ARTICLE 8 DE LA CEDH
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"Le droit de
l'enfant s'impose au droit à avoir un enfant"
Frédéric Fabre docteur en droit.
ARTICLE 8 DE LA CONVENTION :
"1/ Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2/ Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits de libertés d'autrui"
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MOTIVATIONS REMARQUABLES
Le parent protecteur doit être protégé, peu importe qu'il ne soit pas coopérant
I.M. ET AUTRES c. ITALIE du 10 novembre 2022 Requête no 25426/20
Art 8 : L’intérêt supérieur de deux enfants, contraints à des rencontres avec leur père violent, a été méconnu
136. La Cour estime que les décisions des juridictions internes suspendant l’autorité parentale de la première requérante n’ont pas tenu compte des difficultés ayant marqué le déroulement des rencontres et le manque de sécurité signalé à plusieurs reprises par les divers intervenants. La situation de violence vécue par la première requérante et ses enfants n’a nullement été prise en compte, pas davantage que la procédure pénale pendante contre G.C. pour mauvais traitements.
137. La Cour note également que dans son rapport sur l’Italie, le GREVIO a souligné que la sécurité du parent non violent et des enfants devait être un facteur central pour décider de l’intérêt supérieur de l’enfant en matière de garde et de droit de visite. Le GREVIO a également observé que les juridictions internes ne tenaient pas compte de l’article 31 de la Convention d’Istanbul.
138. La Cour partage les inquiétudes du GREVIO quant à l’existence d’une pratique, très répandue parmi les tribunaux civils, consistant à considérer les femmes qui invoquent des faits de violence domestique pour refuser de prendre part aux rencontres de leurs enfants avec leur ex-conjoint et s’opposer au partage de la garde avec lui ou à ce qu’il bénéficie d’un droit de visite comme des parents « non coopératifs » et donc des « mères inaptes » méritant une sanction.
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LE DROIT D'ADOPTION D'UN ENFANT
DOIT PRIVILÉGIER L'INTÉRÊT SUPÉRIEUR DE L'ENFANT
L'adoption a pour but de donner une famille à un enfant et non un enfant à une famille.
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- L'intérêt de l'enfant prime sur le droit de l'adoption
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- Le droit de porter le nom de la famille adoptante.
- La jurisprudence de la Cour de Cassation Française.
L'INTERÊT DE L'ENFANT PRIME SUR LE DROIT DE L'ADOPTION
C.E. et autres c. France du 24 mars 2022 requêtes no 29775/18 et 29693/19
Refus de reconnaître un lien de filiation entre un enfant et l’ex-compagne de sa mère biologique : absence de violation de l’article 8 de la Convention
Art 8 • Obligations positives • Impossibilité d’obtenir la reconnaissance d’un lien de filiation entre un enfant et l’ancienne compagne de sa mère biologique • État défendeur ayant garanti aux requérants le respect effectif de leur vie familiale et privée • Respect de l’intérêt supérieur de l’enfant
L’arrêt porte sur deux affaires. La première affaire concerne le rejet par les juridictions internes de la demande visant à l’adoption plénière d’un enfant par l’ancienne compagne de sa mère biologique. La seconde affaire concerne le refus des juridictions internes de délivrer un acte de notoriété établissant la filiation, par possession d’état, entre un enfant et l’ancienne compagne de sa mère biologique. La Cour souligne qu’il existe, en France, des instruments juridiques permettant d’obtenir une reconnaissance de la relation entre un enfant et un adulte. Ainsi, la mère biologique de l’enfant peut obtenir du juge le partage de l’exercice de l’autorité parentale avec sa compagne ou son excompagne. Si une telle décision n’entraîne pas l’établissement d’un lien juridique de filiation entre celle-ci et l’enfant, elle a néanmoins pour effet de l’autoriser à exercer à son égard des droits et des devoirs qui se rattachent à la parentalité et aboutit ainsi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation.
Dans ces deux affaires, les requérantes invoquaient une atteinte à l’article 8 de la Convention, grief que la Cour a examiné sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée et familiale. En premier lieu, après avoir relevé que, depuis la séparation des couples, malgré l’absence de reconnaissance juridique d’un lien de filiation entre les enfants concernés et les requérantes, les intéressés avaient mené une vie familiale comparable à celle de la plupart des familles après la séparation du couple parental, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu violation du droit au respect de la vie familiale. La Cour a recherché, en second lieu, si les refus litigieux avaient porté atteinte au droit au respect de la vie privée. Ce faisant, la Cour a d’abord souligné que, dans des situations telles que celles des requérants, il existe, en France, des instruments juridiques permettant d’obtenir une reconnaissance de la relation existant entre un enfant et un adulte. Ainsi, la mère biologique de l’enfant peut obtenir du juge le partage de l’exercice de l’autorité parentale avec sa compagne ou son ex-compagne, ce qui avait été le cas dans l’une des deux affaires. La Cour a ensuite relevé que, depuis la publication de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, les couples de femmes qui ont eu recours à une assistance médicale à la procréation (AMP) à l’étranger avant le 4 août 2021 ont, pendant trois ans, la possibilité de reconnaître conjointement ’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché, ce qui a pour effet d’établir également la filiation à l’égard de l’autre femme et qu’une telle option était ouverte dans une des deux affaires. Elle a également constaté que, dans l’autre affaire, l’enfant étant aujourd’hui majeure, son adoption simple par la requérante était envisageable. La Cour en a conclu qu’eu égard à la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, fût-elle réduite lorsque les intérêts supérieurs d’enfants mineurs sont en cause, il n’y avait pas eu manquement de l’État défendeur à son obligation de garantir le respect effectif de la vie privée des intéressés.
FAITS
Les requérantes C.E., C.B. et M.B. (requête n o 29775/18) sont nées respectivement en 1974, 1967 et 2002. Les requérants A.E. et T.G. (requête n o 29693/19) sont nés respectivement en 1980 et en 2008. Tous résident en France. Requête n o 29775/18 – Le 13 janvier 2002, C.E. et C.B. vivant en couple, C.B. donna naissance à M.B., conçue « via un donneur amical en France », qu’elle seule reconnut. Le couple se sépara en 2006. En vertu d’un accord amiable avec C.B., C.E. exerce depuis lors à l’égard de l’enfant un droit de visite et d’hébergement un weekend sur deux et la moitié des vacances scolaires et verse mensuellement une pension alimentaire à son ancienne compagne pour l’entretien et l’éducation de l’enfant. Le 29 juillet 2015, C.E. déposa devant le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence une requête à fin d’adoption plénière de M.B. tout en maintenant la filiation entre C.B. et l’enfant. Le tribunal rejeta la requête. La cour d’appel confirma le jugement. Par un arrêt du 28 février 2018, la Cour de cassation (première chambre civile) rejeta le pourvoi de C.E. Dans le même temps, C.E et C.B. avaient déposé, le 31 mai 2016, une requête devant le tribunal d’instance de Narbonne tendant à la délivrance d’un acte de notoriété établissant un lien de filiation entre C.E. et l’enfant, qui finalement n’aboutit pas. Requête n o 29693/19 – En mai 2006, A.E. conclut un pacte civil de solidarité (PACS) avec K.G. Ayant eu recours à l’étranger à l’assistance médicale à la procréation (AMP), K.G. donna naissance à T.G. le 13 novembre 2008. Le 16 mars 2010, K.G. saisit le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Rennes d’une demande tendant au partage de l’exercice de l’autorité parentale avec A.E. Le juge aux affaires familiales fit droit à cette demande. En octobre 2011, A.E. donna naissance à une enfant. En mai 2012, la même juridiction prononça une délégation-partage de l’autorité parentale entre elle et K.G. A la suite de la séparation de A.E. et K.G., Le PACS fut dissout en octobre 2014. Le 2 juillet 2018, A.E. saisit le tribunal de grande instance de Rennes d’une demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété aux fins de voir constater la possession d’état à l’égard de T.G. K.G. se porta intervenante dans la procédure. Le vice-président du tribunal rejeta cette requête.
Article 8
La Cour relève qu’au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour, le droit français ne permettait pas d’établir juridiquement un lien de filiation entre un enfant mineur et l’ancienne compagne de sa mère biologique sans que ne soit affectée la situation juridique de cette dernière. Les intéressés ne pouvaient recourir ni à l’adoption plénière, ni à l’adoption simple, ni à l’action en possession d’état. La Cour observe que, dans les deux requêtes, le grief tiré de l’article 8 ne tend pas à dénoncer une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale qu’une autorité publique aurait portée à l’encontre des requérants mais porte sur des lacunes du droit français qui, selon les requérants, ont conduit au rejet de leurs demandes respectives et qu’ils estiment préjudiciable au respect effectif de leur vie privée et familiale. La Cour examinera donc le grief des requérants sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée et familiale, plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit. Sur le droit au respect de la vie familiale La Cour relève que, dans les deux affaires, depuis la séparation des couples, malgré l’absence de reconnaissance juridique d’un lien de filiation entre les enfants concernés et l’ex-compagne de leur mère biologique, les intéressés ont mené une vie familiale comparable à celle de la plupart des familles après la séparation du couple parental. D’une part, C.E. a exercé, en accord avec son excompagne, un droit de visite et d’hébergement de M.B. D’autre part, K.G. et A.E. ont opté pour le partage de l’autorité parentale, ainsi que le permet le droit interne, et ont mis en place un système de garde alternée. En outre, dans les deux affaires, les requérants ne font pas état de difficultés dans le déroulement de leur vie familiale et il existe des instruments juridiques mis en place par l’Etat défendeur, permettant de protéger le lien entre eux. Si des difficultés devaient se présenter, il pourrait y être remédié sur le fondement de l’article 371-4 du code civil qui prévoit que, « si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables ». Rien ne permet donc, au vu des circonstance propres à chacune des deux affaires, de considérer que l’État défendeur aurait manqué à son obligation de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie familiale. Il n’y a donc pas eu violation du droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8. Sur le droit au respect de la vie privée Comme la Cour l’a relevé, au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour, le droit français ne permettait pas d’établir juridiquement un lien de filiation entre un enfant mineur et l’ancienne compagne de sa mère biologique sans affecter la situation juridique de cette dernière. La question se pose de savoir si, dans les circonstances des présentes espèces, cette impossibilité caractérise ou non un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie privée. La Cour rappelle que, dans le contexte d’enfants nés à l’étranger par gestation pour autrui et issus des gamètes du père d’intention, elle a jugé que le droit au respect de la vie privée de l’enfant requérait que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation non seulement entre l’enfant et le père d’intention, également père biologique, mais aussi, lorsque le lien de filiation entre ces derniers a été reconnu en droit interne, entre l’enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale », même dans le cas où elle n’est pas sa mère génétique. La Cour note que les situations de M.B. et T.G. ne sont pas analogues dès lors qu’ils ne sont pas issus d’une gestation pour autrui et que leurs liens respectifs avec C.E. et A.E. n’avaient pas préalablement été légalement établis en droit étranger. En premier lieu, la Cour souligne que, dans des situations telles que celles des requérants, il existe, en France, des instruments juridiques permettant d’obtenir une reconnaissance de la relation existant entre un enfant et un adulte. Ainsi, la mère biologique de l’enfant peut obtenir du juge le partage de l’exercice de l’autorité parentale avec sa compagne ou son ex-compagne. Si une telle décision n’entraîne pas l’établissement d’un lien juridique de filiation entre celle-ci et l’enfant, elle a néanmoins pour effet de l’autoriser à exercer à son égard des droits et des devoirs qui se rattachent à la parentalité et aboutit ainsi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation. La mère biologique de T.G. ayant usé de cette possibilité, A.E. et elle partagent l’exercice de l’autorité parentale à l’égard de T.G. depuis 2010. Si tel n’est pas le cas entre C.E et C.B., la Cour observe qu’il n’est pas soutenu que C.B. aurait été opposée à pareil partage de l’autorité parentale, ce qui aurait été d’ailleurs contradictoire avec le fait qu’elle avait consenti à l’adoption de M.B. par C.E. Par ailleurs en cas de séparation et de mésentente des anciennes conjointes, la Cour relève que le juge aux affaire familiales peut, si tel est dans l’intérêt de l’enfant, fixer les modalités de ses relations avec l’ex-compagne de sa mère (article 371-4 du code civil). Cela s’apparente aussi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation. En deuxième lieu, la Cour relève que depuis la publication de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, les couples de femmes qui ont eu recours à une AMP à l’étranger avant le 4 août 2021 ont, pendant trois ans, la possibilité de reconnaitre conjointement l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché, ce qui a pour effet d’établir également la filiation à l’égard de l’autre femme. La séparation postérieure du couple est sans incidence sur l’application de ce dispositif. Il suffit que les deux femmes aient été en couple au moment de l’AMP (mariées, pacsées ou en concubinage) et qu’elles aient eu recours à l’AMP dans le cadre d’un projet parental commun. La Cour note qu’une telle option est ouverte dans le cas de T.G. puisqu’il est né d’une AMP pratiquée à l’étranger dans le cadre d’un projet parental partagé par sa mère biologique, K.G., et A.E. Depuis le 4 août 2021, date à laquelle T.G. avait douze ans et environ huit mois, il existe, en droit français, une procédure permettant d’établir juridiquement un lien de filiation entre A.E et lui. Cette possibilité s’est donc ouverte seulement trois ans après leur demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété. En troisième lieu, si, aux termes de la loi, cette procédure n’est pas ouverte s’agissant de M.B., qui n’est pas issue d’une AMP pratiquée à l’étranger, il apparaît cependant que son adoption simple par C.E. est désormais envisageable. Si tel n’était pas le cas tant qu’elle était mineure dès lors que sa mère biologique aurait en conséquence perdu l’autorité parentale, M.B. étant devenue majeure depuis le 13 janvier 2020, il existe ainsi, depuis cette dernière date, une procédure permettant d’établir juridiquement un lien de filiation entre elle et C.E. Eu égard à la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, fût elle réduite lorsque les intérêts supérieurs d’enfants mineurs sont en cause, la Cour estime, s’agissant du droit au respect de la vie privée de M.B. et de T.G, qu’un juste équilibre entre les intérêts en présence a été préservé. Cela vaut a fortiori s’agissant du droit au respect de la vie privée de C.E. et C.B., d’une part, et d’A.E. et K.G., d’autre part, dont les intérêts à cet égard rencontrent ceux de M.B. et de T.G. respectivement. La Cour conclut qu’il n’y a donc pas eu manquement de l’État défendeur à son obligation de garantir le respect effectif de la vie privée des requérants. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8.
CEDH
Sur la question de savoir si les affaires concernent une obligation négative ou une obligation positive
78. La Cour relève tout d’abord, ainsi que cela ressort des éléments fournis par le Gouvernement, qu’au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour de leurs prétentions, le droit français ne permettait pas d’établir juridiquement un lien de filiation entre un enfant mineur et l’ancienne compagne de sa mère biologique sans que ne soit affectée la situation juridique de cette dernière. Quelle qu’ait été la relation que l’un et l’autre avaient développée, les intéressés ne pouvaient, pour ce faire, recourir ni à l’adoption plénière, ni à l’adoption simple, ni à l’action en possession d’état. Il convient de plus de noter que le Gouvernement ne prétend pas qu’une autre voie aurait été ouverte à cette fin.
79. La Cour relève ensuite que, dans les deux affaires, le Gouvernement et les requérants s’entendent pour admettre qu’il y a eu ingérence d’une autorité publique dans l’exercice par ces derniers de leur droit au respect de leur vie privée et familiale ainsi que pour procéder à un examen du grief sous l’angle des obligations négatives que l’article 8 met à la charge des États parties.
80. La Cour ne partage pas cette approche. Elle relève en effet que, dans les deux requêtes, le grief tiré de l’article 8 ne tend pas à dénoncer une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale qu’aurait portée une autorité publique à l’encontre des requérants mais porte sur des lacunes du droit français qui selon eux, ont conduit au rejet de leurs demandes respectives et que ceux-ci estiment préjudiciable au respect effectif de leur vie privée et familiale.
81. Certes, dans les affaires Mennesson et Wagner et J.M.W.L. (voir aussi Negrepontis-Giannisis c. Grèce, no 56759/08, 3 mai 2011), citées à d’autres égards par les parties, la Cour a examiné le refus de reconnaître en droit le lien entre des enfants nés d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger ou adoptés à l’étranger et leurs parents d’intention ou d’adoption sous l’angle des obligations négatives découlant de l’article 8. La situation des requérants dans ces affaires, dans lesquelles un lien entre les uns et les autres avait été préalablement établi en droit étranger, se distingue toutefois de celles en litige dans les présentes affaires.
82. La Cour examinera donc le grief des requérants sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie privée et familiale, plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit.
83. Les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 8 jouant un certain rôle. La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; du fait de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les États contractants, ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002‑VI). Néanmoins, la Cour a jugé une série d’éléments pertinents pour l’appréciation du contenu des obligations positives incombant aux États. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l’importance de l’intérêt en jeu ou la mise en cause de « valeurs fondamentales » ou d’« aspects essentiels » de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 27, série A no 9, et Gaskin c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 49, série A no 160), ainsi que l’impact sur l’intéressé d’un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l’ordre interne revêtant une grande importance pour l’appréciation à effectuer sous l’angle de l’article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C, et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D’autres éléments concernent l’impact sur l’État en cause de l’obligation positive alléguée, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de cette obligation (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) ou l’ampleur de la charge que l’obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume‑Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106, et Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).
84. Par ailleurs, comme en matière d’obligations négatives, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans la mise en œuvre des obligations positives qui leur incombent au titre de l’article 8 (pour un énoncé de ces principes, voir par exemple Hämäläinen c. Finlande [GC] (no 37359/09, §§ 65-67, CEDH 2014)).
b) Sur la marge d’appréciation
85. Pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est restreinte. En revanche, la marge d’appréciation est plus large lorsqu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates. Elle est d’une façon générale également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention qui se trouvent en conflit (voir, notamment, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 121, 6 avril 2017, Hämäläinen, précité, § 67, et les références qui y sont indiquées, et l’avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], demande no P16-2018-001, Cour de cassation française, 10 avril 2019, §§ 43‑44).
86. La Cour relève que les présentes requêtes, qui portent sur la question de la reconnaissance en droit d’une filiation entre des enfants et des personnes avec lesquelles ils n’ont pas de lien biologique, suscitent des interrogations d’ordre éthique. Elle note par ailleurs que les requérants ne contestent pas l’indication du Gouvernement selon laquelle il n’y a pas de consensus européen en matière d’établissement d’un lien juridique de filiation entre un enfant et l’ex-conjointe de sa mère biologique.
87. Ces éléments militent en faveur de la reconnaissance d’une marge d’appréciation importante.
88. Il faut toutefois également prendre en compte la circonstance qu’un aspect essentiel de l’identité de l’individu est en jeu dès lors que l’on touche au lien enfant-parent. C’est tout particulièrement le cas du lien de filiation, qui unit une personne à son parent, surtout lorsque cette personne est mineure.
89. L’État défendeur disposait donc en l’espèce d’une marge d’appréciation réduite en ce qui concerne l’examen de la situation des enfants concernés, M.B. et T.G. (comparer avec Mennesson, précité, § 80 ; voir aussi l’avis consultatif précité, §§ 44-45).
90. Par ailleurs, les choix effectués par l’État, même dans les limites de cette marge, n’échappent pas au contrôle de la Cour à laquelle il incombe d’examiner attentivement les arguments dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu. Ce faisant, elle doit avoir égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer (voir, par exemple, Mennesson, précité, § 81).
c) Sur le maintien d’un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts des requérants
91. S’agissant de l’intérêt général, la Cour relève que le droit français relatif à l’adoption et à la possession d’état est articulé autour de l’intérêt supérieur de l’enfant. Or, comme elle l’a souligné en d’autres circonstances, il est de l’intérêt de la société dans son ensemble de préserver la cohérence d’un ensemble de règles de droit de la famille plaçant au premier plan le bien de l’enfant (voir X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997 II).
92. Cela étant souligné, la Cour estime qu’il convient, s’agissant de l’appréciation du juste équilibre, de distinguer entre le droit des requérants au respect de leur vie familiale et leur droit au respect de leur vie privée.
Sur le droit au respect de la vie familiale
93. Le Gouvernement rappelle à juste titre que, dans l’affaire Mennesson précitée (§§ 92-94), la Cour a statué à la lumière de la situation concrète des requérants (voir aussi Labassee c. France, no 65941/11, §§ 71-73, 26 juin 2014, et X, Y et Z c. Royaume-Uni, précité, §§ 48-50).
94. Dans cette perspective, la Cour relève que, dans les deux affaires, depuis la séparation des couples, malgré l’absence de reconnaissance juridique d’un lien de filiation entre les enfants concernés et l’ex-compagne de leur mère biologique, les intéressés ont mené une vie familiale comparable à celle de la plupart des familles après la séparation du couple parental. D’une part, C.E. a exercé, en accord avec son ex-compagne, un droit de visite et d’hébergement de M.B. D’autre part, K.G. et A.E. ont opté pour le partage de l’autorité parentale, ainsi que le permet le droit interne, et mis en place un système de garde alternée.
95. En outre, dans les deux affaires, les requérants ne font pas état de difficultés au quotidien dans le déroulement de leur vie familiale et, ainsi qu’il sera expliqué ci-dessous, l’État défendeur a mis en place des instruments juridiques permettant de protéger le lien entre eux (voir Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande, no 71552/17, §§ 71-75, 18 mai 2021, et comparer avec Mennesson, précité, §§ 87-94, et Labassee, précité, §§ 66-73). La circonstance que C.E. a attendu neuf années après la séparation du couple qu’elle formait avec C.B. pour tenter d’engager une procédure d’adoption tend à indiquer que sa relation avec M.B. n’a pas été remise en cause durant cette période. Le même constat peut être fait s’agissant d’A.E., qui a déposé sa demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété aux fins de voir constater la possession d’état à l’égard de T.G. presque quatre ans après la dissolution du PACS qu’elle avait signé avec K.G. Au demeurant, si de telles difficultés devaient se présenter, il pourrait y être remédié sur le fondement de l’article 371-4 du code civil qui prévoit que, « si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables ».
96. Rien ne permet donc, au vu des circonstance propres à chacune des deux affaires, de considérer que l’État défendeur aurait manqué à son obligation de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie familiale.
97. Partant, il n’y pas a eu violation du droit au respect de la vie familiale protégé par l’article 8.
98. Comme la Cour l’a précédemment précisé (paragraphe 78 ci-dessus), au moment où les requérants ont saisi les juridictions internes puis la Cour, le droit français ne permettait pas d’établir juridiquement un lien de filiation entre un enfant mineur et l’ancienne compagne de sa mère biologique sans affecter la situation juridique de cette dernière, et, ce, quelle qu’ait été la relation entre l’un et l’autre.
99. La question qui se pose est celle de savoir si, dans les circonstances des présentes espèces, cette impossibilité caractérise ou non un manquement de l’État défendeur à son obligation positive de garantir aux requérants le respect effectif de leur vie privée.
100. La Cour rappelle que, dans le contexte particulier d’enfants nés à l’étranger par gestation pour autrui et issus des gamètes du père d’intention, elle a jugé que le droit au respect de la vie privée de l’enfant requérait que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation non seulement entre l’enfant et le père d’intention, également père biologique, mais aussi, lorsque le lien de filiation entre ces derniers a été reconnu en droit interne, entre l’enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale », même dans le cas où elle n’est pas sa mère génétique (voir en particulier les arrêts D c. France, no 11288/18, §§ 45-54, 16 juillet 2020, et Mennesson, précité, §§ 63-101, ainsi que l’avis consultatif précité, § 47 et point 1 du dispositif). Elle a considéré dans ce cadre que deux facteurs avaient un poids particulier, l’intérêt supérieur de l’enfant – rappelant à cet égard le principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer – et l’étendue – réduite, en l’occurrence – de la marge d’appréciation dont disposent les États parties.
101. Considérant notamment que l’intérêt supérieur de l’enfant comprend l’identification en droit des personnes qui ont la responsabilité de l’élever, de satisfaire à ses besoins et d’assurer son bien-être, ainsi que la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable, la Cour a retenu que l’impossibilité générale et absolue d’obtenir la reconnaissance du lien entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, épouse de son père biologique, n’est pas conciliable avec l’intérêt supérieur de l’enfant, qui exige pour le moins un examen de chaque situation au regard des circonstances particulières qui la caractérise (voir l’avis consultatif précité, §§ 35-47). La Cour a précisé que l’intérêt supérieur de l’enfant requiert que ce lien, légalement établi à l’étranger, puisse être reconnu au plus tard lorsqu’il s’est concrétisé, étant entendu qu’il appartient en principe en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer, à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, si tel est le cas et quand. Les intéressés doivent alors avoir accès à un mécanisme effectif permettant cette reconnaissance à l’aune de l’intérêt supérieur de l’enfant et des circonstances de la cause (voir l’avis précité, §§ 52 et 54).
102. Les situations respectives de M.B. et T.G. ne sont pas analogues dès lors qu’ils ne sont pas issus d’une gestation pour autrui et que leurs liens respectifs avec C.E. et A.E. n’avaient pas préalablement été légalement établis en droit étranger. Il n’en reste pas moins vrai que, depuis leur naissance, en 2002 pour la première, en 2008 pour le second, ils ont développé avec elles un lien concret de nature filiale. La Cour, qui relève qu’à l’instar des juridictions internes, le Gouvernement ne met pas en cause l’existence d’un tel lien, en déduit que les considérations ci-dessus relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant sont pertinentes dans le cas de M.B. et T.G., toutes choses égales par ailleurs.
103. La Cour note que tant M.B. que T.G ont été durablement privés de la possibilité d’obtenir la reconnaissance en droit de la relation de nature filiale qu’ils avaient respectivement développée avec C.E. et A.E grâce à l’investissement affectif et l’implication dans leur éducation de ces dernières.
104. Dans ces conditions et eu égard à la nature et la force des liens qui se sont noués entre les intéressés, l’impossibilité qu’ils dénoncent dans leurs requêtes d’obtenir, à titre de légitimation de leurs relations, la reconnaissance juridique du lien de filiation entre eux soulève une question sérieuse au regard du principe de la primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit au respect de la vie privée.
105. Toutefois, la Cour souligne en premier lieu que, dans des situations telles que celles des requérants, il existe, en France, des instruments juridiques permettant d’obtenir une reconnaissance de la relation existant entre un enfant et un adulte. Ainsi, la mère biologique de l’enfant peut obtenir du juge le partage de l’exercice de l’autorité parentale avec sa compagne ou son ex-compagne. Si une telle décision n’entraîne pas l’établissement d’un lien juridique de filiation entre celle-ci et l’enfant, elle a néanmoins pour effet de l’autoriser à exercer à son égard des droits et des devoirs qui se rattachent à la parentalité et aboutit ainsi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation.
106. La Cour relève à cet égard que la mère biologique de T.G. ayant usé de cette possibilité, A.E. et elle partagent l’exercice de l’autorité parentale à l’égard de T.G. depuis 2010 (paragraphe 21 ci-dessus). Elle constate par ailleurs que si tel n’est pas le cas entre C.E. et C.B., il n’est pas soutenu que cette dernière aurait été opposée à pareil partage de l’autorité parentale, ce qui au demeurant, aurait été contradictoire avec le fait qu’elle avait consenti à l’adoption de M.B. par C.E. en 2015 (paragraphe 8 ci-dessus), alors même que le couple qu’elle formait avec celle-ci s’était séparé.
107. Par ailleurs en cas de séparation et de mésentente des anciennes conjointes, le juge aux affaire familiales peut, si tel est dans l’intérêt de l’enfant, fixer les modalités de ses relations avec l’ex-compagne de sa mère (article 371-4 du code civil ; paragraphe 26 ci-dessus). Cela s’apparente aussi, dans une certaine mesure, à une reconnaissance en droit de leur relation.
108. En deuxième lieu, la Cour relève que depuis la publication de la loi du 2 août 2021 relative à la bioéthique, les couples de femmes qui ont eu recours à une AMP à l’étranger avant le 4 août 2021 ont, pendant trois ans, la possibilité de reconnaitre conjointement l’enfant dont la filiation n’est établie qu’à l’égard de la femme qui a accouché, ce qui a pour effet d’établir la filiation à l’égard de l’autre femme également. La séparation postérieure du couple est sans incidence sur l’application de ce dispositif. Il suffit que les deux femmes aient été en couple au moment de l’AMP (mariées, pacsées ou en concubinage) et qu’elles aient eu recours à l’AMP dans le cadre d’un projet parental commun (paragraphe 36 ci-dessus).
109. La Cour note que ce dispositif transitoire s’inscrit dans le cadre de l’élargissement de l’accès à l’AMP aux couples de femmes et aux femmes seules, qui est le fruit d’un processus de réformes législatives tendant à traduire, dans l’ordre juridique français, l’évolution des comportements et des attentes de la société en matière de bioéthique (paragraphes 31-35 ci‑dessus). Le nouveau cadre juridique cherche précisément à répondre à des situations dans lesquelles les intéressées pouvaient avoir souffert du décalage existant entre la règle de droit et la réalité sociale.
110. La Cour observe qu’en l’absence de consensus européen sur la possibilité d’établir un lien juridique de filiation entre un enfant et l’ex‑conjointe de sa mère biologique, on ne saurait reprocher à l’État défendeur d’avoir tardé à consentir à cette évolution (voir, Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, § 106, CEDH 2010, a fortiori).
111. La Cour note ensuite qu’une telle option est ouverte dans le cas de T.G. puisqu’il est né d’une AMP pratiquée à l’étranger dans le cadre d’un projet parental partagé par sa mère biologique, K.G., et A.E. Elle relève à cet égard l’affirmation des requérants selon laquelle la mère biologique de l’enfant refuserait de procéder à une reconnaissance conjointe (paragraphe 71 ci-dessus). Il n’en reste pas moins vrai que, depuis le 4 août 2021, date à laquelle T.G., né le 13 novembre 2008, avait douze ans et environ huit mois, il existe, en droit français, une procédure permettant d’établir juridiquement un lien de filiation entre A.E et lui. Cette possibilité s’est ouverte donc seulement trois ans après leur demande tendant à la délivrance d’un acte de notoriété (paragraphe 24 ci-dessus).
112. En troisième lieu, si, aux termes de la loi, cette procédure n’est pas ouverte s’agissant de M.B., qui n’est pas issue d’une AMP pratiquée à l’étranger, il apparaît cependant que son adoption simple par C.E. est désormais envisageable. Si tel n’était pas le cas tant qu’elle était mineure dès lors que sa mère biologique aurait en conséquence perdu l’autorité parentale (paragraphe 29 ci-dessus), M.B. est majeure depuis le 13 janvier 2020. Il existe ainsi, depuis cette dernière date, une procédure permettant d’établir juridiquement un lien de filiation entre elle et C.E. Il est vrai qu’une telle option ne s’ouvre que tardivement, après que les enfants concernés ont atteint la majorité. Cependant, la Cour considère, dans les circonstances particulières de l’espèce, qu’elle est susceptible de répondre aux attentes légitimes des requérantes. Elle constate en effet que C.E. et C.B. ont attendu mars 2015 pour engager des démarches visant à obtenir la reconnaissance d’un lien juridique de filiation entre C.E. et M.B., alors que cette dernière avait déjà treize ans (paragraphe 8 ci-dessus), et que la voie de l’adoption simple leur était ouverte un an et demi seulement après le dépôt de leur requête devant la Cour.
113. Au demeurant, la Cour souligne que l’exclusion du régime transitoire des enfants mineurs qui ne sont pas issus d’une AMP pratiquée à l’étranger et qui, à l’instar de M.B., sont nés sans recours à une assistance médicale à la procréation pratiquée sur le territoire français, pourrait soulever une difficulté sérieuse au regard de l’article 8, pris seul, ou en combinaison avec l’article 14.
114. Dans ces conditions, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, fusse-t-elle réduite lorsque les intérêts supérieurs d’enfants mineurs sont en cause, la Cour estime, s’agissant du droit au respect de la vie privée de M.B. et de T.G, qu’un juste équilibre entre les intérêts en présence a été préservé.
115. Selon la Cour, cela vaut a fortiori s’agissant du droit au respect de la vie privée de C.E. et C.B., d’une part, et d’A.E. et K.G., d’autre part, dont les intérêts à cet égard rencontrent ceux de M.B. et de T.G. respectivement.
116. Partant, il n’y a pas eu manquement de l’État défendeur à son obligation de garantir le respect effectif de leur vie privée. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation du droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8.
d) Conclusion
117. Il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
MANTEIGAS c. PORTUGAL du 22 février 2022 Requête no 22179/15
Violation de l'article 8 : L'enfant a été prévu pour une adoption, coupant les liens avec la mère sous la foi des seuls rapports des services sociaux.
8. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par la requérante (paragraphe 7 ci-dessus) sous l’angle du seul article 8 de la Convention (voir, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018, et Neves Caratão Pinto c. Portugal, no 28443/19, § 98, 13 juillet 2021).
9. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
10. Les principes généraux en matière de vie familiale ont été résumés dans les arrêts Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019), et Neves Caratão Pinto (précité, §§ 109‑117), auxquels la Cour se réfère.
11. En l’espèce, eu égard aux griefs de la requérante, la Cour estime qu’il convient de déterminer, en premier lieu, si les autorités internes ont satisfait aux obligations positives qui leur incombaient afin d’assurer le maintien du lien familial entre la requérante et ses filles. En deuxième lieu, la Cour recherchera si la mesure litigieuse et la rupture du lien familial étaient fondées sur des circonstances tout à fait exceptionnelles.
12. S’agissant des mesures prises par les autorités internes en vue d’assurer le maintien du lien familial entre la requérante et ses filles, la Cour constate d’abord que les visites au centre d’accueil ont été restreintes. Elle note ensuite que le tribunal n’a fait droit à aucune des demandes formulées par la requérante et son compagnon en vue d’obtenir pour leurs filles l’autorisation de passer des fêtes ou des vacances au domicile familial. Par ailleurs, le tribunal n’a jamais envisagé d’appliquer une mesure de protection moins contraignante, alors pourtant que la situation matérielle de la famille s’était améliorée (paragraphe 4 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, cette situation a contribué à l’éloignement progressif de la requérante de ses filles et au fait accompli de la rupture du lien familial qui les unissait (comparer avec Neves Caratão Pinto, précité, §§ 134-135, et Strand Lobben et autres, précité, § 221). À cet égard, la Cour constate que les juridictions internes ont expressément tenu compte du fait que B., A.R. et E. ne souhaitaient pas revenir chez leurs parents (paragraphe 5 ci-dessus).
13. S’agissant des autres raisons ayant motivé la mesure litigieuse, la Cour observe que les juridictions se sont fondées sur l’indigence de la requérante et de son compagnon et leur dépendance aux aides sociales. S’il est vrai que dans certaines affaires déclarées irrecevables par la Cour, le placement des enfants a été motivé par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles, cela n’a jamais constitué le seul motif servant de base à la décision des tribunaux nationaux : à cela s’ajoutaient d’autres éléments tels que l’état psychique des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique (voir, Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 107, 16 février 2016 et les références qui y sont citées). En l’espèce, à aucun moment de la procédure n’ont été évoquées des situations de violence, de maltraitance ou d’abus sexuel à l’encontre de B., A.R. ou E. Les tribunaux n’ont pas non plus constaté de carences affectives, reconnaissant au contraire que la requérante et son compagnon montraient beaucoup d’affection à l’égard de leurs enfants. Au demeurant, la Cour est surprise par le fait que, dans le même contexte familial, une mesure de protection moins restrictive ait été prise à l’égard de l’enfant cadet de la requérante (comparer avec Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 96, 10 avril 2012).
14. Eu égard à l’ensemble de ces constatations, la Cour conclut que les autorités internes ont méconnu les obligations positives qui leur incombaient en vue d’assurer le maintien du lien familial entre la requérante et ses filles, et que le placement de celles-ci en institution en vue d’une adoption et la rupture du lien familial n’étaient pas fondés sur des raisons suffisantes propres à les justifier en les rendant proportionnés au but légitime poursuivi.
15. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
Zaieţ c. Roumanie du 24 mars 2015 requête no 44958/05
VIOLATION DES ARTICLES 8 ET 1 DU PROTOCOLE 1 : Une annulation d'une adoption plus de 31 ans après son homologation n'a aucune signification et n'est pas justifiée.
La Cour rappelle tout d’abord que les relations entre un parent adoptif et un enfant adopté sont protégées par l’article 8 et considère que l’annulation de l’adoption de Mme Zaieţ, 31 ans après son homologation, s’analyse en une ingérence dans son droit à la vie familiale. Elle examine ensuite la question de la justification de cette ingérence.
La Cour doute que l’annulation de l’adoption par les autorités ait été « prévue par la loi » et qu’elle ait poursuivi un but légitime. En effet, il n’a pas été établi que H.M. eût un autre intérêt à former son recours que d’hériter seule de la succession de sa mère adoptive. Du fait de la décision de justice, le lien familial entre Mme Zaieţ et sa mère décédée a été rompu et elle a perdu ses droits dans la succession.
Quant à savoir si la décision des autorités était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour note tout d’abord que, à supposer même qu’elles eussent joui d’une marge d’appréciation pour déterminer si une telle mesure était nécessaire ou non, l’annulation de l’adoption de Mme Zaieţ 31 ans après son homologation aurait dû être étayée par des motifs pertinents et suffisants. Le rôle de l’État est en principe d’assurer le maintien des liens familiaux et la séparation d’une famille est une ingérence particulièrement grave.
De plus, l’adoption a été annulée au motif qu’elle avait pour finalité non pas d’assurer à Mme Zaieţ une meilleure vie familiale mais de servir ses intérêts patrimoniaux et ceux de sa mère adoptive.
L’annulation d’une adoption ne devrait pas être envisagée comme une mesure prise contre l’enfant adopté et la Cour note qu’en principe, les dispositions légales régissant l’adoption visent principalement le bénéfice et la protection de l’enfant. S’il s’avère ultérieurement qu’une décision d’adoption définitive était fondée sur des éléments frauduleux ou trompeurs, l’intérêt de l’enfant doit toujours primer dans les considérations liées aux conséquences de l’illicéité de la décision en question.
Considérant que la décision d’annulation était vague et n’était pas suffisamment motivée s’agissant d’une mesure aussi radicale, la Cour conclut que l’ingérence dans la vie familiale de Mme Zaieţ n’était pas justifiée par des motifs pertinents et suffisants, en violation de l’article 8.
Article 1 du Protocole no 1
Vu sa conclusion concernant le grief soulevé par Mme Zaieţ sur le terrain de l’article 8, la Cour conclut aussi à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’atteinte disproportionnée au droit patrimonial de la requérante sur le terrain litigieux.
HARROUDJ c. FRANCE du 4 octobre 2012 Requête n 43631/09
Hind, une fillette née en Algérie est recueillie en France sous le régime juridique musulman de la Kafala apparentée à une curatelle. Les enfants nés en Algérie et algériens ne peuvent être adoptée. La France en matière d'adoption doit respecter la souveraineté algérienne puisque des accords auprès de l'ONU sont signés pour éviter le trafic d'enfants.
La famille qui a recueilli Hind n'a pas pu obtenir l'adoption. Hind devra d'abord choisir la nationalité française si elle souhaite être adoptée. Le refus d'accorder l'adoption protège l'intérêt supérieur de l'enfant. Il n'y a pas de violation de l'article 8.
46. La Cour constate en premier lieu que le Gouvernement ne conteste pas l’existence d’une vie familiale entre la requérante et Hind, compte tenu de l’âge de l’enfant lorsqu’elle a été recueillie et de la continuité de la vie commune (paragraphe 35 ci-dessus).
47. Le Gouvernement exclut en revanche que l’impossibilité d’adopter l’enfant Hind constitue une « ingérence » dans la vie familiale de la requérante. La Cour partage cet avis. Elle observe à cet égard que la requérante ne se plaint pas d’obstacle majeur dans le déroulement de sa vie familiale mais qu’elle soutient que le respect de celle-ci impliquerait une assimilation de la kafala à une adoption plénière et donc à l’établissement d’un lien de filiation, ce que l’article 370-3 du code civil exclut dès lors que le pays d’origine de l’enfant interdit l’adoption. Dans ces conditions, elle juge plus approprié d’examiner le grief sous l’angle des obligations positives. A ce titre, la Cour opère une distinction entre, d’une part, la présente espèce, où le droit de l’Etat défendeur se limite à ne pas assimiler la kafala à une adoption et à désigner la loi personnelle de l’enfant pour déterminer si une telle adoption est possible, et, d’autre part, l’arrêt Wagner et J.M.W.L. précité, par lequel elle a décidé que les juges luxembourgeois, en prenant une décision de refus d’exequatur d’un jugement d’adoption prononcé par un tribunal péruvien, avaient passé outre au statut juridique créé valablement à l’étranger de façon non raisonnable et ainsi violé l’article 8 de la Convention. La Cour rappelle que la notion de « respect », au sens de l’article 8, manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre, en raison de la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les Etats contractants. De plus, la marge d’appréciation laissée aux autorités peut être plus large en cette matière que pour d’autres questions relevant de la Convention. Afin de déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 72, CEDH 2002‑VI).
48. Quant à la marge d’appréciation qu’il y a lieu d’accorder à l’Etat, la Cour constate tout d’abord qu’il ressort du droit comparé qu’aucun Etat n’assimile la kafala à une adoption mais que, en droit français et dans d’autres Etats, celle-ci a des effets comparables à ceux d’une tutelle, d’une curatelle ou d’un placement en vue d’une adoption. Ensuite, les données recueillies afin de savoir si la prohibition par la loi nationale de l’enfant mineur constitue un obstacle à l’adoption révèlent des situations variées et nuancées dans la législation des différents Etats. Il n’y a pas, de manière claire, communauté de vue entre les Etats membres (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Il en résulte que la marge d’appréciation dont dispose l’Etat français doit donc être considérée comme ample.
49. En l’espèce, pour rejeter la requête en adoption de l’enfant Hind, les juridictions nationales se sont fondées sur l’article 370-3 alinéa 2 du code civil qui interdit le prononcé de l’adoption d’un mineur étranger dont la loi personnelle prohibe cette institution.
Elles ont également pris appui sur la Convention de New York relative aux droits de l’enfant dont l’article 20 qui reconnaît expressément la kafala de droit islamique comme « protection de remplacement », au même titre que l’adoption. La Cour relève que ce même article cite, parmi les critères guidant le choix du mode de protection le plus adapté à l’enfant, son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. Elle observe par ailleurs que l’article 21 de cette même Convention, qui concerne l’adoption, indique que « les Etats parties qui admettent et/ou autorisent l’adoption s’assurent que l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale » (paragraphe 18 ci-dessus).
La Cour de cassation a d’autre part rappelé que l’article 370-3 du code civil était conforme à la Convention de La Haye du 29 mai 1993, inspirée par le souci de prévenir « l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfant », même si cette convention ne vise que les adoptions « établissant un lien de filiation » (article 2 § 2), et a souligné que ces adoptions ne peuvent avoir lieu que si les autorités compétentes de l’Etat d’origine ont établi que l’enfant est adoptable (article 4 a ; paragraphe 19 ci-dessus).
Enfin, la kafala entre explicitement dans le champ d’application de la Convention de la Haye de 1996, concernant la compétence, la loi applicable, la reconnaissance, l’exécution et la coopération en matière de responsabilité parentale et de mesures de protection des enfants (paragraphe 20 ci-dessus).
50. Il résulte de ce qui précède que le refus opposé à la requérante tient en grande partie au souci du respect de l’esprit et de l’objectif des conventions internationales. Or, la Cour considère que la reconnaissance de la kafala par le droit international est un élément déterminant pour apprécier la manière dont les Etats la réceptionnent dans leurs droits nationaux et envisagent les conflits de loi qui se présentent.
51. De plus, la Cour relève que la kafala judiciaire est reconnue de plein droit par l’Etat défendeur et qu’elle y produit des effets comparables en l’espèce à ceux d’une tutelle dès lors que l’enfant Hind était sans filiation lors de son recueil. A ce titre, elle observe que les juridictions nationales ont souligné que la requérante et l’enfant avaient, à la suite de la requête en concordance des noms, le même nom de famille et que la première était titulaire de l’autorité parentale ce qui lui permettait de prendre à l’égard de l’enfant toute décision dans son intérêt. Certes, la kafala ne créant pas de lien de filiation, elle est dépourvue d’effets successoraux et ne suffit pas pour permettre à l’enfant d’acquérir la nationalité du recueillant. Cela étant, il peut être remédié aux restrictions qu’engendre l’impossibilité d’adopter l’enfant. Outre la requête en concordance de nom ici acquise du fait de la filiation inconnue de l’enfant en Algérie, il est possible d’établir un testament, qui a pour effet de faire entrer l’enfant dans la succession de la requérante et de nommer un tuteur légal en cas de décès du recueillant.
L’ensemble des éléments examinés ci-dessus fait apparaître que l’Etat défendeur, appliquant les conventions internationales régissant la matière, a institué une articulation flexible entre le droit de l’Etat d’origine de l’enfant et le droit national. La Cour relève à ce titre que le statut prohibitif de l’adoption résulte de la règle de conflit de lois de l’article 370-3 du code civil mais que le droit français ouvre des voies d’assouplissement de cette interdiction à la mesure des signes objectifs d’intégration de l’enfant dans la société française. C’est ainsi, d’une part, que la règle de conflit est écartée explicitement par ce même article 370-3 lorsque « le mineur est né et réside habituellement en France ». D’autre part, cette règle de conflit est volontairement contournée par la possibilité ouverte à l’enfant d’obtenir, dans un délai réduit, la nationalité française, et ainsi la faculté d’être adopté, lorsqu’il a été recueilli en France par une personne de nationalité française. La Cour observe à ce titre que l’Etat défendeur soutient sans être démenti que la jeune Hind pourrait déjà bénéficier de cette possibilité.
La Cour estime qu’en effaçant ainsi progressivement la prohibition de l’adoption, l’Etat défendeur, qui entend favoriser l’intégration d’enfants d’origine étrangère sans les couper immédiatement des règles de leur pays d’origine, respecte le pluralisme culturel et ménage un juste équilibre entre l’intérêt public et celui de la requérante.
52. Dans ces conditions, et après avoir rejeté l’exception du Gouvernement déduite du non épuisement des voies de recours internes, dont ne fait pas partie l’acquisition de la nationalité française, la Cour conclut, eu égard à la marge d’appréciation de l’Etat en la matière, qu’il n’y a pas eu manquement au respect du droit de l’intéressée à sa vie familiale. Partant, il n’y a pas eu de violation de l’article 8 de la Convention.
DROITS DES PARENTS BIOLOGIQUES FACE A L'ADOPTION
D.M. ET N. c. ITALIE du 20 janvier 2022 Requête no 60083/19
Art 8 • Vie familiale • Déclaration de l’adoptabilité d’une enfant par les juridictions internes qui ont estimé que la mère n’était pas en mesure d’exercer son rôle parental et était dépourvue de capacités parentales • Expertises non ordonnées • Éloignement définitif et irréversible • Existence de solutions moins radicales • Absence de prise en compte de la nécessité de préserver autant que possible le lien entre la mère et sa fille • Mère en situation de vulnérabilité • Motifs insuffisants • Absence de proportionnalité
CEDH
a) Ingérence, légalité et but légitime
70. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, § 63, 20 juin 2017). Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
71. La Cour estime établi de manière non équivoque, et les parties le ne contestent pas, que les décisions litigieuses prononcées au cours de la procédure devant les juridictions s’analysent en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention.
72. Il n’est par ailleurs pas contesté non plus que ces décisions étaient prévues par la loi, à savoir la loi sur l’adoption, telle que modifiée par la loi no 149 de 2001 et qu’elles poursuivaient des buts légitimes, tels que la « protection de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de deux enfants. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. Cette ingérence remplissait donc deux des trois conditions permettant, au regard du second paragraphe de l’article 8, de la considérer comme justifiée. En l’espèce, le litige porte sur la troisième condition, c’est-à-dire sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Proportionnalité
Principes généraux
73. Les principes généraux applicables sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour, et ont été exposés en détail dans l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019) auquel il est ici fait référence. Aux fins de la présente analyse, la Cour rappelle qu’en cas de séparation, l’unité familiale et la réunification de la famille constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie privée et familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible. De plus, tout acte d’exécution de la prise en charge temporaire doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant.L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant. En outre, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Strand Lobben et autres, précité, §§ 205 et 208).
74. De plus, la Cour rappelle que, dans les cas où les intérêts de l’enfant et ceux de ses parents seraient en conflit, l’article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre tous ces intérêts et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents. Qui plus est, seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles » peuvent conduire à une rupture du lien familial (ibidem, §§ 206-207).
75. La Cour rappelle également que la marge d’appréciation ainsi laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation jugée très dangereuse pour sa santé ou son développement et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (ibidem, § 211).
76. Selon la Cour, il faut en revanche exercer un « contrôle plus rigoureux » sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent en effet le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (ibidem, § 211).
Application au cas d’espèce des principes susmentionnés
77. La Cour note que pour procéder à la déclaration de l’état d’adoptabilité de la seconde requérante, les juridiction internes se sont appuyées sur les rapports préparés par les services sociaux et les responsables du foyer ainsi que sur les auditions des parties effectuées par le juge. La cour d’appel et la Cour de cassation ont considéré que le tribunal avait mené une enquête complète et approfondie.
78. La Cour relève que les juridictions ont estimé que la première requérante n’avait pas de capacités parentales en raison de son comportement : elle avait déjà deux enfants dont elle ne s’occupait pas, elle avait un mode de vie instable, ayant « changé de lieu de résidence à plusieurs reprises, et ayant eu une relation avec un homme qui l’avait maltraitée » et enfin elle avait « entamé des relations sexuelles avec différents hommes (comme relevé par les travailleurs sociaux du foyer) et avait décidé de concevoir un enfant avec un homme qu’elle venait de rencontrer ». Le tribunal et la cour d’appel ont estimé qu’elle n’était pas en mesure de prendre soin de sa fille étant donné qu’elle l’avait sortie durant les heures les plus chaudes lors d’une journée torride et parce que l’enfant n’avait pas de règles « et mangeait ce qu’elle voulait à tout moment ». De plus, le comportement sexualisé de l’enfant, qui avait été observé par les responsables du foyer, était préoccupant, « puisqu’il semblait suggérer des actes sexuels directement commis sur l’enfant ou une exposition de l’enfant aux actes sexuels auxquels la première requérante se livrait » comme cela avait été relaté par un garçon hébergé dans le foyer.
79. La Cour note ensuite que dans son arrêt la cour d’appel avait établi que même si une récupération des capacités parentales était envisageable, lorsque cela demandait trop de temps et d’efforts, il était préférable dans l’intérêt de l’enfant de procéder à la déclaration d’adoptabilité.
80. La Cour rappelle que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande, précité, § 173).
81. La Cour note qu’à la différence de la plupart des affaires que la Cour a eu l’occasion d’examiner, en l’espèce il n’a pas été démontré que l’enfant avait été exposée à des situations de violence ou de maltraitance (voir, a contrario, Dewinne c. Belgique (déc.), no 56024/00, 10 mars 2005, Zakharova c. France (déc.), no 57306/00, 13 décembre 2005), ni à des abus sexuels prouvés (voir, a contrario, Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 104, 9 mai 2003). Les tribunaux n’ont pas non plus constaté en l’occurrence de déficits affectifs (voir, a contrario, Kutzner, précité, § 68), ou encore un état de santé inquiétant ou un déséquilibre psychique des parents (voir, a contrario, Bertrand c. France (déc.), no 57376/00, 19 février 2002, Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 261, 1er juillet 2004).
82. La Cour doute du caractère adéquat des éléments sur lesquels les autorités se sont appuyées pour conclure que la première requérante n’était pas en mesure d’exercer son rôle parental et qu’elle était dépourvue de capacités parentales.
83. La Cour note que la décision de rompre le lien familial n’ait été précédée d’une évaluation sérieuse et attentive de la capacité de la première requérante à exercer son rôle de parent, et notamment d’aucune expertise psychologique, et qu’aucune tentative de sauvegarder le lien n’ait été envisagée. Les autorités n’ont pas déployé des efforts adéquats pour préserver le lien familial entre l’intéressée et sa fille et en favoriser le développement. Les autorités judiciaires se sont bornées à prendre en considération l’existence de certaines difficultés, alors que celles-ci auraient pu, selon toute vraisemblance, être surmontées au moyen d’une assistance sociale ciblée. La première requérante ne s’est vu offrir aucune chance de renouer des liens avec sa fille : en effet, aucun expert n’a été mandaté pour évaluer ses compétences parentales ou son profil psychologique. Quant à la seconde requérante, les juridictions n’ont pas estimé nécessaire de vérifier, par le biais d’une expertise, si les prétendus attouchements sexuels auxquels les services sociaux faisaient référence dans leurs rapports, à la suite des témoignages indirects, avaient eu lieu, ou au moins de signaler la situation qu’ils jugeaient « préoccupante » au procureur auprès du tribunal pour enfants. À cet égard, la Cour note que le Gouvernement se réfère à la seconde requérante en la considérant comme « victime » d’abus sexuels, alors qu’aucune procédure pénale n’a jamais été menée pour enquêter sur les allégations des services sociaux.
84. La Cour ne perd pas de vue le fait que s’il appartient en principe aux autorités internes de se prononcer sur la nécessité des rapports d’expertise (voir, par exemple, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 71, CEDH 2003‑VIII), elle estime qu’en l’espèce, alors que des solutions moins radicales étaient disponibles, les juridictions internes ont néanmoins décidé de procéder à la déclaration d’adoptabilité de la seconde requérante, provoquant ainsi l’éloignement définitif et irréversible de sa mère (Akinnibosun, précité, § 83, et S.H. c. Italie, no 52557/14, § 56, 13 octobre 2015).
85. Or la Cour dit avoir déjà rappelé (A.I. c. Italie, no 70896/17, § 100, 1er avril 2021) que, - dans le cadre des juridictions spécialisées, composées de juges professionnels et de juges non professionnels - la préférence doit être donnée à un système dans lequel le juge désigne un expert ou dans lequel les parties peuvent elles-mêmes appeler à faire témoigner des experts dont les constats et conclusions peuvent être contestés et débattus entre les parties devant le juge. Dans le cas d’espèce, les juridictions internes n’ayant pas ordonné d’office une expertise sur les capacités parentales de la première requérante, sur le lien d’attachement entre les deux requérantes ainsi que sur l’état psychologique de la mineure, la première requérante s’est vu priver de la possibilité de débattre et contester les conclusions des services sociaux et les accusations concernant le prétendu comportement sexualisé de la seconde requérante.
86. Sans spéculer sur l’issue de la procédure d’adoptabilité si une expertise avait été menée, la Cour est d’avis que dans ce genre d’affaires il aurait été souhaitable, avant de procéder à la déclaration d’adoptabilité, que les juridictions ordonnent une expertise visant à évaluer les capacités parentales de la mère, le fonctionnement psychologique et les besoins développement aux de l’enfant (faisant également référence au comportement sexualisé de l’enfant jugé préoccupant par les autorités) ainsi que la capacité fonctionnelle de la mère à répondre à ces besoins. En l’espèce, pareille expertise n’a pas été ordonnée, nonobstant les demandes de la première requérante en ce sens, les juridictions estimant que les rapports des services sociaux et du foyer ainsi que les auditions menées par le tribunal étaient suffisants. La Cour ne voit pas dans quelle mesure une expertise aurait été dangereuse pour l’enfant, conduisant à une victimisation secondaire comme le Gouvernement l’affirme dans ses observations.
87. Au demeurant, la Cour note que le déroulement de la procédure devant la Cour de cassation (paragraphes 47-49 ci-dessus), en tenant compte des positions différentes des deux juges rapporteurs et du procureur général, démontrent qu’une expertise aurait été souhaitable dans cette affaire.
88. Par ailleurs, elle relève plusieurs passages dans les rapports établis par les services sociaux, repris en partie par les juridictions internes, qui évoquent la vie intime de la première requérante, ses choix par rapport à la conception de ses enfants et sa vie sexuelle. Elle estime notamment injustifiées les évaluations négatives faites sur le comportement sexuel de l’intéressée, sur son choix de retirer son stérilet sans la permission des services sociaux et de concevoir un enfant. Aux yeux de la Cour, lesdits arguments et considérations n’étaient pas déterminants pour évaluer ses capacités parentales.
89. La Cour note qu’aucune raison, excepté celle relative au temps nécessaire qu’il aurait fallu à la première requérante pour récupérer ses capacités parentales, n’a été avancée pour expliquer pourquoi une mesure aussi radicale, à savoir la déclaration d’adoptabilité, était dans l’intérêt de l’enfant ni pourquoi des considérations de poids relatives à son développement pouvaient justifier une telle mesure. En outre, aucune tentative n’a été entreprise pour explorer l’efficacité de mesures alternatives moins lourdes de conséquences avant que les juridictions ne cherchent à rompre les liens entre la requérante et sa fille en la déclarant adoptable.
90. En l’espèce, la Cour est d’avis que la nécessité, qui était primordiale, de préserver autant que possible le lien entre la requérante et sa fille n’a pas été dûment prise en considération – sachant que l’intéressée se trouvait par ailleurs en situation de vulnérabilité, eu égard aux violences domestiques qu’elle avait subies et à l’aide qu’elle avait demandée aux services sociaux pour protéger sa fille.
91. À la lumière de ce qui précède et après une analyse approfondie des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, la Cour estime que les motifs invoqués par les juridictions internes étaient insuffisants pour justifier la déclaration d’adoptabilité de la seconde requérante. Les autorités internes n’ont pas démontré de manière convaincante que, malgré l’existence de solutions moins radicales, la mesure contestée constituait l’option la plus appropriée correspondant à l’intérêt supérieur de l’enfant. Nonobstant la marge d’appréciation des autorités internes, l’ingérence dans la vie familiale de la requérante n’était donc pas proportionnée au but légitime poursuivi. Elle estime en outre que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu. Par conséquent, elle conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.
A.I. c. Italie du 1er avril 2021 requête n o 70896/17
Article 8 : L’interdiction des contacts entre la requérante et ses enfants lors d’une procédure d’adoption a violé le droit de la requérante au respect de sa vie familiale
L’affaire concerne l’impossibilité pour la requérante – réfugiée nigériane victime de la traite et en situation de vulnérabilité – mère de deux enfants, d’exercer un droit de visite auprès d’eux en raison d’une interdiction décidée par le tribunal alors que la procédure d’adoption est pendante depuis plus de trois ans. La Cour observe en particulier que la cour d’appel, juridiction spécialisée, composée de deux juges professionnels et deux juges non professionnels, n’a pas tenu compte des conclusions de l’expertise qui préconisait le maintien des liens entre la requérante et les enfants et n’a pas motivé sa décision sur les raisons qui l’ont amenée à ne pas prendre en compte ces conclusions. Au vu de la gravité des intérêts en jeu, il appartenait aux autorités d’apprécier la vulnérabilité de la requérante de manière plus approfondie au cours de la procédure. La Cour considère que, pendant le déroulement de la procédure qui a abouti à l’interruption des contacts entre la requérante et ses enfants, les autorités n’ont pas été accordé suffisamment de poids à l’importance de la vie familiale de la requérante et de ses enfants. La procédure n’a donc pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu.
Art 8 • Vie familiale • Victime de traite d’origine nigériane privée de tout contact avec ses enfants en dépit des préconisations d’experts et avant même la décision définitive sur leur adoptabilité • Procédure portant sur l’adoptabilité des enfants pendante depuis plus de trois ans • Intérêts supérieurs des enfants n’ayant pas primé • Vulnérabilité de la mère victime de traite non prise en compte • Appréciation des aptitudes parentales de la mère sans considérer son origine nigériane ni le modèle différent d’attachement entre parents et enfants dans la culture africaine
FAITS
La requérante, A.I., est une ressortissante nigériane, née en 1981 et résidant à Rome. Arrivée en Italie en tant que victime de la traite d’êtres humains, elle est mère de deux enfants, J. et M., nées respectivement le 17 janvier 2012 et le 20 mai 2014. À partir d’avril 2014, A.I. et sa fille, J., furent hébergées dans un centre d’accueil. Le 19 juin 2014, sa fille cadette M. fut hospitalisée en raison d’une varicelle et une infection HIV lui fut diagnostiquée. Le 25 juin 2014, le procureur près le tribunal pour enfants saisit le tribunal d’une demande tendant à la suspension de l’autorité parentale de la requérante sur sa fille M. Le tribunal fit droit à la demande du procureur, nomma le maire de Rome en qualité de tuteur de l’enfant et lui ordonna de la placer après sa sortie de l’hôpital dans une maison d’accueil avec interdiction de venir la chercher ou de l’éloigner sans autorisation du tribunal. Il demanda au parquet d’identifier l’autre enfant, J., et de vérifier si elle se trouvait en danger. M. fut placée dans une autre maison d’accueil. Le 18 juillet 2014, le procureur demanda au juge d’ordonner une mesure de protection à l’égard de J., la fille aînée de A.I.
Le 27 novembre 2014, le tribunal décida de suspendre la responsabilité parentale de A.I. sur sa fille aînée, J. Il nomma le maire de Rome tuteur provisoire de la mineure et le chargea de placer l’enfant, conjointement avec la mère si elle y consentait, dans une structure d’accueil adaptée avec interdiction pour quiconque de la retirer, sans autorisation préalable du tribunal. Il ordonna de vérifier l’état de santé de J. et chargea le centre d’aide pour l’enfance maltraitée d’effectuer une évaluation urgente de la personnalité et des capacités parentales de A.I., de l’existence de ressources nécessaires pour s’occuper des enfants ainsi que du niveau psychophysique de la mineure J. La requérante et J. furent transférées dans une autre structure d’accueil. J. fut hospitalisée du 27 février au 10 mars 2015. Le 11 juin 2015, le tribunal chargea le tuteur de placer les filles ensemble, avec leur mère, dans une structure adaptée. Le 18 mars 2016, le tribunal ordonna l’ouverture de la procédure afin d’établir si les mineures étaient dans un état d’abandon, confirma la suspension de l’autorité parentale de A.I. et du père de J., et ordonna le placement des mineures dans une maison d’accueil avec possibilité pour la mère de leur rendre visite une fois par semaine. Le 23 mai 2016, le tribunal ordonna une expertise et accorda à la requérante un droit de visite à raison de deux heures par semaine. Le 9 janvier 2017, le tribunal, s’appuyant sur l’expertise, déclara les enfants abandonnées et adoptables. Afin de gérer la situation des enfants, il confirma la nomination du tuteur, ordonna le placement des enfants dans une maison d’accueil et interdit tout contact entre les enfants et leur mère. Le 1er mars 2017, A.I. fit appel du jugement et introduisit une demande en référé, conformément à l’article 700 du code de procédure civile, visant à suspendre l’interdiction des contacts. À l’audience du 7 novembre 2017, A.I. fut informée que ses enfants avaient été placées en vue de leur adoption, dans deux familles différentes. Examinant la demande en référé visant à suspendre l’interdiction des contacts, la cour d’appel souligna qu’il était dans l’intérêt des filles de maintenir la suspension des contacts pendant la durée de la procédure en appel. La cour d’appel ordonna toutefois une nouvelle expertise. Par un arrêt du 2 octobre 2018, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal. Elle releva que l’expertise avait mis en évidence que A.I. était dénuée de capacités parentales et qu’elle n’était pas pleinement consciente de sa maladie, de la maladie de ses filles et de ses difficultés psychologiques. La cour d’appel rejeta sa demande visant à suspendre l’interdiction de contacts avec ses enfants. A.I. se pourvut en cassation. Le 13 février 2020, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant une autre chambre de la cour d’appel. Elle rappela qu’une fois qu’un enfant était déclaré adoptable, il était placé dans une famille. L’interruption des rapports entre le parent biologique et l’enfant était la conséquence de l’adoption et non de la déclaration d’adoptabilité. Les liens juridiques entre les parents biologiques et l’enfant prenaient fin avec la déclaration d’adoptabilité visant à l’adoption plénière, celle-ci étant incompatible avec la continuation d’une relation qui devait être interrompue avec le parent biologique, une fois l’adoption prononcée. La Haute juridiction constata cependant que la cour d’appel n’avait pas pris en considération la partie de l’expertise qui soulignait que le lien des enfants avec leur mère devait être préservé. Elle releva que la cour d’appel n’avait pas estimé nécessaire d’évaluer s’il y avait un modèle différent d’adoption qui, dans l’intérêt des enfants, aurait pu être appliqué au cas d’espèce. La Haute juridiction nota que la cour d’appel aurait dû vérifier si l’intérêt à ne pas rompre le lien avec ses enfants primait sur l’insuffisance des capacités parentales de la requérante. L’affaire est actuellement pendante devant la cour d’appel.
Article 8
La Cour relève que les parties ne contestent pas que les décisions litigieuses s’analysent en une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale de la requérante, prévue par la loi et poursuivant des buts légitimes. La Cour est pleinement consciente que, dans tout processus décisionnel, l’intérêt de l’enfant doit constituer la considération primordiale. La Cour reconnaît qu’en dépit de l’absence d’indices de violence ou d’abus commis sur ses enfants, et contrairement aux conclusions de l’expertise, la requérante a été privée de tout droit de visite, alors que la procédure d’adoption est à ce jour toujours pendante. La Cour observe aussi que les juridictions ont placé les enfants dans deux familles différentes, ce qui a fait obstacle au maintien des liens fraternels. Cette mesure a provoqué l’éclatement de la famille et celui de la fratrie ; elle est donc allée à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants. La Cour note également que la requérante était victime de traite. Les autorités lui ont fourni une assistance sanitaire et une aide sociale, en revanche, les juridictions n’ont pas pris en considération la situation de vulnérabilité de la requérante pour évaluer ses capacités parentales et sa demande de maintenir des contacts avec ses enfants. Dans le cas des personnes vulnérables, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent leur assurer une protection accrue La Cour estime qu’au vu de la gravité des intérêts en jeu, il appartenait aux autorités d’apprécier la vulnérabilité de la requérante de manière plus approfondie au cours de la procédure. Il ressort par ailleurs des décisions du tribunal et de la cour d’appel que les juridictions internes ont apprécié les aptitudes parentales de la requérante sans prendre en compte son origine nigériane ni le modèle différent d’attachement entre parents et enfants qu’on peut retrouver dans la culture africaine, comme le rapport d’expertise l’avait largement mis en évidence. La Cour conclut que, pendant le déroulement de la procédure qui a abouti à l’interruption des contacts entre la requérante et ses enfants, il n’a pas été accordé suffisamment de poids au fait de permettre à l’intéressée et aux enfants de connaître une vie familiale. La procédure n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu. Il y a eu en conséquence violation de l’article 8 de la Convention.
CEDH
a) Ingérence, légalité et but légitime
83. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, § 63 20 juin 2017). Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
84. La Cour estime établi de manière non équivoque, et les parties le ne contestent pas, que les décisions litigieuses prononcées au cours de la procédure devant les juridictions s’analysent en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention.
85. Il n’est par ailleurs pas contesté non plus que ces décisions étaient prévues par la loi, à savoir la loi sur l’adoption, telle que modifiée par la loi no 149 de 2001 (paragraphe 44 ci-dessus), et qu’elles poursuivaient des buts légitimes, tels que la « protection de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de deux enfants. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. Cette ingérence remplissait donc deux des trois conditions permettant, au regard du second paragraphe de l’article 8, de la considérer comme justifiée. En l’espèce, le litige porte sur la troisième condition, c’est-à-dire sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Proportionnalité
86. Les principes généraux applicables sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour, et ont été exposés en détail dans l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019) auquel il est ici fait référence. Aux fins de la présente analyse, la Cour rappelle qu’en cas de séparation, l’unité familiale et la réunification de la famille constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie privée et familiale tel que protégé par l’article 8 de la Convention. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible. De plus, tout acte d’exécution de la prise en charge temporaire doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant. L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant. En outre, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Strand Lobben et autres, précité, §§ 205 et 208).
87. De plus, la Cour rappelle que, dans les cas où les intérêts de l’enfant et ceux de ses parents seraient en conflit, l’article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre tous ces intérêts et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents. Qui plus est, seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles » peuvent conduire à une rupture du lien familial (ibidem, §§ 206-207).
88. La Cour rappelle également que la marge d’appréciation ainsi laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation jugée très dangereuse pour sa santé ou son développement et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (ibidem, § 211).
89. Selon la Cour, il faut en revanche exercer un « contrôle plus rigoureux » sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent en effet le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (ibidem, § 211).
90. La Cour note que les deux enfants de la requérante ont été déclarées adoptables par une décision non définitive du tribunal pour enfants, lequel avait estimé qu’elles se trouvaient dans un état d’abandon ; leur mère, une ressortissante nigériane, arrivée en Italie en tant que victime de traite, n’ayant pas, selon le tribunal, les capacités parentales nécessaires pour les élever. Le tribunal, dans son jugement, a décidé d’ordonner l’interruption des contacts entre la requérante et les enfants, tout en sachant que le jugement aurait pu être modifié par la cour d’appel et sans motiver sa décision sur les raisons urgentes qui l’ont poussé à prendre une décision si grave.
91. La cour d’appel saisie par la requérante d’une demande provisoire et urgente visant à suspendre l’interdiction des contacts a rejeté la demande de l’intéressée huit mois plus tard et a chargé un expert d’évaluer si les rencontres étaient dans l’intérêt des enfants. La Cour note que, nonobstant les résultats de l’expertise, qui soulignaient l’importance du maintien des contacts dans le but de construire l’identité des mineures (paragraphe 36 ci-dessus), la cour d’appel, dans son arrêt successif confirmant l’adoptabilité des enfants, a décidé que les contacts ne devaient pas reprendre, étant donné que, par la déclaration d’adoptabilité, le lien avec la famille d’origine était interrompu. Encore une fois, la cour d’appel, dans la motivation de son arrêt, n’expliquait pas les raisons pour lesquelles les contacts devaient être interrompus avant que l’arrêt concernant l’adoptabilité des enfants devînt définitif.
92. La Cour doit rechercher si, au moment de prendre les décisions susmentionnées, les autorités internes ont suffisamment tenu compte de l’obligation positive qui leur incombait de faciliter la réunification de la famille, ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu et énoncé des raisons pertinentes et suffisantes de nature à démontrer que les circonstances de l’espèce revêtaient un caractère si exceptionnel qu’elles justifiaient une rupture complète et définitive des liens entre les enfants et la requérante. La Cour note que dans le cas d’espèce, l’arrêt relatif à l’adoptabilité n’est pas encore devenu définitif et que l’adoption n’a pas encore été prononcé.
93. Le Gouvernement a fondé sa thèse sur les problèmes posés par le placement à long terme ; selon lui l’enfant placé vit dans l’incertitude entre ses parents biologiques et ses parents de substitution, ce qui entraîne des problèmes tels que des conflits de loyauté.
94. La Cour est pleinement consciente que l’intérêt de l’enfant dans le processus décisionnel doit être la considération primordiale (voir l’Observation générale no 14 (2013) du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant, paragraphe 38, cité au paragraphe 53 ci-dessus). Elle relève, toutefois, comme souligné également par la Cour de cassation dans son arrêt, que les autorités n’ont pas cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts des deux enfants et de la requérante et qu’elles n’ont pas sérieusement envisagé la possibilité de maintenir un lien entre les enfants et la requérante en dépit des préconisations de l’expertise, alors que la procédure était pendante et que l’arrêt relatif à l’adoptabilité n’était pas définitif.
95. Dans ce contexte, la Cour, en particulier, n’est pas convaincue que les autorités internes compétentes aient dûment pris en compte le lien profond existant entre la requérante et les enfants et les dommages qu’une interruption définitive de contacts aurait pu causer, d’autant plus que la procédure d’adoptabilité est à ce jour encore pendante depuis plus de trois ans.
96. La Cour estime significatif que la cour d’appel a d’abord rejeté la demande provisoire et urgente en se fondant sur l’expertise qui avait été ordonnée par le tribunal plus d’un an auparavant. Les motifs énoncés dans cette décision (paragraphe 33 ci-dessus) s’attardent exclusivement sur les effets potentiels d’un retour éventuel des enfants auprès de la requérante et d’une nouvelle interruption des contacts plutôt que sur les motifs qui ont conduit à mettre fin à tout contact entre les enfants et la requérante.
Ensuite, dans son arrêt sur le fond, la cour d’appel n’a pas pris en considération les conclusions de l’expertise dans la partie dans laquelle il était mis en évidence le lien profond existant entre la requérante et ses enfants et la nécessité que des contacts soient maintenus. Elle n’a pas non plus énoncé de raisons pertinentes sur ce point, se bornant à affirmer que l’interruption des contacts était la conséquence de la déclaration d’adoptabilité.
97. Par la suite, la Cour de cassation, saisie par la requérante en vue d’obtenir l’annulation de l’arrêt de la cour d’appel, a statué que la cour d’appel n’avait pas correctement appliqué le principe selon lequel l’adoption est prononcée à titre d’ultima ratio lorsqu’il n’y a pas d’intérêt que l’enfant maintienne une relation significative avec ses parents biologiques ou lorsque ce lien pourrait lui porter préjudice. La Haute juridiction a estimé que la cour d’appel aurait dû évaluer s’il était dans l’intérêt des enfants de maintenir un lien avec la requérante à la lumière des conclusions de l’expertise, et le cas échéant s’il y avait un modèle différent d’adoption qui pouvait être appliqué au cas d’espèce dans l’intérêt des enfants. Le modèle auquel se référait la Cour de cassation était celui de l’adoption simple prévue dans le système juridique italien dans les cas où il est dans l’intérêt des enfants (article 44 de la loi sur l’adoption) de maintenir le lien avec les parents naturels.
La Cour de cassation a considéré que, lors de la vérification de l’état d’abandon, la cour d’appel aurait dû analyser si l’intérêt à ne pas rompre le lien avec la requérante primait sur l’insuffisance de ses capacités parentales. En particulier, les conclusions de l’expertise selon lesquelles la nécessité pour les enfants de maintenir un lien avec la requérante en vue de construire leur propre identité n’avaient pas été prises en compte.
98. La Cour réitère sa position selon laquelle de manière générale, d’une part, l’intérêt supérieur de l’enfant dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille (Gnahoré c. Italie, no 40031/98, § 59, CEDH 2000‑IX). D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (Strand Lobben et autres, précité, § 207). Il existe un important consensus international autour de l’idée que l’enfant ne doit pas être séparé de ses parents contre son gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant (voir l’article 9 § 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, reproduit au paragraphe 51 ci-dessus). De plus, il appartient aux États contractants d’instaurer des garanties procédurales pratiques et effectives permettant de veiller à la protection et à la mise en œuvre de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir l’Observation générale no 14 (2013) du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, paragraphes 38, 85 et 87, cités au paragraphe 53 ci-dessus).
99. La Cour ne perd pas de vue le fait que s’il appartient en principe aux autorités internes de se prononcer sur la nécessité des rapports d’expertise (voir, par exemple, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 71, CEDH 2003‑VIII (extracts)), elle estime qu’en l’espèce, alors que des solutions moins radicales étaient disponibles, les juridictions internes ont néanmoins décidé d’interrompre tous les contacts entre la requérante et ses filles en dépit des préconisations de l’expertise, provoquant ainsi l’éloignement définitif et irréversible de leur mère (Akinnibosun c. Italie, no 9056/14, § 83, 16 juillet 2015, et S.H. c. Italie, no 52557/14, § 56, 13 octobre 2015). Elle souligne que les juridictions n’ont pas effectivement évalué si la rupture définitive des contacts avec la requérante servirait véritablement l’intérêt supérieur des enfants.
100. Or, dans le cas d’espèce, la Cour note que la cour d’appel, juridiction spécialisée, composée de deux juges professionnels et deux juges non professionnels, n’a pas tenu compte des conclusions de l’expertise dans la partie où était préconisé le maintien des liens entre la requérante et les enfants et n’a pas motivé sa décision sur les raisons qui l’ont amenée à ne pas prendre en compte ces conclusions. Au demeurant la Cour rappelle que, selon l’avis no 15 du Conseil consultatif des juges européens (paragraphe 58 ci-dessus) la préférence doit être donnée à un système dans lequel le juge désigne un expert ou dans lequel les parties peuvent elles-mêmes appeler à faire témoigner des experts dont les constats et conclusions peuvent être contestés et débattus entre les parties devant le juge.
101. Dans le cas d’espèce, en dépit de l’absence d’indices de violence ou d’abus commis sur ses enfants, et contrairement aux conclusions de l’expertise, la requérante a été privée de tout droit de visite, alors que la procédure d’adoptabilité est à ce jour encore pendante. La Cour observe de surcroît que les juridictions, sans motiver particulièrement leurs décisions sur ce point, ont placé les enfants dans deux familles différentes, ce qui a fait obstacle au maintien des liens fraternels. Cette mesure a donc provoqué non seulement l’éclatement de la famille, mais aussi celui de la fratrie, et est allée à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants (Y.I. c. Russie, no 68868/14, § 94, 25 février 2020, Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 114, 16 février 2016, S.H., précité, § 56, et Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 98, 10 avril 2012).
102. La Cour note que les décisions en cause ont été prises alors que la requérante était victime de traite. Si les autorités lui ont fourni une assistance sanitaire et une aide sociale, la Cour note, en revanche, que les juridictions n’ont pas pris en considération la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvait la requérante pour évaluer ses capacités parentales et sa demande tendant à maintenir des contacts avec ses enfants. Dans le cas des personnes vulnérables, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent leur assurer une protection accrue (B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, §§ 86 et 114, 19 février 2013, Todorova c. Italie, no 33932/06, § 75, 13 janvier 2009, R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 86, 18 juin 2013, Akinnibosun c. Italie, précité, § 82, Zhou, précité, §§ 58-59, et mutatis mutandis S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, 25 juin 2020 concernant les obligations positives imposées aux États par l’article 4 de la Convention en matière de lutte contre la traite des êtres humains et la prostitution forcée).
103. La Cour estime par conséquent qu’au vu de la gravité des intérêts en jeu, il appartenait aux autorités compétentes d’apprécier la vulnérabilité de la requérante de manière plus approfondie au cours de la procédure dont il s’agit. Elle rappelle à cet égard que l’article 12, paragraphe 7, de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains, prévoit la prise en compte des besoins spécifiques des personnes en situation vulnérable (paragraphe 57 ci-dessus) (S.M. précité).
104. Par ailleurs, il ressort des décisions du tribunal et de la cour d’appel que les juridictions internes ont apprécié les aptitudes parentales de la requérante sans prendre en compte son origine nigériane ni le modèle différent d’attachement entre parents et enfants qu’on peut retrouver dans la culture africaine, malgré le fait que cela ait été largement mis en évidence dans le rapport d’expertise (paragraphe 34 ci-dessus).
105. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, pendant le déroulement de la procédure qui a abouti à l’interruption des contacts entre la requérante et ses enfants, il n’a pas été accordé suffisamment de poids au fait de permettre à l’intéressée et aux enfants de connaître une vie familiale. Elle estime donc que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu. Par conséquent, elle conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.
Omorefe c. Espagne du 23 juin 2020 requête n° 69339/16
Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme : L’impossibilité pour une mère d’établir des contacts avec son fils, placé en famille d’accueil puis adopté sans son accord, a violé la Convention
L’affaire concerne le placement d’un enfant en famille d’accueil puis son adoption, et l’impossibilité pour la mère biologique de garder des contacts avec lui. En 2009, la requérante, Mme Omorefe, demanda à ce que son fils (né en 2008) soit placé sous tutelle de l’administration en raison de difficultés personnelles et familiales. Elle insista toutefois à ce que cette mesure ne la prive pas de contacts avec son fils. Trois mois après le placement sous tutelle de l’enfant, les visites de Mme Omorefe furent cependant suspendues. La Cour n’est pas convaincue par les raisons invoquées par les autorités internes pour justifier le placement en accueil préadoptif du mineur puis son adoption, malgré l’opposition claire de Mme Omorefe qui n’a pu exercer son droit de visite que pendant trois mois, au début de la procédure, ce qui semble suggérer l’existence dès le début d’une intention de l’administration de placer l’enfant en accueil familial préadoptif. La Cour constate aussi que les autorités administratives n’ont pas envisagé d’autres mesures moins radicales prévues par la législation espagnole telles que l’accueil temporaire ou accueil simple, non préadoptif, qui est également plus respectueux des parents d’accueil dans la mesure où il ne crée pas de faux espoirs. Par conséquent, la Cour juge que les autorités espagnoles n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de Mme Omorefe à garder le contact avec son enfant, méconnaissant ainsi son droit au respect de sa vie privée et familiale. Sous l’angle de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts) de la Convention, la Cour invite les autorités internes à réexaminer, dans un bref délai, la situation de Mme Omorefe et de son fils mineur et d’envisager la possibilité d’établir un quelconque contact entre eux en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur.
Art 8 • Vie familiale • Carences du processus décisionnel privant une étrangère en difficulté de contact avec son bébé mis sous tutelle à sa demande puis adopté, six ans plus tard, malgré son opposition • Absence d’aide des services sociaux au développement des aptitudes parentales de la mère et à sa sortie de la pauvreté • Décisions prises avant le délai laissé à la mère pour réaliser ces objectifs • Consentement obligatoire de la mère non déchue de son autorité parentale pour l’adoption de l’enfant • Droit de visite retiré malgré l’opposition ferme de la mère et sans expertise psychologique • Absence d’efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de la requérante à garder le contact avec son enfant, en méconnaissance des décisions judiciaires en ce sens • Existence dès le début d’une intention de placer l’enfant en accueil familial préadoptif, sans envisager des mesures moins radicales • Prise en compte des intérêts de l’enfant attaché à sa famille d’accueil sans les mettre en balance avec ceux de sa mère biologique • Absence d’un examen adéquat et approfondi des arguments et de tous les facteurs et intérêts pertinents en jeu • Carences dans l’appréciation de l’évolution de la situation de la requérante et de ses aptitudes parentales
Art 46 • Exécution de l’arrêt • Autorités internes invitées à réexaminer, dans un bref délai, la situation de la requérante et de son fils mineur et d’envisager la possibilité d’établir un quelconque contact entre eux en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur
FAITS
La requérante, Pat Omorefe, est une ressortissante nigériane née en 1976 et résidant à Pampelune (Espagne). À l’époque des faits, elle vivait en situation irrégulière en Espagne. En février 2009, Mme Omorefe demanda que son fils fût placé sous tutelle dans un centre d’accueil du gouvernement régional de Navarre en raison de difficultés personnelles et familiales (absence de ressources, de logement et de travail, difficultés au sein du couple). Le lendemain, l’enfant fut déclaré en situation d’abandon et placé dans un centre d’accueil. Le mois suivant, Mme Omorefe fut informée que la mesure envisagée était l’accueil familial et que son fils pourrait réintégrer sa famille biologique à moyen terme à condition que ses parents réalisent certains objectifs. En mars 2009, la commission d’évaluation proposa la mise en œuvre d’une mesure d’accueil familial préadoptif, estimant que la mère n’assistait pas à toutes les visites, qu’elle faisait preuve de détachement à l’égard de son enfant lors de ses visites et que sa situation personnelle était très instable. Il fut également précisé que Mme Omorefe ne s’opposerait pas à l’accueil familial de l’enfant mais qu’elle insistait pour que cette mesure ne la prive pas de contacts avec son fils. En mai 2009, la direction générale de la famille et de l’enfance (DGFE) suspendit les visites en raison d’un manque d’assiduité de Mme Omorefe aux visites programmées et des difficultés de cette dernière à établir un lien affectif avec l’enfant. La DGFE demanda ensuite au juge de placer provisoirement l’enfant en accueil familial préadoptif et de déchoir Mme Omorefe de son autorité parentale. Le mineur fut effectivement placé en accueil familial par décision judiciaire. En juillet 2009, Mme Omorefe fit opposition contre cette décision. Sa demande fut rejetée. Ensuite, elle interjeta appel devant l’Audiencia provincial de Navarre qui fit droit à sa demande, estimant que l’adoption de l’enfant ne pouvait avoir lieu sans le consentement de la mère. La DGFE forma un pourvoi qui fut déclaré irrecevable. La mesure d’accueil préadoptif fut annulée en février 2014. En mars 2014, Mme Omorefe demanda à être autorisée à rendre visite à son fils. Face au silence de l’administration, elle forma un recours judiciaire contre la non-reconnaissance de son droit de visite. En juin 2015, le juge de première instance lui accorda un droit de visite d’une heure par mois lors de visites supervisées dans un point de rassemblement familial géré par l’administration. Entretemps, la DGFE fit de nouvelles demandes en vue de l’accueil préadoptif du mineur par sa famille d’accueil et de son adoption, présentant un rapport constatant les liens de l’enfant avec sa famille d’accueil avec laquelle il vivait depuis cinq ans ainsi que son développement adéquat et son évolution favorable. En octobre 2015, l’Audiencia provincial autorisa l’adoption du fils de Mme Omorefe, considérant que l’absence de consentement de la mère biologique n’était pas un obstacle si l’adoption était conforme à l’intérêt du mineur. Le recours d’amparo de Mme Omorefe devant le Tribunal constitutionnel fut déclaré irrecevable.
Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)
La Cour estime que les décisions ayant abouti à l’adoption de l’enfant de Mme Omorefe s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale tant de Mme Omorefe que de son enfant biologique. Cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection des droits et libertés de l’enfant. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour constate de graves manques de diligence dans la procédure menée par les autorités responsables de la tutelle, du placement de l’enfant et de son adoption ainsi que par certaines juridictions de première instance à cet égard, et notamment une inertie de ces dernières dans la prise en compte des conclusions des rapports élaborés et des décisions prises par les différents organes de l’administration intervenus tout au long de l’examen de affaire. La Cour note, en outre, que le Gouvernement n’a pas démontré que des suites aient été données à la décision de l’Audiencia provincial (octobre 2015) selon laquelle une possibilité d’une « forme de relation ou de contact au travers de visites ou de communications avec la mère biologique » pouvait être explorée si cela devait correspondre à l’intérêt supérieur du mineur. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour précise qu’on peut certes comprendre que l’enfant de Mme Omorefe ait été placé sous tutelle de l’administration puisque c’était sa propre mère qui le demandait. Toutefois, cette décision aurait dû s’accompagner dans les meilleurs délais des mesures les plus appropriées permettant d’évaluer en profondeur la situation de l’enfant et ses rapports avec ses parents, au besoin avec le père et la mère séparément, le tout dans le respect du cadre légal en vigueur. Cette situation était particulièrement grave compte tenu de l’âge de l’enfant, qui avait à peine deux mois lors de son placement sous tutelle. La Cour n’est pas convaincue par les raisons que l’administration et les juridictions internes ont estimé suffisantes pour justifier le placement en accueil préadoptif du mineur puis son adoption, malgré l’opposition claire de Mme Omorefe qui n’a pu exercer son droit de visite que pendant trois mois, au début de la procédure, ce qui semble suggérer l’existence dès le début d’une intention de l’administration de placer l’enfant en accueil familial préadoptif. La Cour constate aussi que les autorités administratives n’ont pas envisagé d’autres mesures moins radicales prévues par la législation espagnole telles que l’accueil temporaire ou accueil simple, non préadoptif, qui est également plus respectueux des parents d’accueil dans la mesure où il ne crée pas de faux espoirs. Le rôle des autorités de protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficulté, en l’espèce notamment la mère de l’enfant, qui s’est vue contrainte de placer volontairement son fils compte tenu de la gravité de sa situation personnelle et familiale. Par conséquent, la Cour considère que le processus à l’origine de la décision ayant conclu à l’adoption du fils de Mme Omorefe n’a pas été conduit de manière à ce que tous les avis et les intérêts de cette dernière fussent dûment pris en compte. Elle estime donc que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu et que les autorités espagnoles n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de Mme Omorefe à garder le contact avec son enfant, méconnaissant ainsi le droit de celle-ci au respect de sa vie privée et familiale. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
Article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts)
La Cour invite les autorités internes à réexaminer, dans un bref délai, la situation de Mme Omorefe et de son fils mineur à la lumière de l’arrêt qu’elle a rendu en l’espèce et d’envisager la possibilité d’établir un quelconque contact entre eux en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur, et à prendre toute autre mesure appropriée conformément à ce dernier. À cet égard, la Cour relève qu’aucun contact n’a eu lieu entre Mme Omorefe et son enfant, ni avant ni à la suite de la décision de l’Audiencia provincial d’octobre 2015 et estime que l’exécution du présent arrêt devrait donner suite à la décision de l’Audiencia provincial précitée. La Cour estime enfin que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 8 de la Convention dans un cas comme en l’espèce, où le processus décisionnel mené par les autorités internes a conduit à l’adoption du fils de la requérante par sa famille d’accueil, consiste à faire en sorte que Mme Omorefe se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si cette disposition n’avait pas été méconnue. Elle note à cet effet que le droit interne prévoit la possibilité de réviser les décisions définitives déclarées contraires aux droits reconnus dans la Convention par un arrêt de la Cour.
CEDH
a) Principes généraux relatifs aux obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 8 de la Convention
36. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Buscemi c. Italie, no 29569/95, § 53, CEDH 1999‑VI, Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, §§ 49 et 50, 24 mai 2011, et R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 68, 18 juin 2013) et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, § 63, 22 juin 2017).
37. Comme la Cour l’a indiqué à plusieurs reprises, l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des autorités publiques ; il ne se contente toutefois pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences. En effet, si les décisions prises par l’autorité responsable aboutissant au placement d’un enfant dans un centre d’accueil s’analysent en des ingérences dans le droit d’un parent au respect de sa vie familiale (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 59, série A no 121), les obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie familiale jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Mincheva c. Bulgarie, no 21558/03, § 81, 2 septembre 2010). La Cour rappelle que les principes applicables à l’appréciation des obligations positives incombant à un État au titre de l’article 8 sont comparables à ceux régissant l’appréciation de ses obligations négatives. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents – ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public (Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 65, CEDH 2014 ; Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, 6 décembre 2007), en attachant toutefois une importance déterminante à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, dans ce sens, Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 206, 10 septembre 2019, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 64, CEDH 2003‑VIII (extraits), qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003‑VIII, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 169, CEDH 2000‑VIII, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 50, CEDH 2000‑VIII). Dans les affaires dans lesquelles sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération (Strand Lobben et autres, précité, § 204).
38. En même temps, il y a lieu de noter que la recherche de l’unité familiale et celle de la réunion de la famille en cas de séparation constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible (Strand Lobben et autres, précité, § 205, et K. et T. c. Finlande, précité, § 178) mais cette obligation doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant (Strand Lobben et autres, précité, § 208). À cet égard et s’agissant de l’obligation pour l’État de prendre des mesures positives, la Cour a affirmé à maintes reprises que l’article 8 de la Convention implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Eriksson c. Suède, 22 juin 1989, § 71, série A no 156, Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250, Haddad c. Espagne, no 16572/17, § 64, 18 juin 2019, et Zelikha Magomadova c. Russie, no 58724/14, § 107, 8 octobre 2019). Le point décisif consiste à savoir si, en l’espèce, les autorités nationales ont pris, pour faciliter les visites entre le parent et l’enfant, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles (Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000‑VIII).
39. L’obligation positive susmentionnée de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant Strand Lobben et autres, § 208 et Zelikha Magomadova, § 107, précités). Dans ce genre d’affaires, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (Maumousseau et Washington, précité, § 83, et S.H. c. Italie, no 52557/14, § 42, 13 octobre 2015). Les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses certainement affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Scozzari et Giunta, précité, § 174, et Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 81, série A no 130, Strand Lobben et autres, précité, § 208). La décision de prise en charge d’un enfant doit en principe être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant (K. et T. c. Finlande, précité, § 178, Saviny c. Ukraine, précité, § 52, et V.D. et autres c. Russie, précité, § 117). Lorsqu’une période de temps considérable s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille (K. et T. c. Finlande, précité, § 155). De plus, un retard dans la procédure risque toujours en pareil cas de trancher le litige par un fait accompli avant même que le tribunal ait entendu la cause. Or un respect effectif de la vie familiale commande que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple écoulement du temps (W. c. Royaume-Uni, précité, § 65).
40. La Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, mais cette marge n’est toutefois pas illimitée. Il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et enfants au respect de leur vie familiale (K. et T. c. Finlande, précité, § 155, Haddad, précité, § 54, et Strand Lobben et autres, précité, § 211).
41. La question de savoir si le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts d’un parent dépend des circonstances propres à chaque affaire (W. c. Royaume-Uni, précité, § 64, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 52, CEDH 2000‑VIII et Strand Lobben et autres, précité, § 213). Pour répondre à cette question, la Cour doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk, précité, § 139).
42. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk, précité, § 141, K.A.B. c. Espagne, no 59819/08, § 115, 10 avril 2012, et R.M.S. c. Espagne, précité, § 72).
43. La Cour n’a toutefois pas pour tâche de se substituer aux autorités internes dans l’exercice de leurs responsabilités en matière de réglementation des questions de prise en charge d’enfants par l’autorité publique et des droits des parents dont les enfants ont été ainsi placés, mais de contrôler sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, précité, § 154).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
44. Les parties ne contestent pas, et la Cour estime établi de manière non équivoque, que les décisions litigieuses prononcées au cours des procédures administratives et judiciaires ayant abouti à l’adoption de l’enfant de la requérante s’analysent en une ingérence dans l’exercice par cette dernière du droit au respect de la vie privée et familiale tant de la requérante que de son enfant biologique, tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention. Il n’est par ailleurs pas contesté non plus que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir le code civil dans ses articles 170 et suivants (paragraphe 26 ci-dessus ; voir, toutefois, les paragraphes 12 à 14 ci-dessus quant à l’application de ces articles en l’espèce et à l’évolution de la jurisprudence à cet égard) et la loi nº 267/2015 du 28 juillet 2015 portant réforme du système de protection de l’enfance et de l’adolescence (dont référence est faite au paragraphe 23 ci-dessus), et qu’elles poursuivaient des buts légitimes, à savoir la « protection des droits et libertés » de l’enfant. Cette ingérence remplissait donc deux des trois conditions visées à l’article 8 § 2 de la Convention. Reste toutefois la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
45. La Cour relève que, le 4 février 2009, le fils de la requérante, âgé à l’époque d’un peu moins de deux mois, a été placé dans un centre d’accueil à Pampelune, à la demande de sa mère, et déclaré en situation légale d’abandon (paragraphes 4 et 5 ci-dessus). Il a ensuite été placé en accueil familial préadoptif dans une famille d’accueil.
46. Dans une affaire comme celle de l’espèce, le juge se trouve en présence d’intérêts souvent difficilement conciliables, à savoir ceux de l’enfant, ceux de ses parents biologiques et ceux de la famille d’accueil préadoptif et ultérieurement d’adoption. Dans la recherche de l’équilibre entre ces différents intérêts, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale (voir, entre autres, Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, § 67, 27 avril 2010).
47. La Cour observe que, en l’espèce, les autorités administratives ont motivé leurs décisions concluant à la nécessité de l’accueil familial préadoptif du fils de la requérante en se référant à l’absence de ressources des parents de l’enfant, qui se trouvaient en situation irrégulière et sans emploi ni logement stable, à la situation de crise et de conflit qui aurait existé entre la requérante et le père de l’enfant et au sentiment ambivalent de la mère à l’égard de son bébé (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour note que, bien que l’autorité parentale de la requérante fût suspendue au moment de la mise sous tutelle de son enfant par l’administration, le régime des visites était toutefois maintenu.
48. La Cour observe également que les autorités administratives avaient envisagé que l’enfant puisse réintégrer sa famille biologique pour autant que le parent prenant en charge l’enfant réalise certains objectifs tendant à assurer les soins nécessaires au développement normal de l’enfant ainsi qu’à obtenir des conditions socio-économiques et un mode de vie compatible avec les soins requis par l’enfant, et cela avec l’assistance, l’appui et l’encadrement du service social de base/unité de quartier (paragraphe 6 ci-dessus). Elle note toutefois qu’à aucun moment de la procédure administrative avant l’arrêt rendu le 10 février 2012 par l’Audiencia provincial de Navarre (paragraphe 14 ci-dessus) n’a eu lieu une évaluation de l’assistance menée par ce service, laissant à la seule charge de la requérante les efforts à réaliser afin de parvenir à accomplir les objectifs mentionnés. Ce n’est que dans le rapport du 6 septembre 2013 que cette évaluation a été réalisée (paragraphe 16 ci-dessus), et cela après, comme la requérante elle-même le souligne, que l’arrêt susvisé empêchant l’adoption de l’enfant fût rendu.
49. La Cour observe en outre que la décision de la commission d’évaluation du gouvernement de Navarre de proposer la mise en œuvre de l’accueil familial préadoptif de l’enfant est intervenue le 25 mars 2009, à peine vingt jours après que la requérante ait été informée, par lettre du 6 mars 2009, que son fils serait placé dans une famille d’accueil et qu’elle se verrait octroyer un délai de six mois pour réaliser des objectifs tendant au retour de son enfant auprès d’elle (paragraphe 7 ci-dessus). La décision prenait note que la requérante insistait sur ce que l’accueil familial préadoptif de son enfant ne devait pas la priver de contacts avec lui. La Cour constate que l’intéressée en a toutefois été privée par la décision du 8 mai 2009 de la DGFE, qui a également décidé de proposer au juge, le 25 mai 2009, soit bien avant le délai de six mois fixé dans la lettre du 6 mars 2009, de la déchoir de son autorité parentale afin de pouvoir déclarer l’adoption du mineur sans le consentement de sa mère.
50. La Cour note que la requérante a maintenu, malgré ses défaillances personnelles et professionnelles et son manque d’aptitude parentale selon les rapports de la DGFE, tout au long des différentes procédures entamées par elle-même ou dont elle a fait l’objet, son opposition ferme à la privation, préconisée par la DGFE, tant de son droit de visite que de son autorité parentale. Elle constate que la DGFE a soutenu dans son rapport du 22 septembre 2009 qu’à supposer même que la requérante parvînt à remplir ces conditions, le retour de l’enfant auprès de sa mère biologique ne serait plus possible, en raison du passage du temps (paragraphe 11 ci-dessus).
51. La Cour note que le juge de première instance de Pampelune a rejeté l’opposition de la requérante et estimé que l’adoption pouvait avoir lieu malgré l’absence de consentement de celle-ci, alors que la requérante n’avait pas été déchue de son autorité parentale, seul motif pour lequel le consentement de la mère biologique pouvait être écarté dans la procédure d’adoption. La loi exige par ailleurs, pour que la déchéance d’autorité parentale puisse être décidée, une procédure judiciaire contradictoire, ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce. Aucun motif grave n’avait par ailleurs été invoqué à cet égard (voir, à ce sujet, Zelikha Magomadova, précité, § 101). Le jugement de première instance a donc été annulé par l’arrêt rendu en appel (paragraphe 14 ci-dessus) et le juge de première instance s’est vu contraint d’annuler, par une décision du 3 février 2014, la mesure d’accueil familial préadoptif susmentionné. En effet, l’Audiencia provincial avait conclu que la requérante, n’ayant pas été déchue de son autorité parentale, devait nécessairement donner son accord pour que l’adoption puisse avoir lieu (paragraphes 14-17 ci-dessus).
52. La Cour relève que, en ce qui concerne l’aptitude parentale de la requérante, l’Audiencia provincial a indiqué dans son arrêt du 10 février 2012 qu’il n’existait aucun rapport psychologique faisant état d’une absence d’affection de la mère pour son fils et a souligné que la pauvreté ne pouvait pas être le motif principal invoqué pour priver une mère de ses droits et obligations. L’Audiencia provincial a estimé que, bien que la législation relative à la protection des mineurs ait pour but la réintégration de ces derniers dans leur famille biologique, cette question prioritaire n’avait aucunement été examinée par l’autorité publique (paragraphe 14 ci-dessus).
53. La Cour est pleinement consciente de l’intérêt prépondérant de l’enfant dans le processus décisionnel. Le processus qui a abouti à l’autorisation de l’adoption en l’espèce révèle toutefois que les autorités internes n’ont pas cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa mère biologique mais qu’elles se sont concentrées sur les intérêts de l’enfant au lieu de s’efforcer de concilier les deux ensembles d’intérêts en jeu, et que, de surcroît, elles n’ont pas sérieusement envisagé la possibilité de réunion de l’enfant et de sa mère biologique malgré la teneur de la lettre reçue le 6 mars 2009 (paragraphe 6 ci-dessus) et l’insistance de la requérante tout au long des différentes procédures ayant finalement abouti à l’adoption de son fils. Dans ce contexte, la Cour n’est pas convaincue que les autorités internes compétentes aient dûment pris en compte les efforts entrepris par la requérante pour régulariser et stabiliser sa situation. À cet égard, la décision du juge de première instance (paragraphe 12 ci-dessus) s’appuyant dans une large mesure sur le manque d’aptitudes parentales de la requérante et la base factuelle à l’origine de cette appréciation font apparaitre plusieurs insuffisances dans le processus décisionnel, tel que l’a relevé l’Audiencia provincial aux paragraphes 14 ci-dessus et 56 ci-dessous. Par ailleurs, la requérante a peiné par son insistance et la cohérence de ses demandes pour que son droit à rendre visite à son fils soit finalement reconnu par le juge de première instance dans le cadre de rencontres supervisées, dans un point de rassemblement familial géré par l’administration malgré l’opposition de cette dernière (paragraphe 19 ci-dessus).
54. De plus, la Cour estime qu’il est significatif qu’aucune visite mère-fils n’ait eu lieu depuis l’accueil de l’enfant dans sa famille d’accueil le 18 mai 2009 alors que le droit de visite de la requérante lui avait été expressément reconnu par l’administration le 4 février 2009. Au contraire, ce droit lui fut retiré par cette dernière le 8 mai 2009 sans qu’aucune expertise psychologique de l’intéressée n’ait été produite pour démontrer le prétendu manque d’aptitude parentale de cette dernière. Pour la Cour, ceci a considérablement restreint l’appréciation factuelle de l’évolution de la situation de la requérante et de ses aptitudes parentales à l’époque considérée. Si des visites n’ont pas eu lieu au début du placement de l’enfant de la requérante, celles-ci n’ont pas non plus eu lieu par la suite, malgré le jugement du juge de première instance du 15 juin 2015 auquel référence est faite dans le paragraphe précédent qui se prononçait expressément sur cette question et auquel l’administration a passé outre.
55. La Cour rappelle que, dans les affaires touchant la vie familiale, la rupture du contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (voir, entre autres, Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 175, CEDH 2004‑V (extraits), et K.A.B. c. Espagne, précité, § 103). Il en va ainsi dans la présente affaire. Elle note qu’un rapport de la DGFE du 11 septembre 2014 a constaté les liens de l’enfant de la requérante avec sa famille d’accueil, avec laquelle il vivait depuis plus de 5 ans et qui permettait son développement adéquat et son évolution favorable (paragraphe 14 ci-dessus).
56. Le passage du temps a donc eu pour effet de rendre définitive une situation qui était censée être provisoire, compte tenu du très jeune âge de l’enfant lorsque la situation légale d’abandon a été constatée et que la mise sous tutelle est intervenue (paragraphes 4, 5 et, concernant les principes applicables en l’espèce, 39 ci-dessus). Le 28 octobre 2015, l’Audiencia provincial a ainsi autorisé l’adoption du fils de la requérante en dépit de l’absence de consentement de cette dernière et en raison de l’intérêt du mineur au motif que l’enfant habitait dans sa famille d’accueil pratiquement depuis sa naissance et que sa mère n’avait pas toutes les compétences parentales requises (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour tient à souligner à cet égard que les juridictions internes ont repris et réitéré l’affirmation relative au prétendu manque de compétences parentales de la requérante sans toutefois procéder à des expertises indépendantes qui auraient pu faire état d’une éventuelle évolution à cet égard depuis le début de la procédure (voir, pour ce qui est du retrait du droit de visites de la requérante à son enfant, le paragraphe 54 ci-dessus).
57. Tout en reconnaissant qu’en l’espèce les juridictions internes se sont appliquées de bonne foi à préserver le bien-être du mineur, la Cour constate de graves manques de diligence dans la procédure menée par les autorités responsables de la tutelle, du placement de l’enfant et de son adoption (K.A.B. c. Espagne, précité, § 104) ainsi que par certaines juridictions de première instance à cet égard (paragraphe 12 ci-dessus), et notamment une inertie de ces dernières dans la prise en compte des conclusions des rapports élaborés et des décisions prises par les différents organes de l’administration intervenus tout au long de l’examen de affaire. La Cour note, en outre, que le Gouvernement n’a pas démontré que des suites aient été données à la décision de l’Audiencia provincial du 28 octobre 2015 selon laquelle une possibilité d’une « forme de relation ou de contact au travers de visites ou de communications avec la mère biologique » pouvait être explorée si cela devait correspondre à l’intérêt supérieur du mineur (paragraphe 23 ci-dessus).
58. Dans les circonstances de l’espèce, on peut certes comprendre que l’enfant de la requérante ait été placé sous tutelle de l’administration puisque c’était sa propre mère qui le demandait. Cela étant, cette décision aurait dû s’accompagner dans les meilleurs délais des mesures les plus appropriées permettant d’évaluer en profondeur la situation de l’enfant et ses rapports avec ses parents, au besoin avec le père et la mère séparément, le tout dans le respect du cadre légal en vigueur. Cette situation était particulièrement grave compte tenu de l’âge de l’enfant, qui avait à peine deux mois lors de son placement sous tutelle à Pampelune. La Cour n’est guère convaincue par les raisons que l’administration et les juridictions internes ont estimé suffisantes pour justifier le placement en accueil préadoptif du mineur puis son adoption, malgré l’opposition claire de la requérante qui n’a pu exercer son droit de visite que pendant trois mois, au début de la procédure, ce qui semble suggérer l’existence dès le début d’une intention de l’administration de placer l’enfant en accueil familial préadoptif.
59. La Cour constate que les autorités administratives n’ont pas envisagé d’autres mesures moins radicales prévues par la législation espagnole (paragraphes 23, 26 et 27 ci-dessus) telles que l’accueil temporaire ou accueil simple, non préadoptif, qui est également plus respectueux des parents d’accueil dans la mesure où il ne crée pas de faux espoirs. Le rôle des autorités de protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficulté, en l’espèce notamment la mère de l’enfant, qui s’est vue contrainte de placer volontairement son fils compte tenu de la gravité de sa situation personnelle et familiale.
60. Eu égard à ces considérations et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour considère que le processus à l’origine de la décision ayant conclu à l’adoption du fils de la requérante n’a pas été conduit de manière à ce que tous les avis et les intérêts de cette dernière fussent dûment pris en compte (Strand Lobben et autres, précité, § 225). Elle estime donc que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu et que les autorités espagnoles n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de la requérante à garder le contact avec son enfant, méconnaissant ainsi le droit de celle-ci au respect de sa vie privée et familiale.
61. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
62. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
63. Aux termes de l’article 46 de la Convention :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.(...) »
(...)
5. Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre (...) ».
64 La requérante n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable (relative à des dommages ou à des frais et dépens quantifiables) dans le délai imparti, s’étant bornée à mentionner dans sa requête le montant estimé des honoraires de son avocat.
65. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur la demande de satisfaction équitable de la requérante.
66. Selon la pratique habituelle de la Cour fondée sur les dispositions ci‑dessus, les indications de souhaits en matière de réparation qu’un requérant fournit dans son formulaire de requête relativement aux violations alléguées ne sauraient compenser l’omission ultérieure de formuler clairement une « demande » de satisfaction équitable au stade de la communication. Aussi la Cour refuse-t-elle normalement de tenir compte aux fins de l’application de l’article 41 de la Convention de souhaits ainsi formulés (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 59, 30 mars 2017).
67. En conséquence, la Cour estime qu’aucun montant ne devrait être octroyé sous ce titre.
68. La requérante demande en outre à se voir restituer le contact avec son enfant biologique.
69. La Cour estime, dans les circonstances particulières de l’affaire, qu’il ne lui appartient pas de donner suite, en tant que telle, à cette prétention. Elle rappelle que l’État défendeur reste libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, 30 juin 2009, Ferré Gisbert c. Espagne, no 39590/05, § 46, 13 octobre 2009, et Bondavalli c. Italie, no 35532/12, § 91, 17 novembre 2015). La Cour se réfère de toute manière aux exigences de rapidité mentionnées aux paragraphes 23, 39 et 56 ci-dessus.
70. Toutefois, eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation du droit de la requérante au respect de sa vie familiale, la Cour invite les autorités internes à réexaminer, dans un bref délai, la situation de la requérante et de son fils mineur à la lumière du présent arrêt et d’envisager la possibilité d’établir un quelconque contact entre eux en tenant compte de la situation actuelle de l’enfant et de son intérêt supérieur, et à prendre toute autre mesure appropriée conformément à ce dernier (Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 130, 16 février 2016, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, § 244, 18 avril 2013, et Haddad, précité, § 79). Elle note à cet égard que, dans la décision du 28 octobre 2015, l’Audiencia provincial a elle-même précisé qu’il serait opportun « de signaler la possibilité [...] d’adopter à l’avenir, s’il en est ainsi estimé souhaitable et si les conditions légales sont remplies, et toujours dans l’intérêt supérieur du mineur, une quelconque forme de relation ou de contact au travers de visites ou de communications avec la mère biologique » (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour relève qu’aucun contact n’a eu lieu entre la requérante et son enfant, ni avant ni à la suite de cette décision et estime que l’exécution du présent arrêt devrait donner suite à la décision interne citée (paragraphe 57 ci-dessus).
71. La Cour estime que la forme la plus appropriée de redressement pour une violation de l’article 8 de la Convention dans un cas comme celui de l’espèce, où le processus décisionnel mené par l’administration et les juridictions internes a conduit à l’adoption du fils de la requérante par sa famille d’accueil, consiste à faire en sorte que la requérante se retrouve autant que possible dans la situation qui aurait été la sienne si cette disposition n’avait pas été méconnue (Atutxa Mendiola et autres c. Espagne, no 41427/14, § 51, 13 juin 2017, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 4184/15 et 4 autres, §§ 74 et 75, 6 novembre 2018). Elle note que le droit interne prévoit la possibilité de réviser les décisions définitives déclarées contraires aux droits reconnus dans la Convention par un arrêt de la Cour, en application des articles 510 et 511 du code de procédure civile « pourvu qu’elle ne porte pas préjudice aux droits acquis par des tiers de bonne foi » (Haddad, précité, § 80).
Uzbyakov c. Russie du 5 mai 2020 requête n° 71160/13
Article 8 : Le refus de reconnaître la paternité d’un père biologique et de révoquer une ordonnance d’adoption était contraire à la Convention
L’affaire concerne l’adoption de la fille de M. Uzbyakov par une autre famille et le refus des tribunaux d’annuler cette décision. La Cour a constaté des défaillances dans la procédure ayant abouti à l’adoption de la fillette, puis dans les procédures en reconnaissance de paternité et en annulation de l’ordonnance d’adoption qui furent ultérieurement engagées par M. Uzbyakov. La Cour juge en particulier que, lors de la procédure d’adoption, le tribunal a suivi une approche excessivement formaliste, s’abstenant par exemple de bien vérifier si la fillette avait un père ou d’envisager des mesures autres que l’adoption qui auraient permis de préserver la vie familiale de la fillette avec les membres de sa famille biologique. Les juridictions internes ont également invoqué des motifs de forme dans la deuxième procédure : elles ont admis que M. Uzbyakov était le père biologique de la fillette mais ont persisté dans leur refus de reconnaître officiellement sa paternité et de faire annuler l’adoption. Dans l’ensemble, les juridictions internes n’ont pas procédé à un examen approfondi des facteurs pertinents ni ménagé un juste équilibre entre les droits de toutes les personnes concernées au regard des circonstances de la cause.
FAITS
M. Uzbyakov, qui est originaire d’Ouzbékistan, eut cinq enfants avec une femme appelée O.M. ; le dernier d’entre eux est une fille prénommée D., née en 2009. Le couple et les enfants vécurent ensemble mais le requérant, qui séjournait de manière illégale en Russie à ce moment-là, ne fut pas enregistré comme étant le père des enfants sur les certificats de naissance. M. Uzbyakov fut arrêté en janvier 2011 et il demeura en détention provisoire jusqu’au mois d’avril de cette année-là. Pendant cette période, en février, O.M. décéda et les enfants furent placés le mois suivant. Les quatre aînés furent envoyés dans un pensionnat pour orphelins mais D., qui avait alors 14 mois, fut confiée à une maison d’enfants. M. Uzbyakov fut informé du décès de sa compagne en mars 2011 et il engagea alors des démarches juridiques pour faire reconnaître sa paternité. Pendant ce même mois, D. fut confiée à la garde de parents adoptifs potentiels qui l’emmenèrent chez eux, à Morchansk (oblast de Tambov). Par la suite, les autres enfants furent recueillis par la sœur d’O.M. En septembre 2011, le tribunal de district de Morchansk (oblast de Tambov) autorisa le couple qui élevait D. à l’adopter. Le tribunal, considérant que la mère biologique était décédée, que le nom du père ne figurait pas sur son certificat de naissance, qu’elle s’était retrouvée privée de soins parentaux et qu’elle avait séjourné dans une maison d’enfants, ne vit aucun obstacle à l’adoption de D. et délivra une ordonnance à cet effet. Le tribunal fut également informé que les autres membres de la fratrie de D. avaient été confiés à une famille d’accueil dans l’oblast de Penza. En avril 2012, à l’issue de la procédure en reconnaissance de paternité que M. Uzbyakov avait engagée alors qu’il était encore en détention, le tribunal municipal de Kamenka (oblast de Penza) déclara que l’intéressé était le père des quatre autres enfants et ordonna qu’ils lui fussent restitués. À l’occasion de la procédure distincte qu’il avait engagée concernant D., le requérant apprit que la fillette avait été adoptée et il compléta alors sa demande de reconnaissance de paternité par une demande d’annulation de l’ordonnance d’adoption. Il argua notamment que l’adoption avait été autorisée en violation de la législation et qu’elle était selon lui contraire aux intérêts de D. ; il avança en particulier que la législation interdisait la séparation des fratries et qu’elle imposait que les parents donnent leur consentement. L’action du requérant bénéficia de l’appui de l’autorité des gardes et des tutelles du district de Kamensky ainsi que de celui d’un représentant du commissaire des droits de l’homme de la Fédération de Russie. Le tribunal rejeta toutefois sa demande en octobre 2012. Il conclut que M. Uzbyakov était bien le père de D. mais qu’il était vain de reconnaître officiellement sa paternité en l’absence de motifs de révoquer l’ordonnance d’adoption. Il considéra que la loi ne lui offrait pas pareils motifs : il indiqua en particulier que les parents adoptifs avaient satisfait à leurs obligations légales et que le couple, qui bénéficiait d’une situation financière solide, d’emplois stables et de conditions de vie adéquates, réunissait toutes les conditions pour bien élever l’enfant. Tous les appels formés par le requérant furent rejetés et la Cour suprême prononça la décision définitive en juin 2013.
Article 8
La Cour observe que M. Uzbyakov et O.M. ont vécu ensemble pendant dix-sept ans. L’intéressé était le père biologique de tous les enfants, il les élevait et subvenait à leurs besoins. Ainsi, il était venu chercher D. et O.M. à la maternité et s’était occupé du nourrisson pendant la première année de sa vie. La Cour en conclut qu’un lien s’était tissé entre le requérant et sa fille dès la naissance de celle-ci, ce qui est constitutif d’une « vie familiale » au sens de la Convention. Elle considère qu’il est déterminant de savoir si les autorités internes ont bien pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour que D. pût mener une vie familiale normale auprès de son père biologique et des membres de sa fratrie. La procédure d’adoption initiale La Cour estime que la décision initiale de placer les enfants était nécessaire dans les circonstances de l’espèce, mais elle doute que les autorités se fussent donné le temps de vérifier si des solutions viables autres que l’adoption étaient envisageables et si, en particulier, la fillette avait des parents auprès desquels elle aurait pu vivre. Ainsi, le tribunal qui avait autorisé l’adoption avait été informé de l’existence de la fratrie de D. et il savait que ces enfants avaient été placés dans une autre famille d’accueil. Il avait donc connaissance d’éléments factuels importants dont il aurait dû tenir compte. Il aurait pu se renseigner au sujet de M. Uzbyakov et de ses liens avec D. en interrogeant la sœur de la compagne décédée de l’intéressé ou les autres enfants. De plus, M. Uzbyakov avait entrepris des démarches juridiques pour faire établir sa paternité. En particulier, en mars 2011, il avait engagé auprès du tribunal qui finirait par prendre l’ordonnance d’adoption une action pour laquelle il avait dû indiquer le nom de ses cinq enfants et leurs dates de naissance. Ce tribunal a suivi une approche très formaliste, se bornant à renvoyer au certificat de naissance de l’enfant, lequel ne mentionnait pas le nom du père, et à observer que les candidats à l’adoption satisfaisaient aux conditions énoncées dans la loi. En dépit de la gravité de la décision en question, il n’a pris aucune mesure pour informer M. Uzbyakov de la procédure, et encore moins pour l’entendre. La Cour considère par conséquent que les autorités internes ont fait preuve d’un grave manque de diligence dans le cadre de la procédure d’adoption. Elle doute également que l’adoption, qui a éloigné D. de son père et l’a séparée de sa fratrie alors qu’elle était encore en bas âge, ait véritablement servi l’intérêt supérieur de l’enfant. La procédure en reconnaissance de paternité et la demande d’annulation de l’adoption La Cour conclut que, dans ces procédures, le seul motif qui a conduit les juridictions internes à refuser de reconnaître officiellement la paternité de M. Uzbyakov était, en substance, le fait que sa fille avait déjà été adoptée par des tiers et que la législation applicable ne leur offrait aucun motif formel de révoquer l’ordonnance d’adoption. La Cour rappelle qu’étant donné la grande diversité des situations familiales possibles, l’intérêt supérieur d’un enfant ne peut être déterminé au regard d’une disposition juridique à caractère général, et qu’il convient de se pencher sur les circonstances particulières de chaque espèce pour qu’un juste équilibre puisse être ménagé entre les droits de toutes les personnes concernées. Elle note que la situation dans laquelle l’adoption de sa fille a placé le requérant a été engendrée par les autorités elles-mêmes, à l’issue d’une procédure entachée de défaillances et qui a fait apparaître un grave manque de diligence. Or les juridictions internes n’ont jamais examiné la thèse de M. Uzbyakov, qui estimait que la décision d’adoption avait été contraire à la loi et qui avait reçu l’appui de diverses autorités publiques dans sa revendication. La Cour n’admet pas que l’absence dans la loi de motifs formels qui auraient permis de révoquer l’ordonnance d’adoption fût une considération « suffisante » pour justifier le refus par la justice de reconnaître la paternité de M. Uzbyakov et de révoquer l’ordonnance d’adoption. Elle estime de même que la période de dix-huit mois que la fillette avait passée au sein de sa famille d’accueil n’était pas suffisante pour exclure la possibilité d’une réunion avec sa famille biologique. À cet égard, la Cour considère que le requérant n’a pas attendu excessivement longtemps avant de prendre des mesures visant à préserver sa vie de famille avec ses enfants, y compris avec D. La Cour relève que les autorités internes n’ont pas non plus envisagé de mesures qui auraient été destinées à atténuer le plus possible les éventuels effets négatifs pour l’enfant d’un retour dans sa famille biologique, par exemple en instaurant un rétablissement progressif des contacts entre elle et ses proches. De plus, la disparité relative des conditions matérielles entre les deux familles ne constituait pas selon la Cour un motif suffisant pour rejeter les demandes de M. Uzbyakov. La Cour conclut que les autorités internes n’ont pas procédé à un examen approfondi des facteurs pertinents ni ménagé un juste équilibre entre les droits de toutes les personnes concernées au regard des circonstances particulières de la cause, et qu’elles ont ainsi failli à leur obligation (« obligation positive »). Elle y voit un manquement au respect de la vie familiale du requérant et une violation de l’article 8.
Grande Chambre Strand Lobben et autres c. Norvège du 10 septembre 2019 requête n° 37283/13
Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme dans le chef des deux requérants, une mère et son fils. Des insuffisances dans le processus ayant abouti à la décision de déchoir la mère de son autorité parentale et d’autoriser l’adoption de son fils.
L’affaire concerne la décision des autorités internes de déchoir une mère de son autorité parentale et de permettre aux parents d’accueil d’adopter son fils. La Cour juge en particulier que les actes des autorités ont été principalement motivés par l’incapacité de la mère à s’occuper correctement de son fils, surtout étant donné les besoins particuliers de celui-ci, qui était un enfant vulnérable. Cette motivation a toutefois reposé sur des preuves présentant un caractère limité car les rencontres entre la mère et son fils après le placement de celui-ci en famille d’accueil avaient été rares et espacées et, de surcroît, les autorités se sont appuyées sur des rapports d’expertise psychologique obsolètes. De plus, l’examen de la vulnérabilité de l’enfant n’avait donné lieu qu’à une analyse succincte et il n’a pas été expliqué comment cette vulnérabilité avait pu perdurer alors que X vivait en famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines. Dans l’ensemble, les autorités internes n’ont ni cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa famille biologique ni pris en compte l’évolution de la situation familiale de la mère, à savoir le fait qu’elle s’était entre-temps mariée et qu’elle avait eu un second enfant.
LES FAITS
Les requérants, T. Strand Lobben (née en 1986) et son fils (X), sont des ressortissants norvégiens. X, qui est le premier enfant de Mme Strand Lobben, est né en septembre 2008. Ayant rencontré des difficultés lorsqu’elle était enceinte, Mme Strand Lobben s’était tournée vers les services de protection de l’enfance pour recevoir des conseils. Elle avait accepté de séjourner dans un centre familial pour qu’une évaluation eût lieu durant les premiers mois de la vie de l’enfant. Elle décida toutefois de quitter le centre un mois après la naissance. Les autorités décidèrent alors la prise en charge d’office du nouveau-né avec effet immédiat et le placèrent d’urgence en famille d’accueil car le personnel du centre n’était pas sûr que l’enfant eût été suffisamment alimenté pour pouvoir survivre. L’enfant vécut en famille d’accueil durant les trois années qui suivirent, jusqu’à ce que le bureau d’aide sociale autorise, en décembre 2011, les parents d’accueil à l’adopter. En ce qui concerne le placement en famille d’accueil, les juridictions internes estimèrent en 2010 qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il fût mis un terme à la prise en charge par ’autorité publique, compte tenu des besoins de soins particuliers de celui-ci et des aptitudes parentales fondamentalement limitées de la mère. En particulier, la cour d’appel considéra que le placement en famille d’accueil s’inscrirait sur le long terme et que les rencontres mère-enfant, qui n’avaient pas pour finalité de préparer une restitution de X à sa mère biologique, devaient être limitées à quatre visites par an. En 2011, le bureau d’aide sociale du comté, composé d’un juriste, d’un psychologue et d’un membre non professionnel, décida de déchoir la mère de son autorité parentale et d’autoriser l’adoption de l’enfant. Pendant trois jours, le bureau d’aide sociale entendit les dépositions de vingt et un témoins. La mère fut présente et représentée par un avocat. Le bureau conclut qu’une adoption serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant. La mère fit appel de cette décision devant les juridictions internes et une audience eut lieu en 2012. La mère fut de nouveau présente et représentée pendant les trois jours durant lesquels un juge professionnel, un psychologue et un assesseur non professionnel entendirent les témoins. Les juridictions internes constatèrent certes que la situation de la mère s’était améliorée à certains égards – elle s’était mariée et avait eu un autre enfant en 2011 –, mais estimèrent que l’intéressée ne faisait pas preuve de plus d’empathie ou de compréhension envers son fils, qui était psychologiquement vulnérable et avait grand besoin de calme, de sécurité et de soutien. Les juridictions internes prirent notamment en considération les rencontres qui avaient été organisées sur une période de trois ans, durant lesquelles l’enfant n’avait pas développé de lien psychologique avec sa mère biologique et à l’issue desquelles il s’était même trouvé « inconsolable». Elles tinrent aussi compte de la sécurité que ses parents d’accueil, que l’enfant considérait comme ses parents, pourraient lui offrir dans les années à venir.
ARTICLE 8
La Cour conclut que les décisions qui ont été prises durant la procédure portant sur la déchéance de l’autorité parentale et l’autorisation de l’adoption de X qui s’est déroulée entre avril 2011 et octobre 2012 s’analysent sans équivoque comme une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale.
Cette ingérence était prévue par la loi, à savoir la loi sur la protection de l’enfance, et poursuivait les buts légitimes de la « protection de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de X. Cependant, dans le processus qui a abouti au retrait de l’autorité parentale et à l’autorisation de l’adoption, les autorités internes n’ont pas cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa famille biologique et elles n’ont jamais sérieusement envisagé la possibilité d’une réunion de l’enfant et de sa famille biologique.
La Cour note en particulier que les décisions se sont largement fondées sur le constat selon lequel la mère ne serait pas capable de s’occuper correctement de X. La Cour estime que le processus décisionnel a été entaché d’insuffisances.
En premier lieu, les décisions ont été prises dans un contexte caractérisé par la rareté des rencontres entre les requérants. Les visites, qui se tenaient souvent dans les locaux des services de protection de l’enfance et en présence de la mère d’accueil ainsi que d’un agent de supervision, n’étaient pas particulièrement propices au développement de liens entre les requérants. Presque rien n’a été fait pour tester d’autres modalités d’organisation. D’ailleurs, les juridictions internes ont déclaré que les rencontres mère-enfant devaient servir à maintenir le contact afin que X connût ses racines, mais il n’a jamais été question de l’établissement d’une relation en vue d’un éventuel retour à terme de l’enfant auprès de sa mère biologique. Il n’existait donc que peu d’éléments permettant de tirer des conclusions claires sur les aptitudes parentales de la mère biologique.
Par ailleurs, pendant la procédure qui a abouti aux décisions de 2012, les autorités n’ont pas ordonné de nouvelles expertises qui auraient permis d’évaluer la capacité de la mère biologique à s’occuper de X, alors même que dans l’intervalle, celle-ci s’était mariée et avait eu un second enfant. Pour statuer, les juridictions internes ont tenu compte de la déposition donnée par deux psychologues qui avaient été désignées comme expertes et avaient présenté des rapports dans le cadre de la procédure antérieure relative au placement en famille d’accueil, en 2010, mais ces expertes n’avaient pas réexaminé la mère biologique depuis lors. Un seul de ces rapports était fondé sur des observations effectives des rencontres entre les requérants, réalisées à l’occasion de deux visites seulement.
Enfin, bien que les juridictions internes se fussent particulièrement intéressées aux besoins spéciaux de X en tant qu’enfant vulnérable lorsqu’elles ont apprécié la capacité de Mme Strand Lobben à s’occuper de lui, elles n’ont pas vraiment étudié minutieusement sa vulnérabilité. Elles n’ont analysé que succinctement la nature de cette vulnérabilité, se contentant de relater brièvement que X était sujet au stress et qu’il avait besoin de calme, de sécurité et de soutien. Elles n’ont pas non plus indiqué comment sa vulnérabilité avait pu perdurer alors qu’il vivait en famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines.
Dans ces conditions, la Cour considère que le processus décisionnel n’a pas été conduit de manière à ce que tous les avis et intérêts des requérants fussent dûment pris en compte. Elle estime donc que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des deux requérants.
CEDH
a) Principes généraux
202. Le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention garantit à toute personne le droit au respect de sa vie familiale. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale et des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par cette disposition. Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour « nécessaire dans une société démocratique » (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Johansen, précité, § 52).
203. La Cour doit statuer sur le respect de cette dernière condition en recherchant si, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les motifs invoqués en justification de la mesure en cause étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 (voir, parmi beaucoup d’autres, Paradiso et Campanelli, précité, § 179). La notion de nécessité implique en outre que l’ingérence corresponde à un besoin social impérieux et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi eu égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (ibidem, § 181).
204. En ce qui concerne la vie familiale d’un enfant, la Cour rappelle qu’il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (voir, entre autres, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 135, CEDH 2010). Elle souligne d’ailleurs que dans les affaires dans lesquelles sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération (Jovanovic, précité, § 77, et Gnahoré c. France, no 40031/98, § 59, CEDH 2000‑IX).
205. En même temps, il y a lieu de noter que la recherche de l’unité familiale et celle de la réunion de la famille en cas de séparation constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible (K. et T. c. Finlande, précité, § 178).
206. Dans les cas où les intérêts de l’enfant et ceux de ses parents seraient en conflit, l’article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre tous ces intérêts et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents (voir, par exemple, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 64, CEDH 2003‑VIII (extraits), ainsi que les références qui y sont citées).
207. De manière générale, d’une part, l’intérêt supérieur de l’enfant dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille (Gnahoré, précité, § 59). D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (voir, parmi beaucoup d’autres, Neulinger et Shuruk, précité, § 136, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 50, CEDH 2000‑VIII, et Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 71, 4 avril 2006). Il existe un important consensus international autour de l’idée que l’enfant ne doit pas être séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant (voir l’article 9 § 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, reproduit au paragraphe 134 ci-dessus). De plus, il appartient aux États contractants d’instaurer des garanties procédurales pratiques et effectives permettant de veiller à la protection et à la mise en œuvre de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir l’Observation générale no 14 (2013) du Comité des droits de l’enfant des Nations unies sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, paragraphes 85 et 87, cités au paragraphe 136 ci-dessus).
208. Par ailleurs, en principe, la décision de prise en charge doit être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant(voir, par exemple, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 81, série A no 130). L’obligation positive susmentionnée de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, précité, § 178). Dans ce genre d’affaire, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (voir, entre autres, S.H. c. Italie, no 52557/14, § 42, 13 octobre 2015). Ainsi, une autorité qui serait responsable d’une situation de rupture familiale parce qu’elle a manqué à son obligation susmentionnée ne peut pas fonder la décision d’autorisation d’une adoption par l’absence de liens entre les parents et l’enfant (Pontes c. Portugal, no 19554/09, §§ 92 et 99, 10 avril 2012). Qui plus est, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Scozzari et Giunta, précité, § 174, et Olsson (no 1), précité, § 81). Toutefois, lorsqu’un laps de temps considérable s’est écoulé depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille (K. et T. c. Finlande, précité, § 155).
209. En ce qui concerne la substitution à l’accueil familial d’une mesure plus lourde comme une déchéance de l’autorité parentale accompagnée d’une autorisation d’adoption, qui entraîne la rupture définitive des liens juridiques des parents avec l’enfant, il y a lieu de rappeler que « [d]e telles mesures ne doivent être appliquées que dans des circonstances exceptionnelles et ne peuvent se justifier que si elles s’inspirent d’une exigence primordiale touchant à l’intérêt supérieur de l’enfant » (voir, par exemple, Johansen, précité, § 78, et Aune, précité, § 66). La nature même de l’adoption implique que toute perspective réelle de réintégration dans la famille ou de réunification de la famille est exclue et que l’intérêt supérieur de l’enfant dicte au contraire qu’il soit placé à titre permanent au sein d’une nouvelle famille (R. et H. c. Royaume-Uni, no 35348/06, § 88, 31 mai 2011).
210. Lorsqu’elle recherche si les motifs ayant justifié les mesures litigieuses étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, la Cour tiendra compte du fait que la conception que l’on a du caractère opportun d’une intervention des autorités publiques dans les soins à donner à un enfant varie d’un État à l’autre en fonction d’éléments tels que les traditions relatives au rôle de la famille et à l’intervention de l’État dans les affaires familiales, ainsi que des ressources que l’on peut consacrer à des mesures publiques dans ce domaine particulier. Il reste que le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant revêt dans chaque cas une importance décisive. Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés, souvent dès le moment où des mesures de placement sont envisagées ou immédiatement après leur mise en œuvre. Il découle de ces considérations que la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes dans l’exercice de leurs responsabilités en matière de réglementation des questions de prise en charge d’enfants par l’autorité publique et des droits des parents dont les enfants ont été ainsi placés, mais de contrôler sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, § 154, et Johansen, précité, § 64).
211. La marge d’appréciation laissée ainsi aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu tels que, d’une part, l’importance qu’il y a à protéger un enfant dans une situation jugée très dangereuse pour sa santé ou son développement et, d’autre part, l’objectif de réunir la famille dès que les circonstances le permettront. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (voir, par exemple, K. et T. c. Finlande, précité, § 155, et Johansen, précité, § 64). Cette marge n’est toutefois pas illimitée. Ainsi, la Cour a dans certains cas attaché de l’importance à la question de savoir si, avant d’ordonner le placement d’un enfant, les autorités avaient d’abord tenté de prendre des mesures moins draconiennes, par exemple de soutien et de prévention, et si ces mesures s’étaient révélées vaines (voir, par exemple, Olsson (no 1), précité, §§ 72-74, R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 86, 18 juin 2013, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 75, CEDH 2002‑I). Il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant (K. et T. c. Finlande, précité, ibidem, et Johansen, précité, ibidem).
212. Dans les affaires de prise en charge par l’autorité publique, la Cour se penche également sur le processus décisionnel suivi par les autorités afin de déterminer s’il a été conduit d’une telle manière qu’elles ont pu être informées des vues et intérêts des parents biologiques et en tenir dûment compte, et que les parents ont pu en temps voulu exercer tout recours offert à eux (voir, par exemple, W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 63, série A no 121, et Elsholz, précité, § 52). Il échet dès lors de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce et notamment de la gravité des mesures à prendre, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez grand pour leur accorder la protection requise de leurs intérêts et ont été en mesure de faire valoir pleinement leurs droits (voir, par exemple, W. c. Royaume-Uni, précité, § 64, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 72, CEDH 2001‑V (extraits), Neulinger et Shuruk, précité, § 139, et Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, § 138, 13 mars 2012,). Il découle des considérations ci-dessus que l’exercice par les parents biologiques de voies de droit en vue d’obtenir le retour de l’enfant dans la famille ne peut en lui-même être retenu contre eux. De plus, un retard dans la procédure risque toujours en pareil cas de trancher le litige par un fait accompli avant même que le tribunal ait entendu la cause. Or un respect effectif de la vie familiale commande que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple écoulement du temps (W. c. Royaume-Uni, précité, § 65).
213. La question de savoir si le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts d’un parent dépend des circonstances propres à chaque affaire (voir, par exemple, Sommerfeld, précité, § 68). Aux fins de son examen de la présente espèce, la Cour note que, dans cette dernière affaire, elle était appelée à se pencher sur la question de savoir s’il eût fallu ordonner une expertise psychologique concernant la possibilité d’instaurer des visites entre l’enfant et le requérant. Elle a observé qu’il revenait en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles, y compris la manière dont les faits pertinents ont été établis (Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235‑B).Ce serait aller trop loin que de dire que les juridictions internes sont toujours tenues de solliciter l’avis d’un psychologue sur la question de savoir s’il faut accorder un droit de visite à un parent n’exerçant pas la garde. En effet, la réponse à cette question dépend des circonstances propres à chaque cause et doit dûment tenir compte de l’âge et de la maturité de l’enfant concerné (Sommerfeld, précité, § 71).
b) Application au cas d’espèce des principes susmentionnés
214. Les parties ne contestent pas et la Cour estime établi de manière non équivoque que les décisions litigieuses prononcées au cours de la procédure engagée par la première requérante le 29 avril 2011 (paragraphe 81 ci-dessus), depuis la décision du bureau d’aide sociale du comté du 8 décembre 2011 jusqu’à celle du comité de sélection des pourvois de la Cour suprême du 15 octobre 2012, s’analysent en une ingérence dans l’exercice par les requérants du droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention. Il n’est par ailleurs pas contesté non plus que ces décisions étaient prévues par la loi, à savoir la loi sur la protection de l’enfance (paragraphe 122 ci-dessus), et qu’elles poursuivaient des buts légitimes, à savoir la « protection de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de X. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. Cette ingérence remplissait donc deux des trois conditions permettant, au regard du second paragraphe de l’article 8, de la considérer comme justifiée. En l’espèce, le litige porte sur la troisième condition, c’est-à-dire sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
215. Gardant à l’esprit les limitations du champ de son examen décrites aux paragraphes 147 et 148 ci-dessus, la Cour centrera son attention sur le contrôle effectué par le tribunal de district, tel que reflété par son jugement du 22 février 2012, devenu définitif le 15 octobre 2012, date du rejet par le comité de sélection des pourvois de la Cour suprême du pourvoi formé par la première requérante (paragraphes 98-113, 118 et 121 ci-dessus).
216. La Cour relève tout d’abord que le tribunal de district était composé d’un juge professionnel, d’un assesseur non professionnel et d’un psychologue. Le tribunal a tenu une audience qui duré trois jours et à laquelle la première requérante a assisté, accompagnée de son avocat rémunéré grâce à l’aide judiciaire, et lors de laquelle vingt et un témoins, dont des experts, ont été entendus (paragraphe 98 ci-dessus). Par ailleurs, il a statué en tant qu’instance de recours et une procédure similaire à celle conduite devant lui avait précédemment été menée devant le bureau d’aide sociale du comté, dont la composition était semblable à la sienne et qui avait offert un raisonnement aussi détaillé que le sien (paragraphes 89-95 ci‑dessus). Son jugement a fait l’objet d’un contrôle dans le cadre de la procédure d’autorisation d’appel introduite devant la cour d’appel (paragraphes 114-118 ci-dessus), puis de l’examen opéré par le comité de sélection des pourvois de la Cour suprême (paragraphes 119-121 ci-dessus).
217. Dans son jugement, le tribunal de district a décidé de ne pas révoquer l’ordonnance de placement de X, de priver la première requérante de son autorité parentale à l’égard de X et d’autoriser l’adoption de celui-ci par ses parents d’accueil, sur le fondement respectif des articles 4-21 et 4-20 de la loi sur la protection de l’enfance (paragraphe 122 ci-dessus). Tout en observant qu’il a justifié ses décisions par une pluralité de motifs, la Cour note qu’en vertu des dispositions susmentionnées, l’imposition des mesures litigieuses dépendait en grande partie du degré de capacité du parent biologique à s’occuper de l’enfant. Ainsi, l’article 4-21 posait comme condition préalable à la révocation de l’ordonnance de placement la forte probabilité que le parent fût capable de s’occuper correctement de l’enfant. Par ailleurs, l’article 4-20 disposait que l’adoption pouvait être autorisée si l’on devait considérer comme probable que le parent serait définitivement incapable de s’occuper correctement de l’enfant.
218. Le tribunal de district a analysé cette question principalement dans la partie de ses motifs consacrée à la demande de la requérante tendant à la révocation de l’ordonnance de placement. En résumé, il a jugé que la situation de l’intéressée s’était améliorée sur certains aspects (paragraphe 100 ci-dessus). Il a toutefois précisé que X était un enfant vulnérable qui avait vivement réagi dans les situations de rencontre mère-enfant (paragraphes 101-102 ci-dessus). Il a ajouté que les éléments de preuve recueillis avaient clairement démontré la persistance des limitations fondamentales qu’avait présentées la première requérante à l’époque où la cour d’appel avait statué dans le cadre de la procédure précédente. Il a estimé que l’aptitude de l’intéressée à gérer les visites ne s’était pas améliorée : elle avait déclaré qu’elle se battrait jusqu’à ce que l’enfant lui fût restitué et qu’elle ne considérait pas qu’une visibilité médiatique ainsi que des procédures judiciaires à répétition pussent se révéler nocives pour l’enfant à long terme (paragraphes 103-104 ci-dessus).De plus, les experts autres que le psychologue K.M. qui avaient déposé devant lui avaient recommandé de ne pas restituer X à sa mère (paragraphe 105 ci-dessus). Selon le tribunal de district, rien ne justifiait d’analyser plus avant d’autres arguments concernant l’aptitude de la première requérante à s’occuper de l’enfant dans la mesure où il était en tout état de cause exclu de lui restituer X compte tenu des problèmes graves qu’un départ de chez sa famille d’accueil entraînerait pour lui (paragraphe 106 ci-dessus).
219. Statuant sur la demande des services de protection de l’enfance tendant à faire déchoir la première requérante de son autorité parentale et à faire prononcer l’autorisation de l’adoption de X, le tribunal de district a fait siens les motifs que le bureau d’aide sociale avait exposés concernant les critères alternatifs énoncés au point a) de l’article 4-20 de la loi sur la protection de l’enfance, à savoir qu’il fallait considérer comme probable que la première requérante serait définitivement incapable de s’occuper correctement de X ou que X avait développé un attachement tel à l’égard de sa famille d’accueil et de son environnement que, sur la base d’une appréciation globale, il apparaissait qu’un retrait de l’enfant de son environnement pourrait entraîner pour celui-ci de graves problèmes (paragraphe 108 ci-dessus).En ce qui concerne les aptitudes parentales, il y a lieu de rappeler les constats suivants que le bureau d’aide sociale avait tirés. Le bureau avait conclu que rien dans le dossier n’indiquait que les aptitudes parentales de la première requérante s’étaient améliorées depuis l’arrêt rendu par la cour d’appel le 22 avril 2010. Il avait indiqué que l’intéressée ne se rendait pas compte qu’elle avait négligé X et qu’elle était incapable de se concentrer sur l’enfant et sur ce qui était le mieux pour lui. Il avait pris note des informations selon lesquelles la première requérante s’était mariée et avait eu un second enfant, mais n’avait pas jugé cet élément décisif pour ce qui était de la capacité de l’intéressée à s’occuper de X. Il avait ajouté que celui-ci était un enfant particulièrement vulnérable qui pendant les trois premières semaines de son existence avait été victime de graves négligences, de nature à mettre sa vie en péril. Il avait également tenu compte de la manière dont s’étaient déroulées les rencontres mère-enfant. De plus, dans la mesure où X vivait dans sa famille d’accueil depuis trois ans et ne connaissait pas la première requérante, il avait conclu que si X venait à être restitué à sa mère, il faudrait alors faire preuve, entre autres, d’une grande capacité d’empathie et de compréhension à l’endroit de l’enfant et des problèmes que celui-ci rencontrerait. Or il avait estimé que la première requérante et sa famille étaient complètement dépourvues de l’empathie et de la compréhension requises (paragraphe 90 ci-dessus).
220. La Cour est pleinement consciente de l’intérêt prépondérant de l’enfant dans le processus décisionnel. Le processus qui a abouti au retrait de l’autorité parentale et à l’autorisation de l’adoption révèle toutefois que les autorités internes n’ont pas cherché à se livrer à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa famille biologique (paragraphes 207 et 208 ci-dessus), mais qu’elles se sont concentrées sur les intérêts de l’enfant au lieu de s’efforcer de concilier les deux ensembles d’intérêts en jeu, et que, de surcroît, elles n’ont pas sérieusement envisagé la possibilité d’une réunion de l’enfant et de sa famille biologique. Dans ce contexte, la Cour, en particulier, n’est pas convaincue que les autorités internes compétentes aient dûment pris en compte l’incidence potentielle du fait qu’au moment où la première requérante avait demandé la révocation de l’ordonnance de placement ou, à défaut, une extension de son droit de visite, sa vie était en train de connaître des changements notables : durant l’été et l’automne pendant lesquels s’était ouverte la procédure litigieuse, l’intéressée s’était mariée et avait eu un second enfant. À cet égard, la décision du tribunal de district s’appuyant dans une large mesure sur une appréciation du manque d’aptitudes parentales de la première requérante, la base factuelle sur laquelle reposait cette appréciation fait ressortir plusieurs insuffisances dans le processus décisionnel.
221. La Cour note que les décisions en cause ont été prises dans un contexte qui se caractérisait par des rencontres très limitées entre la première requérante et X. Le bureau d’aide sociale, dans sa décision du 2 mars 2009, et la cour d’appel, dans son arrêt du 22 avril 2010 (portant annulation du jugement rendu par le tribunal de district le 19 août 2009), se sont appuyés sur l’idée que le placement s’inscrirait très probablement dans le long terme et que X grandirait au sein de sa famille d’accueil (paragraphes 31, 43 et 75 ci-dessus). La cour d’appel a déclaré que les rencontres mère-enfant pouvaient ainsi servir à maintenir le contact entre la mère et le fils afin que celui-ci connût ses racines. Pour elle, le but de ces rencontres n’était pas l’établissement d’une relation en vue d’un retour à terme de l’enfant auprès de sa mère biologique (ibidem). Au sujet du régime de visite, la Cour note également que les modalités n’étaient pas particulièrement aptes à permettre à la première requérante de tisser librement des liens avec X, par exemple en raison des lieux où les visites étaient organisées et des personnes qui y assistaient. Alors même que, souvent, ces visites ne se passaient pas bien, il apparaît que presque rien n’a été fait pour tester d’autres modalités d’organisation. En bref, la Cour considère que les rares rencontres qui ont eu lieu entre les requérants depuis le placement de X en famille d’accueil n’ont fourni que peu d’éléments permettant de tirer des conclusions claires sur les aptitudes parentales de la première requérante.
222. De plus, la Cour estime significatif qu’aucun rapport d’expertise actualisé n’ait été produit depuis ceux qui avaient été ordonnés au cours des procédures conduites entre 2009 et 2010 concernant la prise en charge de l’enfant par l’autorité publique, à savoir le rapport établi par la psychologue B.S. et la thérapeute familiale E.W.A., que les services de protection de l’enfance avaient sollicité et qui était consacré aux réactions de X aux rencontres mère-enfant du début du mois de septembre 2009 (paragraphe 58 ci-dessus), ainsi que le rapport établi par la psychologue M.S., que la cour d’appel avait mandatée le 15 novembre 2009 (paragraphe 61 ci-dessus). Le premier rapport remontait au 20 février 2010 et le second au 3 mars 2010 (paragraphes 62 et 63 ci-dessus respectivement). Au moment du prononcé du jugement du tribunal de district le 22 février 2012, ces deux rapports dataient de deux ans. Certes, aux côtés d’autres témoins tels que des membres de la famille, les psychologues B.S. et M.S. avaient elles aussi déposé à l’audience tenue par le tribunal de district en 2012 (paragraphe 98 ci-dessus). Ces deux psychologues n’avaient cependant procédé à aucun examen depuis ceux qu’elles avaient effectués préalablement à l’établissement de leurs rapports, lesquels remontaient au début de l’année 2010, et seulement un de ces rapports, celui de la psychologue M.S., était fondé sur les observations de l’interaction entre les requérants, réalisées à l’occasion de deux visites seulement (paragraphe 63 ci-dessus).
223. La Cour ne perd pas de vue le fait que les services de protection de l’enfance ont sollicité auprès de la première requérante, à propos de sa nouvelle famille, des informations que l’intéressée a apparemment refusé de leur donner (paragraphes 85 et 115 ci-dessus). Cela étant, elle note que l’avocat de la première requérante avait expressément demandé une nouvelle expertise mais que la cour d’appel a rejeté cette demande (paragraphes 114 et 118 ci-dessus). Le tribunal de district n’avait pas non plus ordonné d’office une nouvelle expertise au cours de la procédure conduite devant lui. S’il appartient en principe aux autorités internes de se prononcer sur la nécessité des rapports d’expertise (voir, par exemple, Sommerfeld, précité, § 71), la Cour estime que l’absence d’une expertise récente a considérablement restreint l’appréciation factuelle de la nouvelle situation de la première requérante et de ses aptitudes parentales à l’époque considérée. Dans ces conditions, contrairement à ce que le tribunal de district a semblé laisser entendre, on ne saurait raisonnablement reprocher à l’intéressée de ne pas avoir saisi que des procédures judiciaires à répétition pouvaient se révéler nocives pour l’enfant à long terme (paragraphes 104 et 218 ci-dessus).
224. De plus, il ressort du raisonnement exposé par le tribunal de district que celui-ci a apprécié les aptitudes parentales de la première requérante en tenant particulièrement compte des besoins de soins spéciaux de X eu égard à la vulnérabilité de celui-ci. Or, si la vulnérabilité de X avait été un motif essentiel dans la décision initiale de le placer en famille d’accueil (voir, par exemple, les paragraphes 31 et 42 ci-dessus), le jugement du tribunal de district n’indiquait pas comment ladite vulnérabilité avait pu perdurer alors que X vivait en famille d’accueil depuis l’âge de trois semaines. Par ailleurs, il n’analysait que de manière sibylline la nature de cette vulnérabilité, se contentant de la brève description qu’en avaient donnée des experts, à savoir que X était sujet au stress, qu’il avait besoin de beaucoup de calme, de sécurité et de soutien et aussi qu’il exprimait de la résistance et de la résignation lorsqu’il fallait rencontrer la première requérante, notamment face aux débordements émotionnels de celle-ci (paragraphes 101 à 102 ci‑dessus). De l’avis de la Cour, au vu de la gravité des intérêts en jeu, il appartenait aux autorités compétentes d’apprécier la vulnérabilité de X de manière plus approfondie au cours de la procédure ici en cause.
225. Dans ces conditions, compte tenu en particulier du caractère limité des éléments susceptibles d’être tirés des rencontres mère-enfant qui ont été organisées (paragraphe 221 ci-dessus), conjugué au fait que, malgré la nouvelle situation familiale de la première requérante, aucune nouvelle expertise des aptitudes parentales de celle-ci n’a été demandée alors qu’il s’agissait d’un point capital de l’appréciation du tribunal de district (paragraphes 222-223 ci-dessus), et au vu aussi de l’absence de motivation concernant la persistance de la vulnérabilité de X (paragraphe 224 ci‑dessus), la Cour considère que le processus à l’origine de la décision litigieuse du 22 février 2012 n’a pas été conduit de manière à ce que tous les avis et intérêts des requérants fussent dûment pris en compte. Elle estime donc que la procédure en cause n’a pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu.
226. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des deux requérants.
ARNEA ET CALDARARU c. ITALIE du 22 juin 2017 requête 37931/15
Article 8 : le retrait de l'enfant d'une famille rom, en vue de son adoption en 2009 et le refus de le rendre à la famille jusque 2016, malgré une décision de justice positive de 2012 n'est pas compatible avec la Conv EDH.
a) Principes généraux
63. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 58, CEDH 2002) et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII). Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (Gnahoré c. France no 40031/98, § 50, CEDH 2000 IX, et Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 74, 10 avril 2012). La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché (Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004). Pour apprécier la « nécessité » de la mesure litigieuse « dans une société démocratique », il convient donc d’analyser, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués à l’appui de celle-ci étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.
64. La Cour rappelle aussi que, si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents – ceux de l’ enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ ordre public (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, CEDH 2007-XIII) –, en attachant toutefois une importance déterminante à l’ intérêt supérieur de l’enfant (voir, dans ce sens, Gnahoré, précité, § 59), qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003‑VIII). En outre, l’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave ; une mesure menant à pareille situation doit donc reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et ayant un poids et une solidité suffisants (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], no 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000-VIII). L’éloignement de l’enfant de son cadre familial est une mesure extrême à laquelle on ne devrait avoir recours qu’en tout dernier ressort, aux fins de protéger un enfant lorsqu’ il est confronté à un danger immédiat (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 136, CEDH 2010).
65. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect de ces obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010, K.A.B. c. Espagne, no 59819/08, § 115, 10 avril 2012).
66. À cet égard et s’ agissant de l’obligation pour l’ État de prendre des mesures positives, la Cour n’ a cessé de dire que l’ article 8 implique le droit pour un parent à des mesures destinées à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de prendre de telles mesures (voir, par exemple, Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, § 91, série A no 226-A, et P.F. c. Pologne, no 2210/12, § 55, 16 septembre 2014). Dans ce genre d’affaires, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre (Maumousseau, précité, § 83, et Zhou, précité, § 48).
b) Applications de ces principes en l’espèce.
67. La Cour considère que le point décisif en l’espèce consiste à savoir si les autorités nationales ont pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour que l’enfant puisse mener une vie familiale normale au sein de sa propre famille entre juin 2009 et novembre 2016.
i. Sur le placement de l’enfant
68. La Cour note que C. a été placée dans une institution le 10 juin 2009 et que, dix jours plus tard, le tribunal a ouvert, à la demande du procureur, une procédure visant à déclarer l’enfant adoptable.
69. Elle relève qu’il était principalement reproché aux requérants de ne pas offrir à l’enfant des conditions matérielles adéquates et de l’avoir confiée à une tierce personne. Elle note également qu’aucune enquête pénale n’a été ouverte à cet égard.
70. Une première expertise a mis en lumière l’attachement profond qui liait l’enfant et les requérants et a recommandé au tribunal une réintégration progressive de l’enfant dans sa famille d’origine.
71. La Cour rappelle qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, celles-ci étant mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec le contexte de l’affaire et les parties impliquées (Reigado Ramos c. Portugal, no 73229/01, § 53, 22 novembre 2005). Cela dit, en l’espèce, elle estime d’emblée qu’il était objectivement évident que la situation des requérants était particulièrement fragile étant donné qu’il s’agissait d’une famille nombreuse vivant dans un campement dans des conditions précaires.
72. La Cour est d’avis que, avant de placer C. et d’ouvrir une procédure d’adoptabilité, les autorités auraient dû prendre des mesures concrètes pour permettre à l’enfant de vivre avec les requérants. À cet égard, elle rappelle que le rôle des autorités de protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficulté, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller, entre autres, quant aux différents types d’allocations sociales disponibles, aux possibilités d’obtenir un logement social ou aux autres moyens de surmonter leurs difficultés (Saviny c. Ukraine, no 39948/06, § 57, 18 décembre 2008, et R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 86, 18 juin 2013). Dans le cas des personnes vulnérables, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent leur assurer une protection accrue (B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, §§ 86 et 114, 19 février 2013, Todorova c. Italie, no 33932/06, § 75, 13 janvier 2009, Zhou c. Italie, no 33773/11, § 58, 21 janvier 2014, Akinnibosun c. Italie, no 9056/14, § 82, 16 juillet 2015 et Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 106, 16 février 2016).
73. S’il est vrai que, dans certaines affaires déclarées irrecevables par la Cour, le placement des enfants a été motivé par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles, cela n’a jamais constitué le seul motif fondant la décision des tribunaux nationaux : à cela s’ajoutaient d’autres éléments tels que les conditions psychiques des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique (voir, par exemple, Rampogna et Murgia c. Italie (déc.), no 40753/98, 11 mai 1999, et M.G. et M.T.A. c. Italie (déc.), no 17421/02, 28 juin 2005).
74. En l’espèce, force est de constater que, à aucun moment de la procédure, des situations de violence ou de maltraitance à l’encontre des enfants n’ont été évoquées (voir, a contrario, Dewinne c. Belgique (déc.), no 56024/00, 10 mars 2005, et Zakharova c. France (déc.), no 57306/00, 13 décembre 2005), ni des abus sexuels (voir, a contrario, Covezzi et Morselli, précité, § 104, Clemeno et autres c. Italie, no 19537/03, § 50, 21 octobre 2008, et Errico c. Italie, no 29768/05, § 48, 24 février 2009). Les tribunaux n’ont pas non plus constaté de carences affectives (voir, a contrario, Kutzner, précité, § 68, et Barelli et autres c. Italie (déc.), no 15104/04, 27 avril 2010) ou encore un état de santé inquiétant ou un déséquilibre psychique des parents (voir, a contrario, Bertrand c. France (déc.), no 57376/00, 19 février 2002, et Couillard Maugery, précité, § 261).
75. Au contraire, il apparaît que les liens entre les requérants et l’enfant étaient particulièrement forts, ce que la cour d’appel a relevé dans sa décision de réformer le jugement du tribunal quant à l’état d’adoptabilité de l’enfant (paragraphe 19 ci-dessus) en soulignant que, depuis le placement de celle-ci, les deux premiers requérants ne s’étaient pas vu accorder l’occasion de prouver leurs capacités parentales.
76. La Cour constate à cet égard que, selon la cour d’appel, les deux premiers requérants étaient capables de remplir leur rôle parental et qu’ils n’avaient pas d’influence négative sur le développement de l’enfant. De plus, le tribunal n’avait pas pris en considération la première expertise favorable aux requérants (voir paragraphe 13 ci-dessus), selon laquelle un processus de réintégration devait être mis en place afin de permettre le retour de l’enfant dans sa famille.
77. Par conséquent, la Cour estime que les motifs retenus en l’espèce par le tribunal pour refuser le retour de C. dans sa famille et pour déclarer l’adoptabilité ne constituent pas des circonstances « tout à fait exceptionnelles » susceptibles de justifier une rupture du lien familial.
ii. Sur l’inexécution de l’arrêt de la cour d’appel prévoyant le retour de l’enfant
78. La Cour note également que, à la suite de l’arrêt de la cour d’appel du 26 octobre 2012 réformant le jugement du tribunal quant à l’état d’adoptabilité de l’enfant, la décision du retour de l’enfant dans sa famille devait être exécutée dans un délai de six mois. Elle relève à cet égard que les rencontres n’ont pas été mises en place de façon appropriée et qu’aucun projet de rapprochement n’a été mis en place. Les deux premiers requérants ont dû saisir le procureur pour se plaindre de l’inexécution de l’arrêt de la cour d’appel.
79. Or la Cour observe que le procureur a saisi le tribunal pour demander la suspension du projet de rapprochement et la prorogation du placement de C. dans la famille d’accueil aux motifs que la première requérante n’avait pas de travail stable, que les requérants avaient été expulsés de leur logement et qu’ils étaient hébergés par des membres de leur famille, et que, de plus, C. était bien intégrée dans la famille d’accueil et qu’elle ne s’opposait pas aux rencontres avec les requérants.
80. La Cour note que, nonobstant l’expertise qui soulignait l’attachement existant entre les requérants et l’enfant et le manque d’empathie du personnel des services sociaux à l’égard des deux premiers requérants, le tribunal a accueilli la demande du procureur, prorogé le placement de l’enfant dans la famille d’accueil et réduit le nombre de rencontres avec les siens à quatre par an.
81. Pour refuser d’ordonner le retour de C. dans sa famille d’origine, le tribunal s’est fondé sur le comportement et les conditions matérielles de la vie des requérants, sur les difficultés potentielles d’intégration de C. dans sa famille d’origine et sur les liens profonds que C. aurait tissés avec la famille d’accueil.
82. Cette décision a ensuite été annulée par la cour d’appel en 2015, laquelle a toutefois confirmé le placement en famille d’accueil au motif que, en raison de l’écoulement du temps, des liens très forts s’étaient tissés avec la famille d’accueil et qu’un retour chez les requérants n’était plus envisageable.
83. Par ailleurs, la cour d’appel a reconnu, comme elle l’avait déjà fait en 2012, dans le cadre de la procédure d’adoption de l’enfant (voir paragraphe 19 ci-dessus), que les deux premiers requérants étaient à même d’offrir à C. des conditions de vie normales et que leur affection pour l’enfant était sincère.
84. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie aux soins de ses parents biologiques (Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 71, 26 octobre 2006). En l’espèce, les capacités éducatives et affectives des requérants n’ont pas été mises en cause et ont été reconnues à plusieurs reprises par la cour d’appel (voir, a contrario, Rampogna et Murgia, précité, et M.G. et M.T.A, précité).
85. Un des arguments décisifs retenus par les juridictions internes pour rejeter la demande des deux premiers requérants tendant au retour de l’enfant a été l’attachement qui se serait développé entre C. et la famille d’accueil au cours des années écoulées ; les tribunaux internes ont ainsi estimé qu’il était dans l’intérêt supérieur de C. qu’elle continuât à vivre temporairement dans le milieu qui aurait été le sien depuis plusieurs années et dans lequel elle se serait intégrée. Un tel argument est compréhensible compte tenu de la capacité d’adaptation d’un enfant et du fait que C. avait été placée dans la famille d’accueil dès son très jeune âge.
86. La Cour réitère toutefois le principe bien établi dans sa jurisprudence selon lequel le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, arrêt du 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Dans cette logique, elle considère qu’un respect effectif de la vie familiale commande que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple écoulement du temps (Ignaccolo-Zenide, précité, § 102, et Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 175, CEDH 2004‑V (extraits)).
87. La Cour estime que, dans la présente affaire, les motifs retenus par les services sociaux d’abord, par le procureur et le tribunal ensuite, pour refuser le retour de C. auprès des requérants ne constituent pas des circonstances « tout à fait exceptionnelles » qui pourraient justifier une rupture du lien familial. Elle conçoit toutefois que, en raison de l’écoulement du temps et de l’intégration de C. dans la famille d’accueil, les juridictions nationales aient pu refuser le retour de l’enfant. Cela dit, si la Cour admet qu’un changement dans la situation de fait peut justifier de manière exceptionnelle une décision concernant la prise en charge de l’enfant, elle doit s’assurer que les changements essentiels en cause ne sont pas le résultat d’une action ou d’une inaction des autorités de l’État (voir Monory c. Roumanie et Hongrie, no 71099/01, § 83, 5 avril 2005, et, mutatis mutandis, Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, § 59, 24 avril 2003, Amanalachioai c. Roumanie, no 4023/04, § 90, 26 mai 2009) et que les autorités compétentes ont mis tout en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, « reconstituer » la famille le moment venu (Schmidt c. France, no 35109/02, § 84, 26 juillet 2007).
88. Ainsi, le temps écoulé – conséquence de l’inertie des services sociaux dans la mise en place du projet de rapprochement – et les motifs avancés par le tribunal pour proroger le placement provisoire de l’enfant ont contribué de façon décisive à empêcher la réunion des requérants et de la sixième requérante, qui aurait dû avoir lieu en 2012.
iii. Conclusions
89. Eu égard aux considérations développées ci-dessus (paragraphes 68‑88) et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour conclut que les autorités italiennes n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit des requérants à vivre avec C., entre juin 2009 et novembre 2016 alors qu’elles ont ordonné le placement de l’enfant en vue de son adoption et n’ont pas ensuite correctement exécuté l’arrêt de la cour d’appel de 2012 qui prévoyait le retour de l’enfant dans sa famille d’origine, méconnaissant ainsi le droit des requérants au respect de leur vie familiale, garanti par l’article 8.
90. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
S.H. c. ITALIE du 13 octobre 2015 requête 52557/14
Violation : L'adoption des enfants et la coupure de tout lien familial sous le prétexte que les parents ne savent pas s'en occuper est incompatible avec l'article 8.
38. La Cour constate à titre liminaire qu’il n’est pas contesté que la déclaration d’adoptabilité des enfants constitue une ingérence dans l’exercice du droit de la requérante au respect de sa vie familiale. Elle rappelle qu’une telle ingérence n’est compatible avec l’article 8 que si elle remplit les conditions cumulatives d’être prévue par la loi, de poursuivre un but légitime, et d’être nécessaire dans une société démocratique. La notion de nécessité implique que l’ingérence se fonde sur un besoin social impérieux et qu’elle soit notamment proportionnée au but légitime recherché (voir Gnahoré c. France, no 40031/98, § 50, CEDH 2000‑IX, Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004 et Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 74, 10 avril 2012).
39. La Cour rappelle qu’au-delà de la protection contre les ingérences arbitraires, l’article 8 met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer (voir Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250 ; Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 140, CEDH 2010 ; Pontes c. Portugal, précité, § 75). La frontière entre les obligations positives et négatives découlant de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents, en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la considération déterminante qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui du parent (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003-VIII ; Kearns c. France, no 35991/04, § 79, 10 janvier 2008; Akinnibosun c. Italie, précité, § 60, précité). Notamment, l’article 8 ne saurait permettre à un parent d’exiger que soient prises des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l’enfant (voir, Johansen c. Norvège, précité, § 78 et Gnahoré, précité, § 59). Ainsi, en matière d’adoption, la Cour a déjà admis qu’il puisse être de l’intérêt du mineur de favoriser l’instauration de liens affectifs stables avec ses parents nourriciers (Johansen, précité, § 80, et Kearns, précité, § 80).
40. La Cour rappelle également que, dans l’hypothèse des obligations négatives comme dans celle des obligations positives, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 60, série A no 121), qui varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu. En particulier, la Cour exige que des mesures aboutissant à briser les liens entre un enfant et sa famille ne soient appliquées que dans des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire uniquement dans les cas où les parents se sont montrés particulièrement indignes (Clemeno et autres c. Italie, no 19537/03, § 60, 21 octobre 2008), ou lorsqu’elles sont justifiées par une exigence primordiale touchant l’intérêt supérieur de l’enfant (voir Johansen, précité, § 84 ; P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 118, CEDH 2002‑VI). Cette approche peut toutefois être écartée en raison de la nature de la relation parent-enfant, lorsque le lien est très limité (Söderbäck c. Suède, 28 octobre 1998, §§ 30 ‑ 34, Recueil 1998‑VII).
41. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010, K.A.B. c. Espagne, no 59819/08, § 115, 10 avril 2012, X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 102, CEDH 2013).
42. À cet égard et s’agissant de l’obligation pour l’État d’arrêter des mesures positives, la Cour n’a cessé de dire que l’article 8 implique le droit pour un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Eriksson c. Suède, 22 juin 1989, § 71, série A no 156, et Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, § 91, série A no 226-A ; P.F. c. Pologne, no 2210/12, § 55, 16 septembre 2014). Dans ce genre d’affaire, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05 § 83, 6 décembre 2007 ; Zhou c. Italie, précité, § 48 ; Akinnibosun c. Italie, précité, § 63).
b) Application de ces principes
43. La Cour considère que le point décisif en l’espèce consiste donc à savoir si, avant de supprimer le lien de filiation maternelle, les autorités nationales ont bien pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour que les enfants puissent mener une vie familiale normale au sein de leur propre famille.
44. La Cour note que les autorités italiennes ont pris en charge la requérante et ses enfants à partir d’août 2009, lorsque les services sociaux informèrent le tribunal que les enfants avaient été hospitalisés à cause de l’ingestion accidentelle de médicaments. Les enfants furent éloignés de la famille et placés dans un institut.
45. La Cour relève qu’un premier projet de soutien à la famille fut mis en place et qu’en janvier 2010, les enfants rentrèrent chez leurs parents. La décision du tribunal se fondait sur l’attestation, de la part des experts, d’une réaction positive des parents au parcours de soutien familial élaboré par les services sociaux et sur l’existence d’un lien affectif très fort entre la requérante et les enfants.
46. En mars 2010, le père des enfants quitta le domicile familial et la requérante fut hospitalisée en raison de l’aggravation de son état de santé. À la lumière des développements intervenus, les enfants furent donc à nouveau éloignés de la famille et placés en institut et une procédure d’adoptabilité fut ouverte.
47. La Cour note que l’expert commis par le tribunal envisagea un parcours de rapprochement parents-enfants, avec une intensification des rencontres et un réexamen de la situation après six mois. La solution proposée se fondait sur l’existence de liens affectifs forts parents-enfants, ainsi que sur l’évaluation globalement positive de la capacité des parents d’exercer leur rôle et sur leur disposition à collaborer avec les services sociaux. La Cour remarque que l’expertise en question fut déposée au greffe le 13 janvier 2011 et c’est seulement deux mois après, à savoir le 1er mars 2011, que le tribunal, contrairement aux indications de l’expert, a déclaré les enfants adoptables et ordonné l’interruption des rencontres. La décision de couper de manière immédiate et définitive le lien maternel a été prise très rapidement, sans aucune analyse attentive de l’incidence de la mesure d’adoption sur les personnes concernées et en dépit des dispositions de la loi selon lesquelles la déclaration d’adoptabilité doit rester l’extrema ratio. De ce fait, le tribunal, en refusant de prendre en considération d’autres solutions moins radicales praticables en l’espèce, telles que le projet de soutien familial envisagé par l’expertise, a écarté définitivement toute possibilité pour le projet d’aboutir et pour la requérante de renouer des liens avec ses enfants.
48. La Cour rappelle que pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Couillard Maugery c. France, précité, § 237) et que des mesures aboutissant à briser les liens entre un enfant et sa famille ne peuvent être appliquées que dans des circonstances exceptionnelles. La Cour souligne également que l’article 8 de la Convention impose à l’État de prendre les mesures propres à préserver, autant que possible, le lien mère-enfant (Zhou c. Italie, précité, § 59).
49. La Cour relève que, dans des cas si délicats et si complexes, la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu. Si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, en particulier lorsqu’il y a urgence, la Cour doit néanmoins avoir acquis la conviction que, dans l’affaire en question, il existait des circonstances justifiant le retrait de l’enfant. Il incombe à l’État défendeur d’établir que les autorités ont, avant de mettre une pareille mesure à exécution, évalué avec soin l’incidence qu’aurait sur les parents et l’enfant la mesure d’adoption, ainsi que la possibilité d’autres solutions que la prise en charge de l’enfant (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §166, CEDH 2001‑VII ; Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 67, CEDH 2002‑I).
50. À la différence d’autres affaires que la Cour a eu l’occasion d’examiner, les enfants de la requérante en l’espèce n’avaient pas été exposés à une situation de violence ou de maltraitance physique ou psychique (voir, a contrario, Y.C. c. Royaume-Uni, no 4547/10, 13 mars 2012, Dewinne c. Belgique (déc.), no 56024/00, 10 mars 2005 ; Zakharova c. France (déc.), no 57306/00, 13 décembre 2005), ni à des abus sexuels (voir, a contrario, Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 104, 9 mai 2003).
La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 8 dans l’affaire Kutzner c. Allemagne (§ 68, précité), dans laquelle les tribunaux avaient retiré l’autorité parentale aux requérants après avoir constaté des déficiences intellectuelles de ces derniers et avaient placé les deux enfants dans des familles d’accueil distinctes (§ 77, précité). La Cour a noté que si les raisons invoquées par les autorités et juridictions nationales étaient pertinentes, elles n’étaient pas suffisantes pour justifier cette grave ingérence dans la vie familiale des requérants (§ 81, précité). La violation de l’article 8 a également été constatée dans une affaire Saviny c. Ukraine (no 39948/06, 18 décembre 2008), où le placement des enfants des requérants avait été justifié par leur incapacité à garantir aux enfants des conditions de vie adéquates (le manque de moyens financiers et de qualités personnelles des intéressés mettait en péril la vie, la santé et l’éducation morale des enfants).
Il en est allé de même dans l’affaire Zhou c. Italie (§§ 59-61, précité), dans laquelle la Cour a considéré que les autorités n’avaient pas déployé les efforts nécessaires pour préserver le lien mère-enfant et s’étaient limitées à constater l’existence de difficultés alors que celles-ci pouvaient être surmontées au moyen d’une assistance sociale ciblée.
La Cour a au contraire conclu à la non-violation de l’article 8 dans l’affaire Aune c. Norvège (no 52502/07, 28 octobre 2010), en relevant que l’adoption du mineur n’avait en fait pas empêché la requérante de continuer à entretenir une relation personnelle avec l’enfant et n’avait pas eu pour conséquences de couper l’enfant de ses racines. Dans l’affaire précitée Couillard Maugery c. France, où le placement des enfants avait été ordonné en raison d’un déséquilibre psychique de la mère, la Cour a également conclu à la non-violation de l’article 8, en prenant en compte le manque de coopération de la mère avec les services sociaux, le refus des enfants de la voir et surtout le fait que le lien maternel n’avait pas été coupé de manière définitive, le placement n’ayant en l’espèce revêtu que le caractère d’une mesure temporaire.
51. Dans la présente affaire, la procédure de déclaration d’adoptabilité des enfants a été ouverte en raison de l’aggravation de la maladie de la requérante, qui avait conduit à son hospitalisation, et de la dégradation de la situation familiale, par suite de la séparation de corps du couple parental.
52. La Cour ne doute pas de la nécessité, dans la situation de l’espèce, d’une intervention des autorités compétentes aux fins de protéger l’intérêt des enfants. Elle doute toutefois du caractère adéquat de l’intervention choisie et estime que les autorités nationales n’ont pas suffisamment œuvré afin de sauvegarder le lien mère-enfants. Elle observe en effet que d’autres solutions étaient praticables, telles que celles envisagées par l’expert et notamment la mise en place d’une assistance sociale ciblée de nature à permettre de surmonter les difficultés liées à l’état de santé de la requérante, en préservant le lien familial tout en assurant la protection de l’intérêt supérieur des enfants.
53. La Cour accorde de l’attention au fait qu’à plusieurs reprises, la requérante avait sollicité l’intervention des services sociaux afin d’être aidée à s’occuper au mieux de ses enfants. Aux yeux de la Cour, on ne peut pas retenir l’argument du Gouvernement selon lequel les sollicitations de la requérante montreraient son incapacité à exercer le rôle de parent et justifieraient la décision du tribunal de déclarer les enfants adoptables. La Cour estime qu’une réaction des autorités aux demandes d’aide de la requérante aurait pu sauvegarder à la fois l’intérêt des enfants et le lien maternel. De surcroît, une solution de ce type aurait été conforme aux préconisations du rapport d’expertise et aux dispositions de la loi selon lesquelles la rupture définitive du lien familial doit rester l’extrema ratio.
54. La Cour réaffirme que le rôle des autorités de protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficulté, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller, entre autres, quant aux moyens de surmonter leurs difficultés (Saviny c. Ukraine, no 39948/06, § 57, 18 décembre 2008 ; R.M.S. c. Espagne no 28775/12, § 86, 18 juin 2013). Dans le cas des personnes vulnérables, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent leur assurer une protection accrue (B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, §§ 86 et 114, 19 février 2013 ; Todorova c. Italie, no 33932/06, § 75, 13 janvier 2009 ; R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 86, 18 juin 2013 ; Zhou, précité, §§ 58-59 ; Akinnibosun c. Italie, précité, § 82).
55. La Cour observe que le jugement de la cour d’appel de Rome avait reconnu une évolution positive de l’état de santé de la requérante et de la situation familiale globalement considérée. En particulier, la cour d’appel avait pris bonne note du fait que la requérante suivait un parcours thérapeutique, que le père des enfants s’était mobilisé pour trouver des ressources pour s’occuper d’eux et que le grand-père paternel était disposé à l’aider (paragraphe 19 ci-dessus). Ces améliorations n’ont toutefois pas été considérées comme suffisantes aux fins de l’évaluation de la capacité des parents à exercer leur rôle, et la cour d’appel confirma la déclaration d’adoptabilité, en se fondant notamment sur l’exigence de sauvegarder l’intérêt des enfants à être accueillis dans une famille capable de prendre soin d’eux de manière adéquate.
56. La Cour rappelle que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie aux soins de ses parents biologiques : pour se justifier au regard de l’article 8 de la Convention, pareille ingérence dans le droit des parents à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 173 ; Pontes c. Portugal, précité, § 95 ; Akinnibosun c. Italie, précité, § 75).
La Cour note qu’en l’espèce, alors que des solutions moins radicales étaient disponibles, les juridictions internes ont néanmoins déclaré les enfants adoptables en dépit des préconisations de l’expertise, provoquant ainsi l’éloignement définitif et irréversible de leur mère. De plus, les trois enfants ont été placés dans trois familles d’accueil différentes, de sorte qu’il y a eu éclatement non seulement de la famille mais encore de la fratrie (Pontes c. Portugal, § 98, précité).
57. La Cour est d’avis que la nécessité, qui était primordiale, de préserver, autant que possible, le lien entre la requérante – laquelle se trouvait par ailleurs en situation de vulnérabilité – et ses fils n’a pas été prise dûment en considération (Zhou, § 58, précité). Les autorités judiciaires se sont bornées à prendre en considération les difficultés de la famille, qui auraient pu être surmontées au moyen d’une assistance sociale ciblée, comme indiqué par ailleurs dans l’expertise. S’il est vrai qu’un premier parcours de soutien avait été mis en place en 2009 et avait échoué à cause de l’aggravation de la maladie de la requérante et de la cessation de la cohabitation avec son mari, ces circonstances ne suffisaient pas à justifier la suppression de toute opportunité pour la requérante de renouer des liens avec ses enfants.
58. Eu égard à ces considérations et nonobstant la marge d’appréciation de l’État en la matière, la Cour conclut que les autorités italiennes, en envisageant que la seule rupture définitive et irréversible du lien familial, alors que d’autres solutions visant à sauvegarder à la fois l’intérêt des enfants et le lien familial étaient praticables en l’espèce, n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de la requérante à vivre avec ses enfants, méconnaissant ainsi son droit au respect de la vie familiale, garanti par l’article 8 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.
ZAMBOTTO PERRIN c. FRANCE du 26 septembre 2013 requête 4962/11
La requérante fut hospitalisée pour cause psychiatrique. Elle se désintéressa de son enfant qui fut déclaré en abandon judiciaire. il peut obtenir l'adoption plénière de la famille d'accueil. La requérante conteste la procédure mais la CEDH confirme que l'intérêt de l'enfant prime sur les droits de la mère et que l'Etat français a agi à l'intérieur de sa marge d'appréciation.
a) Principes généraux
90. La Cour constate d’emblée qu’il n’est pas contesté que la déclaration d’abandon et le prononcé de l’adoption de G. constituent une ingérence dans l’exercice du droit de la requérante au respect de sa vie familiale. Elle rappelle qu’une telle ingérence n’est compatible avec l’article 8 que si elle remplit les conditions cumulatives d’être prévue par la loi, de poursuivre un but légitime, et d’être nécessaire dans une société démocratique. La notion de nécessité implique que l’ingérence se fonde sur un besoin social impérieux et qu’elle soit notamment proportionnée au but légitime recherché (voir, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 50, CEDH 2000‑IX, Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004, et Pontes c. Portugal, no 19554/09, §74, 10 avril 2012).
91. La Cour rappelle qu’au-delà de la protection contre les ingérences arbitraires, l’article 8 met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer (voir, Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250). La frontière entre les obligations positives et négatives découlant de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents, en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la considération déterminante qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui du parent (Kearns c. France, no 35991/04, § 79, 10 janvier 2008). Notamment, l’article 8 de la Convention ne saurait autoriser un parent à voir prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l’enfant (voir, Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78 Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, et Gnahoré c. France, précité, § 59). Ainsi, en matière d’adoption, la Cour a déjà admis qu’il puisse être de l’intérêt du mineur de favoriser l’instauration de liens affectifs stables avec ses parents nourriciers (Johansen c. Norvège, précité, § 80, et Kearns c. France, précité, § 80).
92. La Cour rappelle également que, dans l’hypothèse des obligations négatives comme dans celle des obligations positives, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 60, série A no 121), qui varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu. En particulier, la Cour exige que des mesures aboutissant à briser les liens entre un enfant et sa famille ne soient appliquées que dans des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire uniquement dans les cas où les parents se sont montrés particulièrement indignes (Clemeno et autres c. Italie, no 19537/03, § 60, 21 octobre 2008), ou lorsqu’elles sont justifiées par une exigence primordiale touchant l’intérêt supérieur de l’enfant (voir Johansen c. Norvège, précité, § 84 ; P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 118, CEDH 2002‑VI). Cette approche peut toutefois être écartée en raison de la nature de la relation parent-enfant, lorsque le lien est très limité (Söderbäck c. Suède, 28 octobre 1998, §§ 30-34 Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII).
93. Par ailleurs, la Cour s’attache à contrôler le processus décisionnel mis en place par les autorités internes. Celui-ci doit être équitable, impartial et non entaché d’arbitraire. Il convient donc de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez grand pour leur accorder la protection requise de leurs intérêts. Cela implique qu’ils aient été mis à même de faire valoir leur point de vue et d’exercer, en temps voulu, tout recours s’offrant à eux. Cela suppose également qu’ils aient pu accéder aux informations sur lesquelles s’appuient les autorités pour prendre leur décision (voir, mutatis mutandis, McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, § 92, série A no 307‑B, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, §§ 72-73 et 80-83, CEDH 2001‑V, et Buchberger c. Autriche, no 32899/96, §§ 42-44, 20 décembre 2001). Dans la négative, l’ingérence résultant de la décision ne saurait passer pour « nécessaire » au sens de l’article 8 (W. c. Royaume-Uni, précité, §§ 62-64, et Pontes c. Portugal, précité, § 76).
94. Enfin, la Cour rappelle que les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière dans le cas des personnes vulnérables et leur assurer une protection accrue en raison de leur capacité ou de leur volonté de se plaindre qui se trouvent affaiblies (voir, B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, §§ 86 et 114, 19 février 2013).
b) Application de ces principes
95. La Cour considère que les mesures litigieuses constituaient des ingérences dans la vie familiale de la requérante. Elles doivent donc être examinées sous l’angle du paragraphe 2 de l’article 8. A cet égard, la Cour observe qu’elles se fondent sur les articles 347 et 350 du Code civil. Elles étaient donc « prévues par la loi ». Les dispositions légales précitées visent à préserver la santé et la moralité des mineurs, et à protéger leurs droits, en permettant de déclarer abandonné l’enfant dont les parents se sont manifestement désintéressés pendant une durée d’un an, de le rendre adoptable et de prononcer son adoption. Les ingérences en cause poursuivaient donc un but légitime au sens du second paragraphe de l’article 8 de la Convention. Le point décisif est dès lors de savoir si elles étaient nécessaires “dans une société démocratique”.
96. Sur ce point, la Cour relève tout d’abord que la présente affaire se distingue d’une grande partie de celles dont elle a eu à connaître, en ce que la prise en charge initiale de l’enfant par l’État n’a pas pour origine une initiative des autorités internes. À cet égard, elle ne partage pas l’argument de la requérante selon laquelle cette prise en charge serait intervenue contre sa volonté, à la suite de son hospitalisation à la demande d’un tiers. Elle retient à l’inverse que l’enfant, née le 16 septembre 2002, a été immédiatement admise comme pupille de l’État à titre provisoire et confiée à l’Aide sociale à l’enfance, en raison de la demande de la mère de conserver le secret de la naissance, et ce antérieurement à la première hospitalisation sans consentement, laquelle n’est intervenue que le 8 février 2003.
97. La Cour estime ensuite que le lien familial qui s’est noué entre la requérante et sa fille peut être qualifié de ténu. Les seules manifestations d’intérêt pour l’enfant ont consisté, d’après les pièces fournies à la Cour, en une reconnaissance du lien de filiation le 15 novembre 2002, une visite à l’enfant le 28 janvier 2003, l’envoi d’une carte accompagnée d’un colis d’anniversaire le 16 septembre 2004, et la déclaration d’appel formée le 22 octobre 2008. Les extraits du dossier médical d’hospitalisation de la requérante sont à cet égard plus équivoques car, s’il y est mentionné le fait que l’intéressée évoque sa fille avec les médecins, les intentions réelles exprimées à cette occasion ne sont pas explicites. Ainsi, il apparaît que la seule rencontre avec G., planifiée pour le 4 janvier 2005, a finalement été reportée.
98. La Cour considère donc que, s’agissant de la nature de la relation parent-enfant, les faits d’espèce se rapprochent de la situation dont elle a eu à connaître dans l’affaire Söderbäck c. Suède, avec cependant une différence tenant au fait que, dans cette dernière, les visites du père avaient été plus nombreuses, et leur relative rareté étaient autant dues aux restrictions portées par la mère qu’aux difficultés personnelles du requérant. Elle en déduit que la situation d’espèce relève de celles dans laquelle la marge d’appréciation de l’État doit être considérée comme grande.
99. Il n’en reste pas moins que la Cour doit s’attacher à vérifier si, préalablement à la déclaration d’abandon et au prononcé de l’adoption, l’État avait rempli son obligation de favoriser le développement du lien familial.
100. À cet égard, elle constate qu’il n’est pas allégué que les autorités internes auraient, d’une quelconque manière, fait obstacle aux rencontres entre la requérante et G. Au contraire, il est constant que les visites sollicitées par la mère ont été rendues possibles, soit par le service de l’Aide sociale à l’enfance (en ce qui concerne l’unique rencontre du 28 janvier 2003), soit par le juge des enfants, lequel a accordé un droit de visite médiatisé bimestriel le 6 octobre 2004. De même, la Cour note que si la requérante a été hospitalisée sans son consentement durant une grande partie de la période examinée, il n’est pas allégué que les autorités médicales se seraient opposées à l’exercice de ce droit de visite. Ainsi, il ressort en réalité des pièces fournies par la requérante que les rares rencontres programmées ont été évoquées avec les médecins puis annulées à l’initiative de la mère, malgré une permission de sortie exceptionnelle accordée pour l’occasion. La Cour estime donc que l’État n’a pas manqué à son obligation avant d’envisager la solution d’une rupture du lien familial, cette dernière ayant par ailleurs été suggérée par la requérante elle-même devant l’expert psychologue et dans un courrier adressé au juge des enfants le 3 décembre 2003. La Cour constate que cette rupture a été réalisée en deux étapes successives : la déclaration d’abandon et l’adoption plénière. Celles-ci ne peuvent passer pour nécessaires du point de vue des exigences de l’article 8 que si elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’enfant et de la mère, l’intérêt de l’enfant devant constituer la considération déterminante (Gnahoré c. France, précité, § 59), et si le processus décisionnel a permis à la requérante de jouer un rôle assez grand pour satisfaire aux exigences de l’article 8.
i. La déclaration d’abandon
101. En premier lieu, s’agissant de l’opportunité de la déclaration d’abandon du point de vue de l’équilibre des intérêts en présence, et, surtout, de l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour observe qu’une telle mesure constitue le préalable nécessaire à une éventuelle adoption. Or, elle relève, en l’espèce, que l’enfant avait bénéficié depuis sa naissance d’une prise en charge en pouponnière, puis en famille d’accueil, du fait de la carence de la mère. Cette dernière n’avait pas investi le lien de filiation de manière significative. La famille élargie n’avait quant à elle pas manifesté d’avantage d’intérêt, puisqu’elle s’était abstenue de rendre visite à G. Au regard de ces éléments, la Cour estime que les autorités locales ont pu, sans outrepasser leur marge d’appréciation, estimer que la déclaration d’abandon était une mesure correspondant à l’intérêt supérieur de l’enfant et proportionnée au but légitime poursuivi.
102. En second lieu, s’agissant du processus décisionnel, la Cour observe que l’état de santé de la requérante appelait de la part des autorités internes une attention particulière, propre à lui garantir une protection accrue. Or, elle note qu’il est constant que la déclaration d’abandon en date du 6 avril 2005 a été faite dans des conditions ne satisfaisant pas aux règles internes applicables aux majeurs protégés, la curatrice de l’intéressée n’ayant pas été convoquée. La question décisive est donc de savoir si la procédure d’appel a permis de rétablir cette irrégularité et d’accorder à la mère une place lui permettant de faire valoir ses intérêts de manière satisfaisante, la curatelle ayant été levée entre temps.
103. À cet égard, la Cour constate que la cour d’appel, après avoir annulé la décision du tribunal de grande instance de Bourges, a de nouveau statué sur la requête en abandon judiciaire, en tenant compte des éléments de faits relatifs au désintérêt manifeste de la mère pour sa fille durant l’année précédant la requête, mais aussi des arguments avancés par l’appelante, fondés sur ses troubles psychologiques et ses hospitalisations sans consentement. La Cour note que la requérante a comparu en personne, qu’elle a été assistée de son avocat, et qu’elle a pu prendre connaissance de la décision attaquée et présenter de nouvelles pièces. Les juges ont analysé ces dernières avec soin, ce qui ressort expressément de leur motivation. Ils ont néanmoins refusé de considérer qu’était caractérisé un état de détresse particulière conduisant à réputer involontaire le désintérêt manifeste de la mère pour son enfant, en s’appuyant sur la persistance de ce dernier durant les congés d’essai et les périodes hors hospitalisation, et sur les expertises psychologique et psychiatrique dont il ne ressortait pas que les troubles de l’intéressée aient été de nature à altérer son jugement ou l’expression de sa volonté dans les décisions relatives à G. Par ailleurs, les juges ont inclu dans leur analyse la recherche de manifestations d’intérêt durant la période postérieure à celle examinée par le tribunal de grande instance, tout en constatant l’absence de nouvelle visite. A la lumière de cette motivation, la Cour n’est pas convaincue par l’argument selon lequel la cour d’appel aurait été mise devant le fait accompli et n’aurait fait qu’entériner la situation créée par la décision de première instance qui lui était soumise.
104. Elle ne partage pas non plus la vision de la requérante quant à un prétendu caractère paradoxal de la solution retenue par la cour d’appel, au regard de son placement sous curatelle et des multiples hospitalisations à la demande d’un tiers. En effet, elle relève qu’en droit français la curatelle se distingue de la tutelle en ce qu’elle suppose, selon les termes de l’article 508 du Code civil, qu’un majeur ait « besoin d’être conseillé ou contrôlé dans les actes de la vie civile », « sans être hors d’état d’agir lui-même ». Le placement sous ce régime ne saurait donc faire présumer l’impossibilité pour le bénéficiaire de manifester sa volonté ou son intérêt dans les questions qui touchent les rapports à ses enfants. De même, la Cour n’a pas trouvé, parmi les motifs retenus pour justifier les hospitalisations, d’élément laissant supposer que la requérante aurait été empêchée par son état psychique de faire valoir ses droits, d’apprécier son intérêt, ou de manifester un sentiment maternel. Les deux expertises figurant dans les pièces versées devant la Cour suggèrent au contraire la réalité de sa capacité à cet égard. Cette conclusion est par ailleurs confirmée par le courrier adressé par la requérante au juge des enfants le 10 novembre 2004, qui atteste de ce qu’elle n’était aucunement dans l’impossibilité de s’intéresser à G (voir § 61).
105 Partant, la Cour juge que le processus décisionnel, pris dans son ensemble, a permis à la requérante d’exercer un rôle suffisant pour faire valoir la défense de ses intérêts, présenter ses arguments et avoir accès aux informations sur lesquelles les autorités internes se sont fondées pour prendre les mesures litigieuses.
106. L’ensemble de ces éléments conduit la Cour à considérer que l’État n’a pas excédé sa marge d’appréciation dans les circonstances de l’espèce.
ii. L’adoption plénière
107. La Cour doit maintenant examiner le point de savoir si l’adoption plénière de G., prononcée le 5 avril 2006, était nécessaire au sens de l’article 8 de la Convention, eu égard à l’absence de participation du curateur à la procédure de déclaration d’abandon et à l’appel formé par la requérante le 22 octobre 2008. La Cour observe que la cour d’appel n’a pas contrôlé la régularité de la décision prononçant l’adoption, puisqu’après avoir annulé la décision du 6 avril 2005, elle a de nouveau déclaré G. abandonnée en vertu de l’effet dévolutif de l’appel. La question est alors de savoir si cette mesure, adoptée un an après la déclaration d’abandon initiale, n’était pas prématurée.
108. À cet égard, la Cour rappelle que l’écoulement du temps peut avoir des conséquences importantes sur la prise en charge de très jeunes enfants. Elle considère donc qu’une fois la déclaration d’abandon décidée, l’intérêt supérieur de G. était de voir sa situation personnelle stabilisée et sécurisée par l’établissement d’un lien légalement reconnu avec sa famille nourricière, étant observé que l’enfant était alors âgé de trois ans et demi et qu’elle n’avait vu qu’une seule fois sa mère naturelle.
109. Dès lors, la Cour estime que le délai d’un an ne paraît pas, en soi, contraire aux exigences de l’article 8. Elle observe néanmoins qu’il en est résulté la situation critiquée par la requérante, dans laquelle le réexamen de la requête en déclaration d’abandon a été fait alors qu’une adoption plénière était déjà intervenue sur la base du jugement annulé. Pour autant, la Cour remarque que cette situation est également imputable au fait que l’appel contre la déclaration d’abandon n’a été interjeté par la requérante que tardivement, à savoir en octobre 2008, ce qui ne peut s’expliquer uniquement par l’absence de notification faite au curateur. En effet, elle note que la requérante s’était vue notifier la décision dès le 10 mai 2005, à une époque où elle ne présentait plus aucun trouble justifiant une mesure de curatelle, selon les conclusions du rapport d’expertise psychiatrique daté du 12 avril 2005. La Cour considère donc qu’au moment où l’adoption plénière a été prononcée, la requérante avait été mise en état d’effectuer en temps utiles les recours contre la déclaration d’abandon.
110. Or, compte tenu de son abstention et de la quasi absence de manifestations d’intérêt pour G. antérieurement, la Cour considère que les autorités locales ont pu estimer qu’il était déraisonnable, du point de vue de l’intérêt de la mineure, de conserver plus longtemps la situation d’abandon et de prise en charge provisoire. Dès lors, elle juge que l’État n’a pas d’avantage outrepassé sa marge d’appréciation en considérant que l’intérêt supérieur de l’enfant commandait le prononcé de l’adoption plénière dès le 5 avril 2006.
iii. Conclusion
111. Ces éléments conduisent la Cour à considérer qu’aucune violation du droit de la requérante à une vie familiale n’a été commise en l’espèce.
112. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
ZHOU C. ITALIE du 21 Janvier 2014 Requête 33773/11
La requérante mère de l'enfant ne pouvait pas s'occuper de son enfant. Le curateur de l’enfant demanda à la cour d’appel de ne pas procéder à une adoption plénière mais de procéder à une «adoption simple» qui permettrait à la requérante de rencontrer son fils sous la surveillance des services sociaux de manière à maintenir un lien entre eux. Le droit italien ne le permet pas car il y a un vide juridique non compatible avec la protection des liens familiaux au sens de l'article 8 de la convention.
a) Principes généraux
44. La Cour constate d’emblée qu’il n’est pas contesté que la déclaration d’adoptabilité de A. constitue une ingérence dans l’exercice du droit de la requérante au respect de sa vie familiale. Elle rappelle qu’une telle ingérence n’est compatible avec l’article 8 que si elle remplit les conditions cumulatives d’être prévue par la loi, de poursuivre un but légitime, et d’être nécessaire dans une société démocratique. La notion de nécessité implique que l’ingérence se fonde sur un besoin social impérieux et qu’elle soit notamment proportionnée au but légitime recherché (voir, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 50, CEDH 2000‑IX, Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004, et Pontes c. Portugal, no 19554/09, §74, 10 avril 2012).
45. La Cour rappelle qu’au-delà de la protection contre les ingérences arbitraires, l’article 8 met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer (voir, Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250). La frontière entre les obligations positives et négatives découlant de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents, en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la considération déterminante qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui du parent (Kearns c. France, no 35991/04, § 79, 10 janvier 2008). Notamment, l’article 8 ne saurait autoriser un parent à voir prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l’enfant (voir, Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, et Gnahoré, précité, § 59). Ainsi, en matière d’adoption, la Cour a déjà admis qu’il puisse être de l’intérêt du mineur de favoriser l’instauration de liens affectifs stables avec ses parents nourriciers (Johansen, précité, § 80, et Kearns, précité, § 80).
46. La Cour rappelle également que, dans l’hypothèse des obligations négatives comme dans celle des obligations positives, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 60, série A no 121), qui varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu. En particulier, la Cour exige que des mesures aboutissant à briser les liens entre un enfant et sa famille ne soient appliquées que dans des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire uniquement dans les cas où les parents se sont montrés particulièrement indignes (Clemeno et autres c. Italie, no 19537/03, § 60, 21 octobre 2008), ou lorsqu’elles sont justifiées par une exigence primordiale touchant l’intérêt supérieur de l’enfant (voir Johansen, précité, § 84; P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 118, CEDH 2002‑VI). Cette approche peut toutefois être écartée en raison de la nature de la relation parent-enfant, lorsque le lien est très limité (Söderbäck c. Suède, 28 octobre 1998, §§ 30-34, Recueil 1998‑VII).
47. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect de ces obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010, K.A.B. c. Espagne, no 59819/08, § 115, 10 avril 2012,).
48. À cet égard et s’agissant de l’obligation pour l’État d’arrêter des mesures positives, la Cour n’a cessé de dire que l’article 8 implique le droit pour un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Eriksson, précité, § 71, série A no 156, et Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, § 91, série A no 226-A). Dans ce genre d’affaire, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 83, 6 décembre 2007).
b) Application de ces principes
49. La Cour considère que le point décisif en l’espèce consiste donc à savoir si, avant de supprimer le lien de filiation maternelle, les autorités nationales ont pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour que l’enfant puisse mener une vie familiale normale au sein de sa propre famille.
50. La Cour note que les autorités italiennes ont pris en charge la requérante et son fils depuis la naissance de ce dernier. En octobre 2004, la requérante fut placée dans une maison mère-enfant avec A. et quelques mois plus tard dans une autre structure publique à Padoue. Une fois que la requérante commença à travailler à l’hôpital de Padoue en accord avec les services sociaux, A. fut placé pendant la journée dans une famille d’accueil. Trois mois plus tard, la famille d’accueil informa les services sociaux qu’elle n’était plus disposée à accueillir A. pendant la journée.
51. La Cour remarque qu’à ce moment-là, la requérante décida de confier A. à un couple de voisins pendant qu’elle allait au travail. Les services sociaux, n’étant pas d’accord sur le choix du couple (voir paragraphe 9 ci-dessus) signalèrent la situation de la requérante au procureur de la République près le tribunal pour enfants. Suite au signalement des services sociaux, le 18 décembre 2007, le procureur demanda au tribunal l’ouverture d’une procédure d’adoptabilité pour A., la mère n’étant pas en mesure de s’occuper de l’enfant. Celui-ci fut placé en famille d’accueil et un droit de visite fut accordé à la requérante.
52. La Cour relève que ce droit de visite fut suspendu en 2008, puisque la psychologue ayant examiné l’enfant avait établi qu’après les rencontres avec la requérante, A. était très perturbé. Par ailleurs, selon la psychologue, A. n’avait pas construit de lien avec sa mère et les rencontres étaient donc « inopportunes et dérangeantes » pour lui.
En 2009, la cour d’appel, saisie par la requérante, jugea que la mesure de la suspension devait être révoquée.
53. Le 14 avril 2010, compte tenu du résultat de l’expertise d’office, le tribunal pour enfants estima nécessaire de déclarer A. adoptable, sa mère n’étant pas en mesure d’exercer son rôle parental et de suivre le développement de la personnalité de A. et étant « psychologiquement traumatisante pour son développement ».
54. La Cour observe les autorités nationales n’ont pas suffisamment œuvré afin de faciliter les contacts entre A. et la requérante. De plus elle note que la requérante avait demandé, avec le curateur de l’enfant, de procéder à une adoption simple de manière à ce qu’elle puisse maintenir le lien avec son fils. Elle s’appuyait sur plusieurs décisions du tribunal pour enfants de Bari qui, par le biais d’une interprétation extensive de l’article 44 d), avait permis dans certain cas, où il n’y avait pas abandon, de procéder à une adoption qui permettait à l’adopté de maintenir un lien avec sa famille biologique.
55. La Cour rappelle que dans des cas si délicats et complexes, la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu. Si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, en particulier lorsqu’il y a urgence, la Cour doit néanmoins avoir acquis la conviction que dans l’affaire en question, il existait des circonstances justifiant le retrait de l’enfant. Il incombe à l’État défendeur d’établir que les autorités ont évalué avec soin l’incidence qu’aurait sur les parents et l’enfant la mesure d’adoption, ainsi que d’autres solutions que la prise en charge de l’enfant avant de mettre une pareille mesure à exécution (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 166; Kutzner c. Allemagne, précité, § 67, CEDH 2002-I).
56. À la différence d’autres affaires que la Cour a eu l’occasion d’examiner, l’enfant de la requérante en l’espèce n’avait pas été exposée à une situation de violence ou de maltraitance physique ou psychique (voir, a contrario, Dewinne c. Belgique (déc.), no 56024/00, 10 mars 2005; Zakharova c. France (déc.), no 57306/00, 13 décembre 2005), ni à des abus sexuels (voir, a contrario, Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 104, 9 mai 2003). La Cour rappelle avoir a conclu à la violation dans l’affaire Kutzner c. Allemagne, (§ 68, précité) dans laquelle les tribunaux avaient retiré l’autorité parentale aux requérants après avoir constaté un déficit affectif de ces-derniers, et a déclaré la non violation de l’article 8 dans l’affaire Aune c. Norvège, (no 52502/07, 28 octobre 2010), où la Cour avait relevé que l’adoption du mineur n’avait en fait pas empêché la requérante de continuer à entretenir une relation personnelle avec l’enfant et n’avait pas eu pour conséquences de couper l’enfant de ses racines. Elle a également constaté la violation de l’article 8 dans une affaire (Saviny c. Ukraine, 39948/06, 18 décembre 2008) où le placement des enfants des requérants avait été justifié en raison de leur incapacité de garantir des conditions de vie adéquates (le manque de moyens financiers et de qualités personnelles des intéressés mettaient en péril la vie, la santé et l’éducation morale des enfants). Au demeurant, dans une affaire où le placement des enfants avait été ordonné en raison d’un de déséquilibre psychique des parents, la Cour a conclu à la non violation de l’article 8 en tentant en compte également de ce que le lien entre les parents et les enfants n’avait été coupé (Couillard Maugery c. France, précité).
57. Dans la présente affaire la prise en charge de l’enfant de la requérante a été ordonnée en raison de ce que la requérante n’était pas capable d’assurer le développement de la personnalité de A. et elle était psychologiquement traumatisante pour A., à cause, entre autre, de l’ischémie dont elle avait souffert au moment de l’accouchement. Toutefois, la Cour note que il ressort des expertises ordonnées par le tribunal que la requérante était certes incapable d’exercer son rôle, mais que son comportement n’était pas négatif pour l’enfant.
58. La Cour doute du caractère adéquat des éléments sur lesquels les autorités se sont appuyées pour conclure que les conditions dans lesquelles vivaient A. compromettaient son développement sain et équilibré. La Cour est d’avis que les autorités auraient dû prendre des mesures concrètes pour permettre à l’enfant de vivre avec sa mère, avant de placer l’enfant et d’ouvrir une procédure d’adoptabilité. La Cour n’est pas convaincue que l’intérêt supérieur de l’enfant commandait de procéder à une adoption plénière. Par ailleurs, elle rappelle que le rôle des autorités de protection sociale est précisément celui d’aider les personnes en difficulté, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller, entre autres, quant aux différents types d’allocations sociales disponibles, aux possibilités d’obtenir un logement social ou aux autres moyens de surmonter leurs difficultés (Saviny, précité, § 57; R.M.S. c. Espagne no 28775/12, § 86, 18 juin 2013). Dans le cas des personnes vulnérables, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent leur assurer une protection accrue (B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, §§ 86 et 114, 19 février 2013 ; Todorova c. Italie, no 33932/06, § 75, 13 janvier 2009).
59. En l’espèce, la Cour est d’avis que la nécessité, qui était primordiale, de préserver, autant que possible, le lien entre la requérante – qui se trouvait par ailleurs en situation de vulnérabilité - et son fils n’a pas été prise dûment en considération. Les autorités n’ont pas mis en place des mesures afin de préserver le lien familial entre la requérante et son fils et d’en favoriser le développement. Les autorités judiciaires se sont bornées à prendre en considération des difficultés, qui auraient pu être surmontées au moyen d’une assistance sociale ciblée. La requérante n’a eu aucune chance de renouer des liens avec son fils : en fait, les experts n’ont pas examiné les possibilités effectives d’une amélioration des capacités de la requérante à s’occuper de son enfant, compte tenu également de son état de santé. Au demeurant, aucune explication convaincante pouvant justifier la suppression du lien de filiation maternelle entre la requérante et son fils n’a été fournie par le Gouvernement.
60. La Cour est bien consciente du fait que le refus par les tribunaux de prononcer une adoption simple résulte de l’absence dans la législation italienne de dispositions permettant de procéder à ce type d’adoption, mais elle note également que certains tribunaux italiens, (paragraphe § 27 ci-dessus), avaient prononcé, par le biais d’une interprétation extensive de l’article 44 d), l’adoption simple dans certains cas où il n’y avait pas abandon.
61. Eu égard à ces considérations et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour conclut que les autorités italiennes ont manqué à leurs obligations avant d’envisager la solution d’une rupture du lien familial et n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de la requérante à vivre avec son enfant, méconnaissant ainsi son droit au respect de sa vie familiale, garanti par l’article 8. Il y a donc eu violation de cette disposition.
Arrêt IS C. Allemagne du 5 juin 2014 requête n° 31021/08
Non violation de l'article 8 : La mère a abandonné à une famille adoptante plénière, ses jumelles fruit d'une relation adultérine, en présence d'un notaire qui a expliqué les conséquences de sonacte. Elle ne peut plus réclamer des droits de visite ou des droits de garde.
LES FAITS
La requérante, I.S., est une ressortissante allemande née en 1962 et résidant à Bielefeld (Allemagne). À la suite d’une liaison extraconjugale, Mme S., déjà mère de deux enfants, donna naissance à deux jumelles en avril 2000. Sous la pression de son époux et en proie à la dépression et à l’anxiété, elle consentit à placer les enfants dans un foyer moins de trois semaines après leur naissance. En novembre 2000, par acte notarié, elle donna son consentement formel à l’adoption des enfants.
L’acte indiquait en particulier qu’elle était consciente que sa déclaration était irrévocable et que tout lien de parenté entre elle et les enfants prendrait fin. Quelques jours après avoir fait cette déclaration, Mme S. et les futurs parents adoptifs convinrent verbalement au cours d’une réunion tenue sous les auspices de l’autorité sociale régionale que, chaque année, elle recevrait un compte rendu avec des photographies des enfants. La conclusion d’un accord au cours de la réunion quant à l’existence d’un droit de contact régulier entre Mme S. et les enfants est contestée.
En juin 2001, l’adoption fut homologuée par une décision de la division des tutelles d’un tribunal de district. Le procès-verbal d’audience indiquait en particulier qu’une « adoption semi-ouverte [avait] été acceptée, ce dont il [fallait] conclure que la mère souhait[ait] garder le contact avec les jumelles ». Il était toutefois précisé ensuite que l’arrangement entre Mme S. et l’Office de la jeunesse demeurait valable, à savoir qu’elle devait recevoir chaque année des photographies des enfants.
En avril 2002, Mme S. saisit la justice pour faire annuler son consentement à l’adoption, soutenant que le père biologique des enfants – dont elle n’avait pas révélé l’identité – n’y avait pas donné son accord et que, au moment où elle avait donné le sien, elle se trouvait dans un état de désarroi psychologique et qu’elle avait été indûment influencée par l’Office de la jeunesse. Le tribunal de district la débouta, s’appuyant sur une expertise psychiatrique qui avait conclu que, bien que profondément tiraillée en son for intérieur, Mme S. était juridiquement capable de prendre seule une décision.
CEDH
La Cour confirme que le grief de Mme S. tombe sous le coup de l’article 8. On pourrait certes contester que sa relation avec les enfants – un lien de parenté biologique sans la moindre relation personnelle étroite – constitue une « vie familiale », mais cette relation concerne en tout état de cause un volet important de son identité en tant que mère biologique et donc sa « vie privée » au sens de l’article 8.
La Cour est convaincue que les décisions des tribunaux allemands étaient « prévues par la loi » au sens de l’article 8. Elle relève que les dispositions pertinentes du Code civil ne confèrent aux parents biologiques aucun droit de contact avec leurs enfants. Lorsqu’ils ont interprété ces dispositions, les tribunaux allemands ont recherché – se fondant sur une jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale – si un « lien social et familial » entre les jumelles et Mme S. avait été établi, ce qui aurait donné à cette dernière le droit de les contacter pour autant que ce soit dans leur intérêt supérieur.
Ils ont conclu de la durée de la période que Mme S. et les enfants avaient passée ensemble – moins de trois semaines – qu’un tel lien n’avait pas été établi. La Cour relève en outre que, en vertu des règles applicables, Mme S. avait perdu son droit en tant que parent parce qu’elle avait donné son consentement à l’acte notarié. Ce raisonnement fondé sur l’acte notarié n’a pas été contesté et celui-ci ne faisait nulle part mention d’une « adoption semi-ouverte ». Dans le cadre d’une action distincte, les tribunaux allemands avaient déjà établi la validité de l’acte.
De plus, la Cour estime que les décisions des tribunaux poursuivaient le but légitime de la protection des droits de l’enfant. Les tribunaux ont cherché à respecter la volonté du législateur de faire primer la relation familiale nouvellement établie entre les parents adoptifs et les enfants, de manière à permettre à ces derniers de s’épanouir au sein de leur famille d’adoption sans perturbation.
Pour ce qui est de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu, la Cour observe que les parents adoptifs avaient donné à Mme S. une raison de croire à une adoption « semi-ouverte » et consenti verbalement au moins à un échange d’informations sur les enfants après leur adoption. Elle prend note de l’explication donnée par le gouvernement allemand, selon laquelle le droit national autorise un tel type d’adoption, permettant des échanges plus ou moins fréquents entre les parents adoptifs, l’enfant et les parents biologiques. Ainsi que l’indique le Gouvernement, ce type d’adoption dépend du consentement des parents adoptifs, qui ont le droit de garde et exercent l’autorité parentale dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il repose sur des déclarations d’intention qui ne peuvent être juridiquement opposées aux parents adoptifs contre leur gré.
Les arrangements verbaux entre Mme S. et les parents adoptifs ont été conclus après que celle-ci avait été informée par un juriste indépendant, notaire de droit civil – dont l’avis juridique constituait une protection essentielle contre les malentendus –, des effets juridiques de son intention de consentir irrévocablement à l’adoption. Dès lors, Mme S. était censée savoir que les arrangements n’étaient que de simples déclarations d’intention des parents adoptifs de renoncer volontairement à leur anonymat.
Les droits de Mme S. sur les enfants ayant été éteints par l’effet d’actes qu’elle avait conclus en pleine connaissance de leurs conséquences, la Cour estime proportionnée la décision des autorités allemandes faisant primer les intérêts privés et familiaux de la famille d’adoption. La Cour en conclut à l’absence de violation de l’article 8.
LA KAFALA ISLAMISTE INTERDIT L'ADOPTION QUAND LA FILIATION AVEC LES PARENTS BIOLOGIQUES EST CONNUE
CHBIHI LOUDOUDI ET AUTRES c. BELGIQUE du 16 décembre 2014 Requête 52265/10
DE SA VOCATION SUCCESSORALE EST UNE VIOLATION
Vermeire contre Belgique du 29 novembre 1991 Hudoc 298 requête 12849/87
La Cour avait constaté que le fait d'écarter un individu de sa vocation successorale par le seul caractère naturel de son lien de parenté était une violation des articles combinés 8 et 14 de la Convention; voir ci-dessous, la partie concernant les violations des articles combinés 8 et 14.
Cet arrêt confirme l'arrêt de condamnation Marckx contre Belgique du 13 juin 1979 Hudoc 119 requête 6833/74
PASCAUD C. FRANCE du 16 JUIN 2011 Requête 19535/08
Refus injustifié d’établir la véritable filiation d’un homme à l’égard de son père biologique
Avant la naissance du requérant le 8 février 1960, sa mère entretenait une relation avec W.A., fils d'un propriétaire viticole voisin. Quelques temps après, elle rencontra un autre homme C.P., qui reconnut le requérant en avril 1961. Le même mois, elle épousa C.P.
M. Pascaud indique que cet homme ne s'est jamais comporté en père vis-à-vis de lui. Il ajoute avoir été informé très tôt et qu’il était de notoriété publique que son véritable père était W.A. La mère et son époux divorcèrent en 1981. M. Pascaud indique que pendant des années, il rencontrait W.A. dans la plus grande discrétion et que celui-ci lui avait promis de régulariser la situation au décès de sa mère. En 1993, W.A. fut gravement handicapé par un accident cérébral.
Par un acte notarié du 27 août 1998, W.A. déclara instituer la commune de Saint-Emilion pour légataire universel de sa succession. Par un acte notarié du 4 septembre 1998, il fit donation à la commune de la nue-propriété de son exploitation viticole, le « Château Badette », à charge pour la commune de s'occuper de lui. A l'époque, son exploitation était estimée à environ 1,16 millions d’euros et comprenait une maison d'habitation, des bâtiments d'exploitation et des vignes. Le commune accepta la donation.
Le 24 octobre 2000, M. Pascaud assigna l’ex-mari de sa mère, C.P., devant le tribunal de grande instance de Libourne en vue d'obtenir l'annulation de sa reconnaissance de paternité, de voir constater judiciairement la paternité à l'égard de W.A. et d'obtenir la transcription de cette reconnaissance sur son acte de naissance. Une expertise génétique fut ordonnée. En juillet et août 2001, W.A. fut convoqué à trois reprises par le laboratoire d'analyses mais ne s'y rendit pas.
En septembre 2001, W.A. fut placé sous sauvegarde de justice. Le juge des tutelles, constatant que W.A. n'avait pas de famille connue, nomma l'adjointe au maire de Saint-Emilion comme mandataire.
Le 2 octobre 2001, lors d'un entretien entre le maire de Saint-Christophe-des-Bardes et W.A., ce dernier lui fit connaître sa décision de reconnaître officiellement son fils, M. Pascaud. Le maire demanda des directives au ministère public et, dans l’attente, s'abstint de formaliser l'enregistrement de reconnaissance qui lui avait été demandé.
Après consentement écrit de W.A., l’examen génétique fut réalisé. Il en résulta qu’il y avait 99,999 % de chances que W.A. soit le père de M. Pascaud.
Le 26 novembre 2001, le juge des tutelles plaça W.A. sous curatelle renforcée et nomma l'Union départementale des associations familiales comme curateur.
Le 6 décembre 2001, le procureur de la République indiqua au maire de Saint-Christophe-des-Bardes qu'il ne lui était pas permis de dresser l'acte de reconnaissance, malgré la réclamation du père biologique, tant que la première paternité n'était pas réduite à néant.
ARTICLE 8
Malgré une preuve génétique établissant la probabilité de paternité de W.A. sur M. Pascaud à 99,999 %, ce dernier n'a pu ni contester son lien de filiation avec C.P., ni établir sa filiation biologique à l'égard de W.A. Cela constitue sans aucun doute une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée. Pour déterminer si cette ingérence était conforme à l’article 8, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre, d'un côté, le droit de M. Pascaud à connaître son ascendance et, de l'autre, le droit des tiers à ne pas être soumis à des tests ADN et l'intérêt général à la protection de la sécurité juridique.
Elle constate que c’est en tenant compte des droits et intérêts personnels de W.A. – en particulier l’absence de consentement exprès à l’expertise génétique - que la cour d’appel a refusé de reconnaître la véritable filiation biologique de M. Pascaud. Elle n’a en revanche, à aucun moment, pris en considération le droit de M. Pascaud à connaître son ascendance et à voir établie da véritable filiation - droit qui ne cesse nullement avec l’âge, bien au contraire. Or, la protection des intérêts du père présumé ne saurait constituer à elle seule un argument suffisant pour priver M. Pascaud de ses droits au regard de l'article 8.
Par ailleurs, la Cour constate que la mesure de sauvegarde de justice à laquelle avait été soumis W.A. ne le privait pas du droit de consentir à un prélèvement ADN, et que précisément, W.A. avait exprimé auprès des autorités la volonté de reconnaître M.Pascaud. En outre, ni la réalisation ni la fiabilité de l'expertise génétique qui concluait à une probabilité de paternité de 99,999 % de W.A. sur M. Pascaud n'ont jamais été contestées devant les juridictions internes.
Enfin, la Cour constate qu'après avoir invalidé l'expertise génétique, la cour d'appel a jugé que la filiation naturelle de M. Pascaud ne pouvait pas être établie. Le droit interne ne lui offrait pas non plus la possibilité de demander une nouvelle expertise ADN sur la dépouille du père présumé (le défunt n'ayant pas de son vivant expressément donné son consentement selon la cour d'appel, il lui aurait fallu recueillir l'accord de sa famille ; or, il n'en avait aucune).
Dans ces conditions, un juste équilibre entre les intérêts en présence n’a pas été ménagé, et M. Pascaud a subi une violation de l’article 8.
DROIT DE PORTER LE NOM DE LA FAMILLE ADOPTANTE
LEYLA CAN c. TURQUIE du 18 juin 2019 requête n° 43140/08
Violation de l'article 8 : La requérante seule adoptante de l'enfant, a le droit que son nom et prénom apparaisse sur les documents d'état civil de l'enfant adopté
A. Sur la recevabilité
15. Le Gouvernement excipe de plusieurs exceptions d’irrecevabilité. Il soutient tout d’abord que la requête est tardive faute pour la requérante d’avoir saisi la Cour dans les six mois suivant l’arrêt au fond de la Cour de cassation. À cet égard, il fait valoir que le recours en rectification d’arrêt n’est pas une voie de recours effective. Se prévalant ensuite de l’entrée en vigueur de l’article 10 provisoire de la loi no 5490 qui permettrait à un parent adoptif seul d’obtenir l’inscription de son prénom en lieu et place de celui du parent biologique, le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la requérante a omis de recourir à la possibilité qui lui était ainsi offerte. Enfin le Gouvernement argue de l’incompatibilité ratione personae de la requête au motif que l’enfant était âgée de 9 ans au moment de l’introduction de celle‑ci et qu’elle était donc en mesure de s’exprimer sur une telle question. Pour autant, elle n’est pas partie à la procédure devant la Cour.
16. La requérante affirme quant à elle avoir saisi la Cour dans les délais prescrits pour ce faire.
17. La Cour note tout d’abord que la décision interne définitive à prendre en compte en l’espèce est l’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2008 portant rejet du recours en rectification d’arrêt introduit par la requérante (pour une approche similaire, voir Okan Güven et autres c. Turquie, no 13476/05, § 60, 14 novembre 2017). Il convient donc de rejeter l’exception préliminaire de tardiveté de la requête soulevée par le Gouvernement.
18. Ensuite, quant à la possibilité pour la requérante de bénéficier des dispositions de l’article 10 provisoire de la loi no 5490, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’épuisement des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Cependant, elle souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte, avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Cela signifie notamment qu’elle doit analyser de manière réaliste non seulement les recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également la situation personnelle des requérants (entre autres, Stanca c. Roumanie, no 34116/04, § 53, 24 juillet 2012).
19. En l’espèce, à supposer même que les dispositions législatives dont se prévaut le Gouvernement aient été à même d’offrir à la requérante la possibilité d’obtenir les changements souhaités au registre d’état civil, force est de relever que ces dispositions sont entrées en vigueur plus de neuf ans après la saisine de la Cour par la requérante et alors que l’enfant adoptée avait 18 ans révolus. On ne saurait dès lors reprocher à la requérante de ne pas avoir cherché à se prévaloir des dispositions de cette loi. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement à cet égard.
20. Quant à l’exception tirée de l’incompatibilité ratione personae de la requête, la Cour relève qu’en l’espèce la requérante – mère adoptive d’une enfant mineure à l’époque des faits – se plaint de n’avoir pu obtenir la modification des mentions à l’état civil des prénoms des parents biologiques de l’enfant. Elle a d’ailleurs diligenté une action civile à cette fin devant les instances nationales. À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà souligné, dans une affaire sensiblement similaire, « l’importance subjective de la question » pour une mère adoptive (Gözüm c. Turquie (no 4789/10, § 36, 20 janvier 2015). À la lumière des constats opérés dans l’affaire Gözüm, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle seuls les droits de l’enfant adopté auraient été en cause en l’espèce et rejette en conséquence cette exception du Gouvernement.
21. Enfin, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
22. La requérante ne développe pas d’autres arguments que ceux avancés au moment de l’introduction de la requête. Dans ses observations sur la satisfaction équitable, elle soutient que l’absence d’enregistrement à l’état civil a été une cause de traumatisme et de souffrance psychologique pour son enfant et elle-même.
23. Le Gouvernement argue qu’en vertu du droit applicable à l’époque pertinente, deux conditions cumulatives devaient être remplies pour que les prénoms des parents adoptifs soient inscrits au registre d’état civil : l’enfant devait avoir été adopté par deux parents et il ne devait pas avoir la capacité de discernement. Le rejet de la demande de la requérante n’était donc pas lié à son célibat. Le Gouvernement fait également valoir qu’en l’espèce l’enfant était âgée de 7 ans au moment de son adoption, qu’elle était en capacité de comprendre les liens qui l’unissaient à ses parents biologiques, que son intérêt supérieur primait et qu’il ne fallait pas créer à son endroit une situation d’insécurité. Il mentionne également le droit d’un enfant de connaître ses origines comme une des raisons justifiant les dispositions en vigueur à l’époque des faits.
24. Le Gouvernement soutient par ailleurs que la mère biologique – pour avoir vécu avec l’enfant les six premières années de sa vie – conservait un intérêt au regard des mentions concernant son identité et ce d’autant que l’enfant adoptée demeurait, en vertu du code civil, son héritière. Il souligne de plus que la requérante avait pu modifier le prénom et le nom de famille de l’enfant et que le juste équilibre entre les différents intérêts en présence avait été respecté, compte tenu en particulier de la marge d’appréciation des États en la matière. Au demeurant, les évolutions législatives permettraient désormais à la requérante d’obtenir la mention de son prénom en tant que mère de l’enfant.
25. La Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’impossibilité pour une mère adoptive célibataire d’obtenir que son prénom remplace celui de la mère biologique de l’enfant au registre d’état civil (Gözüm précitée). Certes, les circonstances du cas d’espèce diffèrent quelque peu de celles dont elle avait alors été saisie en ce que notamment, dans la présente affaire, l’enfant était déjà âgée de 7 ans au moment de son adoption. Pour autant, la Cour estime que les critères et principes développés dans l’affaire Gözüm susmentionnée doivent la guider dans l’appréciation des circonstances de l’espèce.
26. À cet égard, bien qu’à la lecture des demandes formulées par la requérante auprès des instances nationales – concernant en particulier la mention du prénom de son propre père en tant que prénom du père de l’enfant adoptée (paragraphe 6 ci-dessus) – la Cour puisse émettre de sérieux doutes quant au bien-fondé d’une partie de celles-ci au regard de l’article 8 de la Convention, elle estime utile de rappeler le constat auquel elle est parvenue dans l’affaire Gözüm (précitée, § 53) selon lequel, à l’époque pertinente : « en matière d’adoptions monoparentales, le droit civil turc présentait une lacune légale qui touchait les personnes se trouvant dans la situation de la requérante, dont la demande relevait d’une sphère juridique que le législateur turc n’avait assurément pas prévue et encadrée de manière à ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts concurrents des individus ».
27. La Cour prend note avec intérêt des informations soumises par le Gouvernement concernant l’évolution législative intervenue en 2017 au regard de la loi no 5490, mais rappelle que celle-ci ne saurait avoir d’incidence sur la requête, étant donné qu’elle est intervenue postérieurement aux faits de la cause.
28. De plus, la Cour est sensible aux arguments du Gouvernement, tenant en particulier à l’intérêt supérieur d’un enfant en âge de discernement et au droit d’un enfant de connaître ses origines. Pour autant, au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Gözüm (précitée, § 53) selon lesquelles « la protection de droit civil, telle qu’elle avait été conçue à l’époque pertinente, ne pouvait passer pour suffisante au regard des obligations positives mise à la charge de l’État défendeur par l’article 8 de la Convention » et des motifs retenus par le TGI au regard, en particulier, de l’inapplicabilité des dispositions du code civil à la situation de la requérante (paragraphe 6 ci-dessus), la Cour conclut également en l’espèce à la violation de l’article 8 de la Convention en conséquence du refus des autorités turques de mentionner le prénom de la requérante comme étant celui de la mère de l’enfant sur ses documents d’état civil.
GÖZÜM c. TURQUIE du 20 janvier 2015 requête n° 4789/10
Violation article 8 : Le droit turc permet qu'une femme célibataire puisse adopter mais ne règle pas la question de savoir si l'enfant adopté puisse porter son nom. Les juges décident. Parfois c'est oui, parfois c'est non. Il y a donc une insécurité juridique.
44. La Cour rappelle que l’article 8 ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir des ingérences arbitraires des pouvoirs publics : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives impliquant l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée et/ou familiale (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 70, CEDH 2007‑V, et, s’agissant plus particulièrement de la vie familiale, voir Todorova c. Italie, no 33932/06, § 69, 13 janvier 2009) ainsi que la mise en place d’un système de protection efficace des droits correspondants (Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, § 49, 16 octobre 2008).
Cela pourrait également impliquer la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger tant les droits des individus que la mise en œuvre, là où il convient, de mesures spécifiques (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 110, CEDH 2007‑I), un tel mécanisme devant permettre d’apprécier efficacement la proportionnalité des restrictions éventuellement apportées aux droits en jeu (Taliadorou et Stylianou, précité, § 55 in fine).
45. En l’espèce, le tribunal d’instance d’Üsküdar a débouté la requérante au motif que sa demande était dépourvue de base légale et qu’aucun problème d’inconstitutionnalité ne se posait à cet égard (paragraphe 8 ci‑dessus). Le 5 novembre 2009, la Cour de cassation a confirmé ce jugement en toute ses dispositions, sans aucune motivation ni explication quelconque, ne serait-ce qu’au sujet du nouveau Règlement qui était entré en vigueur dans l’intervalle, avant qu’elle ne se prononce (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).
46. La présente affaire a donc pour objet un aspect des problèmes que peuvent rencontrer les personnes désireuses de réaliser une adoption monoparentale et, au vu de la réaction judiciaire donnée face à ce problème, la Cour juge approprié de l’analyser comme une affaire concernant les obligations positives de l’État de garantir le respect effectif de la vie privée et familiale par l’intermédiaire de ses autorités législatives, exécutives et judiciaires (mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, §§ 75 et 76, 10 avril 2007, Taliadorou et Stylianou, précité, § 50, et Todorova, précité, § 70).
À ce sujet, il convient de rappeler qu’à l’époque pertinente, le droit civil turc reconnaissait à ces personnes le droit de donner leur patronyme à leur enfant adoptif, mais ne prévoyait aucun cadre normatif quant à la reconnaissance du prénom du parent adoptif en tant que celui du parent naturel (paragraphes 13 et 14 ci-dessus – pour les situations comparables touchant à d’autres aspects relevant de l’article 8, voir, mutatis mutandis, X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27, L. c. Lituanie, no 27527/03, §§ 57 et 58, CEDH 2007‑IV, et Taliadorou et Stylianou, précité, § 57).
47. D’après le Gouvernement toutefois, il ne s’agissait pas ici d’un vide dans la loi : le législateur turc avait sciemment laissé ouverte la question soulevée en l’espèce, permettant ainsi aux juges d’apprécier les circonstances de chaque cause, au cas par cas, et ce, dans le seul but de protéger les droits des parents naturels et des enfants adoptifs non émancipés (paragraphe 27 ci-dessus) ainsi que de maintenir la relation de filiation biologique, « l’authenticité de la lignée » et, en conséquence, les liens successoraux (paragraphe 26 ci-dessus).
48. La Cour ne nie pas qu’on puisse se trouver, dans ce type d’affaires, en présence d’intérêts difficilement conciliables : ceux de la mère biologique, ceux de l’enfant et ceux de la famille d’adoption, et l’intérêt général ; elle reconnaît aussi que dans la recherche de l’équilibre entre ces différents intérêts, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation, mais il faut savoir que, dans toutes les hypothèses, l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, §§ 40 et 45, CEDH 2003‑III, Todorova, précité, § 77, et Evans, précité, § 75).
49. La marge d’appréciation ainsi définie coïncide à l’évidence avec le pouvoir discrétionnaire qui se trouvait prétendument conféré aux juridictions civiles turques en matière de la réconciliation des différents intérêts personnels sous-jacents aux adoptions monoparentales. Sur ce point précis, la Cour souligne qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer à ces juridictions, mais d’examiner, sous l’angle de la Convention, les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice, justement, dudit pouvoir discrétionnaire (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 29, et Todorova, précité, § 72).
50. Ceci dit, la Cour observe d’emblée que ni les juges de première instance ni ceux de cassation n’ont ne serait-ce que pris acte du moyen que la requérante avait tiré (paragraphe 7 ci-dessus) des normes interprétatives découlant de l’article 1er du code civil, lesquelles leur commandait de combler la défaillance observée dans la loi (paragraphe 15 ci-dessus), fût-il, de manière à protéger les intérêts concurrents liés à l’adoption d’E.
En outre, la Cour n’aperçoit dans les décisions litigieuses aucun élément qui puisse la convaincre qu’en l’occurrence lesdits juges se soient employés à procéder d’une appréciation axée sur les circonstances particulières du cas présent, encore moins, soucieuse de la sauvegarde des intérêts supérieurs d’E.
Il importe donc peu de savoir si, comme le prétend le Gouvernement, les juges avaient, en fait, voulu agir dans le but d’empêcher la rupture de la filiation biologique d’E., afin de préserver ses droits successoraux ou autre, car, à supposer qu’il existât, pareil but ne pouvait, en soi, justifier le refus opposé à la demande de la requérante : en effet, les informations officielles sur la filiation naturelle et l’adoption d’E. se trouvaient déjà scellées dans les registres de l’état civil de l’État et, le cas échéant, celui-ci aurait toujours été à même d’assurer que l’enfant puisse dûment succéder à son de cujus biologique, dans les conditions prévues par la loi.
Pour atteindre pareil but, il n’y avait aucune raison impérieuse de plus pour afficher la filiation adoptive d’E., en mentionnant le prénom de sa mère biologique sur ses documents personnels, de sorte que la requérante se retrouve dans une situation d’incertitude pénible pour ce qui est du déroulement de sa vie privée et familiale avec son fils, sous la pression de devoir dévoiler leur statut d’adoptant et d’adopté, ou de devoir expliquer précipitamment cette situation délicate à un enfant de bas âge.
51. L’équilibre que le législateur turc aurait entendu ménager entre les intérêts des enfants, ceux de leurs parents naturels et ceux des adoptants célibataires exigeait, en réalité, que l’on accordât une importance toute particulière aux obligations positives découlant de l’article 8.
À cette fin, pour être effective, il aurait fallu que la protection visée soit inscrite dans un cadre clairement établi dans l’ordre juridique interne, afin de permettre d’apprécier la proportionnalité des restrictions apportées aux droits fondamentaux ou d’ordre « intime » qui étaient reconnus à la requérante par l’article 8, sachant que le caractère incomplet et non-motivé de l’appréciation des juridictions internes sur l’exercice de ces droits – comme en l’espèce –, ne pouvait relever d’une marge d’appréciation acceptable (voir, mutatis mutandis, Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, § 82, 27 mai 2004, et ses citations ; Taliadorou et Stylianou, précité, § 58).
52. Pour ce qui est enfin de l’exemple de précédent judiciaire produit par le Gouvernement à l’appui de sa thèse (paragraphe 27 in fine ci-dessus), celui-là fait effectivement état d’une situation identique à celle de la requérante, et où, pour accueillir la demande, le juge s’est fondé sur une évaluation pertinente des intérêts de l’enfant et de sa mère adoptive. Cela dit, le Gouvernement n’a pas été en mesure d’expliquer en quoi les motifs comparables à ceux retenus dans cet exemple – apparemment singulier – ne pouvaient valoir, ni même être pris en compte, dans l’affaire de la requérante, dont le fils était bien plus proche à l’âge de scolarisation.
Considéré ainsi, la Cour observe que ce précédent démontre davantage la nature de l’insécurité juridique qui – comme le Gouvernement l’a d’ailleurs admis – régnait à l’époque des faits (paragraphe 28 ci-dessus), faute pour le droit turc d’avoir indiqué avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir discrétionnaire des juges dans le domaine des adoptions monoparentales (mutatis mutandis, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 62, CEDH 2000‑II, et Stolder c. Italie, no 24418/03, § 33, 1er décembre 2009).
53. Elle revient ainsi à son observation liminaire : en matière d’adoptions monoparentales, le droit civil turc présentait une lacune légale qui touchait les personnes se trouvant dans la situation de la requérante, dont la demande relevait d’une sphère juridique que le législateur turc n’avait assurément pas prévue et encadrée de manière à ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts concurrents des individus.
La Cour en conclut que la protection de droit civil, telle qu’elle avait été conçue à l’époque pertinente, ne pouvait passer pour suffisante au regard des obligations positives mises à la charge de l’État défendeur par l’article 8 de la Convention.
54. Partant, il y a eu en l’espèce violation de cette disposition, à ce titre.
L'enfant doit être d'accord pour être adopté
Il résulte des articles 345-1, 1°, 348-1 et 348-3 du code civil applicables à l'espèce que l'adoption plénière de l'enfant du conjoint, permise lorsque l'enfant n'a de filiation établie qu'à l'égard de ce conjoint, requiert le consentement de celui-ci, lequel peut être rétracté pendant deux mois. Sous cette réserve, le consentement donné, qui ne se rattache pas à une instance particulière, n'est pas limité dans le temps
COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, 11 mai 2023 Pourvoi n° 21-17.737 REJET
Sur le moyen pris en sa première branche
9. Il résulte des articles 345-1, 1°, 348-1
et 348-3 du code civil, dans leur version alors applicable, que l'adoption
plénière de l'enfant du conjoint, permise lorsque l'enfant n'a de filiation
établie qu'à l'égard de ce conjoint, requiert le consentement de celui-ci,
lequel peut être rétracté pendant deux mois.
10. Après avoir constaté que le consentement de Mme [L], reçu par acte notarié
dans les formes requises, n'avait pas été rétracté dans le délai de deux mois,
la cour d'appel a justement retenu que celui-ci ne comportait aucune limite dans
le temps ni ne se rattachait à une instance particulière, de telles réserves
n'étant pas prévues par la loi, de sorte qu'il avait plein et entier effet.
11. Le moyen n'est donc pas fondé.
Sur le moyen pris en sa seconde branche
13. En
application des articles 345-1, 348-1 et 353 du code civil, dans leur version
alors applicable, le juge doit vérifier si les conditions légales de l'adoption
de l'enfant du conjoint sont remplies au moment où il se prononce.
14. La cour d'appel a constaté qu'il avait été interjeté appel du jugement de
divorce rendu le 12 décembre 2019 et que celui-ci était pendant, ce dont il se
déduit que Mme [T] et Mme [L] étaient encore unies par les liens du mariage au
moment où elle a statué.
15. Il en résulte que les conditions légales de l'adoption de l'enfant du
conjoint étaient réunies au moment où la cour d'appel s'est prononcée.
16. Par ce motif de pur droit, substitué à ceux critiqués, dans les conditions
prévues par les articles 620, alinéa 1er, et 1015 du code de procédure civile,
l'arrêt se trouve légalement justifié de ce chef.
L'abandon judiciaire n'est pas justifié s'il n'y a pas de projet d'adoption
Cour de cassation chambre civile 2, arrêt du 4 décembre 2014, pourvoi n° 1324870 Cassation partielle sans renvoi
Mais attendu que l'intérêt de l'enfant doit être pris en considération par le juge, même lorsque les conditions d'application de l'article 350 du code civil sont réunies ; que la cour d'appel a relevé, d'une part, que, la déclaration judiciaire d'abandon ayant pour effet de rendre Benjamin adoptable, celui-ci risquait d'être confronté à une séparation douloureuse avec sa famille d'accueil, après avoir connu une rupture avec ses parents, dès lors qu'il n'existait aucun projet d'adoption par son assistante maternelle, à laquelle il était très attaché et chez laquelle il vivait depuis son plus jeune âge, d'autre part, que le mineur était perturbé et angoissé depuis le début de la procédure, ne l'acceptait pas et ne la comprenait pas, enfin, que l'article 377, alinéa 2, du code civil permettait à l'aide sociale à l'enfance de se faire déléguer en tout ou partie l'exercice de l'autorité parentale ; qu'elle en a souverainement déduit, sans encourir les griefs du moyen, que la déclaration judiciaire d'abandon sollicitée n'était pas conforme à l'intérêt de l'enfant ; que le moyen n'est pas fondé
Les droits des parents sont limités dans le temps pour permettre à l'enfant abandonné d'être adopté
COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, 1er juin 2011 N° Pourvoi 10-19028 REJET
Mais attendu que c’est par une appréciation souveraine que la cour d’appel a estimé, sans méconnaître l’article 7 § 1 de la Convention de New York du 26 janvier 1990 relative aux droits de l’enfant et l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que, passé un délai suffisant pour que les parents de naissance puissent manifester leur intérêt et souscrire une reconnaissance, il était contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant de le priver de l’environnement familial stable que peut lui conférer le placement en vue d’adoption dans l’attente d’une hypothétique reconnaissance, intervenue 17 mois après la naissance sans manifestation antérieure d’intérêt ; que le moyen n’est pas fondé
COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, 1er juin 2011 N° Pourvoi 10-20554 REJET
Mais attendu que M. X... et Mme B... n’ayant pas fait état d’une situation de concubinage avant la naissance, ni durant l’instance et n’ayant pas vu ou revu l’enfant après l’accouchement, la cour d’appel, appréciant l’intérêt actuel de J... de maintenir la stabilité de son milieu familial et constatant que les délais entre la naissance, le consentement et le placement en vue d’adoption avaient été suffisants pour permettre aux parents de naissance d’agir, a souverainement estimé, sans méconnaître les articles 7 § 1 de la Convention de New York du 20 novembre 1989 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qu’il était de l’intérêt supérieur de l’enfant de lui procurer un milieu familial stable, sans attendre une hypothétique reconnaissance ; que le moyen n’est pas fondé
LA FORCE DE L'AUTORITE PARENTALE
I.V.T. c. Roumanie du 1er mars 2022 requête no 35582/15
Art 8 sur autorité parentale : Interview télévisée d’une mineure sans consentement parental : violation
L'affaire concerne une interview télévisée d'une mineure, sans le consentement de ses parents et sans mesures adéquates pour protéger son identité. À cause de l'interview, qui concernait le décès d'une camarade de classe, la requérante avait fait l’objet de brimades et subi un stress émotionnel. La Cour a jugé en particulier que les juridictions d'appel nationales n'avaient que superficiellement pesé le droit de la requérante à la vie privée et le droit du diffuseur à la liberté d'expression, en particulier les faits qu'elle était mineure et qu’elle avait été interviewée sans le consentement de ses parents.
FAITS
La requérante, I.V.Ţ, est une ressortissante roumaine née en 2001 et résidant à Bucarest. En 2012, une camarade de classe d'I.V.Ț. décéda des suites d’une chute d'un train lors d'un voyage scolaire. Un journaliste d'une chaîne de télévision roumaine interviewa I.V.T., alors âgée de 11 ans, ainsi que d'autres élèves au sujet de ce décès. Le consentement des parents de la requérante n'avait pas été demandé et aucun de ses professeurs n'était présent. La requérante déclara, entre autres, qu'elle avait entendu dire que la fille décédée était tombée d'un train sans avoir été encadrée par un enseignant. Sur la présence des enseignants, elle ajouta en particulier : « les élèves auraient dû être mieux surveillés pour assurer leur sécurité ». L'interview fut diffusée le jour même. Une transcription en fut publiée sur le site Internet de la chaîne, sous le titre suivant : « Les camarades de classe de la fille tombée du train sont choqués. L'élève se rendait aux toilettes lorsque le drame s'est produit ». La requérante dit avoir souffert d’une attitude négative manifestée à son égard par les élèves, par le personnel et par les autorités scolaires postérieurement à l'interview. En 2013, la requérante assigna en réparation la société détentrice de la chaîne de télévision. Le tribunal de district de Ploiești lui donna gain de cause, condamnant cette société à 200 000 lei roumains (environ 40 436 euros) de dommages-intérêts au motif que le consentement parental n’avait pas été donné. En particulier, il constata que même si le visage de la requérante avait été flouté, on aurait quand même pu la reconnaître.
En 2014, le tribunal départemental de Prahova annula cette décision, au motif que la liberté journalistique et l'intérêt public devaient prévaloir et que la société en question ne devait pas être tenue pour responsable du comportement des membres du milieu scolaire.
Le pourvoi en cassation que forma la requérante fut rejeté par la cour d'appel de Ploiești en 2015, qui confirma le raisonnement du tribunal départemental, jugeant que le consentement parental n'aurait rien changé à la situation.
Article 8
La Cour rappelle que la Convention impose aux États Contractants d'assurer le respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux dans le cadre de leurs systèmes juridiques. Cela vaut particulièrement pour les mineurs. En ce qui concerne l’interview elle-même, la Cour est convaincue qu'il s'agit d'une question d'intérêt public. Cependant, il faut peser cet élément à l’aune de ce que la requérante était mineure et de ce que le consentement parental – qui n'a jamais été obtenu – était donc nécessaire. La Cour relève en particulier que les règles pertinentes du Conseil national de l'audiovisuel disposaient que « le droit du mineur à sa vie privée et à son image privée [prévalait] sur l’impératif d'information, notamment dans le cas d'un mineur en situation difficile ». Elle observe que les juridictions internes ont conclu que la requérante avait éprouvé de grandes angoisses à la suite de la diffusion de l’interview. Même lorsqu'un reportage apporte une contribution à un débat public, la divulgation d'informations privées – telles que l'identité d'un mineur qui a été témoin d'un événement dramatique – ne doit pas constituer un abus de la liberté éditoriale et doit être justifiée. Ces éléments sont d’autant plus importants dans le cas présent, où la Cour exprime des doutes quant à la pertinence pour un débat d'intérêt public de l’opinion d'un enfant qui n'avait pas été témoin de l'événement en question. La Cour en conclut que les juridictions d’appel dans cette affaire n’ont que superficiellement mis en balance le droit de la requérante à la vie privée et le droit du diffuseur à la liberté d’expression. Elles n'ont pas dûment tenu compte du fait que la requérante était mineure, manquant ainsi à leur obligation de protéger son droit à la vie privée, en violation de l'article 8.
Zelikha Magomadova c. Russie du 8 octobre 2019 requête n° 58724/14
Violation de l'article 8 : La décision des autorités russes de retirer à une veuve son autorité parentale sur ses six enfants était « grossièrement arbitraire »
L’affaire concernait une veuve dont la belle-famille l’empêchait de voir ses six enfants au mépris de décisions de justice et la décision par laquelle les autorités lui avaient retiré l’autorité parentale. En 2010, le beau-frère de Mme Magomadova la sépara de force de ses enfants. Les enfants restèrent avec la famille de son époux défunt, laquelle empêcha Mme Magomadova de les voir à partir de ce moment-là. Le beau-frère forma trois actions en justice pour la priver de son autorité parentale et obtint finalement gain de cause en 2013 à la suite de l’échec des tentatives d’exécution par les autorités de deux jugements, le premier ayant ordonné le retour des enfants chez leur mère et le second ayant accordé ensuite à cette dernière un droit de visite. La Cour a jugé en particulier que les autorités non seulement n’avaient rien fait face à la situation de Mme Magomadova mais qu’elles en avaient ensuite rejeté sur elle la responsabilité en la privant finalement de son autorité parentale. Aux yeux de la Cour, les conclusions à l’issue de ces procès, selon lesquelles Mme Magomadova n’avait notamment pas cherché à élever ses enfants, étaient totalement déraisonnables. Une ingérence aussi arbitraire dans son droit au respect de sa vie privée n’avait aucune place dans une société démocratique régie par la prééminence du droit.
LES FAITS
Mme Magomadova allègue qu’après le décès de son époux, policier, dans l’exercice de ses fonctions en 2006, les proches de son époux défunt ont fait pression sur elle de manière à pouvoir mettre la main sur sa maison et sur les indemnités d’État auxquelles elle avait droit. Cette situation aurait conduit, en février 2010, à ce que l’un de ses beaux-frères, E.B., la frappe à la tête et prenne possession du domicile de sa mère à Ishcherskaya. Les enfants restèrent avec la famille de son époux. Elle n’a plus accès à eux depuis lors. Trois procédures en déchéance de l’autorité parentale furent ensuite ouvertes contre elle, toutes par E.B., qui fut désigné tuteur légal des enfants en avril 2010. Au cours de ces procédures et des deux procédures en exécution, Mme Magomadova déclara qu’elle souhaitait s’occuper de ses enfants. Elle fit également savoir à plusieurs reprises aux tribunaux, ainsi qu’aux services répressifs et aux huissiers, qu’elle était terrifiée par les membres de la famille de son époux défunt parce qu’ils étaient hostiles, voire menaçants, à son égard et faisaient obstacle à tout contact entre elle et les enfants. Les tribunaux rejetèrent la première demande de E.B. en août 2010 au motif que rien ne prouvait ses allégations selon lesquelles sa belle-sœur avait méconnu ses obligations parentales ou maltraité les enfants. Ils ordonnèrent que les enfants vivent avec leur mère, mais leur décision ne fut jamais exécutée parce que l’huissier chargé du dossier refusa à plusieurs reprises d’entamer la procédure d’exécution. La procédure en déchéance d’autorité parentale fut ensuite rouverte en 2011 sur la base de circonstances nouvellement découvertes, à savoir que Mme Magomadova aurait été vue dans les voitures d’hommes inconnus à plusieurs reprises, ce qui aurait prouvé qu’elle cohabitait avec un homme et avait donc un « style de vie immoral ». Par un jugement rendu en janvier 2012, la demande de E.B. fut de nouveau rejetée pour manque de preuves. Cependant, les enfants ayant alors vécu pendant deux ans avec les membres de la famille de leur père, les tribunaux ordonnèrent qu’ils continuent de vivre avec E.B., accordant un droit de visite à la mère. Cette dernière partie du jugement ne fut non plus jamais exécutée, malgré les demandes de Mme Magomadova. En définitive, à l’issue de la troisième procédure, conduite en 2013, les tribunaux donnèrent gain de cause à E.B. Ils jugèrent que, malgré le droit de visite octroyé par le jugement de 2012, Mme Magomadova n’avait ni soutenu financièrement ses enfants ni pris contact avec eux, en particulier avec ses deux filles aînées qui étudiaient alors la médecine et qui ne vivaient plus avec les membres de la famille de leur père. Ils en conclurent qu’elle n’avait pas cherché à élever ses enfants.
CEDH
Si la Cour ne peut connaître que de la troisième procédure judiciaire, conduite en 2013, les événements précédents doivent être pris en ligne de compte dans son analyse de l’affaire car ils sont à l’origine de la rupture progressive des liens entre Mme Magomadova et ses enfants. En particulier, les jugements de 2010 et 2012, le premier ordonnant le retour des enfants chez leur mère et le second fixant un droit de visite, n’ont jamais été exécutés. La Cour constate avec préoccupation que les juridictions ont en réalité infirmé le jugement de 2010 et ordonné que les enfants vivent avec les membres de la famille de leur père parce qu’elles n’ont pas elles-mêmes pu l’exécuter. De plus, la décision de 2012 était exécutoire pendant plus de 16 mois avant de devenir caduque, aucune mesure d’exécution n’ayant été prise, si ce n’est l’obtention par l’huissier d’une « déclaration écrite » de E.B. dans laquelle celui-ci indiquait qu’il ne s’opposerait pas aux contacts, et la notification à E.B. qu’il pourrait être jugé responsable sur le plan administratif. La Cour juge frappant que les autorités aient fait preuve d’une passivité aussi manifeste et flagrante dans une situation où une diligence et un pragmatisme exemplaires était cruciaux. Qui plus est, les autorités n’ont rien fait alors qu’elles savaient parfaitement que Mme Magomadova voulait voir ses enfants et s’en occuper. Elle n’avait cessé d’exprimer ses intentions tout au long de la procédure, faisant savoir aux services répressifs, aux tribunaux et aux huissiers que sa belle-famille avait à son égard une attitude hostile voir menaçante et lui refusait tout contact avec ses enfants. Elle avait également cherché à faire exécuter les jugements en sa faveur mais toutes ses démarches avaient rejetées ou étaient restées lettre morte. En effet, en 2013, à l’issue de la troisième procédure, les autorités ont finalement décidé de rejeter sur la requérante elle-même la responsabilité de leur inaction flagrante. La Cour estime que les conclusions du juge interne dans cette procédure, à savoir qu’elle n’avait pas pris contact avec ses enfants et qu’elle ne les avait pas soutenus financièrement, sont si déraisonnables qu’elles ne peuvent être que qualifiées de « grossièrement arbitraires ». Enfin, les décisions rendues en l’espèce n’ont pas dûment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants. Aucune expertise n’a été demandée à un quelconque moment sur des questions aussi importantes que le degré d’attachement des enfants à leur mère, l’effet qu’une rupture des liens avec elle pouvait avoir sur eux, ou la capacité de la mère à élever ses enfants. Aucune raison n’a non plus été donnée pour expliquer en quoi une mesure aussi draconienne que le retrait de l’autorité parentale de la mère des enfants – leur seul parent survivant –, sans avoir envisagé des alternatives moins lourdes, aurait été dans leur intérêt supérieur. Seules les deux filles aînées ont effectivement été auditionnées lors du procès et le juge a pris en considération leurs avis négatifs, tout en ne faisant aucun cas des arguments de Mme Magomadova selon lesquels les membres de la famille de son époux défunt avaient empêché tout contact entre elle et ses enfants et les avaient ligués contre elle. À cet égard, la Cour considère que les objections d’un enfant ne suffisent pas nécessairement à primer les intérêts des parents, surtout lorsqu’il y a un conflit de loyauté et/ou que l’un des membres de la famille adopte un comportement aliénateur. La Cour conclut que la déchéance de Mme Magomadova de son autorité parentale était arbitraire et nettement disproportionnée, en violation de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8. Une ingérence aussi arbitraire dans l’un des droits les plus fondamentaux de la Convention n’a pas sa place dans une société démocratique régie par la prééminence du droit.
LE DEPLACEMENT D'UN ENFANT A L'ETRANGER
P.N. c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE du 8 juin 2023 requête n° 44684/14
Art 8 • Vie familiale • Décisions des tribunaux nationaux ayant abouti au consentement au changement de domicile des enfants aux États-Unis, justifiées par l’intérêt supérieur des enfants • Déplacement des enfants par la mère et défaut du père de se prévaloir de la Convention de La Haye • Procédures réagissant des faits accomplis ayant provoqué une certaine incertitude dans la situation des enfants
CEDH
a) Principes généraux
63. La Cour rappelle que là où l’existence d’un lien familial au sens de l’article 8 de la Convention se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés. Cependant, l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures visant à réunir le parent et l’enfant qui ne vivent pas ensemble n’est pas absolue, et la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées constituent toujours un facteur important. Si les autorités nationales doivent s’évertuer à faciliter pareille collaboration, une obligation pour elles de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents. En particulier, l’article 8 de la Convention ne saurait autoriser le parent à faire prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l’enfant (voir, par exemple, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, §§ 49-50, CEDH 2000‑VIII, et Fiala c. République tchèque, no 26141/03, § 96, 18 juillet 2006). Le point décisif consiste donc à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter le regroupement, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles en l’occurrence (voir, par exemple, Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000‑VIII, et Pedovič c. République tchèque, no 27145/03, § 109, 18 juillet 2006).
64. Dans ce contexte, il faut avoir à l’esprit que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés. La Cour n’a donc point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de garde et de visite ; toutefois, il lui incombe d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation. La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes varie selon la nature des questions en litige et l’importance des intérêts en jeu. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude en particulier en matière de droit de garde. Il faut en revanche exercer un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l’un de ses parents ou les deux (voir, parmi beaucoup d’autres, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, §§ 62-63, CEDH 2003‑VIII (extraits), et Drenk c. République tchèque, no 1071/12, § 85, 4 septembre 2014).
65. La Cour rappelle également que le but de la Convention de La Haye est d’empêcher le parent ravisseur de parvenir à légitimer juridiquement, par le passage du temps jouant en sa faveur, une situation de fait qu’il a unilatéralement créée. Il s’agit donc, une fois les conditions d’application de la Convention de La Haye réunies, de revenir au plus vite au statu quo ante en vue d’éviter la consolidation juridique de situations de fait initialement illicites, et de laisser les questions relatives au droit de garde et d’autorité parentale à la compétence des juridictions du lieu de résidence habituelle de l’enfant (voir, entre autres, Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, §§ 69 et 73, 6 décembre 2007). Enfin, même si en principe la Convention de La Haye ne s’applique qu’en cas de violation d’un droit de garde, il ressort de ses dispositions qu’elle vise également à protéger le droit de visite (Neulinger et Shuruk, précité, § 104).
b) Application à la présente affaire
66. Au vu de l’objet de la requête tel que déterminé au paragraphe 49 ci‑dessus, la Cour doit d’abord se pencher sur la procédure relative à la demande du requérant d’adopter une mesure provisoire interdisant aux enfants de quitter la République tchèque et imposant la remise de leurs passeports auprès du tribunal jusqu’à leur majorité (paragraphe 17 ci-dessus). De l’avis de la Cour, la décision du tribunal rejetant cette demande apparaît dûment motivée, comme l’a constaté la Cour constitutionnelle (paragraphe 22 ci‑dessus), même si les craintes du requérant de voir ses filles quitter la République tchèque se sont révélées parfaitement justifiées par la suite. Il ressort du dossier que, par le passé et même après sa séparation du requérant, la mère qui est ressortissante américaine avait à plusieurs reprises emmené les enfants aux États-Unis sans que cela ne pose de problèmes. Par ailleurs, si le requérant a exprimé sa crainte d’un déplacement illicite, il ne l’avait étayée que par une correspondance entre la mère et une psychologue, échangée quatre ans auparavant. Même si les inquiétudes du requérant se sont révélées fondées et auraient pu être examinées avec plus de considération par les juridictions nationales, il est vrai que le tribunal n’était pas en mesure de conclure qu’il y avait un risque imminent et sérieux que la mère déplace les enfants de manière permanente, et ainsi justifier une mesure aussi radicale que d’interdire aux enfants de quitter le pays jusqu’à leur majorité, comme l’a demandé le requérant (voir, mutatis mutandis, Malinin c. Russie, no 70135/14, § 93, 12 décembre 2017).
67. Il est vrai qu’au moment où la cour municipale de Prague a statué, le 15 octobre 2012, sur l’appel formé par le requérant contre la décision de rejet de la mesure provisoire susmentionnée, l’intention de la mère de rester avec les enfants aux États‑Unis et de ne pas rentrer en République tchèque était déjà connue des autorités (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour observe néanmoins que, selon l’article 75c du code de procédure civile tchèque, ce sont les faits existants au moment de l’adoption de la décision par le tribunal de première instance qui sont décisifs en matière de mesures provisoires. Ainsi, une éventuelle infirmation par la cour municipale de la décision de refus adoptée en première instance n’aurait permis, a posteriori, que de condamner le comportement de la mère, sachant qu’une telle problématique relève avant tout du champ d’application de la Convention de La Haye. Il ressort des documents fournis par le Gouvernement et non contestés par le requérant (paragraphe 35 ci-dessus) que celui-ci s’est à cette fin adressé à l’Office pour la protection internationale des enfants bien avant que la cour municipale ne se livre, dans sa décision du 15 octobre 2012, à une qualification erronée du déplacement des enfants par leur mère. Cette interprétation problématique n’a pas été adoptée dans une procédure mettant en œuvre la Convention de la Haye, et elle a été contestée avec succès par le requérant puisqu’elle a été ensuite rectifiée par la Cour constitutionnelle (paragraphe 21 ci-dessus).
68. En deuxième lieu, la Cour est appelée à examiner la procédure relative à la demande de la mère tendant à remplacer le consentement du requérant au séjour d’études des enfants aux États-Unis entre le 1er septembre 2012 et le 1er septembre 2013. Elle note dans ce contexte que la mère a expliqué sa décision de rester avec les enfants aux États-Unis en la justifiant entre autres par le comportement antérieur du requérant (paragraphe 22 ci-dessus) et par les déclarations de ses filles, âgées de plus de douze ans à l’époque, qui ont à plusieurs reprises affirmé qu’elles étaient heureuses aux États-Unis et souhaitaient y rester (paragraphes 24-25 ci-dessus). Prenant en compte leur position, le tribunal a accueilli la demande de la mère, considérant qu’il était dans l’intérêt des filles d’étudier aux États-Unis et de développer ainsi des contacts avec leur famille maternelle. Toutefois, le tribunal, tout en avalisant la décision de la mère, a constaté que son action s’analysait en un déplacement illicite et a invité le requérant à se prévaloir rapidement de la procédure de retour relevant de la Convention de La Haye (paragraphe 25 ci‑dessus).
69. La Cour reconnaît, avec le Gouvernement, que les autorités faisaient en l’espèce face à une situation difficile résultant des tensions entre les parents ainsi qu’au comportement contestable du requérant qui avait provoqué, du moins en partie, une action de la part de la mère des enfants également critiquable. Les tribunaux ont été ainsi appelés à réagir à des faits accomplis puisque, au moment de la décision adoptée en première instance, les enfants se trouvaient aux États-Unis depuis déjà plusieurs mois.
70. La Cour relève néanmoins qu’il existait en l’espèce un instrument approprié pour réagir au déplacement des enfants. Il s’agissait de la procédure de retour prévue par la Convention de La Haye, qui définit dans son Article 3 dans quelles circonstances le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite. En cas d’illicéité, elle impose l’obligation de retourner l’enfant (voir, entre autres, Thompson c. Russie, no 36048/17, §§ 59‑60, 30 mars 2021). À cette fin, une demande doit être formée notamment par le parent dont les droits parentaux se trouvent enfreints du fait du déplacement des enfants et qui doit ainsi manifester son intérêt à ce que ceux-ci retournent dans le pays de leur résidence habituelle.
En l’occurrence, si une telle procédure avait été engagée, il aurait été du ressort des tribunaux américains d’ordonner, le cas échéant, le retour des enfants du requérant, ce qui aurait ensuite permis aux juridictions de leur lieu de résidence habituelle, à savoir aux tribunaux tchèques, de régler les questions relatives à l’organisation et l’exercice effectif du droit de visite du requérant. Cependant, le requérant a en l’espèce été considéré comme ayant renoncé à se prévaloir de ce moyen d’action juridique, bien qu’il y ait été invité par le tribunal (paragraphe 25 ci-dessus) et qu’il ait bénéficié d’assistance de la part de l’Office tchèque pour la protection internationale des enfants (paragraphes 35-36 ci-dessus), lequel a ainsi satisfait, en tant que l’Autorité centrale au sens de la Convention de La Haye, à son obligation prévue à l’article 7 lettre f) de celle-ci.
71. De l’avis de la Cour, il ne peut pas être reproché à l’Office tchèque pour la protection internationale des enfants, agissant également en qualité de tuteur des enfants, de ne pas avoir engagé la procédure de retour de sa propre initiative et d’avoir laissé à la sagesse des tribunaux la question de savoir s’il était dans l’intérêt des enfants d’effectuer un séjour d’études aux États-Unis (paragraphe 23 ci-dessus).
72. Dans ces circonstances, et compte tenu de l’absence de demande tendant au retour des enfants en vertu de la Convention de La Haye, les tribunaux tchèques n’étaient pas appelés à tirer des conséquences du comportement de la mère des enfants mais devaient se limiter à statuer sur la demande de celle-ci en fonction de l’intérêt supérieur des enfants. Après avoir examiné les décisions litigieuses, la Cour considère que les tribunaux se sont acquittés de cette tâche, ayant été convaincus que le séjour d’études des filles aux États-Unis assurerait l’équilibre entre leurs intérêts et ceux de leur mère et de leur père et qu’il serait bénéfique à leur développement. Ces décisions ont été prises au vu des déclarations des enfants et d’un rapport sur les conditions de leur vie, et rien n’indique qu’elles soient arbitraires ou manifestement déraisonnables. La Cour rappelle à cet égard qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises car ces autorités sont en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec l’ensemble des personnes impliquées (G.M. c. France, no 25075/18, § 61, 9 décembre 2021).
73. De manière plus générale, la Cour est d’avis que, considéré dans sa globalité, le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts du requérant. Elle relève que ce dernier a été personnellement entendu par le tribunal de première instance, ce qui lui a permis de faire utilement valoir ses arguments, qu’il a été assisté par un conseil et qu’il a pu former un appel.
74. La Cour estime, en troisième lieu, que ces considérations valent aussi pour la procédure relative au consentement au changement de domicile des enfants, engagée par la mère en juillet 2013, soit avant même que la période couverte par le consentement antérieur au séjour d’études des enfants (du 1er septembre 2012 au 1er septembre 2013) ne prenne fin. Elle relève notamment que les tribunaux se sont fondés sur plusieurs éléments de preuve qu’il leur revient d’apprécier (Sommerfeld, précité, § 71). Ils ont notamment pris en compte la position des enfants, qui étaient en âge de pouvoir former et exprimer leur opinion, l’avis de leur tuteur et le fait que le requérant n’avait pas demandé leur retour en République tchèque en vertu de la Convention de La Haye, ce qui aurait par ailleurs permis, si le retour des enfants avait été ordonné, de les entendre devant les tribunaux tchèques. Tout en admettant qu’il aurait été profitable que les tribunaux bénéficient de rapports directs avec les enfants et les entendent en personne, la Cour est prête, dans les circonstances particulières de la cause, à accepter l’argument du Gouvernement selon lequel celles-ci ont été suffisamment associées aux procédures les concernant. Elle note que la position et l’attitude des filles vis‑à‑vis du requérant ont été établies d’abord par le tuteur et les experts ayant été en contact direct avec elles tant qu’elles étaient en République tchèque. Puis, le requérant n’a apporté aucun élément pouvant jeter un doute sur l’authenticité des déclarations des enfants certifiées par un notaire public aux États-Unis et au cours d’un entretien entre les filles et la conseillère d’une organisation religieuse (paragraphe 31 ci-dessus). Dans ce contexte, les tribunaux ont accordé de l’importance au fait que l’avis des filles, qui avaient atteint l’âge de quinze ans vers la fin de la procédure, est resté constant et inchangé et qu’elles souhaitaient rester aux États-Unis avec leur mère (paragraphes 25 et 33 ci-dessus). La Cour rappelle ici que la volonté exprimée par un enfant ayant un discernement suffisant est un élément clé à prendre en considération dans toute procédure le concernant (M. et M. c. Croatie, no 10161/13, § 171, CEDH 2015 (extraits), et M.K. c. Grèce, no 51312/16, § 91, 1er février 2018). En effet, elle a déjà considéré que, lorsque les enfants sont suffisamment mûrs pour formuler eux-mêmes leurs opinions et desiderata quant à leurs contacts avec l’un ou l’autre parent, les tribunaux doivent leur donner tout le poids nécessaire (N.Ts. et autres c. Géorgie, no 71776/12, § 72, 2 février 2016).
75. Pour ce qui est du droit de visite du requérant, la Cour note qu’il a toujours été reconnu dans son principe ; il ne s’agissait donc pas en l’espèce d’un refus d’accorder ce droit, comme dans l’affaire Sommerfeld (précitée, § 62), mais de la détermination de ses modalités d’exercice dans une situation où les contacts directs entre les intéressés étaient impossibles à réaliser, question pour laquelle les tribunaux tchèques se considéraient toujours compétents, selon le droit tchèque, malgré le déplacement des enfants. Il ressort également du dossier que depuis que ses filles sont restées aux États‑Unis, le requérant était en contact avec elles par téléphone et courriel (paragraphe 25 ci-dessus) et s’est vu ensuite accorder un droit de visite sous la forme d’un contact par Skype (paragraphe 32 ci-dessus). Il a également été noté que, compte tenu de l’âge des enfants, elles pouvaient décider d’avoir des contacts avec le requérant au-delà de cette décision (paragraphe 33 ci‑dessus). Il convient d’observer à cet égard que les filles sont devenues majeures en 2018.
76. Enfin, tout en reconnaissant la frustration pouvant être ressentie par le requérant du fait de l’évolution de la situation et des décisions prises, la Cour juge nécessaire de rappeler que les obligations positives de l’État découlant de la Convention ne sont pas des obligations de résultat, mais simplement de moyens. En effet, les tribunaux ne sont pas omnipotents, notamment lorsqu’ils sont, en matière de vie familiale, confrontés à des parents qui ne sont pas capables de surmonter leur animosité et négligent les intérêts de leur enfant (voir Pedovič, précité, § 115). Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour note, d’une part, que les procédures litigieuses sont la résultante des événements antérieurs, l’examen desquels échappe à sa compétence en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphes 46-49 ci-dessus) et, d’autre part, que les décisions qui en sont issues prennent en compte l’ensemble de la situation familiale, l’évolution de celle-ci dans le temps et l’intérêt supérieur des enfants. Elle estime dès lors qu’elles reposent sur des motifs suffisants et pertinents au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.
77. Au vu des éléments susmentionnés, la Cour conclut que, confrontées au déplacement des enfants par la mère et au défaut du requérant de se prévaloir de la Convention de La Haye, et mieux placées qu’elle pour établir un juste équilibre entre les intérêts des enfants à vivre dans un milieu serein et ceux inspirant les démarches du requérant, les juridictions nationales chargées de l’affaire ne pouvaient pas aller au-delà de ce qu’elles ont fait. Elle réitère à cet égard que les procédures suivies en l’espèce n’étaient pas destinées à répondre au déplacement des enfants par la mère (paragraphe 70 ci-dessus) et ne faisaient que réagir à des faits accomplis qui ont provoqué une certaine incertitude dans la situation des enfants. Enfin, il est même permis de se demander si d’éventuelles décisions négatives, par lesquelles les tribunaux tchèques auraient rejeté les demandes de la mère, auraient été exécutoires aux États-Unis où les enfants étaient désormais installées sans que l’illicéité de leur déplacement n’ait été juridiquement reconnue.
78. Compte tenu de ce qui précède, il n’y a pas eu violation de l’Article 8 de la Convention.
ARTICLE 8 : L'EMBRYON, LA PMA ET L'ACCOUCHEMENT
LE DROIT DE LA PROCRÉATION EN PDF
L'embryon n'est pas une personne, il faut que l'enfant soit formé pour qu'il devienne une personne protégée par la Convention. L'embryon n'est pas non plus un bien au sens de l'article 1 du Protocole 1 de la Convention.
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- UN EMBRYON N'EST PAS PROTÉGÉ PAR LA CONVENTION
- LES ÉTATS PEUVENT INTERDIRE L'AVORTEMENT SUR LEUR TERRITOIRE SAUF EN CAS CAUSE MÉDICALE POUR LA MÈRE
- LA PROCRÉATION MÉDICALEMENT ASSISTÉE EST PROTÉGÉE PAR L'ARTICLE 8
- LE DON A LA RECHERCHE SCIENTIQUE D'EMBRYONS FÉCONDÉS "IN VITRO", L'EMBRYON N'EST PAS UN BIEN
- UN ENFANT MORT NÉ EST UNE PERSONNE PROTÉGÉE PAR LA CONVENTION
- L'ACCOUCHEMENT A DOMICILE ET LA CONVENTION
- L'ERREUR MÉDICALE DURANT L'ACCOUCHEMENT
UN EMBRYON N'EST PAS PROTÉGÉ PAR LA CONVENTION
EVANS c. ROYAUME-UNI Requête no 6339/05 du 7 mars 2005
L'embryon n'est pas une personne donc pas un enfant. Il n'a donc pas d'intérêt à protéger face à la volonté des donneurs à interrompre un traitement FIV
61. La Cour observe qu’il n’existe pas de consensus international sur la réglementation des traitements par FIV et l’utilisation des embryons qui en sont issus. Il ressort des données du droit comparé résumées ci-dessus (paragraphes 31 à 39) que certains Etats se sont dotés d’une législation spécifique sur ce sujet tandis que d’autres n’ont pas légiféré en la matière ou l’ont fait de manière partielle seulement, préférant s’en remettre aux principes généraux du droit ou aux règles déontologiques. Force est de constater une fois encore l’absence de communauté de vues sur le point de savoir jusqu’à quel moment l’un des participants à un traitement de ce type peut revenir sur son consentement à l’utilisation des gamètes prélevés dans le cadre de cette thérapie. Certains Etats semblent autoriser l’exercice du droit de révocation jusqu’à la fécondation, d’autres permettent l’usage de cette faculté à tout instant jusqu’à l’implantation de l’embryon, d’autres encore laissent aux tribunaux le soin d’apprécier, en interprétant les stipulations contractuelles existantes ou en mettant en balance les intérêts respectifs des parties, jusqu’à quel moment la rétractation du consentement peut intervenir.
62. Dès lors que le recours aux traitements par FIV suscite de délicates interrogations d’ordre moral et éthique, qui s’inscrivent dans un contexte d’évolutions rapides de la science et de la médecine, et que les questions soulevées en l’espèce se rapportent à des domaines sur lesquels il n’existe pas de concordance de vues nette entre les Etats membres, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’Etat défendeur une ample marge d’appréciation (X, Y et Z, précité, § 44). A cet égard, la Cour ne saurait se rallier à la distinction opérée par la requérante entre l’intervention de l’Etat en matière de traitements par FIV et la réglementation juridique dont ceux-ci font l’objet. Ces deux éléments sont indissociables et l’ample marge d’appréciation reconnue à l’Etat s’applique en principe tant à sa décision d’intervenir dans ce domaine qu’aux règles détaillées qu’il édicte pour ménager un équilibre entre les intérêts publics et privés concurrents une fois qu’il s’est saisi de la question.
63. La Cour relève ensuite que la loi litigieuse en l’espèce fut adoptée à l’issue d’une analyse exceptionnellement minutieuse des implications sociales, éthiques et juridiques des avancées en matière de fécondation et d’embryologie humaines. Le Royaume-Uni a été particulièrement prompt à réagir aux progrès scientifiques réalisés dans ce domaine. Quatre ans après la naissance du premier enfant conçu par FIV, une commission d’enquête composée d’experts fut constituée sous la présidence de Dame Mary Warnock, DBE. Après que cette commission eut rendu ses conclusions, celles de ses recommandations qui se rapportaient aux traitements par FIV furent regroupées dans un livre vert qui fut publié et soumis à un débat public. Après réception des observations des parties intéressées, ces recommandations furent reprises dans un livre blanc puis finalement intégrées, en 1989, dans un projet de loi qui fut adopté par le Parlement et devint la loi de 1990 (paragraphe 23 ci-dessus). Tant les recommandations formulées par la commission que la politique législative mise en œuvre en la matière conféraient au maintien du consentement de chacun des participants aux traitements en question un caractère primordial (paragraphe 27 ci-dessus). Certes, comme l’a relevé Lady Justice Arden, ni le rapport de la commission Warnock ni le livre vert n’avaient envisagé le problème que soulèverait la séparation du couple en cours de traitement. Toutefois, le livre blanc précisait que la future loi permettrait aux donneurs de gamètes de modifier ou de retirer leur consentement à tout moment jusqu’à l’utilisation des embryons et, comme la Cour d’appel l’a considéré dans la présente affaire, la loi en cause avait notamment pour objectif de garantir la liberté du consentement des intéressés depuis le début du traitement jusqu’à l’implantation des embryons (ibidem ; voir aussi les paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
64. Ainsi, en vertu de l’annexe 3 à la loi de 1990, toutes les cliniques qui proposent des traitements par FIV ont l’obligation légale de préciser aux personnes qui se lancent dans ce processus que chacun des donneurs de gamètes est libre d’y mettre fin à tout moment avant l’implantation des embryons. Pour garantir que les intéressés ont pris connaissance de cette information et qu’ils l’ont comprise, la loi leur impose de signer un formulaire dans lequel figurent les divers engagements auxquels ils déclarent souscrire (paragraphes 10 et 29 ci-dessus). En l’espèce, s’il est vrai qu’en raison de la gravité de l’état de santé de la requérante, celle-ci et son ex-compagnon ont dû se déterminer sur la fécondation des ovules de l’intéressée sans avoir pu consacrer à cette question le temps qu’il est généralement souhaitable de prendre pour y réfléchir et obtenir conseil, il n’est pas contesté que chacun d’eux a été informé de la possibilité qui lui était offerte de retirer son consentement à tout moment jusqu’à l’implantation des embryons conçus par ce procédé.
65. La Cour rappelle avoir déclaré à plusieurs reprises que les exigences de l’article 8 de la Convention ne s’opposent pas à ce qu’un Etat adopte une législation qui régit des aspects importants de la vie privée sans prévoir la mise en balance des intérêts concurrents dans chaque cas individuel. Si, comme l’a observé la requérante, la nature des lois et les aspects de la vie privée qui étaient en jeu dans les affaires Pretty et Odièvre (paragraphe 50 ci-dessus) se distinguent de ceux de la cause, la Cour estime qu’en l’espèce, comme c’était le cas dans ces affaires, la décision du législateur d’opter pour une règle claire ou « intangible » – qui avait pour double objectif de favoriser la sécurité juridique et de préserver la confiance que le droit doit inspirer à l’opinion dans un domaine particulièrement sensible – s’appuyait sur des considérations d’ordre public impérieuses. La Cour souscrit au point de vue de la Cour d’appel, selon lequel accorder au retrait du consentement du donneur masculin un caractère pertinent mais non décisif, ou permettre aux cliniques, aux tribunaux ou à des autorités indépendantes de se passer du consentement du donneur, aurait non seulement conduit à de graves difficultés pour l’appréciation de l’importance à attribuer aux droits respectifs des intéressés, en particulier lorsque la situation personnelle de ceux-ci a changé depuis le début du traitement par FIV, mais aurait aussi conduit à « de nouveaux problèmes d’arbitraire et d’incohérence, encore plus inextricables » (paragraphe 19 et 20 ci-dessus).
66. La Cour n’est pas convaincue par les arguments de la requérante selon lesquels, d’une part, il n’y a pas de comparaison possible entre les situations respectives de l’homme et de la femme qui se prêtent à un traitement par FIV et, d’autre part, un juste équilibre ne peut en principe être ménagé que si l’on rend irrévocable le consentement du donneur masculin. S’il est certain que pareil traitement ne requiert pas le même degré d’engagement de la part des deux intéressés, la Cour ne partage pas l’idée que les droits du donneur masculin au titre de l’article 8 sont moins dignes de protection que ceux de la femme concernée et qu’à l’évidence la mise en balance des intérêts penche toujours de manière décisive en faveur de celle-ci. Dans la décision qu’il a rendue dans cette affaire, le juge Wall a relevé que les dispositions de l’annexe 3 à la loi s’appliquaient à tous les patients suivant un traitement par FIV, quel que fût leur sexe, et a indiqué qu’on n’avait pas de mal à imaginer qu’un homme stérile pût être confronté à un dilemme semblable à celui devant lequel se trouve l’intéressée (paragraphe 17 ci-dessus).
67. La Cour compatit, avec les juridictions britanniques, à l’épreuve que traverse la requérante, qui ne pourra avoir un enfant de son sang si l’implantation n’a pas lieu. Cependant, comme les tribunaux internes, elle ne considère pas que l’absence de disposition permettant de passer outre à la révocation du consentement d’un parent biologique, même dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, soit de nature à rompre le juste équilibre exigé par l’article 8. Ainsi que Lady Justice Arden l’a relevé (paragraphe 20 ci-dessus), la situation personnelle des parties a changé depuis le début du traitement et, même en l’espèce, il serait difficile à un tribunal de se prononcer sur la question de savoir si la rétractation de J aurait pour l’intéressée des effets plus importants que ceux qui résulteraient pour J de la nullité de la rétractation en question. L’affaire Nachmani, invoquée par la requérante (paragraphes 39 et 49 ci-dessus), constitue une bonne illustration du dilemme auquel un juge serait confronté en pareil cas. Dans cette affaire, un tribunal de district s’était prononcé en faveur de la demanderesse en première instance, estimant que le défendeur ne pouvait pas davantage retirer son consentement à avoir un enfant qu’un homme qui féconde un ovule lors d’un rapport sexuel. Un collège de cinq juges de la Cour suprême israélienne infirma par la suite ce jugement en se fondant sur le droit fondamental de l’homme à ne pas être contraint à devenir père. Cette décision, déférée à un collège de onze juges, fut annulée à une majorité de sept voix contre quatre. Les juges de la majorité estimèrent que les intérêts de la demanderesse, et en particulier le fait qu’elle ne disposait pas de solutions de rechange pour avoir un enfant de son sang, devaient primer ceux du défendeur. Les juges minoritaires soulignèrent pour leur part que la demanderesse savait que l’accord de son partenaire était requis tout au long du traitement et que la convention qui les liaient ne pouvait recevoir exécution après la séparation du couple.
69. Pour les raisons qui précèdent, la Cour estime que, en insérant dans la loi de 1990 une disposition claire qui s’appuie sur des justifications de principe, qui reconnaît à chacune des personnes concernées par un traitement par FIV la liberté de se rétracter jusqu’au moment de l’implantation de l’embryon, qui fut expliquée aux participants au traitement en question et qui figurait explicitement dans les formulaires que ceux-ci ont signés, le Royaume-Uni n’a pas excédé la marge d’appréciation dont il bénéficiait et n’a pas rompu le juste équilibre exigé par l’article 8 de la Convention.
Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.
LES ÉTATS PEUVENT INTERDIRE L'AVORTEMENT SUR LEUR TERRITOIRE
SAUF EN CAS CAUSE MÉDICALE POUR LA MÈRE
Le fœtus n'est pas une personne au sens de la convention, comme l'édicte l'Arrêt Vo contre France du 08/07/2004 requête 53924/00 dans lequel la CEDH a constaté qu'un foetus n'était pas encore un être humain et en ce sens ne peut prétendre au droit à la vie protégée par l'article 2 de la Convention
Dans l'arrêt de la Grande Chambre A B C contre Irlande requête 25579/05 du 16 décembre 2010, la CEDH admet que l'avortement peut être interdit sur le territoire d'un Etat catholique à condition de permettre un avortement à l'étranger et qu'il ne s'agisse pas d'un avortement thérapeutique.
Arrêt Grande Chambre A B C contre Irlande requête 25579/05 du 16 décembre 2010
concernant A et B
235. En l'espèce, la Cour estime qu'en réalité, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, on observe dans une majorité substantielle des Etats membres du Conseil de l'Europe une tendance en faveur de l'autorisation de l'avortement pour des motifs plus larges que ceux prévus par le droit irlandais. Elle relève en particulier que les première et deuxième requérantes auraient pu interrompre leur grossesse sur simple demande (sous réserve du respect de certains critères, notamment de délai maximum depuis le début de la grossesse) dans beaucoup de ces Etats. La première requérante aurait pu être autorisée à avorter pour des motifs de santé ou de bien-être dans une quarantaine d'Etats, et la deuxième requérante aurait pu obtenir un avortement en invoquant des motifs de bien-être dans quelque 35 Etats membres. Seuls trois Etats sont encore plus restrictifs que l'Irlande en matière d'accès à l'avortement, puisqu'ils interdisent toute interruption de grossesse quel que soit le risque pour la vie de la femme enceinte. Certains Etats ont élargi ces dernières années les motifs légaux d'avortement (paragraphe 112 ci-dessus). L'Irlande est le seul Etat qui autorise l'avortement uniquement en cas de risque pour la vie de la future mère (y compris le risque de suicide). Eu égard à la tendance existant dans une majorité substantielle des Etats contractants, la Cour juge inutile d'examiner plus avant les tendances et opinions au niveau international, qui selon les deux premières requérantes et certaines tierces parties militent également en faveur d'un accès plus large à l'avortement.
236. Cela dit, la Cour estime que le consensus observé ne réduit pas de manière décisive l'ample marge d'appréciation de l'Etat.
237. La Cour rappelle l'importante conclusion à laquelle elle est parvenue dans l'affaire Vo précitée : étant donné qu'aucun consensus européen n'existe sur la définition scientifique et juridique des débuts de la vie, le point de départ du droit à la vie relève de la marge d'appréciation des Etats, de sorte qu'il est impossible de répondre à la question de savoir si l'enfant à naître est une « personne » au sens de l'article 2 de la Convention. Les droits revendiqués au nom du fœtus et ceux de la future mère étant inextricablement liés (voir l'analyse de la jurisprudence issue de la Convention exposée aux paragraphes 75-80 de l'arrêt Vo précité), dès lors qu'on accorde aux Etats une marge d'appréciation en matière de protection de l'enfant à naître, il faut nécessairement leur laisser aussi une marge d'appréciation quant à la façon de ménager un équilibre entre cette protection et celle des droits concurrents de la femme enceinte. Il s'ensuit que, même si l'examen des législations nationales semble indiquer que la plupart des Etats contractants ont résolu le conflit entre les différents droits et intérêts en jeu dans le sens d'un élargissement des conditions d'accès à l'avortement, la Cour ne saurait considérer ce consensus comme un facteur décisif pour l'examen du point de savoir si l'interdiction de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être en Irlande a permis de ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts en présence, même dans le cadre d'une interprétation évolutive de la Convention (Tyrer, § 31 ; et Vo, § 82, tous deux précités).
238. La marge d'appréciation en cause n'est certes pas illimitée. L'interdiction dénoncée par les deux premières requérantes doit être compatible avec les obligations incombant à l'Etat en vertu de la Convention et, eu égard à la responsabilité dont l'investit l'article 19 de la Convention, la Cour doit contrôler si la mesure litigieuse atteste d'une mise en balance proportionnée des intérêts concurrents en jeu (Open Door, § 68). Un respect inconditionnel de la protection de la vie prénatale ou l'idée que les droits de la future mère seraient de moindre envergure ne sauraient donc, au regard de la Convention, automatiquement justifier une interdiction de l'avortement fondée sur le souci de protéger la vie de l'enfant à naître. Contrairement à ce que le Gouvernement soutient en s'appuyant sur certaines déclarations internationales (paragraphe 187 ci-dessus), la réglementation du droit à l'avortement ne relève pas non plus des seuls Etats contractants. Cependant, ainsi qu'elle l'a expliqué ci-dessus, la Cour doit déterminer si l'interdiction par l'Etat irlandais de l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être est compatible avec l'article 8 de la Convention en se fondant sur le critère susmentionné du juste équilibre, étant entendu qu'une une ample marge d'appréciation doit être reconnue à l'Etat.
239. Le long, complexe et épineux débat mené en Irlande sur la teneur du droit national relatif à l'avortement (paragraphes 28 à 76 ci-dessus) a fait apparaître un choix : le droit irlandais interdit que soient pratiqués en Irlande des avortements motivés par des considérations de santé ou de bien-être, mais il autorise les femmes qui, comme les première et deuxième requérantes, souhaitent avorter pour ce type de motifs (paragraphes 123-130 ci-dessus) à se rendre dans un autre Etat à cet effet.
241. En conséquence, considérant que les femmes en Irlande peuvent sans enfreindre la loi aller se faire avorter à l'étranger et obtenir à cet égard des informations et des soins médicaux adéquats en Irlande, la Cour estime qu'en interdisant sur la base des idées morales profondes du peuple irlandais concernant la nature de la vie (paragraphes 222-227) et la protection à accorder en conséquence au droit à la vie des enfants à naître l'avortement pour motifs de santé ou de bien-être sur son territoire, l'Etat irlandais n'a pas excédé la marge d'appréciation dont il jouit en la matière. Aussi considère-t-elle que l'interdiction litigieuse a ménagé un juste équilibre entre le droit des première et deuxième requérantes au respect de leur vie privée et les droits invoqués au nom des enfants à naître.
concernant C atteinte d'une forme rare de cancer
243. La troisième requérante fait grief à l'Etat irlandais de ne pas avoir adopté de loi pour mettre en œuvre l'article 40.3.3 de la Constitution et, spécialement, de ne pas avoir introduit de procédure qui lui aurait permis d'établir si elle remplissait les conditions pour avorter légalement en Irlande à raison du risque pour sa vie que présentait sa grossesse.
a) Le grief de la troisième requérante doit-il être examiné sous l'angle des obligations positives ou négatives découlant de l'article 8 de la Convention ?
244. Si, comme la Cour l'a rappelé ci-dessus, l'article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut aussi imposer à l'Etat des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée (voir, par exemple, X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91).
245. La Cour a conclu dans des affaires précédentes que les Etats avaient l'obligation positive de garantir à leurs citoyens le droit à un respect effectif de leur intégrité physique et morale (Glass c. Royaume-Uni, no 61827/00, §§ 74-83, CEDH-2004-II ; Sentges c. Pays-Bas (déc.), no27677/02, 8 juillet 2003 ; Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, CEDH 2005-I ; Nitecki c. Pologne (déc.), no 65653/01, 21 mars 2002 ; Odièvre, précité, § 42). De plus, une telle obligation peut impliquer la mise en place d'une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32 ; McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil 1998-III ; et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005-X), et notamment la création d'un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques en matière d'avortement (Tysiąc, précité, § 110).
246. En conséquence, la Cour estime que le grief de la troisième requérante doit être analysé sous l'angle des obligations positives découlant de l'article 8. Il s'agit en particulier de déterminer si l'Etat avait l'obligation positive de mettre en place une procédure effective et accessible qui aurait permis à la requérante de faire établir si elle avait ou non le droit de se faire avorter en Irlande, préservant ainsi les intérêts de l'intéressée protégés par l'article 8 de la Convention.
b) Principes applicables à l'appréciation des obligations positives incombant à un Etat
247. Les principes applicables à l'appréciation des obligations positives de l'Etat au titre de l'article 8 sont comparables à ceux régissant l'appréciation de ses obligations négatives. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts antagoniques de l'individu concerné, les objectifs visés au paragraphe 2 de l'article 8 jouant un certain rôle
248. La notion de « respect » manque de netteté, surtout en ce qui concerne les obligations positives inhérentes à cette notion ; ses exigences varient beaucoup d'un cas à l'autre, vu la diversité des pratiques suivies et des conditions régnant dans les Etats contractants (Christine Goodwin, précité, § 72).
Néanmoins, la Cour a jugé pertinents une série d'éléments pour l'appréciation du contenu des obligations positives incombant aux Etats. Certains de ces éléments concernent le requérant, par exemple l'importance de l'intérêt en jeu ou la mise en cause de valeurs fondamentales et d'aspects essentiels de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27 ; et Gaskin, précité, § 49), ainsi que l'impact sur l'intéressé d'un conflit entre la réalité sociale et le droit, la cohérence des pratiques administratives et juridiques dans l'ordre interne revêtant une grande importance pour l'appréciation à effectuer sous l'angle de l'article 8 (B. c. France, 25 mars 1992, § 63, série A no 232-C ; et Christine Goodwin, précité, §§ 77-78). D'autres facteurs concernent la position de l'Etat, par exemple le caractère ample et indéterminé, ou étroit et défini, de l'obligation alléguée (Botta c. Italie, 24 février 1998, § 35, Recueil 1998-I) et l'ampleur de la charge que l'obligation ferait peser sur lui (Rees c. Royaume-Uni, 17 octobre 1986, §§ 43-44, série A no 106 ; Christine Goodwin, précité, §§ 86-88).
249. Comme dans le contexte des obligations négatives, l'Etat jouit d'une certaine latitude (voir, parmi d'autres, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 49, série A no 290). Si l'Etat jouit d'une ample marge d'appréciation pour définir les circonstances dans lesquelles il autorise l'avortement (paragraphes 231-238 ci-dessus), une fois la décision prise, le cadre juridique correspondant doit « présenter une certaine cohérence et permettre de prendre en compte les différents intérêts légitimes en jeu de manière adéquate et conformément aux obligations découlant de la Convention » (S.H. et autres c. Autriche, no 57813/00, § 74, 1er avril 2010).
c) Application des principes généraux à l'affaire de la troisième requérante
250. La troisième requérante était atteinte d'une forme rare de cancer. La découverte de sa grossesse lui fit craindre pour sa vie, car elle pensait que son état augmentait le risque d'une récidive et qu'elle ne pourrait pas bénéficier en Irlande d'un traitement pour son cancer si elle était enceinte (paragraphe 125 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la possibilité pour l'intéressée d'établir que sa grossesse lui faisait courir un risque pour sa vie touchait manifestement à des valeurs fondamentales et à des aspects essentiels de son droit au respect de sa vie privée (X et Y c. Pays-Bas, précité, § 27). Contrairement au Gouvernement, la Cour estime que la requérante n'a pas à apporter d'autres éléments en vue de démontrer la réalité du risque médical allégué, son grief tenant justement à l'absence au niveau national d'un quelconque mécanisme qui lui eût permis d'établir ce risque de manière effective.
251. Le Gouvernement soutient quant à lui qu'il existait des procédures effectives et accessibles au travers desquelles une femme pouvait obtenir une décision sur le point de savoir si elle remplissait les conditions requises pour avorter légalement en Irlande.
252. La Cour examinera tout d'abord la seule voie non juridictionnelle invoquée à cet égard par le Gouvernement, à savoir le processus ordinaire de consultation médicale entre une femme et son médecin.
253. Elle doute toutefois quelque peu que cette voie se fût avérée effective si la troisième requérante avait tenté de l'emprunter pour faire établir un droit, dans son cas, à obtenir un avortement en Irlande.
Elle note d'abord que le seul motif pour lequel une femme peut avorter sans enfreindre la loi en Irlande est libellé en des termes généraux : l'article 40.3.3, tel qu'interprété par la Cour suprême dans l'affaire X, prévoit qu'il est possible de subir un avortement en Irlande s'il est établi selon le critère de probabilité qu'il existe un risque réel et sérieux pour la vie (et pas seulement pour la santé) de la mère, y compris s'il s'agit d'un risque de suicide, qui ne peut être évité que par l'interruption de la grossesse (affaire X, paragraphes 39-44 ci-dessus). S'il n'est pas inhabituel qu'une disposition constitutionnelle revête un caractère aussi général, il demeure que le droit irlandais n'a jamais par la suite ni par la voie législative, ni au travers de la jurisprudence, ni autrement, défini des critères ou procédures qui auraient permis de mesurer ou d'établir ce risque ; il a ainsi laissé planer de l'incertitude sur la façon précise dont l'article 40.3.3 de la Constitution devait s'appliquer. En fait, alors que cette disposition (telle qu'interprétée par la Cour suprême dans l'affaire X) était censée nuancer les articles 58 et 59 de l'ancienne loi de 1861 (paragraphe 145 ci-dessus), il n'a jamais été procédé à la modification de ceux-ci, de sorte qu'a priori l'interdiction absolue de l'avortement, assortie des sévères sanctions pénales qu'ils prévoient, demeure en vigueur, ce qui ajoute à l'incertitude que doit affronter une femme désireuse d'avorter légalement en Irlande.
De plus, que les directives professionnelles à l'usage des médecins irlandais permettent ou non de préciser, comme le soutient le Gouvernement, les conditions dans lesquelles un avortement peut être légalement obtenu en Irlande en vertu du droit général consacré par l'article 40.3.3 (voir également l'arrêt de la High Court en l'affaire MR c. TR et autres, paragraphe 97 ci-dessus), elles ne définissent absolument pas les critères selon lesquels les médecins sont censés apprécier ce risque. La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu'il affirme qu'il est possible de voir dans les observations formulées oralement devant la commission constitutionnelle ou dans les lignes directrices en matière d'obstétrique sur les grossesses extra-utérines établies dans un autre Etat une clarification pertinente du droit irlandais. Quoi qu'il en soit, la troisième requérante ne présentait aucun des trois états dont il était admis dans lesdites observations orales qu'ils appelaient une intervention médicale en vue de sauver la vie de la mère (pré-éclampsie, cancer du col de l'utérus et grossesse extra-utérine).
En outre, il n'existe aucun cadre qui permettrait d'examiner les divergences d'opinion entre une femme et son médecin ou entre les différents médecins consultés, ou des hésitations bien naturelles de la part d'une femme ou d'un médecin, et de parvenir à cet égard à une décision établissant sur le plan juridique s'il ressort d'une situation particulière qu'une femme est exposée à un risque pour sa vie tel qu'il convient de l'autoriser à subir un avortement en Irlande.
254. Dans ce contexte de forte incertitude, la Cour juge évident que les dispositions pénales de la loi de 1861 constituent lors du processus de consultation médicale un fort élément dissuasif tant pour les femmes que pour les médecins, indépendamment de la question de savoir si, dans les faits, des poursuites ont jamais été engagées en vertu de cette loi. A supposer que la troisième requérante et ses médecins eussent pris, au cours de la consultation médicale, la décision de faire pratiquer un avortement en Irlande sur la base d'un risque pour la vie de l'intéressée, ils auraient encouru une condamnation pénale sévère et une peine d'emprisonnement dans le cas où la décision aurait été ultérieurement jugée contraire à l'article 40.3.3 de la Constitution. Les médecins se seraient également exposés à une procédure disciplinaire et à de graves sanctions. Le Gouvernement n'a pas indiqué si un médecin a jamais fait l'objet de poursuites disciplinaires à cet égard. Le rapport remis par le groupe d'études en 1996, le livre vert de 1999 et le cinquième rapport d'étape de 2000 sur l'avortement font tous état de préoccupations quant au défaut de protection juridique du personnel médical. La Cour ajoute que les médecins auxquels s'adressent des femmes telles que la troisième requérante ne se trouvent pas dans la même situation que ceux qui, dans l'affaire C invoquée par le Gouvernement, avaient dû donner un avis concernant la victime d'un viol qui risquait de se suicider, situation qui relevait manifestement d'une application des critères définis dans l'affaire X.
255. En conséquence, et compte tenu également de l'arrêt prononcé par le juge McCarthy en l'affaire X (paragraphe 44 ci-dessus), la Cour estime que le processus ordinaire de consultation médicale ne peut être considéré comme une voie permettant effectivement de déterminer si un avortement peut être pratiqué légalement en Irlande en raison d'un risque pour la vie de la femme concernée.
258. Pour la Cour, les juridictions constitutionnelles ne fournissent pas le meilleur cadre pour déterminer si une femme remplit les conditions pour avorter légalement dans un Etat. Leur confier cette tâche reviendrait en effet à exiger d'elles de définir au cas par cas les critères légaux permettant de mesurer le risque pour la vie d'une femme et, en outre, de déterminer dans chaque cas d'espèce, preuves – surtout médicales – à l'appui, si l'intéressée a établi courir un risque de nature à lui permettre d'avorter légalement en Irlande. Or les juridictions nationales elles-mêmes considèrent que cette fonction ne doit pas leur incomber.
259. De même, on ne saurait raisonnablement exiger d'une femme qu'elle engage une procédure constitutionnelle aussi compliquée alors qu'elle peut faire valoir au regard de la Constitution un droit incontestable à subir un avortement en cas de risque avéré pour sa vie (voir le livre vert de 1999, paragraphe 68 ci-dessus). Pour les raisons exposées au paragraphe 148 ci-dessus, la présente espèce ne peut se comparer à l'affaire D c. Irlande, notamment parce que la question de l'existence au bénéfice d'une femme enceinte d'un fœtus présentant une malformation létale d'un droit constitutionnel à avorter en Irlande pour ce motif était encore sans réponse.
263. En conséquence, la Cour estime que ni le processus de consultation médicale ni les recours judiciaires invoqués par le Gouvernement ne constituaient des procédures effectives et accessibles propres à permettre à la troisième requérante de faire établir l'existence, dans son cas, d'un droit à avorter en Irlande. Partant, elle n'a pas à se prononcer sur les observations complémentaires des parties concernant les délais, la célérité, le coût et la confidentialité de ces procédures internes.
264. Pour la Cour, l'incertitude engendrée par le défaut de mise en œuvre législative de l'article 40.3.3, et plus particulièrement par l'absence de procédures effectives et accessibles qui eussent permis à la troisième requérante de faire établir l'existence, dans son cas, d'un droit à un avortement au titre de cette disposition, a donné lieu à une discordance flagrante entre le droit théorique reconnu aux femmes d'avorter en Irlande en cas de risque avéré pour leur vie et la réalité de la mise en œuvre concrète de ce droit (Christine Goodwin, précité, §§ 77-78, et S.H. et autres c. Autriche, précité, § 74 ; voir également les observations du Commissaire aux droits de l'homme, paragraphe 110 ci-dessus).
d) Conclusion de la Cour quant à la troisième requérante
267. Dans ces conditions, la Cour rejette l'exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement relativement à la troisième requérante. Elle conclut par ailleurs que, faute d'avoir adopté des dispositions législatives ou réglementaires instituant une procédure accessible et effective au travers de laquelle la requérante aurait pu faire établir si elle pouvait ou non avorter en Irlande sur le fondement de l'article 40.3.3 de la Constitution, les autorités ont méconnu leur obligation positive d'assurer à l'intéressée un respect effectif de sa vie privée.
268. Dès lors, la Cour estime qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention dans le chef de la troisième requérante
ARRET R.R c. Pologne Requête no 27617/04 du 26 MAI 2011
La mère d’un enfant né avec un grave handicap après le refus des services médicaux de réaliser une amniocentèse pour détecter la trisomie 21, en temps utile reconnue victime de «traitements inhumains».
Le 20 février 2002, alors qu’elle était enceinte de 18 semaines, elle passa une échographie à l’issue de laquelle son médecin de famille, le Dr S.B, lui indiqua qu’il soupçonnait une malformation du foetus. Elle exprima alors le souhait de subir une I.V.G.
Deux autres échographies confirmèrent les soupçons de malformation et une amniocentèse fut recommandée.
Le 11 juillet 2002, R.R. donna naissance à une fille atteinte du syndrome de Turner. Son mari la quitta après la naissance de l’enfant.
Article 3
La Cour note que l’indemnisation (35 000 PLN) octroyée à la requérante par les juridictions polonaises est insuffisante au regard des questions soulevées devant elle. Elle considère donc que l’intéressée n’a pas perdu la qualité de victime.
Elle considère également qu’il n’était pas nécessaire que la requérante forme un recours constitutionnel.
Elle observe que l’échographie pratiquée à la 18e semaine de grossesse confirmait la probabilité que le fœtus souffre d’une malformation, que, à la suite de cette échographie, la requérante craignit que le fœtus ne souffre d’une affection génétique, et que, à la lumière des résultats des échographies subséquentes, on ne saurait dire que ses craintes n’étaient pas fondées. L’intéressée a tenté à plusieurs reprises, mais en vain, de passer des tests génétiques qui lui auraient apporté les informations confirmant ou dissipant ses craintes. Pendant plusieurs semaines, on lui a fait croire qu’elle passerait les tests nécessaires. Elle a été adressée à plusieurs médecins, cliniques et hôpitaux loin de son domicile et même hospitalisée plusieurs jours sans but clinique précis. La Cour juge que la réponse à la question de savoir si elle aurait dû passer les tests génétiques, comme le recommandaient les médecins, a été retardée par la procrastination, la désorganisation et le défaut de conseils et d’information.
En vertu de la loi de 1993, l’Etat est tenu de garantir l’accès sans entrave à l’information et aux examens prénataux, en particulier en cas de risque d’anomalie génétique ou d’anomalie de développement. Différentes dispositions légales sans ambigüité en vigueur au moment des faits énonçaient clairement les obligations de l’Etat en matière d’accès des femmes enceintes à l’information sur leur santé et celle de leur fœtus.
Or il n’y a aucun signe que les personnes et les institutions qui ont traité les demandes de tests génétiques formulées par la requérante en tant que patiente aient pris en considération les obligations juridiques de l’Etat et du personnel médical relativement aux droits de l’intéressée.
La Cour note que la requérante était dans une situation très vulnérable. Comme l’aurait été toute autre femme enceinte dans sa situation, elle était profondément troublée par la possibilité que son fœtus puisse souffrir d’une malformation, et il était donc naturel qu’elle veuille obtenir autant d’informations que possible afin de décider que faire. En conséquence de la procrastination des professionnels de la santé, elle a dû endurer des semaines d’incertitude pénible quant à la santé du fœtus, à son propre avenir et à celui de sa famille, ainsi qu’à la perspective d’élever un enfant souffrant d’une maladie incurable. Elle a subi une angoisse extrême.
On peut considérer que la souffrance de la requérante, tant avant les résultats des tests que par la suite, a été aggravée par le fait qu’elle avait légalement le droit de bénéficier des services de diagnostic qu’elle demandait et que ces services ont toujours été disponibles.
Il est extrêmement regrettable que les médecins auxquels elle a eu affaire aient été incorrects avec elle. La Cour ne peut que rejoindre l’opinion de la Cour suprême polonaise selon laquelle elle a été humiliée. Partant, il y a eu violation de l’article 3.
Article 8
La Cour note que, si les Etats disposent d’une large marge d’appréciation en ce qui concerne les circonstances dans lesquelles ils autorisent l’avortement, ils doivent une fois qu’ils ont pris une décision en la matière mettre en place un cadre juridique cohérent permettant la prise en compte adéquate des différents intérêts légitimes en jeu conformément à la Convention.
Elle rappelle que l’interdiction de mettre fin à une grossesse pour raisons de santé et/ou de bien-être s’analyse en une ingérence dans la vie privée des personnes visées. Une femme enceinte devrait au moins avoir la possibilité d’être entendue en personne et d’exposer son point de vue. Les organes ou individus compétents devraient aussi motiver par écrit leur décision.
La Cour note que la loi de 1993 autorise l’avortement dans certains cas. Un médecin qui interromprait une grossesse hors des conditions énoncées dans cette loi se rendrait coupable d’une infraction pénale passible d’une peine de prison d’une durée maximale de trois ans. La Cour rappelle que les restrictions légales posées à l’avortement en Pologne, combinées avec le risque pour les médecins de voir leur responsabilité pénale engagée en vertu de l’article 156 § 1 du code pénal, risque d’avoir sur eux un effet dissuasif lorsqu’ils doivent déterminer si les conditions pour pratiquer un avortement légal sont réunies dans un cas donné. Elle considère que les dispositions régissant la possibilité légale de pratiquer un avortement devraient être formulées de manière à réduire cet effet dissuasif.
Dans le cas de la requérante, ce qui était en jeu était essentiellement un accès en temps utile à un service de diagnostic médical permettant de déterminer si les conditions pour réaliser un avortement légal étaient réunies.
Dans le cadre d’une grossesse, l’accès effectif aux informations pertinentes relatives à la santé de la mère et du fœtus est d’une importance directe pour l’exercice de l’autonomie personnelle lorsque la loi autorise l’avortement dans certains cas seulement.
Les difficultés expérimentées par la requérante semblent avoir été causées en partie par la réticence des médecins censés prescrire les examens, ainsi que par une certaine confusion organisationnelle et administrative du système de santé polonais.
La Cour souligne que, la législation polonaise autorisant l’avortement en cas de malformation fœtale, il incombait à l’Etat de mettre en place un cadre juridique et procédural adéquat pour garantir aux femmes enceintes l’accès à des informations pertinentes, complètes et fiables sur la santé du fœtus.
Elle rappelle que la mise en œuvre effective de la partie pertinente de la loi de 1993 nécessiterait de garantir aux femmes enceintes l’accès à des services de diagnostic qui montreraient si le fœtus est ou non en bonne santé – services qui sont de fait disponibles.
Elle note également que la législation de bon nombre d’autres pays européens prévoit des conditions régissant l’accès effectif à l’avortement légal ainsi que des procédures de mise en œuvre des lois pertinentes.
Elle conclut que les autorités polonaises ont manqué à leur obligation de garantir à la requérante le respect effectif de sa vie privée et que, partant, il y a eu violation de l’article 8.
Grande Chambre SH et autres C. Autriche requête n°57813/00 du 3 novembre 2011
L’interdiction du recours aux dons de sperme et d’ovules en vue d’une fécondation in vitro en Autriche n’était pas contraire à la Convention
Article 8
Les parties s’accordent à dire que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce. La Cour souscrit à cette thèse, estimant que le droit d’un couple à concevoir un enfant et à recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée relève de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale.
Les dispositions pertinentes de la loi autrichienne sur la procréation artificielle soulèvent la question de savoir s’il pèse sur l’Etat une obligation positive d’autoriser certaines méthodes de procréation artificielle. Toutefois, la Cour estime raisonnable de considérer l’affaire comme mettant en cause une ingérence de l’Etat dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale. Ceux-ci se sont vu interdire le recours à certaines techniques de procréation artificielle par l’effet d’une disposition de la loi qu’ils ont tenté en vain de contester devant les juridictions autrichiennes.
Dans ces conditions, il est constant que l’interdiction litigieuse était prévue par la loi. En ce qui concerne la marge d’appréciation de l’Etat en matière de réglementation de la procréation artificielle, la Cour constate que les Etats membres du Conseil de l’Europe ont aujourd’hui clairement tendance à autoriser dans leur législation le don de gamètes à des fins de fécondation in vitro. Toutefois, le consensus européen qui semble se dessiner correspond davantage à un stade de l’évolution d’une branche du droit particulièrement dynamique qu’à des principes établis de longue date, raison pour laquelle il ne peut restreindre de manière décisive la marge d’appréciation de l’Etat. Au contraire, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’Autriche une ample marge d’appréciation car le recours à la fécondation in vitro suscitait – à l’époque où les juridictions internes se sont prononcées sur cette affaire – et continue de susciter de délicates interrogations éthiques qui s’inscrivent dans un contexte d’évolution rapide de la science.
La Cour observe que le législateur autrichien n’a pas interdit totalement la procréation artificielle puisqu’il a autorisé le recours aux techniques homologues. Pour sa part, la Cour constitutionnelle a conclu que le législateur s’était efforcé de concilier le souhait de donner accès à la procréation médicalement assistée et l’inquiétude que suscitent dans de larges pans de la société le rôle et les possibilités de la médecine reproductive moderne.
Le législateur autrichien aurait pu instaurer des garanties propres à réduire les risques inhérents au don d’ovules, notamment l’exploitation des femmes issues de milieux défavorisés et les contraintes que pourraient subir certaines femmes pour fournir plus d’ovules qu’il ne serait nécessaire. En outre, les liens familiaux atypiques, qui ne s’inscrivent pas dans le schéma classique parent-enfant reposant sur un lien biologique direct, ne sont pas inconnus des ordres juridiques des Etats membres du Conseil de l’Europe. L’institution de l’adoption, que tous les Etats membres connaissent, réglemente de manière satisfaisante ce type de liens.
Toutefois, la Cour doit tenir compte de ce que la dissociation de la maternité entre une mère génétique et une mère utérine crée des rapports très différents de ceux qui résultent de l’adoption. C’est la raison pour laquelle l’un des objectifs du législateur a été de maintenir le principe fondamental de droit civil selon lequel l’identité de la mère est toujours certaine en faisant en sorte que deux femmes ne puissent se disputer la maternité biologique d’un même enfant.
La Cour observe en outre que les instruments juridiques européens pertinents n’abordent pas la question du don d’ovules ou – à l’instar de la directive de l’Union européenne sur les normes de sécurité pour le don de cellules humaines – laissent expressément aux Etats le choix d’autoriser ou non l’utilisation de cellules souches.
En ce qui concerne l’interdiction du don de sperme à des fins de fécondation in vitro, force est de constater que ce traitement de procréation artificielle combine deux techniques qui, mises en œuvre séparément, sont autorisées par la législation autrichienne. En outre, certains des arguments avancés par le Gouvernement pour justifier l’interdiction du don de gamètes à des fins de fécondation in vitro ne valent que pour l’interdiction du don d’ovules. Restent toutefois les préoccupations d’ordre général exprimées par le Gouvernement, à savoir que le don de gamètes impliquant des tiers dans un processus médical hautement technique est controversé et soulève des questions sociales et morales complexes qui ne font l’objet d’aucun consensus en Autriche.
Le fait que le législateur autrichien a interdit les dons de sperme et d’ovules à des fins de fécondation in vitro sans pour autant proscrire le don de sperme à des fins de fécondation in vivo témoigne du soin avec lequel il a cherché à concilier les réalités sociales avec ses positions de principe en la matière. En outre, le droit autrichien n’interdit pas aux personnes concernées de se rendre à l’étranger pour s’y soumettre à des traitements contre la stérilité faisant appel à des techniques de procréation artificielle non autorisées en Autriche.
La Cour conclut que ni l’interdiction du don d’ovules à des fins de procréation artificielle ni la prohibition du don de sperme à des fins de fécondation in vitro n’ont excédé la marge d’appréciation dont l’Autriche disposait à l’époque pertinente. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 en l’espèce.
LA PROCRÉATION MÉDICALEMENT ASSISTÉE EST PROTÉGÉE PAR L'ARTICLE 8
COSTA ET PAVAN c. ITALIE du 28 août 2012 Requête no 54270/10
La procréation médicalement assistée aurait dû être autorisée pour permettre aux requérants de protéger leur droit de mettre au monde un enfant qui ne soit pas affecté par la maladie dont ils sont porteurs sains.
a) La portée du grief invoqué par les requérants et sa compatibilité ratione materiae avec les droits garantis par l’article 8 de la Convention
52. La Cour relève tout d’abord que, en vue d’établir la compatibilité ratione materiae du grief invoqué par les requérants avec l’article 8 de la Convention, il est essentiel de définir la portée de ce grief.
53. Elle observe que le Gouvernement et le premier tiers intervenant allèguent que les requérants se plaignent de la violation d’un « droit à avoir un enfant sain ». Or, la Cour constate que le droit invoqué par ceux-ci se limite à la possibilité d’accéder aux techniques de la procréation assistée et ensuite au D.P.I. en vue de procréer un enfant qui ne soit pas affecté par la mucoviscidose, maladie génétique dont ils sont porteurs sains.
54. En effet, dans le cas d’espèce, le D.P.I. n’est pas de nature à exclure d’autres facteurs pouvant compromettre la santé de l’enfant à naitre, tels que, par exemple, l’existence d’autres pathologies génétiques ou de complications dérivant de la grossesse ou de l’accouchement, le test en cause visant le diagnostic d’une «maladie génétique spécifique d’une particulière gravité [...] et incurable au moment du diagnostic » (voir le rapport du CDBI du Conseil de l’Europe, partie b. «Le Cycle de D.P.I.», paragraphe 25 ci-dessus).
55. La Cour rappelle ensuite que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 est une notion large qui englobe, entre autres, le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251-B), le droit au « développement personnel » (Bensaïd c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I), ou encore le droit à l’autodétermination (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III). Des facteurs tels que l’identification, l’orientation et la vie sexuelles relèvent également de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (voir, par exemple, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45 et Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni, 19 février 1997, § 36, Recueil 1997-I), de même que le droit au respect des décisions de devenir ou de ne pas devenir parent (Evans c. Royaume-Uni, précité, § 71, A, B et C c. Irlande [GC], no 25579/05, § 212, CEDH 2010 et R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 181, CEDH 2011 (extraits)).
56. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a également reconnu le droit des requérants de voir respecter leur décision de devenir parents génétiques (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007-V, avec les références qui s’y trouvent citées) et a conclu à l’application de l’article en question en matière d’accès aux techniques hétérologues de procréation artificielle à des fins de fécondation in vitro (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 82, CEDH 2011).
57. En l’espèce, la Cour considère que le désir des requérants de procréer un enfant qui ne soit pas atteint par la maladie génétique dont ils sont porteurs sains et de recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée et au D.P.I. relève de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de leur vie privée et familiale. En conséquence, cette disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.
b) L’observation de l’article 8 de la Convention
i. Ingérence « prévue par la loi » et but légitime
58. La Cour constate qu’en droit italien, la possibilité d’accéder à la procréation médicalement assistée est ouverte uniquement aux couples stériles ou infertiles ainsi qu’aux couples dont l’homme est porteur de maladies virales sexuellement transmissibles (H.I.V., hépatite B et C) (voir l’article 4, alinéa 1, de la loi no 40/2004 et le décret du ministère de la Santé no 31639 du 11 avril 2008). Les requérants ne faisant pas partie de ces catégories de personnes, ils ne peuvent pas accéder à la procréation médicalement assistée. Quant à l’accès au D.P.I., le Gouvernement reconnaît explicitement que l’accès à ce diagnostic est interdit en droit interne à toute catégorie de personnes (voir paragraphe 73 ci-dessous). L’interdiction en cause constitue donc une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.
59. De l’avis de la Cour, cette ingérence est certainement « prévue par la loi » et peut passer pour poursuivre les buts légitimes de protection de la morale et des droits et libertés d’autrui, ce qui n’est pas contesté par les parties.
ii. Nécessité dans une société démocratique
60. La Cour relève d’emblée que le grief des requérants ne porte pas sur la question de savoir si, prise isolément, l’interdiction qui leur est faite d’accéder au D.P.I. est compatible avec l’article 8 de la Convention. Les requérants dénoncent en fait le manque de proportionnalité d’une telle mesure à la lumière de ce que le système législatif italien les autorise de procéder à une I.M.G. lorsque le fœtus devait être atteint par la pathologie dont ils sont porteurs.
61. Pour justifier cette ingérence, le Gouvernement invoque le souci de protéger la santé de « l’enfant » et de la femme, la dignité et la liberté de conscience des professions médicales et l’intérêt d’éviter le risque de dérives eugéniques.
62. La Cour n’est pas convaincue par ces arguments. Tout en soulignant que la notion d’« enfant » ne saurait être assimilée à celle d’« embryon », elle ne voit pas comment la protection des intérêts évoqués par le Gouvernement se concilie avec la possibilité ouverte aux requérants de procéder à un avortement thérapeutique lorsqu’il s’avère que le fœtus est malade, compte tenu notamment des conséquences que cela comporte tant pour le fœtus, dont le développement est évidemment bien plus avancé que celui d’un embryon, que pour le couple de parents, notamment pour la femme (voir le rapport du CDBI du Conseil de l’Europe et les données résultant de la proposition de loi belge, paragraphes 25 et 34 ci-dessus).
63. De plus, le Gouvernement omet d’expliquer dans quelle mesure le risque de dérives eugéniques et de toucher à la dignité et à la liberté de conscience des professions médicales serait écarté dans le cas d’exécution légale d’une I.M.G.
64. Force est de constater que le système législatif italien en la matière manque de cohérence. D’une part, il interdit l’implantation limitée aux seuls embryons non affectés par la maladie dont les requérants sont porteurs sains ; d’autre part, il autorise ceux-ci d’avorter un fœtus affecté par cette même pathologie (voir aussi le rapport de la Commission Européenne, paragraphe 27 ci-dessus).
65. Les conséquences d’un tel système sur le droit au respect de la vie privée et familiale des requérants sont évidentes. Afin de protéger leur droit de mettre au monde un enfant qui ne soit pas affecté par la maladie dont ils sont porteurs sains, la seule possibilité dont ils bénéficient est celle d’entamer une grossesse par les voies naturelles et de procéder à des I.M.G. lorsqu’un examen prénatal devait montrer que le fœtus est malade. En l’occurrence, les requérants ont déjà procédé pour cette raison à une I.M.G. une fois, au courant du mois de février 2010.
66. Dans ce contexte, la Cour ne saurait négliger, d’une part, l’état d’angoisse de la requérante qui, dans l’impossibilité de procéder à un D.P.I., aurait comme seule perspective de maternité celle liée à la possibilité que l’enfant soit affecté par la maladie litigieuse et, d’autre part, la souffrance dérivant du choix douloureux de procéder, le cas échéant, à un avortement thérapeutique.
67. La Cour relève ensuite que dans l’arrêt S.H. (précité, § 96), la Grande Chambre a établi que, en matière de fécondation hétérologue, compte tenu de l’évolution de la branche en examen, la marge d’appréciation de l’Etat ne pouvait pas être restreinte de manière décisive.
68. Tout en reconnaissant que la question de l’accès au D.P.I. suscite de délicates interrogations d’ordre moral et éthique, la Cour relève que le choix opéré par le législateur en la matière n’échappe pas au contrôle de la Cour (voir, mutatis mutandis, S.H., précité, § 97).
69. En l’espèce, la Cour rappelle que, à la différence de l’affaire S.H. (précité), où la Cour a été amenée à évaluer la compatibilité de la législation autrichienne interdisant la fécondation hétérologue avec l’article 8 de la Convention, dans le cas présent, qui concerne une fécondation homologue, elle a pour tâche de vérifier la proportionnalité de la mesure litigieuse à la lumière du fait que la voie de l’avortement thérapeutique est ouverte aux requérants (voir paragraphe 60 ci-dessus).
70. Il s’agit donc d’une situation spécifique laquelle, d’après les éléments de droit comparé dont la Cour dispose, outre l’Italie, ne concerne que deux des trente-deux Etats ayant fait l’objet d’examen, à savoir l’Autriche et la Suisse. De plus, quant à ce dernier Etat, la Cour note qu’un projet de modification de la loi en vue de remplacer l’interdiction du D.P.I., telle qu’actuellement prévue, par une admission réglementée est actuellement en cours (paragraphe 30 ci-dessus).
LE DON A LA RECHERCHE SCIENTIQUE D'EMBRYON FECONDES "IN VITRO"
L'EMBRYON N'EST PAS UN BIEN AU SENS DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1
Grande Chambre Parrillo C. Italie du 27 août 2015 requête 46470/11
Non violation de l'article 8 : Interdire à une femme de faire don à la recherche scientifique de ses embryons issus d’une fécondation in vitro n’est pas contraire au respect de sa vie privée. Les États ont une large marge d'appréciation. L'embryon n'est pas un bien au sens de l'article 1 du Protocole 1 de la Convention.
b) Sur la légitimité du but poursuivi
162. Au cours de l’audience, le Gouvernement a indiqué que l’objectif poursuivi par la mesure litigieuse consistait à protéger la « potentialité de vie dont l’embryon est porteur ».
163. La Cour rappelle que l’énumération des exceptions au droit au respect de la vie privée qui figure dans le second paragraphe de l’article 8 est exhaustive et que la définition de ces exceptions est restrictive. Pour être compatible avec la Convention, une restriction à ce droit doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère (S.A.S. c. France précité, § 113).
164. La Cour relève que, tant dans ses observations écrites que dans la réponse à la question qui lui a été posée à l’audience, le Gouvernement ne s’est pas référé aux clauses du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention.
165. Toutefois, dans ses observations écrites portant sur l’article 8 de la Convention, le Gouvernement a renvoyé aux considérations qu’il avait exposées sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir le paragraphe 124 ci-dessus) selon lesquelles, dans l’ordre juridique italien, l’embryon humain est considéré comme un sujet de droit devant bénéficier du respect dû à la dignité humaine (voir le paragraphe 205 ci-dessous).
166. La Cour relève également que, dans le même ordre d’idées, deux tierces parties (l’« ECLJ » et les associations « Movimento per la vita », « Scienza e vita » et « Forum delle associazioni familiari ») soutiennent que l’embryon humain a la qualité de « sujet » (voir les paragraphes 140 et 143 ci-dessus).
167. La Cour admet que la « protection de la potentialité de vie dont l’embryon est porteur » peut être rattachée au but de protection de la morale et des droits et libertés d’autrui, au sens où cette notion est entendue par le Gouvernement, (voir aussi Costa et Pavan, précité, §§ 45 et 59). Toutefois, cela n’implique aucun jugement de la Cour sur le point de savoir si le mot « autrui » englobe l’embryon humain (A, B et C c. Irlande, précité, § 228).
c) Sur la nécessité de la mesure dans une société démocratique
i. Les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour en matière de procréation médicalement assistée
168. La Cour rappelle que pour apprécier la « nécessité » d’une mesure litigieuse « dans une société démocratique » il lui faut examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour justifier la mesure en question sont pertinents et suffisants aux fins de l’article 8 § 2 (voir, parmi beaucoup d’autres, S.H. et autres c. Autriche, précité, § 91, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 68, série A no 130, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 154, CEDH 2001-VII, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 65, CEDH 2002-I, et P., C. et S. c. Royaume‑Uni, no 56547/00, § 114, CEDH 2002-VI).
169. En outre, pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder à l’État dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (Evans, précité, § 77, avec les références qui s’y trouvent citées, et Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007‑V). Par contre, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large (S.H. et autres c. Autriche, précité, § 94, Evans, précité, § 77, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, Fretté c. France, no 36515/97, § 41, CEDH 2002-I, Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 85, CEDH 2002‑VI, et A, B et C c. Irlande, précité, § 232).
170. La Cour a également observé que, en tout état de cause, « les choix opérés par le législateur en la matière n’échappent pas [à son] contrôle. Il [lui] incombe d’examiner attentivement les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues et de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question » (S.H. et autres c. Autriche, précitée, § 97).
171. Dans l’affaire précitée, la Cour a aussi relevé que le parlement autrichien n’avait pas encore « procédé à un réexamen approfondi des règles régissant la procréation artificielle à la lumière de l’évolution rapide que connaissent la science et la société à cet égard » et elle a rappelé que « le domaine en cause, qui paraît se trouver en perpétuelle évolution et connaît des évolutions scientifiques et juridiques particulièrement rapides, appelle un examen permanent de la part des États contractants » (S.H. et autres c. Autriche, précitée, §§ 117 et 118).
172. Dans l’affaire Costa et Pavan (précité, § 64), la Cour a jugé que la législation italienne sur le diagnostic préimplantatoire manquait de cohérence en ce qu’elle interdisait de limiter l’implantation aux seuls embryons indemnes de la maladie dont les intéressés étaient porteurs sains alors qu’elle autorisait la requérante à avorter d’un fœtus qui aurait été atteint de la maladie en question.
173. En outre, elle a estimé qu’elle n’avait pas pour tâche de se substituer aux autorités nationales dans le choix de la réglementation la plus appropriée en matière de procréation médicalement assistée, soulignant notamment que l’utilisation des techniques de fécondation in vitro soulève des questions délicates d’ordre moral et éthique, dans un domaine en évolution continue (Knecht, précité, § 59).
ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés
174. La Cour rappelle d’emblée que la présente espèce ne concerne pas un projet parental, à la différence des affaires citées ci-dessus. Dans ces conditions, s’il n’est assurément pas dénué d’importance, le droit de donner des embryons à la recherche scientifique invoqué par la requérante ne fait pas partie du noyau dur des droits protégés par l’article 8 de la Convention en ce qu’il ne porte pas sur un aspect particulièrement important de l’existence et de l’identité de l’intéressée.
175. En conséquence, et eu égard aux principes dégagés par sa jurisprudence, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’État défendeur une ample marge d’appréciation en l’espèce.
176. De plus, elle observe que la question du don d’embryons non destinés à l’implantation suscite de toute évidence « des interrogations délicates d’ordre moral et éthique » (voir Evans, précité, S.H. et autres c. Autriche, précité, et Knecht, précité) et que les éléments de droit comparé dont elle dispose (voir les paragraphes 69 à 76 ci-dessus) montrent qu’il n’existe en la matière aucun consensus européen, contrairement à ce qu’affirme la requérante (voir le paragraphe 137 ci-dessus).
177. Certes, certains États membres ont adopté une approche permissive dans ce domaine : dix-sept des quarante États membres pour lesquels la Cour dispose d’informations en la matière autorisent la recherche sur les lignées cellulaires embryonnaires humaines. S’y ajoutent les états où ce domaine n’est pas règlementé, mais dont les pratiques sont permissives en la matière.
178. Toutefois, certains états (Andorre, la Lettonie, la Croatie et Malte) se sont dotés d’une législation interdisant expressément toute recherche sur les cellules embryonnaires. D’autres n’autorisent les recherches de ce genre que sous certaines conditions strictes, exigeant par exemple qu’elles visent à protéger la santé de l’embryon ou qu’elles utilisent des lignées cellulaires importées de l’étranger (c’est le cas de la Slovaquie, de l’Allemagne et de l’Autriche, tout comme de l’Italie).
179. L’Italie n’est donc pas le seul État membre du Conseil de l’Europe à proscrire le don d’embryons humains à des fins de recherche scientifique.
180. De plus, les documents précités du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne confirment que les autorités nationales jouissent d’une ample marge de discrétion pour adopter des législations restrictives lorsque la destruction d’embryons humains est en jeu, compte tenu notamment des questions d’ordre éthique et moral que la notion de commencement de la vie humaine comporte et de la pluralité de vues existant à ce sujet parmi les différents États membres.
181. Il en va notamment ainsi de la Convention d’Oviedo, dont l’article 27 prévoit qu’aucune de ses dispositions ne doit être interprétée comme limitant la faculté de chaque Partie d’accorder une protection plus étendue à l’égard des applications de la biologie et de la médecine. L’avis no 15 adopté le 14 novembre 2000 par le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies auprès de la Commission européenne, la Résolution 1352 (2003) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative à la recherche sur les cellules souches et le Règlement no 1394/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 13 novembre 2007 concernant les médicaments de thérapie innovante comportent des dispositions similaires (voir le paragraphe 58, le point III lettre F et le point IV lettre B ci-dessus).
182. Les limites imposées au niveau européen visent plutôt à freiner les excès dans ce domaine. C’est le cas par exemple de l’interdiction de créer des embryons humains à des fins de recherche scientifique, prévue par l’article 18 de la Convention d’Oviedo, ou de l’interdiction de breveter des inventions scientifiques dont le processus d’élaboration implique la destruction d’embryons humains (voir l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne Oliver Brüstle c. Greenpeace eV du 18 octobre 2011).
183. Cela étant, la marge d’appréciation de l’État n’est pas illimitée et il incombe à la Cour d’examiner les arguments dont le législateur a tenu compte pour parvenir aux solutions qu’il a retenues ainsi que de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’État et ceux des individus directement touchés par les solutions en question (Evans, précité, § 86 et S.H. et autres c. Autriche, précité, § 97).
184. La Cour relève dans ce contexte que, s’appuyant sur des documents relatifs aux travaux préparatoires de la loi no 40/2004, le Gouvernement a indiqué à l’audience que l’élaboration de la loi avait donné lieu à un important débat qui avait tenu compte des différentes opinions et des questions scientifiques et éthiques existant en la matière (voir le paragraphe 127 ci-dessus).
185. Il ressort en effet d’un rapport de la XIIe Commission permanente présenté au Parlement le 26 mars 2002 que le débat a été enrichi par les contributions de médecins, spécialistes et associations engagées dans le domaine de la procréation médicalement assistée et que les discussions les plus vives ont porté en général sur la sphère des libertés individuelles, opposant les partisans d’une conception laïque de l’État aux tenants d’une approche confessionnelle de celui-ci.
186. De plus, lors des débats du 19 janvier 2004, la loi no 40/2004 avait également été critiquée entre autres parce que la reconnaissance de la qualité de sujet de droit à l’embryon opérée par son premier article entraînait selon certains une série d’interdictions, notamment celle de recourir à la fécondation hétérologue et d’utiliser à des fins la recherche scientifique des embryons cryoconservés non destinés à une implantation.
187. Par ailleurs, à l’instar du Gouvernement, la Cour rappelle que la loi no 40/2004 a fait l’objet de plusieurs référendums, qui ont échoué faute de quorum. Afin de promouvoir le développement de la recherche scientifique en Italie dans le domaine des maladies difficilement curables, l’un de ceux-ci proposait notamment l’abrogation de la clause de l’article 13 qui subordonne l’autorisation de mener des recherches scientifiques sur des embryons à la condition de protéger leur santé et leur développement.
188. La Cour constate donc que, lors du processus d’élaboration de la loi litigieuse, le législateur avait déjà tenu compte des différents intérêts ici en cause, notamment celui de l’État à protéger l’embryon et celui des personnes concernées à exercer leur droit à l’autodétermination individuelle sous la forme d’un don de leurs embryons à la recherche.
189. La Cour relève ensuite que la requérante allègue que la législation italienne relative à la procréation médicalement assistée est incohérente, en vue de démontrer le caractère disproportionné de l’ingérence dont elle se plaint.
190. Dans ses observations écrites et à l’audience, l’intéressée a notamment souligné qu’il était difficile de concilier la protection de l’embryon mise en avant par le Gouvernement avec, d’une part, la possibilité pour une femme de recourir légalement à un avortement thérapeutique jusqu’au troisième mois de grossesse et, d’autre part, l’utilisation par les chercheurs italiens de lignées cellulaires embryonnaires issues d’embryons ayant été détruits à l’étranger.
191. La Cour n’a point pour tâche d’analyser in abstracto la cohérence de la législation italienne en la matière. Pour être pertinentes aux fins de son examen, les contradictions dénoncées par la requérante doivent se rapporter à l’objet du grief qu’elle soulève devant la Cour, à savoir la limitation de son droit à l’autodétermination quant au sort à réserver à ses embryons (voir, mutatis mutandis, Olsson (no 1) précité, § 54, et Knecht, précité, § 59).
192. Quant aux recherches effectuées en Italie sur des lignées cellulaires embryonnaires importées issues d’embryons ayant été détruits à l’étranger, la Cour observe que, si le droit invoqué par la requérante de décider du sort de ses embryons est lié à son désir de contribuer à la recherche scientifique, il n’y a toutefois pas lieu d’y voir une circonstance affectant directement l’intéressée.
193. De surcroît, la Cour prend acte de l’information fournie par le Gouvernement au cours de l’audience, selon laquelle les lignées de cellules embryonnaires utilisées dans les laboratoires italiens à des fins de recherche ne sont jamais produites à la demande des autorités italiennes.
194. Elle partage l’opinion du Gouvernement selon laquelle la destruction volontaire et active d’un embryon humain ne saurait être assimilée à l’utilisation de lignées cellulaires issues d’embryons humains détruits à un stade antérieur.
195. Elle en conclut que, même à les supposer avérées, les incohérences de la législation alléguées par la requérante ne sont pas de nature à affecter directement le droit qu’elle invoque en l’espèce.
196. Enfin, la Cour constate que, dans la présente affaire, le choix de donner les embryons litigieux à la recherche scientifique résulte de la seule volonté de la requérante, son compagnon étant décédé. Or la Cour ne dispose d’aucun élément attestant que ce dernier, qui était concerné par les embryons en cause au même titre que la requérante à l’époque de la fécondation, aurait fait le même choix. Par ailleurs, cette situation ne fait pas non plus l’objet d’une réglementation sur le plan interne.
197. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas excédé en l’espèce l’ample marge d’appréciation dont il jouit en la matière et que l’interdiction litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
198. Il n’y a donc pas eu violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée au titre de l’article 8 de la Convention.
ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1 : l'embryon n'est pas un bien
1. Les principes dégagés par la jurisprudence de la Cour
211. La Cour rappelle que la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 129, CEDH 2004-V).
212. L’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour les biens actuels. Un revenu futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. En outre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut non plus être considéré comme un « bien », ni une créance conditionnelle qui se trouve caduque par suite de la non-réalisation de la condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII).
213. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004-IX).
2. Application en l’espèce des principes susmentionnés
214. La Cour relève que la présente affaire soulève la question préalable de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention aux faits en cause. Elle prend acte de ce que les parties ont des positions diamétralement opposées sur cette question, tout particulièrement en ce qui concerne le statut de l’embryon humain in vitro.
215. Elle estime toutefois qu’il n’est pas nécessaire de se pencher ici sur la question, délicate et controversée, du début de la vie humaine, l’article 2 de la Convention n’étant pas en cause en l’espèce. Quant à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour est d’avis qu’il ne s’applique pas dans le cas présent. En effet, eu égard à la portée économique et patrimoniale qui s’attache à cet article, les embryons humains ne sauraient être réduits à des « biens » au sens de cette disposition.
216. L’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’étant pas applicable en l’espèce, cette partie de la requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de celle-ci.
DES OPINIONS CONCORDANTES ET DISSIDENTES FORT INTÉRESSANTES SONT PUBLIÉES EN FIN D'ARRÊT.
UN ENFANT MORT NÉ EST UNE PERSONNE PROTÉGÉE PAR LA CONVENTION
Marić c. Croatie du 12 juin 2014 requête 50132/12
Violation de l'article 8 de la Convention : Appliquer à un enfant mort-né la procédure d’élimination des déchets hospitaliers était illégal.
La Cour relève que la question essentielle qui se pose en l’espèce n’est pas de savoir si M. Marić était en droit d’exiger telle ou telle cérémonie mortuaire, ou de choisir le lieu de la dernière demeure de son enfant, mais si l’hôpital était habilité à éliminer le cadavre de celui-ci comme il l’aurait fait de déchets hospitaliers, sans conserver la moindre trace de sa localisation.
La Cour observe que la question de savoir ce qu’il adviendrait du corps de l’enfant a été abordée avec une certaine ambiguïté par l’hôpital. Elle relève en particulier que l’infirmière responsable des restes mortels et le pathologiste de l’hôpital ont indiqué qu’il n’existait aucun document ou formulaire de consentement approprié à de telles circonstances, le droit interne ne comportant aucune disposition à cet égard. En conséquence, la Cour rejette la thèse selon laquelle M. Marić avait tacitement accepté, par un accord verbal, le traitement réservé au cadavre de son enfant. Elle relève d’ailleurs que le droit interne oblige les cimetières à enregistrer toutes les inhumations en mentionnant le lieu où les défunts sont enterrés.
En outre, elle observe que le Gouvernement n’a fait état d’aucune disposition propre à justifier la procédure employée pour l’élimination du cadavre de l’enfant, et que le droit interne n’autorise la procédure appliquée en l’espèce que pour les foetus des femmes enceintes de vingt-deux semaines au plus. En conséquence, elle fait sienne la conclusion du tribunal municipal de Split et de la Cour Suprême selon laquelle l’élimination du cadavre de l’enfant avec des déchets hospitaliers était contraire au droit interne pertinent. En outre, elle souligne que la conclusion du tribunal municipal de Split selon laquelle la procédure appliquée en pareil cas ne faisait pas l’objet d’une réglementation cohérente soulève la question de l’adéquation et de la cohérence du droit applicable en la matière.
En conséquence, la Cour conclut que le fait pour les autorités d’avoir éliminé en même temps que des déchets hospitaliers les restes mortels d’un enfant mort-né sans en laisser la moindre trace et sans savoir ce qu’il en est advenu n’était pas « prévu par la loi » et contrevient à l’article 8 de la Convention.
Grande Chambre DUBSKÁ ET KREJZOVÁ c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE du 15 novembre 2016 Requêtes nos 28859/11 et 28473/12
Non violation de l'article 8, le droit d'accoucher à domicile n'est pas protégé par la convention surtout quand un accouchement présente des risques qui doivent être traités dans une maternité.
1. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention
160. Les requérantes en l’espèce formulent leur grief sur le terrain de l’article 8 de la Convention et le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de cette disposition dans la procédure devant la Grande Chambre.
161. La Cour note que les requérantes souhaitaient se faire assister par une sage-femme pour accoucher à domicile. La question qui se pose en l’espèce est donc de savoir si le droit de décider des conditions d’un accouchement relève de l’article 8 (voir aussi le paragraphe 74 de l’arrêt de la chambre).
162. La Grande Chambre confirme que la notion de « vie privée » est une notion large (paragraphe 73 de l’arrêt de la chambre). Elle rappelle à cet égard avoir déclaré dans l’affaire Odièvre c. France ([GC], no 42326/98, § 29, CEDH 2003‑III) que « [l]a naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l’enfant, puis de l’adulte, garantie par l’article 8 de la Convention ». Par ailleurs, dans l’affaire Ternovszky (précitée, 14 décembre 2010), la Cour a dit que « les conditions dans lesquelles on donne la vie font indéniablement partie intégrante de la vie privée d’une personne aux fins de cette disposition ».
163. La Cour estime que, si l’article 8 ne peut être interprété comme conférant un droit d’accoucher à domicile en tant que tel, le fait qu’il soit impossible en pratique pour les femmes de se faire assister pour accoucher à leur domicile privé relève de leur droit au respect de la vie privée et, dès lors, de l’article 8. En effet, donner la vie est un moment unique et délicat dans la vie d’une femme. La mise au monde d’un enfant englobe des questions touchant à l’intégrité physique et morale, aux soins médicaux, à la santé génésique et à la protection des informations relatives à la santé. Ces questions, y compris le choix du lieu de l’accouchement, sont donc fondamentalement liées à la vie privée d’une femme et elles relèvent de cette notion aux fins de l’article 8 de la Convention.
2. Sur le point de savoir s’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle des obligations négatives ou des obligations positives de l’État
164. Les parties divergent sur la question de savoir s’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle d’une ingérence dans l’exercice par les requérantes des droits découlant de l’article 8 de la Convention ou sur le terrain de l’obligation positive pour l’État de protéger les droits des intéressées. En effet, la problématique centrale en l’espèce peut être envisagée soit sous l’angle d’une restriction de la liberté des requérantes de choisir les conditions de leur accouchement, qui s’analyserait en une ingérence dans leur exercice du droit au respect de la vie privée, soit sous celui d’un manquement de l’État à son obligation de mettre en place un cadre réglementaire approprié garantissant le respect des droits des personnes se trouvant dans la situation des requérantes et, ainsi, à son obligation positive de garantir le respect de leur vie privée (voir, mutatis mutandis, Hristozov et autres, précité, § 117).
165. Eu égard à la nature et à la teneur des griefs des requérantes, la Grande Chambre juge approprié de considérer – à l’instar de la chambre – que la présente espèce concerne une atteinte au droit pour les requérantes de recourir à l’assistance de sages-femmes pour accoucher à domicile. En effet, la loi faisait peser sur ces praticiennes des menaces de sanctions qui en pratique les dissuadaient de prêter pareille assistance. En tout état de cause, comme la Cour l’a déjà déclaré, les principes applicables à la justification au regard de l’article 8 § 2 sont comparables quelle que soit l’approche choisie pour l’analyse (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 88, CEDH 2011, avec d’autres références).
166. Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de l’article 8 de la Convention, la Cour doit rechercher si elle était justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre l’un ou l’autre des « buts légitimes » énumérés à l’article 8.
3. L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?
167. La Cour rappelle que toute atteinte à un droit garanti par la Convention doit avoir une base en droit interne. En outre, la « loi » doit être suffisamment accessible et énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite : en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (A, B et C c. Irlande, précité, § 220, avec d’autres références).
168. En l’espèce, les parties ne contestent pas que les dispositions juridiques internes qui constituent la base légale de l’ingérence litigieuse étaient accessibles aux requérantes. La Cour ne voit aucune raison d’en disconvenir.
169. En ce qui concerne la prévisibilité de ces dispositions, la Cour note tout d’abord que l’ordre juridique tchèque n’interdit pas l’accouchement à domicile en tant que tel. Elle observe ensuite que la loi sur les soins dans les établissements de santé privés, qui était en vigueur lorsque Mme Dubská a mis au monde son deuxième enfant, en avril 2011, réglementait les établissements de santé privés et prévoyait l’imposition de sanctions à tout prestataire de soins qui enfreindrait la loi, sans pour autant indiquer le montant de l’amende susceptible d’être infligée. La loi donnait compétence au ministère de la Santé pour définir les exigences relatives à l’équipement technique et matériel dont devaient être dotés les établissements de santé en question. Le ministère a donc pris l’arrêté no 221/2010 – en vigueur du 1er septembre 2010 au 31 mars 2012 – qui énonçait les conditions précises à remplir pour pouvoir exercer la profession de sage-femme de façon indépendante et définissait notamment trois catégories possibles de lieux d’exercice pour les sages-femmes : ceux où l’accouchement n’était pas autorisé, ceux où il était autorisé, et les lieux d’exercice et de contact qui devaient être dotés de mobilier adapté au travail de sage-femme et d’un téléphone portable. L’arrêté précisait également le contenu de la sacoche de la sage-femme (paragraphes 43-46 ci-dessus). Par ailleurs, la loi sur les professions paramédicales, qui était en vigueur lorsque chacune des deux requérantes a accouché et qui l’est encore à ce jour, a édicté les exigences relatives à la pratique indépendante du métier de sage-femme, donnant compétence au ministère de la Santé pour définir les activités des praticiennes. Le ministère a alors pris l’arrêté no 424/2004, plus tard remplacé par l’arrêté no 55/2011, d’après lesquels les sages-femmes pouvaient pratiquer seules certains actes comme les accouchements physiologiques, y compris des épisiotomies si nécessaire.
170. La loi sur les services médicaux est entrée en vigueur peu avant que Mme Krejzová donnât naissance à son troisième enfant, en mai 2012. Elle a abrogé la loi sur les soins dans les établissements de santé privés et l’arrêté no 221/2010. Elle énonce qu’une personne ne peut fournir des services de santé que si elle est titulaire de l’autorisation requise, excepté dans des situations particulières. Les établissements de santé visés dans l’autorisation doivent être dotés de l’équipement adapté aux services assurés, qui doit être précisé dans un arrêté du ministère de la Santé. Une personne qui dispense des soins de santé d’une manière non conforme à cette loi est passible d’une amende pour infraction à la loi, qui par ailleurs définit un certain nombre de sanctions concrètes. L’équipement essentiel dont doivent disposer les sages‑femmes dans les lieux où elles sont appelées à assister une parturiente est énoncé dans l’arrêté no 92/2012, qui indique notamment trois catégories distinctes de lieux d’exercice pour les sages‑femmes : ceux où l’accouchement n’est pas autorisé, ceux où il est autorisé, et les lieux d’exercice et de contact pour les soins infirmiers d’ordre gynécologique et obstétrical (voir aussi le paragraphe 82 de l’arrêt de la chambre).
171. La Cour admet que, si des doutes ont pu surgir quant à la clarté de certaines dispositions législatives en vigueur à l’époque pertinente, les requérantes – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – étaient néanmoins en mesure de prévoir à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce que leurs domiciles privés ne pouvaient satisfaire aux exigences en matière d’équipement énumérées successivement dans les deux textes réglementaires susmentionnés, et qu’en conséquence les dispositions en question ne permettaient pas à un professionnel de santé de fournir une assistance lors d’un accouchement prévu pour se dérouler à domicile.
En conséquence, l’ingérence litigieuse était prévue par la loi.
4. L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?
172. Contrairement aux requérantes, la Cour considère qu’il n’y a aucune raison de douter que la politique de l’État tchèque consistant à encourager les femmes à accoucher à l’hôpital, telle qu’elle ressort de la législation nationale pertinente, vise à protéger la santé et la sécurité de la mère et de l’enfant pendant et après l’accouchement.
173. On peut en conséquence affirmer que l’ingérence litigieuse poursuivait le but légitime de la protection de la santé et des droits d’autrui au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
5. L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?
174. Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, mutatis mutandis, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 124, CEDH 2014 (extraits)).
175. À cet égard, la Cour rappelle que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et reconnaît que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX, avec d’autres références).
176. En conséquence, c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il revient de se prononcer sur le point de savoir où se situe le juste équilibre à ménager lorsqu’elles apprécient la nécessité, au regard d’un intérêt général, d’une ingérence dans les droits des individus protégés par l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que, lorsqu’ils adoptent des lois visant à concilier des intérêts concurrents, les États doivent en principe pouvoir choisir les moyens qu’ils estiment les plus adaptés au but de la conciliation ainsi recherchée (Odièvre, précité, § 49, Van der Heijden c. Pays-Bas [GC], no 42857/05, § 56, 3 avril 2012).
177. S’il appartient aux autorités nationales d’évaluer en premier lieu la nécessité d’une ingérence, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de savoir si, dans telle ou telle affaire, l’ingérence était « nécessaire » au sens que l’article 8 de la Convention attribue à ce terme (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, Van der Heijden, précité, § 57).
178. Les autorités nationales jouissent en principe d’une certaine marge d’appréciation à cet égard. L’ampleur de cette marge dépend d’un certain nombre d’éléments déterminés par les circonstances de la cause. Cette marge est d’autant plus étroite que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux ou d’ordre intime qui lui sont reconnus. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est également restreinte. Lorsqu’au sein des États membres du Conseil de l’Europe il n’y a de consensus ni sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ni sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, surtout lorsque sont en jeu des questions morales ou éthiques délicates (Van der Heijden, précité, §§ 55-60, avec d’autres références, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 169, CEDH 2015, avec d’autres références).
179. Une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Stec et autres c. Royaume‑Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI, avec d’autres références, Shelley c. Royaume-Uni (déc.), no 23800/06, 4 janvier 2008, et Hristozov, précité, § 119).
180. Dans le cas d’espèce, la Cour est appelée à déterminer si l’impossibilité pratique où se sont trouvées les requérantes de se faire assister par un professionnel de santé pour accoucher à domicile a ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit des requérantes au respect de leur vie privée au regard de l’article 8 de la Convention et, d’autre part, l’intérêt de l’État à protéger la santé et la sécurité de l’enfant pendant et après l’accouchement, ainsi que la santé et la sécurité de la mère (paragraphe 174 ci-dessus). Autrement dit, la Cour doit rechercher si, en adoptant une législation qui ne permettait pas en pratique une telle assistance, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait.
181. Le Gouvernement soutient que l’État bénéficiait en l’espèce d’une ample marge d’appréciation. Les requérantes plaident qu’une approche répressive de l’accouchement à domicile risque de porter atteinte aux droits à la vie et à la santé des femmes et que, en rendant l’accouchement à domicile moins sûr pour les femmes, l’État peut mettre ces droits en péril. De plus, les intéressées estiment que le droit des femmes de décider des conditions de leur accouchement – droit qui à leurs yeux compense la limitation de leur droit à l’autodétermination dans un tel moment – n’autorise pas en principe d’autres restrictions au nom de la marge d’appréciation du Gouvernement, qui, selon elles, est nécessairement étroite en la matière. En outre, les requérantes considèrent que l’accouchement à domicile fait l’objet d’un consensus au sein des États membres, ce qui, d’après elles, est confirmé par l’avis d’experts internationaux sur la santé maternelle et l’importance de la présence de professionnels qualifiés auprès des parturientes. Pour les requérantes, l’existence de ce consensus européen devrait conduire à réduire la marge d’appréciation de l’État.
182. Si l’accouchement à domicile ne soulève pas en soi des questions morales et éthiques très délicates (voir, a contrario, A, B et C c. Irlande, précité), on peut dire néanmoins qu’il touche à un intérêt général important dans le domaine de la santé publique. De plus, la responsabilité de l’État en la matière implique nécessairement un plus large pouvoir pour celui-ci d’énoncer des règles sur le fonctionnement du système de santé, englobant les établissements de santé tant publics que privés. Dans ce contexte, la Cour observe que la présente affaire porte sur une question complexe de politique de santé exigeant une analyse par les autorités nationales de données spécialisées et scientifiques sur les risques respectifs de l’accouchement à l’hôpital et de l’accouchement à domicile. En outre, des considérations générales de politique sociale et économique entrent en jeu, notamment l’affectation de moyens financiers, dès lors qu’il peut s’avérer nécessaire de retirer des ressources budgétaires du système général des maternités pour les consacrer à la mise en place d’un cadre pour l’accouchement à domicile (voir, mutatis mutandis, Maurice, précité, § 84, avec d’autres références, et Stec et autres, précité, § 52).
183. D’autre part, et contrairement à ce que soutiennent les requérantes, la Cour estime qu’il ne se dégage pas au sein des États membres du Conseil de l’Europe de consensus en faveur de l’accouchement à domicile qui aurait pour corollaire un rétrécissement de la marge d’appréciation de l’État. Elle relève en particulier que l’accouchement programmé pour se dérouler à domicile est prévu par le droit interne et réglementé dans vingt États membres, mais que le droit de choisir ce mode d’accouchement n’est jamais absolu et reste toujours subordonné au respect de certaines conditions médicales. De plus, dans quinze de ces États seulement, une assurance maladie nationale prend en charge les accouchements à domicile. La Cour observe également que l’accouchement à domicile n’est pas réglementé ou est sous-réglementé dans vingt-trois autres États membres. Dans certains de ces pays, l’accouchement à domicile est pratiqué, mais sans cadre juridique et sans couverture médicale nationale. En outre, la Cour n’a pas relevé l’existence d’une législation qui interdise expressément l’assistance d’une sage-femme lors d’un accouchement à domicile. Dans un très petit nombre d’États membres parmi ceux étudiés, des sanctions disciplinaires ou pénales sont possibles mais semblent toutefois rarement infligées.
184. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que la marge d’appréciation à accorder aux autorités nationales en l’espèce doit être large, sans pour autant être illimitée. Elle doit en effet contrôler si, eu égard à cette marge d’appréciation, l’ingérence atteste d’une mise en balance proportionnée des intérêts concurrents en jeu (A, B et C c. Irlande, précité, § 238, avec une autre référence). Dans une affaire issue d’une requête individuelle, la Cour n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait une législation ou une pratique contestées, mais elle doit autant que possible se limiter, sans oublier le contexte général, à traiter les questions soulevées par le cas concret dont elle se trouve saisie (S.H. et autres c. Autriche, précité, §§ 91-92, avec d’autres références). Elle n’a donc pas à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales compétentes s’agissant de déterminer le meilleur moyen de réglementer les questions relatives aux conditions de l’accouchement. Elle doit plutôt rechercher, en se fondant sur le critère susmentionné du juste équilibre, si en l’espèce l’ingérence de l’État est compatible avec l’article 8 de la Convention.
185. Les requérantes en l’espèce avaient toutes deux exprimé le souhait d’accoucher à domicile avec l’assistance d’une sage-femme. La Cour reconnaît que, par l’effet des dispositions législatives en vigueur à l’époque des faits, les intéressées se sont trouvées dans une situation qui a lourdement pesé sur leur liberté de choix : elles étaient tenues soit d’accoucher à l’hôpital soit, si elles souhaitaient accoucher chez elles, de le faire sans l’aide d’une sage‑femme et, dès lors, avec les risques que cela comportait pour elles-mêmes et pour leur nouveau-né (voir aussi les paragraphes 93 et 95 de l’arrêt de la chambre). La Cour note à cet égard que, si aucun conflit d’intérêts n’oppose généralement une mère et son enfant, on peut considérer que certains choix opérés par les mères quant au lieu, aux conditions ou à la méthode d’accouchement engendrent un risque accru pour la santé et la sécurité des nouveau-nés, dont le taux de mortalité n’est pas négligeable – comme l’attestent les chiffres relatifs aux décès périnatals et néonatals – malgré tous les progrès accomplis en matière de soins médicaux (voir aussi le paragraphe 94 de l’arrêt de la chambre).
186. À cet égard, la Cour prend acte de l’argument du gouvernement défendeur, auquel souscrivent le gouvernement de la République de Croatie et celui de la République slovaque, consistant à dire que le risque pour les mères et les nouveau-nés (paragraphes 124 et 131 ci-dessus) est plus élevé en cas d’accouchement à domicile qu’en cas d’accouchement dans une maternité dotée de tout le personnel nécessaire et adéquatement équipée sur les plans technique et matériel, et que même si une grossesse se déroule sans complications et peut donc être tenue pour une grossesse « à faible risque », des difficultés inattendues peuvent survenir au moment de l’accouchement et nécessiter sur-le-champ une intervention médicale spécialisée, telle qu’une césarienne ou une assistance spéciale pour le nouveau-né. La Cour ajoute que l’ensemble des soins médicaux urgents qui sont nécessaires peuvent être assurés dans une maternité mais non dans le cadre d’un accouchement à domicile, même en présence d’une sage-femme (voir aussi le paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre). Sur ce point il y a lieu de noter que la République tchèque n’a pas mis en place de système d’assistance d’urgence spécialisée pour les accouchements à domicile. Contrairement à ce qu’affirment les requérantes (paragraphe 79 ci-dessus), la Cour estime que l’absence d’un tel système est de nature à accroître les risques pesant sur les femmes qui accouchent à domicile ainsi que sur leurs bébés.
187. Il ressort également des éléments dont la Cour dispose que, dans les États où l’accouchement à domicile est autorisé, certaines conditions préalables doivent être remplies : la grossesse doit être à « faible risque » ; il faut qu’une sage-femme qualifiée soit présente lors de l’accouchement et puisse déceler toute complication et, si nécessaire, faire transporter la mère à l’hôpital pendant le travail ; enfin, ce transfert doit être assuré dans un délai très court (voir aussi le paragraphe 96 de l’arrêt de la chambre). Par conséquent, et comme le soutiennent les requérantes, un accouchement à domicile sans l’assistance d’un professionnel de santé est de nature à accroître les risques pesant sur la vie et la santé de la mère et du nouveau‑né.
188. La Cour observe, comme le Gouvernement l’indique également, que les requérantes auraient pu choisir d’accoucher dans l’une des maternités locales, où leurs souhaits auraient en principe été pris en compte. Cependant, selon les observations des requérantes tirées de leur propre expérience (paragraphes 9 et 23 ci-dessus), il semblerait que dans nombre de ces hôpitaux les femmes enceintes sont admises et prises en charge sur les plans médical et médicamenteux dans des conditions discutables, et que dans plusieurs établissements locaux les souhaits des futures mères ne sont pas pleinement respectés (voir aussi le paragraphe 95 de l’arrêt de la chambre). Ces commentaires semblent confirmés en substance par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes qui, dans ses observations finales du 22 octobre 2010, s’est dit préoccupé par les conditions régnant lors des accouchements et dans les services d’obstétrique en République tchèque et a adressé au Gouvernement un certain nombre de recommandations en la matière (paragraphe 65 ci‑dessus ; voir aussi les paragraphes 56 et 95 de l’arrêt de la chambre).
189. La Cour considère qu’elle ne peut ignorer ces préoccupations pour déterminer si les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Par ailleurs, elle reconnaît que depuis 2014 le Gouvernement a pris des initiatives en vue d’améliorer la situation, notamment en créant un comité gouvernemental d’experts dans les domaines de l’obstétrique, du métier de sage-femme et des droits connexes des femmes. La Cour prend note également de la récente déclaration – publiée en août 2015 – de la Société tchèque de gynécologie et d’obstétrique (paragraphes 103-104 ci-dessus). Dans ce contexte, elle juge opportun d’inviter les autorités tchèques à poursuivre leurs progrès en assurant un suivi constant des dispositions juridiques pertinentes, de manière à veiller à ce qu’elles reflètent les avancées médicales et scientifiques tout en respectant pleinement les droits des femmes en matière de santé génésique, notamment en garantissant des conditions adéquates aux patientes comme au personnel médical des maternités de tout le pays.
190. En conclusion, et eu égard à la marge d’appréciation de l’État (paragraphe 184 ci-dessus), la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par les requérantes du droit au respect de leur vie privée n’était pas disproportionnée.
191. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
L'ERREUR MÉDICALE DURANT L'ACCOUCHEMENT
Ulusoy c. Turquie du 25 juin 2019 requête n° 54969/09
Article 8 : Absence d’enquête effective concernant des allégations de négligences médicales relatives à un nouveau-né atteint d’un handicap permanent
Dans cette affaire, M. et Mme Ulusoy imputaient le handicap permanent et irréversible de leur fils à des négligences médicales ayant eu lieu durant la phase prénatale et l’accouchement. Ils se plaignaient également de l’absence d’enquête effective à propos de leurs allégations.
La Cour examine ces griefs sous l’angle de l’article 8 qui couvre les questions liées à la protection de l’intégrité morale et physique des individus dans le contexte des soins médicaux prodigués.
Concernant le volet procédural (enquête sur les allégations de négligences médicales), la Cour juge qu’aucune autorité n’a été capable d’apporter une réponse cohérente et scientifiquement fondée concernant les allégations et les plaintes des requérants, et d’apprécier l’éventuelle responsabilité des professionnels de la santé en toute connaissance de cause.
Concernant le volet matériel (protection de l’intégrité morale et physique des individus dans le contexte des soins médicaux prodigués), la Cour relève que les griefs des requérants portent de manière générale sur une mauvaise évaluation des risques prénataux et de ceux liés au travail de l’accouchement. La Cour estime donc que l’affaire a pour objet principal des allégations de simples erreurs ou négligences médicales. À cet égard, rappelant sa jurisprudence Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal2 , elle précise que les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place et la mise en œuvre effectives d’un cadre réglementaire propre à protéger les patients. Elle constate ensuite que le cadre réglementaire en vigueur à l’époque des faits ne révèle pas en tant que tel un manquement de la part de l’État.
CEDH
a. Principes généraux
82. La Cour a déjà rappelé qu’entrent dans le champ de l’article 8 de la Convention les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus, tout comme celles relevant du droit à la santé de ces derniers (paragraphe 64 in fine ci-dessus) et qu’en la matière les principes dégagés de l’article 2 relativement à la protection de la vie des malades valent sans conteste (voir, par exemple, Trocellier, décision précitée, Gecekuşu c. Turquie (déc.), no 28870/05, 25 mai 2010, Dossi et autres c. Italie (déc.), no 26053/07, 12 octobre 2010, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et Erdinç Kurt et autres, précité, § 51).
Partant, c’est sur l’enseignement qui se dégage de l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal ([GC], no 56080/13, 19 décembre 2017) sur le terrain de l’article 2 qu’il échet de s’aligner dans la présente affaire. Aussi la Cour se réfère-t-elle d’emblée aux principes qui y sont énoncés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 164 à 184) et, notamment, à la clarification qui y est proposée quant à l’approche jurisprudentielle adoptée jusqu’à présent dans le domaine de négligences médicales (ibidem, §§ 186 à 196).
83. À cet égard, il convient derechef de rappeler que, dans le contexte d’allégations de négligence médicale, la Cour a toujours souligné que, dès lors qu’un État contractant avait pris les dispositions nécessaires pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de l’intégrité tant physique que psychique des patients, des questions telles qu’une erreur de jugement de la part des professionnels de la santé ou une mauvaise coordination entre ceux-ci dans le cadre du traitement d’un patient en particulier ne suffisaient pas en elles‑mêmes à obliger cet État à rendre des comptes au titre des obligations positives que l’article 8 de la Convention fait peser sur lui. En la matière, les obligations positives matérielles sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers et les professionnels de la santé, qu’ils relèvent du droit public ou privé, à adopter les mesures appropriées pour protéger l’intégrité des patients. Il s’ensuit que, même lorsque la négligence médicale a été établie, la Cour ne conclura normalement à la violation du volet matériel de l’article 8 – de même que de l’article 2 (voir, par exemple, Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent, et Erdinç Kurt et autres, précité, § 53) – que si le cadre réglementaire applicable ne protégeait pas dûment les patients, ou bien si des mesures nécessaires pour assurer la mise en œuvre effective de la réglementation en place n’avaient pas été prises (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 166, 168, 186 à 189).
84. Sinon, c’est dans des circonstances tout à fait exceptionnelles que la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain du volet matériel de l’article 8 à raison des actions et omissions des prestataires de santé. Le premier type de circonstances exceptionnelles survient dans le cas où l’on a sciemment mis en danger la vie d’un patient en lui refusant l’accès à un traitement vital ; le second type de circonstances exceptionnelles correspond aux situations où un patient n’a pas eu accès à un tel traitement en raison d’un dysfonctionnement systémique ou structurel dans les services hospitaliers, et où les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de ce risque et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour empêcher qu’il ne se réalise (ibidem, §§ 190 à 192, 194 à 196).
85. Certes, les faits d’une cause donnée ne permettent pas toujours de distinguer aisément les affaires de simples négligences médicales de celles où il y a eu un refus d’accès à un traitement, imputable soit au personnel médical soit à un problème structurel, notamment parce que plusieurs facteurs difficiles à cerner peuvent parfois se combiner pour conduire à la situation déplorée en l’occurrence (ibidem, § 193).
D’ailleurs, la Cour est parfois amenée à considérer les requérants comme ayant fait tout ce qui était en leur pouvoir pour étayer prima facie leurs doléances tirées d’un tel refus, estimant qu’ils ne sont souvent pas en mesure de soumettre des éléments de preuve plus tangibles susceptibles de démontrer concrètement qu’ils avaient été victimes d’une situation exceptionnelle – au sens précédemment décrit (paragraphe 84 ci-dessus) – où la faute alléguée allait au-delà d’une simple erreur ou négligence (mutatis mutandis, Aydoğdu, précité, § 89).
86. En pareils cas, la Cour considère généralement qu’il convient d’examiner les événements litigieux sous l’angle du volet procédural, en recherchant si les mécanismes existants permettaient de faire la lumière sur le cours des circonstances factuelles et ainsi de soumettre celles-ci à un contrôle public (voir, par exemple, Trzepalko c. Pologne (déc.), no 25124/09, § 24, 13 septembre 2011, Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 54, 23 mars 2010, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, §§ 69 et 70, 16 février 2010, Rinkūnienė c. Lituanie (déc.), no 55779/08, 1er décembre 2009, Zafer Öztürk c. Turquie, no 25774/09, § 46, 21 juillet 2015, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 172), l’enjeu étant souvent de vérifier si l’impossibilité pour elle d’aboutir à des constatations de fait définitives sous l’angle du volet matériel n’est pas résultée de l’absence d’une réaction adéquate des autorités judiciaires (Aydoğdu, précité, § 102).
b. Application de ces principes au cas d’espèce
87. La Cour constate qu’en l’espèce les requérants n’allèguent ni explicitement ni implicitement que le handicap permanent dont souffre leur fils a été provoqué intentionnellement, ni que celui-ci a été victime d’un dysfonctionnement systémique ou structurel touchant les établissements hospitaliers impliqués dans cette affaire. Aucun élément vérifiable ne laisse non plus à penser que les professionnels de la santé mis en cause, à savoir Ö.Ş., S.K., T.M.P., A.İ.Y. et K.A, les ont sciemment privés de l’accès à des traitements d’urgence ou que les fautes prétendument commises par eux sont allées au-delà de simples erreurs ou négligences médicales (paragraphe 84 ci‑dessus, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 197 à 202).
Si les requérants ont soutenu que les médecins de l’hôpital ont refusé de prodiguer les soins nécessaires, parce qu’ils voulaient être consultés dans leurs cabinets privés et être payés pour ce faire (paragraphe 69 ci‑dessus), cette assertion – qui, au demeurant, n’a pas été formulée devant les instances nationales – n’est aucunement vérifiable. Par ailleurs, si les requérants ont aussi affirmé devant le Conseil d’État que le fait de confier un tel accouchement à risque à une sage-femme était contraire à la réglementation (paragraphe 42 in fine ci-dessus), il s’agit là d’un point que les intéressés, en omettant de se référer aux règles qui auraient été méconnues, n’ont pas dûment étayé devant la Cour.
Rien ne donne donc à penser que les circonstances de la cause relèvent d’une situation exceptionnelle qui aurait appelé une analyse autre que la suivante.
88. En fait, les griefs des requérants portent de manière générale sur une mauvaise évaluation des risques prénataux et de ceux liés au travail de l’accouchement. La présente affaire a alors pour objet principal des allégations de simples erreurs ou négligences médicales, et, partant, les obligations positives matérielles pesant sur la Turquie se limitent à la mise en place et la mise en œuvre effectives d’un cadre réglementaire propre à protéger les patients (paragraphe 83 ci-dessus).
Or il ne ressort pas du dossier que le cadre réglementaire en vigueur à l’époque des faits révélait en tant que tel un manquement de la part de l’État, et les requérants ne dénoncent d’ailleurs aucune défaillance de ce type.
89. Partant, il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention sous son volet matériel.
2. Sur le volet procédural
a. Principes généraux
90. De même que l’article 2 de la Convention, l’article 8 implique également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace – tant en théorie qu’en pratique – et indépendant permettant d’établir la cause des atteintes à l’intégrité d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou du secteur privé et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (voir, entre autres, Erdinç Kurt et autres, précité, §§ 54 et 55 ; voir aussi, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 192 et 195, 9 avril 2009, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 214 et 216).
91. Dans certains cas exceptionnels, tels que ceux mentionnés précédemment (paragraphe 84 ci-dessus), un mécanisme de répression pénale devrait exister pour que cette obligation procédurale soit respectée. Toutefois, si l’atteinte à l’intégrité de la personne n’est pas volontaire, ladite obligation n’exige pas nécessairement un recours de nature pénale ; aussi, dans le contexte spécifique des négligences médicales – telles que celles en cause en l’espèce (paragraphe 88 ci-dessus) –, pareille obligation peut-elle être remplie également si le système juridique en question offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles ou administratives, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales ; de même, des mesures disciplinaires peuvent être envisagées à cet égard (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, Aydoğdu, précité, § 79, Erdinç Kurt et autres, précité, § 56, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 215, ainsi que les références qui y figurent).
92. À ce sujet, il convient néanmoins de rappeler que, là où il existe plusieurs voies de recours possibles, la personne lésée peut choisir celle qui lui paraît la plus appropriée pour son grief principal (voir, parmi d’autres, Elberte c. Lettonie, no 61243/08, § 85, CEDH 2015). Elle peut aussi faire usage de plusieurs voies de droit disponibles, y compris la voie pénale, à cette différence que, dans les affaires de simple négligence médicale, les autorités ne sont pas forcément tenues d’ouvrir d’office une enquête. C’est lorsque les intéressés engagent une telle procédure pénale que les obligations procédurales peuvent donc entrer en jeu (Šilih, précité, § 156, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 220). Cela est important, car même si l’exercice d’une voie répressive n’est pas privilégié dans le contexte des négligences médicales, une telle voie pourrait néanmoins suffire à satisfaire à l’obligation procédurale dont il s’agit, si elle était finalement jugée effective (Šilih, précité, § 202, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 232).
Dans l’hypothèse de recours multiples, la question est donc de savoir si, dans les circonstances concrètes de la cause, l’ordre juridique interne dans son ensemble a permis de traiter l’affaire comme il convient (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 86, 17 janvier 2008, Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 107, 18 décembre 2012, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 225).
93. Dans tous les cas, le système mis en place pour déterminer la cause de l’atteinte à l’intégrité de la personne se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé doit être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi l’indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements de toutes les parties chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure devant conduire à établir la cause de l’atteinte incriminée (voir, mutatis mutandis, Bajić c. Croatie, no 41108/10, § 90, 13 novembre 2012).
Cette exigence est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de recueillir des expertises médicales (voir, par exemple, Barabanchtchikov c. Russie, no 36220/02, § 59, 8 janvier 2009, et Karpisiewicz c. Pologne (déc.), no 14730/09, 11 décembre 2012), car il est très probable que les rapports des médecins experts pèsent d’un poids déterminant dans l’appréciation que fera le tribunal de questions hautement complexes de négligence médicale, ce qui leur confère un rôle particulièrement important dans la procédure (Sara Lind Eggertsdóttir c. Islande, no 31930/04, § 47, 5 juillet 2007, Bajić, précité, § 95, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 217).
b. Application de ces principes au cas d’espèce
94. La Cour note que, en cas de négligences médicales commises dans le cadre du secteur public, le droit turc en vigueur à l’époque des faits prévoyait, outre la possibilité d’obtenir l’ouverture d’une procédure pénale, la faculté de saisir les tribunaux administratifs d’une action de pleine juridiction contre le ministère de la Santé, dont relevaient les personnes et l’hôpital mis en cause en l’espèce. De plus, il était possible de solliciter, entre autres, le même ministère aux fins de la conduite d’une enquête administrative susceptible de faire établir la responsabilité disciplinaire des professionnels concernés.
95. L’ordre juridique turc offrait donc aux requérants des voies de droit qui, en théorie, satisfaisaient aux exigences à respecter au titre des obligations procédurales découlant de l’article 8 de la Convention. Les requérants ont d’ailleurs fait usage de tous les moyens susmentionnés. Il convient donc de rechercher si les procédures y afférentes dans leur ensemble ont permis de traiter leur affaire de manière adéquate (paragraphe 92 in fine ci-dessus).
i. Les procédures à caractère répressif
96. En ce qui concerne la procédure disciplinaire déclenchée le 26 février 2003 (paragraphe 18 ci-dessus), la Cour observe que celle-ci s’est clôturée par un classement sans suite, sur le fondement d’un rapport d’expertise établi par l’adjoint E.M. (paragraphe 19 ci-dessus). Ce rapport, préparé avec la participation de l’obstétricien A.G. et le pédiatre M.G. (paragraphe 24 ci‑dessus), a également été au centre de l’enquête pénale, qui n’a pu aboutir du fait du régime imposé par la loi no 4483 (paragraphe 46 ci-dessus).
97. À cet égard, il suffit à la Cour de rappeler qu’elle a systématiquement critiqué et maintes fois sanctionné ce régime imposé par la loi no 4483 à raison du manque d’indépendance des organes d’enquête appelés à le mettre en œuvre (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, § 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53‑57, 29 septembre 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 114, 4 octobre 2011, et Karahan c. Turquie, no 11117/07, § 45, 25 mars 2014), de l’impossibilité pour les justiciables de participer effectivement aux investigations y afférentes (Işıldak c. Turquie, no 12863/02, §§ 54 à 56, 30 septembre 2008) ainsi que de l’inadéquation du contrôle judiciaire effectué sur les décisions desdits organes (Kanlıbaş c. Turquie, no 32444/96, § 49, 8 décembre 2005, Sultan Öner et autres c. Turquie, no 73792/01, § 143, 17 octobre 2006, Uyan c. Turquie (no 2), no 15750/02, § 49, 21 octobre 2008, et Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, § 25, 14 avril 2009).
Aucune circonstance particulière ne permet à la Cour de se départir de ces conclusions dans la présente affaire et, à l’instar de ce qu’elle a déjà réaffirmé dans son arrêt Aydoğdu (précité, § 90) et plus récemment dans l’arrêt Asma c. Turquie (no 47933/09, § 86, 20 novembre 2018), elle considère qu’il s’agit là d’un problème structurel constitutif en soi d’une méconnaissance des obligations procédurales en jeu en l’espèce.
98. À cela s’ajoute de surcroît la circonstance que les experts qui ont eu un rôle prépondérant dans la clôture des enquêtes à caractère répressives, à savoir E.M., A.G. et M.G. (paragraphe 96 ci-dessus), n’étaient personnes autres que des médecins en poste dans l’hôpital où travaillaient S.K., T.M.P., A.İ.Y. et K.A., les professionnels de la santé mis en cause. Cela va assurément à l’encontre de l’exigence d’indépendance tant formelle que concrète à laquelle les procédures d’expertise doivent impérativement répondre (paragraphe 93 ci-dessus).
99. Eu égard à ces défaillances, la Cour considère que les procédures répressives, pénale et disciplinaire, menées en l’espèce n’ont pas été effectives aux fins de l’article 8 de la Convention.
ii. L’action administrative de pleine juridiction
100. Il reste donc à examiner l’action de pleine juridiction engagée devant les juridictions administratives, cette procédure étant, au demeurant, celle qui était la plus appropriée (Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 234 et 235), et les observations des parties portant d’ailleurs essentiellement sur cette procédure.
101. Nonobstant la complexité des circonstances factuelles de la présente cause, la situation au cœur du litige se résume au fait qu’en l’espèce les questions auxquelles l’Institut médicolégal était chargé de répondre se confondaient avec celles que les juridictions administratives devaient trancher pour se prononcer sur les négligences médicales alléguées. Les juges ont estimé que le rapport d’expertise, ayant conclu à l’absence d’une quelconque faute imputable aux mis en cause, suffisait pour asseoir leurs décisions ; ce faisant, ils ont ainsi conféré un poids prépondérant à ce rapport. Ainsi, les requérants ont été déboutés sur le fondement dudit rapport, après avoir vu leurs demandes motivées de nouvelle expertise être écartées.
102. La Cour prend note de la position du Gouvernement, qui soutient que le rapport d’expertise en question était exempt de toute critique. Selon le gouvernement défendeur, le conseil d’experts, composé d’éminents spécialistes, a accompli sa mission « conformément à la loi », et ce avec la contribution décisive du professeur R.M., enseignant en gynécologie-obstétrique, avant de conclure que le tableau clinique de Mehmet était lié à un retard de croissance intra-utérine.
Pour la Cour, toutefois, plutôt que de rechercher si ces spécialistes ont travaillé « conformément à la loi », il échet d’apprécier s’ils peuvent passer pour avoir dûment examiné les questions soumises à leur évaluation scientifique.
103. En l’espèce, l’Institut médicolégal avait été missionné pour rechercher si le tableau clinique de Mehmet « était résulté d’actes fautifs commis avant et après la naissance ». Cela ressort de son rapport même (paragraphe 32 ci-dessus), ce qui cadre d’ailleurs avec la demande introductive d’instance des requérants, dans laquelle ceux-ci avaient dénoncé l’existence de fautes lourdes de service, commises, selon eux, « avant et après l’accouchement » (paragraphe 31 ci-dessus).
104. Dans son rapport, l’Institut médicolégal concluait qu’il n’y avait « pas de preuves médicales suffisantes pour établir un lien de causalité entre le tableau clinique actuel et l’acte d’accouchement ». Cette conclusion était motivée par deux éléments distincts.
Premièrement, selon l’Institut médicolégal, la croissance de Mehmet s’était avérée normale pendant les cinq mois ayant suivi la naissance, et que l’enfant n’avait pas présenté les caractéristiques propres à un manque d’oxygénation cérébrale lors de l’accouchement.
Deuxièmement, d’après lui, les lésions ischémiques observées sur les épreuves d’IRM pouvaient aussi bien résulter d’un sepsis néonatal, et non pas forcément du processus d’accouchement.
105. La Cour d’observe objectivement que cette expertise était limitée à la recherche d’un lien de causalité entre le tableau clinique de Mehmet et un éventuel traumatisme pendant l’accouchement. Elle ne comportait aucune évaluation médicale relativement au moyen que les requérants tiraient du choix du corps médical, selon eux erroné, d’imposer un accouchement à risque par voie basse, aux mains d’une sage-femme, au lieu d’envisager une césarienne qui aurait pu minimiser les menaces pesant sur la santé du fœtus. Elle ne contenait pas non plus une réponse quant au moyen que les requérants avaient tiré de l’absence, au stade prénatal, d’une prise en charge médicale susceptible de prévenir les risques inhérents au syndrome de pré-éclampsie (paragraphes 42 et 68 à 70 ci-dessus).
106. Aussi, d’après les requérants, le rapport d’expertise versé au dossier était-il insatisfaisant au regard des questions sur lesquelles il était censé apporter un éclairage technique (voir, mutatis mutandis, Eugenia Lazăr, précité, §§ 82 à 85, et Erdinç Kurt et autres, précité, § 68).
107. Il n’appartient certainement pas à la Cour de critiquer, en tant que telles, les conclusions de l’Institut médicolégal en se livrant, à partir des renseignements médicaux dont elle pourrait disposer, à des conjectures sur leur caractère correct d’un point de vue scientifique (Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, § 77, 30 juin 2015, Aydoğdu, précité, § 92, Erdinç Kurt et autres, précité, § 63, et les références qui y sont citées).
D’un autre côté, la Cour reconnaît aussi que le devoir d’appréciation, par les tribunaux, de rapports d’expertises médicales ne peut aller jusqu’à imposer des charges inutiles ou disproportionnées à l’État dans l’exécution de ses obligations positives découlant de l’article 8 (voir, par exemple, Altuğ et autres, précité, §§ 77-86, 30 juin 2015, et Erdinç Kurt et autres, précité, § 63). L’intensité du travail d’évaluation à laquelle doivent se livrer les tribunaux doit donc être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature de la question médicale posée, de sa complexité et, en particulier, du point de savoir si la partie demanderesse était en mesure de formuler des allégations concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse d’experts médicaux chargés de fournir un rapport (voir, par exemple, Altuğ et autres, et Erdinç Kurt et autres, précités, ibidem).
108. En la matière, dans l’affaire Lopes de Sousa Fernandes, la Grande Chambre a mis l’accent sur la question de savoir si un justiciable a bien eu la possibilité de participer activement aux différentes procédures et s’il a pu faire usage de ses droits procéduraux pour influer sur leur issue, faute de quoi il risquerait de se trouver placé dans une situation procédurale désavantageuse par rapport aux établissements de santé ou aux médecins dans le cadre de l’une quelconque des voies de droit exercées (arrêt précité, § 226).
109. Il y va, en effet, du respect du contradictoire, et plus particulièrement du principe, dégagé d’abord de l’article 6 de la Convention, selon lequel, une expertise médicale – en ce qu’elle ressortit à un domaine technique échappant à la connaissance des juges – est susceptible d’influencer de manière prépondérante leur appréciation des faits et constitue un élément de preuve essentiel qui doit pouvoir être « efficacement » commenté par les parties au litige (voir, par exemple, mutatis mutandis, Feldbrugge c. Pays-Bas, 29 mai 1986, § 44, série A no 99, Mantovanelli c. France, 18 mars 1997, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Cottin c. Belgique, no 48386/99, §§ 29 à 32, 2 juin 2005).
110. Il s’ensuit que, pour la Cour, c’est l’examen de la réaction donnée face aux contestations des requérants qui est donc capital dans la présente affaire.
En l’espèce, elle observe que les requérants, qui, déjà, n’avaient pas pu participer à la désignation des experts ni à l’établissement des questions à leur adresser en raison des spécificités de la procédure administrative turque, n’auraient pu faire entendre leur voix de manière effective qu’indirectement, après le dépôt du rapport en cause. Or, ils se sont également heurtés à une pratique apparemment empreinte de réserves quant à la suite donnée aux demandes de contre-expertise dans les litiges liés au service de la santé et impliquant la consultation de l’Institut médicolégal, étant entendu que parmi la trentaine d’exemples de décisions rendues par le Conseil d’État, aucun ne concerne un litige lié aux dysfonctionnements du service de la santé ou une expertise médicale effectuée par l’Institut médicolégal (paragraphe 51 in fine ci-dessus).
111. Ainsi, en dépit du caractère incomplet du rapport litigieux et des contestations pertinentes des requérants (paragraphe 39 ci-dessus), le TAM n’a pas estimé utile de faire droit à la demande de nouvelle expertise formulée par ceux-ci.
Le Conseil d’État a, lui aussi, ignoré la demande tendant à l’obtention d’un nouveau rapport, à l’appui de laquelle les requérants avaient présenté bon nombre d’arguments circonstanciés (paragraphes 41 et 42 ci-dessus) (voir, pour une situation comparable, Erdinç Kurt et autres, précité, §§ 69 et 70), faisant ainsi le choix de se départir de sa jurisprudence établie en la matière, sans pour autant en exposer les raisons (paragraphe 47 in fine ci‑dessus).
La Cour relève que ces deux décisions ne recèlent aucune allusion à un quelconque obstacle qui aurait empêché les tribunaux de pousser leur examen plus loin, dans le sens demandé par les requérants (Benderskiy c. Ukraine, no 22750/02, § 44, 15 novembre 2007).
112. À cet égard, la Cour est prête à admettre que la disparition du dossier médical de la requérante ait pu constituer un tel obstacle à l’établissement de la vérité. Elle note, à ce propos, que, d’après le Gouvernement, un tel dossier avait bien été « tenu par les médecins concernés et remis au service des archives de l’hôpital », mais avait été égaré lors du réaménagement des archives, effectué en 2002 (paragraphe 23 ci‑dessus).
113. À ce sujet, il suffit de renvoyer aux informations détaillées fournies par le Gouvernement quant aux conséquences judiciaires de la perte, fût-elle inexpliquée, du dossier d’un patient (paragraphes 52 à 59 ci-dessus). L’on peut clairement en déduire que, en droit turc, pareil incident emporte violation de la réglementation en matière de conservation des archives médicales et que, selon le Conseil d’État, il constitue une faute lourde dans la gestion du service public de la santé, nécessitant un dédommagement, dans la mesure où l’absence d’un constat de la responsabilité de l’administration résulte de la perte de données médicales, et où, de ce fait, les personnes lésées ne pourront plus jamais connaître la vérité les concernant.
114. Il est aussi remarquable que les faits constamment sanctionnés par le Conseil d’État à ce titre (voir les exemples fournis aux paragraphes 56 à 59 ci-dessus) soient quasi identiques à ceux relevés dans la présente affaire. Or les jugements rendus en l’espèce ne disent rien sur une quelconque responsabilité de l’administration du fait de la perte du dossier médical de la requérante, incident qui, comme le Conseil d’État le conçoit, constituait, a priori, non seulement une faute lourde de service, mais aussi une entrave au contrôle juridictionnel de la question de savoir si le ministère était responsable ou non du préjudice causé aux requérants.
S’il y avait donc eu, en l’occurrence, une possibilité de redresser autant que faire se peut la violation alléguée, c’est sans motif que cette occasion n’a pas non plus été saisie.
115. En bref, la procédure administrative incriminée en l’espèce a été elle aussi ineffective au regard des obligations procédurales découlant de l’article 8 de la Convention.
iii. Conclusion
116. La Cour n’a pas à chercher à combler les manquements observés précédemment en tentant de spéculer sur l’issue qu’auraient pu avoir les procédures répressives et/ou administrative si les questions scientifiques soulevées en l’espèce avaient été dûment examinées ou réexaminées et les répercussions liées à la perte des informations médicales concernant la requérante dûment évaluées.
Ce qu’il importe est de souligner qu’en fin de compte nulle autorité n’a été capable d’apporter une réponse cohérente et scientifiquement fondée aux allégations et aux plaintes des requérants, et d’apprécier l’éventuelle responsabilité des professionnels de la santé en toute connaissance de cause.
Dans leurs décisions, les juridictions nationales se sont fondées sur des rapports officiels établis, soit au mépris de l’exigence d’indépendance, soit éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante les questions centrales qui devaient être tranchées.
En dernier lieu, malgré tout, les juridictions administratives ont rejeté les oppositions des requérants en faisant abstraction de leurs arguments, sinon décisifs, du moins principaux, lesquels exigeaient pourtant des réponses spécifiques et explicites (voir, pour des cas comparables, Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, §§ 84 et 85, 27 janvier 2015, Altuğ et autres, précité, §§ 77 à 86, 30 juin 2015, Aydoğdu, précité, § 100, et Erdinç Kurt et autres, précité, § 63).
117. Dans ces conditions, la Cour considère que, face à des griefs défendables dans le cadre duquel les requérants alléguaient que des négligences médicales avaient abouti au handicap irréversible de leur fils, le système national dans son ensemble n’a pas apporté une réponse adéquate conformément à l’obligation que l’article 8 de la Convention faisait peser sur la Turquie.
Partant, il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.
ERYİĞİT c. TURQUIE du 10 avril 2018 Requête no 18356/11
Article 8 : La requérante est enceinte. Elle est diganostiquée comme attendant des jumeaux. Le jour de la naissance, elle subit une césarienne. un seul enfant lui est donné. Où est passé l'autre enfant ? Le couple font un recours interne. Il apparaît qu'il n'y a qu'un seul enfant. Ce serait une erreur de diagnostique. La CEDH condamne pour délai non raisonnable de la procédure durant près de douze années.
LA CEDH
1. Sur le non-respect du délai de six mois
28. Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois en ce qui concerne la voie pénale. Il allègue que la procédure a pris fin le 18 septembre 1998, date à laquelle le procureur a rendu un non-lieu.
29. D’emblée, la Cour note que, en tout état de cause, pour les raisons exposées plus loin (paragraphes 35 et 36 ci-dessous), la voie pénale n’étant pas celle pertinente dans le cas d’espèce, la voie administrative d’indemnisation était celle qu’il fallait privilégier. Dans ce cadre, elle constate que les requérants ont introduit la présente requête dans les six mois à compter de la dernière décision interne définitive, à savoir l’arrêt du Conseil d’État rendu le 20 juillet 2010 (paragraphe 20 ci-dessus).
2. Sur la qualité de victime
30. Par ailleurs, le Gouvernement avance que la première requérante n’a plus la qualité de victime au motif que les tribunaux internes lui auraient accordé des dommages-intérêts et que ceux-ci lui auraient effectivement été versés le 31 décembre 2010. Quant aux autres requérants, il estime que, eu égard à ce qui a été subi par la première requérante, ceux-ci n’ont pas la qualité de victime.
31. Les requérants déplorent une méconnaissance de leur droit à la vie privée et familiale en raison de la prétendue disparition d’un éventuel second nouveau-né consécutivement à l’accouchement par la première requérante d’un nouveau-né unique malgré un diagnostic de grossesse gémellaire. Ils prétendent que contrairement aux allégations du Gouvernement, les tribunaux n’ont pas approfondi leurs recherches sur la question et dénoncent l’insuffisance du montant qui leur a été accordé au titre de leur préjudice matériel. Ils soutiennent par ailleurs que lesdits tribunaux auraient dû indemniser chacun des requérants et non pas uniquement la première requérante.
32. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, l’intégrité physique de la personne relève incontestablement de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, §§ 22‑27, série A no 91, et Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 34, série A no 247‑C).
33. Aux engagements plutôt négatifs contenus dans l’article 8 précité peuvent s’ajouter, comme pour d’autres dispositions de la Convention, des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis (voir, parmi beaucoup d’autres, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 157, CEDH 2005‑X).
34. Dans ce contexte, il convient de rappeler que, si l’atteinte au droit à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation susmentionnée d’instaurer un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII, et Trocellier, décision précitée). En la matière, la Cour a déjà dit que, en droit turc, la voie à emprunter par les requérants est, en principe, de nature civile ou administrative (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, et Bilsen Tamer et autres c. Turquie (déc.), no 60108/10, 26 août 2014), selon que le service de santé mis en cause relève du secteur privé ou du secteur public.
35. En l’occurrence, l’hôpital en question étant un établissement public et le personnel médical mis en cause relevant de la fonction publique, la voie administrative de réparation était à privilégier, seule ou conjointement avec le recours exercé devant les instances pénales (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, et Karakoca, décision précitée).
36. En l’espèce, les requérants ont usé de deux voies de droit : la voie pénale et la voie de réparation devant les juridictions administratives. Même si la procédure pénale s’est soldée par un non-lieu, les requérants ont eu accès à une procédure administrative permettant l’examen de la responsabilité du personnel hospitalier et, le cas échéant, l’obtention d’une compensation.
37. Par ailleurs, la Cour observe que, dans le cadre de l’enquête judiciaire dirigée contre le personnel médical, deux rapports médicaux et un rapport d’inspection ont été rendus pour déterminer s’il était question d’une grossesse gémellaire et, dans l’affirmative, quel avait été le sort de l’éventuel second nouveau-né. Le rapport médical émanant de l’hôpital SSK de Göztepe et le rapport d’inspection concluaient tous deux que, en posant un diagnostic de grossesse multiple, le personnel hospitalier avait commis une erreur, mais n’était aucunement impliqué dans un quelconque acte d’enlèvement sur un éventuel second nouveau-né.
38. La Cour relève également que les rapports susmentionnés ont été versés au dossier de l’action de plein contentieux devant le tribunal administratif. Dans le cadre de l’action intentée par les requérants pour obtenir un dédommagement, les tribunaux ont établi que la première requérante n’était pas enceinte de jumeaux mais d’un seul enfant, qu’il s’agissait d’un mauvais diagnostic en série dans la mesure où le diagnostic d’un premier hôpital avait été repris, sans être dûment vérifié, par le personnel des autres hôpitaux qui avaient successivement accueilli la première requérante. Enfin, ils ont reconnu la détresse que l’erreur ainsi commise a créée chez l’intéressée et, estimant que la faute était attribuable à l’administration, ils ont accordé des dommages-intérêts pour le préjudice moral qu’elle avait subi. La Cour note aussi que l’administration a exécuté le jugement et a versé aux requérants 5 280 livres turques (TRY), soit environ 2 575 EUR à l’époque des faits.
39. Elle constate que les rapports rendus, tout comme les conclusions des juridictions nationales, ont conclu de manière circonstanciée à l’absence de grossesse gémellaire. Or, elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des médecins ni de se livrer à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur le caractère correct des conclusions auxquelles sont parvenus les experts (voir, parmi beaucoup d’autres, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 119, CEDH 2007‑I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010). À la lumière de ces considérations, elle ne voit aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la conclusion à laquelle elles sont parvenues.
40. Dans ces circonstances, la Cour estime que les allégations des requérants concernant l’ambiguïté relative à l’existence et à l’enlèvement d’un éventuel second nouveau-né sont manifestement mal fondées.
41. Quant à l’erreur de diagnostic, eu égard à ce qui précède, force est de conclure que le tribunal administratif a reconnu la responsabilité de l’administration et a accordé des dommages-intérêts pour le préjudice subi par la première requérante.
42. Par ailleurs, la Cour constate également que, dans la détermination du montant du dédommagement, le tribunal administratif a tenu compte de l’absence d’un quelconque élément d’information démontrant qu’un diagnostic de grossesse gémellaire aurait été posé avant le 7 novembre 1997, date à laquelle le diagnostic erroné avait été rendu pour la première fois à l’hôpital Süleymaniye, et du fait que, dès le lendemain, les requérants avaient appris qu’une faute avait été commise à cet égard. Elle estime que pareil dédommagement ne peut être qualifié d’insuffisant, d’autant qu’il s’aligne sur les montants accordés par la Cour dans des affaires similaires (voir, par exemple, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 114, 2 juin 2009, et Csoma c. Roumanie, no 8759/05, § 72, 15 janvier 2013).
43. En ce qui concerne le refus des tribunaux d’accorder des dommages-intérêts séparément à chacun des requérants, la Cour considère que les intéressés se plaignent essentiellement de l’appréciation des éléments du dossier par les juridictions internes ainsi que de l’issue de la procédure. Or, pour la Cour, les tribunaux nationaux sont mieux placés pour trancher cette question et statuer sur l’opportunité d’accorder des dommages-intérêts à tous les demandeurs, en tirant les conclusions nécessaires à partir des éléments de droit et de fait dont ils disposent. Pour cette raison, la Cour ne saurait donc souscrire à cet argument.
44. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu un redressement approprié de l’atteinte dénoncée en l’espèce et que les requérants ne peuvent plus se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation du volet matériel de l’article 8.
45. Partant, cette partie de la requête est donc incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
46. Quant au grief tiré du volet procédural de l’article 8, la Cour estime qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.
B. Sur le fond
47. Les requérants soutiennent que la réaction des autorités face à leurs allégations n’a pas été prompte ni effective.
48. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations à cet égard.
49. La Cour rappelle que, outre l’obligation susmentionnée d’instaurer un système judiciaire efficace, une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans le contexte des négligences médicales. L’obligation de l’État au regard de l’article 8 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio, précité, § 53, et Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006). En effet, la connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir la survenue d’erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé.
50. En l’espèce, elle constate que le tribunal administratif a été saisi le 26 octobre 1998 et la dernière décision interne a été rendue le 20 juillet 2010 par le Conseil d’État. Elle constate également que le jugement qui avait accordé des dommages-intérêts a été exécuté le 31 décembre 2010.
51. Pour la Cour, cette durée de presque douze ans ne répond pas non plus à l’exigence du délai raisonnable. Elle ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur les accusations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps en droit interne (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012). Elle tient à rappeler que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration.
52. Partant, la Cour estime, eu égard aux éléments qui précèdent, que les autorités nationales n’ont pas traité la cause des requérants avec le niveau de diligence requis par l’article 8 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural.
İBRAHİM KESKİN c. TURQUIE du 27 Mars 2018 requête n° 10491/12
Article 8 : Sur la recevabilité, le requérant a fait deux recours contre la sage femme qui est intervenue à l'accouchement de sa fille handicapée à 60 % suite à une erreur médicale durant l'accouchement. Il n'était pas possible de lui demander 7 ans plus tard, de faire un troisième recours devant les juridictions administratives contre l'hôpital.
Sur le fond, la procédure pénale du requérant s'est terminée huit ans plus tard par une relaxe pour cause de prescription, la procédure civile a duré 7 ans. Ces délais ne sont pas une réponse judiciaire adéquate au drame subi par le requérant soit l'handicap de sa fille causée par une erreur médicale.
Recevabilité
53. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que le requérant aurait préalablement dû saisir les juridictions administratives d’une demande en indemnisation.
54. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de déterminer si la fille du requérant a été victime d’une négligence médicale. Son rôle est de déterminer si le système juridique national a répondu de manière compatible avec la Convention aux allégations de négligence médicale du requérant.
55. Le problème dénoncé en l’espèce, à savoir la paralysie obstétricale du plexus brachial droit de la fille du requérant causée lors de sa naissance, se présente comme une négligence médicale. En la matière, la Cour a déjà dit que, en droit turc, la voie à emprunter par les requérants est, en principe, de nature civile ou administrative (Karakoca c. Turquie (déc.), no 46156/11, 21 mai 2013, et Bilsen Tamer et autres c. Turquie (déc.), no 60108/10, 26 août 2014), selon que le service de santé mis en cause relève du secteur privé ou du secteur public.
56. En l’espèce, indépendamment de la procédure pénale diligentée contre A.Ö. et K.A. dans laquelle le requérant s’est constitué partie intervenante (paragraphe 14 ci-dessus), celui-ci a intenté contre la sage-femme K.A. et l’hôpital de la sécurité sociale de Sivas une action en indemnisation qui était susceptible non seulement de faire établir les éventuelles responsabilités dans l’incident litigieux mais aussi de lui permettre d’obtenir une réparation (paragraphe 37 ci-dessus). Le tribunal de grande instance s’est déclaré compétent en estimant que le litige concernait une question de droit privé résultant des fautes et négligences alléguées d’une personne physique, à savoir la sage-femme K.A. (paragraphe 40 ci‑dessus). Il a débouté le requérant de sa demande en indemnisation au motif que K.A. n’avait commis aucune faute ou négligence lors de la naissance de M.K. (paragraphe 42 ci-dessus). La Cour de cassation a confirmé cette partie de la requête. En revanche, elle a considéré que le tribunal de grande instance n’était pas compétent pour juger l’administration défenderesse et que l’action en indemnisation contre le ministère de la Santé devait être introduite devant les juridictions administratives (paragraphe 44 ci-dessus).
57. Dans ces circonstances, la Cour estime que, outre la procédure en indemnisation engagée contre la sage-femme, le requérant n’était pas tenu, environ sept ans après le début de l’introduction de l’action en indemnisation, d’intenter en plus une action de pleine juridiction devant les juridictions administratives contre le ministère de la Santé, d’autant plus que les griefs de l’intéressé portaient principalement sur la négligence individuelle de la sage-femme qui avait procédé à l’accouchement. Aussi le requérant doit-il passer pour avoir emprunté une voie a priori effective, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et assurément en adéquation avec son grief principal, tel que présenté au niveau interne puis porté devant la Cour. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne saurait être accueillie.
58. La Cour considère que la requête pose des questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond de l’affaire. Constatant dès lors que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.
B. Sur le fond
59. Selon le requérant, la paralysie obstétricale du plexus brachial droit de sa fille est le résultat d’une négligence lors de l’accouchement de son épouse. L’intéressé tient notamment la sage-femme pour responsable du handicap dont souffre sa fille. Il allègue en outre que sa cause n’a pas été entendue équitablement devant les juridictions nationales et que, de ce fait, il n’a pas disposé d’une voie de recours effective en droit interne permettant de déterminer les éventuelles responsabilités.
60. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il déclare notamment que les investigations ont permis d’établir les circonstances de l’incident et que les juridictions nationales ont exclu toute faute ou négligence dans la survenance du préjudice en se fondant sur des rapports d’expertise médicale. Il ajoute que les experts ont procédé à un examen détaillé du dossier médical de l’épouse du requérant et qu’ils se sont fondés sur des recherches et des articles scientifiques pour conclure que le nouveau-né M.K. a été victime d’une complication survenue lors de sa naissance en raison d’un accouchement difficile.
61. La Cour rappelle qu’il est bien établi que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous son article 8, d’une part, de mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent). Elle rappelle également que ces principes, qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 2 de la Convention, s’appliquent également sous l’angle de l’article 8 lorsqu’il s’agit d’atteintes à l’intégrité physique ne mettant pas en cause le droit à la vie (voir, entre autres, Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 101, 2 juin 2009, et Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016).
62. L’État doit non seulement s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie et de l’intégrité physique des personnes relevant de sa juridiction. Ces principes s’appliquent également dans le domaine de la santé publique (voir, par exemple, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002‑I). En effet, on ne saurait exclure que les actes et omissions des autorités dans le cadre des politiques de santé publique peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle du volet matériel des articles 2 et 8 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V).
63. Les obligations positives que ces dispositions font peser sur l’État impliquent la mise en place par lui d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. Cette obligation repose sur la nécessité de préserver ces derniers, autant que faire se peut, des conséquences graves que peuvent avoir à cet égard les interventions médicales (Codarcea, précité, § 104).
64. Les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillent dans des structures privées et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio, précité, § 49).
65. L’obligation de l’État au regard des articles 2 et 8 de la Convention ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009).
66. La Cour observe que la fille du requérant a été blessée au bras droit lors de sa naissance. Malgré plusieurs interventions chirurgicales, son bras est resté paralysé, ce qui l’a rendue invalide à hauteur de 60 %. Le requérant tient notamment la sage-femme pour responsable du handicap dont souffre désormais sa fille et considère que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l’établissement des responsabilités.
67. La Cour relève que, en l’espèce, la contestation porte sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect par l’équipe médicale de ses obligations professionnelles et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance.
68. Dès lors, la tâche de la Cour consiste à contrôler l’effectivité des recours dont le requérant a usé et, ainsi, à déterminer si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l’intégrité physique des patients. Cette tâche implique de vérifier que lesdits recours ont réellement permis au requérant de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le corps médical qui aurait éventuellement été constatée.
69. En l’espèce, la Cour note que le système judiciaire interne offrait au requérant deux recours, l’un de nature civile et l’autre de nature pénale.
S’agissant de la procédure pénale, la Cour relève qu’elle a connu une durée excessive que ni le comportement du requérant ni la complexité de l’affaire ne suffisent à expliquer, et qu’il a fallu aux tribunaux nationaux plus de huit ans pour conclure finalement que l’action publique était éteinte par prescription.
Quant à la procédure civile, qui, comme indiqué précédemment (paragraphe 56 ci-dessus), était en principe la procédure à même de fournir au requérant la réparation la plus appropriée pour l’handicap de sa fille, elle a duré près de sept ans. Une telle durée ne répond pas non plus à l’exigence du délai raisonnable.
70. La Cour ne saurait admettre que les procédures engagées aux fins de faire la lumière sur les accusations de négligence médicale puissent durer aussi longtemps (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012, et Süleyman Ege c. Turquie, no 45721/09, § 59, 25 juin 2013). À cet égard, il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention.
71. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime le requérant n’a pas bénéficié d’une réaction judiciaire adéquate respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique de sa fille M.K.
72. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à une violation de l’article 8 de la Convention.
VILELA c. PORTUGAL du 23 février 2021 requête n° 63687/14
Art 8 (matériel) • Vie privée • Allégations de négligence médicale au moment de la naissance ayant entraîné l’invalidité de l’enfant • Absence de circonstances exceptionnelles propres à engager la responsabilité de l’État
Art 8 (procédural) • Procédure en responsabilité civile contre l’hôpital jugée défaillante • Manque de promptitude • Exigences découlant de l’obligation procédurale tirée de l’art 8 non satisfaites
CEDH
a) Rappel des principes généraux
73. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, même si le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention et ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, une obligation positive découlant de l’article 8, qui consiste, d’une part, à mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure leur permettant d’obtenir, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y sont citées). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 de la Convention coïncident largement avec celles découlant de l’article 2 (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).
74. La Cour rappelle encore que dans le contexte d’allégations de négligence médicale, les obligations positives matérielles des États en matière de traitement médical sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 186). Même lorsque la négligence médicale a été établie, la Cour ne conclut normalement à la violation du volet matériel des articles 2 et 8 de la Convention que si le cadre réglementaire applicable ne protégeait pas dûment la vie ou l’intégrité physique du patient. Dès lors qu’un État contractant a pris les dispositions nécessaires pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie et de l’intégrité physique des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles-mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique mise à sa charge par les articles 2 et 8 de la Convention (ibidem, § 187, et les références qui y sont citées).
75. Autrement dit, c’est dans des circonstances tout à fait exceptionnelles que la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain du volet matériel de l’article 8 à raison des actions et omissions des prestataires de santé. Le premier type de circonstances exceptionnelles survient dans le cas où l’on a sciemment mis en danger la vie d’un patient en lui refusant l’accès à un traitement vital ; le second type de circonstances exceptionnelles correspond aux situations où un patient n’a pas eu accès à un tel traitement en raison d’un dysfonctionnement systémique ou structurel dans les services hospitaliers, et où les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de ce risque et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour empêcher qu’il ne se réalise (ibidem, §§ 190 à 192, 194 à 196 et Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 84).
76. Les articles 2 et 8 de la Convention impliquent également l’obligation d’instaurer un système judiciaire efficace et indépendant permettant d’établir la cause du décès ou des atteintes à l’intégrité physique d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils agissent dans le cadre du secteur public ou qu’ils travaillant dans des structures privées et, le cas échéant, d’obliger ceux-ci à répondre de leurs actes (Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 54, 6 juin 2017). Cette obligation ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 53, CEDH 2002‑I, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218). C’est pourquoi la Cour a dit, dans des affaires faisant entrer en jeu l’article 2, en particulier dans des affaires concernant des procédures engagées pour déterminer les circonstances d’un décès survenu à l’hôpital, que la lenteur de la procédure était un indice solide de la présence d’une défaillance constitutive d’une violation par l’État défendeur de ses obligations positives au titre de la Convention, à moins que l’État n’ait fourni des justifications très convaincantes et plausibles pour expliquer cette lenteur (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 219).
77. Cela dit, cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre des articles 2 et 8 de la Convention (Besen c. Turquie(déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, Spyra et Kranczkowski, précité, § 89, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).
78. Au demeurant, c’est à l’aune de l’objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 171, 25 juin 2019).
79. Dans tous les cas, le système mis en place pour déterminer la cause de l’atteinte à l’intégrité de la personne se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé doit être indépendant. Cela suppose non seulement une absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi l’indépendance tant formelle que concrète à l’égard des personnes impliquées dans les événements de toutes les parties chargées d’apprécier les faits dans le cadre de la procédure devant conduire à établir la cause de l’atteinte incriminée. Cette exigence est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de recueillir des expertises médicales car il est très probable que les rapports des médecins experts pèsent d’un poids déterminant dans l’appréciation que fera le tribunal de questions hautement complexes de négligence médicale, ce qui leur confère un rôle particulièrement important dans la procédure (voir, Mehmet Ulusoy et autres, précité, § 93 et les références qui y sont citées).
b) Application de ces principes à la présente espèce
80. En l’espèce, le premier requérant allègue que son invalidité à 100 % est due à une négligence médicale commise au moment de sa naissance (paragraphe 64 ci-dessus). Il ne prétend pas qu’il y ait eu un dysfonctionnement systémique ou structurel à l’hôpital São Marcos (voir, a contrario, Sarishvili-Bolkvadze c. Géorgie, no 58240/08, §§ 75‑76, 19 juillet 2018). Il n’allègue pas non plus, explicitement ou implicitement, que le handicap dont il souffre ait été provoqué intentionnellement ou que la troisième requérante n’ait pas eu accès à des soins de santé (voir, a contrario, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, §§ 96‑97, CEDH 2013, et Asiye Genç c. Turquie, no 24109/07, § 82, 27 janvier 2015). Pour étayer sa thèse tirée de la négligence médicale, il soutient que la grossesse de la troisième requérante s’est déroulée normalement et que le personnel soignant ne l’a pas correctement prise en charge au moment de son accouchement. Il estime en particulier que la césarienne a été réalisée trop tard (paragraphe 67 ci-dessus). Or pareille situation ne relève ni du premier ni du deuxième type de circonstances exceptionnelles propres à engager la responsabilité de l’État sur le terrain du volet matériel de l’article 8 de la Convention (paragraphe 75 ci-dessus).
81. Au demeurant, la Cour souligne qu’il ne lui appartient pas de revenir sur l’appréciation qu’ont faite les professionnels de la santé de l’état d’un patient, ni sur leurs décisions quant au traitement qui aurait dû lui être administré (Glass c. Royaume-Uni (déc.), no 61827/00, 18 mars 2003). Quoi qu’il en soit, elle constate que, dès son admission à l’hôpital São Marcos, la troisième requérante a été transférée au service d’obstétrique en vue de son accouchement et que, à 10 h 10, la patiente présentant un col totalement dilaté et le fœtus n’étant pas engagé, l’équipe médicale a décidé de pratiquer une césarienne, qui a été réalisée à 10 h 45 (paragraphes 4-5 et 18 ci-dessus). Sur ce point, elle relève que, dans son avis du 20 septembre 2007, le Conseil médicolégal de l’IML a considéré que la césarienne avait été réalisée au moment adéquat (paragraphe 23 ci-dessus, point 7 de l’avis). Certes, l’expert du Conseil médicolégal a exprimé des réserves quant au mode de surveillance du rythme cardiaque du fœtus choisi par l’hôpital São Marcos, estimant que l’équipe médicale aurait dû opter pour une cardiotocographie. Cependant, ni l’avis du professeur P.C., du centre médicolégal de Porto (paragraphe 17 ci-dessus), ni les expertises de l’IML (paragraphes 18, 20 et 23 ci-dessus) n’ont établi de manière concluante qu’une négligence médicale eût été commise pendant l’accouchement de la troisième requérante. Plus précisément, les expertises médicales ont écarté tout lien de causalité entre la prise en charge de la troisième requérante et les lésions que présentait le premier requérant à sa naissance (paragraphe 23 ci-dessus, points 5 et 20 de l’avis). Or, sauf cas d’arbitraire ou d’erreur manifestes, la Cour n’a pas pour tâche de remettre en question les constats de fait opérés par les autorités internes. Cela vaut particulièrement pour les expertises scientifiques, lesquelles, par définition, nécessitent une connaissance spéciale et approfondie du sujet (Počkajevs c. Lettonie (déc.), no 76774/01, 21 octobre 2004).
82. Ainsi, eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 sous son volet matériel dans le chef du premier requérant.
Sur la violation alléguée du volet procédural de l’article 8
83. En ce qui concerne l’effectivité de l’action en responsabilité civile extracontractuelle engagée par le premier requérant, la Cour observe d’emblée que rien dans le dossier n’indique que celui-ci n’ait pu participer activement à la procédure pour influer sur son issue. Sur ce point, elle relève notamment qu’il a été représenté par un avocat tout au long de la procédure, qu’il a été entendu et qu’il a pu soumettre ses moyens de preuve, notamment deux rapports médicaux dont celui du centre médicolégal de Porto (paragraphes 11 et 17 ci-dessus). Il a pu également contester les arguments de l’hôpital São Marcos, soumettre les questions aux fins de l’expertise médicale et ses arguments ont été entendus. Il reste donc à déterminer si la procédure menée devant les juridictions administratives a été approfondie et si elle a été conclue promptement et sans retards inutiles.
84. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi d’autres, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). En l’occurrence, l’élément qui semble avoir été déterminant pour l’issue de la procédure est l’analyse, à l’aune des faits jugés établis par les tribunaux, du lien de causalité entre l’activité de l’hôpital défendeur et les lésions subies par le nouveau-né. En effet, si la procédure interne a permis d’établir qu’une asphyxie périnatale avait été la cause des lésions subies par le premier requérant, la Cour suprême administrative a exclu tout lien de causalité entre l’activité du personnel soignant de l’hôpital défendeur et cette asphyxie. Elle est parvenue à cette conclusion en s’appuyant sur les rapports d’expertise émanant du cabinet médicolégal et du Conseil médicolégal de l’IML (paragraphes 20 et 23 ci-dessus). La Cour note à cet égard que, contrairement aux allégations du premier requérant, ces rapports tenaient compte de l’avis du centre médicolégal de Porto que la troisième requérante avait remis à l’IML (paragraphes 18, 20 et 25 ci-dessus).
85. Le premier requérant conteste l’indépendance et l’impartialité de l’IML. La Cour observe quant à elle que, d’une part, l’IML est un organe public dont le but est d’assister les tribunaux en réalisant des expertises médicolégales à leur demande (paragraphe 49 ci-dessus) et, d’autre part, ses experts sont soumis aux mêmes règles d’empêchement que celles qui s’appliquent aux juges, toute partie à une procédure pouvant demander leur récusation en vertu de l’article 570 du code de procédure civile (paragraphe 46 ci-dessus), possibilité dont le premier requérant n’a pas fait usage. Du reste, aucun élément du dossier ne permet de mettre en cause l’indépendance de l’IML et l’impartialité des personnes ayant rendu les expertises médicales en l’espèce.
86. La Cour constate, par ailleurs, que les rapports de l’IML répondent de manière claire à la principale question soulevée par les requérants (à cet égard, voir, a contrario,Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77‑86, 30 juin 2015, Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 67, 6 juin 2017, et Tülay Yıldız c. Turquie, no 61772/12, §§ 66‑69, 11 décembre 2018), c’est-à-dire celle de savoir si la césarienne a été pratiquée trop tard (paragraphe 16 ci-dessus). En l’occurrence, compte tenu des raisons qui avaient motivé la décision de recourir à une césarienne, les experts ont considéré que celle-ci avait été réalisée au moment adéquat (paragraphe 23 ci-dessus, point 7 de l’avis du 20 septembre 2007). Ils ont donc conclu qu’il n’y avait pas eu de retard dans l’intervention. Le Conseil médicolégal de l’IML a certes noté une défaillance au niveau de la surveillance du rythme cardiaque du fœtus, mais il a considéré que l’on ne pouvait spéculer sur ce qu’auraient été les circonstances de la naissance du premier requérant si la cardiotocographie avait été utilisée (paragraphe 23 ci-dessus). Ainsi, les conclusions des experts médicolégaux sont claires et suffisamment motivées. Elles répondent, du reste, à toutes les autres questions qui avaient été posées par les parties (paragraphes 18, 20 et 23 ci-dessus).
87. Se tournant vers la procédure menée devant les juridictions administratives, la Cour rappelle, de nouveau, que ce n’est pas simplement la durée de cette procédure, au regard de l’article 6 § 1 de la Convention qui est en cause. Il s’agit plutôt de savoir si, dans les circonstances de l’affaire prise globalement, l’État peut passer pour avoir satisfait à ses obligations procédurales au regard de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Byrzykowski, précité, § 90, G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, § 101, 1er décembre 2009 et, Fernandes de Oliveira c. Portugal, no 78103/14, § 139, 28 mars 2017). En l’espèce, l’action en responsabilité civile a été introduite le 22 décembre 2004, soit dix ans après les faits, par les deuxième et troisième requérants en leur qualité de représentants du premier requérant (paragraphes 4 et 10 ci-dessus). La procédure a été clôturée le 16 janvier 2014, soit neuf ans et vingt-sept jours plus tard, après avoir parcouru trois niveaux de juridiction. La Cour constate en particulier qu’il y a eu certains retards dans le traitement de l’affaire. Ainsi, alors que les requérants ont déposé l’acte introductif d’instance devant le tribunal administratif et fiscal de Braga le 22 décembre 2004, l’hôpital n’a été assigné que le 9 février 2006, soit plus d’un an plus tard (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). De même, alors que le rapport du Conseil médicolégal de l’IML a été établi le 20 septembre 2007, les audiences du tribunal n’ont commencé que le 16 avril 2009, soit un an et demi plus tard (paragraphes23‑24 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas fourni de justifications convaincantes et plausibles pour expliquer ces retards et la durée de la procédure interne. Or, comme la Cour l’a reconnu, un prompt examen est important afin qu’il puisse être remédié pour l’avenir aux éventuelles défaillances ou erreurs établies (Fernandes de Oliveira, précité, § 139).
88. En conclusion, la Cour estime que, face au grief défendable selon lequel une négligence médicale aurait été à l’origine du lourd handicap du premier requérant, la procédure administrative a été défaillante en ce qu’elle n’a pas apporté une réponse suffisamment prompte pour répondre aux exigences découlant de l’obligation procédurale que l’article 8 de la Convention fait peser sur les États.
89. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention dans le chef du premier requérant.
Pojatina c. Croatie du 4 octobre 2018 requête n° 18568/12
Article 8 : Pas de violation des droits d’une femme dans une affaire d’accouchement à domicile, mais la Cour invite la Croatie à préciser davantage la législation
L’affaire concernait la législation croate en matière d’accouchement à domicile. La requérante en l’espèce est une mère qui avait accouché de son quatrième enfant à domicile avec l’aide d’une sage femme étrangère. Elle soutenait en particulier que, si le droit croate permettait ce type d’accouchement, les femmes dans sa situation ne pouvaient faire ce choix en pratique parce qu’elles ne pouvaient obtenir l’aide d’un professionnel. La Cour a admis que, à première vue, il pouvait exister des doutes quant à l’existence en Croatie d’un système d’aide à l’accouchement à domicile. Elle a donc invité les autorités à étoffer la législation pertinente de manière à ce que ces questions soient expressément et clairement réglementées. Cependant, la Cour a estimé que la requérante avait été clairement informée, par des lettres de la Chambre croate des sages-femmes et du ministère de la Santé qu’elle avait reçues alors qu’elle attendait encore son quatrième enfant, que le droit interne n’offrait aucune aide en matière d’accouchement à domicile. Elle a ajouté que les autorités avaient ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante au respect de sa vie privée et l’intérêt pour l’État de protéger le la santé et la sécurité des mères et des enfants. Elle a souligné en particulier que, à l’heure actuelle, la Convention n’obligeait pas à la Croatie à permettre les accouchements à domicile programmés. Elle a constaté qu’il existait entre les systèmes de droit des États contractants une grande disparité en la matière et elle a tenu dûment compte de ce que le droit évolue progressivement dans ce domaine.
LES FAITS
Mme Pojatina donna naissance à ses trois premiers enfants à l’hôpital. En 2011, elle tomba enceinte de son quatrième enfant, dont la naissance était prévue pour le mois de février 2012. Au cours de sa grossesse, elle demanda par écrit à la Chambre croate des sages-femmes de voir si elle pouvait trouver une professionnelle pour l’aider à accoucher à domicile. La Chambre l’informa que, en droit croate, les professionnels de la santé, y compris les sages femmes, ne pouvaient pas prêter leur concours aux personnes accouchant à domicile. En particulier, le cadre juridique de l’activité des sages-femmes dans le privé n’était pas clairement fixé, si bien qu’aucune sage-femme ne pouvait officiellement aider un accouchement à domicile. La Chambre se référa aussi à une déclaration du ministère de la Santé indiquant qu’il n’existait en Croatie aucun système d’aide aux accouchements à domicile.
Article 8
La CEDH relève que la législation croate a eu une lourde incidence sur la liberté de choix de Mme Pojatina lorsque celle-ci a accouché. Cette dernière devait donc soit accoucher à l’hôpital, soit – si tel était son souhait – accoucher à domicile, mais sans l’aide d’une sage-femme, l’exposant ainsi, elle et le nourrisson, à un risque. Finalement, elle accoucha à domicile avec l’aide d’une sage-femme étrangère.
La CEDH estime que l’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la vie privée était « prévue par la loi ». En effet, bien qu’il pût au départ exister des doutes quant à l’existence en Croatie d’un système d’aide à l’accouchement à domicile, elle avait reçu – alors qu’elle était encore enceinte de son quatrième enfant – des lettres de la Chambre croate des sages-femmes et du ministère de la Santé lui expliquant que la loi ne permettait pas l’aide aux accouchements à domicile.
Cependant, la Cour invite les autorités croates à étoffer la législation pertinente de manière à ce que ces questions soient expressément et clairement réglementées.
En outre, l’ingérence dans l’exercice par Mme Pojatina de son droit au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi par l’État, à savoir encourager les naissances à l’hôpital de manière à protéger la santé et la sécurité des mères et des enfants. En particulier, si la Croatie a la possibilité d’autoriser les accouchements à domicile, elle n’en a pas à l’heure actuelle l’obligation au regard de la Convention.
La CEDH tient dûment compte de ce que le droit évolue progressivement dans ce domaine, où il existe encore une grande disparité entre les systèmes de droit des États contractants. Elle ne saurait méconnaître les éléments indiquant que les souhaits des femmes à l’accouchement ne semblent pas entièrement respectés dans les maternités croates. Toutefois, elle relève que, dernièrement, des initiatives ont été prises afin d’améliorer la situation.
La CEDH invite les autorités croates à continuer sur la voie du progrès en examinant continuellement les dispositions légales de manière à refléter l’évolution de la médecine et de la science tout en respectant entièrement les droits des femmes, en garantissant en particulier des conditions adéquates tant pour les patients que pour le personnel médical dans les maternités du pays.
La Cour relève également qu’aucune disposition de droit croate ne pénalise l’accouchement à domicile et que jamais une femme ou un professionnel de la santé n’ont été poursuivis dans le pays pour un accouchement à domicile.
S’agissant du grief tiré par Mme Pojatina d’un refus de soins postnataux à elle et à son enfant, la Cour note qu’en réalité jamais une telle carence n’a été signalée aux autorités compétentes et que, en tout état de cause, il est incontesté qu’elle et son enfant ont finalement reçu des soins médicaux après l’accouchement. La Cour ne peut plus juger fondé le grief tiré des difficultés que les femmes ayant accouché rencontreraient dans l’enregistrement de la naissance de leur enfant en raison de l’obligation légale de produire des documents médicaux attestant de leur qualité de mère. Une telle obligation vise en effet à prévenir les abus lorsqu’il n’existe aucune information officielle concernant un enfant ou ses parents biologiques. Dans ces conditions, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 8.
HANZELKOVI c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE du 11 décembre 2014 requête 45643/10
Violation article 8 : Le nouveau né est retiré à la famille pour cause de santé alors qu'il est en bonne santé, n'est pas compatible avec la convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
66. La Cour observe que, de l’avis du Gouvernement, les requérants n’ont subi aucune ingérence dans leurs droits garantis par l’article 8 notamment parce qu’ils n’ont jamais été physiquement séparés et qu’ils n’ont subi aucune intervention médicale. Les requérants le contestent, alléguant qu’ils ont été hospitalisés contre leur gré à un moment très délicat de leur vie et que la requérante a été ainsi empêchée de choisir les conditions et soins post-accouchement. De plus, le fait qu’ils n’ont pas été séparés ne résulte pas d’une action positive de l’État.
67. La Cour est d’avis que les faits dont se plaignent les requérants relèvent de l’article 8 en ce que la décision d’hospitaliser le second d’entre eux contre la volonté expresse de ses parents, ayant pour conséquence l’hospitalisation de la première requérante qui ne voulait pas laisser son bébé seul, concerne leur vie privée et familiale. En effet, ces notions incluent aussi le droit d’une mère de décider du traitement médical et, partant, de l’hospitalisation de son enfant (voir Glass c. Royaume-Uni, n 61827/00, § 70, CEDH 2004‑II). La Cour considère que ni la courte durée de l’hospitalisation ni le fait que les requérants n’ont pas subi d’intervention médicale à l’hôpital n’influe sur son constat que la situation dont ils se plaignent a constitué une ingérence dans leur droit au respect de la vie privée et familiale.
68. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par une loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre. La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux, et notamment proportionnée au but légitime recherché (voir, par exemple, Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004).
b) Sur la justification de l’ingérence
i. Prévue par la loi
69. La Cour constate que les requérants ont été ramenés à l’hôpital en exécution d’une mesure provisoire adoptée par le tribunal de district de Beroun en application de l’article 76a du code de procédure civile. Selon les requérants, cette disposition a été en l’espèce appliquée à tort et détournée de son but car le second d’entre eux ne souffrait pas de problème de santé et se trouvait entre de bonnes mains de ses parents. Le Gouvernement soutient que le tribunal n’avait aucune raison de considérer que les conditions de l’article 76a § 1 n’étaient pas remplies puisque la note du médecin D. indiquait clairement que l’enfant était en danger.
70. La Cour observe que l’article 76a du code de procédure civile tchèque vise les situations d’urgence où un enfant se retrouve dépourvu de soins ou sous la menace d’une atteinte à sa vie ou à son développement favorable. Dans la mesure où il ne lui appartient de se substituer aux autorités internes pour apprécier le risque encouru en l’espèce par le second requérant et, partant, pour décider si la situation litigieuse relève de la disposition susmentionnée, la Cour estime que la condition de la base légale peut être considérée comme étant satisfaite dans la présente affaire.
ii. But légitime
71. De l’avis de la Cour, on peut accepter que l’ingérence en question était en principe guidée par un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la santé et des droits d’autrui, en l’occurrence le requérant en tant que nouveau-né.
iii. Nécessaire dans une société démocratique
72. La Cour rappelle que, pour être justifiée, toute ingérence doit reposer sur des motifs pertinents et suffisants. Il ressort de la jurisprudence que, si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, en particulier lorsqu’il y a urgence, la Cour doit néanmoins avoir acquis la conviction qu’il existait dans l’affaire en question des circonstances justifiant le retrait de l’enfant. Il incombe à l’État défendeur d’établir que les autorités ont évalué avec soin l’incidence qu’aurait sur les parents et l’enfant la mesure envisagée, ainsi que d’autres solutions que la prise en charge de l’enfant, avant de mettre une pareille mesure à exécution (voir Kutzner, précité, § 67 ; P., C. et S., précité, § 116 ; Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 108, 9 mai 2003). En particulier, la prise en charge d’un nouveau-né dès sa naissance est une mesure extrêmement dure et il faut des raisons extraordinairement impérieuses pour qu’un bébé puisse être soustrait à sa mère, contre le gré de celle-ci, immédiatement après la naissance à la suite d’une procédure à laquelle ni la mère ni son compagnon n’ont été associés (voir K. et T., précité, § 168 ; Haase, précité, § 91).
73. La Cour a admis que, en raison de leur nature, les questions de prise en charge d’urgence sont tranchées de manière très provisoire et après évaluation des risques encourus par l’enfant, fondée sur les informations – forcément incomplètes – dont les autorités disposent sur le moment (voir P., C. et S., arrêt précité, § 128). Néanmoins, avant que les autorités publiques ne recourent à des mesures d’urgence dans un domaine aussi sensible, l’imminence du danger doit être réellement établie. Dans les cas où le danger est évident, il n’y a pas lieu d’associer au processus décisionnel les personnes investies de la garde de l’enfant. Cependant, s’il demeure possible d’entendre les parents des enfants et de discuter avec eux de la nécessité de la mesure, il n’y pas de raison d’agir dans l’urgence (voir Haase, précité, § 99).
74. Il convient de noter que la présente affaire ne concerne pas un placement ou une prise en charge de l’enfant au sens classique, dans la mesure où la mesure litigieuse n’a duré que trois jours et que les requérants n’ont pas été séparés puisque la requérante a eu la possibilité d’accompagner son fils, le seul à être concerné par la mesure, à l’hôpital. De l’avis de la Cour, cela ne décharge toutefois pas les autorités, et en particulier le tribunal, de son obligation de chercher à établir les risques réellement encourus par l’enfant et de rechercher si la santé de celui-ci pouvait être protégée par des mesures moins intrusives.
75. La Cour admet en l’occurrence que le comportement de la requérante - qui ne semble pas avoir clairement indiqué sa volonté de quitter l’hôpital très rapidement ni n’a tenté de suivre la procédure préconisée en signant une déclaration de refus des soins ou en fournissant un accord écrit du pédiatre prêt à prendre son enfant en charge, et qui n’a pas clairement indiqué à l’hôpital son adresse actuelle – pouvait susciter des inquiétudes auprès du personnel hospitalier responsable. On ne saurait dès lors reprocher au médecin D., prévenu par la pédiatre S. de son indisponibilité pendant le week-end, d’avoir averti l’autorité de la protection sociale, laquelle s’est à son tour retournée vers le tribunal. La Cour doit toutefois se convaincre qu’en l’espèce le juge saisi était fondé à considérer qu’il existait des circonstances justifiant d’ordonner le retour immédiat du second requérant à l’hôpital sans que l’existence d’un risque réel et concret pour la santé de celui-ci eut été établie par un professionnel de santé. En particulier, il incombe à l’État défendeur d’établir que le juge a évalué avec soin l’incidence qu’aurait sur les requérants la mesure envisagée, ainsi que d’autres solutions que la prise en charge du second requérant, avant de mettre une pareille mesure à exécution.
76. La Cour observe à cet égard que le raisonnement exposé dans la mesure provisoire du 26 octobre 2007 est particulièrement succinct et renvoie simplement à la courte note rédigée par le médecin D. Or, celle-ci indiquait simplement, sans aucune précision, que « compte tenu du court laps de temps écoulé depuis la naissance, la santé et, le cas échéant, la vie même de l’enfant sont mises en péril si celui-ci est privé de soins hospitaliers » (voir paragraphe 12 ci-dessus). Au vu d’un tel constat, la Cour ne peut s’empêcher de penser que la recommandation formulée par le ministère de la Santé en juillet 2005 (voir paragraphe 37 ci-dessus) a été ainsi interprétée comme une règle contraignante par le médecin concerné. Celui-ci a fait ainsi part d’une menace générale, sans se référer à des éléments concrets spécifiques à la situation des requérants. Pourtant, il ne ressort pas de la mesure provisoire que le tribunal ait cherché à en savoir davantage sur le cas de l’espèce, par exemple en ordonnant l’examen de l’enfant par un expert, et à évaluer avec soin toutes les circonstances pertinentes, ou qu’il se soit penché sur la question de savoir s’il n’était pas possible de recourir à une ingérence moins intrusive dans la vie familiale des requérants.
77. Il ressort en outre des notes sur lesquelles le tribunal s’est fondé dans sa décision (voir paragraphes 11-13 ci-dessus) qu’il n’a pas été informé du fait que la requérante avait pris contact avec une pédiatre avant son accouchement et qu’au moment où il prenait sa décision, un rendez-vous avait déjà été fixé avec cette pédiatre. Puis, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré en l’espèce que les parents n’auraient pas pu être consultés au préalable, ne serait-ce que pour être informés des risques possibles ou pour que la requérante signe une déclaration de refus des soins. De plus, il apparaît qu’au moment où l’huissier et l’assistante sociale se sont rendus au domicile des requérants en compagnie de policiers et d’un médecin urgentiste et que ce dernier a pu constater que l’enfant ne souffrait d’aucun problème de santé, aucune réévaluation de la situation ne pouvait plus avoir lieu.
78. Dans la présente affaire, la Cour n’est pas convaincue qu’ait été démontrée l’existence des raisons extraordinairement impérieuses justifiant que le bébé soit soustrait aux soins de sa mère, contre le gré de celle-ci (voir paragraphe 72 ci-dessus). Certes, elle n’a pas à se substituer aux autorités nationales et à se livrer à des spéculations quant aux mesures de protection de la santé d’un nouveau-né qui auraient été les plus indiquées dans ce cas particulier. Mais elle se doit de constater que lorsque le tribunal a envisagé une mesure aussi radicale que de confier le second requérant à l’hôpital avec l’assistance des forces de l’ordre et d’un huissier de justice, laquelle était vouée à une exécution automatique, il aurait dû rechercher s’il n’était pas possible de recourir à une ingérence moins extrême dans la vie familiale des requérants, à un moment aussi décisif de leur vie.
79. Dès lors, la Cour estime que cette grave immixtion dans la vie familiale des requérants et les modalités de sa mise en œuvre ont excédé la marge nationale d’appréciation dont disposait l’Etat défendeur. Elle juge qu’elles ont produit des effets disproportionnés sur les perspectives qu’avaient les requérants de jouir d’une vie familiale dès la naissance du second d’entre eux. S’il pouvait donc y avoir une « nécessité » d’user de mesures de précaution pour protéger la santé du nouveau-né, l’ingérence dans la vie familiale des requérants qu’a entraînée la mesure provisoire ordonnant le retour du second d’entre eux à l’hôpital ne saurait passer pour « nécessaire » dans une société démocratique.
80. Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention.
ARTICLE 8 ET LE PLACEMENT SOCIAL DES ENFANTS
HÝBKOVI c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE du 13 octobre 2022 requête n° 30879/17
8 • Vie familiale • Décisions des juridictions internes non arbitraire ou manifestement déraisonnable de placer deux enfants dans un établissement pour préserver leur santé et leur bon développement • Intérêt supérieur de l’enfant
Sur l’objet de la requête
69. La prise en charge des deuxième et troisième requérants a été en l’espèce ordonnée le 24 février 2015 et prorogée le 24 juin 2015. Les parties s’accordent néanmoins à considérer que la Cour n’est appelée à examiner que la période de ce placement qui est postérieure au 21 mars 2016, date à laquelle la requérante a demandé au tribunal de lever la mesure provisoire du 24 juin 2015 (paragraphes 48 et 64 ci-dessus). Il y a lieu de noter également que du 29 juin 2016 au 5 septembre 2016, les requérants ont été de nouveau réunis, en vertu de la décision du 14 juin 2016 (paragraphe 14 ci-dessus) ; les deuxième et troisième requérants sont ensuite retournés à l’établissement K. en application de la décision du 4 août 2016 (paragraphe 15 ci-dessus), pour y demeurer jusqu’au 12 avril 2017 (paragraphe 25 ci-dessus).
70. Il s’ensuit que la Cour est appelée à examiner la période de prise en charge des deuxième et troisième requérants qui s’étend du 21 mars 2016 au 12 avril 2017, qui comprend une interruption de plus de deux mois indiquée au paragraphe précédent.
b) Applicabilité de l’article 8 et existence d’une ingérence
71. La Cour souligne en premier lieu que, par essence, le lien entre les requérants – une mère et ses deux enfants mineurs – relève de la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. Il n’est pas non plus contesté que la prise en charge des deuxième et troisième requérants, qui a été ordonnée le 24 février 2015, prorogée le 24 juin 2015 et confirmée le 4 août 2016, s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur vie familiale.
72. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre. La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux, et notamment proportionnée au but légitime recherché (Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004).
c) « Prévue par la loi »
73. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’expression « prévue par la loi » implique – et cela ressort de l’objet et du but de l’article 8 – que le droit interne doit offrir une certaine protection contre les atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1. Cette expression vise non seulement le respect du droit interne, mais aussi la qualité de la loi, qui doit être compatible avec la prééminence du droit. La législation interne doit avant tout être claire et prévisible ; elle doit donc user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
74. Dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, par exemple, Klaus Müller c. Allemagne, no 24173/18, § 48, 19 novembre 2020). Même lorsque l’esprit et la lettre de la disposition interne en vigueur au moment des faits étaient suffisamment précis, l’interprétation et l’application de la disposition en question aux circonstances de l’espèce par les juridictions internes ne doivent pas revêtir un caractère manifestement déraisonnable et, partant, non prévisible au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018, et Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 57, 9 avril 2019).
75. En l’espèce, les parties sont en désaccord sur la question de la base légale du placement des deuxième et troisième requérants. Les requérants admettent que l’ingérence litigieuse avait une base en droit interne mais soutiennent qu’il s’agissait d’une base erronée. Ils estiment qu’en prorogeant le 24 juin 2015 la prise en charge des deuxième et troisième d’entre eux, le tribunal aurait dû agir en application de la loi no 292/2013, qui constitue selon eux une lex specialis, et non en vertu des dispositions générales du CPC. Pour cette raison, la requérante a demandé la levée de ladite mesure (paragraphe 12 ci-dessus), et elle conteste devant la Cour la décision du 4 août 2016 l’ayant refusée (paragraphe 15 ci-dessus). Le Gouvernement estime en revanche que la loi no 292/2013 n’empêchait pas le tribunal de procéder en l’espèce dans le cadre du CPC.
76. La Cour note que la détermination du droit applicable est une question d’interprétation du droit interne, tâche qui incombe au premier chef aux autorités nationales. En l’occurrence, l’entrée en vigueur le 1er janvier 2014 de la loi no 292/2013 a soulevé la question de l’applicabilité « concomitante » de celle-ci et du CPC aux mesures provisoires relatives à la garde des enfants mineurs, question qui revêtait une certaine complexité et révélait une lacune législative, comme les commentaires de la doctrine en témoignent (paragraphes 43 et 45-47). Par la force des choses, les autorités nationales sont donc spécialement qualifiées pour trancher une telle question difficile d’interprétation et d’application du droit national (voir, mutatis mutandis, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018). La Cour doit cependant vérifier si cette interprétation était claire, prévisible et dépourvue d’arbitraire ‘(voir la jurisprudence citée aux paragraphes 73-74 ci-dessus).
77. Dans ce contexte, la Cour relève que, selon les informations à sa disposition sur l’interprétation du droit en vigueur avant le 1er janvier 2022, il était possible à l’époque des faits d’ordonner la prise en charge d’un enfant tant en vertu de la loi no 292/2013 qu’en vertu du CPC, et notamment de ses articles 76 § 1 et 102. Comme le Gouvernement l’indique, les mesures adoptées en application du CPC présentaient l’avantage de ne pas nécessiter une demande préalable de l’autorité de la protection sociale, ce qui permettait au tribunal d’agir à la demande d’une autre personne ou entité, voire proprio motu. Il est vrai que le réexamen périodique des mesures de placement prévu à l’époque par la loi no 292/2013 concernait uniquement celles prises sur son fondement, qui n’étaient valables que pendant un mois et devaient être, le cas échéant, prorogées chaque mois (paragraphes 35 et 36 ci‑dessus). De l’avis de la Cour, une telle réglementation constitue une garantie procédurale importante en ce qu’elle oblige le tribunal à suivre de près l’évolution de la situation familiale, à rester en contact avec toutes les personnes concernées et à indiquer aux parents, le cas échéant, les démarches ou améliorations propres à leur permettre d’être à nouveau réunis avec leurs enfants. Il convient cependant d’observer que l’article 76 § 3 du CPC (paragraphe 40 ci-dessus) permet également de limiter la durée de validité de la mesure provisoire prise sur son fondement, et que les parties peuvent à tout moment demander au tribunal de lever cette mesure, ce qui a pour conséquence le réexamen des motifs ayant justifié son adoption ; la requérante a d’ailleurs usé de cette possibilité le 21 mars 2016 (paragraphe 12 ci-dessus).
78. En venant aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que le placement des deuxième et troisième requérants en institution a été ordonné, puis plusieurs fois prorogé par des mesures provisoires spéciales prises en vertu des articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 (paragraphes 6 et 7 ci‑dessus). Ce n’est que le 24 juin 2015 que le tribunal a invoqué l’article 102 du CPC comme base légale de sa décision (paragraphe 10 ci‑dessus), considérant que la dernière desdites mesures avait pris fin faute d’avoir été prolongée dans le délai d’un mois fixé par la loi no 292/2013 (paragraphe 35 ci-dessus) ; sur ce dernier point, le Gouvernement admet qu’il s’agissait d’un manquement du tribunal (paragraphe 62 ci-dessus). Ladite décision a été en quelque sorte entérinée par le tribunal municipal, qui a refusé de la lever (paragraphe 15 ci-dessus), ainsi que par la Cour constitutionnelle (paragraphe 18 ci-dessus).
79. La Cour note à cet égard que les articles 452 et suivants de la loi no 292/2013 ont remplacé notamment l’article 76a qui figurait auparavant dans le CPC ; comme cette dernière disposition, ils visent les situations où la vie de l’enfant ou son développement normal sont sérieusement mis en péril, circonstances qui nécessitent une réaction immédiate du tribunal (voir aussi le paragraphe 43 ci-dessus). La Cour est néanmoins prête à accepter que, lorsque le tribunal a statué le 24 juin 2015 sur la prorogation du placement des deuxième et troisième requérants dans l’établissement dans lequel ils se trouvaient depuis déjà quatre mois, les enfants ne se trouvaient plus dans une situation d’urgence menaçant leur vie ou leur développement. Dans ces conditions, se référant aux motifs prévus aux articles 452 et 460 de la loi no 292/2013 qui selon lui perduraient, le tribunal a adopté une nouvelle mesure de placement fondée sur l’article 102 § 1 du CPC. Il a relevé à cet égard que, dans les circonstances particulières de la cause, il était nécessaire de s’assurer, au travers d’un examen rigoureux de preuves qui ne pouvait avoir lieu que dans le cadre de la procédure sur le fond, que la requérante était de nouveau apte à prendre soin de ses enfants.
80. La Cour note que la manière d’interpréter et d’appliquer la législation interne, qui soulève des questions dans la présente requête, a été clarifiée par l’amendement no 363/2021 entré en vigueur le 1er janvier 2022 (paragraphes 37 et 63 ci-dessus). La nouvelle version de la loi no 292/2013 établit en effet une distinction entre la mesure provisoire prise en application du CPC et en vertu de laquelle une partie se voit enjoindre de remettre l’enfant, aux fins de sa garde, à l’autre parent ou à une autre personne proche, et la mesure provisoire portant placement de l’enfant hors de chez ses parents ou d’une personne proche, qui doit être prise en application de la loi no 292/2013 et nécessite une demande préalable de l’autorité de la protection sociale de l’enfant. Pour la Cour, il apparaît à la lumière de la pratique et de la doctrine internes qu’avant le 1er janvier 2022 le droit tchèque n’interdisait pas d’invoquer les dispositions du CPC comme base légale des mesures provisoires portant placement des enfants en institution.
81. De l’avis de la Cour, l’interprétation qui a ainsi été faite en l’espèce des dispositions relatives aux mesures provisoires en matière de prise en charge des enfants n’est pas critiquable au point qu’elle doive être qualifiée d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable, et ses effets étaient suffisamment clairs et prévisibles. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi ».
d) But légitime
82. La Cour observe que l’article 102 § 1 du CPC (paragraphe 41 ci‑dessus), invoqué par le tribunal comme base légale de sa décision du 24 juin 2015, permet de réglementer la situation des parties par une mesure provisoire en attendant l’issue de la procédure sur le fond. Elle attire également l’attention sur la référence non moins importante faite par le tribunal aux motifs prévus aux articles 452 et 460 de la loi no 292/2013 et au fait que la requérante avait à plusieurs reprises échoué à tenir son rôle parental et mis la vie et la santé de ses enfants en péril (paragraphe 10 ci-dessus). Le tribunal municipal a refusé de lever ladite mesure, estimant que la situation était alarmante eu égard au fait que les requérants en étaient à leur troisième placement institutionnel (paragraphe 15 ci-dessus).
83. Aux yeux de la Cour, il ressort ainsi clairement des motifs retenus par les tribunaux internes que le maintien en institution des deuxième et troisième requérants après le 21 mars 2016 avait pour but la sauvegarde de leur intérêt. L’ingérence en question poursuivait donc un but légitime au regard du second paragraphe de l’article 8, à savoir « la protection des droits et libertés d’autrui ».
e) Nécessité dans une société démocratique
84. Les principes généraux concernant la recherche de l’unité familiale et la prise en charge des enfants ont été résumés dans l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège [GC] (no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019).
85. Il convient notamment de rappeler que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans l’exercice du droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, de jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande [GC], no25702/94, § 173, CEDH 2001-VII, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 69, CEDH 2002-I). Il faut normalement considérer la prise en charge d’un enfant comme une mesure temporaire à suspendre dès que la situation s’y prête. À cet égard, un juste équilibre doit être ménagé entre l’intérêt de l’enfant à demeurer placé et celui du parent à vivre avec lui. En procédant à cet exercice, la Cour attache une importance particulière à l’intérêt supérieur de l’enfant qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui du parent (Couillard Maugery, précité, § 270).
86. L’intérêt de l’enfant comporte deux aspects. D’une part, il dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle‑ci se serait montrée particulièrement indigne. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial, et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu « reconstituer » la famille. D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (voir, parmi d’autres, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 50, CEDH 2000 VIII, et Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 71, 4 avril 2006).
87. Pour apprécier la « nécessité » des mesures litigieuses « dans une société démocratique », la Cour examinera, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour les justifier sont pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8. Elle aura en outre égard à l’obligation faite en principe à l’État de permettre le maintien du lien entre la mère et ses deux enfants. Toutefois, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer la situation de ces enfants et les droits de la requérante, mais elle doit apprécier sous l’angle de la Convention les décisions rendues par les différentes juridictions dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Couillard Maugery, précité, § 242, Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 70, 26 octobre 2006).
88. La Cour relève que, dans la présente affaire, la mesure initiale de placement des deuxième et troisième requérants, prononcée le 24 février 2015, a été limitée à un mois et qu’elle a ensuite été prorogée trois fois (paragraphe 7 ci-dessus), pour être remplacée, le 24 juin 2015, par une nouvelle mesure de prise en charge qui devait s’appliquer jusqu’à la clôture définitive de la procédure sur le fond (paragraphe 10 ci-dessus). À deux reprises, la requérante a demandé la levée de cette mesure. Sa première demande du 21 mars 2016 (paragraphe 12 ci-dessus), qui marque le début de la période à examiner par la Cour (paragraphe 70 ci-dessus) a d’abord été accueillie, ce qui a eu pour conséquence le retour des deuxième et troisième requérants auprès d’elle le 29 juin 2016 (paragraphe 14 ci-dessus) ; cette décision a cependant été infirmée en appel (paragraphe 15 ci-dessus), en conséquence de quoi les deuxième et troisième requérants sont retournés à l’établissement K. le 5 septembre 2016 (paragraphe 16 ci-dessus). Ils y sont demeurés jusqu’au 12 avril 2017, date de l’aboutissement de la seconde demande de levée de la mesure formée par la requérante le 22 mars 2017 (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).
89. La Cour observe que ces mesures ont été prises en raison des difficultés de la requérante à s’occuper correctement de ces derniers et à leur procurer un environnement stable et propice à leur développement. Les juridictions ont retenu que les deuxième et troisième requérants avaient déjà fait l’objet de deux placements institutionnels par le passé, que la requérante avait mis leur vie et leur santé en péril et que son aptitude à prendre soin d’eux devait faire l’objet d’un examen rigoureux, notamment d’un rapport d’expertise psychiatrique qui devait être produit dans la procédure sur le fond (paragraphe 15 ci-dessus). Il a été noté à cet égard que la requérante avait demandé l’ajournement des audiences prévues dans cette procédure (paragraphe 9 ci-dessus) et qu’elle avait ainsi contribué aux retards de celle‑ci (paragraphe 18 ci-dessus).
90. La Cour note que, ainsi qu’il ressort des décisions des juridictions nationales, durant la période litigieuse, la requérante n’a pas toujours fait preuve d’un comportement susceptible de rassurer les autorités quant à sa capacité à s’occuper des enfants. Il ressort en effet du dossier qu’elle a cessé, au cours de l’été 2015, de coopérer avec le tuteur, qu’elle a exercé une pression inappropriée sur les deuxième et troisième requérants (paragraphe 8 ci-dessus), et qu’elle est partie pendant quelques mois en Suisse où elle a été retrouvée à plusieurs reprises en état d’ébriété (paragraphes 11 et 23 ci‑dessus). Il y a lieu de noter cependant que, dès que les circonstances le permettaient, la requérante a été autorisée à accueillir les deuxième et troisième requérants chez elle, que ce soit pour des séjours d’une journée ou même pour les week-ends ou les vacances (paragraphes 8, 13 et 23 ci‑dessus) ; elle a également passé avec eux les vacances d’été en 2016. La Cour en déduit que la nécessité de maintenir un contact entre les requérants a été une préoccupation authentique du tuteur qui était chargé du suivi de la situation familiale et qui a autorisé ces visites (paragraphes 5, 8 et 24 ci‑dessus).
91. Par ailleurs, les requérants se plaignent de la divergence des décisions du tribunal municipal, indiquant qu’une chambre de ce tribunal a décidé le 4 août 2016 de maintenir les deuxième et troisième d’entre eux en institution, alors qu’une autre chambre de ce même tribunal, à laquelle le dossier concernant leur demi-sœur cadette avait été attribué au motif que la fillette n’avait pas le même père, a confirmé la fin du placement de celle-ci (paragraphes 15 et 58 ci-dessus). Partageant l’avis du Gouvernement (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour estime néanmoins que le seul fait que, dans une situation aussi complexe que celle de l’espèce, deux chambres aient abouti dans l’examen de deux dossiers séparés à une appréciation différente des compétences parentales de la requérante, compte tenu d’ailleurs de la situation différente des enfants concernés, n’emporte pas une violation de la Convention. Ceci est d’autant plus vrai qu’il existait en l’occurrence des différences factuelles, étant donné que la fillette n’avait que trois ans à l’époque, âge auquel un placement institutionnel est généralement à éviter, et que contrairement à elle, les deuxième et troisième requérants en étaient à leur troisième placement.
92. En revanche, la Cour estime critiquable le fait que le placement des deuxième et troisième requérants n’ait reposé, tout au long de la période à considérer par elle (paragraphe 69 ci-dessus), que sur des mesures provisoires qui, de par leur nature, se fondaient sur des preuves très limitées. Elle est d’avis qu’il est important dans les affaires de ce type que les tribunaux rendent rapidement des décisions sur le fond, ce qui ne constitue pas un obstacle à ce que de telles décisions soient modifiées plus tard lorsque les circonstances l’exigent. Elle rappelle dans ce contexte avoir jugé, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que les juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (Gozalvo c. France, no 38894/97, § 27, 9 novembre 1999, et Cambal c. République tchèque, no 22771/04, § 33, 21 février 2006). Elle a également déjà noté dans les affaires tchèques concernant la durée de la procédure relative à l’exercice de l’autorité parentale que des retards sont souvent engendrés par le fait que les tribunaux ne constituent qu’un seul exemplaire du dossier, ce qui nécessite ses transmissions fréquentes et rend difficile un avancement rapide de la procédure (voir, notamment, Reslová c. République tchèque, no 7550/04, § 49, 18 juillet 2006, et Patera c. République tchèque, no 25326/03, § 104, 26 avril 2007).
93. Sur ce point, la Cour souscrit en l’espèce à l’argument des requérants selon lequel la procédure sur le fond, engagée le 24 avril 2015, a connu des atermoiements (paragraphe 9 et 54 in fine ci-dessus), avant sa clôture le 27 novembre 2017 (paragraphe 26 ci-dessus).
De l’avis de la Cour, ce fait n’est toutefois pas suffisant pour conclure que les autorités ont manqué dans la présente affaire à leur obligation positive de diligence. Il convient de noter, d’une part, que la requérante a contribué à la durée de cette procédure, notamment en quittant la République tchèque pendant plusieurs mois (paragraphes 11 et 23 ci-dessus), qu’elle a pu entre‑temps accueillir ses enfants chez elle et que la mesure de placement a été levée dès que les circonstances l’ont permis, avant la clôture de la procédure sur le fond.
94. Après avoir examiné les décisions des juridictions internes dans leur ensemble, la Cour considère qu’elles ont été prises dans l’intérêt supérieur de l’enfant et n’excèdent pas la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière. Rien dans le dossier n’indique que la conclusion des tribunaux selon laquelle la mesure de placement était nécessaire pour préserver la santé et le bon développement des deuxième et troisième requérants soit arbitraire ou manifestement déraisonnable. La Cour rappelle à cet égard qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, car ces autorités sont en principe mieux placées qu’un juge international pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec l’ensemble des personnes impliquées (voir, entre autres, G.M. c. France, no 25075/18, § 61, 9 décembre 2021).
95. Dans ces conditions, la Cour estime que le maintien des deuxième et troisième requérants en institution après le 21 mars 2016 constituait une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
96. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
G.M. c. France du 9 décembre 2021 requête no 25075/18
Art 8 : Mesures de placement et détermination des droits de visite de la mère décidées au vu de l’intérêt supérieur de l’enfant : non-violation de l’article 8 de la Convention
L’affaire concerne le placement de l’enfant de la requérante, alors en très bas âge, auprès du service de l’aide sociale à l’enfance et la limitation des droits de visite qui lui ont été accordés. La Cour relève, en premier lieu, que la mesure initiale de placement de l’enfant auprès de l’Aide sociale à l’enfance a été ordonnée dans l’urgence et à la requête du procureur de la République en raison du placement en garde à vue de ses deux parents, décidé à la suite des plaintes qu’ils avaient respectivement portées l’un contre l’autre, et au regard du danger que l’enfant courait en restant dans sa famille. La Cour souligne, ensuite, que les juridictions internes se sont livrées, en se fondant sur les constats croisés de l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance et des structures de soins indépendantes, à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et ceux de la requérante tant pour décider du maintien de la mesure de placement que des droits de visite. Enfin, la Cour constate que, considéré comme un tout, le processus décisionnel a été entouré des garanties de procédure qu’appelait la protection des intérêts de la requérante. La Cour en conclut que les autorités nationales ont pris, sans excéder leur marge d’appréciation, les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles afin d’assurer le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, sans porter une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante.
Art 8 • Vie familiale • Placement d’un enfant en très bas âge et limitation des droits de visite de sa mère • Motifs pertinents et suffisants • Respect de l’intérêt supérieur de l’enfant
"CET ARRÊT MERITE UN APPEL : la CEDH ne prend en compte que les associations agrées par l'ASE font des faux rapports pour vendre au département des prestations d'hôtellerie. La preuve en l'espèce : l'ASE et l'association concernée n'ont pas appliqué la décision de justice qui permettait le droit de visite de la mère à l'enfant.
La CEDH ne prend pas en compte que les professionnels de santé et les psychologues sont choisis par l'ASE et que par conséquent, leurs rapports ne sont pas rendus de manière indépendante et équitable" Frederic Fabre
FAITS
L’enfant E. naquit le 19 avril 2017, des relations de G.M. et de son compagnon M. Le 24 août 2017, G.M. quitta le domicile conjugal avec l’enfant âgée de quatre mois et se rendit au centre Flora Tristan, chargé d’accueillir les victimes de violences conjugales. Par une ordonnance de placement provisoire du 26 août 2017, le procureur de la République de Nanterre confia l’enfant auprès du service départemental de l’Aide sociale à l’enfance. E. fut accueillie à la pouponnière du Plessis-Robinson et le procureur requit qu’une mesure d’assistance éducative soit ordonnée à son égard par le juge des enfants.
Le 12 septembre 2017, à la suite de l’audience en présence de la requérante assistée de son avocat et d’un interprète, le juge des enfants du tribunal de grande instance de Nanterre ordonna le maintien du placement de l’enfant pour une durée de six mois, soit jusqu’au 12 mars 2018. Il fixa « dans un premier temps », un droit de visite médiatisé, seul à même de garantir un « environnement protecteur », pour chacun des parents à raison d’au moins une fois par semaine et précisa que leurs droits pourraient être élargis en fonction de l’évolution de leur relation avec E. et de leur aptitude à répondre à ses besoins. La requérante interjeta appel du jugement. Parallèlement, le juge ordonna une mesure judiciaire d’investigation éducative aux fins d’évaluer l’existence d’un danger pour l’enfant et, le cas échéant, de proposer des modalités de prise en charge éducative. Cette mesure fut confiée à l’association Olga Spitzer. Le 12 janvier 2018, la cour d’appel de Versailles confirma la décision de placement de l’enfant. Le 1er février 2018, l’association Olga Spitzer informa de la prise en charge de la mesure judiciaire d’investigation éducative qui avait été ordonnée. Le 7 mars 2018, le juge des enfants décida de renouveler le placement d’E. à l’Aide sociale à l’enfance pour une durée de six mois. Il accorda aux parents un droit de visite médiatisé et, en plus, un droit de visite non médiatisé à raison d’au moins une fois par semaine. Il fixa pour la grand-mère paternelle un droit de sortie avec l’enfant au moins une fois par semaine. Le 3 avril 2018, G.M. fit appel de ce jugement et demanda la mainlevée du placement de l’enfant. Dans une note de situation du 15 juin 2018, l’éducatrice spécialisée de la pouponnière demanda le maintien du placement d’E. après avoir relevé que ses parents étaient des personnes anxieuses avec des angoisses disproportionnées et préconisé une expertise psychologique ou psychiatrique pour ajuster le travail de soutien à la parentalité. Alors que l’appel du jugement du 7 mars 2018 était pendant, le 20 juin 2018, le juge des enfants ordonna le maintien du placement d’E. pour une durée de six mois, soit jusqu’au 20 décembre 2018. Le 21 septembre 2018, la cour d’appel de Versailles confirma le jugement du 7 mars 2018. Elle rappela la situation de « crise extrême » au moment du placement de l’enfant, « au centre de l’hostilité des parents ». Le 19 octobre 2018, la cour d’appel de Versailles confirma le jugement du juge des enfants du 20 juin 2018 concernant le placement et le droit de visite médiatisé de la requérante. Le 17 décembre 2018, le juge des enfants ordonna la mainlevée du placement d’E. et la confia à son père pendant une durée d’un an. Il accorda à G.M. un droit d’hébergement la première fin de semaine de chaque mois et un droit de sortie pour les consultations à Sainte-Anne. Il ordonna également une mesure d’assistance éducative en milieu ouvert. Le rapport concernant cette mesure d’assistance éducative, remis le 3 décembre 2019, releva que l’enfant avait retrouvé un équilibre et un développement satisfaisants auprès de son père. Il soulignait toutefois que les parents n’arrivaient pas à sortir de leurs conflits pour se recentrer sur les besoins de l’enfant et concluait au renouvellement de la mesure, sous conditions, pour une durée d’un an. Le 6 décembre 2019, la cour d’appel de Versailles, après avoir entendu G.M. assistée d’un interprète, confirma le jugement du juge des enfants du 17 décembre 2018. Selon les dernières informations fournies par la requérante, la mesure d’assistance éducative en milieu ouvert fut maintenue pour une durée d’un an. La requérante allègue des difficultés dans la mise en œuvre de cette mesure dues à l’absence d’interprète russe.
Article 8
La Cour relève en premier lieu, s’agissant de la mesure initiale de placement de l’enfant auprès de l’Aide sociale à l’enfance, que cette mesure a été ordonnée dans l’urgence et à la requête du procureur de la République en raison de la garde à vue des deux parents et au regard du danger qu’il courait en restant dans sa famille.
L’enfant a été placé provisoirement pour des motifs tenant à sa sécurité, le temps pour les autorités compétentes d’obtenir une expertise psychiatrique de ses parents et d’effectuer les mesures d’investigation qu’impliquait le dépôt de leurs plaintes respectives dans des commissariats différents. Il convenait de parer à un danger qui n’avait rien d’hypothétique.
La Cour note, en deuxième lieu, que le maintien de la mesure du placement de l’enfant a été décidé par le juge des enfants dans un premier temps pour une durée de six mois, en raison des difficultés observées dans la relation entre chaque parent et la mineure et de la nécessité d’évaluer la capacité de chacun d’entre eux à s’occuper correctement d’elle. Cette décision a été prise au vu du rapport de l’Aide sociale à l’enfance qui faisait état de plusieurs éléments indiquant que l’enfant se trouvait dans une situation de danger dans sa famille.
Les juridictions internes ont ensuite ordonné le renouvellement de la mesure de placement à deux reprises, pour une durée de six mois, compte tenu de l’âge de l’enfant, des troubles de l’attachement manifestés de part et d’autre, de l’absence d’évolution des relations parents-enfant ainsi que du conflit parental persistant.
Ces juridictions internes se sont appuyées sur les constats croisés de l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, les professionnels de l’Aide sociale à l’enfance et l’association Olga Spitzer en charge de la mesure judiciaire d’investigation éducative, et ceux issus de structures de soins indépendantes, comme le centre médico psychologique de l’Aubier ou l’unité mobile d’urgence de psychiatrie périnatale en maternité, qui ont accompagné la requérante dans un contexte difficile et permis une appréciation factuelle tant de l’évolution de sa situation que de ses aptitudes parentales.
La Cour considère que les juridictions internes se sont livrées à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et celui de la requérante. Ayant examiné les décisions des juridictions internes dans leur ensemble, la Cour considère qu’elles ont été prises dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces juridictions sont parvenues à la conclusion que la mesure de placement assurerait l’équilibre entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa mère et de son père et qu’il serait bénéfique au développement du premier. Elle note d’ailleurs que la mesure de placement a été levée dès que les circonstances l’ont permis et que l’enfant a été placé auprès de son père. Rien n’indique que cette conclusion soit arbitraire ou manifestement déraisonnable et excède la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière.
En troisième lieu, s’agissant de l’exercice du droit de visite, la Cour relève que des mesures propres à faciliter la réunion de la requérante et de son enfant ont été ordonnées dès le placement de celui-ci, avec la perspective d’une évolution du droit de visite. En dépit de l’inexécution de la décision du 7 mars 2018, concernant le droit de visite non médiatisé, la Cour estime que la nécessité de maintenir le contact entre la requérante et son enfant a été une préoccupation constante des autorités compétentes qui ont déployé des efforts sérieux et soutenus tout en ménageant le temps nécessaire au travail éducatif. En dernier lieu, la Cour estime que, considéré comme un tout, le processus décisionnel a été entouré de garanties de procédure telles qu’il a suffisamment protégé les intérêts de la requérante. Celle-ci a disposé d’un droit de recours contre toutes les décisions prises par le juge des enfants ; elle a été représentée par son conseil et régulièrement assistée d’un interprète et a disposé de la faculté de faire utilement valoir ses arguments en défense, de prendre connaissance de ceux présentés par les autres parties et de les discuter dans le cadre du débat contradictoire. La Cour conclut que les autorités nationales ont pris, sans excéder leur marge d’appréciation, les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles afin d’assurer le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant sans porter d’atteinte excessive aux droits de la requérante. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
CEDH
a) Principes généraux
54. La Cour renvoie aux principes généraux pertinents en la matière tels qu’énoncés dans l’arrêt Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, §§ 202-213, 10 septembre 2019). Elle note toutefois que les mesures litigieuses de la présente espèce n’ont pas emporté, contrairement à l’affaire Strand Lobben, de séparation définitive entre la mère et l’enfant.
b) Application en l’espèce
55. En premier lieu, la Cour considère que les décisions litigieuses constituent une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de la vie familiale tel que garanti par le paragraphe premier de l’article 8 de la Convention, ce qui n’est au demeurant pas contesté par les parties. En deuxième lieu, la Cour considère que ces décisions étaient prévues par la loi, à savoir les articles 375 et suivants du code civil, et qu’elles poursuivaient les buts légitimes de « protection de la santé » et « des droits et libertés » de l’enfant E., ce qui n’est pas davantage contesté par les parties. Il lui revient, en troisième lieu, de contrôler si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
56.Pour ce faire, la Cour doit examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs au fondement de ces décisions étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Dans cette perspective, elle tiendra compte de l’évolution des mesures prises à l’égard de l’enfant et de ses parents telle qu’elle ressort du dossier tout en limitant son examen au grief dont la requérante l’a saisie (paragraphe 40 ci-dessus). Elle s’attachera également à vérifier la qualité du processus décisionnel.
Les mesures de placement et l’exercice du droit de visite
57. S’agissant, en premier lieu, de la mesure initiale de placement de l’enfant auprès de l’ASE, la Cour relève qu’elle a été ordonnée dans l’urgence et à la requête du procureur de la République en raison de la garde à vue des deux parents et au regard du danger qu’il courait en restant dans sa famille. Sa mère, la requérante, était en effet suspectée de l’avoir enlevé, et son père était accusé par cette dernière de viols et de violences conjugales ainsi que d’agressions sexuelles sur mineur. Il ressort ainsi du dossier que l’enfant a été placé provisoirement pour des motifs tenant à sa sécurité, le temps pour les autorités compétentes d’obtenir une expertise psychiatrique de ses parents et d’effectuer les mesures d’investigation qu’impliquait le dépôt de leurs plaintes respectives dans des commissariats différents. Il s’agissait alors tant de le protéger des prétendus agissements de son père que de vérifier le bien-fondé des allégations d’enlèvement d’enfant par un parent qui avait quitté le domicile conjugal depuis quarante-huit heures et qui n’avait aucune garantie de représentation connue des forces de l’ordre. Il convenait ainsi de parer à un danger qui n’avait rien d’hypothétique, ainsi que cela ressort de l’ordonnance de placement provisoire du procureur de la République (paragraphe 10 ci-dessus). Une fois ce danger écarté, la requérante et M. purent rendre visite à leur fille à la pouponnière (paragraphe 8 ci-dessus).
58. S’agissant, en deuxième lieu, du maintien de la mesure du placement de l’enfant, la Cour relève qu’il a été décidé par le JE dans un premier temps pour une durée de six mois, en raison des difficultés observées dans la relation entre chaque parent et la mineure et de la nécessité d’évaluer la capacité de chacun d’entre eux à s’occuper correctement d’elle. Cette décision a été prise au vu du rapport de l’ASE qui faisait état de plusieurs éléments indiquant que l’enfant se trouvait dans une situation de danger dans sa famille : un discours inquiétant et opposé des deux parents sur les conditions de vie de l’enfant au cours de ses quatre premiers mois, un diagnostic défavorable sur leurs capacités éducatives, des témoignages des professionnels de la maternité faisant état de la vulnérabilité psychologique de la requérante, de son isolement et de ses difficultés à saisir l’aide qui lui avait été proposée (paragraphe 11 ci-dessus).
59. La Cour relève que les juridictions internes ont ensuite ordonné le renouvellement de la mesure de placement à deux reprises, pour une durée de six mois, compte tenu de l’âge de l’enfant, des troubles de l’attachement manifestés de part et d’autre, de l’absence d’évolution des relations parents‑enfant ainsi que du conflit parental persistant. Les juridictions internes se sont fondées sur les grandes difficultés rencontrées par l’enfant pour tisser des liens affectifs avec ses parents et sur la persistance de son sentiment d’insécurité face à sa mère. Elles se sont appuyées, pour ce faire, sur les constats croisés de l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, les professionnels de l’ASE et l’association O.S. en charge de la MJIE, et ceux issus de structures de soins indépendantes comme le CMP de l’Aubier ou l’unité PPUMMA qui ont accompagné la requérante dans un contexte difficile et permis une appréciation factuelle tant de l’évolution de sa situation que de ses aptitudes parentales (paragraphes 16, 26 à 29 ci-dessus).
60. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les juridictions internes se sont livrées à un véritable exercice de mise en balance entre les intérêts de l’enfant et celui de la requérante, en s’appuyant sur les rapports de l’ASE s’agissant de la mise en œuvre de la mesure de placement, y compris du point de vue des éducatrices et des psychologues de ce service, et sur celui de la MIJE destiné à les éclairer sur la réalité de la situation familiale. Dans ce cadre, elles ont pris en compte la possibilité de prononcer des mesures alternatives au placement de l’enfant au sein de l’ASE, en envisageant à plusieurs reprises de le confier à ses grands-parents, avant d’y renoncer en raison de la tension qu’un tel placement créerait entre les parents au détriment de l’enfant (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
61. Après avoir examiné les décisions des juridictions internes dans leur ensemble (paragraphes 12, 16, 19, 26, 27 et 28 ci-dessus), la Cour considère qu’elles ont été prises dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces juridictions sont parvenues à la conclusion que la mesure de placement assurerait l’équilibre entre les intérêts de l’enfant et ceux de sa mère et de son père et qu’il serait bénéfique au développement du premier. Elle note d’ailleurs que la mesure de placement a été levée dès que les circonstances l’ont permis et l’enfant placé auprès de son père (paragraphe 29 ci-dessus). Rien au dossier n’indique que cette conclusion soit arbitraire ou manifestement déraisonnable et excède la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière. La Cour rappelle qu’il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, celles-ci étant en principe mieux placées qu’un juge international pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec l’ensemble des personnes impliquées (Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250, E.C. c. Italie (déc.), no 82314/17, § 52, 30 juin 2020).
62. S’agissant, en troisième lieu, de l’exercice du droit de visite, la Cour relève que des mesures propres à faciliter la réunion de la requérante et de son enfant ont été ordonnées dès le placement de celui-ci, avec la perspective d’une évolution du droit de visite. Dans un premier temps, le juge a considéré que ce droit devait être exercé dans le cadre médiatisé des rencontres afin de préserver un environnement protecteur pour l’enfant. Le juge a ensuite décidé, au vu de l’évolution de la situation, d’octroyer un droit de visite non médiatisé. Il est vrai que la décision du 7 mars 2018 n’a pas été suivie d’effet, les visites non médiatisées n’ayant pas pu être mises en place. La Cour rappelle que l’exécution d’une décision judiciaire portant sur l’octroi à un parent d’un droit de visite à l’égard de son enfant appelle en principe une exécution à bref délai car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur la relation entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (mutatis mutandis, Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 102, CEDH 2000‑I, Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003‑VII, Plasse-Bauer c. France, no 21324/02, § 46, 28 février 2006). La Cour note toutefois que le JE a réagi avec diligence aux sollicitations de la requérante sur ce point en s’inquiétant des raisons des réticences des services saisis à cet égard et en l’informant promptement (paragraphe 21 ci-dessus). Il a ensuite modifié, à bref délai, le contenu de ses droits afin d’assurer leur effectivité (paragraphe 28 ci-dessus). La requérante a ainsi bénéficié d’un droit de visite hebdomadaire, auquel se sont ajoutés les temps de mise en relation autorisés dans un cadre thérapeutique, jusqu’à la levée du placement, au terme d’une prise en charge qui a permis un élargissement progressif de ses droits et, finalement, l’octroi d’un droit d’hébergement (idem). Dans ces conditions, et quelque regrettable qu’ait été l’absence d’exécution de la décision du 7 mars 2018 (voir, sur ce point, le problème récurrent de l’absence d’exécution de certaines mesures ordonnées par le JE, avis de la CNCDH, paragraphe 39 ci-dessus), la Cour estime que la nécessité de maintenir le contact entre la requérante et son enfant a été une préoccupation constante des autorités compétentes qui ont déployé des efforts sérieux et soutenus en ce sens tout en ménageant le temps nécessaire au travail éducatif (a contrario, par exemple, M.L. c. Norvège, no 64639/16, §§ 93 et 94, 22 décembre 2020).
Le processus décisionnel
63. La requérante conteste la qualité du processus décisionnel qui a abouti aux mesures litigieuses en soutenant en particulier que celui-ci ne lui a pas permis de faire valoir pleinement ses droits.
64. À ce titre, elle met en cause la barrière de la langue et le défaut d’interprétariat dans le cadre du travail éducatif. Il incombe en effet aux autorités compétentes de s’assurer que ce travail se déroule dans une langue que les parents comprennent. Dans la présente affaire, la Cour relève que des efforts ont été faits pour que tel soit le cas, des réajustements ayant dû être opérés à certains moments afin d’orienter la requérante vers des structures comprenant des personnels maîtrisant la langue russe (paragraphes 21, 22, 23, 24, 26 et 29 ci-dessus). La Cour relève en outre que si les juridictions internes ont souligné les difficultés liées à la barrière de la langue, elles ont pris en compte également le fait que celle-ci n’a jamais été considérée par les professionnels en charge du travail éducatif comme un obstacle de nature à en compromettre les chances de succès (paragraphes 16, 23 et 31 ci-dessus).
65. La requérante, se réclamant sur ce point de l’avis de la CNCDH précité, invoque également la circonstance que le premier rapport de l’ASE a été déposé la veille de l’audience prévue pour décider du renouvellement ou non de la mesure provisoire de placement, ce qui aurait compromis la possibilité de faire utilement valoir ses intérêts. Pour regrettable que soit ce bref délai, rien au dossier ne conduit à considérer que l’avocat de la requérante n’a pas été mis à même d’assurer utilement sa défense au cours de l’audience et des débats contradictoires qui s’y sont déroulés.
66. La requérante déplore ensuite que la MJIE n’a pu être effectuée que cinq mois après avoir été ordonnée par le juge. La Cour relève toutefois que ce délai n’a pas empêché le JE d’obtenir de la part des professionnels accueillant l’enfant les éléments nécessaires à sa prise de décision (renouvellement du placement et octroi d’un droit de visite élargi, paragraphes 19 et 20 ci-dessus).
67. De manière plus générale, la Cour estime que, considéré comme un tout, le processus décisionnel a été entouré de garanties de procédure telles qu’il a suffisamment protégé les intérêts de la requérante. Elle relève que celle-ci a disposé d’un droit de recours contre toutes les décisions prises par le JE, qu’elle était représentée par son conseil et régulièrement assistée d’un interprète et a disposé de la faculté de faire utilement valoir ses arguments en défense, de prendre connaissance de ceux présentés par les autres parties et de les discuter dans le cadre du débat contradictoire.
Conclusion
68. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les décisions litigieuses reposent sur des motifs non seulement pertinents mais encore suffisants au regard du paragraphe 2 de l’article 8, et que les autorités nationales ont pris, sans excéder leur marge d’appréciation, les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles afin d’assurer le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant sans porter d’atteinte excessive aux droits de la requérante. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
NEVES CARATÃO PINTO c. PORTUGAL du 13 juillet 2021 Requête no 28443/19
Art 8 • Vie familiale • Renouvellement d’une mesure de protection à l’égard d’enfants jumeaux ayant entraîné l’attribution provisoire de leur garde à deux membres différents de la famille • Séparation prolongée des enfants ayant provoqué un éclatement de la famille et de la fratrie à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant • Absence de motifs pertinents et suffisants • Suspension et restriction du droit de visite de la mère n’assurant pas le maintien du lien familial • Passage du temps en faveur du maintien des enfants dans leurs familles d’accueil • Carences procédurales et allongement des procédures litigieuses.
a) Rappel des principes généraux
109. La Cour rappelle que pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale. Dès lors, des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention. Pareille ingérence méconnaît cet article à moins qu’elle ne soit « prévue par la loi », ne vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 8 et ne puisse passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché. Pour apprécier la « nécessité » de la mesure litigieuse « dans une société démocratique », il convient donc d’analyser, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués à l’appui de celle-ci étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances. De surcroît, l’article 8 de la Convention met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (voir Soares de Melo, précité, §§ 88-89 et les nombreuses références qui y sont citées).
110. Il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer. La Cour souligne d’ailleurs que dans les affaires dans lesquelles sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération. En même temps, il y a lieu de noter que la recherche de l’unité familiale et celle de la réunion de la famille en cas de séparation constituent des considérations inhérentes au droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8. Par conséquent, toute autorité publique qui ordonnerait une prise en charge ayant pour effet de restreindre la vie de famille est tenue par l’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, §§ 204-205, 10 septembre 2019).
111. De manière générale, d’une part, l’intérêt supérieur de l’enfant dicte que les liens entre lui et sa famille soient maintenus, sauf dans les cas où celle-ci se serait montrée particulièrement indigne : briser ce lien revient à couper l’enfant de ses racines. En conséquence, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial et tout doit être mis en œuvre pour maintenir les relations personnelles et, le cas échéant, le moment venu, « reconstituer » la famille. D’autre part, il est certain que garantir à l’enfant une évolution dans un environnement sain relève de cet intérêt et que l’article 8 ne saurait autoriser un parent à prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de son enfant (ibidem, § 207 et les références qui y sont citées).
112. La Cour rappelle que l’obligation des autorités nationales de prendre des mesures à cette fin n’est pas absolue car il arrive que la réunion d’un parent avec son enfant qui a vécu depuis un certain temps avec d’autres personnes ne puisse avoir lieu immédiatement, et requière des préparatifs. Leur nature et leur étendue dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées en constituera toujours un facteur important. Dans l’hypothèse où des contacts avec le parent risquent de menacer ces intérêts ou de porter atteinte à ces droits, il revient aux autorités nationales de veiller à un juste équilibre entre eux. Le point décisif consiste à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter le regroupement, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles en l’occurrence (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 58, série A no 299‑A, et Santos Nunes c. Portugal, no 61173/08, § 68, 22 mai 2012).
113. Les autorités nationales bénéficiant de rapports directs avec tous les intéressés (Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250), la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de garde et de visite, mais il lui incombe d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Hokkanen, précité, § 55, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, §§ 65-66, CEDH 2002‑I).
114. La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et l’importance des intérêts en jeu. La Cour reconnaît que si les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, en revanche elle exerce un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d’amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l’un de ses parents ou les deux (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 49, CEDH 2000-VIII, et Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 272, 1er juillet 2004). En effet, les liens entre les membres d’une famille et les chances de regroupement réussi se trouveront par la force des choses certainement affaiblis si l’on dresse des obstacles empêchant des rencontres faciles et régulières des intéressés (Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 81, série A no 130).
115. Si l’article 8 de la Convention ne renferme aucune condition explicite de procédure, le processus décisionnel lié aux mesures d’ingérence doit être équitable et propre à respecter les intérêts protégés par cette disposition. Il convient dès lors de déterminer, en fonction des circonstances de chaque espèce et notamment de la gravité des mesures à prendre, si les parents ont pu jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez important pour accorder la protection requise à leurs intérêts. Dans la négative, il y a manquement au respect de leur vie familiale et l’ingérence résultant de la décision ne saurait passer pour « nécessaire » au sens de l’article 8 (voir Soares de Melo, précité, § 94 et les références qui y sont citées). Par ailleurs, la Cour doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs (Omorefe c. Espagne, no 69339/16, § 41, 23 juin 2020).
116. La Cour rappelle par ailleurs que, dans les affaires touchant la vie familiale, le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. En effet, la rupture de contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003-VI). De plus, un retard dans la procédure risque toujours en pareil cas de trancher le litige par un fait accompli avant même que le tribunal ait entendu la cause. Or un respect effectif de la vie familiale commande que les relations futures entre parent et enfant se règlent sur la seule base de l’ensemble des éléments pertinents, et non par le simple écoulement du temps (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 65, série A no 121).
117. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (Maire, précité, § 76, Zhou c. Italie, no 33773/11, § 47, 21 janvier 2014, et Soares de Melo, précité, § 92).
b) Application de ces principes à la présente espèce
118. Dans la présente espèce, les parties ne contestent pas que l’application d’une mesure de protection, par l’effet de laquelle les enfants jumeaux de la requérante, D. et T., ont été confiés à des membres de la famille (paragraphes 16, 26 et 35 ci-dessus), puis l’attribution à ces derniers, à titre provisoire, des responsabilités parentales principales (paragraphes 49 et 60 ci-dessus) s’analysent en une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 § 1 de la Convention (paragraphes 100 et 105 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement, y compris en ce qui concerne la mesure de protection initiale qui avait été acceptée par la requérante (paragraphe 17 ci-dessus). En effet, à cet égard, elle tient compte du fait que lorsqu’elle a signé l’accord de protection, la requérante se trouvait dans un contexte de conflit conjugal et de fragilité émotionnelle (paragraphes 4-17 ci-dessus) et donc de grande vulnérabilité.
119. Les parties ne contestent pas non plus que ces ingérences étaient prévues par la loi. La Cour constate effectivement que la mesure de protection litigieuse se fondait sur les articles 35 § 1 b) et 40 de la LPCJP (paragraphes 87-88 ci-dessus) et que les responsabilités parentales avaient été provisoirement fixées sur la base des articles 1907 et 1918 du code civil (paragraphe 82 ci-dessus) et de l’article 28 de la loi no 141/2015 du 8 septembre 2015 régissant la procédure de fixation de l’exercice des responsabilités parentales (paragraphe 94 ci-dessus). Les ingérences litigieuses étaient donc « prévues par la loi ».
120. Les parties divergent sur la question de savoir si les ingérences en cause poursuivaient un but légitime (paragraphes 100 et 105 ci-dessus). Pour sa part, la Cour constate que tant la mesure de protection que l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales, à l’égard de D. et T., à leurs parents d’accueil ont été ordonnées au motif que les enfants se trouvaient dans une situation à risque du fait de négligences, de l’alcoolisme et de violences conjugales au sein du foyer familial (paragraphes 5, 10, 11, 14, 16, 37, 47 et 51 ci-dessus). Les mesures dénoncées visaient ainsi à assurer « la protection des droits et libertés d’autrui », c’est-à-dire la protection de la santé et des droits et intérêts des enfants ; partant, elles poursuivaient bien un but légitime au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
121. Il reste à savoir si les ingérences litigieuses étaient « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime poursuivi dans les circonstances particulières de l’affaire, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Pour ce faire, la Cour analysera les motifs qui ont fondé les mesures litigieuses. Elle examinera ensuite les mesures prises par les autorités internes pour assurer l’exercice du droit de visite de la requérante à l’égard de ses enfants. Elle se penchera, en dernier lieu, sur le processus décisionnel dans son ensemble.
Sur l’application de la mesure de protection le 30 mars 2012
122. La Cour note que les jumeaux de la requérante, D. et T., ont commencé à être suivis par la CPCJ à partir du 27 février 2012, alors qu’ils étaient âgés de quatre mois, à la suite d’un signalement anonyme faisant part de faits de négligences, d’alcoolisme et de violences conjugales au sein du foyer familial (paragraphe 4 ci-dessus). Elle note que ces allégations ont, par la suite, été confirmées dans le cadre de l’enquête sociale menée par la CPCJ et la NACJR de Loures ainsi que lors de l’hospitalisation de D. et T. pour une bronchiolite (paragraphes 5-11 ci-dessus). Au cours des premières réunions tenues avec la CPCJ et le NACJR, la requérante avait également reconnu que son ex-compagnon était violent à son égard, qu’il dépendait de l’alcool et qu’elle était dans un état d’épuisement général en raison d’un tel contexte (paragraphe 11 ci-dessus). L’état de fatigue de la requérante avait aussi été relevé par le centre médical qui suivait les bébés depuis leur naissance (paragraphe 15 ci-dessus).
123. Partant, il ne fait aucun doute que l’application, le 30 mars 2012, de la mesure de protection, pour une durée de six mois, se fondait sur des motifs pertinents et suffisants (paragraphe 16 ci-dessus).
Sur les renouvellements successifs de la mesure de protection, l’attribution provisoire des responsabilités parentales principales aux parents d’accueil et l’exercice du droit de visite de la requérante
1) Sur le renouvellement de la mesure par la CPCJ le 22 octobre 2012 et par le tribunal de Sintra le 4 juillet 2013
124. Aux yeux de la Cour, si la mesure de protection initiale pouvait se fonder sur des motifs impérieux, les motifs ayant justifié son premier renouvellement apparaissent avec d’autant moins d’évidence que la requérante avait tenu tous les engagements qu’elle avait pris dans le cadre du premier accord de protection (paragraphe 17 ci-dessus). En effet, d’une part, elle avait trouvé un emploi et un logement jugé adéquat par la CPCJ (paragraphes 21 et 24 ci-dessus et clause no 6 de l’accord de protection, au paragraphe 17 ci-dessus). D’autre part, deux rapports d’expertise psychologique de l’hôpital Beatriz Ângelo avaient écarté toute perturbation ou pathologie psychologique chez la requérante, tout en relevant à son sujet un niveau d’anxiété compatible avec la situation qu’elle vivait et notamment l’éloignement de ses enfants (paragraphes 18 et 23 ci-dessus et clause no 7 de l’accord de protection, au paragraphe 17 ci-dessus).
125. Par ailleurs, la Cour relève que, par une décision du 22 octobre 2012, la CPCJ a renouvelé la mesure de protection pour une durée de six mois (paragraphe 26 ci-dessus) et que, étant donné que les parents d’accueil avaient refusé de signer un nouvel accord de protection qui proposait d’élargir le droit de visite de la requérante, le dossier a été transmis au parquet puis au tribunal de Sintra (paragraphes 27-30 et 86 ci-dessus) qui a également décidé de renouveler la mesure de protection le 4 juillet 2013. Elle note que, dans le cadre de cette nouvelle mesure, les intéressés ont fini par signer un nouvel accord de protection aux termes duquel D. était de nouveau confié à ses oncles paternels et T. était confié à sa sœur ainée (paragraphe 35 ci-dessus).
126. La Cour observe que ce sont les inaptitudes parentales alléguées de la requérante qui ont justifié le renouvellement de la procédure par le tribunal de Sintra (paragraphe 32 et 34 ci-dessus). Cela étant dit, elle relève que ces mêmes carences avaient, en réalité, été rapportées par l’ex‑compagnon de la requérante et les parents d’accueil (paragraphe 27, 32 et 34 ci-dessus). Or, ces derniers avaient initialement reconnu, de façon expresse, leur manque d’objectivité dans l’analyse de la situation (paragraphe 19 ci-dessus). De plus, leurs rapports avec la requérante s’étaient considérablement détériorés (paragraphe 22 ci-dessus).
127. Ainsi, nonobstant la marge d’appréciation dont les autorités internes disposaient en l’espèce, la Cour estime que, contrairement à l’application de la première mesure de protection (paragraphe 123 ci‑dessus), le renouvellement de la mesure de protection, décidé par la CPCJ le 22 octobre 2012 (paragraphe 26 ci-dessus) et prononcé de nouveau par le tribunal de Sintra le 4 juillet 2013 (paragraphe 35 ci-dessus), ne se fondait pas sur des motifs pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Sur ce point, la Cour réitère que les autorités internes ont l’obligation positive de réunir la famille biologique dès que cela est possible (Strand Lobben et autres, précité, §§ 205 et 208). Par ailleurs, si elle reconnaît, d’une part, qu’il était difficile pour une seule famille de prendre en charge les deux nourrissons en même temps et, d’autre part, que les membres de la famille ont incontestablement déployé beaucoup d’efforts pour répondre de façon imminente aux besoins de D. et T. et éviter leur placement en institution, la Cour considère que la séparation prolongée des enfants a provoqué un éclatement de la famille et de la fratrie allant à l’encontre de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, à titre de comparaison et mutatis mutandis Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 98, 10 avril 2012 ; Soares de Melo, précité, § 114 ; et Y.I. c. Russie, no 68868/14, § 94, 25 février 2020).
128. Pour ce qui est des renouvellements subséquents (paragraphes 38, 42, 44 et 56 ci-dessus) et de l’attribution aux parents d’accueil des responsabilités parentales principales vis-à-vis de D. et de T. (paragraphes 49 et 60 ci-dessus), au vu des circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il convient de se pencher sur les modalités et l’exercice du droit de visite de la requérante.
2) Sur l’exercice du droit de visite de la requérante
129. La Cour
constate que, dans le cadre du premier accord de protection, établi le 30 mars
2012, la requérante s’est vu attribuer un droit de visite hebdomadaire, à
exercer chez les grands-parents paternels des enfants en présence des familles
d’accueil et de M. J. (paragraphe 17
ci-dessus). Il ressort du dossier que, dans un contexte
de tensions familiales croissantes (paragraphes 22, 27 et 43 ci-dessus), les
parents d’accueil ont décidé de diminuer la fréquence de ces rencontres alors
qu’ils s’étaient engagés à garantir des visites hebdomadaires (paragraphe 16
ci-dessus). Le droit de visite de la requérante a ainsi été réduit à deux
rencontres par mois (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour note que, le 22 octobre
2012, la CPCJ a recommandé un élargissement du droit de visite de la requérante
(paragraphe 26 ci-dessus) mais que, le 4 juillet 2013, le tribunal a décidé
d’entériner la fréquence bimensuelle des visites et de changer les modalités du
droit de visite en optant pour des rencontres médiatisées (paragraphe 35
ci-dessus).
130. D’après le premier rapport établi par l’association chargée des rencontres médiatisées, la requérante se comportait de façon hostile et défensive et ne savait pas interagir avec les enfants. Il lui était plus particulièrement reproché des contacts physiques excessifs (paragraphe 39 ci-dessus). Se fondant sur ce rapport, la mesure a été renouvelée le 9 juillet 2014 et les modalités d’exercice du droit de visite sont demeurées inchangées (paragraphe 42 ci-dessus).
131. La Cour constate que le droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils D. a été suspendu à partir de septembre 2014, à l’initiative des parents d’accueil de ce dernier (paragraphe 43 et 45 ci-dessus). Elle note qu’il a été rétabli le 20 juin 2015, puis de nouveau suspendu le 5 septembre 2015 (paragraphe 47 ci-dessus). La requérante allègue qu’elle n’a revu son fils que le 4 janvier 2020 (paragraphes 78 et 102 ci-dessus), ce que ne conteste pas le Gouvernement.
132. En ce qui concerne T., la Cour relève que, par une décision du 20 octobre 2014 (paragraphe 53 ci-dessus), le tribunal de Sintra a décidé de suspendre les rencontres médiatisées entre la requérante et T. Il a essentiellement fondé sa décision sur le rapport de l’association Passo a Passo du 7 octobre 2014, qui réitérait les observations qu’elle avait déjà faites dans son précédent rapport (paragraphes 51 et 39 ci-dessus). Si le droit de visite a été rétabli le 13 octobre 2016 (paragraphe 60 ci-dessus) à raison d’une rencontre par mois, il a été interrompu le 23 février 2017 en raison du retrait de l’association qui était chargée des rencontres médiatisées (paragraphe 61 ci-dessus), puis suspendu de nouveau par décision du tribunal de Sintra le 17 octobre 2017 au motif que ces rencontres déstabilisaient T. (paragraphe 64 ci-dessus). Il ressort du dossier que les rencontres entre la requérante et son fils T. ont repris, avec également la participation de D., le 4 janvier 2020 (paragraphe 78 ci-dessus).
133. La Cour note que, pour fonder la suspension du droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils T., le tribunal de Sintra s’est référé à un rapport social de l’ECJ de Sintra du 30 août 2017 (paragraphe 63 ci-dessus). Celui-ci n’explique toutefois pas en quoi les rencontres avec la requérante déstabilisaient l’enfant T. (voir, a contrario, Maršálek c. République tchèque, no 8153/04, § 72, 4 avril 2006), d’autant que la dernière rencontre avec T. remontait à février 2017. En l’occurrence, le seul élément qui ressort de façon claire des différents rapports qui avaient jusqu’alors été établis est l’animosité qui existait entre la requérante et les parents d’accueil, des contacts affectifs jugés étouffants avec les enfants et une attitude défensive vis-à-vis des professionnels (paragraphes 39, 41, 47, 51, 54 et 63 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, de tels éléments ne sauraient suffire à restreindre un droit de visite. La Cour estime en outre qu’il ne ressort pas de façon claire et évidente du dossier que confier D. à ses oncles paternels et T. à sa sœur aînée et son conjoint répondait plus à leur intérêt qu’un retour chez la mère. Au demeurant, le manque de recul des associations qui ont suivi la situation des enfants, à l’exception de la dernière (paragraphe 79 ci-dessus), est surprenant, surtout s’agissant de T. qui a été confié à Mme F ., la fille aînée de la requérante, laquelle avait plus d’une fois déclaré que la situation des enfants la renvoyait à sa propre enfance et aux difficultés qu’elle avait connues avec sa mère, la requérante (paragraphes 19 et 32 ci-dessus).
134. Par ailleurs, la Cour relève que les autorités internes n’ont jamais envisagé la possibilité pour la requérante de passer des journées entières, voire des week-ends, avec ses enfants. Elle note que même la demande adressée au tribunal par la requérante, tendant à ce qu’elle passe le quatrième anniversaire de son fils T. avec lui, a été rejetée (paragraphe 58 ci-dessus).
135. Au vu des observations qui précèdent, la Cour estime que les autorités portugaises n’ont pas rempli les obligations positives que leur imposait l’article 8 de la Convention d’assurer le maintien du lien familial qui unissait la requérante à ses enfants jumeaux D. et T. Elle reconnaît que, dans ce type de procédure, il faut agir avec prudence afin de ne pas précipiter un rapprochement qui pourrait ne pas correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant. Cela dit, en l’espèce, elle est d’avis que le passage du temps a précisément fini par constituer l’un des éléments en faveur du maintien des enfants dans leurs familles d’accueil au détriment d’un retour chez la requérante. Un tel facteur est ainsi à l’origine d’un fait accompli – la rupture du lien familial entre la requérante et ses enfants (voir, à titre de comparaison, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 179, CEDH 2001‑VII, et Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 46, 26 février 2004).
Sur le processus décisionnel
136. Sur le processus décisionnel, la Cour observe, en premier lieu que, à la suite du renvoi par la CPCJ du dossier au parquet de Lisbonne (paragraphe 28 ci-dessus), les deux procédures de protection relatives à D. et T. ont été suivies par le tribunal de Sintra entre le 13 janvier 2013 et le 9 juillet 2014 (paragraphes 31 et 42 ci-dessus). À partir de cette dernière date, les procédures de protection ont été menées par le tribunal de Lisbonne, pour ce qui est de D. (paragraphes 42-50 ci-dessus), et par le tribunal d’Amadora et de Sintra, pour ce qui est de T. (paragraphes 51-59 ci-dessus). La Cour constate qu’une telle situation a une base légale. En effet, elle résulte de l’application, d’une part, de l’article 79 § 1 de la LPCJP, qui fixe la compétence du tribunal en fonction du lieu de résidence de l’enfant et, d’autre part, de l’article 78 de la CPCJP, qui prévoit le caractère individuel de toute mesure de protection (paragraphe 91 ci‑dessus). Certes, l’article 80 de la LPCJP permet la jonction des procédures lorsqu’il s’agit d’une fratrie, mais les règles de compétence territoriale n’en sont pas supplantées pour autant (paragraphe 91 ci-dessus). C’est ce qui explique pourquoi, dans la présente espèce, parce qu’ils résidaient à des endroits différents, les enfants D. et T. ont fini par être suivis par des tribunaux différents. Or, la séparation des procédures a donné lieu, en l’espèce, à des décisions divergentes concernant l’exercice du droit de visite de la requérante vis-à-vis de ses deux enfants (voir les constatations faites aux paragraphes 131 et 132 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, elle a, de surcroît, empêché les autorités judiciaires de faire un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale tenant compte des intérêts de toutes les personnes concernées.
137. En deuxième lieu, la Cour relève que, depuis l’application de la première mesure de protection, de nombreux rapports sociaux ont été établis par les équipes d’appui aux tribunaux et par les associations chargées des rencontres médiatisées (paragraphes 39, 41, 47, 51, 54, 63, 68 et 79 ci‑dessus). Pas moins de quatre évaluations psychologiques (paragraphes 18, 23, 57 et 74 ci-dessus) sur la requérante ont également été réalisées, dont l’une par l’IML. De plus, la requérante, M. J. et les parents d’accueil de D. et T. ont été entendus à plusieurs reprises par les tribunaux.
138. Or, il n’a pas été envisagé d’entendre les enfants alors que le droit interne le prévoyait s’agissant tant de la procédure de protection (paragraphes 84 et 91 ci-dessus) que de la procédure de fixation des responsabilités parentales (paragraphe 93 ci-dessus). Sur ce point, la Cour accepte néanmoins que, compte tenu du jeune âge de D. et T., les autorités internes pouvaient raisonnablement penser qu’ils n’étaient pas, en l’espèce, capables du discernement nécessaire pour être entendus, comme le veut l’article 12 § 1 de la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant (paragraphe 96 ci-dessus, et M. et M. c. Croatie, no 10161/13, § 171, CEDH 2015 (extraits) ; voir aussi, a contrario, à titre d’exemple, Iglesias Casarrubios et Cantalapiedra Iglesias c. Espagne, no 23298/12, § 42, 11 octobre 2016, M.K. c. Grèce, no 51312/16, § 88, 1er février 2018, et E.C. c. Italie, (déc.), no 82314/17, § 58, 30 juin 2020). Cela dit, pour pallier l’absence d’audition des enfants, la Cour est d’avis qu’il aurait été utile d’obtenir des rapports d’experts rendant compte de leur opinion relativement à la situation litigieuse. Or, aucun rapport psychologique n’a été demandé au sujet des enfants, notamment de T. alors qu’il apparaissait être dans une situation de souffrance après la séparation de ses parents d’accueil (paragraphes 54 et 63 ci-dessus). Au demeurant, les différents rapports sociaux indiquent tous que D. et T. étaient bien intégrés dans leurs familles d’accueil mais ils ne précisent pas quelle perception ils avaient de leur mère (voir, a contrario, par exemple, Buchleither c. Allemagne, no 20106/13, § 46, 28 avril 2016, et Kramer c. Croatie [Comité], no 58767/15, § 79, 18 juin 2019).
139. En troisième lieu, la Cour observe que, depuis l’application de la mesure de protection le 30 mars 2012, les responsabilités parentales vis‑à‑vis de D. et T. n’ont toujours pas été fixées de manière définitive. Plus particulièrement, elle relève que des retards considérables sont survenus au cours des diverses procédures. Par exemple, elle note qu’il a fallu sept mois pour que le tribunal de Sintra se prononce sur la demande d’application d’une mesure de protection faite par les parquets à la suite du renvoi de la procédure par la CPCJ (paragraphes 30 et 35 ci-dessus). Par ailleurs, alors que le droit de visite de la requérante vis-à-vis de son fils D. était suspendu de fait depuis septembre 2015 (paragraphe 47 ci-dessus), le tribunal de Lisbonne a omis de le fixer dans sa décision du 17 mai 2016 (paragraphe 49 ci-dessus) et ne l’avait toujours pas fait au 9 septembre 2016, au moment de la clôture de la procédure de protection (paragraphe 50 ci-dessus). Enfin, la Cour note qu’il a fallu ensuite plus d’un an à la cour d’appel pour statuer sur le deuxième recours introduit par la requérante, contre la décision du tribunal de Sintra ordonnant la suspension de son droit de visite à l’égard de son fils T. (paragraphes 67 et 70 ci-dessus), en dépit de l’urgence.
140. Eu égard aux carences procédurales constatées ci-dessus ainsi qu’à l’allongement des procédures litigieuses, la Cour ne peut que conclure que le processus décisionnel, considéré dans son ensemble, qui a abouti au renouvellement de la mesure de protection ainsi qu’à la fixation provisoire des responsabilités parentales principales vis-à-vis de D. et T., n’a pas satisfait aux garanties procédurales dont bénéficiait la requérante au titre de l’article 8 de la Convention.
141. Sur la base des considérations développées aux paragraphes 127, 135 et 140 ci-dessus, la Cour conclut que les autorités ont méconnu le droit de la requérante au respect de sa vie familiale.
142. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
Terna c. Italie du 14 janvier 2021 requête no 21052/18
Article 8 : Non-exécution du droit de visite d’une grand-mère sur sa petite-fille rom : violation du droit au respect de la vie familiale
Violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme. Non-violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8 Dans cette affaire, Mme Terna se plaignait de l’éloignement, de la prise en charge par les services sociaux de sa petite-fille (dont elle avait la garde depuis sa naissance), et de l’impossibilité d’exercer le droit de visite reconnu par les juridictions internes. Elle estimait que cette situation était due à la stigmatisation de la famille de l’enfant, liée à l’appartenance de celle-ci à l’ethnie rom. La Cour relève que Mme Terna n’a cessé de tenter de reprendre des contacts avec l’enfant depuis son placement en institut en 2016 et, malgré les différentes décisions du tribunal, elle n’a pas pu exercer son droit de visite. La Cour estime que, bien que l’arsenal juridique prévu par le droit italien semble suffisant pour permettre à l’État italien d’assurer le respect des obligations positives qui découlent pour lui de l’article 8 de la Convention, les autorités ont laissé se consolider, pendant un certain temps, une situation de fait mise en place au mépris des décisions judiciaires, sans prendre en compte les effets à long terme susceptibles d’être engendrés par une séparation permanente entre l’enfant et la personne chargée de s’en occuper, en l’occurrence Mme Terna. Par conséquent, la Cour juge que les autorités nationales n’ont pas déployé les efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de visite de Mme Terna et qu’elles ont méconnu le droit de l’intéressée au respect de sa vie familiale. La Cour estime aussi que ces retards dans l’organisation du droit de visite montrent l’existence d’un problème systémique en Italie. Toutefois, aucune motivation liée à origine ethnique de l’enfant et de sa famille n’a été invoquée par les juridictions internes pour justifier son placement. Le placement a été motivé en raison de l’intérêt supérieur de la fillette d’être éloignée d’un milieu où elle était fortement pénalisée sous différents points de vue et également en raison de l’incapacité de Mme Terna à exercer un rôle parental.
Art 8 • Vie familiale • Placement en institut de la petite-fille rom de la requérante disposant de sa garde depuis sa naissance • Relation familiale entre la grand-mère et la fillette • Requérante n’ayant cessé de tenter de reprendre des contacts avec l’enfant sans avoir pu exercer son droit de visite malgré les décisions du tribunal • Absence d’efforts adéquats et suffisants déployés par les autorités nationales pour faire respecter le droit de visite de la requérante • Problème systémique
Art 14+8 • Discrimination • Aucune motivation liée à l’origine ethnique de l’enfant et de sa famille invoquée par les juridictions internes pour justifier le placement de la fillette • Expertises constatant l’incapacité de la requérante à exercer son rôle parental et les difficultés de l’enfant grandissant dans un environnement criminel et présentant des troubles de l’attachement • Intérêt supérieur de l’enfant
FAITS
La requérante, Emilia Terna, est une ressortissante italienne née en 1966. Elle réside à Milan (Italie). En 2001, elle se maria avec S.T., appartenant à l’ethnie rom. Entre 2008 et 2014, Mme Terna et son époux furent condamnés à plusieurs peines d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants et pour trafic d’êtres humains. Entretemps, en novembre 2010, une des filles de S.T accoucha d’une fillette qu’elle confia à Mme Terna, ne pouvant pas en prendre soin. À la suite de l’arrestation de Mme Terna en 2014 et pendant sa détention, l’enfant fut confiée à la sœur de celle-ci. En mars 2016, le tribunal confia la garde de l’enfant à la commune de Milan et confirma son placement chez Mme Terna, déclara les parents de la mineure déchus de leur autorité parentale et renvoya le dossier au juge des tutelles aux fins du suivi de la situation de la famille. Par une décision du 31 mars 2016, le juge des tutelles nomma un expert en vue de la réalisation d’une évaluation de la situation de la famille. La tutrice de l’enfant fut nommée le 5 avril 2016. Après trois mois d’enquête et à l’issue de plusieurs entretiens, l’expert déposa son rapport. Il y observait que Mme Terna devait faire face à des défis difficiles pour gérer l’évolution de la mineure, celle-ci présentant des retards de langage et un trouble de l’attachement. Il mentionnait que Mme Terna était dénuée de capacités parentales, qu’elle n’avait pas d’emploi et qu’elle se trouvait dans une situation économique très difficile. Il indiquait aussi que l’enfant grandissait au sein d’une famille dont plusieurs membres avaient des antécédents criminels. L’expert estimait que le placement de l’enfant dans une famille d’accueil et/ou dans un institut avec le maintien de contacts avec Mme Terna était une solution envisageable. Il observait que la tutrice de l’enfant avait exprimé des doutes sur un tel maintien de contacts, motivés par l’éventualité d’un enlèvement de la mineure par sa famille rom, et qu’elle préconisait une rupture du lien entre l’enfant et Mme Terna. En octobre 2016, le tribunal ordonna le placement de la mineure dans un institut et chargea les services sociaux de gérer les contacts entre Mme Terna et la fillette. Cette dernière fut placée dans un institut en novembre 2016. Ensuite, la tutrice de l’enfant saisit le juge des tutelles d’une demande tendant à la suspension des rencontres ordonnées par le tribunal, estimant que la famille rom de l’enfant pourrait soustraire de force la fillette si elle découvrait où celle-ci était placée. En novembre 2016, le juge des tutelles invita les services sociaux à suspendre les rencontres et demanda au tribunal de prévoir les rencontres en milieu protégé en la présence de membres de la police, si cela correspondait à l’intérêt de l’enfant, afin de pouvoir garantir l’anonymat du lieu de placement de celle-ci. En décembre 2016, le tribunal confirma sa précédente décision et chargea les services sociaux d’organiser les rencontres avec Mme Terna tout en prenant soin de préserver l’anonymat du lieu de placement de l’enfant. À la demande de l’expert, les rencontres, qui n’avaient jamais eu lieu, furent suspendues jusqu’à la finalisation d’une nouvelle expertise. En mai 2017, la psychologue de Milan, qui suivait l’enfant depuis plusieurs années, rendit un rapport faisant état d’un mal-être de la mineure à raison de la longue interruption des contacts avec Mme Terna. Selon elle, il était dans l’intérêt de l’enfant et de son bien-être psychologique que les rencontres fussent organisées. En juin 2017, l’expert déposa son rapport, estimant que Mme Terna était dénuée de capacités parentales et que la mineure était déjà bien insérée dans sa nouvelle famille. En avril 2018, le tribunal déclara l’enfant adoptable. Il observa que les parents naturels de l’enfant avaient été déchus de leur autorité parentale et que Mme Terna était la seule qui s’était opposée à la déclaration d’adoptabilité, le grand-père de la mineure étant en prison. Il estima que l’enfant se trouvait dans une situation d’abandon moral et matériel. S’agissant de Mme Terna, il considéra qu’elle ne pouvait pas exercer des fonctions parentales permettant d’assurer un développement sain et équilibré de l’enfant pour plusieurs motifs : tout d’abord, la fillette avait évolué dans un environnement criminel, également marqué par les différentes condamnations de Mme Terna et par le fait que celle-ci avait continué à voir son mari en prison sans prendre de distances avec l’activité criminelle de ce dernier ; ensuite, Mme Terna avait caché pendant plusieurs années l’existence de l’enfant aux autorités et elle n’avait jamais informé la mineure de la vérité sur ses parents ; de plus, l’expertise avait souligné des carences cognitives et affectives ainsi que l’incapacité de la requérante à placer les besoins de l’enfant devant les siens. Mme Terna fit appel de cette décision.
Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)
Même s’il n’y a pas eu de procédure officielle de prise en charge de l’enfant par Mme Terna, cette dernière s’est occupée de sa petite-fille depuis sa naissance et un lien interpersonnel étroit s’est développé entre elles, et Mme Terna s’est comportée à tous les égards comme sa mère. Par conséquent, les relations entre Mme Terna et sa petite-fille sont en principe de même nature que les autres relations familiales protégées par l’article 8 de la Convention. À partir de 2016, au moment où l’enfant a été placée dans un institut, Mme Terna n’a cessé de demander au tribunal l’organisation de rencontres, mais elle n’a pas pu exercer son droit de visite nonobstant les décisions rendues par cette juridiction. Puis, en février 2017, alors que les rencontres n’avaient jamais eu lieu, le tribunal a fait droit à la demande de la tutrice d’en suspendre l’organisation jusqu’à la finalisation de l’expertise, qui a pris fin en juin 2017. Ensuite, Mme Terna a déposé deux demandes devant le tribunal, sans succès. Puis, l’enfant a été déclarée adoptable et le droit de visite de Mme Terna a été suspendu. Certes, la Cour reconnaît que les autorités étaient confrontées en l’espèce à une situation très difficile qui découlait notamment du risque d’enlèvement allégué, en particulier par la tutrice, et de ses implications pour les modalités de déroulement des rencontres. Toutefois, elle note qu’à cet égard, à deux reprises, le tribunal a demandé aux services sociaux d’organiser les rencontres selon des modalités visant à garantir l’anonymat du lieu de placement de l’enfant, mais que les services sociaux n’ont jamais donné suite à ses injonctions. Dès lors, les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence qui s’imposait en l’espèce et sont restées en deçà de ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles. En particulier, les services sociaux n’ont pas pris les mesures appropriées pour créer les conditions nécessaires à la pleine réalisation du droit de visite de Mme Terna. Les juridictions internes n’ont pas pris rapidement des mesures concrètes et utiles visant à l’instauration de contacts effectifs entre Mme Terna et l’enfant, et elles ont ensuite « toléré », pendant un certain temps, que l’intéressée ne puisse pas voir la mineure. Or, bien que l’arsenal juridique prévu par le droit italien semble suffisant pour permettre à l’État défendeur d’assurer le respect des obligations positives qui découlent pour lui de l’article 8 de la Convention, force est de constater que les autorités ont laissé se consolider, pendant un certain temps, une situation de fait mise en place au mépris des décisions judiciaires, sans prendre en compte les effets à long terme susceptibles d’être engendrés par une séparation permanente entre l’enfant et la personne chargée de s’en occuper, en l’occurrence Mme Terna. Eu égard à ce qui précède et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas déployé les efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de visite de Mme Terna et qu’elles ont méconnu le droit de l’intéressée au respect de sa vie familiale. Il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
Article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 8
En ce qui concerne le fait que les contacts, même si ordonnés par le tribunal, n’ont pas eu lieu, la Cour note qu’il s’agit d’un défaut d’organisation des visites par les services sociaux et rappelle avoir conclu à un constat de violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’absence d’efforts adéquats et suffisants déployés par les autorités nationales pour faire respecter le droit de visite de la requérante. La Cour relève également que ces retards, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence montrent l’existence d’un problème systémique en Italie. Dans la mesure où la tierce partie (le Centre européen des droits des Roms) s’est référé à une enquête de 2011 qui montrerait un nombre élevé d’enfants rom placés en Italie, la Cour ne peut perdre de vue que son seul souci est de déterminer si, en l’espèce, le placement de l’enfant et la non-exécution du droit de visite de la requérante ont été motivés par l’origine ethnique de l’enfant et sa famille. La Cour note que le placement a été motivé en raison de l’intérêt supérieur de la fillette d’être éloignée d’un milieu où elle était fortement pénalisée sous différents points de vue et également en raison de l’incapacité de la requérante à exercer un rôle parental. Aucune motivation liée à origine ethnique de l’enfant et de sa famille n’a été invoquée par les juridictions internes pour justifier son placement. Quant au rôle de la tutrice, si la Cour estime que ses considérations sont le reflet de préjugés et il s’agit d’une formulation malheureuse appelant des critiques sérieuses ; toutefois, elles sont en soi une base insuffisante pour conclure que les décisions des juridictions étaient motivées par l’origine ethnique de l’enfant et de sa famille. À cet égard, la Cour réitère que même si le juge des tutelles a fait provisoirement droit à la demande de la tutrice en ordonnant la suspension des rencontres et en prévoyant des mesures provisoires de nature à prévenir un enlèvement de la mineure, cette décision a été par la suite modifiée par le tribunal.
Il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention.
CEDH
ARTICLE 8
a) Principes généraux
60. Comme elle l’a fait à maintes reprises, la Cour rappelle que, si l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Celles-ci peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie familiale jusque dans les relations des individus entre eux, dont la mise en place d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer les droits légitimes des intéressés ainsi que le respect des décisions judiciaires, ou la mise en œuvre de mesures spécifiques appropriées (voir Zawadka c. Pologne, nº 48542/99, § 53, 23 juin 2005). Cet arsenal doit permettre à l’État d’adopter des mesures propres à réunir le parent et son enfant, y compris en cas de conflit opposant les deux parents (voir Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, nº 31679/96, § 108, CEDH 2000‑I, Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, § 68, 24 avril 2003, Zavřel c. République tchèque, nº 14044/05, § 47, 18 janvier 2007, et Mihailova c. Bulgarie, no 35978/02, § 80, 12 janvier 2006). La Cour rappelle aussi que les obligations positives ne se limitent pas à veiller à ce que l’enfant puisse rejoindre son parent ou avoir un contact avec lui, mais qu’elles englobent également l’ensemble des mesures préparatoires permettant de parvenir à ce résultat (voir Kosmopoulou c. Grèce, nº 60457/00, § 45, 5 février 2004, Amanalachioai c. Roumanie, nº 4023/04, § 95, 26 mai 2009, Ignaccolo‑Zenide, précité, §§ 105 et 112, et Sylvester, précité, § 70).
61. La Cour rappelle également que le fait que les efforts des autorités ont été vains ne mène pas automatiquement à la conclusion que l’État a manqué aux obligations positives qui découlent pour lui de l’article 8 de la Convention (Nicolò Santilli, précité, § 67). En effet, l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures afin de réunir l’enfant et le parent avec lequel il ne vit pas n’est pas absolue, et la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées constituent toujours un facteur important. Si les autorités nationales doivent s’efforcer de faciliter pareille collaboration, une obligation pour elles de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment des intérêts supérieurs de l’enfant et des droits que confère l’article 8 de la Convention à celui-ci (Voleský c. République tchèque, no 63267/00, § 118, 29 juin 2004).
62. En ce qui concerne le droit au respect de la vie familiale des mineurs, la Cour rappelle qu’il existe actuellement un large consensus – y compris en droit international – autour de l’idée que, dans toutes les décisions concernant des enfants, leur intérêt supérieur doit primer (voir, entre autres, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 135, CEDH 2010). Elle souligne d’ailleurs que, dans les affaires dans lesquelles sont en jeu des questions de placement d’enfants et de restrictions du droit de visite, l’intérêt de l’enfant doit passer avant toute autre considération (Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 204, 10 septembre 2019). La plus grande prudence s’impose lorsqu’il s’agit de recourir à la coercition en ce domaine délicat (Mitrova et Savik c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 42534/09, § 77, 11 février 2016, et Reigado Ramos c. Portugal, no 73229/01, § 53, 22 novembre 2005). Le point décisif consiste donc à savoir si, concrètement, les autorités nationales ont pris, pour faciliter les visites entre le parent et l’enfant, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles (Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000‑VIII).
b) Application de ces principes à la présente espèce
63. Se tournant vers les faits de la présente cause, la Cour note d’emblée qu’il n’est pas contesté en l’espèce que le lien entre la requérante et la mineure relève de la vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 221, CEDH 2000‑VIII, et Manuello et Nevi c. Italie, no 107/10, §§ 50-53, 20 janvier 2015).
64. La Cour note tout d’abord que dans le cas d’espèce la requérante est la grand-mère de l’enfant. Elle rappelle que dans certaines affaires la Cour a considéré que les relations entre grands-parents et petits-enfants et celles entre parents et enfants étaient d’une nature et d’une intensité différentes et que, de par leur nature même, les premières appelaient en principe un degré de protection moindre (Kruškić c. Croatie (déc.), no10140/13, 25 novembre 2014 §§ 108-110, et Mitovi c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 53565/13, § 58, 16 avril 2015). Dans d’autres affaires, en revanche, la Cour a considéré que la protection accordée aux grands parents ne se trouvait pas diminuée en raison de la présence des parents exerçant l’autorité parentale (Nistor c. Roumanie, no 14565/05, § 71, 2 novembre 2010, et Manuello et Nevi, précité, §§ 50-53). Or, tout en relevant que dans le cas d’espèce les parents de l’enfant ont été déchus de leur autorité parentale, et même en l’absence d’une procédure officielle de prise en charge de l’enfant par la requérante, la Cour note que cette dernière s’est occupée d’elle depuis sa naissance, qu’un lien interpersonnel étroit s’était développé et que la requérante s’est comportée à tous égards comme sa mère (Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 117, 28 juin 2007 ; pour le lien entre la famille d’accueil et les enfants voir Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, §§ 49-50, 27 avril 2010, Kopf et Liberda c. Autriche, no 1598/06, § 37, 17 janvier 2012 ; Antkowiak c. Pologne (dec.), n 27025/17, 22 mai 2018, et V.D. et autres c. Russie, no 72931/10, §§ 90-93, 9 avril 2019). Par conséquent la Cour estime que, dans le cas d’espèce, les relations entre la requérante et sa petite-fille sont en principe de même nature que les autres relations familiales protégées par l’article 8 de la Convention.
65. En outre, elle estime que, devant les circonstances qui lui sont soumises, sa tâche consiste à vérifier si les autorités nationales ont pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour maintenir les liens entre la requérante et la mineure (Bondavalli c. Italie, no 35532/12, § 75, 17 novembre 2015) et à examiner la manière dont elles sont intervenues pour faciliter l’exercice du droit de visite de l’intéressée tel que défini par les décisions de justice (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 58, série A no 299‑A, et Kuppinger c. Allemagne, no 62198/11, § 105, 15 janvier 2015). De plus, elle rappelle que, dans une affaire de ce type, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre (Piazzi c. Italie, no 36168/09, § 58, 2 novembre 2010) pour éviter que l’écoulement du temps puisse avoir, à lui seul, des conséquences sur la relation d’un parent avec son enfant.
66. La Cour relève que, à partir de 2016, au moment où l’enfant a été placée dans un institut, la requérante n’a cessé de demander au tribunal l’organisation de rencontres, mais qu’elle n’a pas pu exercer son droit de visite nonobstant les décisions rendues par cette juridiction (paragraphes 25 et 30 ci-dessus).
67. La Cour constate en effet que la requérante n’a pas réussi à rencontrer l’enfant, ni dans un premier temps – le juge des tutelles ayant prononcé, par sa décision du 8 novembre 2016, la suspension des rencontres en se fondant sur l’existence d’un risque d’enlèvement de l’enfant – ni dans un deuxième temps – nonobstant une deuxième décision du tribunal, en date du 6 décembre 2016, ordonnant l’organisation des rencontres face à l’inaction des services sociaux à cet égard.
68. La Cour note que, d’une part, dans l’intervalle, l’équipe de prise en charge psychologique qui suivait l’enfant a souligné qu’il n’y avait pas de signes en faveur d’un éventuel enlèvement de celle-ci tel que mis en évidence par la tutrice et que, d’autre part, la psychologue assurant le suivi de la mineure depuis plusieurs années a rendu un rapport qui faisait état d’un mal‑être de cette dernière à raison de la longue interruption des contacts avec la requérante et qui préconisait l’organisation des rencontres dans l’intérêt de l’enfant et de son bien-être psychologique.
69. La Cour note que, même si les rencontres n’avaient jamais eu lieu, le 8 février 2017, le tribunal a fait droit à la demande de la tutrice d’en suspendre l’organisation jusqu’à la finalisation de l’expertise, qui a pris fin en juin 2017, et que, par après, la requérante a déposé deux demandes devant le tribunal, respectivement les 11 juillet et 16 novembre 2017, sans succès.
70. La Cour observe que, par la suite, l’enfant a été déclarée adoptable et le droit de visite de la requérante a été suspendu.
71. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, car ces autorités sont en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, en particulier parce qu’elles sont en contact direct avec le contexte de l’affaire et les parties impliquées (Reigado Ramos, précité, § 53). Pour autant, elle ne peut en l’espèce ignorer les faits précédemment exposés (paragraphes 66-70 ci-dessus). En particulier, elle note que la requérante n’a cessé de tenter de reprendre des contacts avec l’enfant depuis le placement de cette dernière en institut et que, malgré les différentes décisions du tribunal, elle n’a pas pu exercer son droit de visite.
72. Certes, la Cour reconnaît que les autorités étaient confrontées en l’espèce à une situation très difficile qui découlait notamment du risque d’enlèvement allégué, en particulier par la tutrice, et de ses implications pour les modalités de déroulement des rencontres. Toutefois, elle note qu’à cet égard, à deux reprises, le tribunal a demandé aux services sociaux d’organiser les rencontres selon des modalités visant à garantir l’anonymat du lieu de placement de l’enfant, mais que les services sociaux n’ont jamais donné suite à ses injonctions (Jansen c. Norvège, no 2822/16, § 102, 6 septembre 2018).
73. La Cour estime que les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence qui s’imposait en l’espèce et qu’elles sont restées en deçà de ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles. Elle estime, en particulier, que les services sociaux n’ont pas pris les mesures appropriées pour créer les conditions nécessaires à la pleine réalisation du droit de visite de la requérante (Bondavalli, précité, § 81, Macready c. République tchèque, nos 4824/06 et 15512/08, § 66, 22 avril 2010, Piazzi, précité, § 61, et Strumia, précité).
74. La Cour note que les juridictions internes n’ont pas pris rapidement des mesures concrètes et utiles visant à l’instauration de contacts effectifs entre la requérante et l’enfant et qu’elles ont ensuite « toléré », pendant un certain temps, que l’intéressée ne puisse pas voir la mineure. Elle constate en particulier que le tribunal a décidé de suspendre le droit de visite de la requérante dans l’attente du dépôt du rapport d’expertise alors qu’aucune visite n’avait jamais été organisée.
75. Or, bien que l’arsenal juridique prévu par le droit italien semble suffisant, aux yeux de la Cour, pour permettre à l’État défendeur d’assurer le respect des obligations positives qui découlent pour lui de l’article 8 de la Convention, force est de constater que les autorités ont laissé se consolider, pendant un certain temps, une situation de fait mise en place au mépris des décisions judiciaires, sans prendre en compte les effets à long terme susceptibles d’être engendrés par une séparation permanente entre l’enfant concerné et la personne chargée de s’en occuper, en l’occurrence la requérante.
76. Eu égard à ce qui précède et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas déployé les efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit de visite de la requérante et qu’elles ont méconnu le droit de l’intéressée au respect de sa vie familiale.
77. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
ARTICLE 14 COMBINE ARTICLE 8
a) Principes généraux
91. La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV). La discrimination fondée, entre autres, sur l’origine ethnique d’une personne est une forme de discrimination raciale (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 176 CEDH 2007‑IV.) La discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse et, et, compte tenu de ses conséquences dangereuses, elle exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. C’est pourquoi celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme, en renforçant ainsi la conception que la démocratie a de la société, y percevant la diversité non pas comme une menace mais comme une richesse (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII; et Timichev c. Russie, no 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005).
92. La Cour a également jugé qu’aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour justifiée dans une société démocratique contemporaine (D.H. et autres, précité § 176 ; Timichev, précité, § 58).
93. En ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177).
94. Quant aux moyens de preuve susceptibles de constituer un tel commencement de preuve et, partant, de transférer la charge de la preuve à l’Etat défendeur, la Cour a relevé (Natchova et autres, précité, § 147) que, dans le cadre de la procédure devant elle, il n’existait aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. En effet, la Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, la preuve peut ainsi résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (D.H. et autres, précité §178).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
95. La Cour note en l’espèce que les juridictions internes ont procédé au placement de la petite-fille de la requérante en se basant sur les expertises qui avaient constaté l’incapacité de cette dernière à exercer son rôle parental et les difficultés de l’enfant qui grandissait dans un environnement criminel (paragraphes 23 et 34 ci-dessus) et présentait des troubles de l’attachement. À la suite du placement de la mineure en institut, le tribunal a ordonné à deux reprises le maintien des contacts entre la requérante et l’enfant.
96. La Cour observe également que la tutrice de l’enfant avait demandé au juge des tutelles la suspension des contacts en raison d’un risque d’enlèvement de l’enfant par la communauté rom, sa communauté d’appartenance. Si dans un premier temps le juge des tutelles, agissant à titre provisoire, a fait droit à la demande de la tutrice en ordonnant la suspension des rencontres et en prévoyant des mesures provisoires de nature à prévenir un enlèvement de la mineure, le tribunal, dans l’examen du fond de l’affaire, a modifié sa décision et a ordonné aux autorités compétentes de s’assurer que les rencontres avec l’enfant pussent se dérouler en veillant à la préservation de l’anonymat du lieu de placement de cette dernière (voir a contrario Jansen, précité, § 102).
97. Quant au fait que les contacts, même si ordonnés par le tribunal, n’ont pas eu lieu, la Cour note qu’il s’agit d’un défaut d’organisation des visites par les services sociaux et rappelle avoir conclu à un constat de violation de l’article 8 de la Convention à raison de l’absence d’efforts adéquats et suffisants déployés par les autorités nationales pour faire respecter le droit de visite de la requérante (paragraphes 76-77 ci-dessus). La Cour relève également que ces retards, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence (Piazzi, précité, Lombardo, précité, Nicolò Santilli, précité, Bondavalli, précité, § 90, Strumia, précité, Solarino c. Italie, no 76171/13, 9 février 2017, Endrizzi c. Italie, no 71660/14, 23 mars 2017) montrent l’existence d’un problème systémique en Italie.
98. Dans la mesure où la tierce partie s’est référé à une enquête de 2011 (paragraphe 90 ci-dessus) qui montrerait un nombre élevé d’enfants rom placés en Italie, la Cour ne peut perdre de vue que son seul souci est de déterminer si, en l’espèce, le placement de l’enfant et la non-exécution du droit de visite de la requérante ont été motivés par l’origine ethnique de l’enfant et sa famille (voir Mižigárová c. Slovaquie, no 74832/01, § 117, 14 décembre 2010 et Natchova, précité, § 155). La Cour note que le placement a été motivé en raison de l’intérêt supérieur de la fillette d’être éloignée d’un milieu où elle était fortement pénalisée sous différents points de vue et également en raison de l’incapacité de la requérante à exercer un rôle parental (paragraphes 23 et 36 ci-dessus). Aucune motivation liée à l’origine ethnique de l’enfant et de sa famille n’a été invoquée par les juridictions internes pour justifier son placement.
99. Quant au rôle de la tutrice, si la Cour estime que ses considérations sont le reflet de préjugés et ne peuvent passer pour une formulation malheureuse appelant des critiques sérieuses, elles sont en soi une base insuffisante pour conclure que les décisions de juridictions étaient motivées par l’origine ethnique de l’enfant et de sa famille. A cet égard la Cour réitère que même si le juge des tutelles a fait provisoirement droit à la demande de la tutrice en ordonnant la suspension des rencontres et en prévoyant des mesures provisoires de nature à prévenir un enlèvement de la mineure, cette décision a été par la suite modifiée par le tribunal (paragraphe 96 ci-dessus).
100. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 de la Convention.
Y.I. c. Russie du 25 février 2020 requête n° 68868/14
Violation de l'article 8 : Déchoir une mère de son autorité parentale à raison de sa toxicomanie était disproportionné
Dans cette affaire, la requérante se plaignait d’avoir été déchue de son autorité parentale à l’égard de ses trois enfants à raison de sa toxicomanie, et d’avoir également perdu tout droit de visite du fait de l’application de la disposition du code russe de la famille qui prévoyait la toxicomanie comme motif de déchéance de l’autorité parentale. La Cour juge en particulier que les juridictions nationales n’ont pas suffisamment motivé leur décision de prendre une mesure aussi drastique, alors même que le droit interne offrait des solutions moins radicales. Elle estime qu’elles n’ont pas non plus pris en considération le fait que l’intéressée ne s’était jamais vu reprocher d’avoir négligé ses enfants, qu’elle avait entamé une cure de désintoxication, et qu’elle n’avait, semble-t-il, jamais fait l’objet d’avertissements concernant ses problèmes de drogue ou de mesures d’aide.
FAITS
La requérante, Y.I., est une ressortissante russe née en 1980. Elle réside à Moscou. Elle est mère de trois enfants, nés en 1999, en 2011 et en 2012 de deux pères différents. Le 8 octobre 2013, elle fut arrêtée à son domicile car elle était soupçonnée de trafic de drogue. Elle fut conduite au poste de police et interrogée. Elle admit avoir commencé à se droguer en 2004, et déclara qu’elle avait arrêté en 2010, avant de donner naissance à ses deux plus jeunes enfants, mais qu’elle avait rechuté et recommencé à prendre de l’héroïne un mois plus tôt. Les enfants furent immédiatement pris en charge par l’assistance publique. L’aîné fut placé chez son père. Les deux plus jeunes, dont le père avait été arrêté en même temps que leur mère, furent d’abord placés dans un foyer avant d’être transférés dans une famille d’accueil où ils vivent encore. En avril 2014, la requérante fut déclarée coupable de trafic de drogue et condamnée à six ans d’emprisonnement. Dans l’intervalle, en janvier 2014, les juridictions internes la déchurent de son autorité parentale, jugeant qu’il aurait été dangereux de lui laisser ses enfants. Elles s’appuyèrent en particulier sur la toxicomanie de l’intéressée et sur le fait qu’elle était sans emploi. Pour sa défense, la requérante plaida, preuves à l’appui, qu’elle avait entamé une cure de désintoxication et trouvé un emploi. Le tribunal de première instance rejeta cet argument, qu’il jugea non pertinent, alors que la cour d’appel estima que les éléments de preuve avaient été reçus après le jugement de première instance.
Le présidium du tribunal de Moscou, statuant en cassation, confirma les décisions des juridictions inférieures et souscrivit à leur motivation.
Article 8
Il n’est pas contesté que déchoir la requérante de son autorité parentale a constitué une ingérence dans l’exercice par elle du droit au respect de sa vie familiale. Cette ingérence était fondée sur l’article 69 du code russe de la famille et visait à protéger les droits des enfants de l’intéressée. La Cour rappelle que séparer une famille constitue une ingérence très grave. Pareille mesure ne peut se justifier que dans des circonstances exceptionnelles, l’exigence primordiale étant l’intérêt supérieur de l’enfant. La Cour est disposée à admettre que la toxicomanie de la requérante et le fait qu’elle était sans emploi pouvaient être des éléments pertinents à prendre en considération pour décider de déchoir l’intéressée de son autorité parentale, mais elle n’est pas convaincue que ces éléments étaient suffisants pour adopter une mesure aussi drastique. Les juridictions internes ont tout d’abord choisi d’ignorer les éléments de preuve produits par la requérante concernant son intention de résoudre son problème de toxicomanie et les mesures qu’elle avait prises à cette fin. Pour la Cour, cette approche est d’autant plus surprenante que la raison principale, sinon la seule, de la déchéance de l’autorité parentale de l’intéressée était sa toxicomanie. En ce qui concerne le fait que la requérante était sans emploi, la Cour estime que des difficultés financières ne peuvent à elles seules suffire à justifier la rupture d’un lien entre un parent et son enfant. Les décisions des juridictions internes n’ont pas expliqué en quoi le chômage de la requérante avait affecté sa capacité à s’occuper de ses enfants. Par ailleurs, les inspections menées dans l’appartement familial au cours des mois ayant suivi l’arrestation de la requérante n’ont révélé aucun véritable défaut dans les conditions de vie de la famille. Le dernier rapport a même constaté des améliorations.
Les juridictions internes n’ont pas non plus dûment pris en considération le fait que, tout au long de la procédure, la requérante a constamment exprimé son attachement à ses enfants et produit des éléments montrant qu’elle s’en était occupée avant qu’ils ne lui fussent enlevés et qu’elle avait fait des efforts pour garder le contact après. Il a également été montré que les enfants étaient profondément attachés à leur mère et à leur grand-mère maternelle, laquelle avait vécu avec eux dans l’appartement familial. Les juridictions n’ont en effet absolument pas évalué l’impact de la séparation sur les enfants. Surtout, la Cour juge surprenant que les autorités n’aient pas envisagé des mesures moins drastiques, alors même que le droit interne offrait des solutions moins radicales et que la requérante ne s’était jamais vu reprocher d’avoir négligé ses enfants. Elle relève également que les services d’aide à l’enfance n’ont commencé à suivre la famille qu’après l’arrestation de la requérante en octobre 2013 et qu’ils n’ont jamais adressé à l’intéressée d’avertissements quant à son comportement et aux conséquences qu’il pouvait avoir, ni essayé de lui apporter de l’aide. En conclusion, les autorités nationales n’ont pas démontré que la déchéance de l’autorité parentale de la requérante était la mesure la plus appropriée dans l’intérêt supérieur de ses enfants.
A.S. c. Norvège requête n° 60371/15 du 17 décembre 2019
Et Abdi Ibrahim c. Norvège requête n° 15379/16 du 17 décembre 2019
Article 8 : Les affaires concernaient des décisions par lesquelles les autorités et juridictions norvégiennes avaient autorisé le placement de très jeunes enfants puis leur adoption par leurs familles d’accueil, contre la volonté de leurs mères respectives, lesquelles s’étaient également vu refuser tout droit de visite. La Cour se réfère à l’arrêt qu’elle a récemment rendu dans l’affaire Strand Lobben c. Norvège et observe qu’il y a lieu d’exercer un « contrôle rigoureux » lorsque des restrictions sont apportées au droit de visite des parents après le placement de leur enfant. La Cour estime que le processus décisionnel concernant les enfants dans ces deux affaires n’a pas dûment pris en compte les avis et intérêts des requérantes, ce qui a emporté violation de leurs droits.
FAITS
Dans ces deux affaires, les requérantes ont vu, contre leur volonté, leur enfant pris en charge, placé dans une famille d’accueil puis adopté par cette famille. La requérante dans la première affaire, A.S., est une ressortissante polonaise née en 1968, tandis que la requérante dans la deuxième affaire, Mariya Abdi Ibrahim, est une ressortissante somalienne née en 1993. Le fils de la première requérante, né en 2009, fit l’objet d’une prise en charge d’urgence puis d’un placement en famille d’accueil en 2012. En 2014, A.S. demanda au tribunal de mettre fin au placement de son enfant mais le tribunal de district la débouta en mars 2015 et refusa de lui accorder un droit de visite et de lui communiquer l’adresse de la famille d’accueil de son enfant. Il releva notamment que les problèmes de développement de l’enfant avaient régressé après son placement. La requérante admettait que l’ordonnance de placement en 2012 avait été justifiée mais elle plaidait que ses aptitudes parentales s’étaient améliorées après qu’elle eut suivi des cours spécifiques. Le tribunal s’interrogea sur la question de savoir si l’intéressée avait reconnu avoir négligé son enfant et ne vit pas en quoi les mesures qu’elle avait prises avaient eu des effets sur ses aptitudes parentales. Il observa par ailleurs que les rencontres entre la requérante et son fils avaient montré l’incapacité de celle-ci à faire preuve d’empathie envers l’enfant et à prendre en compte ses besoins. Le tribunal considéra également que l’enfant était désormais si attaché à sa famille d’accueil que le faire déménager serait dommageable pour lui. A.S. se vit refuser le droit de former un recours tant par la cour d’appel que par la Cour suprême, qui rendit sa décision en juillet 2015. Le fils de la deuxième requérante, né en 2009 au Kenya avant d’arriver en Norvège avec sa mère qui y avait obtenu le statut de réfugiée, fit l’objet d’une prise en charge d’urgence en décembre 2010. Il fut ensuite placé dans une famille chrétienne alors que la requérante avait demandé à ce qu’il fût placé chez des cousins à elle, ou bien dans une famille somalienne ou musulmane. Les autorités demandèrent que la famille d’accueil de l’enfant fût autorisée à l’adopter, ce qui comportait pour la mère la déchéance de ses droits parentaux et l’interdiction de tout contact avec son fils. L’intéressée forma un recours par lequel elle ne sollicitait pas le retour de son fils auprès d’elle, car celui-ci avait déjà passé beaucoup de temps avec ses parents d’accueil et s’y était attaché, mais demandait un droit de visite afin que l’enfant pût conserver un lien avec ses racines culturelles et religieuses. En mai 2015, la cour d’appel, à la majorité, débouta la requérante de son recours et autorisa l’adoption. Elle examina notamment les questions, en particulier sur le plan ethnique, culturel et religieux, que soulevait l’adoption de cet enfant par une famille chrétienne. La requérante se vit refuser en septembre 2015 l’autorisation de saisir la Cour suprême.
CEDH
La Cour rappelle les principes relatifs à la protection de l’enfance qu’elle a établis dans l’arrêt Strand Lobben. Lorsque la prise en charge d’un enfant par les autorités publiques s’impose, celles-ci ont l’obligation d’adopter des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible.
Lorsque l’intérêt des parents est en conflit avec celui de l’enfant, les autorités doivent ménager un juste équilibre, même si l’intérêt supérieur de l’enfant peut l’emporter sur celui d’un parent. Seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent en principe conduire à une rupture du lien familial. Les États disposent d’une grande latitude (« une large marge d’appréciation ») lorsqu’ils décident la prise en charge d’un enfant, mais la Cour doit exercer un « contrôle plus rigoureux » sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées au droit de visite des parents, en ce qu’elles comportent le risque d’amputer les relations familiales entre les parents et un jeune enfant.
Affaire A.S. c. Norvège
La Cour observe que dans son jugement rendu en mars 2015, par lequel il a rejeté la demande de la requérante tendant à ce qu’il mît fin au placement du fils de l’intéressée en famille d’accueil, le tribunal de district a présumé que ce placement serait de « longue durée ». La procédure qui a précédé cette décision a également reposé sur l’hypothèse d’un placement prolongé. La situation a ainsi été figée dès le début, notamment par un régime strict de visites. La Cour ne voit aucune raison de mettre en doute l’appréciation du tribunal de district sur certains aspects de l’affaire. Elle observe toutefois qu’il est particulièrement difficile de conclure que la requérante présentait des lacunes dans ses aptitudes parentales élémentaires et intuitives en ce que pareil constat repose nécessairement sur des critères vagues et subjectifs. La Cour souligne également que la décision du tribunal de district, qui a de fait marqué la fin de la vie familiale de la requérante avec son fils, aurait dû être fondée sur une base factuelle suffisamment large et actualisée, notamment pour répondre à l’argument de l’intéressée selon lequel ses aptitudes parentales s’étaient améliorées. Le tribunal de district a examiné un certain nombre de questions pertinentes mais il est frappant de noter qu’il a rejeté tous les éléments en faveur de la requérante par une motivation succincte voire inexistante. Par ailleurs, son jugement de mars 2015 s’est appuyé sur des rapports anciens : les aptitudes parentales de la requérante avaient, pour la dernière fois, été évaluées de manière indépendante en 2012 et ce sont les parents d’accueil qui ont rendu compte du développement de l’enfant entre 2013 et 2015, sans que leurs observations eussent été corroborées par un tiers indépendant. La décision par laquelle le tribunal a refusé de mettre fin au placement s’est dans une large mesure fondée sur les réactions négatives de l’enfant lors des rencontres avec sa mère. Ces réactions ont toutefois été signalées par les parents d’accueil, qui étaient avec lui entre les rencontres. Les psychologues ont émis des avis divergents quant à leurs causes. En bref, le tribunal de district n’a que succinctement motivé sa conclusion relative à la nature et à la cause des réactions négatives de l’enfant. Soulignant la gravité de l’ingérence en cause et l’importance des intérêts en jeu, la Cour considère que le processus décisionnel qui a abouti aux décisions litigieuses contre la requérante n’a pas été mené de manière à prendre dûment en compte tous les avis et intérêts de l’intéressée. Elle conclut donc à la violation de l’article 8.
Affaire Abdi Ibrahim c. Norvège
La Cour décide d’examiner les griefs de la requérante sous l’angle de l’article 8 seulement. Elle observe que Mme Abdi Ibrahim n’a pas cherché à obtenir le retour de son fils auprès d’elle mais a demandé aux juridictions de refuser l’adoption de son enfant et la déchéance de ses droits parentaux, et de lui accorder un droit de visite. Il incombait néanmoins aux autorités de faciliter la vie familiale de la requérante et de son fils, en leur permettant à tout le moins de maintenir une relation grâce à des contacts réguliers organisés d’une manière qui soit compatible avec l’intérêt supérieur de l’enfant.
La Cour relève que dès le début, les contacts entre la mère et l’enfant ont été sévèrement limités par les autorités, ce qui comportait déjà un risque de rupture des liens familiaux. Il est ainsi difficile de voir comment les autorités ont pu satisfaire à leur obligation de faciliter la réunion de la famille, dès lors notamment qu’une décision initiale de placement doit être vue comme une mesure temporaire et que l’adoption, la solution la plus lourde de conséquences, ne doit être envisagée que lorsque le contrôle minutieux exercé par les tribunaux a abouti à la conclusion que la réunion de la famille est impossible. Par ailleurs, les autorités nationales ne peuvent utiliser une rupture des relations familiales comme motif pour autoriser l’adoption lorsqu’elles ont elles-mêmes créé cette situation en manquant à leur obligation de prendre des mesures pour réunir la famille. L’un des éléments principaux sur lesquels la cour d’appel s’est appuyée dans sa décision est que l’enfant a réagi négativement aux rencontres avec sa mère. Il n’est toutefois pas possible de tirer d’un nombre aussi restreint de rencontres des conclusions claires quant aux contacts futurs. La cour d’appel a également étayé par des motifs succincts ses conclusions relatives à la nature et à la cause des réactions négatives de l’enfant lors desdites rencontres, conclusions qui ont néanmoins été essentielles pour fonder sa décision d’autoriser l’adoption. Il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour laisser penser que les contacts entre l’enfant et sa mère seraient toujours négatifs au point de conclure que la rupture de tout lien avec la requérante serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Enfin, la cour d’appel a plus mis l’accent sur le préjudice que l’enfant aurait subi s’il avait été retiré à ses parents d’accueil que sur les motifs justifiant de rompre toute relation avec sa mère. Elle semble ainsi avoir donné plus d’importance à l’opposition des parents d’accueil à une « adoption ouverte », qui aurait permis à Mme Abdi Ibrahim de rester en contact avec son enfant, qu’à l’intérêt de cette dernière à poursuivre sa vie familiale avec son fils. La Cour conclut que les autorités n’ont pas donné suffisamment d’importance au droit de la requérante et de son fils de jouir d’une vie familiale. Elle fonde cette conclusion sur l’affaire dans son ensemble et sur les raisons en faveur du maintien des contacts, notamment sur le plan culturel et religieux. Soulignant la gravité de l’ingérence en cause et l’importance des intérêts en jeu, la Cour considère que le processus décisionnel qui a abouti au retrait de l’autorité parentale de la requérante et à l’adoption de l’enfant n’a pas été mené de manière à prendre dûment en compte tous les avis et intérêts de l’intéressée. Il y a donc eu violation de l’article 8.
K.O. et V.M. c. Norvège du 19 novembre 2019 requête n° 64808/16
Violation de l'article 8 : La décision, prise par les autorités norvégiennes, de placer l’enfant était fondée mais les restrictions apportées au droit de visite de ses parents étaient excessives L’affaire K.O. et V.M. c. Norvège (requête n o 64808/16) portait sur la décision de ses parents étaient excessives.
La Cour estime que les autorités se sont livrées à un examen approfondi de l’affaire pour ce qui est de l’ordonnance de placement, et que la procédure y afférente a protégé de manière suffisante les intérêts des requérants. En revanche, les décisions des autorités concernant le droit de visite des intéressés se sont fondées, à un stade très précoce de la procédure, sur l’idée que le placement serait de longue durée et que la famille ne serait pas réunie. Par ailleurs, les autorités n’ont pas expliqué en quoi il était contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant de voir ses parents plus souvent, alors même que les retours sur l’interaction de la famille au cours des visites étaient positifs.
FAITS
Lors de la naissance de l’enfant en janvier 2015, les services de protection de l’enfance, préoccupés par la santé mentale de Mme V.M., sa toxicomanie et ses conflits conjugaux avec M. K.O., organisèrent le séjour de la mère et de sa fille dans un centre familial. Il semble toutefois que, quelques semaines plus tard, Mme V.M. retira son consentement à son séjour dans ledit centre. Les services de protection de l’enfance décidèrent alors la prise en charge d’urgence de l’enfant. Lesdits services demandèrent ensuite au bureau d’aide sociale du comté d’ordonner le placement de l’enfant dans une famille d’accueil. En mai 2015, le bureau d’aide sociale, composé d’un juriste habilité à faire fonction de juge, de deux psychologues et de deux assesseurs non professionnels, fit droit à la demande. Il entendit onze témoins en deux jours, en présence des parents et de leur avocat. Il conclut qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être placée dans une famille d’accueil.
Les requérants furent déboutés de leurs recours contre les décisions de prise en charge d’urgence et de placement. En particulier, le tribunal de district, composé d’un juge professionnel, d’un assesseur non professionnel et d’un psychologue, conclut en décembre 2015 que les requérants présentaient un certain nombre de risques qui rendaient inopportun le retour de leur fille auprès d’eux. Le tribunal constata que les deux parents avaient des antécédents de toxicomanie, de problèmes psychologiques et de conflits conjugaux. Il releva que les tentatives qui avaient précédemment été entreprises pour les aider à surmonter leurs problèmes avaient été infructueuses et que les intéressés avaient eu des difficultés à coopérer avec les services sociaux. Il indiqua que le père avait également été condamné pour des infractions graves, notamment pour des violences et des menaces. Tant le bureau d’aide sociale que le tribunal de district considérèrent que le placement serait de longue durée et qu’il n’était donc pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’accorder à ses parents un droit de visite étendu. Au vu des retours positifs qu’il avait eus sur l’interaction entre les parents et leur fille au cours des visites précédentes, le tribunal de district augmenta néanmoins le nombre des visites fixées par le bureau d’aide sociale, pour le porter à six visites annuelles de deux heures. L’enfant fut finalement rendue à ses parents à la suite de la décision de levée du placement adoptée en mars 2018 par le tribunal de district. Celui-ci s’appuya sur deux expertises selon lesquelles l’aptitude des parents à prendre soin de l’enfant était bonne et stable, et les intéressés avaient accepté des mesures d’assistance.
CEDH
La Cour estime tout d’abord que le processus décisionnel interne concernant le placement de l’enfant, tant devant le bureau d’aide sociale que devant le tribunal de district, a été méticuleux et que les requérants ont pleinement pu faire valoir leurs arguments. Les intéressés ont même pu présenter une demande de levée de l’ordonnance de placement douze mois après la prise en charge de leur fille et ils ont finalement obtenu gain de cause. La procédure nationale a donc protégé leurs intérêts de manière suffisante. Par ailleurs, la Cour est convaincue que les autorités ont mené un examen approfondi de l’affaire concernant l’ordonnance de placement, prenant en considération les antécédents des requérants et évaluant la possibilité d’adopter une mesure moins radicale que le placement de l’enfant. Elles sont toutefois arrivées à la conclusion qu’aucune autre mesure n’était envisageable compte tenu des tentatives précédemment engagées pour aider les intéressés et de la difficulté de ces derniers à coopérer avec les services de protection de l’enfance. En somme, la Cour juge que les raisons qui ont fondé le placement de l’enfant étaient « pertinentes et suffisantes » et que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de la vie familiale n’était pas disproportionnée. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8. En revanche, le bureau d’aide sociale et le tribunal de district n’ont jamais envisagé sérieusement la réunification de la famille dans leurs décisions relatives au droit de visite des requérants et, en considérant que le placement serait de longue durée, ils ont implicitement écarté cette possibilité à un stade très précoce de la procédure. La Cour souligne que s’il existe une perspective de réunir la famille à l’avenir, il ne peut s’écouler plusieurs semaines voire, comme dans la présente affaire, plusieurs mois entre chaque visite. En l’espèce, les décisions relatives au droit de visite ont en effet tout simplement considéré que le seul but de ces visites était que l’enfant puisse savoir qui étaient ses parents. L’enfant a finalement été rendue à ses parents. Pourtant, ni le bureau d’aide sociale ni le tribunal de district n’ont expliqué, si ce n’est par des termes généraux évoquant le besoin de stabilité de l’intéressée, en quoi voir ses parents plus souvent aurait été contraire à son intérêt supérieur, d’autant que les retours sur l’interaction de la famille au cours des visites étaient positifs. La Cour conclut donc à la violation de l’article 8 en ce qui concerne les restrictions apportées aux contacts entre les requérants et leur fille.
Stankūnaitė c. Lituanie du 29 octobre 2019 requête no 67068/11
Non violation de l'article 8 : Non-violation des droits d’une mère dans une affaire très médiatisée de prise en charge d’enfant
Dans cette affaire, la requérante se plaignait de décisions relatives à la prise en charge de sa fille et alléguait avoir été réunie tardivement avec celle-ci. La Cour juge en particulier que les autorités ont agi avec la diligence requise pendant la procédure relative à la prise en charge : elles devaient préalablement attendre que la requérante fût disculpée dans l’affaire de l’agression sexuelle présumée de sa fille mais, dès lors que cet obstacle a été levé et que les tribunaux ont défini ce qui servirait le mieux l’intérêt supérieur de l’enfant, elles ont ordonné la restitution de celle-ci à la requérante. Les autorités ont alors dû faire face à l’obstruction orchestrée par d’autres membres de la famille qui refusaient que la fillette fût remise à sa mère, mais elles ont fini par prendre les mesures appropriées pour résoudre cette situation extrêmement délicate.
FAITS
À la fin de 2008, son ancien compagnon, D.K., accusa Mme Stankūnaitė d’être complice de l’agression sexuelle subie par leur fille, laquelle était née en 2004 alors que le couple vivait toujours ensemble. L’enquête qui fit suite à ces accusations fut finalement abandonnée en novembre 2010 sans qu’aucune action ne fût engagée contre Mme Stankūnaitė. Dans l’intervalle, en octobre 2009, une procédure portant sur la prise en charge de la fillette s’était conclue par la délivrance d’une ordonnance de mise sous tutelle temporaire en faveur de N.V., la sœur de D.K., Mme Stankūnaitė ne se voyant accorder qu’un droit de visite sous surveillance. Cette ordonnance avait été délivrée après que D.K. eut pris la fuite pour échapper aux autorités, deux suspects dans l’affaire de l’agression sexuelle ayant été tués par balles à Kaunas. D.K. fut finalement retrouvé mort en avril 2010. Après l’abandon de l’enquête portant sur Mme Stankūnaitė, qui fut confirmé par une décision de justice, celle-ci demanda que sa fille lui fût restituée et, en décembre 2011, sa demande fut accueillie. Le tribunal examina sa situation, observa que les accusations en matière pénale qui la visaient avaient été abandonnées et tint compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Malgré l’ordonnance du tribunal, l’intervention d’un huissier et la condamnation à une amende, N.V. refusa de remettre l’enfant. Les autorités cherchèrent donc à plusieurs reprises à la lui retirer de force. L’une de ces tentatives échoua car les soutiens de la famille de D.K. et de N.V., qui avaient encerclé la maison où vivait la fillette, empêchèrent la restitution. Pour finir, en mai 2012, un huissier et des agents de police emmenèrent l’enfant et la rendirent à sa mère, malgré la présence d’une foule nombreuse.
CEDH
La Cour décide d’examiner les griefs de la requérante sous le seul angle de l’article 8. Elle déclare par ailleurs que le grief relatif à l’ordonnance de mise sous tutelle temporaire d’octobre 2009 est irrecevable car Mme Stankūnaitė n’a pas fait appel de cette décision et n’a donc pas épuisé les voies de recours internes effectives. Elle subdivise ensuite l’analyse des griefs restants en deux périodes : la première période commence en décembre 2009, avec la première demande de restitution de la fillette adressée aux tribunaux, et prend fin en décembre 2011, avec l’acceptation de cette demande ; la seconde période court de la date de cette dernière décision à celle du retour effectif de l’enfant auprès de sa mère. Concernant la première période, la Cour note que des raisons d’une objectivité incontestable expliquent le délai de deux ans qui a été nécessaire aux autorités pour faire droit à la demande de restitution de son enfant formulée par la requérante. En premier lieu, il a fallu au tribunal régional un an pour confirmer la décision de mettre un terme à l’enquête sur l’agression sexuelle ; ensuite, le tribunal chargé d’examiner la demande de restitution a dû déterminer quel était l’intérêt supérieur de l’enfant. Dès lors que les experts ont remis leur rapport favorable à la requérante, deux mois seulement se sont écoulés avant qu’un tribunal n’ordonnât le retour de l’enfant auprès de sa mère. La Cour ne décèle pas dans cette procédure de retards injustifiés qui seraient imputables aux autorités. Elle note au contraire que celles-ci ont agi avec la diligence requise. Mme Stankūnaitė alléguait aussi que ses contacts avec sa fille avaient été rares, voire inexistants, pendant la durée des différentes procédures judiciaires.
La Cour observe qu’en décembre 2008, le tribunal de district de Kaunas avait ordonné des mesures de protection temporaires qui ont empêché Mme Stankūnaitė de voir sa fille. Elle considère néanmoins que cette ordonnance était justifiée car l’enquête sur l’agression sexuelle venait seulement de commencer. Les modalités de visite ont été modifiées peu après et la requérante a alors pu voir sa fille régulièrement. Ces modalités ont été maintenues jusqu’à ce que la justice décidât de rendre la fillette à sa mère. La Cour conclut que pendant la procédure civile Mme Stankūnaitė n’a à aucun moment été empêchée de voir sa fille. Point plus important, l’intéressée n’a pas prétendu qu’elle s’était trouvée dans l’impossibilité de voir son enfant à cause d’actes ou d’omissions de la part des autorités. Mme Stankūnaitė alléguait également qu’elle et sa fille ne s’étaient pas senties libres pendant les visites. La Cour observe que la requérante a bénéficié d’un accompagnement psychologique et que ses relations avec sa fille se sont de ce fait améliorées. De surcroît, les services de protection de l’enfance ont activement surveillé la situation et ont apporté leur concours aux tribunaux. La Cour estime donc que la procédure qui a abouti à l’ordonnance de décembre 2011 tendant à la restitution de l’enfant a été conduite avec la diligence requise et que les mesures concernant la séparation puis les visites entre la mère et la fillette étaient fondées sur des raisons objectives. Concernant la seconde période, comprise entre l’ordonnance définitive du tribunal et le retour effectif de l’enfant, la Cour note que N.V., la sœur de D.K., a immédiatement pris des dispositions pour faire obstacle à une restitution de l’enfant, par exemple en retirant celle-ci de l’école et en la gardant à la maison. Les démarches entreprises par l’huissier pour mener à bien la restitution ont été tenues en échec, en premier lieu parce que N.V. n’a pas conduit la fillette à l’école le jour dit et en second lieu parce que, à une autre occasion, l’huissier s’est trouvé confronté à une foule nombreuse ainsi qu’à la résistance physique opposée par les grands-parents de l’enfant dans la maison. En concertation avec la police, des psychologues et des spécialistes de la protection de l’enfance, l’huissier a alors élaboré un plan grâce auquel il a finalement pu rendre l’enfant à sa mère. De surcroît, l’État n’est pas resté passif face à la résistance de N.V., puisqu’il lui a imposé une amende considérable et est même allé jusqu’à la poursuivre pour ses actes. Dans l’ensemble, les autorités ont fait preuve de la diligence requise pour faire exécuter la décision de justice de décembre 2011 qui ordonnait le retour de la fillette auprès de Mme Stankūnaitė. La Cour conclut également que les exigences procédurales découlant de l’article 8, en particulier celle voulant que la requérante fût représentée lors des différentes procédures, ont été respectées. La Cour considère donc que les autorités n’ont pas failli à leur devoir de garantir le droit de la requérante au respect de sa vie privée et que partant, il n’y a pas eu violation de la Convention.
HADDAD c. ESPAGNE du 18 juin 2019 requête n° 16572/17
Violation de l'article 8 : Le temps écoulé, conséquence de l’inertie de l’administration, et l’inertie des juridictions internes, qui n’ont pas qualifié de déraisonnables les motifs donnés par l’administration pour continuer de priver un père de sa fille sur la seule base de l’absence de contacts, interdits par ailleurs judiciairement, ont contribué de façon décisive à l’absence de toute possibilité de regroupement familial entre le requérant et sa fille.
a) Principes généraux relatifs aux obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 8 de la Convention
51. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Buscemi c. Italie, no 29569/95, § 53, CEDH 1999‑VI, Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, §§ 49 et 50, 24 mai 2011, et R.M.S. c. Espagne, précité, § 68) et que des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001‑VII, et Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, § 63, 22 juin 2017).
52. Comme la Cour l’a indiqué à plusieurs reprises, l’article 8 de la Convention a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des autorités publiques ; il ne se contente toutefois pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences. En effet, si les décisions prises par l’autorité responsable aboutissant au placement d’un enfant dans un centre d’accueil s’analysent en des ingérences dans le droit d’un parent au respect de sa vie familiale (W. c. Royaume-Uni, précité, § 59), les obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie familiale jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, et Mincheva c. Bulgarie, no 21558/03, § 81, 2 septembre 2010). Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents – ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public - (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, 6 décembre 2007), en attachant toutefois une importance déterminante à l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, dans ce sens, Gnahoré c. France, no 40031/98, § 59, CEDH 2000‑IX), qui, selon sa nature et sa gravité, peut l’emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003‑VIII). De même, dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Saleck Bardi, précité, § 50, et K.A.B. c. Espagne, précité, § 95).
53. La Cour réaffirme le principe bien établi dans sa jurisprudence selon lequel le but de la Convention consiste à protéger des droits concrets et effectifs (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 154). Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire.
54. Comme la Cour l’a affirmé à de nombreuses reprises, l’éclatement d’une famille constitue en effet une mesure très grave qui doit reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et avoir assez de poids et de solidité (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000‑VIII). À cet égard et s’agissant de l’obligation pour l’État de prendre des mesures positives, la Cour a affirmé à maintes reprises que l’article 8 implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre (voir, par exemple, Eriksson c. Suède, 22 juin 1989, § 71, série A no 156, et Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250). Dans ce genre d’affaire, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (Maumousseau et Washington, précité, § 83 ; S.H. c. Italie, no 52557/14, § 42, 13 octobre 2015). La décision de prise en charge d’un enfant doit en principe être considérée comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circonstances s’y prêtent, et tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent par le sang et l’enfant (K. et T. c. Finlande, précité, § 178). Lorsqu’une période de temps considérable s’est écoulée depuis que l’enfant a été placé pour la première fois sous assistance, l’intérêt qu’a l’enfant à ne pas voir sa situation familiale de facto changer de nouveau peut l’emporter sur l’intérêt des parents à la réunion de leur famille. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d’une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant, mais il faut exercer un contrôle plus rigoureux à la fois sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités aux droits et aux visites des parents, et sur les garanties destinées à assurer la protection effective du droit des parents et enfants au respect de leur vie familiale (K. et T. c. Finlande [GC], précité, § 155). L’obligation positive de prendre des mesures afin de faciliter la réunion de la famille dès que cela sera vraiment possible s’impose aux autorités compétentes dès le début de la période de prise en charge et avec de plus en plus de force, mais doit toujours être mise en balance avec le devoir de considérer l’intérêt supérieur de l’enfant. Par ailleurs, les obligations positives ne se limitent pas à veiller à ce que l’enfant puisse rejoindre son parent ou avoir un contact avec lui, mais elles englobent également l’ensemble des mesures préparatoires permettant de parvenir à ce résultat (voir, mutatis mutandis, Kosmopoulou c. Grèce, no 60457/00, § 45, 5 février 2004, et Amanalachioai c. Roumanie, no 4023/04, § 95, 26 mai 2009).
55. Il revient à la Cour d’apprécier si les autorités espagnoles ont agi en méconnaissance de leurs obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A, no 299‑A, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 59, CEDH 2002‑I, P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 122, CEDH 2002-VI, Evans c. Royaume‑Uni [GC], no 6339/05, § 76, CEDH 2007‑IV, et K.A.B. c. Espagne, précité, § 98).
56. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect de ces obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8 de la Convention, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 141, CEDH 2010, et Barnea et Caldararu c. Italie, précité, § 65 ; K.A.B. c. Espagne, précité, § 115 ; R.M.S. c. Espagne, précité, § 72).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
57. La Cour relève que, le 15 juin 2012, les trois enfants du requérant dont sa fille mineure, âgée à l’époque d’un an et demi, ont été placés dans un centre d’accueil à Madrid, à la demande de leur mère, et déclarés en situation légale d’abandon. À la suite du déménagement de leur mère, les enfants ont été placés dans des centres d’accueil de Murcie. Le requérant n’en a pas été informé (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).
58. Dans une affaire comme celle de l’espèce, le juge se trouve en présence d’intérêts souvent difficilement conciliables, à savoir ceux de l’enfant et ceux de ses parents biologiques et notamment, dans la présente cause, ceux du père biologique et ceux de la famille d’accueil. Dans la recherche de l’équilibre entre ces différents intérêts, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale (Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, § 67, 27 avril 2010).
59. En l’espèce, la Cour observe que les autorités administratives ont motivé leurs décisions concluant à la nécessité de l’accueil familial préadoptif de la fille du requérant en se référant aux maltraitances physiques et émotionnelles graves que ce dernier aurait infligées à ses enfants, à l’instabilité émotionnelle et à l’intelligence limitée de leur mère (paragraphes 14 et 21 ci-dessus) ainsi qu’à l’absence de contact du requérant et ses enfants entre le 28 juin 2012, date du placement de ces derniers dans des centres d’accueil, et le 19 novembre 2013, date du premier contact du requérant avec le service de protection des mineurs (paragraphe 21 ci-dessus) et à l’absence de lien d’attachement entre le requérant et sa fille (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour relève qu’à aucun moment de cette procédure administrative l’acquittement du requérant, le 27 septembre 2013, de toutes les charges retenues contre lui et l’annulation des mesures d’éloignement prises initialement à son encontre l’empêchant entre-temps de garder le contact avec ses enfants (paragraphe 20 ci-dessus) n’ont été pris en compte.
60. La Cour observe que la décision du juge de première instance de Murcie, datée du 11 février 2015 (paragraphe 25 ci-dessus) entérinant la décision de la direction générale des affaires sociales relative au placement préadoptif de la fille du requérant en famille d’accueil persistait à ne pas prendre en compte la nouvelle situation pénale du requérant depuis le 27 septembre 2013, date de son acquittement. Elle note que le juge de première instance de Murcie ne se prononçait d’ailleurs pas sur les capacités éducatives et psychosociales du requérant pour récupérer la garde de sa fille mineure. La décision se bornait à prendre en compte les arguments déjà développés dans les rapports établis par l’administration.
61. La Cour observe que la question de savoir si le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts d’un parent dépend des circonstances propres à chaque affaire (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 64, série A no 121; Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 52, CEDH 2000‑VIII). Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions nationales se sont livrées à un examen approfondi de l’ensemble de la situation familiale et de toute une série d’éléments, d’ordre factuel, affectif, psychologique, matériel et médical notamment, et si elles ont procédé à une appréciation équilibrée et raisonnable des intérêts respectifs (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 139, CEDH 2010). La Cour relève à cet égard que, au cours de la procédure devant le juge de première instance et l’Audiencia provincial, le requérant a eu la possibilité de présenter les arguments en faveur de sa cause dans le cadre des procédures judiciaires où il était représenté par un avocat au moins à partir du 19 novembre 2013 (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour ne décèle en conséquence aucun manquement formellement imputable aux juridictions internes à cet égard mais plutôt une inertie des ces dernières dans la prise en compte des conclusions des rapports élaborés par les différents organes de l’administration intervenus tout au long de l’examen de affaire.
62. La Cour rappelle que, dans les affaires touchant la vie familiale, la rupture du contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (voir, entre autres, Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 175, CEDH 2004‑V (extraits), et K.A.B. c. Espagne, précité, § 103). Il en va ainsi dans la présente affaire. Les rapports des 28 février et 18 décembre 2014 (paragraphes 21 et 23 ci‑dessus) ont démontré que la fille du requérant était bien intégrée dans sa famille d’accueil depuis le 24 septembre 2013 (paragraphe 17 ci-dessus). Le passage du temps a eu pour effet de rendre définitive une situation qui était censée être provisoire, compte tenu du très jeune âge de l’enfant lorsque la situation légale d’abandon a été constatée et que la mise sous tutelle est intervenue (paragraphe 8 ci-dessus).
63. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises, car ces autorités sont en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation. Tout en reconnaissant qu’en l’espèce les juridictions internes se sont appliquées de bonne foi à préserver le bien-être de la mineure, la Cour constate l’existence de graves manques de diligence dans la procédure menée par les autorités responsables de la tutelle, du placement de l’enfant et de son éventuelle adoption (K.A.B. c. Espagne, précité, § 104) et, notamment, lors de la prise en compte des nouvelles circonstances entourant la procédure pénale entamée contre le requérant et de son acquittement définitif pour les délits qui avaient justifié la mesure d’éloignement provisoire de ses enfants.
64. À cet égard et comme elle l’a déjà mentionné au paragraphe 54 ci‑dessus, la Cour rappelle que l’article 8 de la Convention implique le droit pour un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de les prendre. Toutefois, l’obligation pour les autorités nationales de prendre des mesures à cet effet n’est pas absolue, car il arrive que la réunion d’un parent avec ses enfants ne puisse avoir lieu immédiatement et requière des préparatifs. La nature et l’étendue de ceux-ci dépendent des circonstances de chaque espèce, mais la compréhension et la coopération de l’ensemble des personnes concernées en constituent toujours un facteur important. Si les autorités nationales doivent s’évertuer à faciliter pareille collaboration, une obligation pour elles de recourir à la coercition en la matière ne saurait être que limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment des intérêts supérieurs de l’enfant et des droits que lui reconnaît l’article 8 de la Convention. Dans ce genre d’affaires, le caractère adéquat d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre (Maumousseau et Washington, précité, § 83, 6 décembre 2007, et Mincheva, précité, § 86).
65. Le point décisif en l’espèce consiste donc à savoir si les autorités nationales ont pris toutes les mesures nécessaires et adéquates que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour faciliter le retour de la fille du requérant dans les plus brefs délais auprès de son père, tel que celui-ci le réclamait, pour qu’ils puissent mener une vie familiale normale, avec les frères de la mineure, avant de la placer dans une famille adoptive.
66. Dans les circonstances de l’espèce, on peut certes comprendre que les trois enfants du requérant aient été placés sous tutelle de l’administration puisque c’était leur propre mère qui le demandait. Cela étant, cette décision aurait dû s’accompagner dans les meilleurs délais des mesures les plus appropriées permettant d’évaluer en profondeur la situation des enfants et leurs rapports avec leurs parents, au besoin avec le père et la mère séparément, le tout dans le respect du cadre légal en vigueur. Les enfants ont été séparés de leur père apparemment contre le gré de celui-ci, qui était sous le coup d’une procédure pénale pour violences conjugales à la suite d’une plainte déposée par leur mère. Bien qu’il ressorte du dossier qu’il n’a pas séjourné en prison, il ne faut pas perdre de vue que le requérant ne pouvait pas approcher ses enfants, et qu’il est donc resté éloigné et sans aucun contact avec ces derniers pendant toute la durée de la procédure pénale. Cette situation était particulièrement grave compte tenu de l’âge de sa fille, qui n’avait qu’un an et demi lors de son placement sous tutelle à Madrid. La Cour n’est guère convaincue par les raisons que l’administration et les juridictions internes ont estimé suffisantes pour justifier le placement en accueil préadoptif de la mineure. Elle observe qu’à aucun moment de la procédure administrative n’ont été pris en compte le très jeune âge de la fille du requérant au moment de la séparation de ce dernier et de son épouse, la relation affective préalable existant entre la mineure et ses géniteurs, le délai écoulé depuis leur séparation, ainsi que les conséquences qui en découlaient pour tous les trois ainsi que pour la relation de l’enfant avec ses frères.
67. Il faut toutefois garder à l’esprit la mention faite dans le rapport d’orientation du 20 juin 2013 aux maltraitances physiques du requérant envers ses enfants, ce qu’il conteste, et le déséquilibre psychique de l’épouse du requérant (Bertrand c. France (déc.), no 57376/00, 19 février 2002, et Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 261, 1er juillet 2004). Néanmoins, l’hypothèse des maltraitances physiques n’a pas été prouvée et ne figure que dans le rapport susmentionné (paragraphe 14 ci-dessus), le Gouvernement n’ayant pas donné d’autres indications à cet égard. Elle semble faire référence au contenu de la plainte pour violences conjugales déposée par l’épouse du requérant, charges dont il a été acquitté par la suite. Quant au déséquilibre psychique de l’épouse du requérant, cela ne suffit pas à démontrer une éventuelle influence négative du requérant mais plutôt le contraire, notamment après son acquittement. Preuve en est que l’intéressé s’est vu accorder la garde de ses deux fils et qu’il persiste dans sa volonté de récupérer également la garde de sa fille mineure. Les tribunaux n’ont pas constaté de déficits affectifs (voir, a contrario, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 68, CEDH 2002‑I), question qu’ils ont manqué d’examiner chez le requérant, ni d’état de santé inquiétant des enfants. S’il est vrai que, dans certaines affaires déclarées irrecevables par la Cour, le placement des enfants avait pu être motivé par des conditions de vie insatisfaisantes ou des privations matérielles, cela n’avait toutefois jamais constitué le seul motif servant de base à la décision des tribunaux nationaux, en ce que d’autres éléments tels que l’état psychique des parents ou leur incapacité affective, éducative et pédagogique s’y ajoutaient (Rampogna et Murgia c. Italie (déc.), no 40753/98, 11 mai 1999, M.G. et M.T.A. c. Italie (déc.), no 17421/02, 28 juin 2005, et Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, §§ 72–74, 26 octobre 2006). Cela n’a pas été le cas dans la présente affaire, du moins en ce qui concerne le requérant. Ses capacités éducatives et affectives par rapport à sa fille mineure n’ont pas non plus été formellement mises en cause, et ses deux enfants également mineurs habitent maintenant de nouveau chez lui. La prise en charge de la fille du requérant a été ordonnée à la suite de la demande de sa mère à cause des difficultés bien précises qu’elle traversait à l’époque des faits, sans qu’il ait été tenu compte des demandes du requérant.
68. La Cour estime que les autorités administratives espagnoles auraient dû envisager d’autres mesures moins radicales que l’accueil familial préadoptif de la fille mineure du requérant et, en tout état de cause, prendre en compte les demandes du père de l’intéressée à partir du moment où sa situation pénale avait été clarifiée. La Cour considère que le rôle des autorités de protection sociale est précisément d’aider les personnes en difficulté, en l’espèce notamment la mère des enfants, qui s’est vue contrainte de placer volontairement ses enfants compte tenu de sa situation familiale grave, de les guider dans leurs démarches et de les conseiller. Elle observe par ailleurs que tant le juge de première instance no 3 de Murcie dans son jugement du 11 février 2015 que l’Audiencia provincial dans son arrêt du 7 avril 2016 ont refusé de prendre en compte les arguments que le requérant entendait faire valoir pour s’opposer au placement de sa fille en famille d’accueil en vue de son adoption (paragraphe 26 ci-dessus) et se sont limités à confirmer les décisions adoptées par l’administration sur la base des arguments utilisés par cette dernière et mécaniquement reproduits tout au long des procédures ultérieures. La Cour estime en effet que les autorités administratives n’ont fait que reproduire successivement leurs décisions sans procéder à de nouvelles constatations ni apprécier, sur la base d’éléments tangibles, l’évolution des circonstances, ce qui montrait clairement une volonté de l’administration de placer l’enfant en accueil familial préadoptif.
69. La Cour rappelle sa jurisprudence citée au paragraphe 54 ci-dessus, selon laquelle l’article 8 de la Convention implique le droit d’un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de prendre ces mesures. Elle observe que, malgré l’opposition du requérant à l’accueil familial préadoptif de sa fille (paragraphes 22 et 26 ci-dessus), cette option a été retenue au seul motif de l’absence de contacts entre la mineure et son père depuis plusieurs années, alors que les rencontres entre eux avaient précisément été suspendues par décision du juge no 1 de Coslada saisi d’une plainte pour violences conjugales. Les autorités compétentes sont donc responsables de l’interruption des contacts entre le requérant et sa fille, du moins depuis l’acquittement de l’intéressé, et elles ont failli à leur obligation positive de prendre des mesures afin de permettre à ce dernier de bénéficier d’un contact régulier avec la mineure (Pontes c. Portugal, no 19554/09, § 92, 10 avril 2012). La Cour estime qu’il faut normalement considérer la prise en charge d’un enfant comme une mesure temporaire, à suspendre dès que la situation s’y prête et que tout acte d’exécution doit concorder avec un but ultime : unir à nouveau le parent naturel et l’enfant (Johansen c. Norvège, 7 août 1996, § 78, Recueil 1996‑III).
70. La Cour estime que la prise en considération de la vulnérabilité de l’épouse du requérant au moment du placement de sa fille en accueil institutionnel aurait pu jouer un rôle important pour comprendre la situation dans laquelle se trouvaient l’enfant et sa mère. De même, l’acquittement définitif du requérant et la levée de l’interdiction de tout contact avec ses enfants, interdiction qui expliquait précisément l’absence reprochée desdits contacts, ne semble pas avoir retenu l’attention du juge. Celui-ci s’est limité à prendre en considération, dans son jugement du 11 février 2015, l’accord donné par l’organisme chargé de la protection des mineurs et par la famille d’accueil au placement de la mineure en accueil familial, malgré l’absence de consentement des parents biologiques. Les services de protection de l’enfance, les juridictions internes et le Gouvernement se sont en effet basés principalement sur des rapports élaborés par les différents organes administratifs intervenus tout au long de la procédure et, par conséquent également au cours de la période pendant laquelle le requérant ne pouvait pas démontrer son aptitude à être père puisqu’il se trouvait privé de l’autorité parentale et faisait l’objet d’une procédure pénale. Cette attitude de l’administration n’a toutefois pas changé suite à l’acquittement définitif du requérant.
71. La Cour note en outre que le rapport d’orientation du 28 février 2014 du service de protection des mineurs concluait qu’il ne fallait pas autoriser le requérant à rendre visite à sa fille, car près de deux ans s’étaient écoulés depuis le placement de cette dernière pendant lesquels ils ne s’étaient jamais vus. Selon ce rapport, la mineure « s’était parfaitement adaptée lors de la procédure d’accueil préadoptif » (paragraphe 21 ci-dessus). Il est intéressant de souligner que, bien que le rapport note que les deux autres enfants montraient toujours « de la peur et un manque de confiance envers la figure paternelle », le requérant s’est rapidement vu rendre la garde de ses fils qui, eux, n’avaient pas fait l’objet d’une procédure de préadoption.
72. La Cour estime que la procédure aurait dû s’entourer des garanties appropriées permettant de protéger les droits du requérant et de prendre en compte ses intérêts. Ainsi, le temps écoulé, conséquence de l’inertie de l’administration, et l’inertie des juridictions internes, qui n’ont pas qualifié de déraisonnables les motifs donnés par l’administration pour continuer de priver un père de sa fille sur la seule base de l’absence de contacts, interdits par ailleurs judiciairement, ont contribué de façon décisive à l’absence de toute possibilité de regroupement familial entre le requérant et sa fille.
73. Eu égard à ces considérations et nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour conclut que les autorités espagnoles n’ont pas déployé des efforts adéquats et suffisants pour faire respecter le droit du requérant à vivre avec son enfant en compagnie des frères de cette dernière, méconnaissant ainsi son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention.
74. Partant, il y a eu violation de l’article 8.
O.C.I. et autres c. Roumanie du 21 mai 2019 requête n° 49450/17
Violation de l'article 8 : Les juridictions roumaines ont ordonné le retour d’enfants auprès de leur père résidant en Italie sans tenir compte du risque de violences domestiques.
Dans son arrêt de comité rendu dans l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour estime que les juridictions roumaines ont ordonné le retour des enfants requérants auprès de leur père résidant en Italie sans tenir suffisamment compte du risque grave qu’ils subissent des violences domestiques aux mains de celui-ci, alors que ce risque constitue l’une des exceptions au principe de droit international selon lequel un enfant doit être renvoyé dans son lieu de résidence habituel. Le fait qu’il existe en vertu du droit de l’Union européenne une relation de confiance mutuelle entre les autorités roumaines et italiennes de protection de l’enfance ne signifie pas que la Roumanie était tenue de renvoyer les enfants vers un environnement présentant un risque pour eux, en laissant aux autorités italiennes le soin d’agir en cas de nouveaux abus.
LES FAITS
Les requérants, Mme O.C.I. et ses enfants, P.A.R. et N.A.R., sont des ressortissants roumains nés en 1978, 2008, et 2010. Les enfants ont également la nationalité italienne. Après avoir passé les vacances de l’été 2015 en Roumanie, Mme O.C.I. décida de ne pas retourner avec ses enfants auprès de son époux, en Italie. Le père, un ressortissant italien, engagea, en vertu de la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, une procédure visant le retour de ses enfants en Italie, leur lieu de résidence habituel. Arguant que son époux avait un comportement violent à l’égard de ses enfants, Mme O.C.I. s’y opposa. Elle allégua que celui-ci les battait s’ils lui désobéissaient, et qu’il les humiliait en les insultant. Elle remit plusieurs enregistrements vidéo des comportements qu’elle dénonçait. Elle indiqua que les violences s’étaient aggravées au cours des dernières années et qu’elle s’était sentie obligée de trouver refuge en Roumanie. Les juridictions roumaines firent droit en 2016 à la demande de retour formée par le père des enfants, puis confirmèrent leur décision en 2017. Elles considérèrent que le père avait certes eu recours à la force physique sur ses enfants, mais que ces actes de violence avaient été occasionnels et ne se reproduiraient pas « suffisamment souvent pour représenter un risque grave ». Elles conclurent également que, en tout état de cause, les autorités italiennes seraient en mesure de protéger les enfants si le risque d’abus était porté à leur attention. À ce jour, cependant, les autorités ne sont pas encore parvenues à exécuter l’ordonnance de retour car les enfants refusent de retourner en Italie. Il apparaît que les requérants résident toujours en Roumanie.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 23 juin 2017. Invoquant l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention, les requérants se plaignaient de l’ordonnance de retour des enfants en Italie. Ils alléguaient en particulier que les juridictions roumaines n’avaient pas pris en compte le risque grave que les enfants subissent des mauvais traitements aux mains de leur père, alors que ce risque constitue au regard de la Convention de La Haye l’une des exceptions au retour des enfants dans leur lieu de résidence habituel.
CEDH
La Cour rappelle que les châtiments corporels ne sauraient être tolérés et que les États doivent œuvrer en faveur de leur interdiction dans la loi comme dans la pratique. Le droit roumain établit une interdiction absolue des châtiments corporels au sein de la famille.
Toutefois, les déclarations faites par la juridiction interne dans le cas des requérants, à savoir que les violences avaient été occasionnelles et qu’elles ne se reproduiraient pas « suffisamment souvent pour représenter un risque grave », vont à l’encontre de cette interdiction. En effet, alors même qu’elles avaient conclu que les enfants avaient subi des violences de la part de leur père, ainsi qu’en attestaient plusieurs enregistrements vidéo, les juridictions internes n’ont pas tenu compte de cet élément lorsqu’elles ont eu à considérer l’intérêt supérieur des enfants. En outre, les juridictions internes n’ont pas cherché à déterminer si les enfants ne couraient plus le risque de subir des châtiments corporels de leur père en cas de retour auprès de lui. Elles ont laissé aux autorités italiennes le soin de réagir et de protéger les enfants si les violences se reproduisaient.
Sur ce point, la Cour note que l’existence, en vertu du droit de l’Union européenne, d’un lien de confiance mutuelle entre les autorités de protection de l’enfance des deux États, tel celui qui existe entre la Roumanie et l’Italie (Règlement Bruxelles II bis), ne signifie pas que l’État vers lequel un enfant a été déplacé illicitement doit ordonner son retour dans un environnement dans lequel il sera exposé à des risques graves de violences domestiques au seul motif qu’il s’agit de son lieu habituel de résidence et que les autorités du pays sont en mesure de s’occuper de cas d’abus. Les juridictions internes auraient dû tenir davantage compte du risque de mauvais traitements auquel les enfants seraient exposés en cas de retour en Italie. La Cour conclut que les juridictions internes n’ont pas examiné les allégations de « risque grave » d’une manière compatible avec l’intérêt supérieur des enfants. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. Enfin, estimant que les allégations de traitements inhumains et dégradants soulevées par les requérants ont déjà été examinées sous l’angle de l’article 8, la Cour considère qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 3.
V.D. et autres c. Russie du 10 avril 2019 requête n° 72931/10
Article 8 : Le retour d’un enfant auprès de ses parents était conforme à la Convention, le refus automatique d’un droit de visite à sa famille d’accueil ne l’était pas
L’affaire concerne un enfant, R., qui fut pris en charge pendant neuf ans par une mère d’accueil, la première requérante dans l’affaire, avant d’être renvoyé auprès de ses parents biologiques. La Cour juge que pour décider le retour de R. auprès de ses parents, les juridictions internes ont mis en balance tous les éléments pertinents, notamment l’intérêt supérieur de l’enfant. Les juridictions ont toutefois refusé à la famille d’accueil un droit de visite à l’égard de R., alors même que celui-ci avait noué des liens étroits avec la première requérante et avec les autres enfants de celle-ci, les autres requérants. Les tribunaux ont exclusivement fondé leur décision sur une application rigide de la législation russe relative au droit de visite, qui ne permettait pas de prendre en compte la diversité des situations familiales. Ce faisant, ils n’ont pas procédé à l’appréciation requise des circonstances particulières de l’espèce
FAITS
En novembre 2001, la première requérante fut nommée tutrice de R. Celui-ci était né atteint de graves maladies congénitales et ses parents avaient déclaré qu’ils n’étaient pas en mesure de s’en occuper. Par la suite, la première requérante devint aussi la tutrice des sept autres requérants. En 2007, les parents de R. exprimèrent le souhait de reprendre avec eux l’enfant, dont l’état de santé s’était stabilisé. La première requérante entama une procédure en vue d’obtenir leur déchéance de l’autorité parentale. En novembre 2008, le tribunal de première instance débouta la première requérante, décision qui fut confirmée en appel en mars 2009. Les tribunaux décidèrent que R. resterait auprès de la première requérante mais, en mai 2009, ils se prononcèrent sur les modalités d’un droit de visite en faveur des parents. Par la suite, ceux-ci entamèrent une deuxième procédure afin d’obtenir le retour de R. auprès d’eux. En mai 2010, le tribunal de district accueillit leur demande, décision qui fut confirmée en appel. En juin 2010, R. retourna vivre auprès de ses parents. Plus tard, les tribunaux refusèrent d’accorder aux requérants la possibilité d’avoir des contacts avec R. Ils écartèrent l’argument de la première requérante selon lequel ils avaient noué des liens étroits avec R. et s’appuyèrent sur la législation interne indiquant que seuls les membres de la famille pouvaient demander un droit de visite.
Article 8
La décision de rendre R. à ses parents biologiques La Cour estime que la relation entre les requérants et R. s’analyse en une « vie familiale » au sens de la Convention. En particulier, R. a été pris en charge par la première requérante pendant les neuf premières années de sa vie et il a vécu avec les autres requérants, dont la première requérante avait également la garde. Il est évident que la décision de renvoyer R. auprès de ses parents biologiques a constitué une ingérence dans cette vie familiale. L’ingérence était toutefois « prévue par la loi » puisqu’elle était fondée sur le code russe de la famille. Elle poursuivait également l’un des buts énumérés par l’article 8 § 2, à savoir la protection des droits et liberté d’autrui, ceux de R. et de ses parents biologiques. La Cour doit donc examiner si la mesure était « nécessaire dans une société démocratique ». Cela comporte pour la Cour d’apprécier si les décisions des tribunaux reposaient sur des motifs «pertinents et suffisants» et si le processus décisionnel dans son ensemble a été équitable et a protégé de manière suffisante les droits de la première requérante.
La Cour observe que les autorités étaient confrontées à un choix difficile : autoriser les requérants, en tant que famille de fait de R., à continuer à prendre soin de lui ou le rendre à ses parents. Elles ont dû tenir compte des intérêts concurrents en jeu et de la vulnérabilité de R. Il est vrai que R. a passé les neuf premières années de sa vie avec la première requérante mais ce seul fait n’est pas décisif. Ses parents biologiques avaient accepté que la première requérante s’occupât de lui mais ils n’ont jamais renoncé à leurs droits parentaux. Ils sont par ailleurs restés présents dans sa vie en fournissant un soutien financier et en répondant aux demandes de la première requérante de contribuer aux soins médicaux et aux besoins alimentaires particuliers de l’enfant. En 2009, les tribunaux ont établi un droit de visite en leur faveur. La Cour conclut que la première requérante ne pouvait pas penser, de manière réaliste, que R. serait demeuré sous sa garde de manière permanente. Les décisions de placement sont censées être temporaires et on peut y mettre un terme lorsque les circonstances le permettent. Les tribunaux ont soigneusement examiné l’affaire, ils ont relevé l’attachement de la première requérante à R. et l’attitude aimante qu’elle avait à son égard. Ils ont également apprécié l’aptitude des parents de R. à prendre soin de lui, rejetant dans un premier temps une demande que ceux-ci avaient formulée afin que d’obtenir le retour de l’enfant auprès d’eux, avant de juger qu’ils en étaient capables et d’ordonner que R. leur soit rendu. Pour parvenir à cette conclusion, les juridictions se sont notamment appuyées sur des rapports psychologiques et des témoignages.
La Cour conclut que les décisions des autorités nationales ont été prises dans l’intérêt supérieur de l’enfant et dans les limites de leur pouvoir d’appréciation (« marge d’appréciation »), et qu’elles reposaient sur des motifs pertinents et suffisants. Elle juge donc que l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8.
La décision de refuser aux requérants un droit de visite à l’égard de R.
Le Gouvernement arguait que la décision des tribunaux de refuser aux requérants un droit de visite à l’égard de R. était fondée sur le code de la famille qui prévoyait une liste exhaustive des personnes qui pouvaient y prétendre. Les requérants n’ayant aucun lien de sang ou de droit avec R., ils n’avaient aucun droit de visite. La Cour rappelle qu’elle a déjà exprimé dans des affaires antérieures sa préoccupation quant à la rigidité de la législation russe sur le droit de visite, qui ne tient compte ni de la diversité des situations familiales ni de l’intérêt supérieur des enfants. Elle a ainsi conclu à la violation de l’article 8 dans l’affaire Nazarenko c. Russie où la loi avait abouti à l’exclusion du requérant de la vie de son enfant une fois qu’il avait été constaté qu’il n’en était pas le père, alors même qu’il s’était occupé d’elle pendant cinq ans. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de sa motivation dans l’arrêt Nazarenko. Les tribunaux n’ont pas cherché à examiner les circonstances particulières de l’espèce par rapport à R. Ainsi, ils n’ont pas établi la nature de la relation que celui-ci avait avec les requérants ni s’il était dans son intérêt supérieur de maintenir un contact avec eux, et ils n’ont pas mis en balance les intérêts des requérants et ceux des parents de R. En ne se fondant que sur les conditions fixées par le code de la famille pour refuser aux requérants le droit de maintenir le contact avec R., les tribunaux n’ont pas fourni de motifs « pertinents et suffisants » à leur décision et il n’est pas acceptable qu’ils n’aient pas apprécié les circonstances de l’espèce. Ils ont ainsi manqué à leur obligation de mettre équitablement en balance les droits de tous les intéressés, ce qui a emporté violation de l’article 8.
D’ACUNTO ET PIGNATARO c. ITALIE du 12 juillet 2018 requête n° 6360/13
Violation de l'article 8 : Les juridictions n'ont pas agi avec célérité pour examiner le placement social des enfants et ont attendu 4 ans pour redemander une nouvelle expertise. Les enfants placés alors qu'ils étaient choyés dans leur famille, ont été violentés dans la famille d'accueil.
La CEDH estime que le laps de temps écoulé entre les deux expertises judiciaires, d’environ quatre ans et six mois, ne peut se justifier, notamment eu égard aux changements de la situation litigieuse évoqués supra. Plus généralement, la Cour considère que le tribunal pour enfants s’est parfois limité à réagir aux sollicitations des mineurs au lieu de donner lui-même son impulsion à la procédure. En effet, ledit tribunal n’a pas procédé avec la célérité nécessaire au placement des enfants en famille d’accueil, mais il a plutôt réagi à l’insistance, voire la ténacité, de L., qui a obtenu de cette juridiction une décision rapide en l’espace de quelques semaines. Dans le même sens, au lieu de prendre en compte les conclusions du deuxième rapport d’expertise et d’adopter les éventuelles mesures qui s’imposaient, le tribunal pour enfants n’a fait qu’acter le choix du mineur de retrouver sa famille lorsque celui-ci, alors adolescent, s’est échappé à deux reprises de la structure d’accueil pour se rendre au domicile de la deuxième requérante, où la première requérante habitait.
LA CEDH
67. La Cour renvoie aux principes généraux applicables en la matière, récemment rappelés dans les arrêts Soares de Melo c. Portugal (no 72850/14, §§ 88-94, 16 février 2016), R.M.S. c. Espagne (no 28775/12, §§ 69-72, 18 juin 2013), et Y.C. c. Royaume-Uni (no 4547/10, §§ 133-139, 13 mars 2012).
68. Se tournant vers la présente affaire, la Cour note qu’il n’est pas contesté que les décisions ayant ordonné le placement des enfants et encadré le droit de visite ont constitué une ingérence dans le droit des requérantes. La Cour note aussi qu’il n’est pas soutenu par ces dernières que ces décisions ne reposaient pas sur une disposition de loi ou qu’elles ne poursuivaient pas un but légitime. Elle relève à cet égard que la première de ces exigences, telle que définie par sa jurisprudence, a été respectée et que, s’agissant de la deuxième, relative au but légitime poursuivi, les mesures prises visaient la protection de l’intégrité physique et psychique des enfants.
69. En ce qui concerne la « nécessité » des mesures prises par les autorités, la Cour observe que le placement litigieux, intervenu en exécution d’une décision provisoire adoptée en urgence, a pris effet le 18 septembre 2007, date à laquelle L. et S., âgés à l’époque respectivement de 7 ans et de 2 ans, ont été placés dans la maison d’accueil « Rocca di Papa ». Ladite décision a été confirmée le 14 juillet 2008. La Cour constate que la décision du tribunal pour enfants était fondée, d’une part, sur l’insalubrité du domicile familial et sur le non-respect de l’ordonnance de remise en état des lieux et, d’autre part, sur la violation de l’accord de placement volontaire des mineurs (paragraphe 10 ci-dessus) et sur l’impossibilité de placer les enfants chez la deuxième requérante à cause de la relation conflictuelle existant entre cette dernière et la première requérante. Par la suite, le rapport d’expertise sur l’état psychique et les capacités éducatives de la première requérante a confirmé les difficultés de celle-ci à subvenir aux besoins de ses enfants (paragraphe 18 ci-dessus).
70. En ce qui concerne le droit de visite, la Cour observe que le tribunal pour enfants a décidé de restreindre et d’encadrer les rencontres afin de préserver le bien-être des enfants, principalement en raison de l’attitude de la première requérante (paragraphe 17 ci‑dessus), et que, ultérieurement, en novembre 2012, le régime des visites a été restreint à une visite par mois.
71. La Cour constate ensuite que, après avoir décidé la restriction et l’encadrement des rencontres, le tribunal pour enfants a ordonné le placement des mineurs en famille d’accueil, en tenant compte de l’exigence élémentaire d’assurer leur développement (paragraphe 25 ci-dessus). Elle note aussi que, à la suite de l’échec de cette mesure, les enfants sont retournés dans leur ancienne maison d’accueil avant d’être transférés dans deux structures distinctes à partir du mois de mars 2013 (paragraphe 33 ci‑dessus).
72. La Cour reconnaît que dans une affaire comme celle-ci les tribunaux se trouvent souvent confrontés à des intérêts différents, difficilement conciliables. Dans la recherche de l’équilibre entre ceux-ci, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale (P.F. c. Pologne, no 2210/12, § 54, 16 septembre 2014).
73. Eu égard à la situation matérielle de l’habitation de la première requérante, à l’attitude hostile, voire agressive, de cette dernière à l’égard du personnel des services sociaux, à l’état dégradé des relations entre la première et la deuxième requérante et au fait que le lien familial n’a jamais été interrompu, la Cour estime que les autorités judiciaires ont pris les mesures nécessaires, justifiées par des raisons adéquates et suffisantes, à la protection du bien-être des enfants en décidant le placement de ceux-ci et l’encadrement du régime des visites.
74. En ce qui concerne le processus décisionnel, il y a lieu d’examiner si les conclusions des autorités nationales reposaient sur des éléments de preuve suffisants (y compris, le cas échéant, des déclarations de témoins, rapports des autorités compétentes, expertises psychologiques et autres, et notes médicales) et si les parties intéressées, en particulier les parents, ont eu suffisamment l’occasion de participer à la procédure en question (N.P. c. République de Moldova, no 58455/13, § 69, 6 octobre 2015, et Saviny c. Ukraine, no 39948/06, § 51, 18 décembre 2008).
75. À cet égard, la Cour relève qu’en prenant la décision de suspension de l’autorité parentale du 9 novembre 2012 le tribunal pour enfants s’est appuyé sur le rapport d’expertise établi le 19 mai 2010 (paragraphe 31 ci‑dessus).
76. S’il est vrai, comme le Gouvernement l’affirme, qu’un trouble de la personnalité de type « borderline » ne requiert pas de renouveler périodiquement l’expertise en raison d’une impossibilité d’apprécier les perspectives d’évolution sur le court terme (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour, sans vouloir prendre position sur la validité scientifique de cette assertion, considère que certains éléments de l’affaire montrent non pas un changement de la situation litigieuse justifiant le retour des enfants et la réunification de la famille mais, à tout le moins, une évolution positive des conditions décrites dans le premier rapport d’expertise.
77. En particulier, tout d’abord, la Cour relève que les enfants ont été examinés par le personnel médical de l’hôpital de Marino, qui a constaté que ceux-ci étaient en bon état de santé et que le rapport mère-enfants était positif (paragraphe 8 ci-dessus). À la différence d’autres affaires que la Cour a eu l’occasion d’examiner, dans la présente espèce, les enfants n’ont été séparés de leur mère ni en raison d’une situation de violence ou de maltraitance physique ou psychique, ni en raison d’un état de santé inquiétant (voir, pour la jurisprudence y mentionnée, Barnea et Caldararu c. Italie, no 37931/15, §§ 73-74, 20 juin 2017).
78. Ensuite, la Cour observe que, contrairement à l’experte judiciaire, l’experte choisie en 2010 par la première requérante a estimé que la séparation des enfants de leur famille était extrêmement préjudiciable à leur développement (paragraphe 19 ci-dessus).
79. La Cour remarque également que le rapport relatif aux rencontres organisées en milieu protégé (paragraphe 23 ci‑dessus) faisait état d’une amélioration globale du comportement de la première requérante ainsi que d’une évolution positive des relations entre celle-ci et les enfants, l’équipe de « l’Espace neutre » ayant observé l’existence de liens affectifs forts et authentiques entre l’intéressée et les mineurs.
80. En outre, il y a lieu de noter que le procureur de la République près le tribunal pour enfants, à la lumière du rapport d’expertise établi en mai 2010, a sollicité auprès du tribunal la poursuite de l’activité de soutien à la première requérante en vue d’un rapprochement entre celle-ci et les enfants (paragraphe 20 ci-dessus). Il convient aussi de relever qu’il a refusé d’ouvrir la procédure de vérification de l’état d’abandon, préalable à la déclaration d’adoptabilité, en raison du fort lien affectif existant entre la première requérante et les mineurs (paragraphe 26 ci-dessus).
81. Enfin, la Cour note que la cour d’appel de Rome, tout en confirmant la décision ayant ordonné le placement en famille d’accueil des mineurs, a constaté que les conditions de vie de la première requérante avaient globalement progressé (paragraphe 27 ci-dessus).
82. La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans certaines circonstances, comme étant contraires à l’article 8 de la Convention les décisions des autorités judiciaires prononcées sur le fondement des résultats d’un ancien rapport d’expertise en l’absence de prise en considération de l’évolution de la situation concrète ainsi qu’en l’absence d’une demande de mise à jour dudit rapport aux fins de vérification des éléments caractérisant la situation de l’espèce (Improta c. Italie, no 66396/14, §§ 56, 4 mai 2017, Cincimino c. Italie, no 68884/13, §§ 73-74, 28 avril 2016, et R.M.S., précité, § 89 ; voir, a contrario, Vautier c. France, no 28499/05, §§ 71, 74 et 75, 26 novembre 2009).
83. En l’espèce, la Cour observe que le tribunal pour enfants s’est limité à reprendre les considérations figurant dans les décisions précédentes, et ce sans tenir compte de l’évolution de la situation litigieuse décrite ci‑dessus, et qu’il s’est appuyé sur un rapport d’expertise rédigé vingt-neuf mois auparavant, partiellement contestée par l’experte choisie par la première requérante, établi à partir de séances ayant eu lieu le 23 novembre 2009 et les 1er mars et 14 avril 2010. La Cour relève que la mesure en cause, certes provisoire, touchait néanmoins les droits du parent concerné, en l’occurrence la mère, et comportait de fait la perte de l’autorité parentale de cette dernière sur ses enfants. Pour cette raison, elle estime qu’il était nécessaire de renouveler le rapport d’expertise avant de prendre une décision relative à l’exercice des droits parentaux.
84. En ce qui concerne la durée de la procédure prise dans sa globalité, la Cour rappelle que, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, un retard dans la procédure risque toujours de trancher par un fait accompli le problème en litige (W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, §§ 64‑65, série A no121, D’Alconzo c. Italie, no 64297/12, § 64, 23 février 2017, Solarino c. Italie, no 76171/13, § 39, 9 février 2017, et Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, § 136, 9 mai 2003).
85. En l’espèce, la Cour constate que la décision provisoire du 7 septembre 2007 n’a été confirmée que dix mois après son adoption (paragraphe 14 ci-dessus). Le même écart de dix mois court entre la décision ayant ordonné la première expertise judiciaire et la présentation du rapport y afférent au tribunal pour enfants. Par ailleurs, la Cour estime que le laps de temps écoulé entre les deux expertises judiciaires, d’environ quatre ans et six mois, ne peut se justifier, notamment eu égard aux changements de la situation litigieuse évoqués supra. Plus généralement, la Cour considère que le tribunal pour enfants s’est parfois limité à réagir aux sollicitations des mineurs au lieu de donner lui-même son impulsion à la procédure. En effet, ledit tribunal n’a pas procédé avec la célérité nécessaire au placement des enfants en famille d’accueil, mais il a plutôt réagi à l’insistance, voire la ténacité, de L., qui a obtenu de cette juridiction une décision rapide en l’espace de quelques semaines (paragraphe 24 ci-dessus). Dans le même sens, au lieu de prendre en compte les conclusions du deuxième rapport d’expertise et d’adopter les éventuelles mesures qui s’imposaient (paragraphe 37 ci‑dessus), le tribunal pour enfants n’a fait qu’acter le choix du mineur de retrouver sa famille lorsque celui-ci, alors adolescent, s’est échappé à deux reprises de la structure d’accueil pour se rendre au domicile de la deuxième requérante, où la première requérante habitait (paragraphes 38 et 40 ci-dessus).
86. Dès lors, eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le processus décisionnel n’a pas satisfait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 8 de la Convention.
87. La Cour conclut en conséquence que l’État a méconnu à l’égard des requérantes les obligations positives mises à sa charge par l’article 8 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
Tlapak et autres c. Allemagne du 22 mars 2018 requêtes n° 11308/16 et 11344/16
Wetjen et autres c. Allemagne du 22 mars 2018 requêtes n° 68125/14 et 72204/14
Non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme. La CEDH approuve les décisions des juridictions allemandes de placement des enfants des Douze Tribus soumis à des châtiments corporels.
Ces affaires portent sur le retrait partiel de l’autorité parentale à l’égard d’enfants appartenant au mouvement religieux des Douze Tribus (Zwölf Stämme) résidant dans deux communautés en Bavière (Allemagne) et sur leur placement. En 2012, des articles de presse relatèrent que des membres de ce mouvement religieux infligeaient à leurs enfants des châtiments à coups de baguette. Ces informations furent ensuite corroborées par un enregistrement vidéo où pareils châtiments avaient été filmés en caméra cachée dans l’une des communautés. Se fondant sur ces articles de presse ainsi que sur les témoignages d’anciens membres du mouvement religieux en cause, les juridictions nationales ordonnèrent en septembre 2013 le placement des enfants vivant dans ces communautés. La procédure devant la Cour européenne a été introduite par quatre familles membres des Douze Tribus qui se plaignaient du retrait partiel de leur autorité parentale par les juridictions allemandes et de la séparation de leurs familles. La Cour souscrit à la conclusion des juridictions allemandes selon laquelle le risque de châtiments systématiques et réguliers encouru par les enfants justifiait leur placement et le retrait partiel de leur autorité parentale aux requérants. Elle estime que ces décisions se fondaient sur le risque que les enfants subissent des traitements inhumains et dégradants, prohibés en termes absolus par la Convention européenne. La Cour souligne en outre que les juridictions allemandes ont exposé de manière détaillée les raisons pour lesquelles elles ne disposaient d’aucune autre solution pour protéger les enfants. Au cours des procédures internes, les parents s’étaient en particulier déclarés convaincus que les châtiments corporels étaient tolérables et les juridictions ont estimé que, même si les intéressés avaient accepté de renoncer aux coups de baguette, il n’y avait aucun moyen de s’assurer que d’autres membres de la communauté ne se chargeraient pas d’appliquer ces châtiments. Pour la Cour, les juridictions allemandes ont donc ménagé un juste équilibre entre l’intérêt des parents et l’intérêt supérieur des enfants, dans le cadre de procédures équitables et raisonnables au cours desquelles la cause de chaque enfant a été examinée individuellement.
Principaux faits
Ces deux affaires concernent quatre familles membres du mouvement religieux des Douze Tribus (Zwölf Stämme), qui résidaient dans deux communautés en Bavière (Allemagne). Dans la première affaire, les requérants sont les parents des familles Tlapak et Pingen, qui résidaient auparavant dans a communauté de Wörnitz. Dans la deuxième affaire, il s’agit des parents et enfants des familles Wetjen et Schott, qui vivaient ensemble dans la communauté de Klosterzimmern.
En 2012, des articles de presse relatèrent que les membres des Douze Tribus infligeaient à leurs enfants des châtiments à coups de baguette. Un an plus tard, un journaliste de télévision envoya aux services locaux de protection de l’enfance et au tribunal aux affaires familiales de Nördlingen un enregistrement vidéo où les châtiments infligés à des enfants âgés de trois à douze ans avaient été filmés en caméra cachée.
À la demande des services de protection de l’enfance, les juridictions aux affaires familiales ouvrirent une procédure en référé concernant la garde de tous les enfants des communautés des Douze Tribus, dont les huit enfants des familles Tlapak, Pingen, Wetjen et Schott. Elles fondèrent leurs décisions sur les articles parus dans la presse ainsi que sur les témoignages d’anciens membres du mouvement religieux. Elles retirèrent aux parents certains de leurs droits, dont celui de prendre des décisions concernant le lieu de résidence de leurs enfants, leur santé et leur scolarité. En septembre 2013, les services sociaux prirent en charge les enfants des communautés. Certains furent placés en foyer, d’autres en familles d’accueil.
Après le placement des enfants des quatre familles requérantes, les juridictions aux affaires familiales ouvrirent des procédures au principal relatives à la garde des enfants et demandèrent des expertises psychologiques.
Devant la Cour européenne, les familles Wetjen et Schott se plaignaient des procédures en référé, alors que les parents Tlapak et Pingen se plaignaient des procédures au principal. Dans les deux séries de procédures, les juridictions ont conclu que les châtiments infligés à coups de baguette étaient constitutifs de maltraitance envers des enfants et que le placement de ces derniers était justifié par le risque qu’ils encouraient d’être soumis à pareille maltraitance s’ils vivaient avec leurs parents. Elles ont établi l’existence de ce risque après avoir entendu les parents, les enfants (sauf deux qui étaient trop jeunes pour être interrogés), leurs tuteurs ad litem et les représentants des services de protection de l’enfance. Dans l’affaire concernant les familles Tlapak et Pingen, les juridictions ont également entendu le psychologue qui avait été chargé d’établir un rapport ainsi que l’expert désigné par les requérants. Dans l’affaire concernant les familles Wetjen et Schott, relative aux procédures en référé, les juridictions ont renvoyé les conclusions du psychologue à la procédure au principal.
Les juridictions ont également exposé de manière détaillée les raisons pour lesquelles le placement était la seule solution dont elles disposaient pour protéger les enfants. Elles ont en particulier relevé qu’au cours des procédures internes, les parents s’étaient déclarés convaincus que les châtiments corporels étaient une méthode d’éducation légitime. Elles ont ajouté que, même si les intéressés avaient accepté de renoncer aux coups de baguette, il n’y avait aucun moyen de s’assurer que d’autres membres de la communauté ne se chargeraient pas d’appliquer ces châtiments.
Les deux séries de procédures se sont conclues en août 2015 et en mai 2014, respectivement, par le refus de la Cour constitutionnelle fédérale d’examiner les griefs des requérants.
Les parents Tlapak ont déménagé en République tchèque en 2015 et y vivent depuis lors sans leur fils, qui est toujours placé. L’ordonnance juridictionnelle concernant le fils des Pingen a été temporairement suspendue en décembre 2014 eu égard à son jeune âge – il avait seulement un an et demi – et au fait qu’il était encore allaité. Les deux autres filles des Pingen sont restées en foyer. La fille aînée des Schott est retournée dans la communauté en décembre 2013 car, âgée de 14 ans, elle ne risquait plus d’être frappée à coups de baguette. Le placement des deux autres filles des Schott et du fils des Wetjen a été maintenu au terme de la procédure de référé.
Retrait partiel de l’autorité parentale
La Cour reconnaît tout d’abord que les décisions de retirer aux parents certains de leurs droits à l’égard de leurs enfants ont constitué une atteinte au droit des requérants au respect de la vie familiale. Fondées sur le droit national et sur la probabilité que les enfants subissent des châtiments corporels, ces décisions poursuivaient le but de protéger les « droits et libertés » des enfants. Par ailleurs, la Cour juge raisonnable le processus décisionnel suivi dans les affaires examinées. Les requérants, assistés d’un avocat, ont pu avancer tous leurs arguments contre le retrait de leur autorité parentale. Les juridictions ont bénéficié d’un contact direct avec toutes les personnes concernées et ont diligemment établi les faits. Compte tenu de l’intérêt général en jeu, à savoir la protection effective des enfants devant le tribunal aux affaires familiales, la Cour considère que les juridictions allemandes étaient fondées à utiliser l’avis du psychologue comme élément de preuve même si les familles Tlapak et Pingen avaient retiré leur consentement à son utilisation. Elle juge également acceptable que les juridictions n’aient pas attendu les conclusions du psychologue concernant les Wetjen et les Schott dans les procédures en référé, compte tenu de la nécessité d’une célérité particulière dans de telles procédures.
Même si le placement d’enfants et la séparation d’une famille sont des mesures qui constituent une atteinte très grave au droit au respect de la vie familiale et ne doivent être employées qu’en dernier recours, les décisions des juridictions nationales étaient fondées sur un risque de traitements inhumains et dégradants, prohibés en termes absolus par la Convention européenne. Les juridictions ont adopté une approche individualisée qui a pris en compte la question de savoir si chaque enfant, au vu de son âge, était susceptible de faire l’objet de châtiments corporels. Les juridictions ont également exposé de manière détaillée les raisons pour lesquelles elles ne disposaient d’aucune autre solution pour protéger les enfants, et la Cour souscrit à ces conclusions. Les procédures concernaient de surcroît une forme de violence institutionnalisée contre des mineurs, qui était considérée par les parents comme un élément de l’éducation des enfants. L’assistance que les services de protection de l’enfance auraient pu apporter, telle qu’une formation des parents, n’aurait par conséquent pas pu fournir une protection effective aux enfants puisque les punitions corporelles qui leur étaient infligées s’appuyaient sur un dogme inébranlable.
Dès lors, sur la base d’une procédure équitable, les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts des parents requérants et l’intérêt supérieur de leurs enfants qui n’a pas excédé l’ample marge de manœuvre (« marge d’appréciation ») dont jouissent les autorités nationales pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant.
Achim c. Roumanie du 24 octobre 2017 requête 45959/11
Article 8 : Le placement temporaire des enfants pour cause de maison insalubre, d'indigence et des requérants et de négligence des enfants, était inspiré par des motifs non seulement pertinents mais encore suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. De même, il ressort de l’ensemble de l’affaire que, dès sa mise en place, la mesure de placement était destinée à avoir un caractère temporaire. La Cour estime que, en suivant de près la situation des enfants et des requérants, les autorités compétentes ont toujours visé à garantir l’intérêt des enfants, tout en s’efforçant de ménager un juste équilibre entre les droits des requérants et ceux des mineurs.
a) Principes généraux
88. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale (Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 58, CEDH 2002-I) : des mesures internes qui les en empêchent constituent une ingérence dans le droit protégé par l’article 8 de la Convention (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 151, CEDH 2001-VII). Pareille ingérence méconnaît l’article 8 précité sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (Gnahoré c. France, no 40031/98, § 50, CEDH 2000-IX). La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime recherché (Couillard Maugery c. France, no 64796/01, § 237, 1er juillet 2004).
89. Pour apprécier la « nécessité » de la mesure litigieuse « dans une société démocratique », il convient donc d’analyser, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués à l’appui de la mesure en cause étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention (Soares de Melo, précité, § 88). À cette fin, la Cour tiendra compte du fait que l’éclatement d’une famille constitue une ingérence très grave dans le droit au respect de la vie familiale ; une mesure menant à pareille situation doit donc reposer sur des considérations inspirées par l’intérêt de l’enfant et d’un poids et d’une solidité suffisants (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 148, CEDH 2000-VIII). L’éloignement de l’enfant du contexte familial est une mesure extrême à laquelle on ne devrait avoir recours qu’en tout dernier ressort (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 136, CEDH 2010).
90. Cela étant, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités internes dans l’exercice de leurs responsabilités en matière de réglementation des questions de la prise en charge des enfants par l’autorité publique et des droits des parents dont les enfants ont été ainsi placés, mais de contrôler sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 70, 26 octobre 2006, et Couillard Maugery, précité, § 242).
91. Dans ce contexte, la Cour rappelle que le fait qu’un enfant puisse être accueilli dans un cadre plus propice à son éducation ne saurait en soi justifier qu’on le soustraie de force aux soins de ses parents biologiques ; pareille ingérence dans le droit des parents, au titre de l’article 8 de la Convention, à jouir d’une vie familiale avec leur enfant doit encore se révéler « nécessaire » en raison d’autres circonstances (K. et T. c. Finlande, précité, § 173, et Kutzner, précité, § 69). De surcroît, l’article 8 de la Convention met à la charge de l’État des obligations positives inhérentes au « respect » effectif de la vie familiale. Ainsi, là où l’existence d’un lien familial se trouve établie, l’État doit en principe agir de manière à permettre à ce lien de se développer et prendre les mesures propres à réunir le parent et l’enfant concernés (Kutzner, précité, § 61).
92. La Cour rappelle aussi que, si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, le point décisif consiste à savoir si le juste équilibre devant exister entre les intérêts concurrents en jeu – ceux de l’enfant, ceux des deux parents et ceux de l’ordre public – a été ménagé, dans les limites de la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière (Maumousseau et Washington c. France, no 39388/05, § 62, CEDH 2007-XIII), en tenant compte toutefois de ce que l’intérêt supérieur de l’enfant doit constituer la considération déterminante (voir, dans ce sens, Gnahoré, précité, § 59) pouvant, selon sa nature et sa gravité, l’emporter sur celui des parents (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 66, CEDH 2003-VIII). Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect de ces obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention et à la Cour de rechercher si, dans l’application et l’interprétation des dispositions légales applicables, les autorités internes ont respecté les garanties de l’article 8, en tenant notamment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant (Soares de Melo, précité, § 92).
b) Application de ces principes en l’espèce
93. En l’espèce, il ne prête pas à controverse devant la Cour que la mesure de placement temporaire des sept enfants des requérants, le maintien de cette mesure et le fait d’avoir retiré aux intéressés l’autorité parentale sur tous leurs enfants ont constitué une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie familiale. Fondées sur les articles 66 et 68 de la loi no 272/2004, les mesures litigieuses étaient « prévues par la loi ».
94. Il ressort également des motifs retenus par les juridictions internes que les décisions dénoncées par les requérants avaient pour objectif la sauvegarde des intérêts des enfants. L’ingérence litigieuse poursuivait donc un but légitime prévu par l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir « la protection des droits et libertés d’autrui ».
95. Il reste à déterminer si les mesures étaient « nécessaires dans une société démocratique » pour atteindre le but légitime poursuivi dans les circonstances particulières de l’affaire.
96. En l’espèce, la Cour examinera dans un premier temps les motifs qui justifiaient, selon les juridictions nationales, le placement temporaire des enfants des requérants et le maintien de cette mesure avant de se pencher sur les actions des autorités tendant à réunir les parents et leurs enfants.
i. Sur la mesure de placement des enfants des requérants et son maintien
97. La Cour estime qu’elle doit examiner la mesure litigieuse dans le contexte plus général de l’affaire, en tenant compte tant des faits qui l’ont précédée que de ceux qui l’ont suivie et qui ont abouti à la réintégration des enfants dans leur famille.
98. À cet égard, elle observe que la famille des requérants a fait l’objet d’un premier signalement à la DGASPC en septembre 2010 (paragraphe 11 ci-dessus) à la suite d’une plainte adressée par la requérante au président de la Roumanie, plainte qui s’était avérée sans fondement (paragraphes 9 et 10 ci-dessus). Elle constate que, par la suite, la DGASPC, avec le soutien du SPAS, a évalué la situation de la famille et a formulé des recommandations à suivre par les requérants afin d’éviter le délaissement de leurs enfants (paragraphe 13 ci-dessus). Elle ajoute que, au même moment, la DGASPC a informé les requérants des éventuelles mesures légales qui pouvaient être ordonnées conformément à la loi afin de protéger les intérêts des enfants (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour accorde de l’importance au fait que, dès qu’ils ont commencé à surveiller les requérants, les services sociaux ont identifié et distingué les carences matérielles de la famille des défaillances parentales des intéressés (paragraphe 13 et 26 ci-dessus ; voir, a contrario, Saviny c. Ukraine, no 39948/06, § 58, 18 décembre 2008).
99. La Cour note ensuite qu’un suivi périodique de la famille des requérants a été mis en place afin d’observer la manière dont les intéressés entendaient satisfaire aux recommandations de la DGASPC et afin de leur fournir des conseils quant à leurs responsabilités parentales. Elle remarque que le SPAS a étendu son enquête à l’entourage de la famille des requérants et n’a pas fondé ses rapports exclusivement sur les constats des services sociaux et sur les interactions de ces derniers avec les intéressés (paragraphe 19 ci-dessus ; voir, pour une situation différente, Saviny précité, § 56, où la Cour a mis en évidence le fait que les conclusions concernant l’état des enfants étaient fondées exclusivement sur les constats des autorités locales sans que ceux-ci ne soient corroborés par d’autres preuves). Faute d’action concrète de la part des requérants et de collaboration de leur part avec les autorités, sur demande de la DGASPC, par deux jugements du 6 avril 2011, le tribunal a ordonné le placement en urgence des enfants (paragraphe 22 ci-dessus), et que les enfants ont effectivement été enlevés à leurs parents le 4 août 2011 (paragraphe 24 ci-dessus).
100. La Cour relève que le placement en urgence des enfants a été remplacé par une mesure de placement temporaire par deux jugements du tribunal départemental du 7 septembre 2011 (paragraphe 30 ci-dessus), cette dernière mesure étant maintenue par l’arrêt définitif de la cour d’appel du 20 mars 2012 (paragraphe 49 ci-dessus).
α) Sur les raisons ayant justifié le placement temporaire des enfants
101. La Cour note que, dans le cadre de la procédure qui a abouti au placement temporaire des enfants (paragraphes 30 à 32 ci-dessus), les juridictions internes avaient reproché aux intéressés de ne pas offrir des conditions matérielles adéquates à leurs enfants. Elle relève que les tribunaux internes avaient également noté que les intéressés étaient négligents quant à l’état de santé et au développement éducationnel et social des enfants et, enfin, qu’ils avaient reproché aux requérants un manque de coopération avec les services sociaux.
102. Pour ce qui était de l’état d’indigence des requérants, motif retenu avec constance tant par la DGASPC que par les juridictions nationales pour justifier la nécessité de placer temporairement les enfants, la Cour rappelle que telle raison ne peut pas constituer le seul motif servant de base à la décision des tribunaux nationaux (R.M.S. c. Espagne, no 28775/12, § 84, 18 juin 2013).
103. La Cour observe ensuite que, en l’espèce, les capacités éducatives et pédagogiques des requérants et la manière dont ils satisfaisaient à leur devoir d’assurer la sécurité de leurs enfants ont été mises en cause. En effet, les services sociaux, qui suivaient la famille régulièrement, ont mis en évidence dans leurs rapports de faibles retards de développement et des troubles du langage chez tous les enfants. Ces retards et ces troubles auraient été causés par l’absence de stimulation cognitive et par des contacts réduits avec les autres (paragraphes 26 et 34 ci-dessus). Les rapports en question faisaient également état de comportements anxieux de la part des enfants (paragraphes 25 et 26 ci-dessus) ; cette anxiété leur a été transmise, d’après le tribunal départemental, par leurs parents (paragraphe 31 ci‑dessus). De même, l’état de santé du plus jeune enfant était inquiétant lors de sa prise en charge par les autorités (paragraphe 25 ci-dessus). Compte tenu de ces constats établis par des spécialistes à la suite d’un examen direct des enfants, la Cour reconnaît que, en l’occurrence, les autorités ont légitimement pu avoir des craintes quant aux retards de développement et dans l’apprentissage constatés chez les enfants par les services sociaux.
104. Elle note également que, avant de proposer le placement des enfants, les services sociaux ont suivi la famille des requérants et ont essayé de conseiller ces derniers quant aux mesures à prendre pour améliorer leur situation et celle des enfants. Toutefois, d’après les rapports établis, les intéressés faisaient preuve d’une certaine hostilité à l’égard des travailleurs sociaux, laquelle avait mis à mal la coopération entre eux et les services sociaux (paragraphe 26 ci-dessus ; voir, pour une situation contraire, Saviny précité, §§ 14-16, où les requérants ont sollicité eux-mêmes, sans succès, l’aide des autorités). La Cour souligne que certes, afin de protéger les enfants, il est toujours souhaitable d’envisager des mesures moins radicales que leur séparation d’avec leurs parents. Cela étant, elle considère que, dans la présente affaire, compte tenu du manque de coopération des parents, il était difficile pour les autorités de suivre la situation des enfants et de leur apporter le soutien nécessaire.
105. La Cour constate donc que, en l’espèce, les juridictions nationales n’avaient pas fondé leurs décisions ordonnant le placement temporaire des enfants uniquement sur les constatations de carences matérielles des requérants. Dans ces conditions et au vu de l’intérêt évidemment primordial des enfants, la Cour estime que la mesure de placement temporaire ne saurait être remise en cause sur le fondement de l’article 8 de la Convention.
β) Sur le maintien de la mesure de placement temporaire
106. Après le placement temporaire des enfants, un contrôle par les juridictions compétentes de la nécessité du maintien de la mesure en question a eu lieu six mois après sa mise en place, à la demande des requérants (paragraphe 43 ci-dessus). La DGASPC a insisté sur la nécessité du maintien de cette mesure, tout en prenant en compte les améliorations constatées dans la situation des intéressés, en expliquant pour quelles raisons la mesure était, selon elle, justifiée (paragraphes 40 à 44 ci-dessus). Par un arrêt du 20 mars 2012, la cour d’appel a maintenu le placement temporaire, toujours dans l’intérêt des enfants, alors que les requérants présentaient des signes d’amélioration de leurs conditions de vie matérielles et avaient commencé à coopérer avec les autorités (paragraphes 38 et 39 ci‑dessus).
107. La Cour note d’emblée que les requérants ne dénoncent pas devant elle une éventuelle méconnaissance des garanties procédurales dans le cadre de la procédure ayant abouti au maintien de la mesure de placement.
108. Dans le cadre de cette procédure, de nouveaux rapports attestant de la situation actualisée des requérants, qui avaient cherché à améliorer leur situation après s’être vu retirer leurs enfants, ont été versés au dossier (paragraphes 38 et 42 ci-dessus).
109. Il est vrai que, selon le libellé du jugement rendu par le tribunal départemental, cette juridiction a principalement fondé sa décision sur les carences matérielles des requérants et sur leur absence de ressources (paragraphe 45 ci-dessus). Toutefois, ce jugement a été complété par l’arrêt de la cour d’appel qui a amplement motivé la nécessité du maintien de la mesure de placement (paragraphes 49 à 54 ci-dessus). Pour rendre son arrêt, la cour d’appel s’est penchée sur l’ensemble des faits qui lui ont été soumis et elle a comparé la situation de la famille lors du placement des enfants avec celle des requérants lors de l’examen de l’affaire, tant pour ce qui était des conditions matérielles de vie des intéressés que de l’évolution des relations entre les requérants et leurs enfants et de la collaboration des intéressés avec les services sociaux (voir paragraphes 50 et suivants ci‑dessus, et, a contrario, Soares de Melo, précité, § 115).
110. En effet, la cour d’appel a pris en compte l’évolution positive de l’état de tous les enfants depuis leur placement (paragraphe 51 ci-dessus), le maintien du contact entre les requérants et leurs enfants et les efforts des intéressés pour rendre visite à leurs enfants (paragraphe 52 ci-dessus). Après avoir noté que les requérants avaient amélioré leur situation matérielle, la cour d’appel a déclaré que celle-ci devait l’être encore davantage (paragraphe 53 ci-dessus). Toutefois, comme pour la mesure de placement temporaire des enfants, dans la présente procédure, les carences matérielles des requérants n’étaient pas le seul aspect pris en compte par la cour d’appel pour décider de la nécessité de maintenir cette mesure. Elle a également examiné l’évolution de la collaboration entre les requérants et les services sociaux quant à leur responsabilité parentale (paragraphe 53 ci-dessus).
111. La Cour constate que, dans son rapport du 14 février 2012 (paragraphe 42 ci-dessus), le SPAS a proposé à la DGASPC de réintégrer les enfants dans la famille et que cette dernière n’a pas suivi cet avis. Cela étant, il convient de noter que le rapport du 14 février 2012 a été versé au dossier devant les juridictions internes, qui ont pu prendre leur décision à la lumière de l’ensemble des pièces du dossier : la cour d’appel a clairement constaté une amélioration des conditions de vie matérielles des requérants, mais elle a toutefois