient tenir compte de ses dispositions (paragraphes 93-94 ci-dessus). En conséquence, la Cour a admis que les dispositions en question pouvaient être prises en considération pour apprécier la prévisibilité de la RIPA (Kennedy, précité, § 157). Partant, elle reconnaît que le droit interne pertinent était suffisamment « accessible ».

367.  En ce qui concerne le point de savoir si le droit interne contenait des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique », la Cour examinera, dans la section β), l’interception du contenu de communications électroniques au regard de chacun des huit critères énumérés au paragraphe 361 ci-dessus. Dans la section γ), elle se penchera plus particulièrement sur l’interception des données de communication associées.

2)        L’interception du contenu de communications

    1.  Les motifs pour lesquels une interception en masse de communications pouvait être autorisée

368.  L’article 5 § 3 de la RIPA et le paragraphe 6.11 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphes 62 et 96 ci-dessus) disposaient que pour pouvoir émettre un mandat d’interception en masse, le ministre compétent devait s’assurer que cette mesure était nécessaire dans l’intérêt de la sécurité nationale, aux fins de la prévention ou de la détection des infractions graves ou aux fins de la sauvegarde de la prospérité économique du Royaume-Uni dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale.

369.  Ces motifs étaient soumis à un certain nombre de limites. Premièrement, le Commissaire à l’interception des communications a précisé qu’en pratique, la protection de la « sécurité nationale » autorisait la surveillance d’activités menaçant la sécurité ou la prospérité de l’état ou visant à saper ou à renverser la démocratie parlementaire par des moyens politiques, par des actions collectives ou par la violence (Kennedy, précité, § 333). Deuxièmement, l’article 81 § 2 b) de la RIPA définissait l’infraction grave comme étant une infraction dont l’auteur (âgé d’au moins vingt et un an et sans antécédents judiciaires) pouvait raisonnablement s’attendre à être condamné à une peine d’emprisonnement d’une durée égale ou supérieure à trois ans, ou une infraction constituée par un acte caractérisé par l’usage de la violence, par un gain pécuniaire important ou par sa commission par une multiplicité de personnes poursuivant un objectif commun (paragraphe 63 ci-dessus). Troisièmement, l’article 17 de la RIPA et le paragraphe 8.3 du code de conduite en matière d’interception de communications prévoyaient qu’en règle générale, l’existence éventuelle d’une interception et les éléments interceptés eux-mêmes ne pouvaient jouer aucun rôle dans les procédures judiciaires (paragraphes 83 et 96 ci-dessus). Il s’ensuit que si l’interception pouvait servir à prévenir et à détecter les infractions graves, les éléments interceptés ne pouvaient être utilisés dans le cadre de poursuites pénales. En outre, le paragraphe 6.8 du code de conduite en matière d’interception de communications énonçait que le but d’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 la RIPA devait « en général correspondre à une ou plusieurs des priorités en matière de renseignement fixées par le Conseil de sécurité nationale » (paragraphes 96 et 98 ci-dessus).

370.  En principe, plus les motifs sont étendus, plus le risque d’abus est important. Toutefois, le fait de restreindre les motifs et/ou de les définir plus étroitement ne peut constituer une garantie effective contre les abus que s’il existe d’autres garde-fous garantissant que l’interception en masse ne sera permise que pour des motifs autorisés et seulement si elle est nécessaire et proportionnée au but à atteindre. La question connexe de savoir s’il existe des garde-fous suffisants pour garantir que l’interception est nécessaire et justifiée est donc aussi importante que le degré de précision de la définition des motifs pour lesquels une interception peut être autorisée. En conséquence, la Cour estime qu’un régime qui autorise la mise en œuvre d’une interception pour des motifs relativement étendus peut néanmoins satisfaire aux exigences de l’article 8 de la Convention à condition que le système adopté comporte des garanties contre les abus qui, prises dans leur ensemble, soient suffisantes pour compenser cette déficience.

371.  Si les motifs pour lesquels une interception en masse pouvait être autorisée au Royaume-Uni étaient formulés en termes relativement généraux, ils étaient axés sur la sécurité nationale ainsi que sur les infractions graves et la prospérité économique du Royaume-Uni dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale (paragraphe 368 ci-dessus). En conséquence, pour statuer sur la question de savoir si, pris dans son ensemble, ce régime satisfaisait aux exigences de l’article 8 de la Convention, la Cour doit à présent examiner les autres garanties prévues par le régime découlant de l’article 8 § 4.

    2.  Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu pouvaient être interceptées

372.  Le paragraphe 6.2 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphe 96 ci-dessus) énonçait clairement que « [c]ontrairement aux mandats relevant de l’article 8 § 1, les mandats relevant de l’article 8 § 4 ne [devaient] pas obligatoirement désigner nommément ou décrire le sujet de l’interception ou les lieux auxquels [devait] s’appliquer l’interception. L’article 8 § 4 n’impos[ait] pas non plus de limite expresse au nombre de communications extérieures pouvant être interceptées ». En d’autres termes, l’interception ciblait les canaux de transmission des communications, et non les appareils servant à envoyer les communications ou les expéditeurs ou destinataires de celles-ci. Le nombre de communications pouvant être interceptées n’étant pas limité, il semble que tous les paquets de communication acheminés par les canaux de transmission ciblés étaient interceptés pendant la durée de validité des mandats.

373.  Cela étant, les mandats émis en vertu de l’article 8 § 4 étaient des mandats d’interception de communications extérieures (paragraphe 72 ci‑dessus), et le paragraphe 6.7 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphe 96 ci-dessus) imposait à l’agence interceptrice qui procédait à une interception dans le cadre de tels mandats d’utiliser sa connaissance de l’acheminement des communications internationales ainsi que des études régulières des différentes liaisons de communication pour identifier les canaux de transmission les plus susceptibles de contenir des communications extérieures répondant à la description des éléments mentionnés dans le certificat ministériel. L’agence interceptrice devait aussi intercepter les données de manière à limiter la collecte de communications non extérieures au minimum compatible avec le but assigné à l’interception des communications extérieures visées. Les canaux de transmission de communications n’étaient donc pas choisis au hasard, mais au contraire parce qu’ils étaient considérés comme étant les plus susceptibles d’acheminer des communications extérieures présentant un intérêt pour le renseignement.

374.  Le paragraphe 6.5 du code de conduite en matière d’interception de communications définissait les « communications extérieures » comme étant celles envoyées ou reçues hors des îles Britanniques (paragraphe 96 ci‑dessus). Les communications échangées entre un expéditeur et un destinataire se trouvant tous deux dans les îles Britanniques étaient en revanche des communications intérieures. La question de savoir si une communication était ou non « extérieure » dépendait donc du lieu où se trouvaient l’expéditeur et le destinataire de celle-ci, et non du chemin emprunté par elle pour arriver à destination. Les communications traversant les frontières du Royaume-Uni (les communications internationales) pouvaient cependant relever de la catégorie des communications « intérieures » puisqu’une communication (ou des paquets d’une communication) envoyée depuis le Royaume-Uni et reçue au Royaume-Uni pouvait avoir transité par un ou plusieurs autres pays.

375.  La distinction entre les communications intérieures et les communications extérieures n’empêchait donc pas l’interception de communications intérieures ayant circulé à travers les frontières du Royaume-Uni. D’ailleurs, le fait que pareilles communications puissent se trouver accidentellement « prises dans les filets » d’une interception était expressément reconnu par l’article 5 § 6 de la RIPA, qui disposait que l’opération autorisée par un mandat d’interception couvrait l’interception de communications non indiquées dans le mandat si cette interception était nécessaire pour l’accomplissement d’actes que le mandat autorisait expressément (paragraphe 68 ci-dessus). En outre, la définition des communications « extérieures » était elle-même suffisamment large pour englober le stockage de données dans le « Cloud » ainsi que les activités de navigation sur Internet et d’utilisation des médias sociaux effectuées par une personne se trouvant au Royaume-Uni (paragraphes 75 et 76 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins, comme la chambre l’a reconnu, que la garantie limitant l’interception aux « communications extérieures » jouait un rôle au niveau macroscopique de la sélection des canaux de transmission sur lesquels les interceptions devaient être réalisées (voir le paragraphe 337 de l’arrêt de la chambre). Les agences interceptrices étant tenues d’utiliser leur connaissance de l’acheminement des communications internationales pour déterminer les canaux de transmission les plus susceptibles de contenir des communications extérieures utiles à l’opération envisagée, cette garantie restreignait – dans une mesure certes limitée – les catégories de personnes dont les communications étaient susceptibles d’être interceptées. Cette garantie était également pertinente en ce qui concerne la question de la proportionnalité, car les États pouvaient disposer de moyens moins intrusifs pour obtenir les communications des personnes relevant de leur compétence territoriale.

376.  Au vu de ce qui précède, la Cour constate que le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA autorisait manifestement l’interception de communications internationales (c’est-à-dire transfrontières) et que les services de renseignement ne devaient exercer leur pouvoir d’interception que sur les canaux de transmission les plus susceptibles d’acheminer des communications extérieures présentant un intérêt pour le renseignement. Dans le domaine de l’interception en masse, il est difficile d’imaginer, dans l’abstrait, comment il aurait été possible de circonscrire davantage les circonstances dans lesquelles les communications d’une personne étaient susceptibles d’être interceptées. En tout état de cause, dès lors que ni l’expéditeur ni le destinataire d’une communication électronique ne peuvent contrôler le chemin emprunté par celle-ci pour parvenir à destination, des restrictions supplémentaires à la sélection des canaux de transmission n’auraient en pratique pas rendu le droit interne plus prévisible quant à ses effets. En conséquence, la Cour admet que les circonstances dans lesquelles les communications d’une personne étaient susceptibles d’être interceptées en application du régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA étaient suffisamment « prévisibles » aux fins de l’article 8 de la Convention.

    3.  La procédure d’octroi d’une autorisation

377.  Les demandes de mandat relevant de l’article 8 § 4 de la RIPA devaient être adressées au ministre compétent, qui était seul habilité à délivrer des mandats de ce type. Avant d’être déposée, chaque demande faisait l’objet d’un contrôle au sein de l’agence dont elle émanait. Dans ce cadre, elle était examinée par plusieurs personnes, qui devaient vérifier si elle visait un but relevant de l’article 5 § 3 de la RIPA et si l’interception envisagée satisfaisait aux exigences de nécessité et de proportionnalité posées par la Convention (voir le paragraphe 6.9 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci‑dessus). Si ce niveau supplémentaire de contrôle interne était incontestablement utile, il n’en demeure pas moins que les interceptions en masse réalisées à l’époque pertinente selon les modalités prévues par le régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA étaient autorisées par le ministre compétent, et non par organe indépendant de l’exécutif. Dans ces conditions, force est de constater qu’il manquait au régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA une garantie fondamentale, à savoir la nécessité d’une autorisation indépendante et préalable des activités d’interception en masse (paragraphe 350 ci-dessus).

378.  En ce qui concerne le degré de contrôle exercé par le ministre compétent, le paragraphe 6.10 du code de conduite en matière d’interception de communications énumérait de manière détaillée les informations qui devaient figurer dans les demandes de mandat (paragraphe 96 ci-dessus). Celles-ci devaient comporter une description des communications à intercepter, des informations relatives au(x) fournisseur(s) de services de communication, une évaluation de la faisabilité de l’opération – le cas échéant, une description de l’opération à autoriser, le certificat régissant l’examen des éléments interceptés (paragraphes 378 et 379 ci-dessous), un exposé des motifs pour lesquels l’interception était jugée nécessaire dans l’un ou plusieurs des buts énoncés à l’article 5 § 3 de la RIPA, un exposé des motifs pour lesquels l’opération que le mandat devait autoriser était proportionnée au but visé, l’assurance que les éléments interceptés ne seraient lus, consultés ou écoutés que dans la mesure où ils faisaient l’objet d’un certificat et répondaient aux conditions énoncées aux articles 16 § 2 à 16 § 6 de la RIPA et l’assurance que les éléments interceptés seraient traités dans le respect des garanties posées aux articles 15 et 16 de la RIPA.

379.  Le ministre compétent était donc informé du but de l’opération (qui devait correspondre à l’un de ceux autorisés par l’article 5 § 3 de la RIPA) et il devait s’assurer, avant de délivrer un mandat, que cette mesure était nécessaire et proportionnée au but visé (voir les paragraphes 6.11 et 6.13 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Pour évaluer la proportionnalité de l’interception, le ministre devait vérifier si le mandat n’était pas excessif eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce et s’il n’était pas raisonnablement possible d’obtenir par d’autres moyens moins intrusifs les informations recherchées (voir le paragraphe 3.6 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci‑dessus). Pour ce faire, il devait mettre en balance l’ampleur et la portée de l’ingérence envisagée avec le but recherché, expliquer comment et pourquoi les méthodes à adopter causeraient l’intrusion la plus réduite possible pour le sujet et pour les tiers, rechercher, après examen de toutes les autres possibilités raisonnables, si la mesure envisagée constituait un moyen approprié d’obtenir le résultat nécessaire et préciser, autant qu’il était raisonnablement possible de le faire, quelles autres méthodes avaient été envisagées et jugées insuffisantes pour parvenir aux objectifs opérationnels visés (voir le paragraphe 3.7 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci-dessus).

380.  Les demandes de mandat relevant de l’article 8 § 4 de la RIPA devaient comporter « une description des communications à intercepter » ainsi que « des informations relatives au(x) fournisseur(s) de services de communication », mais le Gouvernement a confirmé à l’audience que les mandats ne précisaient pas quels étaient les canaux de transmission ciblés par l’interception, expliquant que pareille exigence se serait heurtée à de « sérieuses difficultés d’ordre pratique ». Il a toutefois indiqué que les implications de l’interception envisagée devaient faire l’objet d’une description appropriée, que les « catégories de canaux de transmission » ciblés devaient être précisées et que ces informations entraient en ligne de compte dans l’appréciation, par le ministre compétent, de la nécessité et de la proportionnalité des opérations mentionnées dans les demandes de mandat. En outre, il a confirmé, dans ses observations devant la Grande Chambre, que le GCHQ tenait le Commissaire à l’interception des communications régulièrement informé de la base sur laquelle il sélectionnait pour interception des canaux de transmission (paragraphe 290 ci-dessus).

381.  La mention des catégories de sélecteurs à utiliser ne devait pas non plus obligatoirement figurer dans les demandes de mandat relevant de l’article 8 § 4 de la RIPA. Il n’était donc pas possible d’évaluer la nécessité et la proportionnalité des sélecteurs en question au stade de l’autorisation, mais le choix des sélecteurs faisait par la suite l’objet d’un contrôle indépendant. Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a confirmé qu’à chaque fois qu’un analyste ajoutait un nouveau sélecteur au système, il devait le mentionner par écrit en expliquant pourquoi l’application de ce sélecteur était nécessaire et proportionnée aux buts énoncés dans le certificat ministériel, et qu’il réalisait cette opération en choisissant, dans un menu déroulant, un libellé auquel il ajoutait un texte libre expliquant pourquoi la recherche était nécessaire et proportionnée. En outre, le Gouvernement a précisé que l’utilisation de sélecteurs devait être enregistrée dans un emplacement autorisé pour que ceux-ci puissent faire l’objet d’une vérification ultérieure et qu’un registre permettant de rechercher les sélecteurs utilisés devait être créé, afin que le Commissaire à l’interception des communications puisse exercer son contrôle (paragraphes 291-292 ci-dessus). Le choix des sélecteurs était donc contrôlé par le Commissaire qui, dans son rapport annuel 2016, s’est déclaré « impressionné par la qualité » des explications relatives à la nécessité et à la proportionnalité des ajouts de sélecteurs formulées par les analystes (paragraphe 177 ci-dessus).

382. Le choix des sélecteurs et des termes de recherche déterminant les communications susceptibles d’être examinées par les analystes, la Cour a indiqué qu’il est d’une importance fondamentale qu’au moins les catégories de sélecteurs soient identifiées dans l’autorisation et que l’utilisation de sélecteurs forts se rapportant à des personnes identifiables soit soumise à une autorisation interne préalable comportant une vérification séparée et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés (paragraphes 353-355 ci-dessus).

383.  En l’espèce, l’absence de toute supervision de catégories de sélecteurs au stade de l’autorisation représentait une lacune du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA. Le contrôle ultérieur de l’ensemble des sélecteurs individuels ne satisfaisait pas non plus à l’exigence d’un renforcement des garanties encadrant l’utilisation de sélecteurs forts liés à des individus identifiables et à la nécessité de mettre en place une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification séparée et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés (paragraphe 355 ci‑dessus). Si les analystes devaient enregistrer chacun des sélecteurs et justifier leur utilisation au regard des principes de nécessité et de proportionnalité posés par la Convention, et si les motifs justifiant cette utilisation étaient soumis à la supervision indépendante du Commissaire à l’interception des communications, il n’en demeure pas moins que les sélecteurs forts liés à des individus identifiables ne faisaient pas l’objet d’une autorisation interne préalable.

    4.  Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation d’éléments interceptés

384. Le paragraphe 6.4 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que lorsqu’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA aboutissait à l’acquisition d’un gros volume de communications, les personnes autorisées de l’agence interceptrice pouvaient utiliser des sélecteurs forts et des recherches complexes pour générer un index (paragraphe 96 ci-dessus). Ce processus de sélection était encadré par l’article 16 § 2 de la RIPA et le paragraphe 7.19 du code de conduite en matière d’interception de communications, qui interdisaient l’utilisation d’un sélecteur lié à une personne dont on savait qu’elle se trouvait dans les îles Britanniques et ayant pour but la découverte d’éléments contenus dans les communications que cette personne envoyait ou qui lui étaient destinées, sauf si le ministre compétent avait personnellement autorisé l’emploi d’un tel sélecteur après s’être assuré que celui-ci était nécessaire dans l’intérêt de la sécurité nationale, aux fins de la prévention ou de la détection des infractions graves ou aux fins de la sauvegarde de la prospérité économique du Royaume-Uni – dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale – et qu’il était proportionné (paragraphes 85 et 96 ci-dessus).

385.  Seuls les éléments figurant dans l’index pouvaient être consultés par un analyste (paragraphes 96 et 289 ci-dessus) et aucun rapport de renseignement ne pouvait être établi sur une communication ou des données de communication sans qu’elles n’aient été consultées par un analyste (paragraphe 289 ci-dessus). En outre, le paragraphe 7.13 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que seuls les éléments décrits dans le certificat délivré par le ministre compétent pouvaient être examinés par un être humain, et qu’aucun agent ne pouvait accéder aux éléments interceptés autrement que dans la limite prévue par le certificat (paragraphe 96 ci-dessus). Par ailleurs, le paragraphe 6.4 prévoyait que pour pouvoir accéder à une communication, une personne autorisée de l’agence interceptrice devait au préalable expliquer pourquoi cet accès était nécessaire au regard de l’un des motifs énoncés dans le certificat accompagnant le mandat, et pourquoi l’accès constituait une mesure proportionnée dans le cas d’espèce, après avoir recherché s’il aurait été raisonnablement possible d’obtenir par d’autres moyens moins intrusifs les informations qu’elle visait à recueillir (paragraphe 96 ci-dessus).

386.  Le certificat délivré par le ministre compétent en même temps que le mandat visait à garantir que les éléments interceptés feraient l’objet d’une sélection de manière à ce que seuls les éléments qu’il décrivait puissent être examinés par un être humain (voir les paragraphes 6.3 et 6.14 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Si les certificats jouaient un rôle important dans la réglementation de l’accès aux éléments interceptés, les rapports de la commission parlementaire sur le renseignement et du contrôleur indépendant de la législation sur le terrorisme ont critiqué le fait que les éléments mentionnés dans les certificats étaient désignés en termes très généraux (par exemple, « des éléments fournissant des renseignements sur le terrorisme (conformément à la définition figurant dans la loi de 2000 sur le terrorisme (version modifiée) ») (voir le paragraphe 342 de l’arrêt de la chambre et les paragraphes 146 et 155 ci-dessus). La Cour souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle il s’agissait là d’une lacune dans le système de garanties mis en place par le régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA.

387.  Toutefois, la commission parlementaire a observé que même si le certificat précisait les catégories générales d’informations susceptibles d’être examinées, c’étaient en pratique la sélection des canaux de transmission, l’application de sélecteurs simples et des critères de recherches initiaux, puis des recherches complexes, qui déterminaient quelles communications étaient examinées (paragraphes 146-147 ci-dessus). En d’autres termes, si les certificats encadraient la sélection, par les analystes, d’éléments figurant dans un index généré par ordinateur, c’était d’abord le choix des canaux de transmission et des sélecteurs et termes de recherche qui déterminait quelles étaient les communications susceptibles de figurer dans cet index (et qui pouvaient donc faire l’objet d’un examen). Or la Cour a déjà indiqué que l’absence d’identification des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et l’absence d’autorisation interne préalable des sélecteurs forts liés à un individu identifiable représentaient des lacunes du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA (paragraphe 382 ci-dessus). Ces lacunes étaient aggravées par le caractère général des certificats ministériels. Non seulement il n’existait pas d’autorisation préalable indépendante des catégories de sélecteurs utilisés pour générer l’index et pas davantage d’autorisation interne ou indépendante des sélecteurs forts liés à un individu identifiable, mais les certificats régissant l’accès aux éléments figurant dans cet index n’étaient pas formulés de manière suffisamment précise pour fixer de véritables limites.

388.  Le paragraphe 7.16 du code de conduite en matière d’interception de communications imposait aux analystes qui souhaitaient accéder à des éléments figurant dans l’index de mentionner au préalable les circonstances susceptibles de donner lieu à une atteinte collatérale à la vie privée, et toutes les mesures prises pour réduire l’ampleur de cette intrusion (paragraphe 96 ci-dessus). Par la suite, l’accès à ces éléments était accordé aux analystes pour une durée limitée, et si celle-ci était renouvelée, l’enregistrement correspondant devait être mis à jour avec les motifs du renouvellement (voir le paragraphe 7.17 du code de conduite, reproduit au paragraphe 96 ci‑dessus). En vertu du paragraphe 7.18 du code de conduite, des audits devaient être réalisés périodiquement par des personnes chargées de s’assurer de la bonne tenue des enregistrements des demandes d’accès aux éléments et de vérifier que les éléments demandés relevaient des questions pour lesquelles le ministre compétent avait émis un certificat (paragraphe 96 ci-dessus).

389.  En outre, le paragraphe 7.15 du code de conduite disposait que les éléments recueillis dans le cadre d’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA ne pouvaient être lus, consultés ou écoutés que par des personnes autorisées (des analystes) qui suivaient régulièrement une formation obligatoire sur les dispositions de la RIPA ainsi que sur les exigences de nécessité et de proportionnalité, et qui disposaient du niveau d’habilitation adéquat (paragraphe 96 ci-dessus). En vertu du paragraphe 7.10, l’habilitation de chaque membre du personnel devait faire l’objet d’un réexamen périodique (paragraphe 96 ci-dessus).

390.  Le paragraphe 7.6 du code de conduite disposait que les éléments interceptés ne pouvaient être copiés que dans la mesure nécessaire à la réalisation des buts autorisés et dans la stricte application du principe du « besoin d’en connaître », qui impliquait que seuls des extraits ou des résumés des éléments interceptés devaient être diffusés s’ils suffisaient à la personne qui avait besoin d’en avoir connaissance. L’article 15 § 5 de la RIPA imposait la mise en place de procédures garantissant que chaque copie d’éléments interceptés ou de données soit stockée de manière sécurisée pendant toute la durée de sa conservation (paragraphe 81 ci‑dessus), et le paragraphe 7.7 du code de conduite exigeait en outre qu’avant d’être détruits, les éléments interceptés et la totalité des copies, extraits et résumés qui en avaient été faits devaient être stockés de manière sécurisée, afin d’être inaccessibles aux personnes n’ayant pas le niveau d’habilitation requis (paragraphe 96 ci-dessus).

391.  à l’exception des lacunes déjà signalées en ce qui concerne l’autorisation des sélecteurs (paragraphes 381 et 382 ci-dessus) et le caractère général des certificats ministériels (paragraphe 386 ci-dessus), la Cour estime que les conditions dans lesquelles des éléments interceptés pouvaient être sélectionnés, utilisés et conservés en vertu du régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA étaient suffisamment « prévisibles » aux fins de l’article 8 de la Convention, et qu’elles offraient des garanties adéquates contre les abus.

    5.  Les précautions à prendre pour la communication d’éléments interceptés à d’autres parties

392.  L’article 15 § 2 de la RIPA imposait de limiter au minimum nécessaire à la réalisation des « buts autorisés » le nombre de personnes auxquelles les éléments ou les données étaient divulgués ou accessibles, la mesure dans laquelle les éléments ou les données étaient divulgués ou accessibles, la mesure dans laquelle les éléments ou les données étaient copiés et le nombre de copies réalisées (paragraphe 78 ci-dessus). En vertu de l’article 15 § 4 de la RIPA et du paragraphe 7.2 du code de conduite, une chose était nécessaire pour les buts autorisés si et seulement si elle restait nécessaire ou était susceptible de le devenir pour les buts énumérés à l’article 5 § 3 de la RIPA, pour faciliter l’accomplissement de l’une quelconque des missions d’interception du ministre compétent, pour qu’une personne en charge de poursuites pénales dispose des informations dont elle avait besoin pour déterminer ce qu’elle était tenue de faire en vertu de son obligation d’assurer l’équité de la procédure (étant entendu que les éléments interceptés eux-mêmes ne pouvaient jouer aucun rôle dans la poursuite des infractions, voir le paragraphe 8.3 du code de conduite reproduit au paragraphe 96 ci-dessus) ou pour l’exécution de toute obligation imposée à toute personne par la législation relative aux archives publiques (paragraphes 80 et 96 ci-dessus).

393.  Le paragraphe 7.3 du code de conduite interdisait la divulgation d’éléments interceptés à des personnes qui ne disposaient pas de l’habilitation requise et imposait l’application du principe du « besoin d’en connaître », selon lequel les éléments en question ne pouvaient être divulgués qu’aux personnes dont les fonctions se rattachaient à l’un des buts autorisés et qui avaient besoin d’en avoir connaissance pour accomplir ces fonctions. De même, les destinataires des éléments interceptés ne devaient en recevoir que la partie qu’ils avaient besoin de connaître (paragraphe 96 ci-dessus). Le paragraphe 7.3 s’appliquait aussi bien à la divulgation aux personnes appartenant à l’agence interceptrice qu’à la divulgation hors de l’agence (paragraphe 96 ci-dessus). En vertu du paragraphe 7.4, les obligations énoncées au paragraphe 7.3 s’appliquaient non seulement à la personne qui avait intercepté les éléments mais aussi à toutes les personnes à qui ils étaient ensuite divulgués (paragraphe 96 ci-dessus).

394.  Comme la chambre l’a observé, l’expression « susceptible de devenir nécessaire » n’ayant été définie ni dans la RIPA ni dans le code de conduite en matière d’interception de communications, ni d’ailleurs nulle part, l’article 15 § 4 de la RIPA et le paragraphe 7.2 du code auraient pu en pratique conférer aux autorités un large pouvoir de divulgation et de copie des éléments interceptés. Cependant, les éléments interceptés ne pouvaient de toute façon être divulgués qu’à une personne ayant le niveau d’habilitation requis et le « besoin d’en connaître », et seuls ceux que dont elle avait besoin de prendre connaissance pouvaient lui être communiqués. En conséquence, la Cour souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle l’expression « susceptible de devenir nécessaire » ne réduisait pas de manière significative les garanties protégeant les données obtenues au moyen d’une interception en masse (voir les paragraphes 368 et 369 de l’arrêt de la chambre).

395.  S’agissant du transfert hors du Royaume-Uni d’éléments interceptés, la Cour considère que lorsque ces éléments avaient été interceptés conformément au droit interne, leur transmission à un service de renseignement étranger allié ou à une organisation internationale ne pouvait poser problème au regard de l’article 8 de la Convention que si l’état qui avait procédé à l’interception ne s’était pas assuré au préalable que son partenaire avait mis en place, pour le traitement de ces éléments interceptés, des garanties propres à prévenir tout abus ou ingérence disproportionnée et, en particulier, que celui-ci était en mesure de garantir la conservation sécurisée de ces éléments et de restreindre leur divulgation à d’autres parties (paragraphe 362 ci-dessus).

396.  Il semble qu’au Royaume-Uni, les partenaires du réseau Five Eyes pouvaient accéder depuis leurs propres systèmes aux éléments obtenus en vertu des mandats d’interception délivrés au GCHQ (paragraphe 180 ci‑dessus). En pareil cas, l’interception des éléments en question par les services de renseignement britanniques était censée avoir été réalisée conformément aux dispositions pertinentes droit interne, notamment l’article 8 § 4 de la RIPA pour ce qui importe en l’espèce. En vertu du paragraphe 7.5 du code de conduite en matière d’interception de communications, lorsque des éléments interceptés étaient divulgués à des autorités d’un pays ou territoire non britannique, les services de renseignement devaient prendre des mesures raisonnables pour s’assurer que ces autorités avaient mis en place et appliquaient les procédures nécessaires pour protéger les éléments interceptés et pour garantir qu’ils ne seraient divulgués, copiés, distribués et conservés que dans la stricte mesure du nécessaire. Les éléments interceptés ne pouvaient pas être de nouveau divulgués aux autorités d’un autre pays ou territoire sans l’accord exprès de l’agence dont ils émanaient, et ils devaient être restitués à celle-ci ou détruits de manière sécurisée lorsqu’ils n’étaient plus nécessaires (paragraphe 96 ci-dessus). En outre, l’article 15 § 7 de la RIPA imposait la mise en place de restrictions empêchant que soit réalisée, dans le cadre d’une procédure menée hors du Royaume-Uni, une quelconque opération qui aurait abouti à la divulgation du contenu d’une communication ou des données de communication associées lorsque cette divulgation aurait été interdite au Royaume-Uni (paragraphe 82 ci-dessus).

397.  En ce qui concerne les éléments confidentiels, le paragraphe 4.30 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que lorsque des informations confidentielles étaient transmises à un organe externe, des mesures raisonnables devaient être prises pour signaler leur caractère confidentiel, et qu’en cas de doute quant à la licéité de la transmission envisagée d’informations confidentielles, un conseiller juridique de l’agence interceptrice concernée devait être consulté avant la poursuite de la transmission (paragraphe 96 ci-dessus).

398.  Force est donc de constater que des garanties avaient été mises en place pour assurer que les services de renseignement étrangers alliés veilleraient à conserver de manière sécurisée les éléments transmis et pour limiter leur divulgation à d’autres parties. La dernière garantie, à laquelle la Cour attache une importance particulière, résidait dans la supervision exercée par le Commissaire à l’interception des communications et l’IPT (paragraphes 411 et 414 ci-dessous).

399.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les précautions à prendre lors de la communication d’éléments interceptés à des tiers étaient suffisamment claires et offraient des garanties suffisamment solides contre les abus.

    6.  Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments devaient être effacés ou détruits

400.  En vertu de l’article 9 de la RIPA, les mandats émis sur le fondement de l’article 8 § 4 dans l’intérêt de la sécurité nationale ou pour la sauvegarde de la prospérité économique du Royaume-Uni – dans la mesure où celle-ci relevait aussi de l’intérêt de la sécurité nationale – étaient valables six mois, mais ils pouvaient être renouvelés. La validité des mandats relevant de l’article 8 § 4 émis par le ministre compétent aux fins de la prévention des infractions graves était limitée à trois mois, sauf renouvellement. Ces mandats pouvaient être renouvelés à tout moment avant leur date d’expiration sur demande adressée au ministre, pour des durées de six et trois mois respectivement. La demande de renouvellement devait contenir les mêmes informations que la demande initiale, ainsi qu’une évaluation de l’utilité qu’avait eue l’interception jusqu’alors et un exposé des raisons pour lesquelles elle restait nécessaire, au sens de l’article 5 § 3 de la RIPA, et proportionnée au but visé (voir l’article 9 de la RIPA, reproduit au paragraphe 67 ci-dessus, et les paragraphes 6.22 à 6.24 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Le ministre devait annuler les mandats – avant même leur date d’expiration initiale – s’il estimait que ceux-ci n’étaient plus nécessaires au regard de l’un des motifs énoncés à l’article 5 § 3 de la RIPA (voir l’article 9 de la RIPA, reproduit au paragraphe 67 ci-dessus).

401.  Compte tenu des limites claires imposées à la durée des mandats émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA et de l’obligation faite aux autorités de les soumettre à une vérification permanente, la Cour considère que les règles relatives à la durée des interceptions prévues par le régime découlant de cet article étaient suffisamment claires et fournissaient des garanties adéquates contre les abus.

402.  Le paragraphe 7.9 du code de conduite en matière d’interception de communications disposait que lorsqu’un service de renseignement recevait des éléments interceptés non analysés et les données de communication associées provenant d’une interception réalisée en application d’un mandat émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA, il devait fixer une durée maximale de conservation pour les différentes catégories d’éléments, en fonction de leur nature et du degré de l’intrusion dans la vie privée résultant de leur collecte. Les durées ainsi fixées ne devaient normalement pas dépasser deux ans, et elles devaient être convenues avec le Commissaire à l’interception des communications. Dans la mesure du possible, le respect des durées de conservation des éléments devait être assuré par un processus de suppression automatisée qui se déclenchait lorsque la durée maximale de conservation applicable aux éléments en question était atteinte (paragraphe 96 ci-dessus). Le paragraphe 7.8 du code de conduite imposait aux autorités de contrôler régulièrement les éléments interceptés conservés afin de vérifier que la raison justifiant leur conservation demeurait valable au regard de l’article 15 § 3 de la RIPA (paragraphe 96 ci-dessus).

403.  Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a apporté des explications complémentaires au sujet des durées de conservation. Il a indiqué que les communications auxquelles seul un « sélecteur fort » était appliqué étaient immédiatement écartées si elle n’y correspondaient pas, que les communications qui faisaient aussi l’objet d’une « requête complexe » étaient conservées quelques jours, le temps d’exécuter cette procédure, et qu’elles étaient ensuite effacées automatiquement, sauf si elles avaient été sélectionnées pour examen, et que les communications sélectionnées pour examen ne pouvaient être conservées que tant que cette mesure était nécessaire et proportionnée. Il a expliqué que par défaut, la durée de conservation d’une communication sélectionnée ne pouvait dépasser quelques mois, après quoi celle-ci était automatiquement supprimée (étant précisé que les éventuels rapports de renseignement mentionnant des éléments figurant dans la communication en question étaient conservés), mais qu’il était possible, dans des cas exceptionnels, de solliciter par une demande motivée la prolongation de la durée de conservation (paragraphe 293 ci-dessus). Il ressort de ces explications que les durées de conservation étaient en pratique nettement plus courtes que la durée maximale autorisée, à savoir deux ans.

404.  Enfin, l’article 15 § 3 de la RIPA et le paragraphe 7.8 du code de conduite en matière d’interception de communications exigeaient que la totalité des copies, extraits et résumés d’éléments interceptés soient détruits de manière sécurisée dès que leur conservation n’était plus nécessaire à la réalisation d’un but énoncé à l’article 5 § 3 (paragraphes 79 et 96 ci-dessus).

405. Dans l’affaire Liberty, l’IPT a examiné les procédures qui régissaient la conservation des éléments et leur destruction, et les a jugées adéquates (paragraphe 50 ci-dessus). La Cour considère elle aussi que les procédures « publiques » qui fixaient les conditions dans lesquelles les éléments interceptés devaient être effacés ou détruits étaient suffisamment claires. Elle estime toutefois qu’il aurait été souhaitable que les durées de conservation plus courtes indiquées par le Gouvernement au cours de la présente procédure soient reflétées dans des dispositions législatives et/ou d’autres mesures d’ordre général.

    7.  La supervision

406.  La supervision du régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA relevait au premier chef de la responsabilité du Commissaire à l’interception des communications, quoique celui-ci ait souligné « le rôle capital de contrôle de la qualité exercé en amont par le personnel et les juristes de l’agence interceptrice ou du service de délivrance des mandats » qui fournissaient au ministre compétent des conseils indépendants et effectuaient un important travail d’analyse préalable des demandes de mandats et des demandes de renouvellement pour veiller à ce que les mesures sollicitées soient (et demeurent) nécessaires et proportionnées au but visé (paragraphe 170 ci-dessus).

407.  Le Commissaire à l’interception des communications était indépendant de l’exécutif et du législateur, et devait exercer ou avoir exercé de hautes fonctions judiciaires. Il avait pour principale mission de contrôler la mise en œuvre, par les ministres et les pouvoirs publics concernés, des pouvoirs découlant de la partie I – et, dans une moindre mesure, de la partie III – de la RIPA et de diriger un mécanisme d’inspection qui lui permettait de superviser de manière indépendante la manière dont la loi était appliquée. Il rendait régulièrement compte de ses activités au Premier ministre sur une base semestrielle, et préparait un rapport annuel remis aux deux chambres du Parlement. En outre, à l’issue de chaque inspection, un rapport contenant des recommandations officielles était adressé au chef de l’autorité publique concernée, laquelle était tenue de confirmer dans un délai de deux mois que ces recommandations avaient été mises en œuvre ou de rendre compte des progrès accomplis. Les rapports périodiques du Commissaire à l’interception des communications ont été publiés à partir de 2002, et dans leur intégralité – sans annexes confidentielles – à partir de 2013. En outre, l’article 58 § 1 de la RIPA imposait à tous les fonctionnaires appartenant aux services qui relevaient de la compétence du Commissaire de lui présenter ou de lui remettre tous les documents ou informations qui pouvaient s’avérer nécessaires pour l’exercice de ses fonctions (paragraphes 135 et 136 ci-dessus).

408.  Le rapport annuel 2016 du Commissaire témoigne de l’ampleur des pouvoirs de supervision exercés par celui-ci. En résumé, au cours de ses inspections, le Commissaire a évalué les systèmes mis en place pour l’interception de communications en s’assurant que toutes les informations pertinentes avaient été enregistrées, il a examiné plusieurs demandes d’interception afin de vérifier qu’elles étaient nécessaires et qu’elles répondaient aux exigences de nécessité et de proportionnalité, il s’est entretenu avec des agents chargés du traitement des affaires et avec des analystes afin de déterminer si les interceptions et la justification de l’acquisition des éléments interceptés répondaient aux exigences de proportionnalité, il a examiné les éventuelles approbations orales urgentes, afin de vérifier que le recours à la procédure d’urgence avait été justifié et approprié, il a contrôlé les cas d’interception et de conservation de communications protégées par le secret professionnel ou la confidentialité, ainsi que tous les cas où un avocat avait fait l’objet d’une enquête, il a vérifié que les garanties et procédures mises en place en vertu des articles 15 et 16 de la RIPA étaient adéquates, il a étudié les procédures mises en place pour la conservation, le stockage et la destruction des éléments interceptés et des données de communication associées et il a analysé les erreurs signalées, vérifiant que les mesures instaurées pour empêcher que ces erreurs ne se reproduisent étaient suffisantes (paragraphe 171 ci-dessus).

409.  En 2016, le commissariat a inspecté les neuf agences interceptrices une fois et les quatre principaux services de délivrance de mandats deux fois. Au cours de ces inspections, 970 mandats ont été examinés, soit 61 % du nombre de mandats en vigueur à la fin de l’année et 32 % du total des nouveaux mandats émis en 2016 (paragraphes 173 et 175 ci-dessus).

410.  Les inspections se déroulaient normalement en trois étapes. D’abord, pour disposer d’un échantillon représentatif de mandats, les inspecteurs sélectionnaient des mandats visant différents types d’infractions et différents types de menaces pour la sécurité nationale, en recherchant en priorité des mandats d’un intérêt particulier ou particulièrement sensibles. Ensuite, au cours des jours d’analyse qui précédaient les inspections, ils examinaient en détail les mandats sélectionnés et les documents associés. à ce stade, les inspecteurs pouvaient contrôler les déclarations relatives à la nécessité et à la proportionnalité de l’accès aux données formulées par les analystes lors de l’ajout de sélecteurs au système de collecte de données pour examen. Chaque déclaration devait se suffire à elle-même et répondre à l’exigence générale de respect des priorités en matière de collecte de renseignement. Enfin, les inspecteurs identifiaient les mandats, opérations ou parties de la procédure appelant des informations ou des précisions complémentaires, et ils organisaient un entretien avec le personnel opérationnel, juridique ou technique concerné. Si nécessaire, ils examinaient plus avant la documentation ou les systèmes concernant ces mandats (paragraphe 174 ci-dessus).

411.  Le Commissaire à l’interception des communications supervisait aussi l’échange d’éléments interceptés avec les services de renseignement alliés. Dans son rapport 2016, il a indiqué que « le GCHQ a[vait] fourni des détails exhaustifs sur les modalités d’échange permettant aux partenaires du réseau Five Eyes d’accéder depuis leurs propres systèmes aux résultats de ses mandats ». Il a ajouté que ses inspecteurs avaient rencontré des représentants du réseau Five Eyes et assisté à une démonstration de la manière dont les autres membres de ce réseau pouvaient demander l’accès aux éléments interceptés en possession du GCHQ. Il a relevé, d’une part, que « [l]’accès à ces éléments interceptés [était] strictement contrôlé et [devait] être justifié dans les conditions prévues par la législation du pays hôte et les consignes de traitement énoncées dans les garanties prévues aux articles 15 et 16 » et, d’autre part, que pour pouvoir accéder aux éléments interceptés en possession du GCHQ, les analystes du réseau Five Eyes devaient suivre la même formation juridique que les agents du GCHQ (paragraphe 180 ci-dessus).

412.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le Commissaire à l’interception des communications exerçait une supervision indépendante et effective sur le fonctionnement du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA. Le Commissaire et ses inspecteurs pouvaient notamment évaluer la nécessité et la proportionnalité d’un grand nombre de demandes de mandat et du choix ultérieur des sélecteurs, et examiner les procédures mises en place pour la conservation, le stockage ainsi que la destruction des communications interceptées et des données de communication associées. Ils pouvaient également adresser des recommandations officielles aux chefs des autorités publiques concernées, lesquelles étaient tenues de rendre compte dans un délai de deux mois des progrès accomplis dans la mise en œuvre de ces recommandations. En outre, dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a indiqué que le GCHQ tenait le Commissaire à l’interception régulièrement informé de la base sur laquelle il sélectionnait pour interception des canaux de transmission (paragraphes 136 et 290 ci-dessus). Les services de renseignement étaient tenus d’enregistrer chacune des étapes du processus d’interception en masse et de laisser les inspecteurs accéder aux enregistrements en question (voir les paragraphes 6.27 et 6.28 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduits au paragraphe 96 ci-dessus). Enfin, le Commissaire avait aussi pour mission de superviser les échanges d’éléments interceptés avec les services de renseignement alliés (paragraphe 180 ci‑dessus).

    8.  Le contrôle a posteriori

413.  Le contrôle a posteriori était assuré par l’IPT, qui a toujours été présidé, pendant la période sous examen, par un juge de la High Court. La chambre a conclu – et les requérantes n’ont pas contesté – que l’IPT offrait un recours effectif propre à remédier aux griefs des requérants portant soit sur des cas spécifiques de surveillance soit sur la conformité générale à la Convention d’un régime de surveillance (voir le paragraphe 265 de l’arrêt de la chambre). À cet égard, la chambre a accordé du poids au fait que l’IPT disposait d’une compétence étendue pour connaître des allégations d’interception illicite nonobstant l’absence de notification de l’interception alléguée à la personne concernée (paragraphe 122 ci-dessus). De ce fait, toute personne qui pensait avoir fait l’objet d’une surveillance secrète pouvait saisir l’IPT. Les membres de l’IPT devaient exercer ou avoir exercé de hautes fonctions judiciaires et être des juristes diplômés ayant au moins dix ans d’expérience (paragraphe 123 ci-dessus). Les personnes ayant pris part à l’autorisation ou à l’exécution d’un mandat d’interception étaient tenues de divulguer à l’IPT tous les documents qu’il jugeait utile de leur demander, y compris les documents « non publics », c’est-à-dire ceux qui, pour des raisons de sécurité nationale, ne pouvaient pas être rendus publics (paragraphe 125 ci-dessus). En outre, l’IPT pouvait tenir des audiences publiques, dans la mesure du possible (paragraphe 129 ci-dessus), et lors des audiences à huis clos, il pouvait inviter le Conseil près le Tribunal à lui soumettre des observations au nom des plaignants qui ne pouvaient pas être représentés (paragraphe 132 ci-dessus). Lorsqu’il statuait en faveur d’un plaignant, l’IPT pouvait octroyer une indemnité et ordonner toute mesure qu’il jugeait appropriée, notamment l’annulation rétroactive ou non d’un mandat et la destruction de tous les éléments obtenus dans le cadre de celui‑ci (paragraphe 126 ci-dessus). Enfin, la publication des décisions de l’IPT sur son propre site internet dédié accroissait le degré de contrôle exercé sur les activités de surveillance secrète au Royaume-Uni (voir Kennedy, précité, § 167).

414.  En outre, l’IPT était compétent pour connaître des griefs portant sur la conformité à la Convention des transferts d’éléments interceptés à des tiers ou du régime gouvernant les transferts d’éléments interceptés. En l’espèce, toutefois, les requérantes de la troisième affaire n’ont pas formulé de grief spécifique sur ce point dans le cadre de la procédure interne. Leurs griefs à l’égard de l’échange de renseignements portaient uniquement sur le régime applicable à la réception de renseignements provenant de pays tiers (paragraphes 467-516 ci-dessous).

415. Dans ces conditions, la Cour estime que l’IPT offrait un recours juridictionnel solide à toutes les personnes qui pensaient que leurs communications avaient été interceptées par les services de renseignement.

3) Les données de communication associées

416. La Cour a déjà indiqué qu’en ce qui concerne l’interception en masse, l’interception et la conservation des données de communication associées, ainsi que les recherches effectuées sur celles-ci, doivent être analysées au regard des mêmes garanties que celles applicables au contenu des communications, mais qu’il n’est pas nécessaire que les dispositions juridiques régissant le traitement des données de communication associées soient identiques en tous points à celles régissant le traitement du contenu des communications (paragraphes 363-364 ci-dessus). Au Royaume-Uni, les mandats émis en vertu de l’article 8 § 4 de la RIPA autorisaient l’interception à la fois du contenu des communications et des données de communication associées. Dans le régime découlant de l’article 8 § 4, ces dernières étaient pour l’essentiel traitées de la même manière que le contenu des communications. Il s’ensuit que le régime applicable aux données de communication souffrait des mêmes carences que celles déjà constatées au sujet du régime qui gouvernait l’interception des données de contenu (paragraphes 377, 381 et 382 ci-dessus), à savoir l’absence d’autorisation indépendante (paragraphe 377 ci-dessus), l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat (paragraphes 381 et 382 ci-dessus), le fait que les sélecteurs liés à un individu identifiable n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable et le manque de prévisibilité des conditions dans lesquelles les communications pouvaient être examinées (paragraphe 391 ci-dessus) en raison à la fois de l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat (paragraphes 381 et 382 ci-dessus) et du caractère général des certificats ministériels (paragraphe 386 ci-dessus).

417.  Cependant, le traitement des données de communication bénéficiait pour l’essentiel des mêmes garanties que celles applicables aux données de contenu. Comme ces dernières, les données de communication étaient soumises à un processus de filtrage automatisé quasi instantané, à l’issue duquel une grande partie d’entre elles étaient aussitôt effacées, puis à des requêtes simples ou complexes visant à isoler celles qui étaient susceptibles de présenter un intérêt pour le renseignement. En outre, les sélecteurs utilisés pour le traitement des données de communication associées étaient encadrés par les mêmes garanties que celles applicables aux données de contenu. En particulier, les analystes avaient l’obligation de consigner les raisons pour lesquelles l’ajout d’un nouveau sélecteur au système était nécessaire et proportionné, ces mentions écrites étaient vérifiées par le Commissaire à l’interception des communications, les sélecteurs devaient être retirés au cas où il aurait été établi qu’ils n’avaient pas été utilisés par la cible visée, et la durée pendant laquelle ils pouvaient continuer d’être utilisés avant qu’un contrôle ne soit nécessaire était limitée (paragraphe 298 ci-dessus).

418.  Les données de contenu et les données de communication associées faisaient dans une large mesure l’objet des mêmes procédures en matière de conservation, d’accès, d’examen et d’utilisation, des mêmes précautions pour ce qui était de leur communication à des tiers et des mêmes procédures concernant leur effacement et leur destruction. À cet égard, les données de contenu et les données de communication associées étaient encadrées par les garanties posées par l’article 15 de la RIPA, lesquelles imposaient aux analystes qui souhaitaient accéder à des données de communication associées de rédiger une notice susceptible de contrôle expliquant pourquoi l’accès était nécessaire et proportionné au but du visé et interdisaient l’établissement de rapports de renseignement sur la base de données de communication associées tant que celles-ci n’avaient pas été examinées.

419.  Toutefois, il existait deux grandes différences dans la manière dont le régime d’interception en masse traitait les données de contenu et les données de communication associées. D’abord, les données de communication associées étaient exclues de la garantie prévue à l’article 16 § 2 de la RIPA, ce qui évitait aux analystes qui souhaitaient utiliser un sélecteur lié à un individu dont on savait qu’il se trouvait dans les îles Britanniques de faire certifier par le ministre compétent que l’usage de ce sélecteur était nécessaire et proportionné au but visé. Ensuite, les données de communication associées qui ne correspondaient ni à un sélecteur fort ni à une requête complexe n’étaient pas immédiatement détruites mais étaient au contraire conservées pendant une période qui pouvait durer plusieurs mois (paragraphes 296-298 ci-dessus). La Cour doit donc rechercher si le droit interne définissait clairement les procédures à suivre en matière de sélection pour examen des données de communication associées ainsi que les limites à la durée de conservation de ces données.

420.  Dans le régime institué par l’article 8 § 4, l’article 16 § 2 était la principale garantie légale encadrant le processus de sélection pour examen d’éléments interceptés, mais elle n’était pas la seule. Comme indiqué au paragraphe 417 ci-dessus, l’ajout de tout nouveau sélecteur au système devait être justifié par les analystes dans une notice expliquant pourquoi le choix du sélecteur en question était nécessaire et proportionné au but visé (paragraphes 291-292 et 298 ci-dessus), et les analystes qui souhaitaient examiner des données de communication associées devaient en plus consigner les raisons pour lesquelles cet accès était nécessaire et proportionné au but visé en vue de l’accomplissement des fonctions assignées au GCHQ par la loi (voir le paragraphe 6.4 du code de conduite en matière d’interception de communications, reproduit au paragraphe 96 ci-dessus). Ces notices étaient soumises à l’inspection et au contrôle du Commissaire à l’interception des communications (paragraphes 135-136 et 381 ci-dessus). Le Gouvernement a indiqué qu’il aurait été irréaliste d’étendre la garantie prévue à l’article 16 § 2 de la RIPA aux données de communication associées, car cela aurait contraint le ministre compétent à certifier dans chaque cas la nécessité et la proportionnalité du ciblage d’un individu. Il a ajouté que le nombre de requêtes portant sur des données de communication était bien supérieur à celui des requêtes portant sur des données de contenu (peut-être des milliers par semaine concernant des individus dont on savait ou dont on pensait qu’ils se trouvaient au Royaume-Uni) et que l’identité des individus concernés était dans bien des cas inconnue. En outre, il a précisé que les données de communication n’avaient bien souvent qu’une valeur temporaire, et que s’il avait fallu attendre l’obtention d’un mandat spécifique pour y effectuer des recherches, leur utilité du point de vue du renseignement aurait pu s’en trouver sérieusement amoindrie (paragraphe 296 ci-dessus).

421.  La Cour admet que les données de communication associées constituent pour les services de renseignement un outil essentiel aux fins de la lutte contre le terrorisme et les infractions graves, et qu’en certaines circonstances, la recherche de données de communication associées liées à des personnes dont on savait qu’elles se trouvaient au Royaume-Uni et l’accès aux données en question étaient des mesures nécessaires et proportionnées. En outre, si l’article 16 § 2 de la RIPA constituait une importante garantie encadrant le processus de sélection pour examen d’éléments interceptés, il convient de relever que dans son appréciation du régime d’interception en masse de données de contenu, la Cour a accordé beaucoup plus de poids à la question de savoir s’il existait ou non un mécanisme effectif propre à garantir que le choix des sélecteurs répondait aux exigences de nécessité et de proportionnalité posées par la Convention et si ce choix faisait l’objet d’une supervision interne et externe. En conséquence, tout en rappelant les préoccupations qu’elle a exprimées aux paragraphes 381 et 382 ci-dessus au sujet du choix et de la supervision des sélecteurs, la Cour considère que l’exclusion des données de communication associées de la garantie prévue à l’article 16 § 2 de la RIPA ne revêt pas un poids décisif dans son appréciation globale.

422.  En ce qui concerne la durée de conservation, le Gouvernement a avancé que les données de communication associées « exige[aient] un travail d’analyse plus important, sur une longue période, destiné à détecter des « inconnues inconnues ». Il a précisé que ce travail de détection pouvait impliquer l’agrégation de fragments de données de communication disparates en vue de la reconstitution d’un « puzzle » révélant une menace, opération qui, selon lui, nécessitait parfois l’examen d’éléments à première vue dénués d’intérêt pour le renseignement. Selon lui, ces tâches auraient été irréalisables si les données de communication non sélectionnées avaient dû être écartées immédiatement, ou au bout de quelques jours seulement (paragraphe 297 ci-dessus).

423.  Au vu de ce qui précède, et compte tenu de l’existence d’une durée maximale de conservation n’excédant pas « quelques mois » ainsi que du caractère objectivement et raisonnablement justifié de la différence de traitement, la Cour admet que les dispositions relatives à la conservation des données de communication associées étaient suffisamment sûres, même si elles différaient en substance des dispositions applicables aux données de contenu. Toutefois, les durées de conservation ici en cause n’ont été mentionnées que dans le cadre de la procédure suivie devant la Cour, si bien que l’existence de durées de conservation plus courtes n’apparaissait pas de manière évidente aux lecteurs du code de conduite en matière d’interception de communications, et il n’y était indiqué nulle part que les durées de conservation des données de communication associées différaient de celles applicables aux données de contenu. De l’avis de la Cour, pour satisfaire à l’exigence de « prévisibilité » posée par l’article 8 de la Convention, les durées de conservation mentionnées dans le cadre de la procédure suivie devant elle devraient figurer dans des dispositions législatives et/ou d’autres mesures d’ordre général.

4) Conclusion

424.  La Cour admet que l’interception en masse revêt pour les États contractants une importance vitale pour détecter les menaces contre leur sécurité nationale. La Commission de Venise l’a reconnu (paragraphe 196 ci-dessus) et le gouvernement défendeur a défendu cette position, de même que les gouvernements français et néerlandais dans leurs tierces interventions (paragraphes 300 et 303 ci-dessus). Le Contrôleur indépendant de la législation sur le terrorisme est parvenu à la même conclusion. Après avoir examiné de nombreux éléments confidentiels, il a estimé que l’interception en masse constituait un moyen d’action essentiel, d’une part parce que les terroristes, les criminels et les services de renseignement étrangers hostiles disposaient de capacités de plus en plus sophistiquées pour échapper à la détection opérée par des moyens classiques et, d’autre part, parce que la nature mondiale d’Internet avait pour conséquence que la voie empruntée par une communication donnée était devenue fortement imprévisible. Après examen d’autres techniques que l’interception en masse (notamment les interceptions ciblées, le recours au renseignement humain et l’utilisation d’outils de cyberdéfense commerciaux), le Contrôleur et son équipe ont conclu qu’aucune d’entre elles, prises isolément ou combinées, n’aurait été suffisante pour remplacer l’interception en masse (paragraphe 166 ci-dessus).

425.  Cela étant, la Cour rappelle que l’interception en masse recèle un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée (paragraphe 347 ci-dessus). Elle estime en conséquence que dans un État régi par la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8 (Roman Zakharov, précité, § 228), le régime découlant de l’article 8 § 4 de la RIPA, considéré dans son ensemble, ne renfermait pas suffisamment de garanties « de bout en bout » pour offrir une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus, en dépit des garde-fous qu’il comportait, dont certains ont été jugés solides (voir, par exemple, les paragraphes 412 et 415 ci-dessus). Elle relève notamment que ce régime présentait des lacunes fondamentales, à savoir l’absence d’autorisation indépendante, l’absence de mention des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat et le fait que les sélecteurs liés à un individu n’étaient pas soumis à une autorisation interne préalable (paragraphes 377-382 ci-dessus). Ces insuffisances affectaient non seulement l’interception du contenu des communications, mais aussi l’interception des données de communication associées (paragraphe 416 ci‑dessus). Si la supervision indépendante et effective exercée sur le régime par le Commissaire à l’interception des communications et le recours juridictionnel solide que l’IPT offrait à toutes les personnes pensant que leurs communications avaient été interceptées par les services de renseignement constituaient des garanties importantes, celles-ci n’étaient pas suffisantes pour contrebalancer les lacunes mises en évidence aux paragraphes 377-382 ci-dessus.

426.  Eu égard aux lacunes constatées ci-dessus, la Cour conclut que l’article 8 § 4 de la RIPA ne répondait pas à l’exigence de « qualité de la loi » et ne permettait donc pas de circonscrire l’« ingérence » au niveau « nécessaire dans une société démocratique ».

427.  Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à cet égard.

ARTICLE 10

Principes généraux relatifs à la protection des sources des journalistes

442.  La liberté d’expression constituant l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, la Cour a toujours soumis à un examen particulièrement vigilant les garanties du respect de la liberté d’expression dans les affaires relevant de l’article 10 de la Convention. Les garanties à accorder à la presse revêtent une importance particulière, et la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, entre autres, Goodwin c. Royaume-Uni, no 17488/90, § 39, 27 mars 1996, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 50, et Weber et Saravia, décision précitée, § 143).

443.  Une injonction de divulgation des sources peut avoir un impact préjudiciable non seulement sur les sources, dont l’identité peut être révélée, mais également sur le journal ou toute autre publication visés par l’injonction, dont la réputation auprès des sources potentielles futures peut être affectée négativement par la divulgation, et sur les membres du public, qui ont un intérêt à recevoir les informations communiquées par des sources anonymes. Toutefois, il y a « une différence fondamentale » entre le fait pour les autorités d’ordonner à un journaliste de révéler l’identité de ses sources et le fait qu’elles mènent des perquisitions au domicile et sur le lieu de travail de celui-ci afin de découvrir ses sources (comparer Goodwin, précité, § 39, avec Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003-IV). Même si elle reste sans résultat, la perquisition constitue un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source, car les enquêteurs qui investissent le lieu de travail d’un journaliste ont accès à toute la documentation détenue par celui-ci (Roemen et Schmit, précité, § 57).

444.  Une atteinte à la protection des sources journalistiques ne peut être jugée compatible avec l’article 10 de la Convention que si elle est justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 51, Goodwin, précité, § 39, Roemen et Schmit, précité, § 46, et Voskuil c. Pays-Bas, no 64752/01, § 65, 22 novembre 2007). En outre, toute atteinte au droit à la protection des sources journalistiques doit être entourée de garanties procédurales, définies par la loi, en rapport avec l’importance du principe en jeu (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 88-89). Au premier rang des garanties exigées doit figurer la possibilité de faire contrôler la mesure par un juge ou tout autre organe décisionnel indépendant et impartial investi du pouvoir de dire, avant la remise des éléments réclamés, s’il existe un impératif d’intérêt public l’emportant sur le principe de protection des sources des journalistes et, dans le cas contraire, d’empêcher tout accès non indispensable aux informations susceptibles de conduire à la divulgation de l’identité des sources (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 88-90).

445.  Eu égard à la nécessité d’un contrôle de nature préventive, le juge ou autre organe indépendant et impartial doit donc être en mesure d’effectuer avant toute divulgation cette mise en balance des risques potentiels et des intérêts respectifs relativement aux éléments dont la divulgation est demandée, de sorte que les arguments des autorités désireuses d’obtenir la divulgation puissent être correctement appréciés. La décision à prendre doit être régie par des critères clairs, notamment quant au point de savoir si une mesure moins intrusive peut suffire pour servir les intérêts publics prépondérants ayant été établis. Le juge ou autre organe compétent doit avoir la faculté de refuser de délivrer une injonction de divulgation ou d’émettre une injonction de portée plus limitée ou plus encadrée, de manière à ce que les sources concernées puissent échapper à la divulgation de leur identité, qu’elles soient ou non spécifiquement nommées dans les éléments dont la remise est demandée, au motif que la communication de pareils éléments créerait un risque sérieux de compromettre l’identité de sources de journalistes (voir Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 92, et Nordisk Film & TV A/S v. Danemark (déc.), no 40485/02, CEDH 2005‑XIII). En cas d’urgence, une procédure doit pouvoir être suivie qui permette d’identifier et d’isoler, avant qu’elles ne soient exploitées par les autorités, les informations susceptibles de permettre l’identification des sources de celles qui n’emportent pas semblable risque (voir, mutatis mutandis, Wieser et Bicos Beteiligungen GmbH c. Autriche, no 74336/01, §§ 62-66, CEDH 2007‑XI).

b)     L’article 10 dans le contexte de l’interception en masse

446.  Dans l’affaire Weber et Saravia, la Cour a estimé que le régime de « surveillance stratégique » litigieux avait porté atteinte au droit à la liberté d’expression dont la première requérante jouissait en qualité de journaliste, mais elle a jugé que le fait que les mesures de surveillance ne visaient pas à surveiller les journalistes ni à découvrir des sources journalistiques était déterminant. Elle en a conclu que l’ingérence dans la liberté d’expression de la première requérante ne pouvait être qualifiée de particulièrement grave, et que les griefs de l’intéressée devaient être rejetés pour défaut manifeste de fondement (Weber et Saravia, décision précitée, §§ 143 à 145 et 151).

c)      L’approche à adopter en l’espèce

447.  Le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA permettait aux services de renseignement d’accéder à des éléments journalistiques confidentiels de manière intentionnelle, en utilisant délibérément des sélecteurs ou des termes de recherche liés à un journaliste ou à un organe de presse, ou de manière fortuite, en prenant accidentellement de tels éléments dans les « filets » d’une interception en masse.

448.  Lorsque les services de renseignement cherchent à accéder à des éléments journalistiques confidentiels, par exemple en utilisant délibérément un sélecteur fort lié à un journaliste, ou qu’il est très probable, compte tenu des sélecteurs forts qui ont été choisis, que de tels éléments seront sélectionnés pour examen, la Cour estime que l’ingérence qui en découle est comparable à celle qui résulterait d’une perquisition au domicile ou sur le lieu de travail d’un journaliste. En effet, indépendamment de la question de savoir si les services de renseignement cherchent ou non à identifier une source, il est très probable que l’utilisation de sélecteurs forts ou de termes de recherche liés à un journaliste aboutira à la collecte de très nombreux éléments journalistiques confidentiels, mesure plus attentatoire encore à la protection des sources qu’une injonction de divulgation de l’identité d’une source (Roemen et Schmit, précité, § 57). En conséquence, la Cour estime qu’avant que les services de renseignement ne puissent utiliser des sélecteurs ou des termes de recherche dont on sait qu’ils sont liés à un journaliste ou qui aboutiront en toute probabilité à la sélection pour examen d’éléments journalistiques confidentiels, ces sélecteurs ou termes de recherche doivent avoir été autorisés par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si cette mesure est « justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public » et, en particulier, si une mesure moins intrusive suffirait à satisfaire un tel impératif (Sanoma Uitgevers B.V., précité, §§ 90 à 92).

449.  Même en l’absence d’intention d’accéder à des éléments journalistiques confidentiels, et même en l’absence de sélecteurs ou de termes de recherche rendant très probable la sélection pour examen d’éléments journalistiques confidentiels, il existe néanmoins un risque que de tels éléments soient interceptés, voire examinés, en se trouvant accidentellement « pris dans les filets » d’une interception de masse. La Cour estime que pareille situation diffère matériellement de la mise en place d’une surveillance ciblée d’un journaliste en vertu du régime découlant de l’article 8 § 1 ou de l’article 8 § 4 de la RIPA. L’interception éventuelle de communications journalistiques étant en pareil cas involontaire, il est impossible de prévoir d’emblée l’importance de l’atteinte portée à ces communications et/ou sources journalistiques. Dans ces conditions, un juge ou un autre organe indépendant ne serait pas en mesure de déterminer, au stade de l’autorisation, si une telle atteinte est ou non « justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public » et, en particulier, si une mesure moins intrusive suffirait à satisfaire un tel impératif.

450.  Dans l’affaire Weber et Saravia, la Cour a jugé que l’ingérence dans la liberté d’expression résultant de la surveillance stratégique litigieuse ne pouvait être qualifiée de particulièrement grave dès lors qu’elle ne visait pas à surveiller des journalistes et que les autorités ne pouvaient découvrir que les conversations d’un journaliste avaient été surveillées qu’au moment où elles examinaient, le cas échéant, les télécommunications interceptées (Weber et Saravia, décision précitée, § 151). En conséquence, elle a conclu que l’interception initiale, sans examen des éléments interceptés, ne portait pas gravement atteinte à l’article 10 de la Convention. Toutefois, comme la Cour l’a constaté plus haut, à l’époque actuelle, où le numérique est de plus en plus présent, les capacités technologiques ont considérablement accru le volume des communications transitant par Internet au niveau mondial, si bien que la surveillance qui ne vise pas directement les individus est susceptible d’avoir une portée très large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire de l’État qui l’opère (paragraphes 322-323 ci-dessus). L’examen de communications journalistiques ou de données de communication associées par un analyste pouvant conduire à l’identification d’une source, la Cour estime que le droit interne doit impérativement comporter des garanties solides en ce qui concerne la conservation, l’examen, l’utilisation, la transmission à des tiers et la destruction de ces éléments confidentiels. En outre, lorsqu’il apparaît que des communications journalistiques ou des données de communication associées n’ayant pas été sélectionnées pour examen par l’utilisation délibérée d’un sélecteur ou d’un terme de recherche dont on sait qu’il est lié à un journaliste contiennent malgré tout des éléments journalistiques confidentiels, la prolongation de leur conservation et la poursuite de leur examen par un analyste ne devraient être possibles qu’à la condition d’être autorisées par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si ces mesures sont « justifiées par un impératif prépondérant d’intérêt public ».

d)     Application des critères susmentionnés aux faits de l’espèce

451.  Dans l’affaire Weber et Saravia, la Cour a expressément reconnu que le régime de surveillance litigieux avait porté atteinte au droit à la liberté d’expression dont la première requérante jouissait en qualité de journaliste (Weber et Saravia, décision précitée, §§ 143-145). Dans la présente affaire, la Cour a conclu que le fonctionnement du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA s’analysait en une ingérence dans les droits de l’ensemble des requérantes tels que garantis par l’article 8 de la Convention (paragraphes 324-331 ci-dessus). Les requérantes de la deuxième affaire ayant respectivement la qualité d’association de journalistes et de journaliste, la Cour conclut que le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA s’analysait aussi en une ingérence dans le droit à la liberté d’expression dont les intéressées jouissaient en qualité de journalistes en vertu de l’article 10 de la Convention.

452.  Comme indiqué ci-dessus, le régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA avait une base claire en droit interne (paragraphes 365 et 366 ci‑dessus). Toutefois, au cours de son examen de la prévisibilité et de la nécessité de régime sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a constaté que celui-ci et les garanties qu’il comportait présentaient un certain nombre de lacunes, à savoir l’absence d’autorisation indépendante (paragraphe 377 ci-dessus), l’absence d’identification des catégories de sélecteurs dans les demandes de mandat (paragraphes 381-382 ci-dessus) et l’absence d’autorisation interne préalable des sélecteurs liés à un individu identifiable (paragraphe 382 ci-dessus).

453.  Néanmoins, les éléments journalistiques confidentiels étaient protégés par plusieurs garanties supplémentaires énoncées aux paragraphes 4.1 à 4.3 et 4.26 à 4.31 du code de conduite en matière d’interception de communications (paragraphe 96 ci-dessus). En vertu du paragraphe 4.1, les demandes de mandat d’interception devaient préciser si l’interception comportait un risque d’atteinte collatérale au droit à la vie privée – notamment lorsqu’étaient en cause des communications journalistiques – et, dans la mesure du possible, les mesures à prendre en vue de réduire la portée de l’intrusion collatérale. Toutefois, ce paragraphe n’obligeait le ministre compétent à tenir compte de ces circonstances et de ces mesures que dans le cadre de l’examen des demandes de mandat relevant de l’article 8 § 1 de la RIPA, c’est-à-dire d’un mandat autorisant une interception ciblée. Par ailleurs, le paragraphe 4.2 lui imposait d’« apporter une attention particulière » aux communications pouvant porter sur des éléments journalistiques confidentiels, et le paragraphe 4.26 indiquait que l’interception de communications portant sur des éléments journalistiques confidentiels appelait une « attention particulière ».

454.  Le Gouvernement indique que les éléments journalistiques confidentiels relevaient également du champ d’application du paragraphe 4.28 du code de conduite en matière d’interception de communications, lequel énonçait que lorsque la mesure envisagée visait à permettre l’acquisition d’informations personnelles confidentielles, les motifs sur lesquels elle reposait, sa nécessité et sa proportionnalité devaient être clairement précisés. Cette disposition prévoyait également que si l’acquisition de telles informations était probable mais non recherchée, toutes les possibilités d’atténuation de ce risque devaient être envisagées, et que s’il n’en existait aucune, il fallait réfléchir à la nécessité de mettre en place des procédures spéciales pour le traitement de ces informations au sein de l’agence interceptrice (paragraphe 96 ci-dessus). Toutefois, la Cour relève que dans le paragraphe 4.26 du même code, les « informations personnelles confidentielles » semblent se différencier des « éléments journalistiques confidentiels » (paragraphe 96 ci-dessus).

455.  En ce qui concerne la conservation d’éléments confidentiels, le paragraphe 4.29 du code de conduite en matière d’interception de communications prévoyait que ces éléments ne pouvaient être conservés que lorsque cette mesure était nécessaire et proportionnée à l’un des buts autorisés visés à l’article 15 § 4 de la RIPA, et qu’ils devaient être détruits de manière sécurisée lorsqu’ils n’étaient plus nécessaires dans l’un de ces buts (paragraphe 96 ci-dessus). De plus, le paragraphe 4.30 énonçait que si ces éléments étaient conservés ou transmis à un organe externe, il fallait prendre des mesures raisonnables pour signaler leur caractère confidentiel, et qu’en cas de doute quant à la licéité de la transmission envisagée d’informations confidentielles, un conseiller juridique de l’agence interceptrice concernée devait être consulté avant la poursuite de la transmission (paragraphe 96 ci-dessus). Enfin, le paragraphe 4.31 imposait de signaler au Commissaire à l’interception des communications que de tels éléments avaient été conservés dès qu’il était raisonnablement possible de le faire, et de mettre ces éléments à sa disposition à sa demande (paragraphe 96 ci-dessus).

456.  Au vu de ce qui précède, la Cour admet que les garanties relatives à la conservation, à la transmission à des tiers et à la destruction des éléments journalistiques confidentiels prévues par le code de conduite en matière d’interception de communications étaient adéquates. Toutefois, les garanties supplémentaires énoncées dans ce code ne remédiaient pas aux lacunes mises en évidence par la Cour dans son analyse du régime litigieux sous l’angle de l’article 8 de la Convention, et elles ne satisfaisaient pas non plus aux exigences posées par elle aux paragraphes 448-450 ci-dessus. En particulier, elles ne prévoyaient nullement que l’utilisation de sélecteurs ou de termes de recherche dont on savait qu’ils étaient liés à un journaliste devait être autorisée par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si cette mesure était « justifiée par un impératif prépondérant d’intérêt public » et si une mesure moins intrusive aurait suffi à satisfaire un tel impératif. Au contraire, lorsque la mesure envisagée visait à permettre l’accès à des éléments journalistiques confidentiels, ou que l’accès à de tels éléments était hautement probable compte tenu de l’utilisation de sélecteurs liés à un journaliste, il était seulement exigé que les motifs sur lesquels elle reposait, sa nécessité et sa proportionnalité soient clairement précisés.

457.  En outre, le régime litigieux ne comportait pas de garde-fous suffisants garantissant que, lorsqu’il apparaissait que des communications n’ayant pas été sélectionnées pour examen par l’utilisation délibérée d’un sélecteur ou d’un terme de recherche dont on savait qu’il était lié à un journaliste contenaient malgré tout des éléments journalistiques confidentiels, la prolongation de leur conservation et la poursuite de leur examen par un analyste ne seraient possibles qu’à la condition d’être autorisées par un juge ou un autre organe décisionnel indépendant et impartial habilité à déterminer si ces mesures étaient « justifiées par un impératif prépondérant d’intérêt public ». Au lieu de cela, le paragraphe 4.2 du code de conduite en matière d’interception de communications se bornait à exiger qu’une « attention particulière » soit apportée à l’interception de communications qui risquaient de contenir des éléments journalistiques confidentiels, et que toutes les possibilités d’atténuation de ce risque soient envisagées (paragraphe 96 ci-dessus).

458.  Eu égard à ces lacunes et à celles mises en évidence par la Cour dans son analyse du grief de violation de l’article 8 de la Convention, force est de conclure que le fonctionnement du régime institué par l’article 8 § 4 de la RIPA emportait également violation de l’article 10 de la Convention.

Grande Chambre CENTRUM FÖR RÄTTVISA c. SUÈDE du 25 mai 2021 Requête no 35252/08

Art 8 : Garanties insuffisantes dans la collecte en masse de renseignements d’origine électromagnétique : risque d’arbitraire et d’abus

Art 8 • Vie privée • Conformité à la Convention d’un régime de surveillance secrète, notamment de l’interception en masse de communications et du partage de renseignements • Nécessité de développer la jurisprudence au vu des différences importantes existant entre l’interception ciblée et l’interception en masse • Critère adapté à l’examen de régimes d’interception en masse au moyen d’une appréciation globale • Accent mis sur les « garanties de bout en bout » pour tenir compte de l’intensité croissante de l’atteinte au droit au respect de la vie privée au fur et à mesure que le processus d’interception en masse franchit les différentes étapes • Carences à raison de l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel, de l’absence d’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée, du double rôle de l’Inspection du renseignement extérieur et de l’absence de décisions motivées lors du contrôle a posteriori, non suffisamment compensées par des garanties

L’affaire portait sur le risque, allégué par la fondation requérante, que les communications que celle-ci entretient quotidiennement avec des particuliers, des organisations et des entreprises en Suède et à l’étranger par courrier électronique, par téléphone et par télécopie, souvent sur des sujets sensibles, aient pu ou puissent être interceptées et examinées dans le cadre d’activités de renseignement d’origine électromagnétique. La Cour juge en particulier que même si les caractéristiques principales du régime suédois d’interception en masse répondent aux exigences de la Convention relatives à la qualité de la loi, ledit régime souffre néanmoins de trois carences : l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel, le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’énonce l’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée, et l’absence de contrôle a posteriori effectif. Les carences susmentionnées font que le régime en cause ne satisfait pas à l’exigence de « garanties de bout en bout », qu’il excède la marge d’appréciation accordée aux autorités de l’État défendeur à cet égard et, considéré dans son ensemble, n’offre pas une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus. Elle conclut donc à la violation de l’article 8 de la Convention.

FAITS

La requérante, Centrum för rättvisa, est une organisation sans but lucratif créée en 2002 dont le siège se trouve à Stockholm. Elle représente ses clients dans des litiges, contre l’État notamment, portant sur le respect des droits et libertés. Selon ses allégations, il existerait un risque que les communications qu’elle entretient quotidiennement avec des particuliers, des organisations et des entreprises en Suède et à l’étranger par courrier électronique, par téléphone et par télécopie, souvent sur des sujets sensibles, aient pu ou puissent être interceptées et examinées dans le cadre d’activités de renseignement d’origine électromagnétique. La requérante n’a engagé aucune procédure au niveau interne et plaide à cet égard qu’il n’existe pas en Suède de recours effectif pour ses griefs fondés sur la Convention.

Le renseignement d’origine électromagnétique (ROEM) peut être défini comme l’activité consistant à intercepter, traiter, analyser et rapporter des informations transmises par signaux électroniques qui peuvent être convertis en texte, en image ou en son. En Suède, la collecte de signaux électroniques est une forme de renseignement extérieur encadrée par la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique. La législation autorise l’Institut national de la défense radio (« le FRA »), une agence gouvernementale placée sous l’autorité du ministère de la Défense, à mener des activités de ROEM au moyen de l’interception en masse. Le FRA doit demander une autorisation au tribunal pour le renseignement extérieur pour toutes les activités de ROEM qu’il entend mener. Ce tribunal est composé d’un juge permanent et d’autres membres nommés pour un mandat de quatre ans. Il statue sur les demandes d’autorisation d’activités de ROEM dont il est saisi. Ses activités sont en pratique entourées d’un secret total. L'Inspection du renseignement extérieur, dont le conseil est présidé par des juges permanents ou d’anciens juges, donne au FRA l’accès aux communications dans la mesure permise par l’autorisation de ROEM et supervise les activités du FRA du début à la fin. Elle contrôle, en particulier, l’interception, l’analyse, l’utilisation et la destruction des données recueillies. Elle peut vérifier les termes de recherche utilisés et a accès à tous les documents pertinents du FRA. L’autorité de protection des données joue également un rôle en la matière. Les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice peuvent aussi émettre un avis sur les activités du FRA et du tribunal pour le renseignement extérieur.

Article 8

Compte tenu de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet pour communiquer et échappent souvent à la détection grâce à l’utilisation de technologies sophistiquées, la Cour considère que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin pour protéger leur sécurité nationale. Le recours à un régime d’interception en masse est donc une décision qui n’est pas en soi contraire à l’article 8. La Cour estime néanmoins qu’au vu de l’évolution constante des technologies de communication modernes, son approche habituelle à l’égard des régimes de surveillance ciblée doit être adaptée aux particularités d’un régime d’interception en masse, à raison à la fois du risque d’abus inhérent à ce type d’interception et du besoin légitime, qui le caractérise, d’opérer dans le secret. En particulier, le processus doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est-à-dire qu’au niveau national la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. La Cour identifie donc plusieurs critères essentiels qui doivent être clairement définis par le droit national afin que le régime en question puisse être jugé conforme aux exigences de la Convention. Appliquant ces critères qu’elle vient d’élaborer au régime suédois d’interception en masse, la Cour observe que les services de renseignement suédois ont pris grand soin de s’acquitter des obligations que la Convention fait peser sur eux et que les caractéristiques principales du régime suédois d’interception en masse répondent aux exigences de la Convention. Elle estime toutefois que ce régime souffre de trois carences, à savoir l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel, le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’énonce l’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée, et l’absence de contrôle a posteriori effectif. Ces carences font que le régime suédois d’interception en masse excède la marge d’appréciation accordée aux autorités de l’État défendeur à cet égard et n’offre pas une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

RECEVABILITE : examen in abstrato de la CEDH

166.  Comme la Cour l’a observé dans les arrêts Kennedy et Roman Zakharov (précités), il existe, dans les affaires où sont en cause des mesures de surveillance secrète, des considérations particulières justifiant qu’elle déroge à son approche générale déniant aux particuliers le droit de se plaindre in abstracto d’une loi. La principale d’entre elles tient à ce qu’il importe de s’assurer que le caractère secret de pareilles mesures ne conduise pas à ce qu’elles soient en pratique inattaquables et échappent au contrôle des autorités judiciaires nationales et de la Cour (Roman Zakharov, précité, § 169).

167.  Selon une jurisprudence désormais bien établie, il y a lieu d’appliquer plusieurs critères pour déterminer si un requérant peut se prétendre victime d’une violation de ses droits découlant de la Convention qui aurait été entraînée par la simple existence de mesures de surveillance secrète ou d’une législation permettant de telles mesures. Ces critères ont été formulés comme suit dans l’arrêt Roman Zakharov (précité, § 171) :

« Premièrement, la Cour prendra en considération la portée de la législation autorisant les mesures de surveillance secrète et recherchera pour cela si le requérant peut éventuellement être touché par la législation litigieuse, soit parce qu’il appartient à un groupe de personnes visées par elle, soit parce qu’elle concerne directement l’ensemble des usagers des services de communication en instaurant un système dans lequel tout un chacun peut voir intercepter ses communications.

Deuxièmement, la Cour tiendra compte de la disponibilité de recours au niveau national et ajustera le niveau de son contrôle en fonction de l’effectivité de ces recours. (...) [L]orsque l’ordre interne n’offre pas de recours effectif à la personne qui pense avoir fait l’objet d’une surveillance secrète, les soupçons et les craintes de la population quant à l’usage abusif qui pourrait être fait des pouvoirs de surveillance secrète ne sont pas injustifiés (...). Dans ces circonstances, on est fondé à alléguer que la menace de surveillance restreint par elle-même la liberté de communiquer au moyen des services des postes et télécommunications et constitue donc, pour chaque usager ou usager potentiel, une atteinte directe au droit garanti par l’article 8. Un contrôle accru par la Cour s’avère donc nécessaire, et il se justifie de déroger à la règle selon laquelle les particuliers n’ont pas le droit de se plaindre d’une loi in abstracto. En pareil cas, la personne concernée n’a pas besoin d’établir l’existence d’un risque que des mesures de surveillance secrète lui aient été appliquées.

Si en revanche l’ordre interne comporte des recours effectifs, des soupçons généralisés d’abus sont plus difficiles à justifier. Dans ce cas de figure, l’intéressé peut se prétendre victime d’une violation entraînée par la simple existence de mesures secrètes ou d’une législation permettant de telles mesures uniquement s’il est à même de montrer qu’en raison de sa situation personnelle il est potentiellement exposé au risque de subir pareilles mesures. »

168.  Appliquant ces critères au cas d’espèce, la Cour observe d’abord que, comme le fait valoir le Gouvernement, la requérante n’appartient pas à un groupe de personnes ou d’entités visées par les mesures et la législation suédoises adoptées en matière de ROEM. La requérante n’a d’ailleurs rien allégué de tel.

169.  Il convient donc d’examiner le point de savoir si, comme le soutient l’intéressée, la législation litigieuse instaure un système de surveillance secrète susceptible de toucher toute personne qui communique par téléphone ou qui utilise Internet.

170.  À cet égard, il est clair que les communications ou données de communication de toute personne physique ou morale se trouvant en Suède peuvent être transmises par des canaux de transmission faisant l’objet d’interceptions et être ainsi soumises, en vertu de la législation contestée, tout au moins aux stades initiaux du traitement automatique opéré par le FRA.

171.  Le Gouvernement avance que les activités de ROEM ne concernent que les menaces et les circonstances extérieures et que, par conséquent, le risque que les communications de la requérante soient retenues pour un contrôle plus approfondi au-delà du stade de traitement automatique du processus d’interception en masse est pratiquement inexistant. Cette argumentation est pertinente pour l’appréciation de l’intensité et de la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits protégés par l’article 8, compte tenu des garanties que présente le système incriminé d’interception des signaux, mais elle n’est pas déterminante pour ce qui est de la qualité de victime de la requérante au sens de l’article 34 de la Convention. Toute autre interprétation risquerait de subordonner l’accès au mécanisme de recours prévu par la Convention à la possibilité de prouver que les communications d’une personne présentent un intérêt pour les services en charge du renseignement extérieur –tâche pratiquement irréalisable étant donné le secret inhérent aux activités de renseignement extérieur.

172.  Dans ces conditions, la Cour doit tenir compte des voies de recours ouvertes en Suède aux personnes qui pensent avoir fait l’objet de mesures prises en application de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique pour déterminer si, comme le soutient la requérante, le risque d’être soumis à une surveillance peut être jugé constitutif en lui‑même d’une restriction de la liberté de communiquer et ainsi, pour chaque utilisateur réel ou potentiel, d’une atteinte directe au droit garanti par l’article 8.

173.  À cet égard, la Cour observe qu’en pratique les personnes touchées par des activités d’interception en masse ne reçoivent aucune notification. D’un autre côté, toute personne, quels que soient sa nationalité et son lieu de résidence, peut saisir l’Inspection du renseignement extérieur. Celle-ci doit alors rechercher si les communications de cette personne ont été interceptées dans le cadre d’activités de ROEM et, si tel a été le cas, vérifier si l’interception et le traitement des informations correspondantes ont été effectués dans le respect du droit applicable. Elle peut décider de mettre fin à une opération de ROEM ou ordonner la destruction des renseignements recueillis. Toute personne peut également saisir les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice dans un certain nombre de circonstances.

174.  La requérante allègue toutefois que l’Inspection ne peut donner d’autre information que le fait qu’il y a eu une irrégularité, et qu’elle se prononce par une décision définitive non susceptible de recours dans laquelle elle ne motive pas les conclusions auxquelles elle est parvenue. Aucune autre voie de recours ne permettrait au demandeur d’obtenir des informations supplémentaires sur les circonstances d’une éventuelle interception, sur l’utilisation qui a été faite de ses communications ou des données qui s’y rapportent, ni, le cas échéant, sur la nature de la surveillance illégale.

175.  En ce qui concerne la question relative à la qualité de victime de la requérante, la Cour observe, sans préjudice des conclusions qui seront tirées relativement aux exigences matérielles des articles 8 § 2 et 13 dans le cas d’espèce, qu’un certain nombre de restrictions s’appliquent aux recours internes ouverts en Suède aux personnes qui pensent être concernées par des mesures d’interception en masse. Elle considère que, même si ces restrictions doivent être considérées comme inévitables ou justifiées, le résultat pratique en est que les recours existants ne sont pas de nature à suffisamment dissiper les craintes de la population quant au risque d’une surveillance secrète.

176.  Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si, en raison de sa situation personnelle, la requérante est potentiellement exposée au risque de voir ses communications ou les données qui s’y rapportent interceptées et analysées.

177.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner in abstracto la législation pertinente. Elle rejette donc l’exception du Gouvernement selon laquelle la requérante ne pourrait se prétendre victime d’une violation des droits protégés par la Convention du simple fait de l’existence de la législation et des mesures d’interception en masse adoptées en Suède.

SUR LE FOND

a) Observations liminaires

236.  Le présent grief porte sur l’interception en masse par les services de renseignement de communications transfrontières. Même si ce n’est pas la première fois que la Cour examine ce type de surveillance (Weber et Saravia, décision précitée, et Liberty et autres, arrêt précité), il est apparu au cours de la procédure que l’appréciation d’un tel régime soulève des difficultés spécifiques. À l’époque actuelle, où le numérique est de plus en plus présent, la grande majorité des communications se font sous forme numérique et sont acheminées à travers les réseaux mondiaux de télécommunication de manière à emprunter la combinaison de chemins la plus rapide et la moins chère sans aucun rapport significatif avec les frontières nationales. La surveillance qui ne vise pas directement les individus est par conséquent susceptible d’avoir une portée très large, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire de l’État qui l’opère. Il est donc essentiel autant que difficile de définir des garanties en la matière. Contrairement aux interceptions ciblées, qui sont l’objet d’une part importante de la jurisprudence de la Cour et qui sont avant tout utilisées dans le cadre d’enquêtes pénales, l’interception en masse est également – et peut‑être essentiellement – utilisée pour recueillir des informations dans le cadre du renseignement extérieur et pour détecter de nouvelles menaces provenant d’acteurs connus ou inconnus. Lorsqu’ils agissent dans ce domaine, les États contractants ont légitimement besoin d’opérer dans le secret, ce qui implique qu’ils ne rendent publiques que peu d’informations sur le fonctionnement du système, voire aucune ; en outre, les informations mises à la disposition du public peuvent être formulées en termes abscons et souvent largement différents d’un État à l’autre.

237.  Si les capacités technologiques ont considérablement accru le volume des communications transitant par Internet au niveau mondial, les menaces auxquelles sont confrontés les États contractants et leurs citoyens ont également proliféré. On peut citer, sans être exhaustif, le terrorisme, le trafic de substances illicites, la traite des êtres humains ou encore l’exploitation sexuelle des enfants – activités d’échelle planétaire. Nombre de ces menaces proviennent de réseaux internationaux d’acteurs hostiles qui ont accès à une technologie de plus en plus sophistiquée grâce à laquelle ils peuvent communiquer sans être repérés. L’accès à cette technologie permet également à des acteurs étatiques ou non étatiques hostiles de perturber l’infrastructure numérique, voire le bon fonctionnement des processus démocratiques, au moyen de cyberattaques. Il y a là une menace grave pour la sécurité nationale qui, par définition, n’existe que dans le domaine numérique et ne peut donc être détectée et investiguée qu’à l’aide de moyens numériques. Ainsi, pour se prononcer sur la conformité à la Convention des régimes encadrant dans les États contractants l’interception en masse, technologie précieuse qui permet de détecter les nouvelles menaces de nature numérique, la Cour est appelée à examiner les garanties contre l’arbitraire et les abus qui y sont prévues tout en ne disposant que d’informations limitées sur la manière dont ils fonctionnent.

b)  Sur l’existence d’une ingérence

238.  Le Gouvernement soutient que la requérante n’a subi aucune ingérence dans l’exercice de ses droits protégés par l’article 8. À cet égard, il argue que, d’une part, elle n’appartient pas à un groupe de personnes ou d’entités visées par la législation pertinente et il est hautement improbable que ses communications fassent l’objet d’un examen analytique et, d’autre part, les stades antérieurs de l’interception en masse de communications telle qu’elle est opérée en Suède ne constituent pas une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8.

239.  La Cour juge que l’interception en masse est un processus graduel dans lequel l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus avance. Les régimes d’interception en masse ne sont pas forcément tous conçus exactement sur le même modèle, les différentes étapes du processus ne sont pas nécessairement distinctes et ne répondent pas toujours à un ordre chronologique strict. Sous réserve de ce qui précède, la Cour considère néanmoins que les étapes du processus d’interception en masse qu’il convient d’examiner peuvent être décrites comme suit :

a)    interception et rétention initiale des communications et des données de communication associées (c’est-à-dire des données de trafic qui se rapportent aux communications interceptées) ;

b)    application de sélecteurs spécifiques aux communications retenues et aux données de communication associées ;

c)     examen par des analystes des communications sélectionnées et des données de communication associées ; et

d)    rétention subséquente des données et utilisation du « produit final », notamment partage de ces données avec des tiers.

240.  Au cours de l’étape « a) », les services de renseignement interceptent en masse des communications électroniques (ou des « paquets » de communications électroniques). Ces communications sont celles d’un grand nombre de personnes, dont la plupart ne présentent absolument aucun intérêt pour les services de renseignement. Certaines communications peu susceptibles de présenter un intérêt pour le renseignement peuvent être éliminées à ce stade.

241.  La recherche initiale, qui est en grande partie automatisée, intervient lors de l’étape « b » : différents types de sélecteurs, y compris des « sélecteurs forts » (tels qu’une adresse de courrier électronique) et/ou des requêtes complexes, sont appliqués aux paquets de communications retenus et aux données de communication associées. À ce stade, il est possible que le processus commence à cibler des individus par l’utilisation de sélecteurs forts.

242.  Lors de l’étape « c) », les éléments interceptés sont examinés pour la première fois par un analyste.

243.  Enfin, l’étape « d) » est celle où les services de renseignement utilisent concrètement les éléments interceptés. Les éléments retenus peuvent alors être inclus dans un rapport de renseignement, communiqués à d’autres services de renseignement du pays, ou même transmis à des services de renseignement étrangers.

244.  La Cour considère que l’article 8 s’applique à chacune des étapes décrites ci-dessus. Si l’interception intiale suivie de l’élimination immédiate d’une partie des communications ne constitue pas une ingérence particulièrement importante, l’intensité de l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus d’interception en masse avance. À cet égard, la Cour a clairement dit que le simple fait de conserver des données relatives à la vie privée d’un individu s’analyse en une ingérence au sens de l’article 8 (Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 48, série A no 116), et que la nécessité de disposer de garanties se fait d’autant plus sentir lorsqu’il s’agit de protéger les données à caractère personnel soumises à un traitement automatique (S. et Marper, précité, § 103). Le fait que les données retenues soient conservées sous une forme codée intelligible uniquement à l’aide de l’informatique et ne pouvant être interprétée que par un nombre restreint de personnes ne saurait avoir d’incidence sur cette conclusion (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 69, CEDH 2000‑II, et S. et Marper, précité, §§ 67 et 75). En définitive, c’est à la fin du processus, lorsque des informations relatives à une personne en particulier sont analysées ou que le contenu des communications est examiné par un analyste, que la présence de garanties est plus que jamais nécessaire. Cette approche cadre avec les conclusions de la Commission de Venise, qui, dans son rapport sur le contrôle démocratique des agences de collecte de renseignements d’origine électromagnétique, a considéré que dans le processus d’interception en masse, les principales ingérences concernant la vie privée se produisent lorsque les autorités peuvent consulter les données conservées et les soumettre à un traitement (paragraphes 86-91 ci-dessus).

245.  Ainsi, l’intensité de l’atteinte au droit au respect de la vie privée augmente au fur et à mesure que le processus franchit les différentes étapes. Afin de déterminer si cette ingérence croissante est justifiée, la Cour appréciera le régime suédois pertinent en se fondant sur cette analyse de la nature de l’ingérence en cause.

c)  Sur le caractère justifié ou non de l’ingérence<

  1. Les principes généraux relatifs aux mesures secrètes de surveillance, y compris l’interception de communications

246.  Une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de cet article que si elle est prévue par la loi, vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans ce paragraphe et est nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce ou ces buts (Roman Zakharov, précité, § 227 ; voir aussi Kennedy, précité, § 130). Les termes « prévue par la loi » signifient que la mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne (et qu’il ne doit pas s’agir seulement d’une pratique ne reposant pas sur une base légale spécifique – voir Heglas c. République tchèque, no 5935/02, § 74, 1er mars 2007). La mesure doit aussi être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8. La loi doit donc être accessible à la personne concernée et prévisible quant à ses effets (Roman Zakharov, précité, § 228 ; voir aussi, parmi bien d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, S. et Marper, précité, § 95, et Kennedy, précité, § 151).

247.   En matière de surveillance secrète, la « prévisibilité » ne peut se comprendre de la même façon que dans la plupart des autres domaines.Dans le contexte particulier des mesures de surveillance secrète, telle l’interception de communications, la « prévisibilité » ne saurait signifier qu’un individu doit se trouver à même de prévoir quand les autorités sont susceptibles de recourir à ce type de mesures de manière à ce qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence. Cependant, le risque d’arbitraire apparaît avec netteté là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret.En matière de mesures de surveillance secrète, il est donc indispensable qu’existent des règles claires et détaillées, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner. Le droit interne doit être suffisamment clair pour indiquer à tous de manière adéquate en quelles circonstances et sous quelles conditions la puissance publique est habilitée à recourir à pareilles mesures (Roman Zakharov, précité, § 229 ; voir aussi Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, Leander, précité, § 51, Huvig c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑B, Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, Rotaru, précité, § 55, Weber et Saravia, décision précitée, § 93, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, no 62540/00, § 75, 28 juin 2007). En outre, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation accordé aux autorités compétentes avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov, précité, § 230 ; voir aussi, entre autres, Malone, précité, § 68, Leander, précité, § 51, Huvig, précité, § 29, et Weber et Saravia, décision précitée, § 94).

248.  Dans les affaires où la législation autorisant la surveillance secrète est contestée devant la Cour, la question de la légalité de l’ingérence est étroitement liée à celle de savoir s’il a été satisfait au critère de la « nécessité », raison pour laquelle la Cour doit vérifier en même temps que la mesure était « prévue par la loi » et qu’elle était « nécessaire ». La « qualité de la loi » en ce sens implique que le droit national doit non seulement être accessible et prévisible dans son application, mais aussi garantir que les mesures de surveillance secrète soient appliquées uniquement lorsqu’elles sont « nécessaires dans une société démocratique », notamment en offrant des garanties et des garde-fous suffisants et effectifs contre les abus (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155).

249.  À cet égard, il convient de rappeler qu’au fil de sa jurisprudence relative à l’interception de communications dans le cadre d’enquêtes pénales, la Cour a déterminé que pour prévenir les abus de pouvoir, la loi doit au minimum énoncer les éléments suivants : 1)  la nature des infractions susceptibles de donner lieu à un mandat d’interception ; 2)  la définition des catégories de personnes dont les communications sont susceptibles d’être interceptées ; 3)  la limite à la durée d’exécution de la mesure ; 4)  la procédure à suivre pour l’examen, l’utilisation et la conservation des données recueillies ; 5)  les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties ; et 6)  les circonstances dans lesquelles les données interceptées peuvent ou doivent être effacées ou détruites (Huvig, précité, § 34, Valenzuela Contreras, précité, § 46, Weber et Saravia, décision précitée, § 95, et Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 76). Dans l’arrêt Roman Zakharov (précité, § 231), elle a confirmé que ces mêmes garanties minimales, au nombre de six, s’appliquaient aussi dans les cas où l’interception était faite pour des raisons de sécurité nationale ; toutefois, pour déterminer si la loi litigieuse était contraire à l’article 8, elle a tenu compte également des éléments suivants : les modalités du contrôle de l’application de mesures de surveillance secrète, l’existence éventuelle d’un mécanisme de notification et les recours prévus en droit interne (Roman Zakharov, précité, § 238).

250.  Le contrôle et la supervision des mesures de surveillance secrète peuvent intervenir à trois stades : lorsqu’on ordonne la surveillance, pendant qu’on la mène ou après qu’elle a cessé. En ce qui concerne les deux premières phases, la Cour note que la nature et la logique mêmes de la surveillance secrète commandent d’exercer à l’insu de l’intéressé non seulement la surveillance comme telle, mais aussi le contrôle qui l’accompagne. Puisque la personne concernée sera donc nécessairement dans l’impossibilité d’introduire de son propre chef un recours effectif ou de prendre une part directe à quelque procédure de contrôle que ce soit, il est indispensable que les mécanismes existants procurent en eux-mêmes des garanties appropriées et équivalentes sauvegardant les droits de l’individu. En un domaine où les abus sont potentiellement si aisés dans des cas individuels et pourraient entraîner des conséquences préjudiciables pour la société démocratique tout entière, il est en principe souhaitable que le contrôle soit confié à un juge, car le contrôle juridictionnel offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure régulière (Roman Zakharov, précité, § 233 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 55 et 56).

251.  Au troisième stade, c’est-à-dire lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est un élément pertinent pour apprécier l’effectivité des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Klass et autres, précité, § 57, et Weber et Saravia, décision précitée, § 135) ou si – autre cas de figure – toute personne pensant avoir fait l’objet d’une surveillance a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de la surveillance n’a pas été informé des mesures prises (Roman Zakharov, précité, § 234 ; voir aussi Kennedy, précité, § 167).

252.  Pour ce qui est de la question de savoir si une ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » à la réalisation d’un but légitime, la Cour a reconnu que les autorités nationales disposent d’une ample marge d’appréciation pour choisir les moyens de sauvegarder au mieux la sécurité nationale (Weber et Saravia, décision précitée, § 106).

253.   Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La Cour doit se convaincre de l’existence de garanties adéquates et effectives contre les abus car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale (ou tout autre intérêt national essentiel) risque de saper, voire de détruire, les processus démocratiques sous couvert de les défendre. L’appréciation de cette question est fonction de toutes les circonstances de la cause, telles que par exemple la nature, la portée et la durée des mesures pouvant être prises, les raisons requises pour les ordonner, les autorités compétentes pour les permettre, les exécuter et les contrôler, et le type de recours fourni par le droit interne. La Cour doit rechercher si les procédures de supervision de la décision et de la mise en œuvre de mesures restrictives sont de nature à circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154).

  1. Sur la nécessité de développer la jurisprudence

254.  Dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour a admis que les régimes d’interception en masse n’étaient pas nécessairement exclus de la marge d’appréciation des États. Compte tenu, d’une part, de la prolifération des menaces que font aujourd’hui peser sur les États des réseaux d’acteurs internationaux qui utilisent Internet à la fois pour communiquer et comme outil et, d’autre part, de l’existence de technologies sophistiquées qui peuvent permettre à ces acteurs d’échapper à la détection, elle considère que le recours à un régime d’interception en masse afin de repérer les menaces pesant sur la sécurité nationale ou sur des intérêts nationaux essentiels est une décision qui relève de cette marge d’appréciation.

255.  Tant dans la décision Weber et Saravia que dans l’arrêt Liberty et autres (précités), la Cour a appliqué les six garanties minimales (mentionnées ci-dessus) énoncées dans sa jurisprudence relative aux interceptions ciblées. Cependant, même si les régimes d’interception en masse qu’elle y a examinés étaient à première vue similaires à celui contesté dans le cas d’espèce, ces deux affaires remontent à plus de dix ans et, depuis, les progrès technologiques ont significativement modifié la manière dont on communique. On vit de plus en plus en ligne, ce qui génère un volume bien plus important de communications électroniques que celui qui pouvait être généré il y a dix ans, et les communications ont nettement évolué dans leur nature et leur qualité. Par conséquent, l’étendue de l’activité de surveillance examinée dans ces deux affaires aurait été bien plus restreinte.

256.  Il en va de même pour les données de communication associées. Pour chaque individu, le volume de données de communication actuellement disponible est normalement supérieur au volume de données de contenu, car chaque contenu s’accompagne de multiples données de communication. Si le contenu d’une communication, crypté ou non, peut ne rien révéler d’utile sur son expéditeur ou son destinataire, les données de communication associées, en revanche, peuvent révéler un grand nombre d’informations personnelles, telles que l’identité et la localisation de l’expéditeur et du destinataire, ou encore l’équipement par lequel la communication a été acheminée. De plus, toute intrusion occasionnée par l’acquisition de données de communication associées est démultipliée par l’interception en masse, car ces données peuvent désormais faire l’objet d’analyses et de recherches qui permettent de brosser un portrait intime de la personne concernée par le suivi de ses activités sur les réseaux sociaux, de ses déplacements, de ses navigations sur Internet ainsi que de ses habitudes de communication, et par la connaissance de ses contacts.

257.  Un autre élément est plus important encore : dans la décision Weber et Saravia et dans l’arrêt Liberty et autres (tous deux précités), la Cour n’a pas expressément tenu compte du fait qu’il s’agissait d’une surveillance dont la nature et l’échelle étaient différentes de celles examinées dans les affaires précédentes. Or les interceptions ciblées et l’interception en masse présentent un certain nombre de différences importantes.

258.  Pour commencer, l’interception en masse vise généralement les communications internationales (c’est-à-dire les communications qui traversent physiquement les frontières de l’État), et si l’on ne peut exclure que les communications de personnes qui se trouvent dans l’État qui opère la surveillance soient interceptées et même examinées, dans bien des cas le but déclaré de l’interception en masse est de contrôler des communications qui ne peuvent être contrôlées par d’autres formes de surveillance car elles sont échangées par des personnes se trouvant hors de la compétence territoriale de l’État. Le système allemand, par exemple, ne vise que le contrôle des télécommunications passées hors du territoire allemand (paragraphe 137 ci-dessus).

259.  Par ailleurs, comme cela a déjà été relevé, les buts dans lesquels on peut recourir à l’interception en masse sont en principe différents. Dans les affaires où la Cour a été amenée à examiner des interceptions ciblées, celles-ci étaient, pour la plupart d’entre elles, employées par les États défendeurs aux fins d’une enquête pénale. En revanche, si l’interception en masse peut elle aussi être employée pour enquêter sur certaines infractions graves, les États membres du Conseil de l’Europe qui mettent en œuvre un régime d’interception en masse le font apparemment à des fins de collecte de renseignement extérieur, de détection précoce des cyberattaques et d’enquête sur celles-ci, de contre-espionnage et de lutte contre le terrorisme (paragraphes 131-146 ci-dessus).

260.  Si l’interception en masse n’est pas nécessairement utilisée pour cibler un individu en particulier, il est évident qu’elle peut être employée dans ce but – et qu’elle l’est. Lorsque c’est le cas, on ne surveille pas les appareils utilisés par les individus ciblés. On cible plutôt les individus par l’application de sélecteurs forts (tels que leur adresse de courrier électronique) aux communications interceptées en masse par les services de renseignement. Seuls les « paquets » de communications des individus ciblés qui sont passés par les canaux de transmission sélectionnés par les services de renseignement sont interceptés de cette manière, et seules les communications interceptées qui répondaient soit à un sélecteur fort soit à une requête complexe sont susceptibles d’être examinées par un analyste.

261.  Comme tout système d’interception, l’interception en masse recèle à l’évidence un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée. Certes, l’article 8 de la Convention n’interdit pas de recourir à l’interception en masse afin de protéger la sécurité nationale ou d’autres intérêts nationaux essentiels contre des menaces extérieures graves, et les États jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer de quel type de régime d’interception ils ont besoin à cet effet, cependant la latitude qui leur est accordée pour la mise en œuvre de ce régime doit être plus restreinte et un certain nombre de garanties doivent être mises en place. La Cour a déjà énoncé les garanties qui devraient caractériser un régime d’interceptions ciblées conforme à la Convention. Ces principes fournissent un cadre utile pour examiner la présente affaire, mais il y a lieu de les adapter pour prendre en compte les caractéristiques particulières de l’interception en masse et, en particulier, l’intensité croissante de l’ingérence dans l’exercice par l’individu de ses droits protégés par l’article 8 au fur et à mesure que l’opération passe par les étapes décrites au paragraphe 239 ci-dessus.

  1. L’approche à adopter dans les affaires relatives à l’interception en masse

262.  À l’évidence, il n’est pas aisé d’appliquer à un régime d’interception en masse les deux premières détruites – sont quant à elles tout aussi pertinentes pour l’interception en masse.

263.  Dans sa jurisprudence sur les interceptions ciblées, la Cour a tenu compte des dispositifs de supervision et de contrôle de l’application de mesures d’interception (Roman Zakharov, précité, §§ 233-234). Dans le contexte de l’interception en masse, la supervision et le contrôle des mesures revêtent une importance d’autant plus grande que le risque d’abus est inhérent à ce type d’interception et que le besoin légitime d’opérer dans le secret signifie inévitablement que, pour des raisons tenant à la sécurité nationale, les États ne sont souvent pas libres de divulguer des informations sur le fonctionnement du système en cause.

264. En conséquence, la Cour considère qu’afin de réduire autant que possible le risque d’abus du pouvoir d’interception en masse, le processus doit être encadré par des « garanties de bout en bout », c’est‑à‑dire qu’au niveau national, la nécessité et la proportionnalité des mesures prises devraient être appréciées à chaque étape du processus, que les activités d’interception en masse devraient être soumises à l’autorisation d’une autorité indépendante dès le départ – dès la définition de l’objet et de l’étendue de l’opération – et que les opérations devraient faire l’objet d’une supervision et d’un contrôle indépendant opéré a posteriori. Ces facteurs sont, de l’avis de la Cour, des garanties fondamentales, qui constituent la pierre angulaire de tout régime d’interception en masse conforme aux exigences de l’article 8 (voir aussi, dans le même sens, au paragraphe 86 ci‑dessus, le rapport de la Commission de Venise, selon lequel deux des garanties les plus importantes dans un régime d’interception en masse sont l’autorisation et le contrôle du processus).

265.  Pour ce qui est, tout d’abord, de l’autorisation, la Grande Chambre considère que si l’autorisation judiciaire constitue une « importante garantie contre l’arbitraire », elle n’est pas une « exigence nécessaire ». L’interception en masse devrait néanmoins être autorisée par un organe indépendant, c’est-à-dire un organe indépendant du pouvoir exécutif.

266.  Par ailleurs, afin de constituer une garantie effective contre les abus, l’organe indépendant chargé d’accorder les autorisations devrait être informé à la fois du but poursuivi par l’interception et des canaux de transmission ou des voies de communication susceptibles d’être interceptés. Cela lui permettrait d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de l’opération d’interception en masse ainsi que de vérifier si la sélection des canaux est nécessaire et proportionnée aux buts dans lesquels les activités d’interception sont menées.

267.  L’utilisation de sélecteurs – et en particulier de sélecteurs forts – est l’une des étapes les plus importantes du processus d’interception en masse puisqu’il s’agit du moment où les communications d’un individu déterminé sont susceptibles d’être ciblées par les services de renseignement. La Cour note toutefois que le gouvernement néerlandais a soutenu, dans sa tierce intervention, que toute obligation d’expliquer ou de justifier les sélecteurs ou les critères de recherche dans l’autorisation restreindrait gravement l’effectivité de l’interception en masse (paragraphes 228-232 ci‑dessus). Au Royaume-Uni, l’IPT a jugé que l’inclusion des sélecteurs dans l’autorisation « aurait inutilement compromis et limité la mise en œuvre des mandats tout en risquant de s’avérer illusoire » (Big Brother Watch et autres, précité, § 49).

268.  Compte tenu des caractéristiques de l’interception en masse (paragraphes 258 et 259 ci-dessus), du grand nombre de sélecteurs employés et du besoin inhérent de flexibilité dans le choix des sélecteurs, qui peut en pratique s’exprimer par des combinaisons techniques de chiffres et de lettres, la Cour est disposée à admettre qu’inclure tous les sélecteurs dans l’autorisation ne serait probablement pas faisable en pratique. Toutefois, étant donné que le choix des sélecteurs et des termes de recherche détermine quelles sont les communications susceptibles d’être examinées par un analyste, l’autorisation devrait à tout le moins indiquer les types ou catégories de sélecteurs à utiliser.

269.  Par ailleurs, des garanties renforcées devraient s’appliquer lorsque les services de renseignement emploient des sélecteurs forts se rapportant à des personnes identifiables. Les services de renseignement devraient être tenus de justifier – au regard des principes de nécessité et de proportionnalité – l’utilisation de chaque sélecteur fort, et cette justification devrait être consignée scrupuleusement et soumise à une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification distincte et objective de la conformité de la justification avancée aux principes susmentionnés.

270.  Chaque stade du processus d’interception en masse – notamment l’autorisation initiale et ses éventuels renouvellements, la sélection des canaux de transmission, le choix et l’application de sélecteurs et de termes de recherche, l’utilisation, la conservation, la transmission à des tiers et la suppression des éléments interceptés – devrait également être soumis à la supervision d’une autorité indépendante, et cette supervision devrait être suffisamment solide pour circonscrire « l’ingérence » à ce qui est « nécessaire dans une société démocratique » (Roman Zakharov, précité, § 232 ; voir aussi Klass et autres, précité, §§ 49, 50 et 59, Weber et Saravia, décision précitée, § 106, et Kennedy, précité, §§ 153 et 154). L’organe de supervision devrait, en particulier, être en mesure d’apprécier la nécessité et la proportionnalité de la mesure prise, en tenant dûment compte du degré d’intrusion dans l’exercice par les personnes susceptibles d’être affectées de leurs droits protégés par la Convention. Afin de faciliter cette supervision, les services de renseignement devraient tenir des archives détaillées à chaque étape du processus.

271.  Enfin, toute personne qui soupçonne que ses communications ont été interceptées par les services de renseignement devrait disposer d’un recours effectif permettant de contester la légalité de l’interception soupçonnée ou la conformité à la Convention du régime d’interception. Dans le contexte des interceptions ciblées, la Cour a considéré à plusieurs reprises que la notification ultérieure des mesures de surveillance était un facteur à prendre en compte pour apprécier le caractère effectif des recours judiciaires et donc l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. Elle a toutefois admis que la notification n’est pas nécessaire si le système de recours internes permet à toute personne soupçonnant que ses communications sont ou ont été interceptées de saisir les tribunaux, c’est-à-dire lorsque ceux-ci sont compétents même si l’intéressé n’a pas été informé de l’interception de ses communications (Roman Zakharov, précité, § 234, et Kennedy, précité, § 167).

272. La Cour considère qu’un recours qui ne dépend pas de la notification de l’interception à la personne concernée peut également constituer un recours effectif dans le contexte de l’interception en masse. Selon les circonstances, un tel recours pourrait même offrir de meilleures garanties de procédure régulière qu’un système fondé sur la notification. En effet, que les données aient été obtenues au moyen d’interceptions ciblées ou en masse, l’existence d’une exception de sécurité nationale pourrait priver l’obligation de notification de tout effet pratique réel. Il est plus probable qu’une obligation de notification ait peu d’effet pratique, voire en soit totalement dépourvue, dans le contexte de l’interception en masse, puisque pareille surveillance peut être utilisée dans le cadre d’activités de renseignement extérieur et cible, pour l’essentiel, les communications de personnes ne relevant pas de la compétence territoriale de l’État. Ainsi, même si l’identité d’une cible est connue, les autorités peuvent ne pas connaître sa localisation.

273.  Les pouvoirs dont dispose l’autorité et les garanties procédurales qu’elle offre sont des éléments à prendre en compte pour déterminer si le recours est effectif. Par conséquent, en l’absence de toute obligation de notification, il est impératif que le recours relève de la compétence d’un organe qui, sans être nécessairement judiciaire, soit indépendant de l’exécutif, assure l’équité de la procédure et offre, dans la mesure du possible, une procédure contradictoire. Les décisions de cet organe doivent être motivées et juridiquement contraignantes, notamment pour ce qui est d’ordonner la cessation d’une interception irrégulière et la destruction des éléments interceptés obtenus et/ou conservés de manière illégale (voir, mutatis mutandis, Segerstedt-Wiberg et autres c. Suède, no 62332/00, § 120, CEDH 2006‑VII, et Leander, précité, §§ 81-83, où l’absence de pouvoir de rendre une décision juridiquement contraignante représentait la principale faiblesse du contrôle offert).

274.  Au vu de ce qui précède, la Cour devra, pour se prononcer sur la conformité à la Convention d’un régime d’interception en masse, en apprécier globalement le fonctionnement. À cet effet, elle recherchera principalement si le cadre juridique interne contient des garanties suffisantes contre les abus et si le processus est assujetti à des « garanties de bout en bout » (paragraphe 264 ci-dessus). Ce faisant, elle tiendra compte de la mise en œuvre effective du système d’interception, notamment des freins et contrepoids à l’exercice du pouvoir et de l’existence ou de l’absence de signes d’abus réels (Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev, précité, § 92).

275.  Pour déterminer si l’État défendeur a agi dans les limites de sa marge d’appréciation (paragraphe 256 ci-dessus), la Cour devra prendre en compte un groupe plus large de critères que les six garanties Weber. Plus précisément, en examinant conjointement les critères selon lesquels la mesure doit être « prévue par la loi » et « nécessaire », en vertu de l’approche établie dans ce domaine (Roman Zakharov, précité, § 236, et Kennedy, précité, § 155), elle recherchera si le cadre juridique national définit clairement :

  1. Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée ;

  2. Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées ;

  3. La procédure d’octroi d’une autorisation ;

  4. Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés ;

  5. Les précautions à prendre pour la communication de ces éléments à d’autres parties ;

  6. Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments interceptés, et les circonstances dans lesquelles ces éléments doivent être effacés ou détruits ;

  7. Les procédures et modalités de supervision, par une autorité indépendante, du respect des garanties énoncées ci-dessus, et les pouvoirs de cette autorité en cas de manquement ;

  8. Les procédures de contrôle indépendant a posteriori du respect des garanties et les pouvoirs conférés à l’organe compétent pour traiter les cas de manquement.

276.  Bien qu’il s’agisse de l’un des six critères Weber, la Cour n’a, à ce jour, fourni aucune indication spécifique concernant les précautions à prendre pour la communication des éléments interceptés à d’autres parties. Or il est clair aujourd’hui que certains États partagent régulièrement des informations avec leurs partenaires du renseignement et, parfois même, leur donnent un accès direct à leur propre système. Dès lors, la Cour considère que la transmission, par un État contractant, d’informations obtenues au moyen d’une interception en masse à des États étrangers ou à des organisations internationales devrait être limitée aux éléments recueillis et conservés d’une manière conforme à la Convention, et qu’elle devrait être soumise à certaines garanties supplémentaires relatives au transfert lui‑même. Premièrement, les circonstances dans lesquelles pareil transfert peut avoir lieu doivent être clairement énoncées dans le droit interne. Deuxièmement, l’État qui transfère les informations en question doit s’assurer que l’État destinataire a mis en place, pour la gestion des données, des garanties de nature à prévenir les abus et les ingérences disproportionnées. L’État destinataire doit, en particulier, garantir la conservation sécurisée des données et restreindre leur divulgation à d’autres parties. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il doive garantir une protection comparable à celle de l’État qui transfère les informations, ni qu’une assurance doive être donnée avant chaque transfert. Troisièmement, des garanties renforcées sont nécessaires lorsqu’il est clair que les éléments transférés appellent une confidentialité particulière – par exemple s’il s’agit de communications journalistiques confidentielles. Enfin, la Cour considère que le transfert d’informations à des partenaires de renseignement étrangers doit également être soumis à un contrôle indépendant.

277.  Pour les raisons exposées au paragraphe 256 ci-dessus, la Cour n’est pas convaincue que l’acquisition des données de communication associées dans le cadre d’une interception en masse soit nécessairement moins intrusive que l’acquisition du contenu des communications. Elle considère donc que l’interception et la conservation des données de communication associées, ainsi que les recherches effectuées sur celles-ci, doivent être analysées au regard des mêmes garanties que celles applicables au contenu des communications.

278.  Cela étant, même si l’interception des données de communication associées est normalement autorisée en même temps que l’interception du contenu des communications, une fois qu’elles ont été obtenues ces données peuvent faire l’objet d’un traitement différent par les services de renseignement. Compte tenu de la nature différente des données de communication associées et des différentes façons dont elles sont utilisées par les services de renseignement, la Cour est d’avis que, à condition que les garanties énoncées ci‑dessus soient en place, il n’est pas nécessaire que les dispositions juridiques régissant le traitement des données de communication associées soient identiques en tous points à celles régissant le traitement du contenu des communications.

  1. Appréciation par la Cour du cas d’espèce

1) Observations liminaires

279.  Comme l’a constaté la chambre, les parties ne contestent pas que les activités de ROEM telles qu’elles sont actuellement organisées en Suède ont une base en droit interne (paragraphe 111 de l’arrêt de la chambre). Il n’est pas non plus contesté que le régime de ROEM litigieux poursuit des buts légitimes répondant à l’intérêt de la sécurité nationale puisqu’il vise à soutenir la politique étrangère, la politique de défense et la politique de sécurité de la Suède et à repérer les menaces extérieures qui pèsent sur le pays. Selon l’approche exposée ci-dessus, il reste donc à vérifier si le droit interne était accessible lorsque la chambre a examiné l’affaire et s’il contenait des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique ».

280.  L’interception en masse de signaux électroniques aux fins du renseignement extérieur est encadrée en Suède par différents textes législatifs, dont les principaux sont la loi relative au renseignement extérieur et l’ordonnance qui y est associée, la loi et l’ordonnance relatives au renseignement d’origine électromagnétique, la loi sur le tribunal pour le renseignement extérieur, ainsi que la loi et l’ordonnance sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA. D’autres dispositions pertinentes concernant, en particulier, certains aspects du fonctionnement des mécanismes de supervision et des recours applicables se trouvent dans l’ordonnance portant instructions pour l’Inspection du renseignement extérieur, la loi portant instructions pour les médiateurs parlementaires et la loi sur la supervision assurée par le chancelier de la Justice (paragraphes 14-74 ci-dessus).

281.  Il n’est pas contesté que toutes ces dispositions sont accessibles au public. Partant, la Cour admet que le droit interne est suffisamment « accessible ».

282.  Pour ce qui est de la question de savoir si le droit interne contient des garanties et des garde-fous effectifs et suffisants pour satisfaire aux exigences de « prévisibilité » et de « nécessité dans une société démocratique », la Cour examinera aux paragraphes β) à ) ci-dessous chacune des huit exigences énoncées au paragraphe 275 ci-dessus.

283.  Dans la présente affaire, elle examinera en même temps les exigences concernant l’interception du contenu de communications électroniques et les exigences concernant l’interception des données de communication associées. Cette approche est justifiée par le fait, non contesté par les parties, qu’en vertu du régime suédois de ROEM, les mêmes dispositions, procédures et garanties relatives à l’interception de signaux électroniques et à la conservation, à l’examen, à l’utilisation et au stockage des éléments ainsi obtenus s’appliquent indistinctement aux données de communication et au contenu des communications. Le régime suédois ne soulève donc aucune question distincte concernant l’utilisation des données de communication dans les opérations d’interception en masse.

2) Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée

284.  Comme l’a relevé la chambre, la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique dispose qu’il ne peut être mené d’activités de ROEM qu’afin de recueillir des informations :

  1. sur des menaces militaires extérieures pesant sur le pays ;

  2. sur les conditions de la contribution de la Suède à des missions internationales humanitaires ou de maintien de la paix ou sur les menaces qui pourraient peser sur des intérêts suédois dans le cadre de telles opérations ;

  3. sur le contexte stratégique en matière de terrorisme international ou d’autres formes graves de criminalité transfrontière risquant de menacer des intérêts nationaux essentiels ;

  4. sur le développement et la prolifération d’armes de destruction massive, d’équipements militaires ou d’autres produits similaires déterminés ;

  5. sur des risques extérieurs menaçant gravement l’infrastructure sociale ;

  6. sur des conflits à l’étranger susceptibles d’avoir des répercussions sur la sécurité internationale ;

  7. sur des opérations de services de renseignement étrangers dirigées contre des intérêts suédois ; et

  8. sur les actes ou les intentions d’une puissance étrangère qui revêtent une importance particulière pour la politique étrangère, la politique de défense ou la politique de sécurité de la Suède (paragraphe 22 ci‑dessus).

285.  Les travaux préparatoires de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique détaillent ces huit buts (paragraphe 23 ci‑dessus). De l’avis de la Cour, le niveau de détail et les termes employés délimitent avec une clarté suffisante le domaine dans lequel il peut être recouru à l’interception en masse, compte tenu notamment du fait que le régime litigieux vise à détecter des menaces extérieures inconnues dont la nature peut varier et évoluer avec le temps.

286.  La Cour observe que si l’article 4 de la loi relative au renseignement extérieur exclut que les activités de ROEM menées dans le cadre du renseignement extérieur puissent servir à accomplir des missions de répression ou de prévention des infractions, l’un des huit buts énumérés ci‑dessus concerne les « formes graves de criminalité transfrontière », telles que, selon les travaux préparatoires, « le trafic de stupéfiants ou la traite d’êtres humains, susceptibles par leur échelle de menacer d’importants intérêts nationaux » (paragraphe 23 ci-dessus).

287.  Les travaux préparatoires précisent que l’objectif poursuivi à cet égard est la collecte d’informations stratégiques sur le terrorisme ou d’autres formes graves de criminalité transfrontière du point de vue de la politique étrangère et de la politique de sécurité de la Suède, et non la lutte opérationnelle contre l’activité criminelle (ibidem). Il est incontesté que les informations obtenues dans le cadre du régime de ROEM litigieux ne peuvent pas être utilisées dans le cadre d’une procédure pénale. Comme l’a expliqué le Gouvernement, aucune directive d’attribution de tâches de ROEM ne peut être émise pour enquêter sur des infractions pénales et, lorsque le FRA transmet des renseignements à d’autres services, il précise qu’ils ne peuvent être utilisés dans le cadre d’une enquête pénale. Au vu de ce qui précède, la Cour ne partage pas les préoccupations exprimées par la requérante quant au fait que certains services de police peuvent depuis le 1er mars 2018 adopter des directives d’attribution de tâches pour des activités de ROEM et que la Sûreté peut se voir accorder un accès direct aux éléments analysés du FRA (paragraphes 193 in fine et 196 in fine ci‑dessus). À cet égard, elle juge convaincantes les précisions apportées par le Gouvernement, qui a expliqué que ces deux autorités peuvent seulement accéder à des « données qui constituent des résultats d’analyse » afin d’opérer des évaluations stratégiques, et que l’interdiction d’avoir recours au ROEM, branche du renseignement extérieur, aux fins d’une enquête pénale est pleinement appliquée (paragraphe 214 ci-dessus).

288.  En bref, les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée en Suède sont clairement délimités de manière à permettre le contrôle nécessaire au stade de l’autorisation et lors de la phase opérationnelle, ainsi que la supervision a posteriori.

3) Les circonstances dans lesquelles les communications d’un individu peuvent être interceptées

289.  Dans un système d’interception en masse, les circonstances dans lesquelles les communications peuvent être interceptées sont très larges, puisque ce sont les canaux de transmission qui sont ciblés, plutôt que les appareils à partir desquels les communications sont envoyées ou que les expéditeurs et les destinataires des communications. Les circonstances dans lesquelles les communications peuvent être examinées sont plus restreintes, mais elles s’appliquent néanmoins à un nombre de communications relativement important par rapport à celui des communications examinées dans le cadre d’une interception ciblée, puisque l’interception en masse peut être utilisée pour la poursuite de buts plus variés et que la sélection des communications en vue de leur examen est fonction de critères autres que celui de l’identité de l’expéditeur ou du destinataire.

290.  Pour ce qui est de l’interception, les activités de ROEM menées sur des signaux transmis par fibre optique ne peuvent concerner que les communications traversant la frontière suédoise. Par ailleurs, les communications entre un émetteur et un destinataire qui se trouvent tous deux en Suède ne peuvent pas être interceptées, que la transmission ait lieu par la voie aérienne ou par câble (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement a toutefois admis qu’il n’est pas toujours possible de séparer les communications « intérieures » des communications « extérieures » aux premiers stades de l’interception, comme le comité sur le renseignement d’origine électromagnétique l’a confirmé dans son rapport de 2011 (paragraphes 77-80 ci‑dessus ; voir également les rapports de l’autorité de protection des données, aux paragraphes 75-76 ci-dessus).

291.  Il est vrai que le FRA peut également intercepter, dans le cadre de ses activités de développement, des signaux contenant des données non pertinentes aux fins des activités ordinaires de renseignement extérieur. Il ressort du rapport du comité sur le renseignement d’origine électromagnétique (paragraphes 77‑80 ci‑dessus) que les données interceptées dans le cadre des activités de développement du FRA peuvent être utilisées, notamment « lues » et conservées, à des fins de développement technologique, qu’elles relèvent ou non de l’une des catégories définies dans le cadre des huit buts du renseignement extérieur.

292.  La Cour observe toutefois que l’intérêt pour les autorités des signaux interceptés dans le contexte des activités de développement du FRA ne réside pas dans les données qu’ils peuvent contenir mais uniquement dans la possibilité qu’ils offrent d’analyser les systèmes et les voies par lesquels les informations sont transmises. Elle juge satisfaisante l’explication donnée par le gouvernement défendeur quant à la nécessité d’un tel dispositif (paragraphe 207 ci-dessus). Les exemples fournis (la nécessité de surveiller le trafic entre certains pays afin de déterminer les canaux par lesquels transite le trafic pertinent, la nécessité de repérer de nouvelles tendances telles que de nouveaux types de signaux ou de protection des signaux) paraissent convaincants : les autorités doivent être en mesure de réagir à l’évolution des pratiques en matière de technologie et de communication et, pour cette raison, elles peuvent avoir besoin de surveiller de très larges segments du trafic international de signaux. L’atteinte aux droits protégés par l’article 8 qu’engendre de telles activités paraît très faible compte tenu du fait que les données ainsi obtenues ne sont pas sous une forme destinée à générer du renseignement.

293.  Il est de surcroît incontesté que les informations qui pourraient ressortir des signaux interceptés à des fins de développement technologique ne peuvent être utilisées dans le cadre des activités de renseignement que de manière conforme aux huit buts fixés par la loi et aux directives d’attribution de tâches pertinentes (paragraphe 79 ci‑dessus). Par ailleurs, les activités de développement requièrent une autorisation délivrée par le tribunal pour le renseignement extérieur et sont soumises à la supervision de l’Inspection, notamment quant au respect de la loi et des directives d’attribution de tâches approuvées par le tribunal pour le renseignement extérieur. Dans ces conditions, la Cour estime que le cadre juridique dans lequel sont menées les activités de développement du FRA renferme des garanties propres à prévenir les tentatives de contournement des restrictions légales relatives aux motifs pour lesquels le ROEM peut être utilisé.

294.  Au vu de ce qui précède, la Cour peut admettre que les dispositions juridiques relatives à l’interception en masse en Suède définissent avec une clarté suffisante les circonstances dans lesquelles des communications peuvent être interceptées.

4) La procédure d’octroi d’une autorisation

295.  En vertu du droit suédois, toute mission de ROEM menée par le FRA doit être au préalable autorisée par le tribunal pour le renseignement extérieur. Le FRA peut accorder lui-même une autorisation si le fait de demander l’autorisation au tribunal risque d’engendrer des délais ou d’autres obstacles susceptibles d’avoir un impact d’une importance essentielle sur la réalisation de l’un des buts spécifiés du ROEM. Il doit alors en informer immédiatement le tribunal. Celui-ci statue sans délai sur l’autorisation ; il peut l’annuler ou la modifier si nécessaire (paragraphes 30-33 ci-dessus).

296.  Il ne fait aucun doute que le tribunal pour le renseignement extérieur satisfait à l’exigence d’indépendance par rapport au pouvoir exécutif. En particulier, son président et ses viceprésidents sont des juges permanents ; tous ses membres sont certes nommés par le gouvernement, mais pour un mandat dont la loi fixe la durée à quatre ans. Il est par ailleurs incontesté que ni le gouvernement ni le parlement ni aucune autre autorité ne peuvent intervenir dans la décision du tribunal, laquelle est juridiquement contraignante.

297.  Comme l’a constaté la chambre, le secret fait que le tribunal pour le renseignement extérieur n’a jamais tenu aucune audience publique et que toutes ses décisions sont confidentielles. Le droit suédois prévoit toutefois la présence obligatoire d’un représentant chargé de la protection de la vie privée aux audiences de ce tribunal, sauf en cas d’urgence. Ce représentant, qui doit être ou avoir été juge ou avocat, agit de manière indépendante. Il ne représente pas la personne concernée par une mesure de renseignement mais défend l’intérêt public. Il a accès à tout le dossier de l’affaire et peut faire des déclarations (paragraphe 34 ci-dessus). De l’avis de la Cour, compte tenu de la nécessité impérative de maintenir le secret, en particulier au stade de l’autorisation initiale et pendant le déroulement des activités de ROEM, le dispositif décrit ci-dessus contient des garanties pertinentes contre l’arbitraire et doit être considéré comme une limitation inévitable à la transparence de la procédure d’autorisation.

298.  La Cour observe par ailleurs que lorsqu’il demande une autorisation, le FRA doit préciser pourquoi les renseignements recherchés sont nécessaires, et quels sont les canaux de transmission auxquels il a besoin d’accéder et les sélecteurs – ou au moins les catégories de sélecteurs – qu’il entend utiliser. Ces éléments devraient permettre de déterminer si la mission est conforme à la législation applicable, notamment aux huit buts pour lesquels des activités de ROEM peuvent être menées, et si les renseignements qu’elle permettra de recueillir justifient l’atteinte à la vie privée qui en résulte (paragraphes 30-33 ci-dessus).

299.  Il est à noter que l’article 3 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique exige que les sélecteurs soient formulés de manière à limiter autant que possible les atteintes à l’intégrité personnelle (paragraphe 26 ci-dessus), ce qui suppose une analyse de la nécessité et de la proportionnalité. L’examen de la conformité à cette exigence au stade de l’autorisation relève de la compétence du tribunal pour le renseignement extérieur. Cette juridiction adopte, au terme d’une procédure à laquelle participe un représentant chargé de la protection de la vie privée, une décision contraignante. Il y a là une garantie importante prévue par le système suédois d’interception en masse.

300.  La Cour observe par ailleurs que le droit suédois prévoit une forme d’autorisation préalable spéciale des sélecteurs forts puisque le tribunal pour le renseignement intérieur vérifie si, comme l’exige l’article 3 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique, l’utilisation de sélecteurs se rapportant directement à une personne physique donnée revêt une « importance exceptionnelle » pour les activités de renseignement. Aucune explication n’a été produite devant la Cour quant à l’interprétation de cette disposition dans la pratique du tribunal pour le renseignement extérieur ni quant à la manière dont l’article 3 s’articule avec l’article 5 de la même loi, selon lequel l’autorisation judiciaire peut, au moins dans certains cas, porter sur des « catégories de sélecteurs » plutôt que sur des sélecteurs individuels. La question se pose ainsi de savoir si, dans ce cas, c’est-à-dire lorsque des sélecteurs individuels n’auraient pas été approuvés par le tribunal pour le renseignement extérieur, on pourrait considérer qu’il existe une procédure d’autorisation interne préalable comportant une vérification distincte et objective (paragraphe 269 ci-dessus). Toutefois, compte tenu de l’indépendance du tribunal pour le renseignement extérieur et des garanties procédurales applicables à la procédure menée devant lui, le critère de l’« importance exceptionnelle » au stade de l’autorisation est de nature à offrir une protection renforcée pertinente contre l’utilisation arbitraire de sélecteurs se rapportant à une personne donnée.

301.  Le système suédois d’autorisation a ses limites. Par exemple, il peut être difficile pour le tribunal pour le renseignement extérieur d’apprécier la question de la proportionnalité lorsque la demande d’autorisation formulée par le FRA indique seulement des catégories de sélecteurs, qu’elle en indique plusieurs milliers ou que les sélecteurs sont exprimés sous forme de combinaisons techniques de chiffres et de lettres.

302.  Aux fins de l’examen de la Cour, l’élément à retenir à ce stade est toutefois que le système suédois d’autorisation offre un contrôle juridictionnel en amont des demandes d’autorisation qui est étendu – en ce sens que le tribunal examine le but de la mission, les canaux de transmission et les catégories de sélecteurs qui seront utilisés – et dans le cadre duquel le juge vérifie suffisamment en détail la régularité des activités secrètes d’interception en masse de données aux fins du ROEM menées dans le cadre du renseignement extérieur. Ce contrôle constitue une garantie importante, notamment contre la mise en œuvre d’opérations d’interception en masse abusives ou clairement disproportionnées. Caractéristique importante, il définit également le cadre dans lequel une opération concrète doit se dérouler et les limites dont le respect fait ensuite l’objet de la supervision et des mécanismes de contrôle a posteriori applicables.

5) Les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés

303.  Il ressort des éléments dont dispose la Cour qu’en Suède l’interception des signaux transmis par câble est automatisée, alors qu’elle peut être automatisée ou manuelle lorsqu’il s’agit de signaux transmis par la voie aérienne. Lorsqu’il est automatisé, le processus d’interception des signaux transmis par voie aérienne est identique au processus d’interception des signaux transmis par des câbles transfrontaliers.

304.  En ce qui concerne l’interception et les recherches non automatisées de signaux électroniques transmis par voie aérienne, le gouvernement suédois a précisé devant la Grande Chambre qu’elles sont utilisées principalement pour rendre compte pratiquement en temps réel d’activités militaires étrangères et qu’elles sont effectuées par un opérateur qui écoute en temps réel les transmissions radio militaires sur des radiofréquences sélectionnées ou qui visualise sur un écran l’énergie d’un signal sous forme électronique, avant d’enregistrer les parties pertinentes, qui seront ensuite utilisées pour établir des analyses et des rapports. La requérante n’a pas fait de commentaires en réponse.

305.  Même en admettant que l’interception de radiofréquences militaires étrangères puisse, dans de rares cas, porter atteinte à des droits protégés par l’article 8, la Cour observe que cet aspect du régime suédois de ROEM est soumis aux mêmes procédures et garanties que celles applicables à l’interception et à l’utilisation des communications transmises par câble.

306.  Pour en revenir à la procédure d’examen des éléments interceptés, la Cour observe que, comme l’a expliqué le gouvernement défendeur, le FRA procède à un traitement automatique et manuel des données qui peut prendre la forme, par exemple, d’une cryptanalyse, d’une structuration ou encore d’une traduction. Les informations traitées sont ensuite étudiées par un analyste dont la tâche consiste à y repérer les éléments utiles pour le renseignement. L’étape suivante consiste en l’élaboration d’un rapport de renseignement extérieur qui est distribué à des destinataires précis (paragraphes 18 et 29 ci-dessus).

307.  La Cour juge important qu’au stade de l’examen le FRA soit tenu d’écarter immédiatement les communications intérieures interceptées dès qu’elles ont été identifiées comme telles (paragraphe 38 ci-dessus).

308.  Même si la distinction entre communications intérieures et communications extérieures n’est pas toujours étanche et si l’interdiction d’intercepter les communications intérieures ne semble pas pouvoir empêcher que cela se produise au stade de l’interception automatique de signaux, l’exclusion du trafic intérieur du champ du ROEM doit être considérée comme une limitation importante de la marge de manœuvre des autorités et une garantie contre les abus. Cette limitation définit le cadre dans lequel les autorités sont habilitées à agir et offre aux mécanismes existants d’autorisation préalable, de supervision et de contrôle un critère important pour l’appréciation de la légalité de l’opération et la protection des droits des individus. Il est clair en particulier que le choix des canaux de transmission et des catégories de sélecteurs – qui fait l’objet d’un contrôle du tribunal pour le renseignement extérieur (paragraphe 30 ci-dessus) – doit être conforme à l’exclusion susmentionnée des communications intérieures.

309.  Comme cela a déjà été observé (paragraphe 300 ci-dessus), la pratique du tribunal pour le renseignement extérieur en ce qui concerne l’autorisation préalable des sélecteurs ou catégories de sélecteurs se rapportant directement à des personnes identifiables n’a pas été exposée devant la Cour. Celle-ci note toutefois que le Gouvernement affirme que le FRA conserve systématiquement des journaux d’historique et des archives retraçant tout le déroulement du processus, depuis la collecte des données jusqu’au rapport final, en passant par la communication à des tiers et la destruction des données. Toutes les recherches effectuées par des analystes sont consignées. Lorsque la recherche est faite dans une compilation de données qui contient des données à caractère personnel, l’archive indique les sélecteurs utilisés, l’heure, le nom de l’analyste et le motif justifiant la recherche, notamment la directive détaillée d’attribution de tâches dont elle relève. Le FRA conserve non seulement les journaux d’historique, mais aussi des archives où sont consignées les décisions prises au cours du processus de ROEM.

310.  La requérante ne conteste pas ce qui précède mais soutient, premièrement, qu’il n’a pas été démontré que les journaux d’historique soient suffisamment détaillés et, deuxièmement, que, n’étant pas prévues par la loi, les pratiques de tenue des archives du FRA dépendent entièrement des procédures internes et du pouvoir d’appréciation de cet organisme.

311.  La Cour considère que l’obligation de conserver les journaux d’historique et une archive détaillée de chaque étape des opérations d’interception en masse, y compris l’ensemble des sélecteurs utilisés, doit être énoncée dans le droit national. Le fait qu’elle ne figure en Suède que dans des instructions internes est indubitablement une carence. Toutefois, compte tenu, notamment, de l’existence de mécanismes de contrôle applicables à tous les aspects des activités du FRA, il n’y a pas de raison de considérer qu’il n’est pas conservé en pratique des journaux d’historique et des archives détaillés ou que le FRA pourrait modifier arbitrairement ses instructions internes et supprimer ainsi son obligation à cet égard. S’il est vrai qu’en 2010 et en 2016 l’autorité suédoise de protection des données a critiqué un aspect des pratiques du FRA concernant la conservation des journaux d’historique, cette critique ne portait que sur la manière dont l’organisme contrôlait les journaux d’historique afin de détecter l’utilisation injustifiée de données à caractère personnel (paragraphe 76 ci-dessus). Par ailleurs, le Gouvernement a précisé que, depuis le 1er janvier 2018, les journaux d’historique, qui étaient auparavant conservés par des « responsables de système » individuels au sein du FRA, sont désormais envoyés à un groupe fonctionnel central, ce qui permet une meilleure surveillance. Cette modification a été portée à la connaissance de l’autorité suédoise de protection des données, qui a classé le dossier sans demander la prise d’autres mesures.

312.  Le droit suédois offre une protection spécifique pour les données à caractère personnel, notamment les données susceptibles de révéler certains aspects de la vie privée ou des communications de personnes physiques. Dans le contexte du ROEM, la loi sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA fait peser sur celui-ci l’obligation de veiller à ce que les données personnelles ne soient collectées que dans des buts expressément autorisés par les directives d’attribution de tâches et dans les limites de l’autorisation accordée par le tribunal pour le renseignement extérieur. Comme l’a noté la chambre, les données personnelles traitées doivent également être adéquates et pertinentes au regard de la finalité du traitement. Il ne peut être traité plus de données personnelles que nécessaire pour atteindre le but visé. Toutes les mesures raisonnables doivent être prises pour corriger, bloquer et détruire complètement les données personnelles incorrectes ou incomplètes au regard de la finalité (paragraphe 40 ci‑dessus). Les employés du FRA qui traitent des données à caractère personnel sont soumis à une procédure officielle d’habilitation de sécurité et à une obligation de confidentialité. Ils sont tenus de gérer les données personnelles de manière sûre et s’exposent à des sanctions pénales s’ils ne s’acquittent pas correctement des tâches relatives au traitement des données à caractère personnel (paragraphe 42 ci-dessus).

313.  La requérante critique le fait que les garanties mentionnées au paragraphe précédent ne s’appliquent qu’aux éléments interceptés qui contiennent des « informations se rapportant directement ou indirectement à une personne physique vivante ». Elle en déduit que les personnes morales ne bénéficient d’aucune protection.

314.  La Cour observe toutefois que rien ne laisse penser que la protection offerte par la loi et l’ordonnance sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA ne s’applique pas au contenu des communications échangées par des personnes morales telles que la requérante lorsque ces communications contiennent des « informations se rapportant directement ou indirectement à une personne physique vivante ». Il convient, par ailleurs, de noter que la plupart des obligations et garanties imposées par la législation susmentionnée n’ont normalement de valeur que pour les personnes physiques. Par exemple, la loi en question interdit de traiter les données à caractère personnel uniquement sur la base des informations concernant la race ou l’origine ethnique de la personne, ses convictions politiques, religieuses ou philosophiques, son appartenance à un syndicat, son état de santé ou sa sexualité. Elle prévoit une obligation spécifique limitant la conservation d’éléments contenant des données à caractère personnel, ainsi que des sanctions en cas de mauvaise gestion de ces données. Elle garantit une surveillance particulière du traitement des données à caractère personnel et définit les pouvoirs de l’autorité de protection des données à cet égard. En d’autres termes, cette loi ajoute aux garanties qui sont déjà applicables aux informations concernant tant les personnes physiques que les personnes morales un niveau de protection supplémentaire, adapté aux spécificités des données à caractère personnel.

315.  Cette approche, qui tient compte de la sensibilité particulière des données à caractère personnel, ne semble pas problématique et ne signifie pas que les communications des personnes morales ne sont protégées par aucune garantie. Contrairement à ce que soutient la requérante, rien dans la législation pertinente ne laisse penser que les éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel puissent être utilisées dans un but incompatible avec le but initial de l’interception, tel qu’approuvé par le tribunal pour le renseignement extérieur.

316. En somme, la Cour estime que la législation relative à la sélection, l’examen et l’utilisation des données interceptées prévoit des garanties adéquates contre le risque d’abus portant atteinte aux droits protégés par l’article 8.

6)  Les précautions à prendre pour la communication des données à d’autres parties

317.  Pour ce qui est de la communication de données par le FRA à d’autres autorités suédoises, la Cour observe que l’objectif même du ROEM est d’obtenir des informations utiles pour la mission des services de l’État correspondants. Le cercle des autorités nationales qui peuvent se voir remettre de telles informations en Suède est restreint et comprend surtout la Sûreté et les forces armées. Le FRA peut donner à ces deux autorités un accès direct à des données qui constituent le résultat d’analyses réalisées dans une compilation de données, afin de leur permettre d’opérer des évaluations stratégiques des menaces terroristes. Il le fait en particulier dans le cadre d’un groupe de travail tripartite, le Centre national d’évaluation des menaces terroristes, composé d’analystes de ses services, de la Sûreté et des forces armées. La Cour considère que le régime décrit ci-dessus est clairement délimité et ne paraît pas générer un risque d’abus particulier.

318.  La Cour note par ailleurs que la chambre a exprimé des préoccupations quant au dispositif suédois de communication de données à d’autres États ou à des organisations internationales, à trois égards : a)  le fait que la législation n’impose pas de tenir compte, lorsqu’est prise la décision de communication des données, du préjudice que cela pourrait causer à l’individu concerné, b)   l’absence de disposition obligeant l’État ou l’organisation destinataire à protéger les données par des garanties identiques ou similaires à celles applicables en droit suédois, et c)  la latitude relativement importante laissée à l’État par la possibilité de communiquer des données lorsque cette démarche est nécessaire à la « coopération internationale en matière de défense et de sécurité ». La chambre a néanmoins considéré que les mécanismes de supervision existants contrebalançaient de manière suffisante ces lacunes du cadre juridique (paragraphe 150 de l’arrêt de la chambre).

319.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement conteste essentiellement l’existence de motifs de préoccupation, arguant que la coopération internationale est limitée aux échanges avec des partenaires étrangers fiables et qu’elle est contrôlée par l’Inspection, alors que la requérante soutient que la latitude accordée au FRA est trop large et que les mécanismes de supervision existants ne contrebalancent pas les lacunes constatées, compte tenu de l’absence d’obligations juridiques dont le respect pourrait être contrôlé (voir le détail des positions des parties aux paragraphes 200, 201, 215 et 216 ci-dessus).

320.  La Cour souligne d’emblée qu’en l’espèce, il ne s’agit pas de statuer sur un cas concret, tel un cas de divulgation ou d’utilisation par une organisation ou un gouvernement étranger de données à caractère personnel qui lui auraient été transmises par les autorités suédoises. Aucun exemple de ce type n’a d’ailleurs été produit devant elle. Toutefois, dans la mesure où la possibilité de transmettre des renseignements à des tiers étrangers est présente dans les activités et le régime suédois d’interception en masse dont l’existence même peut être considérée comme une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 8, la Cour doit, eu égard aux griefs de la requérante, vérifier la conformité du régime suédois de transmission de renseignements et de son fonctionnement aux exigences de qualité de la loi et de nécessité dans une société démocratique. Elle note que les griefs de la requérante ne portent que sur l’envoi de renseignements à des tiers étrangers et ne concernent pas la réception de renseignements de l’étranger et leur utilisation par les autorités suédoises.

321.  Il est incontesté que diverses raisons peuvent conduire les États contractants à devoir transmettre à des services étrangers des renseignements obtenus par l’interception en masse de communications. Il peut s’agir, par exemple, d’avertir des gouvernements étrangers de menaces existantes, de solliciter leur aide pour repérer et affronter ces menaces, ou encore de permettre à des organisations internationales d’exercer leur mandat. La coopération internationale est essentielle pour l’efficacité des efforts déployés par les autorités pour détecter et contrecarrer les menaces potentielles à la sécurité nationale des États contractants.

322.  La Cour observe que la possibilité pour le FRA de transmettre à des partenaires étrangers les renseignements qu’il a recueillis est prévue par le droit suédois, qui définit également le but général de cette transmission (paragraphes 49 et 74 ci‑dessus). Il convient de relever, toutefois, que le niveau de généralité des termes employés ne peut qu’amener à conclure que le FRA peut envoyer des renseignements à l’étranger dès lors que cette transmission est considérée comme étant dans l’intérêt du pays.

323.  Compte tenu du caractère imprévisible des situations susceptibles de justifier une coopération avec des services de renseignement étrangers, il est compréhensible que l’étendue précise du partage de renseignements ne puisse être délimitée par un texte qui établirait, par exemple, des listes exhaustives et détaillées des situations, types de renseignements ou contenus susceptibles d’être partagés. Le cadre et la pratique juridiques applicables doivent toutefois opérer d’une manière propre à limiter le risque d’abus et d’atteinte disproportionnée aux droits protégés par l’article 8.

324.  À cet égard, la Cour observe, tout d’abord, que dans la mesure où les renseignements transmis à des services étrangers sont des informations que le FRA a obtenues dans le cadre de ses activités d’interception en masse, ils sont nécessairement le produit de procédures régies par la loi auxquelles s’appliquent toutes les garanties pertinentes : d’une part, les garanties procédurales, dont l’octroi d’une autorisation par le tribunal pour le renseignement extérieur et la supervision par l’Inspection (paragraphes 295-302 ci-dessus et 345-353 ci-dessous), et d’autre part, les restrictions matérielles, notamment celles relatives aux motifs pour lesquels l’interception de signaux peut être ordonnée, aux recherches faites sur les données interceptées, notamment au moyen de sélecteurs identifiant un individu, et à tout examen ultérieur (paragraphes 284-288 et 303-316 ci‑dessus). Comme cela a déjà été exposé, les procédures mentionnées ci‑dessus supposent l’appréciation de la nécessité et de la proportionnalité des mesures en cause, notamment au regard des droits protégés par l’article 8 de la Convention. Ainsi, les garanties applicables au niveau national en Suède dans le cadre du processus d’obtention de renseignements qui pourraient ensuite être transmis à des partenaires étrangers limitent également, dans une certaine mesure, le risque que la transmission ait des conséquences négatives.

325.  La Cour observe également que les mécanismes de supervision prévus par la loi sur le traitement des données à caractère personnel dans le cadre des activités du FRA, mécanismes qui sont spécifiquement adaptés à la protection des données à caractère personnel, s’appliquent à toutes les activités de cet organisme (paragraphe 56 ci-dessus).

326.  Elle considère, malgré ce qui précède, que l’absence dans la législation relative au ROEM d’une obligation expresse qui imposerait au FRA d’apprécier la nécessité et la proportionnalité du partage de renseignements au regard de son possible impact sur les droits garantis par l’article 8 est une importante lacune du régime qui régit en Suède les activités d’interception en masse. Il apparaît qu’en conséquence de cet état du droit, le FRA n’est tenu de prendre aucune mesure même lorsque, par exemple, des informations compromettant gravement le droit à la vie privée sont transmises à l’étranger alors que cela ne présente aucun intérêt particulier pour le renseignement. Par ailleurs, alors même que les autorités suédoises perdent, évidemment, le contrôle des éléments partagés une fois qu’elles les ont transmis, aucune obligation juridiquement contraignante n’impose au FRA d’analyser les garanties appliquées par le destinataire étranger des renseignements afin de déterminer si elles sont d’un niveau minimum acceptable (paragraphe 276 ci‑dessus).

327.  La réponse du Gouvernement à ces préoccupations est essentiellement que la coopération avec des services de renseignement étrangers fonctionne inévitablement sur la base d’un intérêt mutuel à la préservation du secret des informations et que cette réalité pratique limite les risques d’abus.

328.  La Cour estime que cet élément constitue une garantie insuffisante. Le Gouvernement n’a indiqué aucun obstacle s’opposant à ce que le droit interne énonce clairement une obligation imposant au FRA ou à une autre autorité compétente de mettre en balance la nécessité de transmettre des renseignements à l’étranger et le besoin de protéger le droit au respect de la vie privée. À titre de comparaison, la Cour observe que le régime applicable au Royaume-Uni, par exemple, pose l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer que les autorités étrangères continueront d’appliquer les procédures nécessaires pour protéger les éléments interceptés et pour garantir qu’ils ne seront divulgués, copiés, distribués et conservés que dans la stricte mesure du nécessaire (paragraphe 7.5 du code de conduite en matière d’interception de communications en vigueur au Royaume-Uni, cité dans Big Brother Watch et autres, précité, § 96).

329.  Il est vrai qu’en 2014, l’Inspection a effectué un contrôle général de la coopération du FRA avec ses partenaires étrangers et que, entre 2009 et 2017, elle a inspecté à plusieurs reprises d’autres aspects pertinents de ses activités, notamment le traitement qu’il faisait des données à caractère personnel et la manière dont il communiquait ses rapports (paragraphe 53 ci-dessus). Toutefois, étant donné qu’aucune disposition n’oblige expressément le FRA à prendre en compte les questions liées au respect de la vie privée ou à demander au moins des garanties à cet égard à ses partenaires étrangers avant de leur envoyer des renseignements, il n’est pas déraisonnable de considérer, comme la requérante, que l’Inspection, dont le rôle est d’exercer un contrôle de légalité, n’examine pas le partage de renseignements sous l’angle des risques ou des conséquences disproportionnées qui peuvent en découler pour les droits protégés par l’article 8 de la Convention ; et le gouvernement défendeur n’a pas convaincu la Cour qu’un tel examen soit opéré en pratique sur le fondement, par exemple, de dispositions constitutionnelles ou d’autres dispositions générales relatives aux droits fondamentaux. Il s’ensuit que, contrairement à la chambre, la Grande Chambre ne peut conclure que les lacunes constatées dans le cadre réglementaire sont suffisamment contrebalancées par les mécanismes de supervision prévus par le régime suédois.

330. En bref, le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’impose de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée de l’individu concerné au moment de décider de partager des renseignements constitue une lacune importante du régime suédois, dont la Cour doit tenir compte au moment d’apprécier la compatibilité dudit régime avec l’article 8 de la Convention.

7)  Les limites posées à la durée de l’interception et de la conservation des éléments ainsi obtenus, et les circonstances dans lesquelles ceux-ci doivent être effacés ou détruits

331.  Il appartient bien entendu aux autorités nationales de décider de la durée des opérations d’interception en masse. Il doit toutefois exister des garanties suffisantes, telles que des indications claires dans le droit interne sur le délai d’expiration de l’autorisation d’interception, les conditions dans lesquelles celle-ci peut être renouvelée et les circonstances dans lesquelles elle doit être annulée (Roman Zakharov, précité, § 250).

332.  En vertu de l’article 5 a) de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique, une autorisation peut être accordée pour une durée maximale de six mois. Elle peut ensuite être prolongée par périodes de six mois, après réexamen complet de la demande par le tribunal pour le renseignement extérieur, qui vérifie si les conditions pertinentes sont réunies. Comme l’a observé la chambre, la loi suédoise donne donc des indications claires quant au délai d’expiration et aux conditions du renouvellement de l’autorisation.

333.  La chambre a toutefois relevé également qu’aucune disposition n’impose au FRA, aux autorités compétentes pour adopter des directives détaillées d’attribution de tâches ou au tribunal pour le renseignement extérieur de mettre fin à une mission de ROEM si les conditions qui la justifiaient ont cessé d’exister ou si les mesures ne sont plus nécessaires.

334.  Devant la Grande Chambre, la requérante soutient que l’absence de disposition prévoyant l’annulation d’une autorisation lorsque celle-ci n’est plus nécessaire ouvre la porte à l’exercice pendant plusieurs mois d’une surveillance excessive et inappropriée qui ne cesse pas jusqu’à ce que le mandat arrive à son terme. Elle plaide que cette carence est très importante compte tenu du volume considérable d’informations qui peuvent être obtenues par une interception en masse dans ce laps de temps. Le Gouvernement argue pour sa part qu’il est mis un terme à toute opération d’interception qui n’est plus nécessaire, qui se fonde sur une directive d’attribution des tâches qui a été annulée ou qui n’est pas conforme à l’autorisation dont elle relève.

335.  La Cour est d’avis qu’une disposition expresse prévoyant la cessation de toute interception en masse qui n’est plus nécessaire aurait été plus claire que le dispositif existant en Suède selon lequel, semble-t-il, lorsque des circonstances justifiant l’annulation d’une autorisation apparaissent avant l’expiration de sa validité de six mois, l’autorisation peut être annulée mais ne l’est pas nécessairement.

336.  Elle estime toutefois qu’il ne faut pas surestimer l’importance de cette carence, et ce principalement pour deux raisons. Premièrement, le droit suédois prévoit des mécanismes pertinents, tels que la possibilité pour l’autorité dont émane la demande d’annuler une directive d’attribution de tâches ou encore la supervision exercée par l’Inspection, qui peuvent l’une comme l’autre aboutir à la cessation d’une mission d’interception en masse lorsque les conditions qui la justifiaient ont cessé d’exister ou que les mesures ne sont plus nécessaires. Deuxièmement, par la force des choses, dans le contexte des activités de ROEM menées aux fins du renseignement extérieur, la mise en œuvre d’une obligation juridique d’annuler une autorisation qui n’est plus nécessaire doit, selon toute probabilité, largement dépendre d’évaluations opérationnelles internes impliquant le secret. Partant, dans le contexte particulier de l’interception en masse réalisée aux fins du renseignement extérieur, l’existence de mécanismes de supervision ayant accès à toutes les informations internes doit en général être considérée comme offrant des garanties législatives similaires contre les abus relatifs à la durée des opérations d’interception.

337.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour considère que le droit suédois satisfait aux exigences concernant la durée de l’interception en masse de communications.

338.  Pour ce qui est des circonstances dans lesquelles les données interceptées doivent être effacées ou détruites, la chambre est parvenue, aux paragraphes 145 et 146 de son arrêt, aux conclusions suivantes :

« 145.  Contrairement à ce qu’affirme la requérante, plusieurs dispositions réglementent les situations dans lesquelles les données interceptées doivent être détruites, notamment lorsque 1)  elles concernent une personne physique déterminée et revêtent une faible importance pour le ROEM, 2)  elles sont protégées par les dispositions constitutionnelles relatives au secret protégeant l’anonymat des auteurs et des sources journalistiques, 3)  elles contiennent des informations échangées entre un suspect et son avocat, et sont donc protégées par le principe de la confidentialité des échanges entre l’avocat et son client, ou 4)  elles contiennent des informations données dans un contexte religieux (confession ou conseil individuel), sauf raisons exceptionnelles justifiant leur examen (...). Par ailleurs, si, malgré l’interdiction de telles interceptions, des communications entre un émetteur et un destinataire qui se trouvent tous deux en Suède ont été interceptées, les données ainsi collectées doivent être détruites dès qu’il apparaît qu’il s’agit de communications internes (...). De même, si une autorisation accordée en urgence par le FRA est annulée ou modifiée par le tribunal pour le renseignement extérieur, tous les renseignements recueillis par des moyens qui ne sont dès lors plus autorisés doivent être immédiatement détruits (...).

146.  Même si le FRA peut tenir des bases de données brutes contenant des informations à caractère personnel pendant un délai maximal d’un an, il convient de garder à l’esprit que les données brutes sont des informations non traitées, c’est-à-dire qu’elles doivent encore être soumises à un traitement manuel. La Cour admet que le FRA a besoin de conserver des données brutes avant qu’elles ne puissent être traitées manuellement. Elle souligne toutefois qu’il est important que ces données soient supprimées dès qu’il apparaît qu’elles n’ont plus d’importance aux fins d’une mission de renseignement. »

339.  Si la Grande Chambre souscrit en principe à cette analyse, elle estime important de souligner qu’elle ne dispose pas d’informations suffisantes quant à l’application pratique de certains aspects des règles relatives à la destruction des éléments interceptés.

340.  Les pouvoirs de supervision de l’Inspection englobent certes le contrôle des pratiques du FRA en matière de destruction des éléments interceptés et cet aspect des activités du FRA a déjà fait l’objet d’inspections (paragraphe 53 ci-dessus). Il s’agit d’une garantie importante de la bonne application des règles existantes.

341.  Devant la Grande Chambre, la requérante soutient toutefois que les limites posées à la conservation des éléments interceptés et les exigences concernant leur destruction mentionnées par la chambre ne s’appliquent pas aux éléments qui ne contiennent pas de données à caractère personnel. Le Gouvernement ne s’est pas exprimé sur ce point.

342.  La Cour admet qu’il est clairement justifié que des exigences spécifiques s’appliquent à la destruction d’éléments contenant des données à caractère personnel. Pour autant, il faut aussi qu’il existe une règle générale régissant la destruction des autres éléments obtenus au moyen de l’interception en masse de communications lorsque leur conservation peut affecter, par exemple, le droit au respect de la correspondance au sens de l’article 8, y compris celui des personnes morales, telles que la requérante. Au minimum, comme l’a également souligné la chambre, le droit interne devrait imposer d’effacer les données interceptées lorsqu’elles ne sont plus pertinentes aux fins du ROEM. Le Gouvernement n’a pas montré que cette obligation figure dans le cadre réglementaire suédois. Tout en observant que les circonstances dans lesquelles il pourrait se produire qu’aucune des règles spécifiques sur la destruction des éléments interceptés mentionnées dans les paragraphes précédents ne s’applique sont très limitées, la Cour considère toutefois qu’il y a là une lacune procédurale dans le cadre réglementaire.

343.  Enfin, la Cour ne dispose pas d’informations suffisantes quant à la manière dont la nécessité de conserver ou de détruire les éléments contenant des données à caractère personnel est appréciée dans la pratique, ni sur le point de savoir si les éléments interceptés non traités sont toujours conservés pendant la durée maximale d’un an ou si la nécessité de leur conservation est régulièrement examinée, comme cela devrait être le cas. Il lui est ainsi difficile d’aboutir à des conclusions exhaustives portant sur tous les aspects de la conservation et de la destruction des éléments interceptés. Elle reviendra lorsqu’elle analysera la question du contrôle a posteriori dans le régime suédois d’interception en masse sur la question des conclusions qui peuvent être tirées du fait qu’elle ne dispose pas d’informations suffisantes sur ce point ni sur d’autres aspects du fonctionnement du système suédois.

344.  En somme, aux fins de la présente étape de l’analyse, si la Cour a relevé au paragraphe précédent une lacune procédurale qu’il convient de combler, elle considère que, dans l’ensemble, les circonstances dans lesquelles les éléments interceptés doivent être détruits sont claires en droit suédois.

8)  La supervision

345.  En vertu du droit suédois, la tâche de supervision des activités de renseignement extérieur en général et de ROEM en particulier est confiée principalement à l’Inspection du renseignement extérieur. D’autres fonctions de supervision sont exercées par l’autorité de protection des données, qui dispose toutefois de moins de pouvoirs.

346.  Observant que le conseil de l’Inspection est présidé par des juges permanents ou d’anciens juges et que ses membres, nommés par le gouvernement pour un mandat d’au moins quatre ans, sont choisis parmi des candidats proposés par les groupes parlementaires, la Cour estime établi que le rôle de l’Inspection est celui d’un mécanisme de contrôle indépendant.

347.  L’Inspection dispose de pouvoirs étendus qui portent sur le déroulement des opérations de ROEM du début à la fin. Elle est en particulier chargée de donner au FRA l’accès aux canaux de transmission après avoir vérifié que l’accès demandé correspond à l’autorisation délivrée par le tribunal pour le renseignement extérieur (chapitre 6, article 19a de la loi sur les communications électroniques). Elle contrôle tous les autres aspects des activités du FRA, notamment l’interception, l’analyse, l’utilisation et la destruction des éléments recueillis. Il est important de noter qu’elle peut examiner les sélecteurs utilisés (article 10 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique) et qu’elle a accès à tous les documents pertinents du FRA (paragraphes 50-53 ci-dessus).

348.  Il apparaît donc que l’Inspection a les pouvoirs et les outils nécessaires non seulement pour vérifier le respect des exigences formelles du droit suédois, mais aussi pour examiner les aspects relatifs à la proportionnalité de l’atteinte aux droits individuels qui peut être occasionnée par les activités de ROEM. Il convient de relever à cet égard qu’au cours de ses inspections elle a procédé à de nombreuses vérifications détaillées, notamment quant aux sélecteurs employés (paragraphe 53 ci‑dessus).

349.  La requérante a souligné que certains des actes adoptés par l’Inspection revêtent la forme d’avis et de recommandations, plutôt que de décisions juridiquement contraignantes. Elle semble considérer que cela affaiblit considérablement l’impact réel du travail de l’Inspection.

350.  La Cour observe qu’en vertu de l’article 10 de la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique, l’Inspection peut, si elle constate que des signaux ont été indûment interceptés, ordonner par une décision juridiquement contraignante qu’il soit mis un terme à la collecte ou que les enregistrements ou notes concernant les données recueillies soient détruits. Sur certaines autres questions, telles que l’engagement potentiel de la responsabilité civile de l’État à l’égard d’une personne ou d’une organisation donnée, ou lorsque des éléments indiquent qu’une infraction pénale a peut-être été commise, l’Inspection est tenue de signaler les faits aux autorités compétentes pour prendre des décisions juridiquement contraignantes. La Cour juge ce dispositif satisfaisant. Elle observe que, s’il est vrai qu’il semble n’exister en droit suédois aucune possibilité juridique d’obtenir l’exécution des recommandations par lesquelles l’Inspection demande une évolution ou une rectification des pratiques du FRA, la Direction nationale du contrôle de la gestion publique, qui a vérifié les activités de supervision de l’Inspection en 2015, a constaté que le FRA disposait de procédures de prise en compte des avis rendus par l’Inspection et que les suggestions émises par celle-ci avaient été traitées avec sérieux et, si nécessaire, avaient donné lieu à des réformes. À l’exception d’un cas où il a déféré la question au gouvernement, le FRA a toujours pris les mesures demandées par l’Inspection (paragraphe 54 ci-dessus).

351.  Par ailleurs, les informations dont dispose la Cour quant aux inspections menées par l’Inspection confirment que celle-ci contrôle activement les activités du FRA, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sur un plan tant général et systématique que thématique. Ainsi, sur une période de huit ans, l’Inspection a réalisé 102 inspections, au cours desquelles elle a procédé à des vérifications détaillées des sélecteurs employés, de la destruction des renseignements, de la communication des rapports, de la coopération avec d’autres États et avec des organisations internationales, du traitement des données à caractère personnel et du respect général de la législation, des directives et des autorisations relatives aux activités de ROEM. Ces inspections ont donné lieu à plusieurs avis et suggestions adressés au FRA et à un avis remis au gouvernement. L’utilité de l’activité de l’Inspection est illustrée par le fait, par exemple, que lorsque, en 2011, celle-ci a invité le FRA à modifier ses règles internes concernant la destruction des données, la modification a été faite avant la fin de l’année (paragraphe 53 ci-dessus).

352.  Enfin, l’Inspection rend des rapports annuels qui sont publics, et ses activités ont été contrôlées à plusieurs reprises par la Direction nationale du contrôle de la gestion publique (paragraphes 53 et 54 ci-dessus).

353. Dans ces conditions, il n’y a pas de raison de douter que le droit et la pratique nationaux garantissent une supervision effective des activités de ROEM en Suède. De l’avis de la Cour, le rôle de l’Inspection, d’une part, et la procédure judiciaire d’autorisation préalable par le tribunal pour le renseignement extérieur, d’autre part, constituent ensemble une garantie efficace contre les abus aux stades essentiels du processus de ROEM : avant et pendant l’interception, l’analyse, l’utilisation et la destruction des informations obtenues.

9) Le contrôle a posteriori

354.  Il apparaît qu’il n’est pas contesté qu’en raison du secret, il n’a jamais été fait usage en pratique de la possibilité offerte en théorie par la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique d’aviser les personnes physiques concernées lorsque des sélecteurs les visant directement ont été employés (paragraphes 58, 59, 75 in fine et 80 ci‑dessus).

355.  De l’avis de la Cour, il est clair que, à supposer qu’elle soit techniquement possible, la notification aux personnes concernées d’activités menées dans le contexte du système suédois de ROEM aux fins du renseignement extérieur pourrait avoir des conséquences qui seraient d’une portée considérable et qu’il est difficile de prévoir à l’avance. Comme cela a déjà été observé (paragraphe 272 ci-dessus), un recours ne dépendant pas de la notification à la personne qui a fait l’objet de l’interception pourrait constituer un recours effectif dans le contexte de l’interception en masse. La Cour admet donc que l’approche de l’État défendeur à cet égard est légitime. Cependant, l’absence d’un mécanisme de notification efficace devrait être contrebalancée par des recours effectifs, ouverts à toute personne pensant que ses communications ont été interceptées et analysées.

356.  La Cour note à cet égard que la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique permet aux personnes physiques ou morales qui le souhaitent d’obtenir un contrôle a posteriori sans avoir à démontrer qu’elles ont probablement été concernées par une opération d’interception en masse. Toute personne, quels que soient sa nationalité et son lieu de résidence, peut saisir l’Inspection du renseignement extérieur. Celle-ci doit alors rechercher si les communications de cette personne ont été interceptées dans le cadre d’activités de ROEM et, si tel a été le cas, vérifier si l’interception et le traitement des informations correspondantes ont été effectués dans le respect du droit applicable. Comme cela a déjà été mentionné (paragraphe 350 ci-dessus), l’Inspection peut décider de mettre fin à une opération de ROEM ou ordonner la destruction des renseignements recueillis.

357.  Selon la requérante, il est impossible pour un particulier de savoir si ses communications ont réellement été interceptées et, de manière générale, d’obtenir une décision motivée. En vertu du droit interne pertinent, l’Inspection informe simplement la personne qui l’a saisie qu’elle a procédé au contrôle sollicité (paragraphe 61 ci-dessus).

358.  Il ressort des éléments dont dispose la Cour (voir, en particulier, les paragraphes 61 et 203 ci-dessus) que l’Inspection examine régulièrement les demandes dont la saisissent des particuliers.

359.  La Cour observe cependant que, même s’il est vrai que l’Inspection est un organe indépendant, elle a notamment pour mission de superviser et de contrôler les activités du FRA et, dans ce cadre, de prendre ou d’approuver des décisions opérationnelles concernant pour certaines l’accès aux canaux de transmission, l’utilisation de sélecteurs, ainsi que l’analyse, l’utilisation et la destruction des éléments interceptés (paragraphes 50-53 ci‑dessus). Ainsi, lorsque l’Inspection est amenée à exercer son rôle supplémentaire de contrôle a posteriori à la demande d’un particulier, elle peut se trouver dans une situation où il lui incombe de contrôler ses propres activités de supervision des mesures d’interception en masse mises en œuvre par le FRA. Compte tenu du secret qui entoure, légitimement, les procédures pertinentes, et en l’absence d’obligation juridique imposant à l’Inspection de rendre à la personne concernée une décision motivée, des doutes peuvent surgir sur le point de savoir si l’examen qu’elle fait des demandes dont elle est saisie en pareil cas offre des garanties adéquates d’objectivité et de minutie. On ne peut exclure que ce double rôle de l’Inspection risque de générer des conflits d’intérêts et, par conséquent, la tentation de passer sous silence une omission ou une faute afin d’éviter les critiques ou d’autres conséquences.

360.  La Cour ne méconnaît pas, à cet égard, le fait que l’Inspection est elle‑même soumise à des audits (paragraphe 54 ci-dessus), qui pourraient en principe être considérés comme une garantie pertinente. Elle constate cependant que le Gouvernement n’a fourni aucune information démontrant que les audits menés jusqu’à présent aient porté sur les contrôles effectués par l’Inspection à la demande d’une personne cherchant à savoir si ses communications avaient été interceptées par le FRA. Il apparaît que la Direction nationale du contrôle de la gestion publique – qui est chargée de vérifier un nombre important d’organes administratifs dans différents secteurs – n’est nullement tenue d’effectuer des vérifications aussi spécifiques et de le faire régulièrement. Dans ces conditions, et compte tenu du problème structurel relevé au paragraphe précédent, la Cour n’est pas convaincue que la simple possibilité pour la Direction nationale du contrôle de la gestion publique d’examiner le traitement fait par l’Inspection des demandes dont elle est saisie soit suffisante.

361.  Par ailleurs, la Cour considère qu’un système de contrôle a posteriori dans lequel l’autorité saisie ne rend pas des décisions motivées communiquées aux intéressés, ou au moins des décisions contenant une motivation accessible à un avocat spécial titulaire d’une habilitation de sécurité, dépend trop largement de l’initiative et de la persévérance de fonctionnaires opérant à l’abri des regards. Elle observe que dans le système suédois, aucun détail n’est communiqué au demandeur quant à la teneur et à l’issue du contrôle effectué par l’Inspection, laquelle semble ainsi bénéficier d’une grande latitude. Une décision motivée présente l’avantage indéniable de mettre à la disposition du public des indications quant à l’interprétation des règles juridiques applicables, aux limites à respecter et à la manière dont l’intérêt public et les droits individuels doivent être mis en balance dans le contexte spécifique de l’interception en masse de communications. Comme la Cour l’a noté dans l’arrêt Kennedy (précité, § 167), la publication de telles conclusions juridiques accroît le degré de contrôle exercé en la matière. Ces observations amènent la Cour à considérer que les caractéristiques susmentionnées du système suédois n’offrent pas une base suffisante pour que le public soit assuré que, si des abus devaient se produire, ils seraient dévoilés et réparés.

362.  Il est vrai que les particuliers peuvent saisir les médiateurs parlementaires et le chancelier de la Justice et que ceux-ci peuvent examiner la conduite des autorités afin, notamment, d’en contrôler la légalité et de s’assurer qu’il n’a pas été porté atteinte à des droits et libertés fondamentaux. Le chancelier et les médiateurs peuvent engager des procédures pénales ou disciplinaires (paragraphes 66-68 ci‑dessus). S’il s’agit là de mécanismes de plainte pertinents, la Cour observe qu’ils semblent ne pas avoir été utilisés fréquemment dans le contexte de l’interception en masse de communications (paragraphe 67 in fine ci‑dessus). En tout état de cause, elle estime qu’une procédure juridique menée devant un organe indépendant qui, dans la mesure du possible, examine l’affaire de manière contradictoire et rende des décisions motivées et juridiquement contraignantes est un élément essentiel de l’effectivité d’un contrôle a posteriori. Or ni la plainte au chancelier ni la plainte aux médiateurs ne répondent à ces conditions.

363.  Enfin, la Cour souscrit à l’argument de la requérante selon lequel le recours ouvert devant l’IPT au Royaume-Uni (Big Brother Watch et autres, précité, §§ 413-415) montre qu’il est possible de concilier les impératifs légitimes de sécurité et la nécessité d’assurer un contrôle a posteriori fiable des activités d’interception en masse.

364.  En bref, le double rôle de l’Inspection et l’impossibilité pour les particuliers d’obtenir des décisions motivées sous quelque forme que ce soit en réponse à leurs plaintes ou questionnements concernant l’interception en masse de communications – éléments qui sont l’un et l’autre contraires aux exigences d’un contrôle a posteriori effectif – doivent être considérés comme une carence du régime suédois, dont il faut tenir compte pour apprécier la compatibilité de ce régime avec l’article 8 de la Convention. Compte tenu du fait qu’elle ne dispose d’informations suffisantes ni quant à la pratique du tribunal pour le renseignement extérieur relativement à l’autorisation judiciaire préalable de catégories de sélecteurs ou de sélecteurs forts (paragraphe 300 ci-dessus) ni quant à la manière dont les normes relatives à la destruction des éléments interceptés sont appliquées dans la pratique (paragraphe 343 ci-dessus), la Cour juge cette carence particulièrement significative. Les éléments susmentionnés exacerbent indubitablement les craintes des individus concernés quant au point de savoir s’ils ont pu faire l’objet d’agissements arbitraires abusifs.

10)    Conclusion

365.  Il ne fait aucun doute pour la Cour que l’interception en masse est d’une importance vitale pour les États contractants, qui en ont besoin pour détecter les menaces pesant sur leur sécurité nationale. Cela a en particulier été reconnu par la Commission de Venise (paragraphe 86 ci-dessus). Il apparaît que, dans les conditions actuelles, aucune autre solution ou combinaison de solutions ne serait suffisante pour remplacer cette activité.

366.  La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a pas pour tâche de prescrire un modèle idéal pour le ROEM mais de contrôler la conformité à la Convention des dispositifs juridiques et pratiques existants, lesquels varient dans leur conception et dans leur fonctionnement d’une Partie contractante à l’autre. Elle doit pour ce faire considérer comme un tout le modèle de ROEM – en l’espèce le modèle suédois – et ses garanties contre les abus.

367.  Dans le cas présent, l’examen du système suédois d’interception en masse a révélé que celui-ci est fondé sur des règles juridiques détaillées, que sa portée est clairement délimitée et qu’il offre des garanties. Les motifs pour lesquels l’interception en masse peut être autorisée en Suède sont clairement définis, les circonstances dans lesquelles les communications peuvent être interceptées et examinées sont énoncées avec une clarté suffisante, la durée de l’interception est juridiquement encadrée et contrôlée, et les procédures à suivre pour la sélection, l’examen et l’utilisation des éléments interceptés sont assorties de garanties adéquates contre les abus. Les mêmes protections s’appliquent au contenu des communications interceptées et aux données de communication.

368.  Surtout, la procédure judiciaire d’autorisation préalable telle qu’elle existe en Suède et la supervision exercée par un organe indépendant permettent en principe de garantir en pratique l’application des règles du droit interne et des standards de la Convention et de limiter le risque de conséquences disproportionnées portant atteinte aux droits protégés par l’article 8. Il convient notamment de tenir compte du fait qu’en Suède, les limites à respecter pour chaque mission d’interception en masse ainsi que la légalité et la proportionnalité de la mission font l’objet d’une procédure judiciaire d’autorisation préalable devant le tribunal pour le renseignement extérieur, qui siège en présence d’un représentant chargé de la protection de la vie privée défendant l’intérêt public.

369.  La Cour a constaté trois carences dans le régime suédois d’interception en masse : l’absence de règle claire concernant la destruction des éléments interceptés qui ne contiennent pas de données à caractère personnel (paragraphe 342 ci-dessus), le fait que ni la loi relative au renseignement d’origine électromagnétique ni aucun autre texte n’énonce l’obligation de prendre en compte les intérêts liés à la vie privée lorsqu’une décision de partage de renseignements avec des partenaires étrangers est adoptée (paragraphes 326-330 ci-dessus) et l’absence de contrôle a posteriori effectif (paragraphes 359-364 ci-dessus).

370.  Le potentiel de conséquences négatives sur l’exercice des droits protégés par l’article 8 qui découle de la première de ces carences est limité par le fait que le droit suédois renferme des règles claires prévoyant la destruction des éléments interceptés dans un certain nombre de circonstances et, en particulier, lorsqu’ils contiennent des données à caractère personnel.

371.  La Cour considère en revanche que la deuxième carence pourrait entraîner des conséquences négatives très importantes pour les personnes physiques ou morales concernées. Comme elle l’a relevé, cette carence pourrait en effet permettre la transmission mécanique vers l’étranger d’informations, dont la communication porte gravement atteinte au droit au respect de la vie privée ou au droit au respect de la correspondance, qui ne présenteraient pourtant que très peu d’intérêt pour le renseignement. Une telle transmission peut ainsi engendrer des risques manifestement disproportionnés d’atteinte aux droits protégés par l’article 8 de la Convention. Par ailleurs, aucune obligation juridiquement contraignante n’impose au FRA d’analyser les garanties offertes par le destinataire étranger des renseignements afin de déterminer si elles sont d’un niveau minimum acceptable.

372.  Enfin, le double rôle de l’Inspection et l’impossibilité pour les particuliers d’obtenir des décisions motivées sous quelque forme que ce soit en réponse à leurs plaintes ou interrogations concernant l’interception en masse de communications affaiblissent le mécanisme de contrôle a posteriori dans une mesure qui engendre des risques pour le respect des droits fondamentaux des personnes concernées. Par ailleurs, l’absence de contrôle effectif au dernier stade de l’interception n’est pas conciliable avec la situation constatée par la Cour, où l’intensité de l’ingérence faite dans l’exercice des droits protégés par l’article 8 augmente au fur et à mesure que le processus avance (paragraphes 239 et 245 ci‑dessus), et elle ne satisfait pas à l’exigence de « garanties de bout en bout » (paragraphe 264 ci‑dessus).

373.  La Cour est convaincue que les caractéristiques principales du régime suédois d’interception en masse répondent aux exigences de la Convention relatives à la qualité de la loi, et elle considère que tel qu’il fonctionnait au moment où la chambre l’a examiné, ce régime demeurait dans la plupart de ses aspects dans les limites de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». Elle juge en revanche que les carences mentionnées aux paragraphes précédents ne sont pas suffisamment compensées par les garanties existantes et que, partant, le régime suédois d’interception en masse excède la marge d’appréciation accordée aux autorités de l’État défendeur à cet égard. Elle rappelle que l’interception en masse recèle un potentiel considérable d’abus susceptibles de porter atteinte au droit des individus au respect de leur vie privée (paragraphe 261 ci‑dessus).Eu égard au principe de la prééminence du droit, laquelle est expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à l’objet et au but de l’article 8 (Roman Zakharov, précité, § 228), la Cour estime donc que le régime suédois d’interception en masse, considéré dans son ensemble, ne contient pas de « garanties de bout en bout » suffisantes pour offrir une protection adéquate et effective contre l’arbitraire et le risque d’abus.

d)     Conclusion sur l’article 8

374.  Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus quant à la légalité et au caractère justifié du régime d’interception en masse contesté, la Cour conclut qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 8 de la Convention

Elvir et Eldina MEHMEDOVIC contre la Suisse du 17 janvier 2019 requête n° 17331/11

Non violation de l'article 8 : La Cour déclare mal fondée une requête portant sur la surveillance d’un assuré par les détectives d’une assurance privée dans des lieux publics.

L’affaire concerne la surveillance d’un assuré (M. Mehmedovic), et par ricochet de son épouse, dans des lieux publics par des détectives d’une assurance dans le but de vérifier si la demande en réparation de l’intéressé, qui faisait suite à la survenance d’un accident, était justifiée. Les époux Mehmedovic se plaignaient d’avoir été surveillés, invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention. La Cour ne relève aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention et estime que la requête est manifestement mal fondée.

D’une part, la Cour constate que les investigations de l’assureur, effectuées à partir du domaine public et limitées à la constatation de la mobilité de M. Mehmedovic, visaient uniquement à préserver les droits patrimoniaux de l’assurance. À cet égard, la Cour estime que, comme dans sa jurisprudence Verliere c. Suisse1 , les juges nationaux ont reconnu un intérêt prépondérant à l’assureur et en ont conclu que l’atteinte à la personnalité de l’intéressé n’était pas illicite. D’autre part, la Cour note que les informations éparses, recueillies par hasard à propos de Mme Mehmedovic et sans aucune pertinence pour l’investigation, étaient loin de constituer une collecte systématique ou permanente. Selon la Cour, une ingérence dans la vie privée de l’intéressée n’a donc pas eu lieu.

LES FAITS

2. Le 28 octobre 2001, Elvir Mehmedovic (« le requérant ») subit des lésions corporelles lors d’un accident de la circulation en tant que passager d’un véhicule automobile. Il se plaignit notamment de crises d’épilepsie et de douleurs dans le bras gauche. Chiffrant ses revendications à deux millions de francs suisses (CHF), soit (actuellement) environ 1 777 353 euros (EUR), il ouvrit deux actions en réparation de son dommage ménager contre les deux conducteurs et leurs assurances de responsabilité civile.

3. Afin de constater l’existence du dommage ménager, l’assurance de responsabilité civile du requérant mandata une agence de détectives privés pour surveiller le requérant pendant une période déterminée. Le mandat d’observation et le rapport de surveillance portaient exclusivement sur le requérant. Toutes ses activités furent filmées dans des lieux accessibles au public. Les photos, les vidéos et le rapport de surveillance y relatifs montrent comment le requérant pouvait, sans grandes difficultés, porter des charges, faire ses achats, passer l’aspirateur (dans la voiture) ainsi que nettoyer et astiquer sa voiture.

4. Par hasard, Eldina Mehmedovic (« la requérante ») apparaissait notamment sur six photographies, mais elle n’y était que partiellement reconnaissable et difficilement identifiable.

5. Les résultats de cette observation furent versés à la procédure interne.

6. Dans le premier procès en responsabilité civile ayant trait à l’action partielle pour la période du 28 octobre 2001 au 31 décembre 2004, le Tribunal fédéral retint qu’une indemnité pour dommage ménager ne pouvait être exigée que par celui qui, sans accident, aurait exercé une activité ménagère, et qu’il était indispensable d’étayer le dommage ménager par des indications concrètes sur le ménage dans lequel vit la victime et sur les tâches qui lui auraient incombé sans l’accident. Il fut établi que le requérant n’avait pas satisfait à son devoir de collaboration en vue de l’établissement de l’état de fait à la base de ses prétentions d’assurance et qu’il avait donné des affirmations contradictoires, peu vraisemblables et insuffisantes sur les conséquences de son atteinte à la santé.

7. Dans le cadre du deuxième procès en responsabilité civile portant sur la réparation du dommage ménager couru dès le 1er janvier 2005, le Tribunal fédéral confirma également que la surveillance était d’autant plus justifiée que le comportement allégué par le requérant ne pouvait pas être lié à l’accident et que ses affirmations sur les tâches ménagères pouvant être accomplies avant et après l’accident devaient être considérées comme peu vraisemblables.

8. Le 15 mai 2007, devant le Tribunal cantonal de Zoug, les requérants intentèrent une action pour atteinte à leur personnalité découlant de la surveillance par des détectives dont ils avaient fait l’objet les 6, 17, 18 et 26 octobre 2006, contre l’avocat qui avait défendu l’assurance dans le procès en responsabilité civile, trois collaborateurs de l’assurance, l’assurance, ainsi que le propriétaire de l’agence de détectives privés et ses trois collaborateurs.

9. Le Tribunal cantonal de Zoug et – sur appel des requérants – le Tribunal supérieur (Obergericht) du Canton de Zoug rejetèrent la demande.

10. Par l’arrêt 5A_57/2011 du 2 juillet 2011, publié dans le Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (ATF) sous le numéro de référence 136 III 410, la Cour suprême rejeta le recours en matière civile. En substance, le Tribunal fédéral déduisit de l’ensemble des circonstances du cas d’espèce que les prises de vues pouvaient porter atteinte non seulement au droit du requérant à sa propre image mais également à son droit au respect de sa vie privée. Pourtant, selon le Tribunal fédéral, la violation des droits de la personnalité du recourant était justifiée par un intérêt prépondérant, ce qui fut motivé par le Tribunal fédéral comme suit (cité d’après la traduction reprise du Journal des tribunaux (JdT) 2010 I, pages 553 et suivantes [références omises]) :

« (...) 2.2.3 Une atteinte à la personnalité découlant d’une surveillance de la personne assurée par un détective privé peut répondre à des intérêts prépondérants d’ordre public ou privé, c’est-à-dire être justifiée par le fait que ni l’assurance ni l’ensemble de la collectivité de ses assurés (« die dahinter stehende Versichertengemeinschaft ») ne doivent être amenées à effectuer des prestations indues. L’intérêt à lutter efficacement contre les abus ainsi qu’à démasquer et à prévenir l’escroquerie à l’assurance doit être comparé à l’intérêt du lésé à l’intégralité de sa personne. Cette pesée d’intérêts fait appel au pouvoir d’appréciation du juge. Il faut considérer à cet égard que la personne touchée par la surveillance soulève une prétention envers l’assurance et qu’elle doit par conséquent collaborer à la constatation de son état de santé, de sa capacité de travail, etc. Elle doit donc tolérer que les investigations objectivement requises soient, le cas échéant, effectuées à son insu. L’admissibilité de la surveillance dépend en outre de l’intensité de l’atteinte et des droits de la personnalité qui sont touchés. À cet égard, il peut notamment être déterminant de savoir dans quelle mesure la surveillance se justifie au regard du type de prestations d’assurance concerné (par ex. en fonction du montant de la prétention, ou selon qu’il s’agit d’un cas-pilote ou d’un cas-bagatelle), où se déroule la surveillance (par ex. dans des lieux publics), combien de temps dure la surveillance (par ex. durant la journée ou pendant une seule semaine), quel est le contenu de la surveillance (par ex. des événements qui peuvent être observés par tout un chacun) et si les moyens utilisés dans le cadre de la surveillance (par ex. des films) sont adéquats et nécessaires pour atteindre le but poursuivi (...). »

4.4 Le recourant ne s’exprime que marginalement sur la pesée des intérêts décisive. Le point de départ est clair. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure l’atteinte à la sphère privée du recourant et la violation de son droit à sa propre image peuvent être justifiées par le fait que [l’assurance], en sa qualité d’assureur de la responsabilité civile, ne doit pas fournir, au détriment de la communauté des assurés, des prestations que le recourant réclame, le cas échéant, à tort. Il faut tenir compte à cet égard du montant élevé de la revendication formulée par le recourant, qui a été chiffrée à deux millions de francs dans l’acte de non-conciliation et dans la demande. La surveillance a eu lieu en public, elle s’est étalée sur deux à trois semaines, deux à trois jours par semaine et a concerné les activités quotidiennes du recourant. Les moyens de surveillance engagés (rapports, photographies et films) peuvent être qualifiés de nécessaires et d’appropriés, le recourant n’ayant pas satisfait à son devoir de collaboration en rapport avec la clarification objectivement nécessaire de son état de santé. (...). La surveillance et les moyens engagés à cette occasion apparaissent donc appropriés pour répondre à la question de savoir si le recourant a droit à des prestations d’assurance. En définitive, on ne saurait reprocher au Tribunal cantonal d’être parti de l’idée que les intimés pouvaient se prévaloir d’un intérêt élevé et d’avoir considéré que les atteintes à la personnalité constatées étaient justifiées par un intérêt prépondérant.

 11. Quant à l’objection de la requérante que la surveillance avait également violé ses droits protégés par l’article 28 du code civil, le Tribunal fédéral rejeta, en substance, toute atteinte à la personnalité à l’encontre de celle-ci.

DROIT

15. La Cour constate d’emblée que le cas en présence se distingue de l’affaire Vukota-Bojić c. Suisse, no 61838/10, 18 octobre 2016, où, l’assureur étant une entité publique en droit suisse, l’action de la requérante avait engagé la responsabilité de l’État sur le terrain de la Convention. En l’espèce, contrairement à ce les requérants soutiennent, l’assurance de responsabilité civile, qui est soumise à la surveillance des assurances, ne peut pas être considérée comme une assurance qui assume des tâches de droit public. La surveillance de la LSA concerne les assurances privées, c’est-à-dire les entreprises d’assurance qui ont pour but de conclure des contrats d’assurance soumis au droit privé. La surveillance étatique ne modifie pas le fait que la relation nouée entre l’assurance de responsabilité civile et l’assuré relève du droit privé.

16. La Cour rappelle que si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée (X et Y c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1985, série A no 91, p. 11, § 23). Dans l’affaire Verlière c. Suisse ((déc.), no 41953/98, CEDH 2001‑VII), la Cour avait déjà constaté que la Suisse avait rempli l’obligation positive lui incombant parce que la requérante avait à disposition des voies de recours sur le plan pénal et civil pour se plaindre des atteintes à sa personnalité et que les tribunaux avaient rejeté son action civile après une analyse approfondie des intérêts concurrents en présence (voir également Minelli c. Suisse (déc.), no 14991/02, du 14 juin 2005).

17. En ce qui concerne la violation de l’article 8 de la Convention alléguée par le requérant, la Cour note que les juges nationaux ont fait une analyse approfondie des intérêts concurrents existant entre l’assureur et le requérant. Ils ont retenu notamment que l’assurance a l’obligation de vérifier si la demande en réparation du lésé est justifiée, sachant qu’elle agit également dans l’intérêt de l’ensemble de la collectivité de ses assurés. Ils en ont déduit que l’assureur a le droit de faire des enquêtes privées et que le lésé, de son côté, doit collaborer à l’établissement des faits et tolérer que des investigations soient effectuées par l’assurance, même à son insu, lorsque cette méthode est imposée par l’objectif poursuivi (voir également Dahlberg c. Suède (déc.), no 75201/11, 9 décembre 2014). Ils ont retenu qu’en l’espèce, les investigations de l’assureur, effectuées à partir du domaine public et limitées à la constatation de la mobilité du requérant, visaient uniquement à préserver les droits patrimoniaux de l’assurance. Comme dans l’affaire Verlière, précitée, les juges ont ainsi reconnu un intérêt prépondérant à l’assureur et en ont conclu que l’atteinte à la personnalité de la requérante n’était pas illicite.

18. Quant aux allégations de la requérante, la Cour estime que celle-ci sont manifestement mal fondées dans le présent contexte. En l’espèce, les informations éparses, recueillies par hasard et sans aucune pertinence pour l’investigation, étaient loin de constituer une collecte systématique ou permanente (voir, avec références, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, §§ 59-60, CEDH 2001‑IX, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 59, CEDH 2003‑I, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 83, CEDH 2008). Ainsi, une ingérence dans la vie privée de la requérante n’a pas eu lieu.

19. Dans ces circonstances, la Cour ne constate aucune apparence de violation de l’article 8 de la Convention.

20. Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle doit être rejetée, conformément à l’article 35 § 4 de la Convention.

Antović et Mirković c. Monténégro du 28 novembre 2017 requête n o 70838/13

Article 8 : La chambre considère par 4 voix contre 3 que la vidéosurveillance d’amphithéâtres au Monténégro méconnaissait le droit des professeurs à la vie privée. Il est important que l'État du Montenegro fasse appel devant la Grande Chambre, car cet arrêt risque d'interdire de filmer des cours d'amphithéâtre pour les diffuser sur Internet.

Article 8

La Cour commence par rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. À cet égard, celui-ci arguait qu’aucune question relative à la vie privée des deux professeurs ne se posait, parce que la zone sous surveillance serait un lieu public de travail. La Cour note qu’elle a considéré auparavant que la « vie privée » pouvait inclure les activités professionnelles. Elle estime que c’est le cas dans la situation de Mme Antović et M. Mirković. L’article 8 est donc applicable et la requête recevable. La Cour rappelle ensuite qu’elle a considéré dans sa jurisprudence antérieure que la notion de vie privée pouvait inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un contexte public. Elle observe que les amphithéâtres universitaires sont les lieux de travail des professeurs, où ceux-ci non seulement enseignent, mais aussi interagissent avec les étudiants, développent des relations avec autrui et forgent leur identité sociale. Elle a déjà jugé auparavant que la vidéosurveillance secrète au travail constituait une intrusion dans la vie privée de l’employé et elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion dans le cas d’une surveillance non secrète sur le lieu de travail. Par conséquent, la vie privée de Mme Antović et M. Mirković était en jeu et la vidéosurveillance était une ingérence dans l’exercice de leurs droits. De plus, les tribunaux internes n’ont pas examiné la légalité de la mesure, puisque, dès le départ, ils ont estimé qu’aucune question relative à la vie privée ne se posait. Pourtant, l’Agence de protection des données avait été d’avis qu’il y avait ingérence et que celle-ci n’était pas prévue par la loi. Par exemple, la législation interne disposait que des caméras vidéo pouvaient être utilisées pour surveiller les zones d’accès à des locaux officiels, alors qu’en l’espèce de telles caméras avaient été installées dans des amphithéâtres. La législation interne prévoyait aussi que la surveillance pouvait avoir lieu si le but de la mesure, par exemple la prévention des dangers pour la propriété ou les personnes, ne pouvait pas être atteint autrement. L’Agence de protection des données n’avait pas établi l’existence d’un tel danger et l’autre motif cité à l’appui de la mesure, la surveillance de l’enseignement, n’était pas du tout une des justifications prévues par la loi. Partant, la Cour conclut que la vidéosurveillance en cause n’était pas prévue par la loi et qu’il y a donc eu violation de l’article 8. Satisfaction équitable

(article 41)

La Cour dit, par quatre voix contre trois, que le Monténégro doit verser 1 000 euros (EUR) à chacun des requérants pour dommage moral et 1 669,50 EUR aux requérants pour frais et dépens.

PETRIE c. ITALIE du 18 mai 2017 Requête 25322/12

Non Violation de l'article 8 :  Le requérant reproche que des adversaires politiques lui ont fait tenir des propos qu'ils n'auraient jamais dits, dans une conférence nationale. Il s'agit d'une affaire qui est dans la marge d'appréciation des États non soumise au respect de la Conv EDH.

38. La Cour note, tout d’abord, que la présente requête appelle un examen du juste équilibre à ménager entre le droit du requérant au respect de sa vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention, et le droit de X et Y à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Elle estime donc utile de rappeler les principes généraux pertinents.

a) Principes généraux relatifs à la protection de la vie privée et à la liberté d’expression

39. La notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale. Il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée ». Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert par l’article 8 de la Convention en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée (Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, § 38, 4 octobre 2007, et A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009). Cependant, pour que l’article 8 trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, et Karakó c. Hongrie, no 39311/05, § 23, 28 avril 2009).

40. La Cour rappelle également que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Le paragraphe 2 de l’article 10 reconnaît que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions nécessaires à la protection de la vie privée ou de la réputation d’autrui (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV).

41. La Cour rappelle encore que le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003‑III). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001‑I).

42. Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 105, CEDH 2012). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (ibidem ; voir également Polanco Torres et Movilla Polanco, précité, § 41).

43. Dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle sous l’angle de l’article 8 de la Convention ou sous l’angle de l’article 10. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits)).

44. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 57, CEDH 2011, et Von Hannover (no 2), précité, § 107). En d’autres termes, dans pareilles circonstances la Cour reconnaît de façon générale à l’État une ample marge d’appréciation (Delfi AS, précité, § 139).

45. Dans ses arrêts Von Hannover (no 2) et Axel Springer AG (précités), la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

b) Application à la présente espèce

46. La présente requête porte sur l’attribution au requérant, par X et Y, de certains propos que l’intéressé nie avoir tenus et qu’il estime susceptibles d’affecter sa réputation et son honneur.

47. La Cour observe que les propos attribués au requérant pouvaient contribuer à présenter celui-ci comme une personne peu avisée, ayant une tendance à formuler des accusations graves et généralisées. Compte tenu également du rôle que le requérant jouait en tant que président de l’ALLSI, la Cour observe que les déclarations de X et Y pouvaient porter atteinte à la réputation et à l’honneur de l’intéressé. Toutefois, elle n’est pas persuadée qu’elles constituaient une atteinte à la vie privée du requérant d’une gravité suffisante pour rendre l’article 8 de la Convention applicable. Elle observe en effet que X et Y ont rapporté de manière non littérale des propos que le requérant aurait tenus, sans lui adresser de paroles offensantes, injurieuses ou propres à nuire à sa jouissance du droit au respect de la vie privée.

48. La Cour estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer formellement sur la question de l’applicabilité de l’article 8 en l’espèce. Même en admettant que la gravité des déclarations de X et Y atteigne le seuil justifiant l’entrée en jeu de cette disposition, elle considère néanmoins qu’il n’y a pas eu violation de celle-ci pour les raisons qui suivent.

49. La Cour rappelle que la présente requête appelle un examen, sur la base des critères identifiés dans sa jurisprudence (paragraphe 45 ci-dessus), du juste équilibre à ménager entre les intérêts en cause.

50. Elle observe, tout d’abord, que le débat dans lequel X et Y ont fait leurs affirmations litigieuses avait comme objet les revendications syndicales de la catégorie professionnelle des lecteurs de langue étrangère. Il ressort du dossier que ce débat était particulièrement vif à l’époque des faits et que la négociation syndicale se déroulait même au niveau international au sein des institutions communautaires. En outre, la Cour observe que les affirmations de X et Y concernaient en particulier des déclarations formulées par le requérant à l’égard de probables irrégularités dans l’évaluation des titres académiques de deux lecteurs britanniques par l’université de Venise (paragraphe 7 ci-dessus). Pour la Cour, les propos de X et Y s’inscrivaient donc dans le cadre d’un débat d’intérêt public, ce qui n’est d’ailleurs pas contesté par le requérant (paragraphe 34 ci-dessus).

51. La Cour observe ensuite que, même si le requérant n’était pas connu du grand public, son activité syndicale faisait de lui un personnage connu dans son secteur professionnel. Le fait qu’il avait été invité à intervenir devant la commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen atteste de la notoriété dont il jouissait dans ledit secteur. De plus, la Cour relève que, en intervenant ainsi au sein d’un débat d’intérêt public dans un cadre institutionnel international, le requérant s’était volontairement exposé à la critique et qu’il se devait de se montrer plus tolérant à l’égard de celle-ci.

52. Quant au contenu et à la forme des propos litigieux, ainsi que plus globalement aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que la cour d’appel a analysé de manière approfondie le contexte factuel et les différents propos en cause. En premier lieu, la cour d’appel a mis l’accent sur les circonstances dans lesquelles X et Y ont prononcé les déclarations litigieuses, en soulignant qu’il s’agissait d’un évènement organisé par un syndicat, avec la participation de personnalités porteuses d’intérêts opposés, et organisé dans le but d’amorcer plusieurs débats (paragraphe 22 ci-dessus). Elle a conclu que le climat de discussion constructive qui animait les travaux tendait à exclure l’existence d’un dol de la part de X et Y (paragraphe 22 ci-dessus). En deuxième lieu, elle a effectué une analyse détaillée de la signification des affirmations faites par X et Y, en concluant que ceux-ci avaient relaté de manière correcte la substance des propos tenus par le requérant (paragraphe 24 ci-dessus). Elle a, d’une part, indiqué que, dans le langage courant, l’emploi du mot « mafia » faisait souvent fi des origines « ethniques » et historiques de ce terme. Elle a, d’autre part, exposé que ce terme, comme celui de « raccomandazioni », pouvait être employé pour évoquer l’idée d’un centre de pouvoir élitaire, dépourvu de transparence et favorisant ses membres en méconnaissance de tout critère méritocratique (paragraphe 23 ci-dessus).

53. La Cour estime que, eu égard à la marge d’appréciation de l’État, les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier le contexte factuel dans le cadre duquel se placent les affirmations en cause.

54. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que les juridictions nationales ont procédé à une évaluation circonstanciée de l’équilibre à ménager entre le droit de X et Y à la liberté d’expression et le droit du requérant au respect de sa vie privée. Rien ne permet de conclure que, dans cette évaluation des intérêts divergents, elles aient outrepassé la marge d’appréciation qui leur est reconnue et qu’elles aient manqué à leurs obligations positives à l’égard du requérant au titre de l’article 8 de la Convention. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

Vukota-Bojic c. Suisse du 18 octobre 2016 requête no 61838/10

Violation des articles 6-1 et 8 de la Conv EDH : La surveillance illicite d’une victime d’accident de la route par une compagnie d’assurances était contraire à son droit à la vie privée.

La Cour estime que la surveillance mise en place par l’assureur s’analyse en une violation du droit à la vie privée de Mme Vukota-Bojić. Elle constate tout d’abord que, l’assureur étant un acteur d’un régime d’assurance public, considéré en droit interne comme une entité publique, son action est imputable à l’État. De plus, bien que la surveillance ait été seulement conduite dans des lieux publics, l'article 8 § 1 était applicable étant donné que les enquêteurs ont agi de manière systématique, qu’ils ont compilé des données permanentes sur Mme Vukota-Bojić et que celles-ci ont été sollicitées afin de régler un litige en matière d’assurance. Il y a donc eu ingérence dans la vie privée de Mme Vukota-Bojić. De plus, cette ingérence n’était pas « prévue par la loi » comme le prescrit l'article 8 § 2. Si la législation suisse permettait bien aux compagnies d’assurances de prendre les « mesures d’enquête nécessaires » et de recueillir les « informations nécessaires » en cas de réticence d’un assuré à livrer des informations, ces dispositions étaient insuffisamment précises. En particulier, elles n’indiquaient pas à quel moment et pendant quelle durée la surveillance pouvait être conduite ni ne prévoyaient des garanties contre les abus, par exemple des procédures à suivre lorsque les compagnies stockent, consultent, examinent, utilisent, communiquent ou détruisent des informations. Il en avait résulté un risque d’accès et de divulgation non autorisés d’informations. La surveillance de Mme Vukota-Bojić était donc contraire à l’article 8. Article 6 (droit à un procès équitable) La Cour juge que la production au prétoire des preuves recueillies au moyen de la surveillance, ainsi que de l’avis d’expert du Dr H. fondé sur ces pièces, n’était pas contraire à l’article 6. Considérée dans son ensemble, la procédure a été conduite équitablement. Mme Vukota-Bojić a eu la possibilité de contester l’admissibilité du rapport de surveillance et des preuves y associées, et le Tribunal fédéral a motivé sa décision autorisant leur admission. De plus, les données recueillies au moyen de la surveillance et l’avis du Dr H. n’étaient pas les seules preuves sur lesquelles la décision du Tribunal fédéral était fondée, celui-ci ayant également souligné l’existence d’autres rapports médicaux contradictoires.

BREMNER c. TURQUIE du 13 octobre 2015 requête n° 37428/06

Violation de l'article 8, le requérant est pris par des journalistes, en "flagrant délit" de prosélytisme chrétien en Turquie, État musulman. La vidéo est diffusée à la télévision et il subit les sarcasmes et les insultes de "bons musulmans".  Les tribunaux ne le protègent pas. Il y a non respect du devoir positif de protection de la vie privée.

a) Les principes généraux

59. La Cour note que le requérant ne se plaint pas d’un acte de l’État, mais d’une absence de protection suffisante de la part de celui-ci, de sa vie privée face aux atteintes commises par des tiers.

60. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

61. La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (ibidem).

62. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image. Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement. La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne. Il en va de même pour un enregistrement vidéo (De La Flor Cabrera c. Espagne, no 10764/09, § 30, 27 mai 2014).

63. Dans des affaires, comme la présente, où cette protection de la vie privée doit être mise en balance avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention, l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Axel Springer AG c. Allemagne (no 2), no 48311/10, § 56, 10 juillet 2014). En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 87, 7 février 2012, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).

64. La Cour estime par conséquent utile de rappeler également sa jurisprudence relative à la liberté d’expression.

65. Cette liberté constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d’autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004‑IV, ou encore, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24).

66. La Cour a par ailleurs souligné à de nombreuses reprises le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. À sa fonction qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 59 et 62, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 71, CEDH 2004‑XI).

67. L’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à ladite liberté dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, 23 avril 2015).

68. La liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 148, CEDH 2007‑V). Il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Eerikäinen et autres c. Finlande, no 3514/02, § 65, 10 février 2009).

69. Dans ses arrêts de Grande Chambre Axel Springer et Von Hannover, précités, la Cour a résumé les critères pertinents pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée : ils comprennent notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, la forme et les répercussions de la publication et la gravité de la sanction imposée.

70. Enfin, la Cour rappelle ensuite que peuvent entrer en ligne de compte la façon dont un reportage ou une photo sont publiés et la manière dont la personne visée y est représentée (voir Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 63 et 65, CEDH 2015, ainsi que les références qui y figurent).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

71. La Cour relève que la question des obligations positives de l’État défendeur se pose au niveau des décisions des juridictions internes – qui, selon le requérant, ne lui ont pas offert de protection contre l’ingérence des journalistes dans sa vie privée. C’est donc en ayant égard à la mise en balance par les juridictions internes du droit découlant de l’article 8 avec le droit à la liberté d’expression au regard de l’article 10, dont les journalistes concernés sont titulaires, que la Cour devra apprécier le degré satisfaisant ou non de la protection offerte à l’intéressé (Von Hannover, précité, § 58).

72. La Cour observe que le reportage concernait le prosélytisme religieux, qui est, à l’évidence, un sujet d’intérêt général, domaine où la liberté journalistique bénéficie d’une protection accrue.

73. Elle relève que le reportage était critique et que des termes offensants tels que « marchand de religion » y étaient utilisés pour caractériser le requérant. Quant au terme de « bigoterie », s’il n’est guère flatteur, la Cour note qu’il n’a pas été utilisé en relation avec le requérant mais pour qualifier les pratiques de certaines confréries.

74. La Cour estime que l’utilisation du vocable « marchand de religion » relevait d’un jugement de valeur. Or, de tels jugements ne se prêtent pas à la démonstration de leur véracité. Par ailleurs, la Cour rappelle que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation.

75. Elle considère que le reportage litigieux ne contenait pas d’attaque personnelle gratuite à l’encontre du requérant (voir Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, §§ 9 et 30, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, pour l’utilisation du terme imbécile et, a contrario, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 46, 22 février 2005). Elle estime par ailleurs qu’il ne relevait pas non plus du discours de haine, étant donné qu’il n’incitait pas à la haine ou à la violence envers un groupe religieux ni ne dénigrait les convictions et croyances d’un tel groupe (comparer avec Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).

76. En ce qui concerne la méthode utilisée pour réaliser le reportage, la Cour considère que l’usage d’une technique aussi intrusive et aussi attentatoire à la vie privée que celle de la caméra cachée doit en principe être restreint. Néanmoins, la Cour n’ignore pas l’importance des moyens d’investigation secrets pour l’élaboration de certains types de reportage. En effet, dans certains cas, l’usage de la caméra cachée peut s’avérer nécessaire pour le journaliste, par exemple lorsque les informations sont difficiles à obtenir par un autre moyen (comparer avec l’affaire De La Flor Cabrera, précitée, § 40, qui portait sur la réalisation d’un enregistrement vidéo sans le consentement de la personne filmée à des fins d’administration de la preuve dans un débat judiciaire). Toutefois, cet outil de dernier ressort doit être utilisé dans le respect des règles déontologiques et en faisant preuve de retenue.

77. Quant à la balance des droits en jeu, la Cour réitère les critères mentionnés au paragraphe 69 plus haut, dont notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage ainsi que la forme et les répercussions de la publication.

78. Dans ce cadre, elle observe en premier lieu que le requérant ne s’était pas lui-même exposé au public si ce n’est en passant une annonce dans un journal. Il ne pouvait pas soupçonner qu’en discutant avec la personne qui l’avait contacté et ses amis, il risquait de se voir critiquer publiquement. Il pensait tout à fait légitimement avoir affaire à de simples particuliers intéressés par le christianisme.

79. Sur ce point, l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant était lui-même journaliste et que les limites de la liberté d’expression à son égard étaient plus larges que pour un simple particulier n’est pas recevable. En effet, si le requérant était effectivement le correspondant d’un journal australien en Turquie, il était totalement inconnu du public turc et n’agissait pas en cette qualité.

80. En ce qui concerne la contribution que la diffusion de l’image du requérant pouvait apporter à un débat d’intérêt général, la Cour ne discerne aucun élément, ni dans le reportage litigieux ni dans les observations des parties, pouvant expliquer les éventuelles raisons d’intérêt général pour lesquelles les journalistes décidèrent de diffuser l’image du requérant sans précaution particulière, telle par exemple un voilage (voir, à cet égard, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 80, CEDH 2003‑I). Eu égard notamment à l’absence de notoriété du requérant, rien ne laisse supposer que ladite diffusion ait eu une valeur d’information en tant que telle ou qu’elle ait été utilisée à bon escient (voir, mutatis mutandis, Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, §§ 59 et 60, 17 octobre 2006)

81. Dans ces conditions, la diffusion de l’image du requérant sans précaution ne saurait être regardée comme une contribution à un quelconque débat d’intérêt général pour la société, quel que soit le degré d’intérêt de celle-ci envers la question du prosélytisme religieux

82. À cet égard, la Cour rappelle que dans l’affaire Haldimann, précitée, qui concernait les sanctions infligées à des journalistes en raison de la diffusion de l’enregistrement, réalisé en caméra caché, d’une prétendue négociation entre un courtier en assurance et un journaliste, la Cour avait conclu à la violation du droit à la liberté d’expression des requérants. Pour ce faire, elle avait considéré comme déterminante la circonstance que les requérants avait pixélisé le visage du courtier et modifié sa voie (voir le paragraphe 65 de l’arrêt en question).

83. De surcroît, la Cour note qu’aucune des juridictions internes ne semble avoir procédé à une évaluation de ce dernier point, celui de la contribution au débat d’intérêt général de la diffusion de l’image du requérant sans floutage.

84. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, et malgré la marge d’appréciation dont l’État dispose en la matière, la Cour estime que, concernant la diffusion sans floutage ou voilage de l’image du requérant, les juridictions turques n’ont pas établi un juste équilibre entre les intérêts en conflit. La manière dont elles ont traité l’affaire n’a donc pas assuré au requérant une protection suffisante et effective de son droit à l’image et, partant, de sa vie privée.

85. Dès lors, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

FLOR CABRERA c. ESPAGNE du 27 mai 2014 requête 10764/09

Non violation de l'article 8 : Les images qui devaient servir de preuve dans un procès ont été prises par des détectives privés, sur la voix publique, pendant que le requérant conduisait sa moto alors qu'il alléguait que l'accident subi lui avait provoqué des craintes et peurs qui l'empêchaient de conduire.

LES FAITS

5.  Le 19 septembre 1997, le requérant, résidant à Séville, fut renversé par une voiture alors qu’il se promenait à vélo. Après l’accident, il engagea une action civile en dommages et intérêts à l’encontre du conducteur et de la compagnie d’assurances M. en raison des séquelles prétendument subies, à savoir une névrose post-traumatique qui entraînait pour lui, selon ses dires, une peur intense de conduire des véhicules.

6.  Lors du procès devant le juge de première instance no 4 de Séville, la compagnie d’assurances M. fournit comme éléments de preuve des vidéos de scènes de la vie quotidienne du requérant dans des espaces publics, censées démentir l’existence de la peur invoquée. En particulier, les images montraient le requérant conduisant une moto. Les vidéos avaient été enregistrées par un cabinet de détectives privés engagés par l’assureur, à l’insu du requérant.

7.  Par un jugement du 15 mars 1999, le juge de première instance no 4 de Séville, faisant partiellement droit aux prétentions du requérant, condamna les défendeurs à lui payer une indemnité, mais d’un montant inférieur à celui qu’il réclamait.

8.  Tant les défendeurs que le requérant firent appel. Par un arrêt du 19 février 2001, l’Audiencia Provincial de Séville considéra que les prétentions du requérant étaient abusives dans la mesure où ses affirmations n’étaient appuyées par aucun élément de preuve. Elle se prononça en outre en faveur de la validité du rapport des détectives privés. En effet, les circonstances dans lesquelles avaient été prises les images ne constituaient pas une interférence dans le comportement du requérant ni un conditionnement de celui-ci.

9.  Contre cet arrêt le requérant se pourvut en cassation. Par une décision du 27 juillet 2004, le Tribunal suprême déclara le pourvoi irrecevable.

NON VIOLATION ARTICLE 8

a)  Principes généraux

30.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 95-96, CEDH 2012). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne, même si cette personne est une personne publique (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002). À plus forte raison, la Cour est d’avis que l’enregistrement d’images vidéo constitue également une ingérence dans la vie privée d’un individu.

31.  Par ailleurs, la Cour a eu l’occasion d’indiquer que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, du fait qu’elle dégage son originalité et lui permet de se différencier de ses congénères. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des composantes essentielles de son épanouissement personnel et présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image. Si pareille maîtrise implique dans la plupart des cas la possibilité pour l’individu de refuser la diffusion de son image, elle comprend en même temps le droit pour lui de s’opposer à la captation, la conservation et la reproduction de celle-ci par autrui. En effet, l’image étant l’une des caractéristiques attachées à la personnalité de chacun, sa protection effective présuppose, en principe, le consentement de l’individu dès sa captation et non pas seulement au moment de son éventuelle diffusion au public. Dans le cas contraire, un attribut essentiel de la personnalité pourrait être détenu par autrui sans que l’intéressé ait la maîtrise sur son éventuel usage ultérieur (voir, mutatis mutandis, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 40, 15 janvier 2009).

32.  La Cour réaffirme en outre que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre des abus de la part de tiers (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004‑VI).

33.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. Il existe en effet plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 24, série A no 91 et Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003-III).

34.  Dans ce sens, dans des affaires relatives à la divulgation de données à caractère personnel, la Cour a reconnu qu’il convenait d’accorder aux autorités nationales compétentes une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés qui se trouvent en concurrence. Cependant, cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen (Funke c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-A, § 55) et son ampleur est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence (Z c. Finlande, arrêt du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 348, § 99).

b)  Application de ces principes en l’espèce

35.  La Cour note que la présente affaire ne porte pas sur la diffusion d’images relatives à la vie quotidienne du requérant, mais exclusivement sur la prise et l’utilisation ultérieure de telles images en tant que moyen de preuve dans le cadre d’un procès civil (voir a contrario, Sciacca c. Italie (no 50774/99, CEDH 2005‑I). De même, les images litigieuses n’avaient pas vocation à être publiées (voir a contrario, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 9, CEDH 2003‑I), leur prise n’ayant pas été effectuée d’une manière systématique ou permanente (voir, a contrario, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 43-44, CEDH 2000‑V).

36.  La Cour doit par conséquent examiner la question de savoir si, en l’absence de diffusion des images litigieuses, il y a ou non eu atteinte au droit à la protection de la vie privée du requérant (voir mutatis mutandis Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 38, 15 janvier 2009). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010, et Petrov c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010).

37.  En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant se trouvait sur la voie publique lorsque les scènes furent enregistrées, et qu’il n’y a eu aucune interférence dans son comportement.

38.  La Cour ne voit pas de raisons valables de s’écarter de l’approche des tribunaux nationaux. En effet, elle constate que les images litigieuses ont été prises alors que le requérant se livrait à une activité susceptible d’être enregistrée, en l’occurrence la conduite d’une moto pour des déplacements sur la voie publique. De plus, les images furent utilisées exclusivement en tant que moyen de preuve devant un juge. Il n’y avait donc aucun risque d’exploitation ultérieure.

39.  La Cour relève par ailleurs que les images du requérant ont été filmées par une agence de détectives privés qui respectait l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce type d’activités : l’agence en question était dûment agréée par l’État et inscrite comme telle dans un registre administratif, et la prise d’images en vue de leur utilisation dans le cadre d’un procès était prévue par l’article 265 du code de procédure civile.

40.  Quant au but poursuivi par l’utilisation de la cassette vidéo, la Cour juge raisonnable de considérer que les images enregistrées avaient vocation à contribuer de façon légitime au débat judiciaire, afin de permettre à l’assureur de mettre à la disposition du juge l’ensemble des éléments pertinents. En effet, les images litigieuses contredisaient les affirmations du requérant selon lesquelles il était devenu incapable, à la suite de son accident, de conduire des véhicules à moteur. Dans la mesure où sa demande d’indemnisation était fondée sur cette incapacité, il était nécessaire, de l’avis de la Cour, que tout élément prouvant le contraire pût être soumis au juge. Il y allait de l’intérêt public de garantir à tout justiciable un procès équitable.

41.  En ce qui concerne plus particulièrement la non-restitution des cassettes, la Cour constate que, comme le relève le Gouvernement, celles-ci ont été incorporées au dossier judiciaire comme éléments de preuve au procès civil (paragraphe 6 ci-dessus) et rappelle que l’utilisation de ces éléments, dont faisaient partie les enregistrements, resta limitée aux fins du procès et ne donna nullement lieu à leur diffusion publique (voir a contrario, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 57, CEDH 2001‑IX).

42.  Par conséquent, l’ingérence dans le droit du requérant à sa vie privée n’a pas été disproportionnée à la lumière des exigences de l’article 8 de la Convention. En conséquence, il n’y a pas eu de violation de cette disposition de la Convention.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, 10 mai 2023 Pourvoi n° 22-86.186 rejet

4. Pour rejeter le moyen de nullité de la captation d'images de personnes se trouvant sur la voie publique, l'arrêt attaqué commence par rappeler que le 19 novembre 2020 à 14 heures, les enquêteurs, ayant localisé un véhicule recherché, ont mis en place un dispositif de surveillance et, à un moment, ont décidé d'enregistrer les scènes qu'ils observaient avec un camescope en vue d'extraire des images qu'ils ont ensuite annexées au procès-verbal de surveillance.

5. Les juges énoncent que les prises de vue ont été réalisées sur la voie publique de manière non continue, l'appareil en cause n'étant pas fixé ou installé durablement sur place et ne fonctionnant pas en permanence compte tenu de la présence intermittente des enquêteurs.

6. Ils ajoutent que les prises d'images et leur exploitation ne constituent ni un recueil systématique de données ni une ingérence dans la vie privée.

7. En l'état de ces seuls motifs, la chambre de l'instruction n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.

8. En effet, la captation et la fixation, par une autorité publique, de l'image d'une personne se trouvant dans un lieu public ne constituent pas en elles-mêmes une ingérence dans l'exercice du droit au respect de la vie privée de cette personne, seul l'enregistrement permanent ou systématique de données visuelles la concernant pouvant entraîner une atteinte au droit en cause.

9. En l'espèce, l'enregistrement, à l'aide d'un camescope, pour les besoins de leur enquête, d'une scène observée par les policiers, n'est pas assimilable à la mise en oeuvre d'un dispositif de vidéosurveillance et, ne présentant pas de caractère permanent ou systématique dans le recueil et la mémorisation des faits et gestes de la personne concernée lorsqu'elle se trouve dans un lieu public, ne saurait caractériser une telle ingérence.


10. Dès lors, le moyen doit être écarté.

LES TÉLÉCOMMUNICATIONS PRIVÉES INTERCEPTÉES

SUR LES LIEUX DU TRAVAIL

Grande Chambre López Ribalda et autres c. Espagne du 17 octobre 2019

requêtes nos 1874/13 et 8567/13

Non violation de l'article 8 et de l'article 6-1 : L’affaire concernait la mise sous vidéosurveillance secrète d’employées, à l’origine de leur licenciement.

La Cour a jugé en particulier que les tribunaux espagnols avaient minutieusement mis en balance les droits des requérantes – des employées d’un supermarché soupçonnées de vols – et ceux de l’employeur, et qu’ils avaient examiné en détail la justification de la vidéosurveillance. Un des arguments des requérantes était qu’elles n’avaient pas été averties au préalable de leur mise sous surveillance, malgré une obligation légale, mais la Cour a jugé qu’une telle mesure était clairement justifiée en raison des soupçons légitimes d’irrégularités graves et des pertes constatées, considérant l’étendue et les conséquences de cette mesure. Les tribunaux internes avaient donc conclu, sans outrepasser leur marge d’appréciation, que cette surveillance était proportionnée et légitime.

LES FAITS

Les requérantes, Isabel López Ribalda, María Ángeles Gancedo Giménez, María Del Carmen Ramos Busquets, Pilar Saborido Apresa et Carmen Isabel Pozo Barroso, sont cinq ressortissantes espagnoles qui sont nées en 1963, 1967, 1969 et 1974 et résident à Sant Celoni et Sant Pere de Vilamajor (Mme Pozo Barroso), en Espagne. Mme Gancedo Giménez étant décédée en 2018, son époux a poursuivi sa requête. En 2009, les requérantes occupaient toutes un emploi de caissière ou d’assistante de vente chez M., une chaîne de supermarchés. Ayant constaté des disparités entre les stocks du magasin et ses ventes, ainsi que des pertes pendant plus de cinq mois, le directeur du supermarché installa des caméras de vidéosurveillance visibles ou cachées au mois de juin cette année-là. Peu après avoir installé les caméras, il montra à un représentant syndical des images des requérantes et d’autres membres du personnel participant à des vols de marchandises dans le magasin. Quatorze employés, do