LIBERTÉ DE PENSÉE ET DE RELIGION

ARTICLE 9 DE LA CEDH

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"La liberté de pensée et de religion semble parfois à géométrie variable"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

"1/Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

2/La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratiques, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui"

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MOTIVATIONS REMARQUABLES

Ossewaarde c. Russie du 7 mars 2023 requête no 27227/17 : la CEDH déclare rappelle que la communication d’informations à propos d’un ensemble donné de croyances à des tiers qui ne sont pas adeptes de ces croyances –que l’on appelle « activité missionnaire » ou, pour le christianisme, « évangélisation » – bénéficie de la protection de l’article 9.

CONSTANTIN-LUCIAN SPÎNU c. ROUMANIE du 11octobre 2022 Requête no 29443/20

En matière de Covid, les autorités ont une large marge de manoeuvre au poin que les droits de l'hommes s'écartent

70. (-) Compte tenu du caractère imprévisible et inédit de la crise sanitaire, la Cour estime qu’il convient de ménager aux autorités pénitentiaires une large marge de manœuvre, et qu’il leur aurait été difficile de mettre en place de leur propre chef un protocole de réaction immédiate.

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LIBERTÉ DE PENSÉE ET DE RELIGION

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LIBERTÉ DE RELIGION ET ACTION AU TRIBUNAL

Perelman c. Allemagne du 6 juillet 2017 requête no 32745/17

Article 9 : Les juifs ne veulent pas payer l'impôt cultuel à la synagogue de Francfort. La CEDH attend la décision de la Cour constitutionnelle fédérale.

LES FAITS

Les requérants, Bluma et Alain Perelman, sont des ressortissants français nés en 1947 et résidant à Francfort-sur-le-Main (Allemagne). Après leur installation à Francfort en 2002, M. et Mme Perelman se firent enregistrer comme résidents auprès des autorités locales. Le formulaire d’enregistrement comportait une rubrique où ils devaient indiquer leur religion, et tous deux y portèrent la mention « judaïsme ». Quelques mois plus tard, ils reçurent une lettre de la communauté juive de Francfort leur souhaitant la bienvenue en tant que nouveaux membres. Ils manifestèrent leur refus d’adhérer à cette communauté. Celle-ci ayant passé outre à leur refus, ils prirent la précaution de renoncer à leur adhésion avec effet à compter de la fin du mois d’octobre 2003. Dans l’intervalle, les services fiscaux de Francfort prélevèrent un impôt cultuel sur les revenus de M. et Mme Perelman pour la période allant de novembre 2002 à octobre 2003. Les intéressés engagèrent une action visant à obtenir une attestation reconnaissant qu’ils n’avaient pas été membres de la communauté juive pendant cette période. Dans un premier jugement, la Cour administrative fédérale jugea que l’appartenance du couple à la communauté en question ne pouvait pas avoir d’effet juridique dans la sphère publique. Par la suite, saisie d’un recours constitutionnel formé par la communauté juive, la Cour constitutionnelle fédérale annula le jugement en question et renvoya l’affaire devant la Cour administrative fédérale. Dans un second jugement, celle-ci débouta M. et Mme Perelman de leur action. Elle exprima toutefois de sérieux doutes quant à la compatibilité de la conclusion de la Cour constitutionnelle fédérale avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative à la liberté de religion (article 9 de la Convention). En novembre 2016, M. et Mme Perelman formèrent devant la Cour constitutionnelle fédérale un recours dans lequel ils invoquaient le droit interne pertinent ainsi que la jurisprudence de la Cour ; ce recours est toujours pendant.

CEDH

La Cour estime qu’il est inutile de décider si les faits allégués révèlent une apparence de violation de la Convention européenne car elle ne pourra en être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Elle note que le recours formé par M. et Mme Perelman devant la Cour constitutionnelle fédérale est toujours pendant et qu’il s’agit d’une voie de droit accessible et effective. Dans ces conditions, elle ne peut exclure que la haute juridiction accueille le recours constitutionnel du couple et réexamine l’affaire. Elle ne peut pas non plus considérer qu’un recours constitutionnel soit voué à l’échec pour la seule raison que la Cour constitutionnelle fédérale a déjà statué sur la même affaire dans un cadre d’un recours antérieur. Partant, la Cour conclut que la requête a été introduite prématurément et la rejette pour irrecevabilité.

DIMITRAS ET AUTRE c. GRECE du 3 juin 2010. Requêtes nos 42837/06, 3237/07, 3269/07, 35793/07 et 6099/08

Les requérants se plaignaient sous l’angle des articles 9 de l’obligation qui leur avait faite de révéler leurs convictions religieuses « non-orthodoxes » lors de la prestation de serment devant des instances judiciaires. La quasi totalité des magistrats grecs sont chrétiens orthodoxes et les croix du christ ornent les tribunaux.

76. La Cour rappelle que, telle que protégée par cette disposition, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l'une des assises d'une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d'adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, arrêt du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 31, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], nº 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

77.  Si la liberté de religion relève d'abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Par ailleurs, la Cour a déjà eu l'occasion de consacrer des droits négatifs au sein de l'article 9 de la Convention, notamment la liberté de ne pas adhérer à une religion et celle de ne pas la pratiquer (voir, dans ce sens, Kokkinakis c. Grèce, et Buscarini et autres c. Saint-Marin, précités).

78.  En outre, la liberté de manifester ses convictions religieuses comporte également un aspect négatif, à savoir le droit pour l'individu de ne pas être obligé de manifester sa confession ou ses convictions religieuses et de ne pas être obligé d'agir en sorte qu'on puisse tirer comme conclusion qu'il a - ou n'a pas - de telles convictions. Aux yeux de la Cour, les autorités étatiques n'ont pas le droit d'intervenir dans le domaine de la liberté de conscience de l'individu et de rechercher ses convictions religieuses, ou de l'obliger à manifester ses convictions concernant la divinité. Cela est d'autant plus vrai dans le cas où une personne est obligée d'agir de la sorte dans le but d'exercer certaines fonctions, notamment à l'occasion d'une prestation de serment (voir en ce sens, Alexandridis c. Grèce, no 19516/06, § 38, CEDH 2008-...).

2.  Application en l'espèce

a)  Sur l'existence d'une ingérence

79.  La Cour observe d'emblée qu'elle se trouve confrontée à des versions divergentes quant à la manière dont les procédures en cause se sont déroulées devant les instances judiciaires compétentes. En particulier, les requérants affirment qu'à chaque fois le juge compétent les invitait à apposer la main droite sur l'Evangile et à prêter serment. A chaque fois, les requérants devaient l'informer qu'ils n'étaient pas chrétiens orthodoxes et que, pour cette raison, ils souhaitaient faire une affirmation solennelle. Pour sa part, le Gouvernement s'abstient de confirmer ou d'infirmer la version des faits présentée par les requérants. Il note qu'il ne peut connaître la manière exacte dont les procédures en cause se sont déroulées.

80.  La Cour, qui demeure libre de se livrer à sa propre évaluation des faits à la lumière de l'ensemble des documents dont elle dispose (Alexandridis c. Grèce, précité, § 34 ; Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A nº 336), note qu'il ressort du dossier que les procès-verbaux soumis par les parties comportent un texte standard, rayé dans la plupart des cas d'espèce, indiquant que la personne qui se présente devant l'organe judiciaire compétent est « chrétien orthodoxe ». De surcroît, dans un certain nombre des procès-verbaux fournis, les requérants sont explicitement mentionnés comme « athées » ou « de confession juive ». Ces éléments donnent à penser que les requérants ont été considérés par principe comme chrétiens orthodoxes et qu'ils dû indiquer, soit en audience soit in camera, qu'ils n'appartenaient pas à cette religion et, à certaines reprises, qu'ils étaient athées ou de confession juive pour procéder à la radiation du texte standard susmentionné (voir en ce sens, Alexandridis c. Grèce, précité, § 39). Par conséquent, la Cour conclut qu'il y a eu en l'espèce une ingérence dans l'exercice, par les requérants, de leur liberté de religion, protégée par l'article 9 de la Convention.

b)  Sur la justification et la proportionnalité de l'ingérence

81.  Pareille ingérence est contraire à l'article 9 sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l'article 9 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. La Cour note qu'il n'est pas contesté par les parties que l'ingérence incriminée était « prévue par la loi », à savoir les articles 218 et 220 du code de procédure pénale. En outre, la mesure en cause poursuivait un but légitime au regard de l'article 9 § 2 de la Convention, à savoir la protection de l'ordre et, en particulier, la garantie de la bonne administration de la justice. Les parties ont concentré leur argumentation sur la nécessité de l'ingérence en cause. La Cour se penchera alors sur la question de savoir si l'ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi.

82.  La Cour note d'emblée que la présente affaire a trait à de multiples incidents au cours desquels les requérants ont dû révéler leurs convictions religieuses. Avant de passer à l'appréciation de chaque cas en cause de manière distincte, la Cour estime nécessaire d'examiner le cadre législatif régissant la prestation de serment dans le contexte du procès pénal. Elle observe qu'en ce qui concerne le procès pénal, la procédure de prestation de serment est régie par les articles 218 et 220 du code de procédure pénale. La question qui se pose dans le cas d'espèce, n'est pas donc de savoir si l'obligation faite aux intéressés de choisir entre la prestation de serment et l'affirmation solennelle porte atteinte à l'article 9 de la Convention, comme le Gouvernement le prétend. En revanche, la Cour doit déterminer si les dispositions pertinentes permettent à l'intéressé, à l'instar des requérants, d'opter pour l'affirmation solennelle au lieu de prêter serment, sans que cela entraîne la méconnaissance de l'aspect négatif de sa liberté de religion.

83.  La Cour note que l'article 218 du code de procédure pénale dispose que tout témoin est obligé, sous peine de nullité de la procédure, de prêter serment avant d'être entendu par l'organe judiciaire compétent. De plus, ladite disposition décrit explicitement la procédure de prestation de serment : l'intéressé doit apposer la main droite sur l'Evangile et jurer devant Dieu. En outre, l'article 220 du code de procédure pénale prévoit la procédure de prestation de serment pour les non-orthodoxes. D'une part, en ce qui concerne les religions reconnues ou simplement tolérées par l'Etat, l'intéressé peut choisir la forme du serment prévue par sa religion. D'autre part, l'intéressé peut faire une affirmation solennelle, à condition de croire à une religion qui ne permet pas le serment ou de ne croire à aucune religion. Dans ce dernier cas, le second paragraphe de l'article 220 dispose que l'organe judiciaire compétent doit en être convaincu.

84.  De l'avis de la Cour, ledit cadre législatif, appliqué par les juridictions internes dans les cas d'espèce, se concilie mal avec les exigences de la liberté de religion, telle qu'elle est garantie par l'article 9 de la Convention. En particulier, il ressort de ce qui précède que l'article 218 du code de procédure pénale crée une présomption, selon laquelle le témoin est chrétien orthodoxe et souhaite prêter le serment religieux (voir, en ce sens, Alexandridis c. Grèce, précité, § 36). Ladite présomption est corroborée en l'espèce par le texte standard des divers procès-verbaux soumis par les requérants dans le cadre des présentes affaires, selon lequel le témoin est considéré en principe être « chrétien orthodoxe » et avoir prêté serment en apposant la main droite sur l'Evangile.

85.  L'article 220 du code de procédure pénale, intitulé « prestation de serment des non-orthodoxes », prévoit ainsi les exceptions à la règle posée par l'article 218 du même code. Or, il ressort de la lettre de cette disposition que l'intéressé ne peut pas se soustraire à l'obligation de prêter le serment religieux prévu par l'article 218 en optant simplement pour l'affirmation solennelle. La formulation même de l'article 220 implique la production d'informations plus précises sur ses convictions religieuses pour se voir soustraire à la présomption de l'article 218. L'intéressé doit soit déclarer au juge pénal, à l'instar de la quatrième requérante, être l'adepte d'une autre religion reconnue ou tolérée par l'Etat, afin de pouvoir prêter le serment religieux prévu par celle-ci, soit révéler qu'il croit à une religion ne permettant pas la prestation de serment pour faire une affirmation solennelle. En outre, il peut être obligé de convaincre le magistrat compétent qu'il ne croit à aucune religion, à l'instar des premier et troisième requérants, lorsque il souhaite faire une affirmation solennelle. Enfin, dans le cas où l'intéressé ne parviendrait pas à convaincre le juge d'instruction ou le tribunal, il apparaît qu'il serait obligé de prêter le serment prévu par l'article 218 du code de procédure pénale. Qui plus est, les articles 218 et 220 du code précité ne prévoient aucune exception pour les témoins qui sont orthodoxes mais pour lesquels prêter le serment prévu par l'article 218 serait contraire à leurs convictions. Dans ce cas aussi, la lettre des articles précités laisse entendre qu'ils seraient obligés de prêter un type de serment en contradiction avec leurs croyances religieuses.

86.  L'incompatibilité des dispositions législatives en cause avec l'article 9 de la Convention devient plus évidente si l'on prend en compte deux éléments supplémentaires : en premier lieu, selon l'article 217 du code de procédure pénale, aux fins de vérification de son identité, et avant son audition, le témoin est censé indiquer, parmi d'autres éléments, sa religion. Même si ladite disposition ne concerne pas directement la procédure de prestation de serment, elle est particulièrement pertinente en l'espèce. Il est ainsi établi que tout témoin est, en tout état de cause, en principe obligé de révéler aux organes judiciaires compétents ses convictions religieuses pour pouvoir être auditionné dans le cadre de la procédure pénale.

87.  En second lieu, la Cour relève qu'à la différence du code de procédure pénale, l'article 408 du code de procédure civile prévoit que le témoin peut, à son gré et sans condition supplémentaire, choisir entre la prestation de serment religieux et l'affirmation solennelle. Partant, la Cour observe une nette divergence du droit interne entre les procédures civile et pénale quant à la procédure à suivre pour l'audition des témoins ; en effet, dans le cadre de la première et à la différence de la seconde, le législateur a veillé à ce que la révélation des convictions religieuses de l'intéressé ne soit pas nécessaire lors de son audition comme témoin. Cette constatation est confirmée par l'avis du président du Conseil d'administration du tribunal administratif d'Athènes, daté du 8 décembre 2008 et soumis par le Gouvernement. Celui-ci admet que la lettre des articles 218 et 220 du code de procédure pénale semble porter atteinte à la liberté de religion, et que cette violation de la liberté de religion devient plus évidente si l'on compare les articles 218 et 220 du code de procédure pénale avec l'article 408 du code de procédure civile.

88.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les dispositions législatives appliquées en l'espèce ont imposé aux requérants la révélation de leurs convictions religieuses afin de faire une affirmation solennelle, ce qui a porté atteinte à leur liberté de religion. La Cour conclut que l'ingérence litigieuse n'était pas justifiée dans son principe ni proportionnée à l'objectif visé. Cette constatation ne rend pas nécessaire l'examen des incidents relatés par les requérants au cas par cas. Il y a donc eu violation de l'article 9 de la Convention.

DIMITRAS et autres c. GRÈCE (No 3) du 8 janvier 2013

Requêtes nos 44077/09, 15369/10 et 41345/10

17.  Le Gouvernement affirme notamment que l’option entre différents types de serments ou d’affirmations solennelles, prévue par l’article 220 § 2 du code de procédure pénale, n’implique pas nécessairement que l’organe judiciaire compétent oblige l’intéressé à révéler à chaque fois s’il est ou non chrétien orthodoxe. Le Gouvernement affirme que, selon la pratique judiciaire, le juge pénal n’invite pas l’intéressé à expliquer les raisons pour lesquelles il ne souhaite pas prêter serment. Celui-ci n’a qu’à choisir entre la prestation de serment et l’affirmation solennelle pour accomplir ses devoirs dans le cadre du procès pénal.

18.  La Cour relève qu’elle a déjà examiné à deux reprises des requêtes introduites par certains des requérants à la présente affaire qui concernaient également la prestation de serment dans des procédures pénales antérieures à celles concernées en l’espèce (Dimitras et autres c. Grèce, nos 42837/06, 3237/07, 3269/07, 35793/07 et 6099/08, 3 juin 2010, et Dimitras et autres c. Grèce (no 2), nos 34207/08 et 6365/09, 3 novembre 2011). Dans ces arrêts, elle s’est prononcée sur des questions identiques à celles soulevées par la présente affaire à l’égard des articles 9 et 13 de la Convention et a constaté la violation de ces dispositions (Dimitras et autres, § 88, et Dimitras et autres (no 2), § 36, arrêts précités).

19.  La Cour rappelle, en particulier, que dans les arrêts susmentionnés elle a considéré qu’il y avait eu une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur liberté de religion protégée par l’article 9 de la Convention. Elle a admis que les requérants avaient été considérés par les juridictions compétentes par principe comme chrétiens orthodoxes et qu’ils avaient dû indiquer, soit en audience soit in camera, qu’ils n’appartenaient pas à cette religion et, à certaines reprises, qu’ils étaient athées ou d’une autre confession pour procéder à la rayure du texte standard dans les procès-verbaux (Dimitras et autres, § 80, et Dimitras et autres (no 2), § 29, arrêts précités).

20.  En outre, dans les arrêts précités, la Cour s’est référée au cadre législatif réglementant à l’époque des faits la prestation de serment dans le contexte du procès pénal. La Cour a ainsi constaté que l’article 220 du code de procédure pénale, qui prévoit les exceptions à la règle posée par l’article 218 du même code, ne permettait pas au justiciable de se soustraire à l’obligation de prêter le serment religieux en optant simplement pour l’affirmation solennelle. Selon la Cour, la formulation même de l’article 220 impliquait la production d’informations plus précises sur ses convictions religieuses pour se voir soustraire à la présomption de l’article 218 (Dimitras et autres, § 80, et Dimitras et autres (no 2), § 31, arrêts précités).

21.  Enfin, la Cour a relevé qu’à la différence du code de procédure pénale, l’article 408 du code de procédure civile prévoit que le témoin peut, à son gré et sans condition supplémentaire, choisir entre la prestation de serment religieux et l’affirmation solennelle. La Cour a noté une nette divergence du droit interne entre les procédures civile et pénale en ce qui concerne la procédure à suivre pour l’audition des témoins ; en effet, dans le cadre de la première, et à la différence de la seconde, le législateur a fait en sorte que la révélation des convictions religieuses de l’intéressé ne soit pas nécessaire lors de son audition comme témoin (Dimitras et autres, § 87, et Dimitras et autres (no 2), § 32, arrêts précités).

22.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis dans le cadre de la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas exposé de faits ou arguments pouvant mener à une conclusion différente quant à la proportionnalité de l’ingérence à la liberté de religion des requérants dans le cas présent. En somme, et à la lumière de ce qui précède, la Cour confirme ses conclusions dans les arrêts Dimitras et autres, et Dimitras et autres (no 2) (précités, §§ 88 et 35 respectivement) et considère que les dispositions législatives appliquées en l’espèce, à savoir les articles 218 et 220 du code de procédure pénale, ont imposé aux requérants la révélation de leurs convictions religieuses afin de faire une affirmation solennelle, ce qui a porté atteinte à leur liberté de religion. La Cour conclut que l’ingérence litigieuse n’était pas justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé. En outre, cette constatation ne rend pas nécessaire l’examen des incidents relatés par les requérants au cas par cas.

23.  Enfin, en ce qui concerne l’article 13 de la Convention, la Cour renvoie à ses considérations dans les arrêts précités (voir, Dimitras et autres, § 68, et Dimitras et autres (no 2), § 36). Elle relève aussi que le Gouvernement n’a fait état d’aucun autre recours que les requérants auraient pu exercer afin d’obtenir le redressement de la violation alléguée au titre de l’article 9 de la Convention et que les dispositions en cause du code de procédure pénale ont été modifiées après les faits litigieux. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’Etat a aussi manqué à ses obligations découlant de l’article 13 de la Convention.

Partant, il y a eu violation des articles 9 et 13 de la Convention.

FRANCESCO SESSA c. ITALIE Requête 28790/08 du 3 avril 2012

Le refus de déplacer une audience fixée le jour d’une fête juive n’a pas atteint la liberté de religion de l’avocat

34.  La Cour rappelle que si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion, non seulement de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en prévaloir individuellement et en privé (Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A). L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Néanmoins, il ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV ; Kosteski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 55170/00, § 37, 13 avril 2006).

35.  Ainsi, ne relèvent pas de la protection de l’article 9 la révocation d’un agent du service public pour n’avoir pas respecté les horaires de travail au motif que l’Église adventiste du septième jour, à laquelle il appartenait, interdisait à ses membres de travailler le vendredi après le coucher du soleil (Konttinen c. Finlande, no 24949/94, déc. 3 décembre 1996, Décisions et rapports (DR) 87, p. 69) ou la mise en retraite d’office pour raisons disciplinaires d’un militaire ayant des opinions intégristes (Kalaç, précité ; voir également Stedman c. Royaume Uni (déc.), no 29107/95, décision de la Commission du 9 avril 1997, DR 89, p. 104, concernant le licenciement d’une salariée par un employeur du secteur privé à la suite du refus de l’intéressée de travailler le dimanche). Dans lesdites affaires, la Commission et la Cour ont considéré que les mesures prises à l’encontre des requérants par les autorités n’étaient pas motivées par leurs convictions religieuses mais étaient justifiées par les obligations contractuelles spécifiques liant les intéressés à leurs employeurs respectifs.

36.  En l’espèce, la Cour observe que le juge des investigations préliminaires décida de ne pas faire droit à la demande de report du requérant sur la base des dispositions du code de procédure pénale au sens desquelles seule l’absence du ministère public et du conseil du prévenu justifie le renvoi de l’audience qui vise la production immédiate d’un moyen de preuve, la présence du conseil du plaignant n’étant en revanche pas nécessaire.

37.  Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour n’est pas persuadée que la fixation de l’audience litigieuse à une date correspondante à une festivité juive, ainsi que le refus de la reporter à une autre date, puissent s’analyser en une restriction au droit du requérant à exercer librement son culte. Tout d’abord, il n’est pas contesté que l’intéressé a pu s’acquitter de ses devoirs religieux. En outre, le requérant, qui devait s’attendre à ce que sa demande de report soit refusée conformément aux dispositions de la loi en vigueur, aurait pu se faire remplacer à l’audience litigieuse afin de s’acquitter de ses obligations professionnelles.

La Cour note enfin que l’intéressé n’a pas démontré avoir subi des pressions visant à le faire changer de conviction religieuse ou à l’empêcher de manifester sa religion ou sa conviction (Knudsen c. Norvège, no 11045/84, décision de la Commission du 8 mars 1985, DR 42, p. 258 ; Kottninen, précité).

38.  Quoi qu’il en soit, même à supposer l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant protégé par l’article 9 § 1, la Cour estime que celle-ci, prévue par la loi, se justifiait par la protection des droits et libertés d’autrui, et en particulier le droit des justiciables de bénéficier d’un bon fonctionnement de l’administration de la justice et le respect du principe du délai raisonnable de la procédure (paragraphe 12 ci-dessus), et qu’elle a observé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, mutatis mutandis, Casimiro et Ferreira c. Luxembourg (dec.), no 44888/98, 27 avril 1999).

39.  La Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

LIBERTÉ DE RELIGION ET DROIT DU TRAVAIL

Arrêt SIEBENHAAR c. ALLEMAGNE du 3 février 2011 Requête nos 18136/02

Le licenciement d’une assistante maternelle par l’Église protestante en raison de son engagement actif au sein d’une autre communauté religieuse était justifié.

La requérante, Astrid Siebenhaar, est une ressortissante allemande, née en 1964 et résidant à Keltern (Allemagne). D’obédience catholique, elle fut employée à compter de mai 1997 en tant qu’assistante maternelle dans une halte-garderie gérée par une paroisse protestante à Pforzheim, puis assura la direction d’un jardin d’enfants administré par une autre paroisse protestante de cette ville. Son contrat de travail énonçait que les dispositions du droit du travail des agents de l’Eglise protestante étaient applicables ; ces dispositions prévoyaient en particulier que les employés étaient tenus d’être loyaux envers l’Eglise protestante et qu’ils n’étaient pas autorisés à être membres ou employés d’organisations dont les idées ou activités ne se conciliaient pas avec le mandat de l’Eglise.

Ayant été informée par une source anonyme que Mme Siebenhaar était membre d’une communauté religieuse dénommée Eglise universelle/Fraternité de l’humanité, et qu’elle donnait des cours de catéchisme de base pour le compte de cette communauté, l’Eglise protestante la convoqua à un entretien en décembre 1998, au cours duquel l’intéressée fut interrogée. Avec l’accord du comité du personnel, l’Eglise informa par la suite Mme Siebenhaar de son licenciement sans préavis, qui prit effet au 1er janvier 1999.

Mme Siebenhaar engagea une procédure pour contester son renvoi devant le tribunal du travail de Pforzheim, qui la débouta en février 1999, au motif qu’elle avait violé son obligation de loyauté envers l’Eglise protestante. De l’avis du tribunal, ce manquement constituait un motif valable de licenciement sans préavis en vertu des dispositions pertinentes du code civil. Le tribunal du travail du Bade-Wurtemberg accueillit en partie l’appel de Mme Siebenhaar, estimant que la violation de son obligation de loyauté ne justifiait pas un renvoi sans préavis. La Cour fédérale du travail annula cette décision et rejeta le grief de Mme Siebenhaar, relevant en particulier que l’intéressée non seulement donnait des leçons de catéchisme mais était également la personne de contact sur les formulaires d’enregistrement pour un enseignement spirituel au niveau avancé. L’Eglise protestante pouvait donc à bon droit craindre que les activités de Mme Siebenhaar n’influencent son travail au sein du jardin d’enfants et ne mettent en péril la crédibilité de l’Eglise. En outre, la durée relativement courte de la relation de travail entre Mme Siebenhaar et l’Eglise devait être prise en compte. En mars 2002, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours constitutionnel de Mme Siebenhaar contre cette décision.

Les juridictions du travail firent référence à un arrêt de principe rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 4 juin 1985 concernant la légalité du licenciement d’employés de l’Eglise en raison d’un manquement à leur obligation de loyauté. Dans cet arrêt, la Cour déclara que les Eglises, en tant qu’employeurs, étaient en droit de régir leurs affaires de manière autonome et que les juridictions du travail étaient tenues de faire respecter leurs préceptes religieux et moraux, dans la mesure où ils n’entraient pas en conflit avec les principes fondamentaux de l’ordre juridique de l’Etat.

Eweida et autres c. Royaume-Uni du 15 janvier 2012

requêtes nos 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10

Le droit de manifester sa religion sur le lieu de travail est protégé mais doit être mis en balance avec les droits d’autrui

La Cour souligne l’importance de la liberté de religion, élément essentiel de l’identité des croyants et fondement – parmi d’autres – des sociétés démocratiques pluralistes. La liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention implique la liberté de manifester sa religion, y compris sur le lieu de travail. Toutefois, lorsque la pratique religieuse d’un individu empiète sur les droits d’autrui, elle peut faire l’objet de restrictions.

Il appartient au premier chef aux autorités des Etats contractants de déterminer les mesures qu’elles estiment nécessaires. Pour sa part, la Cour a pour tâche de vérifier si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et si elles ménagent un juste équilibre entre les divers droits et intérêts en présence.

Mme Eweida et Mme Chaplin

La Cour estime qu’il y a eu une ingérence dans le droit des requérantes de manifester leur religion car elles n’ont pas pu porter une croix de manière visible sur leur lieu de travail.

En ce qui concerne Mme Eweida, qui travaillait pour un employeur privé et qui ne pouvait donc pas imputer cette ingérence directement à l’Etat, la Cour a dû rechercher si le droit de l’intéressée de manifester librement sa religion était suffisamment protégé par l’ordre juridique interne. A l’instar de bon nombre d’Etats contractants, le  Royaume-Uni ne prévoit aucune disposition juridique réglementant spécifiquement le port de vêtements et de signes religieux sur le lieu de travail.

Toutefois, il est clair que les tribunaux internes se sont livrés à un examen approfondi de la légitimité du code vestimentaire de British Airways et de la proportionnalité des mesures prises par cette société. En conséquence, l’absence en droit anglais de disposition protégeant expressément le port de vêtements ou de symboles religieux sur le lieu de travail n’emporte pas en soi violation du droit de l’intéressée de manifester sa religion. Cela étant, la Cour conclut que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le désir de la requérante de manifester sa foi et de pouvoir la communiquer à autrui et, d’autre part, le souhait de son employeur de véhiculer une certaine image de marque (quelle que soit par ailleurs la légitimité de cet objectif). D’ailleurs, avant la requérante, d’autres employés de British Airways avaient été autorisés à porter des vêtements religieux tels que le turban ou le hijab sans aucun effet négatif sur l’image de marque et la réputation de cette société. En outre, le fait que celle-ci ait modifié son code vestimentaire pour autoriser le port visible de bijoux religieux montre que l’interdiction antérieurement applicable n’était pas d’une importance cruciale. En conséquence, les autorités internes n’ont pas suffisamment protégé le droit de Mme Eweida de manifester sa religion, au mépris de l’article 9. La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief soulevé par la requérante sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 9.

En revanche, le motif pour lequel Mme Chaplin avait été invitée à renoncer au port de la croix – à savoir la protection de la santé et de la sécurité en milieu hospitalier – était autrement plus grave que celui qui avait été opposé à Mme Eweida. En outre, les responsables d’un hôpital sont mieux placés qu’un tribunal pour prendre des  décisions en matière de sécurité clinique, surtout s’il s’agit d’un tribunal international n’ayant pas connaissance des preuves directes. En conséquence, la Cour conclut que l’obligation faite à Mme Chaplin de retirer sa croix n’était pas disproportionnée et que l’ingérence dans le droit de la requérante de manifester sa religion était nécessaire dans une société démocratique. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 dans le chef de Mme Chaplin.

Par ailleurs, la Cour n’aperçoit aucune raison de conclure à la violation de l’article 14 en ce qui concerne l’intéressée.

Mme Ladele et M. McFarlane

La Cour estime qu’il importe avant tout de tenir compte du fait que les principes appliqués par les employeurs respectifs des requérants – la promotion de l’égalité des chances et l’obligation faite aux employés d’éviter tout comportement discriminatoire à l’égard d’autrui – poursuivaient le but légitime de protéger les droits d’autrui, notamment ceux des couples homosexuels, également garantis par la Convention. En particulier, la Cour a conclu dans de précédentes affaires que toute différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle ne peut se justifier que par des raisons particulièrement solides et que la situation des couples homosexuels est comparable à celle des couples hétérosexuels en ce qui concerne le besoin d’une reconnaissance juridique et la protection de leurs relations.

En conséquence, les autorités disposent d’une ample marge d’appréciation s’agissant de l’équilibre à ménager entre le droit des employeurs de garantir les droits d’autrui et le droit des requérants de manifester leur religion. Estimant qu’un juste équilibre a été ménagé, la Cour conclut à la non-violation de l’article 14 combiné avec l’article 9 dans le chef de Mme Ladele, et à la non-violation de l’article 9 pris isolément ou combiné avec l’article 14 dans le chef de M. McFarlane.

LE SERVICE MILITAIRE DOIT ÊTRE COMPLÉTÉ PAR

UN SERVICE CIVIL POUR LES OBJECTEURS DE CONSCIENCE

Mushfig Mammadov et autres c. Azerbaïdjan du 17 octobre 2019

requêtes n°14604/08, 45823/11, 76127/13, 41792/15

Article 9 : L’absence de service civil de remplacement au service militaire ne permet pas la reconnaissance de l’objection de conscience et viole la Convention

L’affaire concerne le refus des requérants de servir dans l’armée pour des motifs religieux. La Cour observe que les poursuites pénales et les condamnations des requérants en raison de leur refus d’effectuer le service militaire résultaient de l’absence d’un système de service de remplacement permettant de bénéficier du statut d’objecteur de conscience et constituent une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique. La présente affaire met en lumière un problème lié à l’absence de loi sur le service de remplacement du service militaire en Azerbaïdjan. L’adoption d’une telle loi constitue un engagement pris par l’Azerbaïdjan lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, mais également une exigence découlant de sa propre Constitution.

LES FAITS

Les requérants, M. Mushfig Faig oglu Mammadov, M. Samir Asif oglu Huseynov, M. Farid Hasan oglu Mammadov, M. Fakhraddin Jeyhun oglu Mirzayev, et M. Kamran Ziyafaddin oglu Mirzayev, sont cinq ressortissants azerbaïdjanais nés respectivement en 1983, 1984, 1987, 1993, et 1994 et résidant à Baku et Ganja (M. Fakhraddin Jeyhun oglu Mirzayev) (Azerbaïdjan). Tous les cinq se déclarent Témoins de Jehovah. Tous les requérants, en âge d’être appelés sous les drapeaux pour accomplir leur service militaire, firent savoir aux commissariats militaires ou bureaux de recrutement dont ils relevaient qu’ils souhaitaient en être dispensés et effectuer un service civil de remplacement. Tous furent pénalement poursuivis sur la base de l’article 321.1 du code pénal et condamnés à des peines de prison. Leurs recours furent rejetés.

ARTICLE 9

La Cour observe que l’objection des intéressés à l’accomplissement du service militaire était motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec leurs obligations de service militaire. La Cour rappelle que la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non. Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux Etats parties une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées. La Cour relève que l’Azerbaïdjan, lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, a pris l’engagement d’adopter une loi sur le service de remplacement conforme aux normes européennes dans les deux années suivant son adhésion. Par ailleurs l’article 76 § 2 de la Constitution prévoit la possibilité pour les personnes dont la conviction est contraire à l’exécution du service militaire actif d’effectuer un service de remplacement au lieu de ce service obligatoire. Or, la Cour constate qu’aucune loi sur le service de remplacement n’a été jusqu’à présent adoptée. Les poursuites pénales et les condamnations des requérants en raison de leur refus d’effectuer le service militaire résultaient de l’absence d’un système de service de remplacement permettant de bénéficier du statut d’objecteur de conscience et constituent une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

CEDH

91.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non (voir, entre autres, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 104, CEDH 2005‑XI).

92.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, entre autres, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 125, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres, précité, § 104).

93.  Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux États parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (Bayatyan, précité, § 121). En matière d’objection de conscience au service militaire obligatoire, la Cour a déjà eu l’occasion de conclure qu’il pesait sur les autorités une obligation positive d’offrir à une personne revendiquant le statut d’objecteur de conscience une procédure effective et accessible qui lui aurait permis de faire établir si elle avait ou non le droit de bénéficier de ce statut, aux fins de la préservation de ses intérêts protégés par l’article 9 de la Convention (Tarhan c. Turquie, no 9078/06, § 61, 17 juillet 2012, et Papavasilakis, précité, § 52).

94.  Un système qui ne prévoit aucun service de remplacement et aucune procédure accessible et effective au travers de laquelle une personne aurait pu faire établir si elle pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience (Savda c. Turquie, no 42730/05, § 100, 12 juin 2012). En outre, le droit à l’objection de conscience garanti par l’article 9 de la Convention serait illusoire si un État était autorisé à organiser et à mettre en œuvre son système de service de remplacement d’une manière qui n’offrirait pas, que ce soit en droit ou en pratique, une solution de substitution au service militaire qui présente un caractère véritablement civil et qui ne soit ni dissuasive ni punitive (Adyan et autres c. Arménie, no 75604/11, § 67, 12 octobre 2017).

95.  Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que l’Azerbaïdjan, lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, a pris l’engagement d’adopter une loi sur le service de remplacement conforme aux normes européennes dans les deux années suivant son adhésion (paragraphes 64-67 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 76 § 2 de la Constitution prévoit la possibilité pour les personnes dont la conviction est contraire à l’exécution du service militaire actif d’effectuer un service de remplacement au lieu de ce service obligatoire, en renvoyant aux cas prévus par la loi (paragraphe 60 ci-dessus). Or la Cour constate, et les parties n’en disconviennent pas, qu’aucune loi sur le service de remplacement n’a été adoptée.

96.  Dans ces circonstances, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle le règlement du 31 juillet 1992 peut passer pour fournir un cadre juridique prévoyant un service de remplacement respectueux du droit à l’objection de conscience tel que garanti par l’article 9 de la Convention. À cet égard, elle estime nécessaire de souligner qu’un système limité dans son champ d’application aux convictions religieuses des seuls membres du clergé remplissant une charge ecclésiastique et élèves des établissements religieux n’offre pas aux personnes revendiquant le statut d’objecteur de conscience – tels les requérants en l’espèce – la possibilité, aux fins de la préservation de leurs intérêts protégés par l’article 9 de la Convention, de bénéficier de ce statut. L’acceptation d’un tel système restrictif rendrait, en tout état de cause, illusoire le droit à l’objection de conscience tel que garanti par l’article 9 de la Convention en le vidant d’une grande partie de sa substance.

97.  Le Gouvernement ne mentionne d’ailleurs aucun motif convaincant ou impérieux justifiant la limitation du bénéfice du droit à l’objection de conscience aux seuls membres du clergé remplissant une charge ecclésiastique et élèves des établissements religieux à raison de leurs convictions religieuses. Il se borne à mettre en avant la nécessité de défendre l’intégrité territoriale de l’État, sans toutefois expliquer pourquoi une telle limitation du droit à l’objection de conscience serait nécessaire pour assurer l’intégrité territoriale du pays.

98.  À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le système de service de remplacement fondé sur le règlement du 31 juillet 1992 ne peut passer pour ménager un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. Dès lors, les mesures litigieuses, allant jusqu’à des peines d’emprisonnement, qui ont été prises à l’encontre des requérants en raison du refus de ces derniers d’effectuer le service militaire et qui résultaient de l’absence d’un système de service de remplacement offrant aux intéressés la possibilité de bénéficier du statut d’objecteur de conscience, s’analysent en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 9 de la Convention.

99.  Partant, il y a eu violation de cette disposition.

Adyan et autres c. Arménie du 12 octobre 2017, requête n° 75601/11

Article 9 : Avant 2013, le service de remplacement proposé aux objecteurs de conscience arméniens était contraire à la Convention. Le service dit civil avait lieu dans les établissements militaires tels que les hôpitaux, les orphelinats, les maisons de retraites appoartenant à l'armée et sous le contrôle des militaires, sur une période de 42 mois au lieu de 24 mois pour le service militaire.

LES FAITS

Les requérants, Artur Adyan, Garegin Avetisyan, Harutyun Khachatryan et Vahagn Margaryan, sont des ressortissants arméniens. M. Adyan est né en 1991, les trois autres requérants en 1993. Ils résident à Erevan, Tsaghkavan et Kapan (en Arménie). En mai et en juin 2011, les requérants furent appelés sous les drapeaux. Dans des lettres adressées aux autorités locales, ils déclarèrent qu’ils refusaient de se présenter pour effectuer un service militaire ou un service de remplacement, en précisant que leur refus était dicté par leurs convictions religieuses. Ils ajoutaient que, même si le droit interne prévoyait un service de remplacement, celuici n’était pas, selon eux, de nature véritablement civile parce qu’il était supervisé par les autorités militaires. Ils présentèrent les mêmes arguments dans le cadre de la procédure qui fut ouverte ultérieurement contre eux pour refus d’accomplir leurs obligations militaires. Tous furent néanmoins reconnus coupables en juillet ou en novembre 2011 et condamnés à deux ans et six mois d’emprisonnement. En appel, ils arguèrent que le programme de travaux d’utilité publique se substituant au service militaire se trouvait pour l’essentiel sous le contrôle et la supervision de l’armée, en tout cas en ce qui concernait les mutations, les sanctions et les ordres. Ils soulignèrent aussi qu’ils devaient porter un uniforme ressemblant à celui des militaires et demeurer sur leur lieu d’affectation vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En outre, selon les requérants, parce qu’il durait 42 mois (au lieu de 24 mois pour le service militaire), le service de remplacement présentait un caractère punitif. Par la suite, la cour d’appel confirma les condamnations des requérants, considérant que le service de remplacement pour lequel ceux-ci pouvaient opter était bien un service civil nonobstant quelques caractéristiques formelles tenant de la supervision militaire, comme la mise à disposition des tenues, des repas et du financement, ainsi que certains aspects organisationnels. Les pourvois ultérieurement formés par les requérants furent considérés comme dépourvus de fondement et furent finalement rejetés entre février et mai 2012. Les requérants furent libérés de prison en octobre 2013, à la faveur d’une amnistie générale, après avoir purgé entre 26 et 27 mois sur leurs peines. Trois des quatre requérants avaient fait l’objet d’une détention provisoire qui avait été intégrée dans leur condamnation

CEDH

La Cour observe qu’il ne suffit pas qu’un État ait mis en place un service de substitution au service militaire, comme ce fut le cas de l’Arménie en 2004, pour qu’il passe pour respecter le droit à l’objection de conscience garanti par l’article 9 de la Convention. En effet, un État est également tenu d’organiser et de mettre en œuvre ce système, que ce soit en droit ou en pratique, de manière à ce qu’il présente un caractère véritablement civil et à ce qu’il ne soit ni dissuasif ni punitif. Cependant, même si les recrues du service de remplacement étaient affectées à des établissements de caractère civil tels que des orphelinats, des maisons de retraite et des hôpitaux, la Cour considère que le système qui était proposé aux requérants à l’époque des faits ne présentait pas un caractère purement civil. En particulier, le service de remplacement n’était pas suffisamment distinct de l’armée. Les militaires participaient à la supervision des établissements civils, procédaient régulièrement à des contrôles ponctuels, prenaient des mesures en cas d’absences non autorisées, ordonnaient les mutations et déterminaient les affectations. Qui plus est, certains aspects organisationnels du service de remplacement étaient régis par le règlement intérieur du service dans les forces armées. En ce qui concerne la question des apparences, les recrues du service civil étaient tenues de porter un uniforme et de demeurer sur leur lieu d’affectation ; la mention « Force armées de l’Arménie » figurait par ailleurs sur la couverture de leur livret. De plus, la Cour estime que le fait que le service de remplacement durait nettement plus longtemps que le service militaire (il était environ une fois et demie plus long) produisait forcément un effet dissuasif porteur d’un élément punitif. D’ailleurs, en 2011, le Parlement arménien été explicite dans sa critique du service de substitution au service militaire et a mis en exergue ses deux principaux défauts : la supervision par l’armée et la durée. Des modifications furent donc apportées à la législation en 2013. Alors que ces modifications offraient aux requérants la possibilité de demander à ce que le reste de leurs peines fût remplacé par une période de service de substitution et à ce que leurs condamnations fussent annulées, la jurisprudence de la Cour de cassation arménienne ne les laissait pas espérer qu’une violation de leurs droits garantis par l’article 9 serait reconnue et encore moins qu’une indemnisation leur serait accordée. En tout état de cause, au moment de l’introduction des modifications à la législation, les requérants avaient déjà purgé près de deux années sur leurs peines. En conclusion, la Cour estime qu’à l’époque des faits, les autorités arméniennes n’ont pas dûment pris en considération les exigences dictées par la conscience et les convictions des requérants et ne leur ont pas proposé un système de service civil de remplacement qui aurait ménagé un juste équilibre entre les intérêts de la société dans son ensemble, d’une part, et ceux des requérants, d’autre part. Partant, la condamnation des requérants n’étant pas nécessaire dans une société démocratique, elle emporte violation de l’article 9 à l’égard de chacun d’entre eux. Compte tenu de ses conclusions sur le terrain de l’article 9, la Cour considère que la principale question juridique soulevée par cette affaire a déjà été examinée et estime par conséquent qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs soulevés par trois des quatre requérants sous l’angle de l’article 5.

PAPAVASILAKIS c. GRÈCE du 15 septembre 2016, requête 66899/14

Violation de l'article 9 : La commission des objecteurs de conscience a statué sans respect pour le requérant.

50. La Cour constate que le rejet de la demande du requérant à bénéficier du statut d’objecteur de conscience pourrait s’analyser en une ingérence dans le droit à la liberté de pensée et de conscience de l’intéressé garanti par l’article 9 de la Convention.

51. La Cour souligne ensuite avoir, à maintes reprises, affirmé qu’au regard de l’article 8 de la Convention, l’obligation positive de l’Etat inhérente à un respect effectif de la vie privée peut impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32 ; McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil des arrêts et décisions 1998-III ; et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005–X), et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées. Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables (Fernández Martínez, c. Espagne ([GC], no 56030/07, § 114, CEDH 2014 (extraits)).

52. Dans l’arrêt Savda c. Turquie (précité, § 98), la Cour a considéré que ces principes pouvaient mutatis mutandis s’appliquer au droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire, dans la mesure où, en l’absence d’une procédure d’examen des demandes aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience, un tel service est de nature à entraîner un conflit grave et insurmontable entre cette obligation et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes. La Cour a conclu qu’il pesait sur les autorités une obligation positive d’offrir au requérant une procédure effective et accessible qui lui aurait permis de faire établir s’il avait ou non le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience, aux fins de préserver les intérêts de l’intéressé protégés par l’article 9 (ibidem § 99).

53. La Cour note d’emblée que, à la différence de la situation présente en Turquie qui a donné lieu à l’arrêt Savda précité de la Cour et aux autres arrêts mentionnés au paragraphe 36, il existait en Grèce, à l’époque des faits, un cadre juridique quant au statut des objecteurs de conscience et un service de remplacement au service armé. Si la Constitution ne consacre pas un droit général d’exemption au service militaire, la déclaration interprétative de l’article 4 § 6 de la Constitution précise que le paragraphe 6 n’exclut pas qu’une loi prévoie la prestation obligatoire d’autres services, au sein ou en dehors des forces armées (service de remplacement), pour ceux qui ont une objection de conscience justifiée contre l’exécution du service militaire armé ou en général. Ainsi a été adoptée la loi no 3421/2005 qui met les objecteurs de conscience à la disposition des différents services publics par décision du ministre de la Défense nationale prise après avis d’une commission spéciale, laquelle examine, soit sur la base des justificatifs soit en entendant l’intéressé, si les conditions exigées pour la reconnaissance du statut d’objecteur sont réunies.

54. Il ne fait aucun doute que la procédure prévue par l’article 62 de la loi no 3421/2005 devant la commission spéciale vise à évaluer le sérieux des convictions de l’intéressé et à écarter toute tentative de détournement de la possibilité d’exemption par des personnes qui sont en état d’accomplir leur service militaire. La Cour reconnaît l’utilité d’un tel entretien dans la mesure où le risque que certains appelés se prétendent objecteurs de conscience ne peut être totalement écarté.

55. Dans certains des arrêts turcs précités, la Cour a considéré que les doutes nourris par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité des juridictions militaires turques qui les avaient jugés étaient objectivement justifiés. Elle a estimé qu’il était compréhensible qu’un objecteur de conscience ayant à répondre devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions strictement militaires ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle pouvait être assimilée à une partie à la procédure, et qu’il pouvait légitimement craindre que le tribunal se laissât indûment guider par des considérations partiales (voir, à titre d’exemple, Feti Demirtaş, précité).

56. En l’espèce, la situation est différente. Il s’agit, en l’occurrence, de la comparution devant une commission qui n’est pas appelée à infliger une peine pour une infraction à la discipline militaire, comme l’étaient les tribunaux turcs, mais à se prononcer, avant incorporation, pour ou contre la reconnaissance du statut d’objecteur de conscience.

57. La Cour relève que, par ses réponses devant cette commission, le requérant a tenté d’étayer ses convictions et qu’il s’est déclaré prêt à faire un service de remplacement d’une durée de quinze mois au lieu de neuf mois, ce qui est la durée normale du service armé. Après l’échec de cette tentative devant la commission, il a encore assumé son objection de conscience en saisissant le Conseil d’État contre la décision de rejet du ministre de la Défense nationale, en versant l’amende de 6 000 euros après avoir été débouté par cette juridiction et en acceptant de courir le risque de se voir condamné à une peine d’emprisonnement pour insubordination.

58. La Cour relève que ce dont se plaint à titre principal le requérant est que certaines de ses déclarations devant cette commission – notamment celles selon lesquelles se soumettre à l’autorité constituait une obligation et se défendre ne constituait pas une forme de violence – aient été mal interprétées par les membres présents qui étaient des officiers supérieurs. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas d’apprécier le sens des déclarations du requérant et la manière dont ladite commission les a interprétées, tâche qui incombe au premier chef aux autorités nationales (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, CEDH 2011).

59. Selon l’article 62 de la loi no 3421/2005, la commission spéciale, lorsqu’elle examine les demandes d’exemption du service militaire armé des objecteurs de conscience, doit siéger dans la formation suivante : deux professeurs d’université spécialisés en philosophie, en sciences sociales et politiques et en psychologie, un conseiller ou un assesseur du Conseil juridique de l’État et deux officiers supérieurs, l’un du service de recrutement et l’autre du service de santé des forces armées. Il est évident qu’une prévision particulière a été faite afin que cette commission soit composée d’un nombre égal des militaires et des membres de la société civile ayant des connaissances spécifiques en la matière et présidée par un juriste. Un nombre des substituts égal à celui des membres effectifs est aussi nommé pour la durée du mandat de ces derniers.

60. À cet égard, la Cour rappelle que l’obligation positive des Etats découlant de la jurisprudence Bayatyan et Savda précitée ne se limite pas à celle de prévoir dans leur ordre juridique interne une procédure d’examen des demandes aux fins de la reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience. Cette obligation englobe aussi celle d’établir une enquête effective et accessible en la matière (Savda, précité, § 99). Une des conditions essentielles pour qu’une telle enquête puisse être considérée comme effective est celle de l’indépendance des personnes qui en ont la charge.

61. La Cour note en l’espèce que, si, à la date à laquelle elle a entendu le requérant, la commission spéciale avait siégé avec la totalité de ses membres, la majorité de ceux-ci auraient été des civils : deux professeurs d’université spécialisés en sciences sociales et l’assesseur du Conseil juridique de l’État (faisant fonction de président) contre deux officiers supérieurs de l’armée. Or, à cette date, seuls le président et les deux officiers étaient présents. De l’avis de la Cour, le requérant pouvait légitimement redouter que, n’étant pas membre d’une communauté religieuse, il ne parviendrait pas à faire comprendre ses convictions idéologiques à des militaires de carrière intégrés dans la hiérarchie militaire.

62. À cet égard, la Cour observe que, dans sa recommandation de 2013, le médiateur de la République a précisé que, alors que pour les objecteurs dits « religieux » la commission se contente de la production d’une attestation de la communauté religieuse concernée et ne les convoque même pas à un entretien, les objecteurs dits « idéologiques » sont souvent invités à répondre à des questions relevant de données personnelles sensibles (paragraphe 30 ci-dessus).

63. Afin de respecter la lettre et l’esprit de l’article 62 de la loi no 3421/2005, la Cour estime qu’en cas d’impossibilité pour certains membres de la Commission d’y siéger le jour où celle-ci doit entendre un objecteur, des dispositions doivent être prises pour que celle-ci se réunisse dans les conditions de parité voulue par l’article précité.

64. Certes, la décision de la Commission ne constitue qu’un avis qui est transmis au ministre de la Défense nationale, lequel prend la décision finale quant à la demande de l’intéressé d’effectuer un service de remplacement. L’article 3 de la décision du ministre de la Défense nationale, intitulée « Service de remplacement des objecteurs de conscience », prévoit que, à la suite de la délibération et de la rédaction du compte rendu, le rapporteur de la commission adresse le dossier au service de recrutement au quartier général de l’armée, lequel le transmet au ministre de la Défense nationale en y annexant un projet de décision ministérielle conforme à la proposition de la commission (paragraphe 25 ci-dessus). Dans ces conditions, le ministre n’offre pas non plus les garanties d’impartialité et d’indépendance nécessaires et propres à rassurer l’intéressé dont l’audition serait faite, comme en l’espèce, devant une commission composée majoritairement d’officiers supérieurs de l’armée.

65. Quant au contrôle exercé par le Conseil d’État en cas de recours contre la décision du ministre de la Défense nationale, il se limite à celui de la légalité de la décision et ne s’étend pas sur le fond de l’affaire. Ce contrôle s’exerce sur la base des appréciations faites par les membres de la commission spéciale.

66. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que les autorités compétentes ont manqué, dans les circonstances de l’espèce, à leur obligation positive tirée de l’article 9 de la Convention d’assurer que l’entretien des objecteurs de conscience devant la Commission se déroule dans des conditions respectueuses de l’efficacité procédurale et de la parité voulue par l’article 62 de la loi no 3421/2005. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

Arrêt de GRANDE CHAMBRE BAYATYAN C. ARMENIE du 7 juillet 2011, requête 23459/03

Le placement en détention en Arménie d’un objecteur de conscience témoin de Jéhovah, ayant refusé d’accomplir son service militaire a violé son droit à la liberté de religion

M. Bayatyan fait partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux opposé au service militaire, même sans l’obligation de porter les armes. La Grande Chambre n’a donc aucune raison de douter que son objection au service militaire fût motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’effectuer le service militaire. Partant, l’article 9 trouve à s’appliquer en l’espèce.

VIOLATION ARTICLE 9

La Grande Chambre voit dans le fait que le requérant n’a pas répondu à la convocation au service militaire une manifestation de ses convictions religieuses. La condamnation de l’intéressé pour s’être soustrait à ses obligations militaires s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté de manifester sa religion.

La Grande Chambre ne se prononce pas sur la question de savoir si la condamnation était prévue par la loi. Cette condamnation s’appuyait sur des lois tout à la fois accessibles et claires. Cependant, les autorités arméniennes s’étaient par ailleurs engagées à adopter une loi instituant un service de remplacement et, dans l’intervalle, à amnistier tous les objecteurs de conscience condamnés à des peines d’emprisonnement.

La Grande Chambre ne juge pas nécessaire de statuer sur l’argument du gouvernement arménien selon lequel la condamnation de M. Bayatyan visait un «but légitime», à savoir la nécessité de protéger l’ordre public et, implicitement, les droits d’autrui. En effet, cet argument est peu convaincant, eu égard notamment au fait que les autorités arméniennes s’étaient déjà engagées à instituer un service civil de remplacement et, implicitement, à s’abstenir de prononcer de nouvelles condamnations contre des objecteurs de conscience.

Quant à la question de savoir si la condamnation était « nécessaire dans une société démocratique », la Grande Chambre relève que la quasi-totalité des 47 États membres du Conseil de l’Europe qui ont connu ou connaissent encore un service militaire obligatoire ont mis en place des formes de service de remplacement. Dès lors, un État qui n’a pas encore pris de mesure en ce sens doit présenter des raisons convaincantes et impérieuses pour justifier quelque ingérence que ce soit dans le droit à la liberté de religion.

La Grande Chambre relève que le requérant, témoin de Jéhovah, a demandé à être exempté du service militaire non par intérêt personnel ou par convenance personnelle mais en raison de convictions religieuses sincères. Étant donné qu’il n’existait pas à l’époque de service civil de remplacement en Arménie, l’intéressé n’avait pas d’autre possibilité que de refuser d’être enrôlé dans l’armée s’il voulait rester fidèle à ses convictions, s’exposant ainsi à des sanctions pénales. Un tel système ne ménageait pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui du requérant.

C’est pourquoi la Grande Chambre juge que la peine infligée au requérant, alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions, ne peut passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique, ce d’autant moins qu’il existait des solutions de remplacement viables et effectives propres à ménager les intérêts concurrents en présence, ainsi qu’en témoignent les pratiques suivies dans l’immense majorité des États européens.

La Grande Chambre reconnaît que tout système de service militaire obligatoire impose  aux citoyens une lourde charge. Celle-ci peut être acceptable si elle est partagée équitablement entre tous et si toute dispense de l’obligation d’accomplir le service se fonde sur des raisons solides et convaincantes, ce qui était le cas de celles avancées par le requérant.

La Grande Chambre rappelle que pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une société démocratique. La démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante. Ainsi, une situation où l’État respecte les convictions d’un groupe religieux minoritaire (comme les témoins de Jéhovah) en donnant à ses membres la possibilité de servir la société conformément aux exigences de leur conscience, bien loin de créer des inégalités injustes ou une discrimination comme le soutient le Gouvernement, est plutôt de nature à assurer le pluralisme dans la cohésion et la stabilité et à promouvoir l’harmonie religieuse et la tolérance au sein de la société.

Le requérant a été poursuivi et condamné à une époque où les autorités arméniennes s’étaient déjà officiellement engagées à instituer un service de remplacement. Leur engagement de ne pas condamner les objecteurs de conscience pendant ce délai découle implicitement de l’engagement d’amnistier tous les objecteurs de conscience purgeant des peines de prison. Dès lors, la condamnation du requérant pour avoir formulé une objection de conscience était directement en conflit avec la politique officielle de réforme et d’amendements législatifs que l’Arménie menait à l’époque des faits, conformément à ses engagements internationaux, et ne saurait dans ces conditions passer pour avoir été motivée par un besoin social impérieux. De plus, la loi sur le service de remplacement a été adoptée moins d’un an après la condamnation définitive du requérant. La circonstance que celui-ci a par la suite été libéré sous conditions ne change rien à la situation. L’adoption de la nouvelle loi n’a pas non plus eu d’incidence sur l’affaire de l’intéressé.

Partant, la Cour considère que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence dans sa liberté de religion qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique, en violation de l’article 9.

Arrêt Erçep C. Turquie du 2 novembre 2011 requête 43965/04

L'absence en Turquie d'un service de remplacement au service militaire porte atteinte au respect de l'objection de conscience.

Le requérant, M. Yunus Erçep, est un ressortissant turc, né en 1969 et résidant à Istanbul (Turquie). Baptisé à l'âge de treize ans, il est témoin de Jéhovah et refuse d'accomplir son service militaire, comme le stipule l'article 1 de la loi de 1927 : «tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire.»

Déclaré apte au service militaire le 6 janvier 1997, il fut appelé une première fois sous les drapeaux lors de la période d'incorporation de mars 1998. Selon la loi, un appelé qui ne donnait pas suite à l'appel d'incorporation était considéré comme déserteur.

A chaque période d'incorporation, des poursuites pénales pour insoumission furent engagées à son encontre devant le tribunal pénal militaire de Trabzon. Ainsi, pour avoir refusé de se soumettre à l'appel d'une quinzaine de périodes d'incorporation, il fut condamné à des peines d'emprisonnement pour insoumission à l'appel d'incorporation.

Par un jugement du 7 mai 2004, le tribunal décida de cumuler les peines d'emprisonnement infligées et obtint un total de 7 mois et quinze jours. Le 3 octobre 2005, M. Erçep commença à purger sa peine. Cinq mois plus tard, il fut placé en liberté conditionnelle.

Le 6 octobre 2006, le Parlement adopta une nouvelle loi en vertu de laquelle les tribunaux militaires étaient désormais incompétents pour juger les civils. Les actions pénales pendantes furent transférées aux tribunaux de l'ordre judiciaire et depuis lors, M. Erçep est jugé devant un tribunal d'instance pénal pour le même chef d'accusation.

Depuis mars 1998, plus de vingt-cinq procès ont été ouverts contre lui. Son refus résolu d'accomplir son service militaire le place à chaque nouvelle période d'incorporation face à de nouvelles poursuites pénales.

Article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion)

La Cour a revu récemment sa jurisprudence relative aux objecteurs de conscience, dans l'arrêt de Grande Chambre Bayatyan c. Arménie. Elle a relevé que si l’article 9 ne mentionne pas expressément le droit à l’objection de conscience, on doit considérer toutefois que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience, représente une conviction qui atteint un degré suffisant pour entraîner l’application des garanties de l’article 9. La Cour observe que M. Erçep est témoin de Jéhovah, membre d'un groupe religieux qui s'est depuis toujours opposé au service militaire. Il n'y a pas lieu de douter que son objection relève d'un autre motif que de la sincérité de ses convictions religieuses.

En Turquie, tous les citoyens déclarés aptes au service national sont tenus de répondre à l'appel d'incorporation et d'accomplir leur service militaire. Il n'existe pas de service civil de remplacement. Les objecteurs de conscience n'ont pas d'autre solution que de refuser leur enrôlement dans l'armée s'ils veulent rester fidèles à leurs convictions. Ce faisant, ils s'exposent à une sorte de « mort civile » en raison des multiples poursuites pénales que les autorités ne manquent pas de diriger contre eux ; ils peuvent être poursuivis tout au long de leur vie. La Cour juge que cette situation n'est pas compatible avec un régime de répression dans une société démocratique.

Dans la quasi-totalité des Etats membres du Conseil de l'Europe où est resté en vigueur un service militaire, ont été mises en place des formes de services civils de remplacement afin d'offrir des solutions aux personnes dont les convictions de conscience s'opposent à l'accomplissement du service militaire.

La Cour juge que les multiples condamnations infligées à M. Erçep en raison de ses convictions, alors qu'il n'existe pas en Turquie de service civil offrant une alternative équitable, constitue une violation de l'article 9.

PORT DE LA BURKA ET DU VOILE ISLAMIQUE

Lachiri c. Belgique du 18 septembre 2018 requête n° 3413/09

Violation de l’article 9 : Exclusion d’une femme portant un foulard islamique (hijab) d’une salle d’audience

L’affaire concerne l’exclusion de Mme Lachiri de la salle d’audience d’un tribunal en raison de son refus d’ôter son hijab. La Cour juge que l’exclusion de Mme Lachiri – une simple citoyenne, ne représentant pas l’État – de la salle d’audience a constitué une « restriction » dans l’exercice par cette dernière du droit de manifester sa religion. Elle juge aussi que la restriction poursuivait comme but légitime la « protection de l’ordre », afin notamment de prévenir les comportements irrespectueux à l’égard de l’institution judiciaire et/ou perturbateurs du bon déroulement d’une audience. La Cour constate cependant que la façon dont Mme Lachiri s’est comportée lors de son entrée en salle d’audience n’était pas irrespectueuse ou ne constituait pas – ou ne risquait pas de constituer – une menace pour le bon déroulement de l’audience. La Cour juge donc que la nécessité de la restriction litigieuse ne se trouve pas établie et que l’atteinte portée au droit de Mme Lachiri à la liberté de manifester sa religion n’était pas justifiée dans une société démocratique.

Rappelant que, selon sa jurisprudence, le port du hijab (foulard couvrant les cheveux et la nuque tout en laissant le visage apparent) peut être considéré comme « un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse », la Cour estime que l’exclusion de Mme Lachiri de la salle d’audience au motif qu’elle refusait d’ôter son foulard a constitué une « restriction » dans l’exercice par cette dernière du droit de manifester sa religion. Cette restriction, qui était fondée sur l’article 759 du code judiciaire qui requiert de se présenter à découvert dans la salle d’audience d’un tribunal, visait, en l’espèce, à prévenir les comportements irrespectueux à l’égard de l’institution judiciaire et/ou perturbateurs du bon déroulement d’une audience. La Cour conclut donc que le but légitime poursuivi était la « protection de l’ordre ». En ce qui concerne la nécessité de la restriction dans une société démocratique, la Cour précise tout d’abord que le foulard islamique est un couvre-chef et non, comme dans l’affaire S.A.S. c. France3 , un habit qui dissimule entièrement le visage à l’exception éventuellement des yeux. Ensuite, elle note que Mme Lachiri est une simple citoyenne : elle n’est pas représentante de l’État dans l’exercice d’une fonction publique et ne peut donc être soumise, en raison d’un statut officiel, à une obligation de discrétion dans l’expression publique de ses convictions religieuses. Par ailleurs, la Cour indique que si un tribunal peut faire partie de l’« espace public », par opposition aux lieux de travail par exemple, il ne s’agit pas d’un lieu public similaire à une voie ou une place publique. Un tribunal est en effet un établissement « public » dans lequel le respect de la neutralité à l’égard des croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion, à l’instar des établissements d’enseignements publics. En l’espèce, toutefois, l’objectif poursuivi par l’exclusion de la requérante de la salle d’audience n’était pas la préservation de la neutralité de l’espace public. La Cour limite donc son examen au point de savoir si cette mesure était justifiée par le maintien de l’ordre. À ce propos, elle note que la façon dont Mme Lachiri s’est comportée lors de son entrée en salle d’audience n’était pas irrespectueuse ou ne constituait pas – ou ne risquait pas de constituer – une menace pour le bon déroulement de l’audience. Par conséquent, la Cour estime que la nécessité de la restriction litigieuse ne se trouve pas établie et que l’atteinte portée au droit de Mme Lachiri à la liberté de manifester sa religion n’était pas justifiée dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

CEDH

a) Sur l’existence d’une « restriction » au sens de l’article 9 § 2

31. Selon la requérante, qui est de confession musulmane, en revêtant un foulard, elle manifeste sa volonté de se conformer aux obligations de sa religion. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le port du hijab – foulard couvrant les cheveux et la nuque tout en laissant le visage apparent – peut être considéré comme « un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse » (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 78, CEDH 2005‑XI, et Dogru c. France, no 27058/05, § 47, 4 décembre 2008).

32. Dès lors, la Cour partira du principe que l’exclusion de la requérante de la salle d’audience au motif qu’elle refusait d’ôter son foulard a constitué une « restriction » dans l’exercice par la requérante du droit de manifester sa religion. Pour être compatible avec l’article 9 § 2, pareille restriction doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes qu’il énumère et « nécessaire », « dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (voir, mutatis mutandis, Hamidović, précité, §§ 30-31, et références citées).

b) « Prévue par la loi »

33. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017 (extraits)). Quant à l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, elle doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (ibid., § 143).

34. La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l’occurrence ne semble pas se prêter à controverse. En effet, ainsi que cela ressort des termes de l’avertissement oral donné à la requérante par le greffier à l’audience du 20 juin 2007 au nom de la présidente de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles et de l’arrêt de la chambre des mises en accusation du 12 septembre 2007 (voir paragraphes 12, 13 et 16, ci-dessus), la base légale de la mesure imposée à la requérante était constituée par l’article 759 du code judiciaire qui requiert de se présenter à découvert dans la salle d’audience d’un tribunal.

35. Reste le point de savoir si cette norme répondait également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité. À cet égard, l’accessibilité du texte en question ne soulève aucun problème en l’espèce. Toutefois, en ce qui concerne la prévisibilité de l’article 759 du code judiciaire dans ses effets, il ressort des arguments soulevés par la requérante devant les juridictions internes et devant la Cour ainsi que des observations du tiers‑intervenant (voir paragraphes 17, 25 et 29, ci-dessus) qu’une incertitude, source d’insécurité juridique, existe quant à l’application de la disposition litigieuse par les magistrats belges.

36. Néanmoins, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient sous l’angle de la nécessité de l’ingérence (voir paragraphe 47, ci-dessous), la Cour ne juge pas nécessaire de trancher cette question.

c) But légitime

37. La Cour remarque qu’à la différence de la plupart des affaires mettant en cause une restriction au port d’un symbole religieux, en l’espèce, le gouvernement défendeur ne soutient pas que la restriction litigieuse se serait inscrite dans le cadre de la sauvegarde des valeurs laïques et démocratiques liée au but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui (voir, parmi d’autres, Hamidović, précité, § 35, et références citées).

38. Il apparaît en revanche de la formulation de la disposition litigieuse (voir paragraphe 22, ci-dessus), confirmée par les résultats de l’enquête menée par l’organisation tiers-intervenante (voir paragraphe 29, ci‑dessus), que l’obligation de se présenter à découvert devant le juge, telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, vise à prévenir les comportements irrespectueux à l’égard de l’institution judiciaire et/ou perturbateurs du bon déroulement d’une audience. La Cour rappelle à cet égard que seul l’article 10 § 2 de la Convention se réfère au « maintien de l’autorité du pouvoir judiciaire » (pour le sens à donner à cette notion, voir Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, §§ 55-57, série A no 30) et qu’il ne fait pas partie des buts légitimes visés par l’article 9 § 2 (Hamidović, précité, § 35). Rien ne s’oppose toutefois à considérer que les objectifs précités sont liés au but légitime de « protection de l’ordre » visé par cette dernière disposition.

d) Nécessité dans une société démocratique

39. La Cour a rappelé les principes généraux issus de sa jurisprudence relative à la liberté de conscience et de religion et à la liberté pour toute personne de manifester sa religion ou sa conviction, et appliqués à l’interdiction de porter un habit à connotation religieuse dans l’espace public dans l’arrêt S.A.S. c. France [GC] (no 43835/11, §§ 124-136, CEDH 2014 (extraits)). Elle y renvoie pour autant qu’ils trouvent à s’appliquer en l’espèce. Toutefois, le foulard islamique étant un couvre-chef et non, comme dans S.A.S., un habit qui dissimule entièrement le visage à l’exception éventuellement des yeux, la Cour se réfère également à d’autres affaires qui se rapprochent plus de la présente espèce, à savoir Hamidović (précité, §§ 37-43), qui concernait également le port d’un symbole religieux par un particulier comparaissant dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, ainsi que Ahmet Arslan et autres c. Turquie (no 41135/98, §§ 44-52, 23 février 2010), qui concernait le port d’habits à connotation religieuse dans les lieux ouverts au public.

40. Afin de déterminer si la restriction litigieuse était proportionnée au but poursuivi et pour évaluer si les motifs invoqués par les autorités nationales apparaissent pertinents et suffisants, la Cour doit évaluer en premier lieu la motivation donnée par les juges nationaux.

41. La Cour observe, sur ce point, que la requérante s’était constituée partie civile, avec d’autres membres de sa famille, dans le cadre de la procédure pénale ayant suivi la mort de son frère. En cette qualité, la requérante et les autres parties civiles ont interjeté appel de l’ordonnance du 18 janvier 2007 par laquelle la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles avait renvoyé l’auteur présumé devant le tribunal correctionnel. À l’audience du 20 juin 2007 devant la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, la requérante s’est présentée vêtue d’un foulard islamique. À l’entrée de la salle d’audience, elle a été avertie par l’huissier d’audience, au nom de la présidente de la chambre des mises en accusation, qu’elle devait ôter son foulard sous peine de ne pouvoir entrer dans la salle. La requérante refusant d’obtempérer, elle a dû quitter la salle et n’a pas pu assister à l’audience.

42. Dans son arrêt du 12 septembre 2007, la chambre des mises en accusation a confirmé que la présidente de la chambre des mises en accusation en prenant cette décision s’était conformée aux dispositions de l’article 759 du code judiciaire. Elle n’a pas estimé devoir répondre aux conclusions que l’avocat de la requérante avait déposées à l’audience au motif qu’elles ne contenaient pas de moyen justifiant réponse. Quant à la Cour de cassation, elle a rejeté, par un arrêt du 25 juin 2008, le pourvoi introduit par la requérante et les autres parties civiles au motif que l’arrêt de la chambre des mises en accusation n’était pas de ceux contre lesquels la loi autorisait un pourvoi immédiat (voir paragraphe 18, ci-dessus).

43. La Cour retient de ce qui précède que, pour exclure la requérante de la salle d’audience, la présidente de la chambre des mises en accusation s’est contentée de se référer à la disposition légale qui, selon son interprétation, interdisait le foulard islamique porté par la requérante. Ensuite, la chambre des mises en accusation a motivé sa décision sur ce point uniquement par le fait que la mesure contestée était conforme à la loi.

44. Dans son évaluation des circonstances de l’affaire, la Cour relève ensuite que la requérante est une simple citoyenne : elle n’est pas représentante de l’État dans l’exercice d’une fonction publique et ne peut donc être soumise, en raison d’un statut officiel, à une obligation de discrétion dans l’expression publique de ses convictions religieuses (Ahmet Arslan et autres, précité, § 48, et Hamidović, précité, § 40, et références citées).

45. La requérante fait valoir que la mesure litigieuse lui a été imposée dans le Palais de justice de Bruxelles qui est un lieu public, et ouvert à tous. Si un tribunal peut faire partie de l’« espace public », par opposition aux lieux de travail par exemple, la Cour ne saurait toutefois considérer qu’il s’agit d’un lieu public similaire à une voie ou une place publique. Un tribunal est en effet un établissement « public » dans lequel le respect de la neutralité à l’égard des croyances peut primer sur le libre exercice du droit de manifester sa religion, à l’instar des établissements d’enseignement publics (voir, notamment, Leyla Şahin, précité).

46. Cela étant, comme il ne résulte pas des pièces de la procédure que l’objectif poursuivi en l’espèce par l’exclusion de la requérante de la salle d’audience aurait été la préservation de la neutralité de l’espace public, la Cour limitera son examen au point de savoir si cette mesure était justifiée par le maintien de l’ordre. Or, il ne ressort pas des faits de l’affaire que la façon dont la requérante s’est comportée lors de son entrée en salle d’audience ait été irrespectueuse ou ait constitué ou risqué de constituer une menace pour le bon déroulement de l’audience (voir, mutatis mutandis, Ahmet Arslan et autres, précité, § 50, et Hamidović, précité, § 42).

47. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la nécessité de la restriction litigieuse ne se trouve pas établie et que l’atteinte portée au droit de la requérante à la liberté de manifester sa religion n’était pas justifiée dans une société démocratique.

48. Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

DAKIR c. BELGIQUE du 11 juillet 2017 requête 4619/12

Non violation des articles 8 et 9 de la Conv EDH, l’interdiction que posent les règlements coordonnés de la zone de police de Vesdre peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».

Note de Frédéric Fabre : Le port de la burka fait peur à la population des Ardennes belges de langue allemande, alors que des camps d'entraînement au djihad y sont implantés. La CEDH s'est rangée derrière la marge d'appréciation de l'État belge, après avoir constaté que l'interdiction de la burka a fait l'objet d'un débat démocratique.

3. Appréciation de la Cour

46. La Cour constate que bien qu’introduite après l’entrée en vigueur de la loi du 1er juin 2011 interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage, la présente affaire vise une disposition règlementaire antérieure à la loi – l’article 113bis des règlements communaux coordonnés de la zone de police de Vesdre. Il ressort néanmoins de la requête et des observations qui lui ont été soumises que les arguments en présence se réfèrent quasiment exclusivement à la loi du 1er juin 2011 ainsi qu’à l’analyse qu’en a faite la Cour constitutionnelle (voir paragraphes 16-22, ci-dessus). Considérant que la requête touche une problématique dont les termes sont très proches de ceux qui ont présidé à l’adoption de la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, la Cour se réfèrera dans une large mesure à l’arrêt S.A.S. c. France précité qui examine cette interdiction française à l’aune des dispositions pertinentes de la Convention.

a) Sur la violation alléguée des articles 8 et 9 de la Convention

47. La Cour a souligné que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage posait des questions tant au regard du droit au respect de la vie privée des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions qu’au regard de leur liberté de manifester celle-ci. Cela étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telles que la requérante en l’espèce, se plaint d’être en conséquence empêchée de porter dans l’espace public une tenue que sa pratique d’une religion lui dicte de revêtir, il y a lieu d’examiner cette partie de la requête en mettant l’accent sur la liberté garantie par l’article 9 de la Convention de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (S.A.S. c. France, précité, §§ 106-109).

i. Sur la qualité de la loi

48. La Cour relève que la qualité de « loi » des règlements communaux coordonnés de la zone de police de Vesdre n’est pas contestée par la requérante. Il y a donc lieu de considérer que l’interdiction litigieuse reposait sur une base « légale » remplissant les critères établis par sa jurisprudence relative au paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention.

ii. Sur le but légitime poursuivi

49. La Cour relève à l’examen des observations qui lui ont été soumises que les parties tiennent pour acquis que l’interdiction résultant des règlements communaux litigieux poursuivait les mêmes objectifs que ceux de la loi adoptée plus tard, à savoir : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.

50. L’organisation intervenante Liberty déduit toutefois du fait que lesdits règlements ont été rédigés en 2008 au départ d’une demande formulée par la commission consultative des femmes de la commune de Verviers que l’objectif d’assurer l’égalité entre l’homme et la femme a largement prévalu (voir paragraphe 34, ci-dessus). La Cour estime qu’elle ne dispose d’aucun élément l’amenant à considérer que cet objectif ait eu plus de poids que les autres objectifs précités.

51. La Cour rappelle que les motifs précités sont similaires à ceux retenus par le législateur français et examinés dans l’arrêt S.A.S. c. France. Dans cet arrêt, elle a admis que le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société pouvait être considéré comme un élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » et que l’interdiction litigieuse pouvait être considérée comme justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble » (§§ 140-142). Elle estime que la même approche s’applique en l’espèce.

iii. Sur la nécessité de l’interdiction dans une société démocratique

52. La Cour observe, d’après les travaux préparatoires de la loi du 1er juin 2011 ainsi que d’après l’analyse qu’en a faite la Cour constitutionnelle (voir paragraphes 19-21, ci-dessus), que les termes de la problématique telle qu’elle fut débattue en Belgique sont très proches de ceux qui ont présidé à l’adoption de l’interdiction française précitée qu’elle a examinée dans l’arrêt S.A.S. c. France.

53. La partie requérante invite la Cour à changer l’approche choisie dans l’arrêt S.A.S. c. France pour évaluer la proportionnalité de l’interdiction du voile intégral. Les organisations intervenantes font valoir que l’appréciation de cette question doit tenir compte des spécificités de la société belge et du processus législatif qui a précédé l’interdiction en Belgique.

54. Ainsi qu’elle l’a clairement exprimé dans l’arrêt S.A.S. c. France, la Cour se doit de rappeler que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016). Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce. Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (S.A.S. c. France, précité, § 129).

55. La Cour a pleinement conscience qu’un État qui, comme la Belgique, s’engage dans un tel processus normatif prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance, et que la prohibition critiquée, même si elle n’est pas fondée sur la connotation religieuse de l’habit, pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitaient porter le voile intégral (S.A.S. c. France, précité, § 149). Elle n’ignore pas davantage qu’en interdisant de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public (S.A.S. c. France, précité, § 153).

56. Toutefois, l’État défendeur a entendu, en adoptant les dispositions litigieuses, répondre à une pratique qu’il jugeait incompatible, dans la société belge, avec les modalités de communication sociale et plus généralement l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012, considérant B.21, cité au paragraphe 21, ci-dessus). Ce faisant, il s’agissait de protéger une modalité d’interaction entre les individus essentielle, pour l’État défendeur, au fonctionnement d’une société démocratique (voir l’arrêt précité, considérant B.28, cité au paragraphe 21, ci-dessus). Dans cette perspective, à l’instar de la situation qui s’est présentée en France (S.A.S. c. France, précité, § 153), il apparaît que la question de l’acception ou non du port du voile intégral dans l’espace public belge constitue un choix de société.

57. La Cour réitère, comme elle l’a souligné dans l’arrêt S.A.S. c. France précité (§§ 153-155), que dans un tel cas de figure elle se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société belge. La circonstance invoquée par les organisations intervenantes que le processus démocratique ayant mené en Belgique à l’interdiction du port du voile intégral n’aurait pas été à la hauteur des enjeux ne saurait peser en l’espèce sur l’évaluation de la situation. Outre que cette critique ne s’adresse pas directement aux règlements litigieux mais vise la loi du 1er juin 2011, la Cour relève, en obiter dictum, que le processus décisionnel ayant débouché sur l’interdiction en cause a duré plusieurs années et a été marqué par un large débat au sein de la Chambre des représentants ainsi que par un examen circonstancié et complet de l’ensemble des intérêts en jeu par la Cour constitutionnelle.

58. S’il est vrai que le champ de l’interdiction est large puisque tous les lieux accessibles au public sont concernés, les règlements litigieux n’affectent pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage (S.A.S. c. France, précité, § 151).

59. La Cour souligne enfin qu’il n’y a, entre les États membres du Conseil de l’Europe, toujours aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public, ce qui justifie de l’avis de la Cour de reconnaître à l’État défendeur une marge d’appréciation très large (S.A.S. c. France, précité, § 156).

60. En conséquence, notamment au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que posent les règlements coordonnés de la zone de police de Vesdre peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».

61. La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.

62. Partant, il n’y a eu violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.

b) Sur la violation alléguée de l’article 14 combiné avec l’article 8 ou l’article 9 de la Convention

63. La requérante dénonce une discrimination indirecte. Elle fait valoir à cet égard que, malgré la généralité des termes des règlements litigieux, elle appartient en tant que femme musulmane souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public pour des motifs religieux, à une catégorie de personnes tout particulièrement exposées à l’interdiction dont il s’agit. Cette interdiction est beaucoup moins contraignante pour les autres personnes vivant ou passant à Dison, qui ne sont pas de confession musulmane et ne touche en tout cas pas à l’exercice par elles de libertés fondamentales.

64. Le Gouvernement estime que les règlements incriminés ne sont pas discriminatoires puisque, pas davantage que la loi française, ils ne visent pas spécifiquement le voile intégral et s’appliquent à toute personne qui porte un attribut dissimulant son visage en public, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme et que le motif soit religieux ou autre.

65. La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peut être considérée comme discriminatoire même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manque de justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (S.A.S. c. France, précité, § 161).

66. En l’espèce, s’il peut être considéré que l’interdiction que posent les règlements litigieux a des conséquences plus contraignantes à l’égard de l’exercice par certaines femmes de confession musulmane de certaines de leurs libertés fondamentales, cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les mêmes raisons que celles que la Cour a développées précédemment (voir paragraphes 52-62 ; comparer S.A.S. c. France, précité, § 161).

67. Partant il n’y pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 9.

c) Sur la violation alléguée de l’article 10 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention

68. La Cour estime qu’aucune question distincte de celles qu’elle a examinées sur le terrain des articles 8 et 9 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention, ne se pose sous l’angle de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention.

BELCACEMI ET OUSSAR c. BELGIQUE du 11 juillet 2017 requête 37798/13

Article 8 et 9 de la Conv EDH, au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 1er juin 2011, quoique controversée et présentant indéniablement des risques en termes de promotion de la tolérance au sein de la société (S.A.S. c. France, précité, §§ 146-149), peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ». La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.

a) Sur la violation alléguée des articles 8 et 9 de la Convention

44. La Cour a souligné que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage posait des questions tant au regard du droit au respect de la vie privée des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions qu’au regard de leur liberté de manifester celle-ci. Cela étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telles que les requérantes en l’espèce, se plaignent d’être en conséquence empêchées de porter dans l’espace public une tenue que leur pratique d’une religion leur dicte de revêtir, il y a lieu d’examiner cette partie de la requête en mettant l’accent sur la liberté garantie par l’article 9 de la Convention de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (S.A.S. c. France, précité, §§ 106‑109).

i. Sur la qualité de la loi

45. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » veut d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais a trait aussi à la qualité de la loi en question : cette expression exige l’accessibilité de la loi aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite (voir, parmi d’autres, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 84, CEDH 2005‑XI, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 108-109, CEDH 2015).

46. La Cour note que la Cour constitutionnelle belge a appliqué ces principes en l’espèce et a considéré que la loi du 1er juin 2011 répondait à ces exigences de précision et de prévisibilité, à condition que les termes « lieux accessibles au public » soient interprétés comme ne visant pas les lieux destinés au culte (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012, considérants B.30 et B.31 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, cités au paragraphe 27, ci-dessus). La Cour ne décèle rien d’arbitraire dans le raisonnement de la haute juridiction belge. Sachant que les requérantes ont affirmé avoir été en mesure de prévoir qu’elles risquaient de se voir sanctionnées si elles persistaient à porter le voile intégral dans l’espace public (voir paragraphes 9-10, ci-dessus), la Cour ne saurait parvenir à une autre conclusion et considère que la loi du 1er juin 2011 peut passer pour être libellée avec suffisamment de précision pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité.

47. Au surplus, la Cour observe, avec le Gouvernement, que l’interdiction litigieuse est formulée dans des termes très proches de ceux qui figurent dans la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et que la Cour a considéré dans l’affaire S.A.S. c. France (§ 112) qu’ils remplissaient les critères établis par sa jurisprudence relative au paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention.

ii. Sur le but légitime poursuivi

48. La Cour constate, comme l’a rappelé l’arrêt de la Cour constitutionnelle sur lequel s’appuie Gouvernement, que les travaux préparatoires de la loi belge (voir paragraphes 18-22, ci-dessus) retiennent, à l’instar de la situation française examinée dans l’affaire S.A.S. c. France, trois objectifs pour justifier l’interdiction litigieuse en Belgique : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.

49. La Cour rappelle qu’elle a admis, dans l’affaire S.A.S. c. France, que le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société pouvait être considéré comme un élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » et que l’interdiction litigieuse pouvait être considérée comme justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble » (§§ 140-142). Elle estime que la même approche s’applique en l’espèce.

iii. Sur la nécessité de l’interdiction dans une société démocratique

50. La Cour observe, d’après les travaux préparatoires de la loi ainsi que l’analyse qu’en a faite la Cour constitutionnelle (voir paragraphes 18 et 24, ci-dessus), que les termes de la problématique telle qu’elle fut débattue en Belgique sont très proches de ceux qui ont présidé à l’adoption de la loi française précitée qu’elle a examinée dans l’arrêt S.A.S. c. France.

51. Ainsi qu’elle l’a clairement exprimé dans l’arrêt S.A.S. c. France, la Cour se doit de rappeler que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016). Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce. Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (S.A.S. c. France, précité, § 129).

52. La Cour a pleinement conscience qu’un État qui, comme la Belgique, s’engage dans un tel processus normatif prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance, et que la prohibition critiquée, même si elle n’est pas fondée sur la connotation religieuse de l’habit, pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitaient porter le voile intégral (S.A.S. c. France, précité, § 149). Elle n’ignore pas davantage qu’en interdisant de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public (S.A.S. c. France, précité, § 153).

53. Toutefois, l’État défendeur a entendu, en adoptant les dispositions litigieuses, répondre à une pratique qu’il jugeait incompatible, dans la société belge, avec les modalités de communication sociale et plus généralement l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012, considérant B.21, cité au paragraphe 27, ci-dessus). Ce faisant, il s’agissait de protéger une modalité d’interaction entre les individus essentielle, pour l’État défendeur, au fonctionnement d’une société démocratique (voir l’arrêt précité, considérant B.28, cité au paragraphe 27, ci-dessus). Dans cette perspective, à l’instar de la situation qui s’est présentée en France (S.A.S. c. France, précité, § 153), il apparaît que la question de l’acception ou non du port du voile intégral dans l’espace public belge constitue un choix de société.

54. La Cour réitère, comme elle l’a souligné dans l’arrêt S.A.S. c. France précité (§§ 153-155), que dans un tel cas de figure elle se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société belge. À ce sujet, elle relève que le processus décisionnel ayant débouché sur l’interdiction en cause a duré plusieurs années et a été marqué par un large débat au sein de la Chambre des représentants ainsi que par un examen circonstancié et complet de l’ensemble des intérêts en jeu par la Cour constitutionnelle.

55. La Cour souligne en outre qu’il n’y a, entre les États membres du Conseil de l’Europe, toujours aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public, ce qui justifie de l’avis de la Cour de reconnaître à l’État défendeur une marge d’appréciation très large (S.A.S. c. France, précité, § 156).

56. Reste, pour conclure sur la proportionnalité de la restriction en l’espèce, à examiner la manière dont la règle est appliquée en cas d’infraction. Sur ce point, la loi belge, qui assortit l’interdiction d’une sanction pénale pouvant aller jusqu’à une peine d’emprisonnement (voir paragraphe 17, ci-dessus), se distingue de la législation française qui ne prévoit qu’une peine d’amende. Le poids à donner à ce facteur n’a donc pas été évalué par la Grande Chambre dans l’affaire S.A.S. c. France précitée.

57. La Cour observe que la sanction retenue en premier lieu par le législateur belge, à savoir l’amende, est la sanction pénale la plus légère (voir considérant B.29.1 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, cité au paragraphe 27, ci-dessus et, mutatis mutandis, S.A.S. c. France, précité, § 152), et qu’une sanction plus lourde, à savoir la peine d’emprisonnement, ne peut être appliquée qu’en cas de récidive (voir le considérant précité de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).

58. Des explications fournies par le Gouvernement (voir paragraphe 43, ci-dessus), la Cour constate que l’application de la loi par les juridictions pénales doit se faire dans le respect du principe de proportionnalité et de la Convention et que la lourdeur de la sanction d’emprisonnement à laquelle les requérantes pourraient théoriquement être exposées est tempérée au niveau de sa mise en œuvre par l’absence d’automatisme dans son application.

59. La Cour relève en outre que la situation belge est caractérisée par le fait que l’infraction de dissimulation du visage dans l’espace public est une infraction « mixte » relevant tant de la procédure pénale que de l’action administrative et que, dans le cadre de cette dernière, et contrairement à ce que soutiennent les requérantes, des mesures alternatives sont possibles et entreprises en pratique au niveau communal.

60. Pour le reste, la Cour relève que la présente requête ne porte pas sur une sanction spécifique dont les requérantes auraient fait l’objet. Elle est d’avis que l’appréciation in concreto du caractère proportionné d’une sanction qui devrait être imposée sur base de la loi du 1er juin 2011 est une tâche qui relève de la compétence du juge national, le rôle de la Cour se limitant à constater, conformément au caractère subsidiaire de son contrôle, un éventuel dépassement de la marge d’appréciation accordée à l’État défendeur.

61. En conséquence, notamment au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 1er juin 2011, quoique controversée et présentant indéniablement des risques en termes de promotion de la tolérance au sein de la société (S.A.S. c. France, précité, §§ 146-149), peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».

62. La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.

63. Partant, il n’y a eu violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.

EBRAHIMIAN c. FRANCE du 26 novembre 2015 Requête 64846/11

Voile Islamiste : La France État laïc et du vivre ensemble peut interdire le Voile Islamiste dans tous les services publics.

2. Appréciation de la Cour

46. À titre liminaire, la Cour observe que le CASH a toujours employé le mot de coiffe pour désigner la tenue de la requérante. Celle-ci a produit devant la Cour une photo d’elle entourée de ses collègues de service sur laquelle elle apparaît vêtue d’une coiffe qui couvre ses cheveux, sa nuque et ses oreilles, et son visage est complètement apparent. Ce couvre-chef qui s’apparente à un foulard ou à un voile islamique a été majoritairement qualifié par les juridictions nationales saisies du litige de voile, et c’est cette dernière dénomination que la Cour utilisera pour l’examen du grief de la requérante.

a) Sur l’existence d’une ingérence

47. La Cour relève que le non-renouvellement du contrat de la requérante est motivé par son refus d’enlever son voile qui, bien que non désigné ainsi par l’administration, était l’expression non contestée de son appartenance à la religion musulmane. La Cour n’a pas de raison de douter que le port de ce voile constituait une « manifestation » d’une conviction religieuse sincère protégée par l’article 9 de la Convention (mutatis mutandis, Leyla Şahin, précité, § 78 ; Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 111, CEDH 2011 ; Eweida et autres, précité, §§ 82, 89 et 97). C’est à l’État, en tant qu’employeur de la requérante, que doit être imputé la décision de ne pas renouveler son contrat et d’engager une procédure disciplinaire à son encontre. Cette mesure doit en conséquence s’analyser comme une ingérence dans son droit à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction tel qu’il se trouve garanti par l’article 9 de la Convention (Eweida et autres, précité, §§ 83, 84 et 97).

b) Sur la justification de l’ingérence

i. Prévue par la loi

48. Les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention. D’après la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « loi » doit être entendue dans son acception « matérielle » et non « formelle ». En conséquence, elle y inclut l’ensemble constitué par le droit écrit, y compris les textes de rang infralégislatif, ainsi que la jurisprudence qui l’interprète (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits) ; Dogru, précité, § 52).

49. En l’espèce, la requérante souligne l’absence de textes dans la législation française, à la date du 11 décembre 2000, visant à interdire le port de signes religieux. Elle estime que l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000 ne concernait que les enseignants et que seul celui du 27 novembre 1989 relatif au port de signes religieux dans les établissements scolaires constituait la « loi » applicable (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour observe que ce dernier avis ne concerne que le droit reconnu aux élèves de manifester leurs croyances religieuses et qu’il ne traite pas de la situation des agents du service public.

50. La Cour constate que l’article 1er de la Constitution française dispose notamment que la France est une République laïque, qui assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens. Elle observe que, dans le droit de l’État défendeur, cette disposition constitutionnelle établit le fondement du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État à l’égard de toutes les croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci et qu’elle est interprétée et lue conjointement avec l’application qu’en ont fait les juridictions nationales. À cet égard, la Cour retient qu’il ressort de la jurisprudence administrative que la neutralité des services publics constitue un élément de la laïcité de l’État et que, dès 1950, le Conseil d’État a affirmé le « devoir de stricte neutralité qui s’impose à tout agent », notamment dans le domaine de l’enseignement (paragraphes 26 et 27 ci‑dessus). Par ailleurs, elle relève que le Conseil Constitutionnel a souligné que le principe de neutralité, qui a pour corollaire celui d’égalité, constitue un principe fondamental du service public (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour en déduit que la jurisprudence du Conseil d’État et du Conseil Constitutionnel constituaient une base légale suffisamment sérieuse pour permettre aux autorités nationales de restreindre la liberté religieuse de la requérante.

51. La Cour reconnaît néanmoins que le contenu de l’obligation de neutralité ainsi affirmée, même s’il était de nature à mettre en garde la requérante, ne comportait pas de mention ou d’application se référant explicitement à la profession qu’elle exerçait. Elle accepte donc que, lorsqu’elle a pris ses fonctions, la requérante ne pouvait pas prévoir que l’expression de ses convictions religieuses subirait des restrictions. Elle considère cependant qu’à compter de la publication de l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000, rendu plus de six mois avant la décision de ne pas renouveler son contrat, et dont les termes lui ont été rappelés par l’administration (paragraphe 8 ci-dessus), ces restrictions étaient énoncées avec suffisamment de clarté pour qu’elle prévoie que le refus d’ôter son voile constituait une faute l’exposant à une sanction disciplinaire. Cet avis, bien que répondant spécifiquement à une question portant sur le service public de l’enseignement, indique en effet que le principe de laïcité de l’État et de neutralité des services publics s’appliquent à l’ensemble des services publics. Il souligne que l’agent doit bénéficier de la liberté de conscience mais que cette liberté doit se concilier, du point de vue de son expression, avec le principe de neutralité du service, qui fait obstacle au port d’un signe destiné à marquer son appartenance à une religion. En outre, en cas de manquement à cette obligation de neutralité, il précise que les suites à donner sur le plan disciplinaire doivent être appréciées au cas par cas en fonction des circonstances particulières (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour constate ainsi que l’avis du 3 mai 2000 détermine clairement les modalités de l’exigence de neutralité religieuse des agents publics dans l’exercice de leur fonction au regard des principes de laïcité et de neutralité, et satisfait à l’exigence de prévisibilité et d’accessibilité de « la loi » au sens de la jurisprudence de la Cour. La mesure critiquée était donc prévue par la loi au sens du paragraphe 2 de l’article 9.

ii. But légitime

52. À la différence des parties dans l’affaire Leyla Sahin précitée (§ 99), la requérante et le Gouvernement ne s’accordent pas sur l’objectif de la restriction litigieuse. Le Gouvernement invoque le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui qu’implique le principe constitutionnel de laïcité tandis que la requérante dénie tout incident au cours de l’exercice de ses fonctions qui aurait pu motiver l’ingérence dans son droit à la liberté de manifester ses convictions religieuses.

53. Eu égard aux circonstances de la cause et au motif retenu pour ne pas renouveler le contrat de la requérante, à savoir l’exigence de neutralité religieuse dans un contexte de vulnérabilité des usagers du service public, la Cour estime que l’ingérence litigieuse poursuivait pour l’essentiel le but légitime qu’est la protection des droits et libertés d’autrui (mutatis mutandis, Leyla Şahin, précité, §§ 99 et 116 ; Kurtulmuş précité ; Ahmet Arslan et autres c. Turquie, no41135/98, § 43, 23 février 2010). Il s’agissait en l’espèce de préserver le respect de toutes les croyances religieuses et orientations spirituelles des patients, usagers du service public et destinataires de l’exigence de neutralité imposée à la requérante, en leur assurant une stricte égalité. L’objectif était également de veiller à ce que ces usagers bénéficient d’une égalité de traitement sans distinction de religion. La Cour rappelle à cet égard qu’elle a considéré que la politique d’un employeur visant à promouvoir l’égalité des chances ou à éviter tout comportement discriminatoire à l’égard d’autrui poursuivait le but légitime de protéger les droits d’autrui (mutatis mutandis, les affaires Ladele et McFarlane, dans Eweida et autres précité, §§ 105, 106 et 109). Elle rappelle également que la sauvegarde du principe de laïcité constitue un objectif conforme aux valeurs sous-jacentes de la Convention (Leyla Şahin, précité, § 114). Dans ces conditions, la Cour est d’avis que l’interdiction faite à la requérante de manifester ses convictions religieuses dans l’exercice de ses fonctions poursuivait un objectif de protection « des droits et libertés d’autrui » et que cette restriction ne devait pas nécessairement être motivée, en plus, par des contraintes de « sécurité publique » ou de « protection de l’ordre » qui figurent au second paragraphe de l’article 9 de la Convention.

iii. Nécessaire dans une société démocratique

α. Principes généraux

54. S’agissant des principes généraux, la Cour renvoie à l’arrêt Leyla Şahin précité (§§ 104 à 111) dans lequel elle a rappelé que si la liberté de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » (§ 104 ; voir, également sur les principes généraux, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260‑A), l’article 9 de la Convention ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun. Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention (§ 106).

55. Dans cet arrêt, la Cour a également rappelé qu’à maintes reprises, elle avait mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Ainsi, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci, et considère que ce devoir impose à l’État de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent. Dès lors, le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (§ 107).

56. Par ailleurs, lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’État et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. La Cour a souligné que tel était le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, d’autant plus au vu de la diversité des approches nationales quant à cette question. Renvoyant notamment à l’affaire Dahlab précitée, la Cour a précisé qu’il n’était pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivants les époques et les contextes. Elle a observé que la réglementation en la matière pouvait varier par conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et liberté d’autrui et le maintien de l’ordre public. Elle en a déduit que le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation doit, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré (Leyla Şahin précité, § 109).

57. Dans l’affaire Kurtulmuş précitée, qui concernait l’interdiction faite à une enseignante de l’université d’Istanbul de porter le foulard islamique, la Cour a souligné que les principes rappelés au paragraphe 51 ci-dessus s’appliquent également aux membres de la fonction publique : « s’il apparaît légitime pour l’État de soumettre ces derniers, en raison de leur statut, à une obligation de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses, il s’agit néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficient de la protection de l’article 9 de la Convention. Elle a indiqué à cette occasion, en renvoyant aux affaires Leyla Şahin et Dahlab précitées, que « dans une société démocratique, l’État peut limiter le port du foulard islamique si cela nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre ». Faisant application de ces principes, la Cour a relevé que « les règles relatives à la tenue vestimentaire des fonctionnaires s’imposent de manière égale à tous les fonctionnaires, quelles que soient leurs fonctions et leurs convictions religieuses. Elles impliquent que tout fonctionnaire, représentant de l’État dans l’exercice de ses fonctions, ait une apparence neutre afin de préserver le principe de la laïcité et celui de la neutralité de la fonction publique qui en découle. Selon ces règles, un fonctionnaire doit être nu-tête sur son lieu de travail » (Kurtulmuş, précité). Elle a admis, eu égard notamment à l’importance du principe de laïcité, fondateur de l’État turc, que « l’interdiction de porter le voile était justifiée par les impératifs liés aux principes de neutralité de la fonction publique », et rappelé à cet égard, en se référant à l’arrêt Vogt c. Allemagne précité, qu’elle avait « admis dans le passé qu’un État démocratique puisse être en droit d’exiger de ses fonctionnaires qu’ils soient loyaux envers les principes constitutionnels sur lesquels il s’appuie ».

58. Toujours dans le contexte de l’enseignement public, la Cour a mis l’accent sur l’importance du respect de la neutralité de l’État dans le cadre de l’activité d’enseignement dans le primaire public, où les enfants en bas âge sont influençables (Dahlab, précité).

59. Récemment, dans plusieurs affaires concernant la liberté de religion au travail, la Cour a énoncé que « vu l’importance que revêt la liberté de religion dans une société démocratique, la Cour considère que, dès lors qu’il est tiré grief d’une restriction à cette liberté sur le lieu de travail, plutôt que de dire que la possibilité de changer d’emploi exclurait toute ingérence dans l’exercice du droit en question, il vaut mieux apprécier cette possibilité parmi toutes les circonstances mises en balance lorsqu’est examiné le caractère proportionné de la restriction » (Eweida et autres, précité, § 83).

β. Application au cas d’espèce

60. La Cour relève d’emblée que, outre le rappel du principe de neutralité des services publics, l’administration a indiqué à la requérante les raisons pour lesquelles ce principe justifiait une application particulière à l’égard d’une assistante sociale dans un service psychiatrique d’un hôpital. L’administration avait identifié les problèmes qu’entrainait son attitude au sein du service concerné et tenté de l’inciter à renoncer à afficher ses convictions religieuses (paragraphe 8 ci-dessus).

61. La Cour observe que les juridictions nationales ont validé le non-renouvellement du contrat de la requérante en affirmant explicitement que le principe de neutralité des agents s’applique à tous les services publics, et pas seulement à celui de l’enseignement, et qu’il vise à protéger les usagers de tout risque d’influence ou d’atteinte à leur propre liberté de conscience. Le tribunal administratif, dans le jugement du 17 octobre 2002, avait accordé du poids à la fragilité de ces usagers et considéré que l’exigence de neutralité imposée à la requérante était d’autant plus impérative qu’elle était en contact avec des patients se trouvant dans un état de fragilité ou de dépendance (paragraphe 11 ci-dessus).

62. La Cour observe encore qu’il n’a pas été reproché à la requérante d’actes de pression, de provocation ou de prosélytisme vis-à-vis des patients ou des collègues de l’hôpital. Le port de son voile fut cependant considéré comme une manifestation ostentatoire de sa religion incompatible avec l’espace de neutralité qu’exige un service public. Il a alors été décidé de ne pas renouveler son contrat et d’entamer une procédure disciplinaire à son encontre en raison de sa persistance à le porter durant son service.

63. C’est le principe de laïcité, au sens de l’article 1er de la Constitution française, et le principe de neutralité des services publics qui en découle, qui ont été opposés à la requérante, en raison de la nécessité d’assurer l’égalité de traitement des usagers de l’établissement public qui l’employait et qui exigeait, quelles que puissent être ses croyances religieuses ou son genre, qu’elle obéisse au strict devoir de neutralité dans l’exercice de ses fonctions. Il s’agissait, selon les juridictions nationales, d’assurer la neutralité de l’État afin de garantir son caractère laïc et de protéger ainsi les usagers du service, les patients de l’hôpital, de tout risque d’influence ou de partialité, au nom de leur droit à la liberté de conscience (paragraphes 11, 16 et 25 ci-dessus ; voir, également, la formulation retenue par la suite dans la circulaire relative à la laïcité dans les établissements de santé, paragraphe 30 ci-dessus). Il ressort ainsi clairement du dossier que c’est bien l’impératif de la protection des droits et liberté d’autrui, c’est-à-dire le respect de la liberté de religion de tous, et non ses convictions religieuses, qui a fondé la décision litigieuse.

64. La Cour a déjà admis que les États pouvaient invoquer les principes de laïcité et de neutralité de l’État pour justifier des restrictions au port de signes religieux par des fonctionnaires, en particulier des enseignants exerçant dans des établissements publics (paragraphe 57 ci-dessus). C’est leur statut d’agent public, qui les distingue des simples citoyens « qui ne sont aucunement des représentants de l’État dans l’exercice d’une fonction publique » et qui ne sont pas « soumis, en raison d’un statut officiel à une obligation de discrétion dans l’expression publique de leurs convictions religieuses » (Ahmet Arslan et autres c. Turquie, no 41135/98, § 48, 23 février 2010) qui leur impose, vis-à-vis des élèves, une neutralité religieuse. De la même manière, la Cour peut accepter dans les circonstances de l’espèce que l’État qui emploie la requérante au sein d’un hôpital public, dans lequel elle se trouve en contact avec les patients, juge nécessaire qu’elle ne fasse pas état de ses croyances religieuses dans l’exercice de ses fonctions pour garantir l’égalité de traitement des malades. Dans cet esprit, la neutralité du service public hospitalier peut être considérée comme liée à l’attitude de ses agents et exigeant que les patients ne puissent douter de leur impartialité.

65. Il reste donc à la Cour à vérifier que l’ingérence litigieuse est proportionnée par rapport à ce but. Quant à la marge d’appréciation reconnue à l’État en l’espèce, la Cour observe qu’une majorité d’États au sein du Conseil de l’Europe ne réglementent pas le port de vêtements ou symboles à caractère religieux sur le lieu de travail, y compris pour les fonctionnaires (paragraphe 32 ci-dessus) et que seuls cinq États (sur vingt‑six) dont la France sont recensés comme interdisant totalement le port de signes religieux à leur égard. Toutefois, comme cela a été rappelé (paragraphe 56 ci-dessus), il convient de prendre en compte le contexte national des relations entre l’État et les Églises, qui évolue dans le temps, avec les mutations de la société. Ainsi, la Cour retient que la France a opéré une conciliation entre le principe de neutralité de la puissance publique et la liberté religieuse, déterminant de la sorte l’équilibre que doit ménager l’État entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (paragraphes 21 à 28 ci-dessus), ce qui laisse au gouvernement défendeur une ample marge d’appréciation (Leyla Şahin, précité, § 109 ; Obst c. Allemagne, no 425/03, § 42, 23 septembre 2010). En outre, la Cour a déjà indiqué que le milieu hospitalier implique une large marge d’appréciation, les responsables hospitaliers étant mieux placés pour prendre des décisions dans leur établissement que le juge ou, qui plus est, un tribunal international» (Eweida et autres, précité, § 99).

66. La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’État a outrepassé sa marge d’appréciation en décidant de ne pas renouveler le contrat de la requérante. À cet égard, la Cour constate qu’en France, les agents du service public bénéficient du droit au respect de leur liberté de conscience qui interdit notamment toute discrimination fondée sur la religion dans l’accès aux fonctions ou dans le déroulement de leur carrière. Cette liberté est spécialement garantie par l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires et doit se concilier avec les nécessités du fonctionnement du service (paragraphe 25 ci-dessus). Il leur est cependant interdit de manifester leurs croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions (paragraphes 25 et 26 ci-dessus). L’avis du 3 mai 2000 précité énonce ainsi clairement que la liberté de conscience des agents doit se concilier, exclusivement du point de vue de son expression, avec l’obligation de neutralité. La Cour réitère qu’une telle limitation trouve sa source dans le principe de laïcité de l’État, qui, selon le Conseil d’État, « intéresse les relations entre les collectivités publiques et les particuliers » (paragraphe 28 ci-dessus), et de celui de neutralité des services publics, corollaire du principe d’égalité qui régit le fonctionnement de ces services et vise au respect de toutes les convictions.

67. Or, la Cour souligne qu’elle a déjà approuvé une mise en œuvre stricte des principes de laïcité (désormais érigée au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit, paragraphe 24 ci-dessus) et de neutralité lorsqu’il s’agit d’un principe fondateur de l’État, ce qui est le cas de la France (mutatis mutandis, Kurtulmuş et Dalhab précités). Le principe de laïcité-neutralité constitue l’expression d’une règle d’organisation des relations de l’État avec les cultes, qui implique son impartialité à l’égard de toutes les croyances religieuses dans le respect du pluralisme et de la diversité. La Cour estime que le fait que les juridictions nationales ont accordé plus de poids à ce principe et à l’intérêt de l’État qu’à l’intérêt de la requérante de ne pas limiter l’expression de ses croyances religieuses ne pose pas de problème au regard de la Convention (paragraphes 54 et 55 ci‑dessus).

68. Elle observe à cet égard que l’obligation de neutralité s’applique à l’ensemble des services publics, ainsi que l’ont maintes fois rappelé le Conseil d’État, et la Cour de cassation récemment (paragraphes 26 et 27 ci‑dessus), et que le port d’un signe d’appartenance religieuse par les agents dans l’exercice de leurs fonctions constitue, par principe, un manquement à leurs obligations (paragraphe 25 et 26 ci-dessus). Il ne ressort en effet d’aucun texte ou d’aucune décision du Conseil d’État que l’obligation de neutralité litigieuse pourrait être modulée selon les agents et les fonctions qu’ils exercent (paragraphes 26 et 31 ci-dessus). La Cour est consciente qu’il s’agit d’une obligation stricte qui puise ses racines dans le rapport traditionnel qu’entretiennent la laïcité de l’État et la liberté de conscience, tel qu’il est énoncé à l’article 1er de la Constitution (paragraphe 21 ci‑dessus). Selon le modèle français, qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier en tant que tel, la neutralité de l’État s’impose aux agents qui le représentent. La Cour retient toutefois qu’il incombe au juge administratif de veiller à ce que l’administration ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté de conscience des agents publics lorsque la neutralité de l’État est invoquée (paragraphes 26 et 28 ci-dessus).

69. Dans ce contexte, la Cour observe que les conséquences disciplinaires du refus de la requérante de retirer son voile pendant son service ont été appréciées par l’administration « compte tenu de la nature et du caractère ostentatoire du signe, comme des autres circonstances (paragraphe 26 ci-dessus)». L’administration a utilement souligné à ce titre que l’exigence de neutralité requise était impérative compte tenu des contacts qu’elle avait avec les patients (paragraphe 13 ci-dessus). Elle a par ailleurs, en des termes qui auraient mérité d’être plus développés, fait état de difficultés dans le service (paragraphe 8 ci-dessus). Les juges du fond ont, pour leur part, essentiellement retenu la conception française du service public et le caractère ostentatoire du voile pour considérer qu’il n’était pas porté une atteinte excessive à la liberté religieuse de la requérante. Ainsi, si le port d’un signe religieux par la requérante a constitué un manquement fautif à son devoir de neutralité, l’impact de cette tenue dans l’exercice de ses fonctions a été pris en compte pour évaluer la gravité de cette faute et décider de ne pas renouveler son contrat. La Cour constate que l’article 29 de la loi du 13 juillet 1983 ne donne pas de définition de la faute (paragraphe 41 ci-dessus) et que l’administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire en la matière. Elle remarque que cette dernière a recueilli des témoignages pour considérer qu’elle disposait d’éléments suffisants pour intenter une procédure disciplinaire à l’encontre de la requérante (paragraphe 8 ci‑dessus). Le juge administratif n’a par ailleurs pas censuré la sanction de non-renouvellement du contrat, la considérant proportionnée à la faute, eu égard au devoir de neutralité des agents publics. La Cour considère que les autorités nationales sont les mieux placées pour apprécier la proportionnalité de la sanction, qui doit être déterminée au regard de l’ensemble des circonstances dans lesquelles un manquement a été constaté, afin de respecter l’article 9 de la Convention.

70. La Cour relève que la requérante, pour qui il était important de manifester sa religion par le port visible d’un voile en raison de ses convictions religieuses, s’exposait à la lourde conséquence d’une procédure disciplinaire. Cependant, il ne fait pas de doute que, postérieurement à la publication de l’avis du Conseil d’État du 3 mai 2000, elle savait qu’elle était tenue de se conformer à une obligation de neutralité vestimentaire au cours de l’exercice de ses fonctions (paragraphes 26 et 51 ci-dessus). L’administration le lui a rappelé et lui a demandé de reconsidérer le port de son voile. C’est en raison de son refus de se conformer à cette obligation que la requérante s’est vue notifier le déclenchement de la procédure disciplinaire, indépendamment de ses qualités professionnelles. Elle a alors bénéficié des garanties de la procédure disciplinaire ainsi que des voies de recours devant les juridictions administratives. Elle a par ailleurs renoncé à se présenter au concours d’assistante sociale organisé par le CASH, alors qu’elle était inscrite sur la liste des candidats que cet établissement a dressée en parfaite connaissance de cause (paragraphe 10 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en constatant l’absence de conciliation possible entre les convictions religieuses de la requérante et l’obligation de ne pas les manifester puis en décidant de faire primer l’exigence de neutralité et d’impartialité de l’État.

71. Il ressort du rapport de l’Observatoire sur la laïcité, en sa partie « État des lieux concernant la laïcité dans les établissements de santé » (paragraphe 29 ci-dessus), que les différends nés de la manifestation des convictions religieuses de personnes travaillant au sein des services hospitaliers sont appréciés au cas par cas, la conciliation des intérêts en présence étant faite par l’administration dans le souci de trouver des solutions à l’amiable. Cette volonté de conciliation est confirmée par la rareté du contentieux de cette nature porté devant les juridictions, ainsi qu’il ressort de la circulaire de 2005 ou des études récentes sur la laïcité (paragraphes 26 et 30 ci-dessus). Enfin, la Cour observe que l’hôpital est un lieu où il est demandé également aux usagers, qui ont pourtant la liberté d’exprimer leurs convictions religieuses, de contribuer à la mise en œuvre du principe de laïcité en s’abstenant de tout prosélytisme et en respectant l’organisation du service et les impératifs de santé et d’hygiène en particulier (paragraphes 23, 29 et 30 ci-dessus) ; en d’autres termes, la réglementation de l’État concerné y fait primer les droits d’autrui, l’égalité de traitement des patients et le fonctionnement du service sur les manifestations des croyances religieuses, ce dont elle prend acte.

72. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence litigieuse peut passer pour proportionnée au but poursuivi. Partant, l’ingérence dans l’exercice de sa liberté de manifester sa religion était nécessaire dans une société démocratique, et il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention

Grande chambre SAS Contre France du 1er Juillet 2014 requête 43835/11

Non violation de l'article 8, 9 et 14 de la Convention. La loi française sur l'interdiction de porter sur la voie publique une tenue destinée à dissimuler son visage, n'est pas une violation de la Convention. L’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ». L'Islam n'impose pas le port de la burka. L'auteur du site s'étonne des justificatifs prétendument "religieux" du port de la Burka. Il est expliqué que l'homme serait une bête sauvage qui sauterait sur toutes les pauvres femmes. Il ne résisterait pas à leur charme. L'auteur ne se sent pas une bête sauvage. Il ne pense pas que les mâles français en leur très grande majorité, se comportent comme des bêtes sauvages. Le port de la burka n'est pas seulement un outil pour soumettre et humilier les femmes. C'est aussi une insulte intolérable contre les hommes.

CEDH

a)  Sur la violation alléguée des articles 8 et 9 de la Convention

106.  L’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage pose des questions au regard du droit au respect de la vie privée (article 8 de la Convention) des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant de leurs convictions, ainsi qu’au regard de leur liberté de manifester celles-ci (article 9 de la Convention).

107.  La Cour estime en effet que les choix faits quant à l’apparence que l’on souhaite avoir, dans l’espace public comme en privé, relèvent de l’expression de la personnalité de chacun et donc de la vie privée. Elle en a déjà jugé ainsi s’agissant du choix de la coiffure (Popa c. Roumanie (déc.), no 4233/09, 18 juin 2013, §§ 32-33 ; voir aussi la décision de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Sutter c. Suisse, no 8209/78 du 1er mars 1979). Elle estime, à l’instar de la Commission (voir, en particulier, les décisions McFeeley et autres c. Royaume-Uni, no 8317/78, 15 mai 1980, § 83, Décisions et rapports (DR) 20 et Kara c. Royaume-Uni, no 36528/97, 22 octobre 1998), qu’il en va de même du choix des vêtements. Une mesure émanant d’une autorité publique limitative d’un choix de ce type est donc en principe constitutive d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention (voir la décision Kara précitée). Il en résulte que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage qu’édicte la loi du 11 octobre 2010 relève de l’article 8 de la Convention.

108.  Ceci étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telles la requérante, se plaignent d’être en conséquence empêchées de porter dans l’espace public une tenue que leur pratique d’une religion leur dicte de revêtir, elle soulève avant tout un problème au regard de la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (voir, en particulier, Ahmet Arslan et autres c. Turquie, n41135/98, § 35, 23 février 2010). La circonstance que cette pratique est minoritaire et apparaît contestée (paragraphes 56 et 85 ci-dessus) est sans pertinence à cet égard.

109.  La Cour examinera donc cette partie de la requête sous l’angle de l’article 8 et de l’article 9, mais en mettant l’accent sur la seconde de ces dispositions.

i.  Sur l’existence d’une « restriction » ou d’une « ingérence »

110.  Comme la Cour l’a souligné précédemment (paragraphe 57 ci‑dessus), la loi du 11 octobre 2010 met la requérante devant un dilemme comparable à celui qu’elle avait identifié dans les arrêts Dudgeon et Norris : soit elle se plie à l’interdiction et renonce ainsi à se vêtir conformément au choix que lui dicte son approche de sa religion ; soit elle ne s’y plie pas et s’expose à des sanctions pénales. Elle se trouve ainsi, au regard de l’article 9 de la Convention comme de l’article 8, dans une situation similaire à celle des requérants Dudgeon et Norris, dans le cas desquels la Cour a constaté une « ingérence permanente » dans l’exercice des droits garantis par la seconde de ces dispositions (arrêts précités, §§ 41 et 38 respectivement ; voir aussi, notamment, Michaud, précité, § 92). Il y a donc en l’espèce une « ingérence » ou une « restriction » dans l’exercice des droits protégés par les articles 8 et 9 de la Convention.

111.  Pour être compatibles avec les seconds paragraphes de ces dispositions, pareilles restriction ou ingérence doivent être « prévue[s] par la loi », inspirées par un ou plusieurs des buts légitimes qu’ils énumèrent et « nécessaire[s] », « dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts.

ii.  « Prévue par la loi »

112.  La Cour constate que la restriction dont il s’agit est prévue par les articles 1, 2 et 3 de la loi du 11 octobre 2010 (paragraphe 28 ci-dessus). Elle relève en outre que la requérante ne conteste pas que ces dispositions remplissent les critères établis par la jurisprudence de la Cour relative aux articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention.

iii.  But légitime

113.  La Cour rappelle que l’énumération des exceptions à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions qui figure dans le second paragraphe de l’article 9 est exhaustive et que la définition de ces exceptions est restrictive (voir, notamment, Svyato-Mykhaylivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 132, 14 juin 2007, et Nolan et K. c. Russie, n2512/04, § 73, 12 février 2009). Pour être compatible avec la Convention, une restriction à cette liberté doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère. La même approche s’impose sur le terrain de l’article 8 de la Convention.

114.  La pratique de la Cour est d’être plutôt succincte lorsqu’elle vérifie l’existence d’un but légitime, au sens des seconds paragraphes des articles 8 à 11 de la Convention (voir, par exemple, précités, Leyla Şahin, § 99, et Ahmet Arslan et autres, § 43). Toutefois, en l’espèce, la teneur des objectifs invoqués à ce titre par le Gouvernement et fortement contestés par la requérante, commande un examen approfondi. La requérante estime en effet que l’immixtion dans l’exercice de la liberté de manifester sa religion et du droit au respect de la vie privée qu’elle subit en raison de l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 ne répond à aucun des buts énumérés au second paragraphe des articles 8 et 9. Le Gouvernement soutient pour sa part qu’elle vise deux objectifs légitimes : la sécurité publique et « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte ». Or la Cour constate que le second paragraphe des articles 8 et 9 ne renvoie explicitement ni au second de ces buts ni aux trois valeurs auxquelles le Gouvernement se réfère à cet égard.

115.  S’agissant du premier des buts invoqués par le Gouvernement, la Cour observe tout d’abord que la « sécurité publique » fait partie des buts énumérés par le second paragraphe de l’article 9 de la Convention (public safety dans le texte anglais de cette disposition) et que le second paragraphe de l’article 8 renvoie à la notion similaire de « sûreté publique » (public safety également dans le texte en anglais de cette disposition). Elle note ensuite que le Gouvernement fait valoir à ce titre que l’interdiction litigieuse de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage répond à la nécessité d’identifier les individus afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire. Au vu du dossier, on peut certes se demander si le législateur a accordé un poids significatif à de telles préoccupations. Il faut toutefois constater que l’exposé des motifs qui accompagnait le projet de loi indiquait – surabondamment certes – que la pratique de la dissimulation du visage « [pouvait] être dans certaines circonstances un danger pour la sécurité publique » (paragraphe 25 ci-dessus), et que le Conseil constitutionnel a retenu que le législateur avait estimé que cette pratique pouvait constituer un danger pour la sécurité publique (paragraphe 30 ci-dessus). Similairement, dans son rapport d’étude du 25 mars 2010, le Conseil d’État a indiqué que la sécurité publique pouvait constituer un fondement pour une interdiction de la dissimulation du visage, en précisant cependant qu’il ne pouvait en aller ainsi que dans des circonstances particulières (paragraphes 22-23 ci-dessus). En conséquence, la Cour admet qu’en adoptant l’interdiction litigieuse, le législateur entendait répondre à des questions de « sûreté publique » ou de « sécurité publique », au sens du second paragraphe des articles 8 et 9 de la Convention.

116.  À propos du second des objectifs invoqués – « le respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte » – le Gouvernement renvoie à trois valeurs : le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes, le respect de la dignité des personnes et le respect des exigences minimales de la vie en société. Il estime que cette finalité se rattache à la « protection des droits et libertés d’autrui », au sens du second paragraphe des articles 8 et 9 de la Convention.

117.  Comme la Cour l’a relevé précédemment, aucune de ces trois valeurs ne correspond explicitement aux buts légitimes énumérés au second paragraphe des articles 8 et 9 de la Convention. Parmi ceux-ci, les seuls susceptibles d’être pertinents en l’espèce, au regard de ces valeurs, sont l’« ordre public » et la « protection des droits et libertés d’autrui ». Le premier n’est cependant pas mentionné par l’article 8 § 2. Le Gouvernement n’y a du reste fait référence ni dans ses observations écrites ni dans sa réponse à la question qui lui a été posée à ce propos lors de l’audience, évoquant uniquement la « protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour va donc concentrer son examen sur ce dernier « but légitime », comme d’ailleurs elle l’avait fait dans les affaires Leyla Şahin, et Ahmet Arslan et autres (précitées, §§ 111 et 43 respectivement).

118.  En premier lieu, elle n’est pas convaincue par l’assertion du Gouvernement pour autant qu’elle concerne le respect de l’égalité entre les hommes et les femmes.

119.  Elle ne doute pas que l’égalité entre les hommes et les femmes puisse à bon droit motiver une ingérence dans l’exercice de certains des droits et libertés que consacre la Convention (voir, mutatis mutandis, Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas (déc.), 10 juillet 2012). Elle rappelle à cet égard que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (ibidem ; voir aussi, notamment, Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 127, CEDH 2012 (extraits)). Ainsi, un État partie qui, au nom de l’égalité des sexes, interdit à quiconque d’imposer aux femmes qu’elles dissimulent leur visage, poursuit un objectif qui correspond à la « protection des droits et libertés d’autrui », au sens du paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention (voir Leyla Şahin, précité, § 111). La Cour estime en revanche qu’un État partie ne saurait invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes – telle la requérante – revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits que consacrent ces dispositions, sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux. Elle observe d’ailleurs que, dans son rapport d’étude du 25 mars 2010, le Conseil d’État est parvenu à une conclusion similaire (paragraphe 22 ci-dessus).

Par ailleurs, pour autant que le Gouvernement entende ainsi faire valoir que le port du voile intégral par certaines femmes choque la majorité de la population française parce qu’il heurte le principe d’égalité des sexes tel qu’il est généralement admis en France, la Cour renvoie aux motifs relatifs aux deux autres valeurs qu’il invoque (paragraphes 120-122 ci-dessous).

120.  En deuxième lieu, la Cour considère que, aussi essentiel soit-il, le respect de la dignité des personnes ne peut légitimement motiver l’interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public. La Cour est consciente de ce que le vêtement en cause est perçu comme étrange par beaucoup de ceux qui l’observent. Elle souligne toutefois que, dans sa différence, il est l’expression d’une identité culturelle qui contribue au pluralisme dont la démocratie se nourrit. Elle observe, à ce titre, la variabilité des conceptions de la vertu et de la décence appliquées au dévoilement des corps. Par ailleurs, elle ne dispose d’aucun élément susceptible de conduire à considérer que les femmes qui portent le voile intégral entendent exprimer une forme de mépris à l’égard de ceux qu’elles croisent ou porter autrement atteinte à la dignité d’autrui.

121.  En troisième lieu, la Cour estime en revanche que, dans certaines conditions, ce que le Gouvernement qualifie de « respect des exigences minimales de la vie en société » – le « vivre ensemble », dans l’exposé des motifs du projet de loi (paragraphe 25 ci-dessus) – peut se rattacher au but légitime que constitue la « protection des droits et libertés d’autrui ».

122.  La Cour prend en compte le fait que l’État défendeur considère que le visage joue un rôle important dans l’interaction sociale. Elle peut comprendre le point de vue selon lequel les personnes qui se trouvent dans les lieux ouverts à tous souhaitent que ne s’y développent pas des pratiques ou des attitudes mettant fondamentalement en cause la possibilité de relations interpersonnelles ouvertes qui, en vertu d’un consensus établi, est un élément indispensable à la vie collective au sein de la société considérée. La Cour peut donc admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. Cela étant, la flexibilité de la notion de « vivre ensemble » et le risque d’excès qui en découle commandent que la Cour procède à un examen attentif de la nécessité de la restriction contestée.

iv.  Nécessité dans une société démocratique

α.  Principes généraux relatifs à l’article 9 de la Convention

123.  La Cour ayant décidé de mettre l’accent sur l’article 9 de la Convention dans son examen de cette partie de la requête, elle juge utile de rappeler les principes généraux relatifs à cette disposition.

124.  Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I, et Leyla Şahin, précité, § 104).

125.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII, et Leyla Şahin précité, § 105).

L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (voir, par exemple, Arrowsmith c. Royaume-Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, DR 19, Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, et Leyla Şahin, précité, §§ 105 et 121).

126.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, § 33). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention (Leyla Şahin, précité, § 106).

127.  La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Comme indiqué précédemment, elle estime aussi que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996-IV, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000-XI, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 91, CEDH 2003-II), et considère que ce devoir impose à l’État de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent (voir, notamment, Leyla Şahin, précité, § 107). Elle en a déduit que le rôle des autorités dans ce cas n’est pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 107).

128.  Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, et Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 112, CEDH 1999-III). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 45, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 99). Si les « droits et libertés d’autrui » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les États à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention : c’est précisément cette constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une « société démocratique » (Chassagnou et autres, précité, § 113 ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 108).

129.  Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX). Il en va en particulier ainsi lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 84, et Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V ; voir aussi Leyla Şahin, précité, § 109). S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient alors, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, et Leyla Şahin, précité, § 110). Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (voir, par exemple, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 122, CEDH 2011).

130.  Dans l’affaire Leyla Şahin, la Cour a souligné que tel était notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, d’autant plus au vu de la diversité des approches nationales quant à cette question. Renvoyant à l’arrêt Otto-Preminger-Institut c. Autriche (20 septembre 1994, § 50, série A n295-A) et à la décision Dahlab c. Suisse (no 42393/98, CEDH 2001-V), elle a précisé qu’il n’était en effet pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse n’étaient pas les mêmes suivant les époques et les contextes. Elle a observé que la réglementation en la matière pouvait varier par conséquent d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public. Elle en a déduit que le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation devait, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré (Leyla Şahin, précité, § 109).

131.  Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, et Leyla Şahin, précité, § 110).

β.  Application de ces principes dans des affaires antérieures

132.  La Cour a eu l’occasion d’examiner plusieurs situations à l’aune de ces principes.

133.  Elle s’est ainsi prononcée sur l’interdiction de porter des signes religieux dans les établissements d’enseignement public prescrite aux enseignants (voir, notamment, Dahlab, décision précitée, et Kurtulmuş c. Turquie (déc.), no 65500/01, CEDH 2006-II) ou aux élèves et étudiantes (voir, notamment, Leyla Şahin, arrêt précité, Köse et autres c. Turquie (déc.), no 26625/02, CEDH 2006-II, Kervanci c. France, no 31645/04, 4 décembre 2008, Aktas c. France (déc.), no 43563/08, 30 juin 2009, et Ranjit Singh c. France (déc.), no 27561/08, 30 juin 2009), sur l’obligation de retirer un élément vestimentaire connoté religieusement dans le cadre d’un contrôle de sécurité (Phull c. France (déc.), no 35753/03, CEDH 2005‑I, et El Morsli c. France (déc.), no 15585/06, 4 mars 2008), et sur l’obligation d’apparaître tête nue sur les photos d’identité destinées à des documents officiels (Mann Singh c. France (déc.), no 24479/07, 11 juin 2007). Elle n’a conclu à la violation de l’article 9 dans aucun de ces cas.

134.  La Cour a aussi examiné deux requêtes dans lesquelles des personnes se plaignaient en particulier de restrictions par leurs employeurs à la possibilité de porter une croix au cou de manière visible, et soutenaient que le droit national n’avait pas adéquatement protégé leur droit de manifester leur religion. L’une était employée d’une compagnie aérienne, l’autre était infirmière (Eweida et autres, précité). Le premier cas, dans lequel la Cour a conclu à la violation de l’article 9, est le plus pertinent en l’espèce. La Cour a notamment estimé que les juridictions internes avaient donné trop d’importance au – légitime – souhait de l’employeur de projeter une certaine image commerciale par rapport au droit fondamental de la requérante de manifester ses convictions religieuses. Sur ce dernier point, elle a souligné qu’une société démocratique saine devait tolérer et soutenir le pluralisme et la diversité, et qu’il est important qu’une personne qui a fait de la religion un axe majeur de sa vie puisse être en mesure de communiquer ses convictions à autrui. Elle a ensuite relevé que la croix dont il était question était discrète et ne pouvait pas avoir affecté l’apparence professionnelle de la requérante et qu’il n’était pas démontré que le port autrefois autorisé de signes religieux avait eu un impact négatif sur l’image de la compagnie aérienne qui employait celle-ci. Tout en soulignant que les autorités nationales – les juridictions en particulier – disposent d’une marge d’appréciation lorsqu’elles sont amenées à évaluer la proportionnalité de mesures prises par une société privée à l’égard de ses employés, elle a donc conclu qu’il y avait eu violation de l’article 9.

135.  La Cour s’est également penchée, dans l’affaire Ahmet Arslan et autres précitée, sur la question de l’interdiction de porter, en dehors des cérémonies religieuses, certaines tenues religieuses dans les lieux publics ouverts à tous comme les voies ou places publiques. La tenue en question, caractéristique du groupe Aczimendi tarikati, était composée d’un turban, d’un saroual et d’une tunique, tous de couleur noire, et était assortie d’un bâton. La Cour a admis, eu égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des juridictions internes, et compte tenu notamment de l’importance du principe de laïcité pour le système démocratique en Turquie, que, dans la mesure où elle visait à faire respecter les principes laïcs et démocratiques, cette ingérence poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 9 § 2 : le maintien de la sécurité publique, la protection de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui. Elle a cependant jugé que sa nécessité au regard de ces buts n’était pas établie.

La Cour a en effet relevé que l’interdiction frappait non des fonctionnaires astreints à une certaine discrétion dans l’exercice de leurs fonctions, mais de simples citoyens, de sorte que sa jurisprudence relative aux fonctionnaires – aux enseignants en particulier – ne trouvait pas à s’appliquer. Elle a constaté ensuite qu’elle visait la tenue portée non dans des établissements publics spécifiques, mais dans tout l’espace publique, de sorte que sa jurisprudence mettant l’accent sur l’importance particulière du rôle du décideur national quant à l’interdiction du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement publics ne trouvait pas non plus à s’appliquer. La Cour a de plus observé qu’il ne ressortait pas du dossier que la façon dont les requérants – qui s’étaient réunis devant une mosquée dans la tenue en cause, dans le seul but de participer à une cérémonie à caractère religieux – avaient manifesté leurs croyances par une tenue spécifique constituait ou risquait de constituer une menace pour l’ordre public ou une pression sur autrui. Enfin, répondant à la thèse du Gouvernement turc tirée d’un éventuel prosélytisme de la part des requérants, elle a constaté qu’aucun élément du dossier ne montrait qu’ils avaient tenté de faire subir des pressions abusives aux passants dans les voies et places publiques dans un désir de promouvoir leurs convictions religieuses. La Cour a en conséquence conclu à la violation de l’article 9 de la Convention.

136.  Parmi toutes ces affaires relatives à l’article 9, l’affaire Ahmet Arslan et autres est celle dont se rapproche le plus la présente espèce. Cependant, si les deux affaires concernent l’interdiction de porter un habit à connotation religieuse dans l’espace public, la présente affaire se distingue significativement de l’affaire Ahmet Arslan et autres par le fait que le voile islamique intégral est un habit particulier en ce qu’il dissimule entièrement le visage à l’exception éventuellement des yeux.

γ.  Application de ces principes au cas d’espèce

137.  La Cour souligne en premier lieu que la thèse de la requérante et de certains des intervenants selon laquelle l’interdiction que posent les articles 1 à 3 de la loi du 11 octobre 2010 serait fondée sur le postulat erronée que les femmes concernées porteraient le voile intégral sous la contrainte n’est pas pertinente. Il ressort en effet clairement de l’exposé des motifs qui accompagnait le projet de loi (paragraphe 25 ci-dessus) que cette interdiction n’a pas pour objectif principal de protéger des femmes contre une pratique qui leur serait imposée ou qui leur serait préjudiciable.

138.  Cela étant précisé, la Cour doit vérifier si l’ingérence litigieuse est « nécessaire », « dans une société démocratique » à la sûreté publique ou la sécurité publique (au sens des articles 8 et 9 de la Convention ; voir le paragraphe 115 ci-dessus), ou à la « protection des droits et libertés d’autrui » (voir le paragraphe 116 ci-dessus).

139.  S’agissant de la nécessité au regard de la sûreté ou de la sécurité publiques, au sens des articles 8 et 9 (voir le paragraphe 115 ci-dessus), la Cour comprend qu’un État juge essentiel de pouvoir identifier les individus afin de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens et de lutter contre la fraude identitaire. Elle a d’ailleurs conclu à la non violation de l’article 9 de la Convention dans des affaires relatives à l’obligation de retirer un élément vestimentaire connoté religieusement dans le cadre d’un contrôle de sécurité et à l’obligation d’apparaître tête nue sur les photos d’identité destinées à des documents officiels (paragraphe 133 ci-dessus). Cependant, vu son impact sur les droits des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons religieuses, une interdiction absolue de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage ne peut passer pour proportionnée qu’en présence d’un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique. Or le Gouvernement ne démontre pas que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 s’inscrit dans un tel contexte. Quant aux femmes concernées, elle se trouvent obligées de renoncer totalement à un élément de leur identité qu’elles jugent important ainsi qu’à la manière de manifester leur religion ou leurs convictions qu’elles ont choisi, alors que l’objectif évoqué par le Gouvernement serait atteint par une simple obligation de montrer leur visage et de s’identifier lorsqu’un risque pour la sécurité des personnes et des biens est caractérisé ou que des circonstances particulières conduisent à soupçonner une fraude identitaire. Ainsi, on ne saurait retenir que l’interdiction générale que pose la loi du 11 octobre 2010 est nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité publique ou à la sûreté publique, au sens des articles 8 et 9 de la Convention.

140.  Il faut encore examiner ce qu’il en est au regard de l’autre but que la Cour a jugé légitime : le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société comme élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » (voir les paragraphes 121-122 ci-dessus).

141.  La Cour observe qu’il s’agit là d’un objectif auquel les autorités ont accordé beaucoup de poids. Cela ressort notamment de l’exposé des motifs accompagnant le projet de loi, qui indique que, « si la dissimulation volontaire et systématique du visage pose problème, c’est parce qu’elle est tout simplement contraire aux exigences fondamentales du « vivre ensemble » dans la société française » et que « la dissimulation systématique du visage dans l’espace public, contraire à l’idéal de fraternité, ne satisfait pas (...) à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale » (paragraphe 25 ci-dessus). Or il entre assurément dans les fonctions de l’État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité. Par ailleurs, la Cour peut accepter qu’un État juge essentiel d’accorder dans ce cadre une importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il considère qu’elle se trouve altérée par le fait que certains dissimulent leur visage dans l’espace public (paragraphe 122 ci-dessus).

142.  En conséquence, la Cour estime que l’interdiction litigieuse peut être considérée comme justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble ».

143.  Il reste à vérifier si cette interdiction est proportionnée par rapport à ce but.

144.  Certains des arguments développés par la requérante et les organisations non gouvernementales intervenantes méritent une attention particulière.

145.  Ainsi, il est vrai que le nombre de femmes concernées est faible. Il ressort en effet du rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national » préparé par la mission d’information de l’Assemblée nationale et déposé le 26 janvier 2010, qu’environ 1 900 femmes portaient le voile islamique intégral en France à la fin de l’année 2009, dont environ 270 se trouvaient dans les collectivités d’outre-mer (paragraphe 16 ci-dessus). Ce nombre est de faible ampleur au regard des quelques soixante-cinq millions d’habitants que compte la France et du nombre de musulmans qui y vivent. Il peut donc sembler démesuré de répondre à une telle situation par une loi d’interdiction générale.

146.  En outre, il n’est pas douteux que l’interdiction a un fort impact négatif sur la situation des femmes qui, telle la requérante, ont fait le choix de porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions. Comme indiqué précédemment, elle les place devant un dilemme complexe, et elle peut avoir pour effet de les isoler et d’affecter leur autonomie ainsi que l’exercice de leur liberté de manifester leurs convictions et de leur droit au respect de leur vie privée. De plus, on comprend que les intéressées perçoivent cette interdiction comme une atteinte à leur identité.

147.  Il faut d’ailleurs constater que de nombreux acteurs internationaux comme nationaux de la protection des droits fondamentaux considèrent qu’une interdiction générale est disproportionnée. Il en va ainsi notamment de la commission nationale consultative des droits de l’homme (paragraphes 18-19 ci-dessus), d’organisations non-gouvernementales telles que les tierces intervenantes, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphes 35-36 ci-dessus) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (paragraphe 37 ci-dessus).

148.  La Cour est également consciente de ce que la loi du 11 octobre 2010, et certaines controverses qui ont accompagné son élaboration, ont pu être ressenties douloureusement par une partie de la communauté musulmane, y compris par ceux de ses membres qui ne sont pas favorables au port du voile intégral.

149.  À ce titre, la Cour est très préoccupée par les indications fournies par certains des intervenants selon lesquelles des propos islamophobes ont marqué le débat qui a précédé l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 (voir les observations du Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand et des organisations non gouvernementales Liberty et Open Society Justice Initiative ; paragraphes 98, 100 et 104 ci-dessus). Il ne lui appartient certes pas de se prononcer sur l’opportunité de légiférer en la matière. Elle souligne toutefois qu’un État qui s’engage dans un processus législatif de ce type prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes qui affectent certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance (paragraphe 128 ci-dessus ; voir aussi le point de vue du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, paragraphe 37 ci-dessus). La Cour rappelle que des propos constitutifs d’une attaque générale et véhémente contre un groupe identifié par une religion ou des origines ethniques sont incompatibles avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et ne relèvent pas du droit à la liberté d’expression qu’elle consacre (voir, notamment, Norwood c. Royaume-Uni (déc.), n23131/03, CEDH 2004‑XI, et Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).

150.  Les autres arguments présentés au soutien de la requête doivent en revanche être nuancés.

151.  Ainsi, s’il est vrai que le champ de l’interdiction est large puisque tous les lieux accessibles au public sont concernés (sauf les lieux de culte), la loi du 11 octobre 2010 n’affecte pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage. La Cour est consciente du fait que la prohibition critiquée pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitent porter le voile intégral. Elle attache néanmoins une grande importance à la circonstance que cette interdiction n’est pas explicitement fondée sur la connotation religieuse des habits visés mais sur le seul fait qu’ils dissimulent le visage. Cela distingue l’espèce de l’affaire Ahmet Arslan et autres précitée.

152.  Quant au fait que l’interdiction est assortie de sanctions pénales, il accroît sans doute l’impact de celle-ci sur les intéressées. Il est en effet compréhensible qu’être poursuivies pour avoir dissimulé leur visage dans l’espace public représente un traumatisme pour les femmes qui ont fait le choix de porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions. Il faut cependant prendre en compte la circonstance que les sanctions retenues par le législateur figurent parmi les plus légères qu’il pouvait envisager, puisqu’il s’agit de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe (soit actuellement 150 euros au maximum), avec la possibilité pour le juge de prononcer en même temps ou à la place l’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté.

153.  En outre, certes, comme le souligne la requérante, en interdisant à chacun de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public. Il indique cependant de son côté qu’il s’agit pour lui de répondre à une pratique qu’il juge incompatible, dans la société française, avec les modalités de la communication sociale et, plus largement, du « vivre ensemble ». Dans cette perspective, l’État défendeur entend protéger une modalité d’interaction entre les individus, essentielle à ses yeux pour l’expression non seulement du pluralisme, mais aussi de la tolérance et de l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique (voir le paragraphe 128 ci-dessus). Il apparaît ainsi que la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société.

154.  Or dans un tel cas de figure, la Cour se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause. Elle a du reste déjà rappelé que, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (paragraphe 129 ci-dessus).

155.  En d’autres termes, la France disposait en l’espèce d’une ample marge d’appréciation.

156.  Il en va d’autant plus ainsi qu’il n’y a pas de communauté de vue entre les États membres du Conseil de l’Europe (voir, mutatis mutandis, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997‑II) sur la question du port du voile intégral dans l’espace public. La Cour observe en effet que, contrairement à ce que soutient l’un des intervenants (paragraphe 105 ci‑dessus), il n’y a pas de consensus européen contre l’interdiction. Certes, d’un point de vue strictement normatif, la France est dans une situation très minoritaire en Europe : excepté la Belgique, aucun autre État membre du Conseil de l’Europe n’a à ce jour opté pour une telle mesure. Il faut toutefois observer que la question du port du voile intégral dans l’espace public est ou a été en débat dans plusieurs pays européens. Dans certains, il a été décidé de ne pas opter pour une interdiction générale. Dans d’autres, une telle interdiction demeure envisagée (paragraphe 40 ci-dessus). À cela il faut ajouter que, vraisemblablement, la question du port du voile intégral dans l’espace public ne se pose tout simplement pas dans un certain nombre d’États membres, où cette pratique n’a pas cours. Il apparaît ainsi qu’il n’y a en Europe aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public.

157.  En conséquence, notamment au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».

158.  La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.

159.  Partant, il n’y a eu violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.

b)  Sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ou l’article 9 de la Convention

160.  La Cour note que la requérante dénonce une discrimination indirecte. Elle indique à cet égard qu’en tant que femme musulmane souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public pour des motifs religieux, elle appartient à une catégorie de personnes tout particulièrement exposées à l’interdiction dont il s’agit et aux sanctions dont elle est assortie.

161.  La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui ont des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peuvent être considérées comme discriminatoires même si elles ne visent pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire (voir notamment D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175 et 184-185, CEDH 2007-IV). Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manquent de justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si elles ne poursuivent pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (même arrêt, § 196). Or en l’espèce, s’il peut être considéré que l’interdiction que pose la loi du 11 octobre 2010 a des effets négatifs spécifiques sur la situation des femmes musulmanes qui, pour des motifs religieux, souhaitent porter le voile intégral dans l’espace public, cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les raisons indiquées précédemment (paragraphes 144-159 ci-dessus).

162.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ou l’article 9 de la Convention.

Arrêt DOGRU c. FRANCE du 4 décembre 2008. Requête no 27058/05

Cet arrêt a été confirmé dans la requête concernant sa copine pour les mêmes faits, dans l'arrêt du même jour, KERVANCI contre France requête n° 31 645/04

L'interdiction du voile aux cours de sport à l'école n'est pas une violation de l'article 9 si l'élève expulsé de son lycée peut suivre des cours du CNED

47.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le port du foulard peut être considéré comme « un acte motivé ou inspiré par une religion ou une conviction religieuse » (voir Leyla Sahin, précité, § 78).

48.  La Cour estime que, dans la présente affaire, l’interdiction du port du voile durant les cours d’éducation physique et sportive et l’exclusion définitive de la requérante de son établissement scolaire en raison du refus de le retirer s’analysent en une « restriction » dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté de religion, comme en conviennent d’ailleurs les parties. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 9. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a)  « Prévue par la loi »

49.  La Cour rappelle que les mots « prévues par la loi » signifient que la mesure incriminée doit avoir une base en droit interne, mais ils impliquent aussi la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I).

50.  A l’époque des faits, aucun texte ne prévoyait explicitement l’interdiction du port du voile en cours d’éducation physique. En effet, les faits de la présente espèce sont antérieurs à l’adoption de la loi no 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements scolaires publics. Dès lors, il convient de s’interroger sur le fondement légal sur lequel reposait la sanction litigieuse.

51.  En l’espèce, la Cour relève que les autorités internes ont justifié ces mesures par la combinaison de trois éléments que sont l’obligation d’assiduité, les exigences de sécurité et la nécessité d’adopter une tenue vestimentaire compatible avec l’exercice de la pratique sportive. Ces éléments reposaient sur des sources législatives et réglementaires, des documents internes (circulaires, notes de services, règlement intérieur) ainsi que des décisions du Conseil d’Etat. La Cour doit donc rechercher si la combinaison de ces différents éléments était suffisante pour constituer une base légale.

52.  D’après la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « loi » doit être entendue dans son acception « matérielle » et non « formelle ». En conséquence, elle y inclut l’ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infralégislatif (voir, notamment, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 93, série A no 12), ainsi que la jurisprudence qui l’interprète (voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A).

53.  Il convient dès lors d’examiner la question sur la base de ces différentes sources et en particulier de la jurisprudence pertinente des tribunaux.

54.  Pour ce qui est de l’argument de la requérante selon lequel les libertés individuelles, en particulier la liberté religieuse, ne peuvent être limitées que par des règles ayant valeur normative, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un Etat défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Leyla Sahin, précité, § 94).

55.  Sur ce point, il est relevé que de telles dispositions législatives existaient et étaient contenues en particulier dans l’article 10 de la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 en vigueur à l’époque (codifié aux articles L. 511-1 et L. 511-2 du code de l’éducation) puisque celui-ci rappelle que « dans les lycées et collèges, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression » et que « l’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement ». Ce même article énonce que les élèves sont tenus à l’obligation d’assiduité et au respect des règles de fonctionnement et de la vie collective des établissements. L’article 3-5 du décret du 30 août 1985 vient préciser le contenu de cette obligation d’assiduité.

56.  Ensuite, et notamment au vu de ce texte, le Conseil d’Etat, dans son avis du 27 novembre 1989, est venu fixer le cadre juridique relatif au port de signes religieux dans les établissements scolaires. Dans cet avis, le Conseil d’Etat a posé le principe de liberté des élèves de porter de tels signes dans l’enceinte scolaire mais a également précisé les conditions dans lesquelles ils devaient être portés pour être en conformité avec le principe de laïcité. Il est notamment rappelé que le droit reconnu aux élèves d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité, compromettre leur santé ou leur sécurité, perturber le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin, troubler l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public. Le Conseil d’Etat renvoie ensuite au règlement intérieur des établissements scolaires le soin d’établir la réglementation destinée à fixer les modalités d’application des principes ainsi définis. Il indique enfin qu’il appartient à l’autorité investie du pouvoir disciplinaire d’apprécier si le port d’un signe religieux méconnaît ces conditions et si cette méconnaissance est de nature à justifier une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’à l’exclusion. Les circulaires ministérielles de 1989 et 1994 sont ainsi venues apporter de telles directives à l’attention des chefs d’établissement quant à la mise en œuvre de leur pouvoir de discipline sur le sujet. Le règlement intérieur du collège de Flers prévoyait quant à lui expressément l’interdiction des « signes ostentatoires qui constituent en eux-mêmes des éléments de prosélytisme ou de discrimination ».

57.  Quant à l’application dans la pratique par les autorités concernées de ces principes, il a pu être observé un certain traitement différencié entre les élèves selon les établissements scolaires, dans la mesure où les principes dégagés par le Conseil d’Etat invitaient les chefs d’établissement à une appréciation au cas par cas. A cet égard, la Cour rappelle que la portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. Il faut en plus avoir à l’esprit qu’aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire, car il faudra toujours élucider les points obscurs et s’adapter aux circonstances particulières. A lui seul, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. En outre, une telle disposition ne se heurte pas à l’exigence de prévisibilité aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une seule interprétation. La fonction de décision confiée aux juridictions sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, en tenant compte des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004-I).

58.  A la lumière de la jurisprudence pertinente des tribunaux internes, la Cour observe qu’en dépit d’une application circonstanciée sur le terrain, le juge administratif, exerçant son contrôle sur les autorités disciplinaires, a fidèlement appliqué les principes dégagés par l’avis de 1989. Il a ainsi systématiquement validé des sanctions disciplinaires reposant sur l’obligation d’assiduité en raison du refus par une élève de retirer son voile en cours d’éducation physique et sportive ou du refus de se rendre à de tels cours (paragraphe 29 ci-dessus). La présente espèce est ainsi une application de la jurisprudence pertinente en la matière.

59.  Dans ces conditions, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse avait une base légale suffisante en droit interne. Ces règles étaient accessibles puisqu’il s’agit pour la plupart de textes régulièrement publiés et d’une jurisprudence du Conseil d’Etat confirmée. En outre, la Cour relève qu’en signant le règlement intérieur lors de son inscription au collège, la requérante a eu connaissance de la teneur de la réglementation litigieuse et qu’elle s’est engagée à la respecter, avec l’accord de ses parents (voir Köse et autres c. Turquie (déc.), no 26625/02, CEDH 2006-...). La Cour estime en conséquence que la requérante pouvait prévoir, à un degré raisonnable, qu’au moment des faits, le refus d’enlever son foulard pendant les cours d’éducation physique et sportive pouvait donner lieu à son exclusion de l’établissement pour défaut d’assiduité, de sorte que l’ingérence peut être considérée comme étant « prévue par la loi ».

b)  But légitime

60.  Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes des décisions des juridictions internes, la Cour peut accepter que l’ingérence incriminée poursuivait pour l’essentiel les buts légitimes que sont la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre public.

c)  « Nécessaire dans une société démocratique »

61.  La Cour rappelle que si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Il ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une conviction religieuse (Leyla Sahin, précité, §§ 105 et 212).

62.  La Cour constate ensuite que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Leyla Sahin, précité, § 106). Elle a souvent mis l’accent sur le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Elle estime aussi que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui-ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci (Leyla Sahin, précité, § 107). Le pluralisme et la démocratie doivent également se fonder sur le dialogue et un esprit de compromis, qui impliquent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique.

63.  Lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’Etat et les religions, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, où, en Europe, les approches sur cette question sont diverses. La réglementation en la matière peut par conséquent varier d’un pays à l’autre en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public (Leyla Sahin, précité, §§ 108-109).

64.  La Cour rappelle aussi que l’Etat peut limiter la liberté de manifester une religion, par exemple le port du foulard islamique, si l’usage de cette liberté nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique (Leyla Sahin, précité, § 111, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 92, CEDH 2003-II). Ainsi, l’obligation faite à un motocycliste, sikh pratiquant portant le turban, de porter un casque est une mesure de sécurité nécessaire et que toute ingérence que le requérant peut avoir subie de ce fait dans l’exercice de son droit à la liberté de religion est justifiée par la protection de la santé (X c. Royaume-Uni, no 7992/77, décision de la Commission du 12 juillet 1978, Décisions et rapports (DR) 14, p. 234). De la même façon, les contrôles de sécurité imposés aux aéroports (Phull c. France (déc.), no 35753/03, CEDH 2005-I, 11 janvier 2005) ou à l’entrée des consulats (El Morsli c. France (déc.), n15585/06, 4 mars 2008, CEDH 2008-...) et consistant à faire retirer un turban ou un voile afin de se soumettre à de tels contrôles ne constituent pas des atteintes disproportionnées dans l’exercice du droit à la liberté religieuse. Ne constitue pas non plus une ingérence disproportionnée le fait de réglementer la tenue vestimentaire des étudiants ainsi que celui de leur refuser les services de l’administration, tels la délivrance d’un diplôme, aussi longtemps qu’ils ne se conforment pas à ce règlement (en l’espèce apparaître tête nue sur une photo d’identité pour une étudiante portant le foulard islamique), compte tenu des exigences du système de l’université laïque (Karaduman c. Turquie, 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93). Dans le cadre de l’affaire Dahlab (précitée), la Cour a estimé que l’interdiction faite à une enseignante d’une classe de jeunes enfants de porter le foulard dans le cadre de son activité était « nécessaire dans une société démocratique », compte tenu, notamment, du fait que la laïcité, qui suppose la neutralité confessionnelle de l’enseignement, est un principe contenu dans la Constitution du canton de Genève. La Cour a mis l’accent sur le « signe extérieur fort » que représente le port du foulard et s’est également interrogée sur l’effet prosélytique qu’il peut avoir dès lors qu’il semblait être imposé aux femmes par un précepte religieux difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes.

65.  En particulier, dans les affaires Leyla Sahin et Köse et autres, la Cour a examiné des griefs similaires à la présente affaire et a conclu à l’absence d’apparence de violation de la disposition invoquée compte tenu notamment du principe de laïcité.

66.  Dans l’affaire Leyla Sahin, après avoir analysé le contexte turc, la Cour a relevé que la République s’était construite autour de la laïcité, principe ayant acquis valeur constitutionnelle ; que le système constitutionnel attachait une importance primordiale à la protection des droits des femmes ; que la majorité de la population de ce pays adhérait à la religion musulmane et que pour les partisans de la laïcité le voile islamique était devenu le symbole d’un islam politique exerçant une influence grandissante. La Cour a ainsi estimé que la laïcité était assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie. Elle a ainsi pris acte de ce que la laïcité en Turquie constituait le garant des valeurs démocratiques et des principes d’inviolabilité de la liberté de religion et d’égalité, qu’il visait également à prémunir l’individu non seulement contre des ingérences arbitraires de l’Etat mais aussi contre des pressions extérieures émanant des mouvements extrémistes et que la liberté de manifester sa religion pouvait être restreinte afin de préserver ces valeurs. Elle en a conclu qu’une telle conception de la laïcité lui paraissait être respectueuse des valeurs sous-jacentes à la Convention dont la sauvegarde peut être considérée comme nécessaire à la protection du système démocratique en Turquie (Leyla Sahin, précité, § 114).

67.  Dans l’affaire Köse et autres (précitée), la Cour a également estimé clairs et parfaitement légitimes les principes de laïcité et de neutralité de l’école ainsi que du respect du principe du pluralisme, pour justifier le refus d’accès en cours d’élèves voilées à la suite du refus de ces dernières de ne pas porter le foulard islamique dans l’établissement scolaire, nonobstant la réglementation en la matière.

68.  Appliquant l’ensemble de ces principes et la jurisprudence pertinente à la présente affaire, la Cour considère que les autorités internes ont justifié la mesure d’interdiction de porter le foulard en cours d’éducation physique par le respect des règles internes des établissements scolaires telles les règles de sécurité, d’hygiène et d’assiduité, qui s’appliquent à tous les élèves sans distinctions. Les juridictions ont par ailleurs relevé que l’intéressée, en refusant de retirer son foulard, avait excédé les limites du droit d’exprimer et de manifester ses croyances religieuses à l’intérieur de l’établissement.

69.  Par ailleurs, la Cour observe que, de façon plus globale, cette limitation de la manifestation d’une conviction religieuse avait pour finalité de préserver les impératifs de la laïcité dans l’espace public scolaire, tels qu’interprétés par le Conseil d’Etat dans son avis du 27 novembre 1989, par sa jurisprudence subséquente et par les différentes circulaires ministérielles rédigées sur la question.

70.  La Cour retient ensuite qu’il ressort de ces différentes sources que le port de signes religieux n’était pas en soi incompatible avec le principe de laïcité dans les établissements scolaires, mais qu’il le devenait suivant les conditions dans lesquelles celui-ci était porté et aux conséquences que le port d’un signe pouvait avoir.

71.  A cet égard, la Cour rappelle avoir jugé qu’il incombait aux autorités nationales, dans le cadre de la marge d’appréciation dont elles jouissent, de veiller avec une grande vigilance à ce que, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, la manifestation par les élèves de leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires ne se transforme pas en un acte ostentatoire, qui constituerait une source de pression et d’exclusion (voir Köse et autres, précité). Or, aux yeux de la Cour, tel est bien ce à quoi semble répondre la conception du modèle français de laïcité.

72.  La Cour note également qu’en France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale, en particulier à l’école. La Cour réitère qu’une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion, et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 93). Eu égard à la marge d’appréciation qui doit être laissée aux Etats membres dans l’établissement des délicats rapports entre l’Etat et les églises, la liberté religieuse ainsi reconnue et telle que limitée par les impératifs de la laïcité paraît légitime au regard des valeurs sous-jacentes à la Convention.

73.  En l’espèce, la Cour estime que la conclusion des autorités nationales selon laquelle le port d’un voile, tel le foulard islamique, n’est pas compatible avec la pratique du sport pour des raisons de sécurité ou d’hygiène, n’est pas déraisonnable. Elle admet que la sanction infligée n’est que la conséquence du refus par la requérante de se conformer aux règles applicables dans l’enceinte scolaire dont elle était parfaitement informée et non, comme elle le soutient, en raison de ses convictions religieuses.

74.  La Cour note également que la procédure disciplinaire dont la requérante a fait l’objet a pleinement satisfait à un exercice de mise en balance des divers intérêts en jeu. En premier lieu, avant le déclenchement de la procédure, la requérante a refusé de retirer son foulard en cours d’éducation physique à sept reprises, malgré les demandes réitérées et les explications de son professeur. Ensuite, d’après les informations fournies par le Gouvernement, les autorités concernées ont longuement tenté de dialoguer, en vain, et un temps de réflexion lui a été accordé et prolongé. En outre, l’interdiction était limitée au cours d’éducation physique, si bien que l’on ne peut parler d’une interdiction stricto sensu (voir Köse et autres, précité). Par ailleurs, il ressort des circonstances de la cause que ces incidents avaient entraîné un climat général de tension au sein de l’établissement. Enfin, il apparaît aussi que ce processus disciplinaire était assorti de garanties – principe de légalité et contrôle juridictionnel – propres à protéger les intérêts des élèves (mutatis mutandis, Leyla Sahin, précité, § 159).

75.  Quant au choix de la sanction la plus grave, il y a lieu de rappeler que, s’agissant des moyens à employer pour assurer le respect des règles internes, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre vision à celle des autorités disciplinaires qui, en prise directe et permanente avec la communauté éducative, sont les mieux placées pour évaluer les besoins et le contexte locaux ou les exigences d’une formation donnée (mutatis mutandis, Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI). S’agissant de la proposition de la requérante de remplacer le foulard par un bonnet, outre le fait qu’il est difficile pour la Cour d’apprécier si le port d’un tel vêtement est compatible avec la pratique du sport, la question de savoir si l’élève a témoigné d’une volonté de compromis, comme elle le soutient, ou si au contraire elle a excédé les limites du droit d’exprimer et de manifester ses croyances religieuses à l’intérieur de l’établissement, comme le prétend le Gouvernement et qui semble en contradiction avec le principe de laïcité, relève pleinement de la marge d’appréciation de l’Etat en la matière.

76.  La Cour estime, eu égard à ce qui vient d’être rappelé, que la sanction de l’exclusion définitive n’apparaît pas disproportionnée, et constate que la requérante a eu la faculté de poursuivre sa scolarité dans un établissement d’enseignement à distance. Il en ressort que les convictions religieuses de la requérante ont été pleinement prises en compte face aux impératifs de la protection des droits et libertés d’autrui et de l’ordre public. Il est également clair que ce sont ces impératifs qui fondaient la décision litigieuse et non des objections aux convictions religieuses de la requérante (voir Dahlab, précité).

77.  Ainsi, eu égard aux circonstances, et compte tenu de la marge d’appréciation qu’il convient de laisser aux Etats dans ce domaine, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé.

78.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

RELIGION MUSULMANE ET LA PISCINE

OSMANOĞLU ET KOCABAŞ c. SUISSE du 10 janvier 2017 requête 29086/12

non violation de l'article 9 : des petites filles sont privées de piscine par leurs parents sous prétexte que la religion musulmane, leur interdit des cours mixtes à la piscine alors qu'elles ne sont même pas encore pubères. Les parents ont été condamnés à des amendes car les enfants doivent aller à l'école notamment à la piscine pour apprendre à nager. L'école est le moyen de l'intégration et de la socialisation. Les parents n'ont pas les moyens de payer des cours particuliers. Les enseignants ont proposé le burkini que les parents ont refusé, pour "ne pas stigmatiser leurs filles" . Le droit à l'instruction s'impose aux lubies religieuses.

Les autorités suisses, en refusant d’exempter deux élèves de confession musulmane des cours de natation mixtes obligatoires, ont fait prévaloir l’obligation pour les enfants de suivre intégralement leur scolarité et n’ont pas violé le droit à la liberté de religion

α) Principes applicables

82. Telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 103, 26 avril 2016, Kokkinakis, précité, § 31, et Dahlab, décision précitée).

83. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 119, CEDH 2011, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 114, CEDH 2001‑XII, et S.A.S. c. France, précité, § 125). L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (Leyla Şahin, précité, §§ 105 et 121).

84. Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (İzzettin Doğan et autres, précité, § 109, voir aussi, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, Folgerø et autres, précité, § 84 f), et S.A.S. c. France, précité, § 128).

85. Par ailleurs, aux termes de l’article 9 § 2, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être nécessaire dans une société démocratique. Sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, 26 octobre 2000).

86. À l’engagement plutôt négatif d’un État de s’abstenir de toute ingérence dans les droits garantis par la Convention « peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes » à ces droits (İzzettin Doğan et autres, précité, § 96, et Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 47, 7 décembre 2010). Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 114, CEDH 2014 (extraits)). Les obligations positives peuvent impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger les droits garantis par cette disposition, et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées (Savda c. Turquie, no 42730/05, § 98, 12 juin 2012). Dans cette affaire, la Cour a considéré qu’il pesait sur les autorités une obligation positive d’offrir au requérant une procédure effective et accessible qui lui aurait permis de faire établir s’il avait ou non le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience (idem, § 99).

87. Il faut également rappeler le rôle subsidiaire du mécanisme de la Convention. Comme la Cour l’a dit à maintes reprises, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Il en va en particulier ainsi lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions (voir, parmi d’autres, İzzettin Doğan et autres, précité, § 112, et S.A.S. c. France, précité, § 129).

88. La Cour a eu l’occasion de préciser qu’il n’est en effet pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société et que le sens ou l’impact des actes correspondant à l’expression publique d’une conviction religieuse ne sont pas les mêmes suivant les époques et les contextes (Leyla Şahin, précité, § 109). La réglementation en la matière peut par conséquent varier d’un pays à l’autre et le choix quant à l’étendue et aux modalités d’une telle réglementation doit, par la force des choses, être dans une certaine mesure laissé à l’État concerné, puisqu’il dépend du contexte national considéré (ibidem). Dans l’arrêt précité, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 9 en raison de l’interdiction faite à une étudiante de porter le foulard islamique à l’université.

89. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil 1996‑IV, Leyla Şahin, précité, § 110, et S.A.S. c. France, précité, § 131). Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, précité, § 119, et Dahlab, décision précitée). Pour délimiter l’ampleur de la marge d’appréciation en l’espèce, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, vital pour la survie d’une société démocratique (Manoussakis et autres, précité, § 44, et Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 119). La Cour peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (voir, mutatis mutandis, X, Y et Z c. Royaume‑Uni, 22 avril 1997, § 44, Recueil 1997‑II, et Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-V).

90. La Suisse n’ayant pas ratifié le Protocole no 1 à la Convention, les requérants invoquent en l’espèce l’article 9 de la Convention pour contester le refus des autorités d’exempter leurs filles des cours de natation obligatoires. Ce sont donc les principes relevant de cette dernière disposition que la Cour est amenée à appliquer. Dans le souci d’être complet (voir, mutatis mutandis, Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 55, CEDH 2012), la Cour juge néanmoins utile de rappeler les principes pertinents applicables sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1, étant donné que la Convention doit être lue comme un tout et que la dernière disposition constitue, du moins s’agissant de sa seconde phrase, la lex specialis par rapport à l’article 9 en matière d’éducation et d’enseignement, matière dont relève la présente affaire (Folgerø et autres, précité, § 84, et Lautsi et autres, précité, § 59).

91. La première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 garantit à chacun le droit à l’instruction. C’est sur le droit à l’instruction consacré par cette phrase que se greffe le droit énoncé par la seconde phrase de l’article. C’est aux parents qu’il incombe en priorité d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants ; c’est en s’acquittant de ce devoir que les parents peuvent exiger de l’État le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 52, série A no 23). La seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 vise à sauvegarder la possibilité d’un pluralisme éducatif, essentielle à la préservation de la « société démocratique » telle que la conçoit la Convention. Cette phrase implique que l’État veille à ce que les informations figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste. Elle interdit à l’État de poursuivre un but d’endoctrinement qui puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses et philosophiques des parents (Folgerø et autres, § 84, et Lautsi et autres, précités, § 62).

92. Le mot « respecter », auquel renvoie l’article 2 du Protocole no 1, signifie plus que reconnaître ou prendre en considération ; en sus d’un engagement plutôt négatif, ce verbe implique à la charge de l’État une certaine obligation positive (Lautsi et autres, précité, § 61, et Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, 25 février 1982, § 37, série A no 48). Cela étant, les exigences de la notion de « respect » impliquent que les États jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer le respect de la Convention. Dans le contexte de l’article 2 du Protocole no 1, cette notion signifie en particulier que cette disposition ne saurait s’interpréter comme permettant aux parents d’exiger de l’État qu’il organise un enseignement donné (Lautsi et autres, précité, § 61, et Bulski c. Pologne (déc.), nos 46254/99 et 31888/02, 30 novembre 2004).

93. Enfin, le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Folgerø et autres, précité, § 100, Hassan et Tchaouch, précité, § 62, Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 86, CEDH 2009, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37).

β) Application à la présente espèce des principes susmentionnés

94. La Cour a constaté ci-dessus que le droit des requérants de manifester leur religion est en jeu et qu’ils peuvent, dès lors, se prévaloir de cet aspect de l’article 9 de la Convention. Elle a également constaté que les requérants ont subi une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté de religion protégée par cette disposition (paragraphe 42 ci-dessus).

95. La Cour est dès lors amenée à examiner si le refus des autorités compétentes d’exempter les filles des requérants des cours de natation mixtes était nécessaire dans une société démocratique et, plus particulièrement, proportionné aux buts poursuivis par ces mêmes autorités. Dans cet exercice, elle gardera à l’esprit que les États jouissent d’une marge d’appréciation considérable s’agissant des questions relatives aux rapports entre l’État et les religions et à la signification à donner à la religion dans la société, et ce d’autant plus lorsque ces questions se posent dans le domaine de l’éducation et de l’instruction publique. Si les États doivent diffuser les informations et connaissances figurant dans les programmes scolaires de manière objective, critique et pluraliste, en s’abstenant de poursuivre tout but d’endoctrinement, ils sont néanmoins libres d’aménager ces programmes selon leurs besoins et traditions. Certes, il incombe en priorité aux parents d’assurer l’éducation de leurs enfants, mais ils ne peuvent, en s’appuyant sur la Convention, exiger de l’État qu’il offre un enseignement donné ou qu’il organise les cours d’une certaine manière. Ces principes s’appliquent d’autant plus à la présente requête que celle-ci est dirigée contre la Suisse, laquelle n’a pas ratifié le Protocole no 1 à la Convention et n’est donc pas liée par son article 2, et dont l’organisation fédérale donne des compétences étendues aux cantons et communes en matière d’organisation et d’aménagement des programmes scolaires.

96. Quant à la mise en balance des intérêts en jeu, la Cour estime convaincants les arguments avancés par le Gouvernement ainsi que par les tribunaux internes dans le cadre de leurs décisions bien étayées. Elle partage l’argument du Gouvernement selon lequel l’école occupe une place particulière dans le processus d’intégration sociale, place d’autant plus décisive s’agissant d’enfants d’origine étrangère. Elle accepte que, eu égard à l’importance de l’enseignement obligatoire pour le développement des enfants, l’octroi de dispenses pour certains cours ne se justifie que de manière très exceptionnelle, dans des conditions bien définies et dans le respect de l’égalité de traitement de tous les groupes religieux. À cet égard, la Cour estime que le fait que les autorités compétentes autorisent l’exemption de cours de natation pour des raisons médicales montre que leur approche n’est pas d’une rigidité excessive. Elle considère par ailleurs mal étayée l’allégation des requérants selon laquelle des dispenses seraient accordées à des enfants de parents chrétiens fondamentalistes ou juifs orthodoxes, allégation qui est contestée par le Gouvernement.

97. Il en découle que, même si l’argument des requérants selon lequel seul un petit nombre de parents demande en réalité une dispense des cours de natation obligatoires en raison de leur religion musulmane est le reflet de la réalité, la Cour estime que l’intérêt des enfants à une scolarisation complète permettant une intégration sociale réussie selon les mœurs et coutumes locales prime sur le souhait des parents de voir leurs filles exemptées des cours de natation mixtes.

98. Pour la même raison, l’argument des requérants selon lequel les cours de natation ne figurent pas au programme de toutes les écoles de Suisse, ni même à celui de toutes les écoles du canton de Bâle-Ville, doit également être écarté. La Cour estime certes que l’enseignement du sport, dont la natation faite partie intégrante dans l’école suivie par les filles des requérants, revêt une importance singulière pour le développement et la santé des enfants. Cela étant, l’intérêt de cet enseignement ne se limite pas pour les enfants à apprendre à nager et à exercer une activité physique, mais il réside surtout dans le fait de pratiquer cette activité en commun avec tous les autres élèves, en dehors de toute exception tirée de l’origine des enfants ou des convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents.

99. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a toujours respecté les particularités du fédéralisme dans la mesure où elles étaient compatibles avec la Convention (voir, par exemple, l’affaire Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 64, CEDH 2012 (extraits), ainsi que, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 54, série A no 24, et Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, § 10, série A no 6). Par conséquent, s’agissant de la présente affaire, les requérants ne sauraient tirer argument du simple fait que le programme scolaire, qui relève des compétences des cantons et des communes, ne prévoit pas, de manière uniforme, la natation comme enseignement obligatoire dans l’ensemble du territoire suisse.

100. S’agissant de l’argument des requérants selon lequel leurs filles suivent des cours de natation privés, la Cour réitère ce qu’elle a observé plus haut, à savoir qu’il ne s’agit pas seulement pour les enfants de pratiquer une activité physique ou d’apprendre à nager – objectifs en soi légitimes –, mais davantage encore d’apprendre ensemble et de pratiquer cette activité en commun. Par ailleurs, la Cour estime qu’exempter des enfants dont les parents ont des moyens financiers suffisants pour leur assurer un enseignement privé créerait par rapport aux enfants dont les parents ne disposent pas de tels moyens une inégalité non admissible dans l’enseignement obligatoire.

101. La Cour relève que, dans la présente affaire, les autorités ont offert des aménagements significatifs aux requérants, dont les filles avaient notamment la possibilité de couvrir leurs corps pendant les cours de natation en revêtant un burkini. Or les requérants ont soutenu que le port du burkini avait un effet stigmatisant sur leurs filles. Sur ce point, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel les requérants n’ont apporté aucune preuve à l’appui de leur affirmation. Elle note que, par ailleurs, les filles des requérants pouvaient se dévêtir et se doucher hors de la présence des garçons. Elle accepte que ces mesures d’accompagnement étaient à même de réduire l’impact litigieux de la participation des enfants aux cours de natation mixtes sur les convictions religieuses de leurs parents.

102. Dans l’affaire Lautsi et autres (arrêt précité), dans laquelle les requérants s’étaient plaints de la présence de symboles religieux dans la salle de classe de leurs enfants, la Cour a accordé beaucoup d’importance au fait que l’Italie a ouvert l’espace scolaire à d’autres religions que le christianisme (Lautsi et autres, précité, § 74). Par ailleurs, rien n’indiquait non plus que les autorités se fussent montrées intolérantes à l’égard des élèves adeptes d’autres religions, non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion (ibidem).

En l’espèce, la Cour note que les requérants n’allèguent pas que leurs filles auraient été restreintes autrement que lors des cours de natation mixtes dans l’exercice ou la manifestation de leurs convictions religieuses.

103. Un autre facteur à prendre en considération dans l’examen de la proportionnalité de la mesure litigieuse est la gravité de la sanction infligée aux requérants. Les amendes d’ordre infligées aux intéressés s’élevaient à 350 CHF pour chacun des requérants et chacune des filles, soit 1 400 CHF au total. La Cour estime que ces amendes, que les autorités compétentes ont infligées après avoir dûment averti les requérants, sont proportionnées à l’objectif poursuivi, à savoir s’assurer que les parents envoient bien leurs enfants aux cours obligatoires, et ce avant tout dans leur propre intérêt, celui d’une socialisation et d’une intégration réussies des enfants.

104. Enfin, la Cour rappelle que l’article 9 peut impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger les droits garantis par cette disposition, et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées (Savda, précité, § 98).

S’agissant de la procédure suivie en l’espèce, la Cour observe que les autorités ont publié une directive sur le traitement à réserver aux questions religieuses à l’école, dans laquelle les requérants ont pu trouver les informations pertinentes (paragraphe 27 ci-dessus). Puis l’autorité compétente a averti les requérants qu’ils encouraient une amende si leurs enfants n’étaient pas présents aux cours de natation obligatoires (paragraphe 10 ci-dessus). À la suite d’un entretien avec la direction de l’école et deux lettres adressées par celle-ci aux requérants, l’autorité compétente a infligé aux requérants les amendes qui étaient prévues par le droit interne pertinent (paragraphes 11-13 ci-dessus) et que les intéressés ont pu contester devant la cour d’appel du canton de Bâle-Ville, puis devant le Tribunal fédéral. À l’issue de procédures équitables et contradictoires, ces deux juridictions, dans le cadre de décisions dûment motivées, sont arrivées à la conclusion que l’intérêt public consistant à suivre de manière intégrale le programme scolaire obligatoire devait prévaloir sur l’intérêt privé des requérants d’obtenir pour leurs filles une dispense des cours de natation mixtes.

Il s’ensuit que les requérants ont eu à leur disposition une procédure accessible et susceptible de leur permettre de faire examiner le bien-fondé de leur demande de dispense au regard de l’article 9 de la Convention.

105. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que, en faisant primer l’obligation pour les enfants de suivre intégralement la scolarité et la réussite de leur intégration sur l’intérêt privé des requérants de voir leurs filles dispensées des cours de natation mixtes pour des raisons religieuses, les autorités internes n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation considérable dont elles jouissaient dans la présente affaire, qui porte sur l’instruction obligatoire.

106. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

LA PRATIQUE D'UN ISLAM VIOLENT

Boudelal c. France du 6 juillet 2017 requête no 14894/14

Article 9 : Le refus motivé des autorités de réintégrer le requérant dans la nationalité française pour cause de pratique d'Islam violent n’a pas violé la Convention. Le requérant a des relations "de nature à créer un doute sur le loyalisme du [requérant] envers la France". L'article 9 ne protège pas la pratique de "l'Islam violent".

21. La Cour relève que la demande du requérant tendant à sa réintégration dans la nationalité française a été rejetée au motif qu’il existait un doute sur son loyalisme envers la France. Il ressort en particulier de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 31 mai 2013 (paragraphe 8 ci-dessus) que ce doute reposait sur les éléments suivants : le requérant était « militant convaincu de la cause palestinienne, dont il [était] un ardent apologiste », et « un virulent détracteur de la politique israélienne » ; il était « impliqué avec ferveur dans la défense des droits des immigrés » ; son engagement s’appuyait sur des structures associatives qu’il avait initiées ou qu’il animait (l’arrêt fait référence à l’association « Paix comme Palestine », qu’elle qualifie de relais local d’une association « proche de l’idéologie du Hamas », et à l’association « Immigration Repère et Citoyenneté ») ; il a « participé à de nombreuses manifestations en faveur de la cause palestinienne depuis le 14 octobre 2000 » ; en janvier 2009, lors d’une manifestation contre l’intervention militaire israélienne dans la Bande de Gaza, le requérant a pris la parole pour communiquer aux manifestants « des nouvelles de la situation dans la Bande de Gaza », s’est prévalu d’être « en liaison avec un représentant du Hamas[, et a indiqué] que cette organisation aurait refusé la trêve proposée par l’État d’Israël ».

22. La Cour partage le point de vue du Gouvernement selon lequel il convient en l’espèce de se référer à l’affaire Petropavlovskis (précitée), même si ces deux affaires se distinguent par le contexte dans lequel elles s’inscrivent.

23. Il s’agissait dans l’affaire Petropavlovskis d’une personne de nationalité russe née en Lettonie en 1955, engagée contre la réforme de l’éducation et pour la promotion du droit de la communauté russophone de bénéficier d’un enseignement en russe, dont la demande de nationalité lettone par naturalisation avait été rejetée au motif d’un manque de loyauté envers la République de Lettonie. Le Conseil des ministres avait en effet considéré qu’il ressortait des actes de l’intéressé qu’il ne pouvait pas honnêtement prêter serment d’allégeance à la République de Lettonie. Selon le Conseil des ministres, ses déclarations publiques prouvaient qu’il n’avait pas de lien véritable avec celle-ci, qu’il ne souhaitait pas en établir et qu’il n’avait demandé la nationalité que dans le cadre d’une campagne politique visant à lui nuire.

24. Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, le requérant se plaignait du refus d’octroi de la nationalité lettone qui lui avait été opposé, soutenant en particulier qu’il visait à le sanctionner pour avoir exprimé des opinions et exercé son droit de réunion pacifique. La Cour a cependant conclu que ces dispositions ne s’appliquaient pas dans les circonstances de l’espèce.

25. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a tout d’abord constaté que le requérant avait été en mesure d’exprimer librement ses opinions, avant comme après le rejet de sa demande de naturalisation, et que rien ne montrait que cette décision avait eu un effet dissuasif sur lui ni ne suggérait que la politique du gouvernement Letton en matière de nationalité avait eu un effet de cette nature sur lui ou sur les personnes exprimant des opinions analogues aux siennes. Elle a de plus pris en compte le fait qu’il n’avait pas été sanctionné pénalement pour avoir exprimé ses opinions ou participé à une manifestation.

26. La Cour a ensuite estimé que le rejet de la demande de naturalisation du requérant ne visait pas à le punir à raison de son exercice de la liberté d’expression et de réunion. Elle a souligné que le choix des critères aux fins de la procédure de naturalisation n’est, en principe, pas soumis à des règles particulières de droit international, et que les États décident librement d’accorder ou non la naturalisation aux individus qui la demandent (paragraphe 80). Elle a rappelé dans ce contexte que, si, dans certaines circonstances, des décisions arbitraires ou discriminatoires rendues dans le domaine de la nationalité pouvaient soulever des questions en matière de droits de l’homme en général et au regard de la Convention en particulier, ni la Convention ni le droit international en général ne prévoyaient un droit à acquérir une nationalité spécifique (paragraphe 83). Ensuite, après avoir constaté que rien dans la loi lettone sur la nationalité n’indiquait que le requérant pût revendiquer un droit inconditionnel à l’obtention de la nationalité lettone et que rien ne permettait de considérer que la décision prise en l’espèce ait été entachée d’arbitraire, la Cour a estimé que l’exigence de loyauté envers l’État et la Constitution à laquelle le droit letton subordonnait l’octroi de la nationalité n’était pas une mesure punitive de nature à restreindre la liberté d’expression et de réunion, mais un critère devant être rempli par tout individu cherchant à obtenir la nationalité lettone par naturalisation (paragraphe 85).

27. En l’espèce, à l’instar du requérant Petropavlovskis, le requérant a pu, après comme avant le refus opposé à sa demande de réintégration dans la nationalité française, librement exprimer ses opinions, participer à des manifestations et adhérer aux associations de son choix. Par ailleurs, s’il fait état de l’effet dissuasif que cette mesure aurait eu sur son aptitude à exercer les droits garantis par les articles 9, 10 et 11 de la Convention, il n’étaye pas cette allégation. Il ne ressort du reste pas du dossier qu’il aurait par exemple renoncé à des engagements associatifs ou à l’expression de ses opinions à la suite de celle-ci.

28. En outre, cette décision de refus, à laquelle n’était associée aucune autre mesure telle que des sanctions pénales, ne présentait pas de caractère punitif. Elle se bornait en réalité à prendre acte du fait que l’un des critères fixés par le droit interne pour la naturalisation ou la réintégration dans la nationalité française n’était pas rempli. La Cour observe à cet égard qu’à l’instar du droit letton dont il était question dans l’affaire Petropavlovskis, le droit français ne garantit pas aux étrangers un droit inconditionnel à l’obtention de la nationalité française. Au contraire, il subordonne celle-ci au loyalisme des postulants tel qu’évalué par les autorités, tout en offrant à ceux-ci des garanties contre l’arbitraire en obligeant les autorités à motiver leurs décisions de refus et en donnant aux personnes déboutées la possibilité d’exercer un recours devant les juridictions administratives. Il ressort d’ailleurs du dossier que le requérant a effectivement bénéficié de ces garanties.

29. La Cour note également que la conclusion de la cour administrative d’appel de Nantes repose sur le constat que les éléments du dossier étaient « de nature à créer un doute sur le loyalisme du [requérant] envers la France » (paragraphe 8 ci-dessus). En cela aussi la présente espèce se rapproche de l’affaire Petropavlovskis (précitée, § 85), dans laquelle la Cour a accordé un poids important au fait que l’appréciation de la loyauté effectuée aux fins de la décision sur la demande d’accès à la nationalité lettone ne renvoyait pas à la loyauté envers le gouvernement au pouvoir, mais à la loyauté envers l’État et la Constitution.

30. En résumé, comme dans l’affaire Petropavlovskis (précitée, § 86), la Cour ne voit pas en quoi le requérant aurait été empêché d’exprimer ses opinions ou de participer à quelque rassemblement ou mouvement que ce soit. Parvenant en conséquence à un constat similaire, elle conclut que les articles 9, 10 et 11 de la Convention ne s’appliquent pas dans les circonstances de l’espèce.

31. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

JURISPRUDENCE FRANÇAISE

CNCDH : Avis sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République (A - 2021 - 1)

Liste des recommandations :
Recommandation n° 1 : La commission recommande l'abandon du contrat d'engagement républicain pour les Associations dites loi 1901.
Recommandation n° 2 : La commission recommande de ne pas ajouter un nouvel article L. 212-1-1 au code de la sécurité intérieure tel qu'il figure dans le projet de loi.
Recommandation n° 3 : La commission recommande de différer les dispositions relatives à la lutte contre la haine en ligne tant que le contenu du règlement de l'Union européenne dit « Digital services act » ne sera pas stabilisé.
Recommandation n° 4 : La commission recommande, en qui concerne le choix fait par les parents de l'instruction en famille, d'en rester au régime déclaratif et de mettre en œuvre les contrôles déjà prévus par la loi.
Recommandation n° 5 : La commission recommande de ne pas modifier le dispositif d'encadrement des établissements privés hors contrat instauré par la loi Gatel avant que les contrôles prévus aient effectivement été réalisés et que le législateur dispose du recul nécessaire pour faire le bilan de son application.
Recommandation n° 6 : La commission recommande l'abandon de l'obligation de la seconde déclaration préalable exigée des associations cultuelles pour bénéficier des avantages propres à cette catégorie et son renouvellement tous les 5 ans.
Recommandation n° 7 : La commission recommande, pour ce qui concerne la liste des infractions entraînant l'interdiction de diriger ou d'administrer une association cultuelle, de s'en tenir à celles de ces infractions qui sont inscrites au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions terroristes prévu par l'article 706-25-4 du code de procédure pénale.
Recommandation n° 8 : La commission recommande de prévoir explicitement que l'extension du champ d'application des principes de laïcité et de neutralité du service public, prévue par l'article 1er du projet de loi, n'aura pas de conséquences sur le régime des cultes d'Alsace-Moselle.
Recommandation n° 9 : La commission recommande de ne pas modifier les régimes des cultes applicables dans les Outre-mer tant que les études et concertations nécessaires n'auront pas été menées à bien.

Une croix surplomba la statue de Jean Paul II, devra être retirée de la place de Ploërmel en Bretagne

Conseil d'État, arrêt n° 396990 du 25 octobre 2017, Fédération morbihannaise de la Libre Pensée et autres

EXPLICATIONS

La Fédération morbihannaise de la libre pensée et deux autres requérants ont demandé au maire de Ploërmel (Morbihan) de retirer de tout emplacement public de la commune le monument érigé sur une place publique de la commune et composé d’une statue représentant le pape Jean-Paul II, surmontée d’une arche et d’une croix. Le silence gardé par le maire sur ces demandes a fait naître des décisions implicites de refus.

•    Les requérants ont demandé au tribunal administratif de Rennes, d’une part, d’annuler ces refus, d’autre part, d’enjoindre au maire de retirer le monument. Le tribunal y a fait droit. La cour administrative d’appel de Nantes a en revanche eu une appréciation différente : elle a annulé ce jugement et rejeté la demande des requérants.

•    Par la décision de ce jour, le Conseil d’État annule cet arrêt en tant seulement qu’il se prononce sur la demande de retrait de l’arche et de la croix surplombant la statue du pape Jean-Paul II. Il juge que cette croix, à la différence de l’arche, constitue un signe ou emblème religieux dont l’installation est contraire à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.

Les faits et la procédure :

Par une délibération du 28 octobre 2006, le conseil municipal de Ploërmel (Morbihan) a accepté le don, fait par l’artiste russe Zurab Tsereteli, d’une statue représentant le pape Jean-Paul II, destinée à être érigée sur une place publique de la commune.

La Fédération morbihannaise de la libre pensée, Mme P. et M. K. ont demandé au maire de Ploërmel de retirer le monument consacré à Jean-Paul II de tout emplacement public de la commune. Le silence gardé par le maire sur ces demandes a fait naître des décisions implicites de rejet.

Les intéressés ont alors saisi le tribunal administratif de Rennes d’une demande tendant, d’une part, à l’annulation de ces décisions implicites de rejet, d’autre part, à ce qu’il soit enjoint au maire de retirer le monument de son emplacement. Par un jugement du 30 avril 2015, le tribunal administratif de Rennes a fait droit à ce recours et a enjoint au maire de Ploërmel de faire procéder, dans un délai de six mois, au retrait du monument de son emplacement.

Par un arrêt du 15 décembre 2015, la cour administrative d’appel de Nantes a annulé ce jugement et rejeté les demandes présentées par la Fédération morbihannaise de la libre pensée, Mme P. et M. K.

Ces derniers se sont pourvus en cassation devant le Conseil d’État.

La décision du Conseil d’État :

Par la décision de ce jour, le Conseil d’État fait partiellement droit aux demandes des requérants, qui soutenaient que les décisions du maire refusant de retirer le monument de son emplacement méconnaissaient la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.

Le Conseil d’État annule d’abord en partie l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 15 décembre 2015 au motif que cette dernière s’est méprise sur la portée de la délibération du 28 octobre 2006 du conseil municipal de Ploërmel.

Il juge, contrairement à la cour administrative d’appel, que cette délibération avait exclusivement pour objet l’acceptation du don à la commune de la statue et ne comportait aucun élément relatif à l’arche et à la croix de grande dimension, distinctes de la statue, installées en surplomb de celle-ci. Il en déduit l’existence d’une décision du maire, distincte de la délibération du 28 octobre 2006, de procéder à l’installation d’une arche et d’une croix en surplomb de la statue.

Or cette décision du maire, à la différence de la délibération du 28 octobre 2006, n’a fait l’objet d’aucune mesure de publicité. Les délais de recours n’ont donc pas couru à son encontre, ce qui a pour conséquence, en vertu des règles rappelées au point 4 de la décision du Conseil d’État, que cette décision pouvait être abrogée par le maire, contrairement à ce qu’a jugé la cour administrative d’appel.

Le Conseil d’État tire les conséquences de cette analyse en prononçant l’annulation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes en tant qu’il porte seulement sur les demandes des requérants tendant au retrait de la croix et de l’arche surplombant la statue du pape Jean-Paul II. La partie de l’arrêt concernant le refus de retirer la statue, objet de la délibération du 28 octobre 2006 devenue définitive ainsi que l’a jugé la cour, est en revanche confirmée.

Après cassation, saisi comme juge d’appel de cette partie du litige, le Conseil d’État fait application de la grille d’analyse dégagée par ses décisions Fédération de la libre pensée de Vendée et Commune de Melun du 9 novembre 2016, rendues au sujet de l’installation de crèches de Noël dans des emplacements publics.

Il rappelle d’abord la portée de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, aux termes duquel : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions. ». Cet article, qui a pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, fait obstacle à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse, sous réserve des exceptions qu’il ménage.

En l’espèce, après avoir relevé les caractéristiques de la croix et de l’arche qui surplombent la statue du pape Jean-Paul II installée à Ploërmel, l’ensemble atteignant une hauteur de 7,5 mètres hors socle, il estime que l’arche ne saurait, par elle-même, être regardée comme un signe ou emblème religieux au sens de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.

Le Conseil d’État retient en revanche une solution opposée s’agissant de la croix surplombant l’œuvre, écartant l’argumentation de la commune qui faisait valoir en défense, pour justifier cette installation, le caractère d’œuvre d’art de l’ensemble, le fait que la croix constituerait l’expression d’une forte tradition catholique locale ou encore la circonstance que la parcelle sur laquelle est implantée le monument litigieux aurait fait l’objet d’un déclassement du domaine public. Il juge en outre que sont sans incidence le fait que la statue ait fait l’objet d’une décision de non-opposition à déclaration de travaux, l’intérêt économique et touristique du monument pour la commune, et le fait que le retrait de tout ou partie de l’œuvre méconnaîtrait les engagements contractuels la liant à l’artiste.

Dès lors que la croix constitue un signe ou un emblème religieux au sens de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et que son installation par la commune n’entre dans aucune des exceptions ménagées par cet article, sa présence dans un emplacement public est contraire à cette loi.

Le Conseil d'État, statuant comme juge d'appel dans la limite de la cassation, confirme l'injonction prononcée par le tribunal administratif dans son jugement du 30 avril 2015 en tant seulement qu'il ordonne de procéder au retrait de la croix.

Conseil d'État, arrêt n° 396990 du 25 octobre 2017, Fédération morbihannaise de la Libre Pensée et autres

Le Conseil d'État statuant au contentieux (section du contentieux, 8ème et 3ème chambres réunies), sur le rapport de la 8ème chambre
de la section du contentieux

Séance du 11 octobre 2017 - Lecture du 25 octobre 2017

Vu la procédure suivante :

La Fédération morbihannaise de la libre pensée, Mme P... J... et M. E... Q...ont demandé au tribunal administratif de Rennes d’annuler les décisions implicites de rejet nées du silence gardé sur leurs demandes, présentées au maire de la commune de Ploërmel le 6 avril 2012 et le 26 juin 2012, tendant à ce que soit enlevé de tout emplacement public le monument consacré au pape Jean-Paul II, et d’enjoindre au maire de Ploërmel de faire respecter l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 en faisant disparaître ce monument de tout emplacement public. Par un jugement n°s 1203099, 1204355, 1204356 du 30 avril 2015, le tribunal administratif de Rennes a annulé les décisions contestées du maire de Ploërmel et lui a enjoint de procéder, dans le délai de six mois à compter de la notification du jugement, au retrait de son emplacement actuel du monument dédié au pape Jean-Paul II.

Par un arrêt n°s 15NT02053, 15NT02054 du 15 décembre 2015, la cour administrative d'appel de Nantes a annulé ce jugement et rejeté les conclusions de la Fédération morbihannaise de la libre pensée, de Mme J...et M. Q....

Par un pourvoi et deux mémoires en réplique, enregistrés le 15 février 2016 et les 4 et 10 octobre 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Fédération morbihannaise de la libre pensée, Mme J...et M. Q...demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l’affaire au fond, de rejeter l’appel de la commune de Ploërmel ;
3°) de mettre à la charge de la commune la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des collectivités territoriales ;
- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Manon Perrière, maître des requêtes,  
- les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la Fédération morbihannaise de la libre pensée, de Mme J...et de M. Q... et à la SCP Gaschignard, avocat de la commune de Ploërmel.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 18 octobre 2017, présentée par la commune de Ploërmel.

Vu la note en délibéré, enregistrée le 23 octobre 2017, présentée par l’Association de défense de la statue de Jean-Paul II « Touche pas à mon pape ».

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la Fédération morbihannaise de la libre pensée, d’une part, Mme  J...et M.Q..., d’autre part, ont demandé par courriers adressés au maire de la commune de Ploërmel, respectivement reçus les 6 avril et 26 juin 2012, de retirer de tout emplacement public de cette commune le monument consacré au pape Jean-Paul II, érigé sur la place Jean-Paul II à la suite d’une délibération du 28 octobre 2006 par laquelle le conseil municipal a accepté le don, fait par l’artiste russe U...R..., d’une statue représentant ce pape destinée à être implantée sur une place publique de la commune. Par un jugement du 30 avril 2015, le tribunal administratif de Rennes a accueilli les demandes des intéressés tendant à l’annulation des décisions implicites de rejet qui leur ont été opposées et a enjoint au maire de la commune de Ploërmel de faire procéder, dans un délai de six mois, au retrait du monument de son emplacement actuel. Par un arrêt du 15 décembre 2015, contre lequel la Fédération morbihannaise de la Libre Pensée, Mme J... et M. Q...se pourvoient en cassation, la cour administrative d’appel de Nantes a annulé ce jugement et a rejeté leurs demandes.

Sur l’intervention de l’association « Touche pas à mon pape » :

2.  L’association a intérêt au maintien de l’arrêt attaqué. Ainsi, son intervention est recevable.

Sur l’arrêt attaqué :

3. Pour annuler le jugement du tribunal administratif et rejeter les demandes de Fédération morbihannaise de la Libre Pensée, de Mme  J...et de M.Q..., la cour, après avoir analysé les demandes adressées au maire de la commune les 6 avril et 26 juin 2012 comme tendant implicitement mais nécessairement à l'abrogation de la délibération susmentionnée du 28 octobre 2006, s’est fondée sur le moyen, qu’elle a relevé d’office, tiré de ce que les requérants ne pouvaient utilement invoquer, à l’encontre du refus d’abrogation, la circonstance que la décision d’implanter le monument litigieux sur une place publique de la commune méconnaîtrait l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, dès lors que la délibération du 28 octobre 2006 était devenue définitive à la date des demandes et que l’illégalité alléguée ne procédait pas de changements dans les circonstances de droit ou de fait intervenus postérieurement à son édiction mais l’affectait depuis son origine.

4. L’autorité administrative compétente, saisie par une personne intéressée d’une demande en ce sens, n’est tenue de procéder à l’abrogation d’une décision non réglementaire qui n’a pas créé de droits que si cette décision est devenue illégale à la suite de changements dans les circonstances de droit ou de fait intervenus postérieurement à son édiction.

5. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la cour administrative d’appel, contrairement à ce qui est soutenu, ne s’est pas méprise sur le sens des demandes adressées au maire de Ploërmel les 6 avril et 26 juin 2012 en les interprétant comme tendant à l’abrogation de la décision de la commune d’implanter sur un emplacement public le monument litigieux, qui se compose d’une statue du pape Jean-Paul II ainsi que d’une arche surmontée d’une croix, l’ensemble étant d’une hauteur de 7,5 mètres hors socle, et non comme tendant à ce que le maire fasse usage des pouvoirs dont il dispose en vue d’assurer la protection du domaine public communal.

6. Toutefois, il ressort également des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la délibération du 28 octobre 2006 avait exclusivement pour objet l’acceptation, par la commune, d’un don de M. R...portant sur une statue représentant le pape Jean-Paul II en vue de son installation sur la place éponyme de la commune et ne comportait aucun élément relatif à l’arche et à la croix de grande dimension, distinctes de la statue et installées en surplomb de celle-ci. L’installation, au-dessus de la statue, d’une arche et d’une croix doit ainsi être regardée comme révélant l’existence d’une décision du maire de la commune distincte de la délibération du 28 octobre 2006, alors même que le monument aurait comporté ces deux éléments dès sa création par l’artiste. En jugeant que la décision d’implanter le monument sur la place Jean-Paul II était contenue, pour la totalité de ce monument, dans la délibération du 28 octobre 2006, la cour a, en conséquence, inexactement apprécié la portée de cette délibération.

7. Il en résulte que si la cour a pu, après avoir relevé, sans entacher son arrêt d’insuffisance de motivation sur ce point, que la délibération du 28 octobre 2006 était devenue définitive à la date des demandes d’abrogation, en déduire sans erreur de droit que le maire n’était pas tenu d’abroger la décision d’implanter le monument en tant que celui-ci se compose de la statue du pape Jean-Paul II, dès lors que l’illégalité invoquée à l’encontre de cette décision non réglementaire non créatrice de droit l’affectait dès son adoption, elle n’a pu, sans commettre d’erreur de droit, juger pour ce même motif que le maire était fondé à refuser d’abroger la décision distincte de faire surplomber la statue d’une arche et d’une croix, qui n’avait fait l’objet d’aucune mesure de publicité de nature à faire courir les délais de recours à son encontre.

8. Par suite, les requérants sont seulement fondés à demander l’annulation de l’arrêt qu’ils attaquent en tant qu’il porte sur leurs conclusions relatives à leur demande de retrait du monument, en ce que celui-ci comporte une arche et une croix.

9. Il y a lieu de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

10. Mme J...et M.Q..., dont il est constant qu’ils résident dans la commune de Ploërmel, justifient à ce titre d’un intérêt leur donnant qualité pour demander l’annulation pour excès de pouvoir des décisions implicites de refus opposées par le maire à leur demande tendant à ce que le monument, en ce qu’il comporte une arche et une croix, soit retiré de tout emplacement public de la commune. De même, la Fédération de la libre pensée du Morbihan, qui s’est donné pour objet, notamment, de défendre le principe de laïcité et l’application de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des églises et de l'Etat sur le territoire du département du Morbihan, dans lequel se situe la commune de Ploërmel, dispose d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation de la décision implicite de refus opposé à sa propre demande d’abrogation. Il en résulte que la commune n’est pas fondée à soutenir que le tribunal aurait dû relever d’office l’irrecevabilité, pour défaut d’intérêt à agir, des demandes qui lui ont été soumises.

11. Aux termes de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État : « Il est interdit, à l'avenir, d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit. à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ». Ces dernières dispositions, qui ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, s’opposent à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse, sous réserve des exceptions qu’elles ménagent.

12. Il  ressort des pièces du dossier que la statue du pape Jean-Paul II, érigée en 2006 sur une place publique de la commune de Ploërmel, est, ainsi qu’il a été dit, surplombée d'une croix de grande dimension reposant sur une arche, l’ensemble monumental étant d’une hauteur de 7,5 mètres hors socle. Si l’arche surplombant la statue ne saurait, par elle-même, être regardée comme un signe ou emblème religieux au sens de l’article 28 précité de la loi du 9 décembre 1905, il en va différemment, eu égard à ses caractéristiques, de la croix. Par suite, l’édification de cette croix sur un emplacement public autre que ceux prévus par l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 précité méconnaît ces dispositions, sans que la commune et l’association intervenante en défense soient utilement fondées à se prévaloir ni du caractère d’œuvre d’art du monument, ni de ce que la croix constituerait l’expression d’une forte tradition catholique locale, ni de la circonstance, au demeurant non établie, que la parcelle communale sur laquelle a été implantée la statue aurait fait l’objet d’un déclassement postérieurement aux décisions attaquées. En outre, sont sans incidence sur la légalité des décisions attaquées la circonstance que l’installation de la statue aurait fait l’objet d’une décision de non-opposition à déclaration de travaux au profit de la commune devenue définitive ainsi que les moyens tirés de l’intérêt économique et touristique du monument pour la commune et de ce que le retrait de tout ou partie de l’œuvre méconnaîtrait les engagements contractuels la liant à l’artiste.

13. Il résulte de ce qui précède, l’arrêt n’ayant été cassé que dans la mesure où il a rejeté les conclusions tendant à ce que soient retirées du monument l’arche et la croix surplombant la statue, que la commune de Ploërmel est seulement fondée à soutenir que c’est à tort que le tribunal administratif, dont le jugement est suffisamment motivé et n’est pas entaché de contradiction de motifs, s’est fondé, pour annuler les décisions attaquées en tant qu’elles portent sur l’arche installée en surplomb de la statue du pape Jean-Paul II, sur ce que l’implantation de cette arche sur un emplacement public méconnaissait l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.

14. Il appartient, toutefois, au Conseil d’Etat, saisi de l’ensemble du litige par l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner les autres moyens soulevés par la Fédération morbihannaise de la Libre Pensée, Mme  J...et M. Q...devant le tribunal administratif.

15. D’une part, l’implantation de l’arche en surplomb de la statue ne méconnaissant pas, ainsi qu’il a été dit, les dispositions de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le maire était tenu de faire cesser un trouble allégué à l’ordre public qui procèderait de la méconnaissance de cette loi, ou, en tout état de cause, de faire droit à leur demande en application des dispositions de l’article L. 2122-27 du code général des collectivités territoriales. D’autre part, la circonstance que la convention par laquelle l’artiste a cédé à la commune ses droits patrimoniaux sur l’œuvre comporterait des clauses entachées de nullité est sans incidence sur la légalité des décisions attaquées.

16. Il résulte de ce qui précède que la commune de Ploërmel, qui n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a annulé les décisions attaquées en tant qu’elles portent sur la croix installée sur l’arche surplombant la statue de Jean Paul II,  est seulement fondée à soutenir que c’est à tort que, par ce jugement, le tribunal administratif a annulé les décisions attaquées en tant qu’elles portent sur cette arche et enjoint à la commune de procéder au retrait de celle-ci.

17. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Ploërmel la somme de 3 000 euros à verser à la Fédération morbihannaise de la libre pensée, à Mme J...et à M. Q...au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces mêmes dispositions font, en revanche, obstacle à ce qu’une somme soit mise à la charge de la Fédération morbihannaise de la libre pensée, de Mme J...et de M. Q..., qui ne sont pas les parties perdantes.

D E C I D E :
Article 1er : L’intervention de l’association « Touche pas à mon pape » est admise.
Article 2 : L’arrêt du 15 décembre 2015 de la cour administrative d’appel de Nantes est annulé en tant qu’il porte sur les conclusions relatives aux décisions de refus de retirer l’arche et la croix installées en surplomb de la statue du pape Jean-Paul II.
Article 3 : Les demandes tendant à l’annulation des décisions attaquées et à ce qu’une injonction soit prononcée à l’encontre de la commune de Ploërmel sont rejetées en tant qu’elles portent sur l’arche surplombant la statue du pape Jean-Paul II.
Article 4 : Les articles 1er et 2 du jugement du tribunal administratif de Rennes du 30 avril 2015 sont réformés en ce qu’ils sont contraires à l’article 3 de la présente décision compte tenu de la cassation prononcée à l’article 2.
Article 5 : La commune de Ploërmel versera la somme globale de 3 000 euros à la Fédération morbihannaise de la libre pensée, à Mme J...et à M.Q....
Article 6 : Les conclusions de la commune de Ploërmel et de l’association « Touche pas à mon pape » tendant à la mise en œuvre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 7 : Le surplus des conclusions d’appel de la commune et le surplus des conclusions du pourvoi sont rejetés.
Article 8 : La présente décision sera notifiée à la Fédération morbihannaise de la libre pensée, à Mme P...J..., à M. E...Q..., à la commune de Ploërmel, à M. U...R...et à l’association de défense de la statue de Jean-Paul II « Touche pas à mon pape ».

UNE CRÈCHE A CARACTÈRE CULTUREL, ARTISTIQUE OU FESTIF SANS BUT DE PROSÉLYTISME PEUT ÊTRE INSTALLÉE DANS UN LIEU PUBLIC

DEUX DÉCISIONS DU CONSEIL D'ÉTAT DU 9 NOVEMBRE 2016

Le Conseil d’État commence par rappeler la portée du principe de laïcité et de la loi du 9 décembre 1905, qui créent des obligations pour les personnes publiques. Celles-ci doivent ainsi :

  • assurer la liberté de conscience ;

  • garantir le libre exercice des cultes ;

  • veiller à la neutralité des agents publics et des services publics à l’égard des cultes, ce qui implique notamment de ne reconnaître, ni de subventionner aucun culte.

2) Le Conseil d’État fait ensuite application de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, qui pose l’interdiction de principe d’élever ou d’apposer des emblèmes ou signes religieux sur les emplacements publics. Le Conseil d’État juge que cette interdiction vise à mettre en œuvre le principe de neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes. Elle s’oppose donc à l’installation, par les personnes publiques, de signes ou d’emblèmes qui manifestent la reconnaissance d’un culte ou marquent une préférence religieuse.

3) Pour appliquer cette règle aux crèches de Noël, le Conseil d’État relève qu’une crèche peut avoir plusieurs significations. Elle présente un caractère religieux ; mais elle est aussi un élément des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement les fêtes de fin d’année, sans signification religieuse particulière.

4) Tenant compte de ces différentes significations possibles, le Conseil d’État juge que l’installation temporaire d’une crèche de Noël par une personne publique dans un emplacement public est légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, mais non si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou marque une préférence religieuse.
Pour déterminer si une telle installation présente un caractère culturel, artistique ou festif, ou au contraire exprime la reconnaissance d’un culte ou d’une préférence religieuse, le Conseil d’État juge qu’il convient de tenir compte :

  • du contexte de l’installation : celui-ci doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme ;

  • des conditions particulières de l’installation ;

  • de l’existence ou de l’absence d’usages locaux ;

  • du lieu de l’installation.

5) Compte tenu de l’importance de ce dernier élément, le Conseil d’État précise qu’il y a lieu de distinguer, parmi les lieux, entre les bâtiments publics qui sont le siège d’une collectivité publique ou d’un service public et les autres emplacements publics. Ainsi :

  • dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, l’installation d’une crèche par une personne publique n’est en principe pas conforme au principe de neutralité, sauf si des circonstances particulières permettent de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif ;

  • en revanche, dans les autres emplacements publics, en raison du caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année, l’installation d’une crèche par une personne publique ne méconnaît pas le principe de neutralité, sauf si elle constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

Conseil d'État 9 novembre 2016 décision n° 395122 Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne

Vu la procédure suivante :

La Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne a demandé au tribunal administratif de Melun d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le maire de Melun a rejeté sa demande tendant à ce qu’il s’abstienne d’installer une crèche de Noël dans l’enceinte de l’hôtel de ville de cette commune durant le mois de décembre 2012. Par un jugement n°1300483 du 22 décembre 2014, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande.

Par un arrêt n°15PA00814 du 8 octobre 2015, la cour administrative d’appel de Paris, faisant droit à l’appel formé par la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, a annulé ce jugement et annulé pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet du maire de la commune Melun.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 8 décembre 2015 et 11 janvier 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la commune de Melun demande au Conseil d’État :
1°) d’annuler cet arrêt n°15PA00814 du 8 octobre 2015 de la cour administrative d’appel de Paris ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel ;
3°) de mettre à la charge de la Fédération départementale des libre penseurs de Seine-et-Marne une somme de 6 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
- le code de justice administrative.

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Anne Iljic, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Garreau, Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, avocat de la commune de Melun et à la SCP Foussard, Froger, avocat de la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne ;

Considérant ce qui suit :
1. L’intervention de l’association EGALE, qui tend au rejet du pourvoi, a été enregistrée le 26 octobre 2016, soit postérieurement à la clôture de l’instruction. Cette intervention, qui, au surplus, n’a pas été présentée par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, n’est, par suite, pas recevable.

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par courrier du 18 octobre 2012, la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne a demandé au maire de Melun de s’abstenir d’installer une crèche de Noël dans l’enceinte de l’hôtel de ville de cette commune durant le mois de décembre 2012. Une crèche ayant néanmoins été installée dans la cour intérieure de l’hôtel de ville, la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne a demandé au tribunal administratif de Melun d’annuler pour excès de pouvoir la décision du maire de cette commune de procéder à cette installation. Par un jugement du 22 décembre 2014, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande. Par un arrêt du 8 octobre 2015, la cour administrative d’appel de Paris a fait droit à l’appel formé par la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne contre ce jugement. La commune de Melun se pourvoit en cassation contre cet arrêt.

3. Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ». La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État crée, pour les personnes publiques, des obligations, en leur imposant notamment, d’une part, d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes, d’autre part, de veiller à la neutralité des agents publics et des services publics à l’égard des cultes, en particulier en n’en reconnaissant ni n’en subventionnant aucun. Ainsi, aux termes de l’article 1er de cette loi : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et, aux termes de son article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Pour la mise en œuvre de ces principes, l’article 28 de cette même loi précise que : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ». Ces dernières dispositions, qui ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, s’opposent à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse. Elles ménagent néanmoins des exceptions à cette interdiction. Ainsi, est notamment réservée la possibilité pour les personnes publiques d’apposer de tels signes ou emblèmes dans un emplacement public à titre d’exposition. En outre, en prévoyant que l’interdiction qu’il a édictée ne s’appliquerait que pour l’avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existants à la date de l’entrée en vigueur de la loi.

4. Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et qui, par là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année.

5. Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Pour porter cette dernière appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation. A cet égard, la situation est différente, selon qu’il s’agit d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, ou d’un autre emplacement public.

6. Dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences qui découlent du principe de neutralité des personnes publiques.

7. A l’inverse, dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion et durant cette période d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse

8. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que, pour juger que la crèche installée dans l’enceinte de l’hôtel de ville de la commune de Melun revêtait le caractère d’un signe ou emblème religieux dont l’installation est interdite par l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, la cour administrative d’appel de Paris s’est bornée à relever que cette installation constituait la représentation figurative d’une scène fondatrice de la religion chrétienne. En se fondant sur ces seules constatations pour en déduire qu’elle méconnaissait l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, elle a entaché son arrêt d’erreur de droit.

9. Il résulte de ce qui précède que la commune de Melun est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative.

11. Il ressort des pièces du dossier que, pendant la période des fêtes de la fin de l’année 2012, le maire de Melun a installé une crèche de Noël dans une alcôve située sous le porche reliant la cour d’honneur au jardin de l’hôtel de ville de Melun et permettant l’accès des usagers aux services publics municipaux. L’installation de cette crèche dans l’enceinte de ce bâtiment public, siège d’une collectivité publique, ne résultait d’aucun usage local et n’était accompagnée d’aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif. Il s’ensuit que le fait pour le maire de Melun d’avoir procédé à cette installation dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, a méconnu l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques.

12. Il résulte de qui précède que la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, qui a intérêt pour agir, contrairement à ce qui est soutenu dans la fin de non recevoir opposée par la commune de Melun, est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement du 22 décembre 2014, le tribunal administratif de Melun a rejeté sa demande et à demander l’annulation de la décision attaquée.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Melun une somme de 3000 euros à verser à la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge la Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :

Article 1er : L’intervention de l’association EGALE n’est pas admise.
Article 2 : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 8 octobre 2015 et le jugement du 22 décembre 2014 du tribunal administratif de Melun sont annulés.
Article 3 : La décision du maire de Melun d’installer une crèche de Noël dans l’enceinte de l’hôtel de ville de cette commune durant le mois de décembre 2012 est annulée.
Article 4 : La commune de Melun versera à la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne une somme de 3000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Les conclusions présentées par la commune de Melun au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la commune de Melun, à la Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne et au ministre de l’intérieur.

Conseil d'État 9 novembre 2016 décision n° 395123 Fédération départementale des libres penseurs de Vendée

Vu la procédure suivante :

La Fédération de la libre pensée de Vendée a demandé au tribunal administratif de Nantes d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par lequel le président du conseil général de la Vendée a rejeté sa demande tendant à ce qu’il s’abstienne d’installer tout élément de culte dans les locaux de l’hôtel de ce département durant la période des fêtes de la fin de l’année 2012. Par un jugement n° 1211647 du 14 novembre 2014, le tribunal administratif de Nantes a fait droit à la demande que lui avait présentée la Fédération de la libre pensée de Vendée.

Par un arrêt n° 14NT03400 du 13 octobre 2015, la cour administrative d’appel de Nantes, faisant droit à l’appel formé par le département de la Vendée, a annulé ce jugement, rejeté la demande présentée en première instance par la Fédération de la libre pensée de Vendée et rejeté le surplus des conclusions présentées devant elle.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un nouveau mémoire, enregistrés les 13 décembre 2015, 21 janvier et 15 février 2016, la Fédération de la libre pensée de Vendée demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêt n° 14NT03400 du 13 octobre 2015 de la cour administrative d’appel de Nantes ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à ses conclusions d’appel ;
3°) de mettre à la charge du département de la Vendée une somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
- le code de justice administrative.

Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Anne Iljic, maître des requêtes,
- les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Foussard, Froger, avocat de la Fédération de la libre pensée de Vendée et à la SCP Coutard, Munier-Apaire, avocat du département de la Vendée ;

Considérant ce qui suit :
1. L’intervention de l’association EGALE, qui tend à ce que le Conseil d’Etat fasse droit aux conclusions du pourvoi, a été enregistrée le 26 octobre 2016, soit postérieurement à la clôture de l’instruction. Cette intervention, qui, au surplus, n’a pas été présentée par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, n’est, par suite, pas recevable.

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par une lettre du 3 septembre 2012, le président de la Fédération de la libre pensée de Vendée a demandé au président du conseil général de la Vendée de s’abstenir de procéder à l’installation de tout élément de culte, notamment d’une crèche de Noël, dans les locaux du conseil général, durant la période des fêtes de la fin de l’année 2012. Une crèche ayant néanmoins été installée dans le hall de l’hôtel du département durant le mois de décembre 2012, la Fédération de la libre pensée de Vendée a demandé au tribunal administratif de Nantes d’annuler pour excès de pouvoir la décision du président du conseil général de procéder à cette installation. Par un jugement du 14 novembre 2014, le tribunal administratif de Nantes a fait droit à sa demande. Par un arrêt du 13 octobre 2015, la cour administrative d’appel de Nantes, faisant droit à l’appel formé par le département de la Vendée, a annulé ce jugement. La Fédération de la libre pensée de Vendée se pourvoit en cassation contre cet arrêt.

3. Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ». La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat crée, pour les personnes publiques, des obligations, en leur imposant notamment, d’une part, d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes, d’autre part, de veiller à la neutralité des agents publics et des services publics à l’égard des cultes, en particulier en n’en reconnaissant ni n’en subventionnant aucun. Ainsi, aux termes de l’article 1er de cette loi : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et, aux termes de son article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Pour la mise en œuvre de ces principes, l’article 28 de cette même loi précise que : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ». Ces dernières dispositions, qui ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, s’opposent à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse. Elles ménagent néanmoins des exceptions à cette interdiction. Ainsi, est notamment réservée la possibilité pour les personnes publiques d’apposer de tels signes ou emblèmes dans un emplacement public à titre d’exposition. En outre, en prévoyant que l’interdiction qu’il a édictée ne s’appliquerait que pour l’avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existants à la date de l’entrée en vigueur de la loi.

4. Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et qui, par là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année.

5. Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Pour porter cette dernière appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation. A cet égard, la situation est différente, selon qu’il s’agit d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, ou d’un autre emplacement public.

6. Dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques.

7. A l’inverse, dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

8. Il ressort des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour administrative d’appel de Nantes s’est fondée sur la circonstance que la crèche installée dans le hall du conseil général de la Vendée s’inscrivait dans le cadre de la préparation de la fête familiale de Noël pour estimer qu’elle ne constituait pas, en l’absence de tout élément de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse, un signe ou emblème religieux contraire à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et au principe de neutralité des personnes publiques. En statuant de la sorte sans rechercher si cette installation résultait d’un usage local ou s’il existait des circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, la cour administrative d’appel de Nantes a entaché son arrêt d’erreur de droit.

9. Il résulte de ce qui précède que, sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi, la Fédération de la libre pensée de Vendée est fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge du département de la Vendée une somme de 3000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de la Fédération de la libre pensée de Vendée, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante.

D E C I D E :
Article 1er : L’intervention de l’association EGALE n’est pas admise.
Article 2 : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nantes du 13 octobre 2015 est annulé.
Article 3 : L’affaire est renvoyée devant la cour administrative d’appel de Nantes.
Article 4 : Le département de la Vendée versera à la Fédération de la libre pensée de Vendée une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Les conclusions présentées par le département de la Vendée sur le fondement des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la Fédération de la libre pensée de la Vendée, au département de la Vendée et au ministre de l’intérieur.

LE CONFLIT DE RELIGION SUR LA TÊTE DES ENFANTS ENTRE LA MÈRE ET LE PÈRE

Cour de Cassation, chambre civile 1, arrêt du 23 septembre 2015 N° de pourvoi: 14-23724 Rejet

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Limoges, 10 septembre 2013), que des relations de M. X... et de Mme Y... sont nés deux enfants : A..., le 21 février 2005, et B..., le 30 mars 2006 ; que ces derniers ont été placés à l'aide sociale à l'enfance le 5 janvier 2010, placement renouvelé le 14 novembre 2011 ; que M. X..., qui exerce conjointement l'autorité parentale avec Mme Y..., l'a assignée devant un juge aux affaires familiales afin de se voir autorisé à faire baptiser les enfants

Mais attendu qu'après avoir exactement rappelé, par motifs adoptés, que le conflit d'autorité parentale relatif au baptême des enfants devait être tranché en fonction du seul intérêt de ces derniers, la cour d'appel a relevé, par motifs propres et adoptés, d'une part, que les enfants, âgés de 6 et 7 ans, ne souhaitaient pas être baptisés car ils ne comprenaient pas le sens de cette démarche, d'autre part, qu'ils ne souhaitaient pas, en l'état, revoir leur père, dont les droits de visite avaient été suspendus en raison de son comportement menaçant et violent ; qu'elle en a souverainement déduit, sans méconnaître la liberté de conscience et de religion du père, qu'en l'état du refus de la mère, la demande de ce dernier, qui n'était pas guidée par l'intérêt supérieur des enfants, devait être rejetée ; que le moyen n'est pas fondé

L'ARTICLE 9 DE LA CEDH, DOIT ÊTRE EVOQUE DES LA COUR D'APPEL

Cour de Cassation, chambre civile 1, arrêt du 15 avril 2015 N° de pourvoi: 13-27898 Rejet

Mais attendu, d'abord, que le prononcé du divorce pour altération définitive du lien conjugal, qui implique une cessation de la communauté de vie entre des époux séparés depuis deux ans lors de l'assignation en divorce, ne peut être contraire aux dispositions de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Et attendu, ensuite, qu'il ne résulte ni de l'arrêt ni des productions que M. X... ait invoqué l'article 9 de la même Convention devant la cour d'appel et soutenu que le prononcé du divorce porterait atteinte à sa liberté de religion ; que le grief pris de la violation de ces dispositions est donc nouveau, mélangé de fait et, partant, irrecevable

L'ARTICLE 9 DE LA CONVENTION PERMET L'APPLICATION DU CODE DU TRAVAIL ET D'APPLIQUER LES DROITS A LA RETRAITE. LA CONVENTION EST UNE STIPULATION SELON LA COUR DE CASSATION.

Cour de Cassation, chambre civile 2, arrêt du 20 janvier 2012 N° de pourvoi: 10-24603 et 10-24615 Rejet

Attendu que l'Association diocésaine de Dijon et la caisse font grief à l'arrêt de dire que doivent être validés sept trimestres supplémentaires, du 1er octobre 1965 au 25 juin 1967

Mais attendu qu'il relève de l'office du juge du contentieux général de la sécurité sociale de se prononcer sur l'assujettissement aux régimes d'assurance vieillesse des ministres du culte et des membres des congrégations et collectivités religieuses ; que le règlement intérieur de la caisse, d'ailleurs déclaré illégal par la décision du 16 novembre 2011 du Conseil d'Etat statuant au contentieux, n'a été approuvé que le 24 juillet 1989, postérieurement à la date où l'intéressé avait quitté son ministère ;

Et attendu que l'arrêt retient que les conditions d'assujettissement au régime de sécurité sociale des ministres du culte et des membres des congrégations et collectivités religieuses découlent exclusivement des dispositions de l'article L. 721-1 du code de la sécurité sociale ; qu'il n'est pas contesté que M. X... est entré au grand séminaire de Dijon le 1er octobre 1965 ; qu'un grand séminaire, au regard du mode de vie communautaire imposé, dès leur entrée, à chacun de ses membres, réunis par une volonté commune d'approfondissement d'une croyance et d'une spiritualité partagées en vue d'exercer un ministère sacerdotal, constitue une communauté religieuse au sens de l'article L. 721-1 du code de la sécurité sociale ; que, par suite, la date d'ouverture des droits à pension de retraite de M. X... ne peut, sauf à ajouter à la loi, être repoussée à la date de la survenance, deux années après son admission comme membre de la communauté religieuse qu'est le grand séminaire, d'un événement à caractère purement religieux qu'est la cérémonie de première tonsure ;

Que la cour d'appel, sans méconnaître les dispositions des articles 1er de la loi du 9 décembre 1905 ni les stipulations de l'article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ni le principe de la contradiction, et en appréciant souverainement la valeur et la portée des preuves qui caractérisent l'engagement religieux de l'intéressé manifesté, notamment, par un mode de vie en communauté et par une activité essentiellement exercée au service de sa religion, a pu déduire de ces constatations et énonciations que celui-ci devait être considéré, dès son entrée au grand séminaire, comme membre d'une congrégation ou collectivité religieuse au sens de l'article L. 721-1, devenu l'article L. 382-15 du code de la sécurité sociale, de sorte que la période litigieuse devait être prise en compte dans le calcul de ses droits à pension ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé.

AFFAIRE DU VOILE DE BABY LOUP :

UNE EMPLOYEE A REFUSE DE RETIRER LE VOILE POUR TRAVAILLER DANS UNE CRECHE. SON LICENCIEMENT POUR FAUTE GRAVE EST JUSTIFIE CAR DANS UNE SOCIETE LAÏQUE, LA RESTRICTION DE MANIFESTER SA RELIGION N'EST PAS GENERALE ET PROPORTIONNEE PAR LA NATURE DE LA TÂCHE.

Cour de Cassation, Assemblée Plenière, arrêt du 25 juin 2014 N° de pourvoi 13-28369 Rejet

Mais attendu qu’il résulte de la combinaison des articles L. 1121 1 et L. 1321 3 du code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché

Attendu qu’ayant relevé que le règlement intérieur de l’association Baby Loup, tel qu’amendé en 2003, disposait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », la cour d’appel a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché ;

Et attendu que sont erronés, mais surabondants, les motifs de l’arrêt qualifiant l’association Baby Loup d’entreprise de conviction, dès lors que cette association avait pour objet, non de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques, mais, aux termes de ses statuts, « de développer une action orientée vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes (…) sans distinction d’opinion politique et confessionnelle »

Attendu, enfin, que la cour d’appel a pu retenir que le licenciement pour faute grave de Mme X..., épouse Y... était justifié par son refus d’accéder aux demandes licites de son employeur de s’abstenir de porter son voile et par les insubordinations répétées et caractérisées décrites dans la lettre de licenciement et rendant impossible la poursuite du contrat de travail

D’où il suit que le moyen, inopérant en sa treizième branche, qui manque en fait en ses dix septième à vingt-deuxième branches et ne peut être accueilli en ses sept premières branches et en ses dixième, onzième et douzième branches, n’est pas fondé pour le surplus.

LE DROIT DE PRATIQUER SA RELIGION

CONSTANTIN-LUCIAN SPÎNU c. ROUMANIE du 11octobre 2022 Requête no 29443/20

Art 9 • Manifester sa religion • Refus ponctuel, en raison du Covid-19, de permettre à un détenu de participer au culte de son Église à l’extérieur de la prison ayant ensuite proposé une assistance religieuse en ligne • Protection de la santé et l’intégrité des détenus dans un milieu clos • Caractère imprévisible et inédit de la crise sanitaire • Large marge d’appréciation • Efforts raisonnables des autorités nationales pour contrebalancer les restrictions • Prise en compte par les autorités pénitentiaires de la situation individuelle du requérant et de l’évolution de la crise sanitaire

Cedh

50.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents (Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov c. Russie, no 37477/11, § 37, 23 novembre 2021). Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits), et Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 28, 9 juin 2020).

51.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000‑VII ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI ; et Erlich et Kastro, précité, § 29).

52.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260‑A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106, et Erlich et Kastro, précité, § 30).

53. Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Leyla Şahin, précité, § 110 ; et Erlich et Kastro, précité, § 31).

54.  Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume‑Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits), et Erlich et Kastro, précité, § 32).

55.  Enfin, la Cour a récemment précisé, dans le contexte de l’exemption du service militaire, que lorsqu’une personne sollicite une exemption spéciale sur le fondement de ses croyances ou convictions religieuses, il n’est pas abusif ou fondamentalement contraire à la liberté de conscience de lui demander une preuve du sérieux de ses convictions et, faute d’une telle justification, de parvenir à une conclusion négative (Dyagilev c. Russie, no 49972/16, § 62, 10 mars 2020, avec les références y sont citées).

c) Application en l’espèce des principes généraux susmentionnés

56.  La Cour note d’emblée que dans ses observations, le Gouvernement indique que le requérant s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération, qu’il a ensuite formulé des demandes particulières en rapport avec d’autres religions et qu’il n’a pas apporté la preuve de sa conversion ou de son appartenance à l’Église adventiste (paragraphe 33 ci‑dessus). Toutefois, elle relève que les autorités nationales n’ont jamais remis en cause l’appartenance religieuse du requérant (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Elle ne discerne en outre aucun élément susceptible de jeter un doute sur l’authenticité des convictions religieuses de l’intéressé (Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, § 46, 17 décembre 2013).

57. Le requérant se plaint d’avoir subi une ingérence dans son droit au respect de sa religion (paragraphe 29 ci-dessus). Il expose que cette ingérence résulte du refus opposé par l’administration pénitentiaire de l’établissement de Jilava à sa demande d’autorisation de se rendre dans une église adventiste sise dans le sixième arrondissement de Bucarest pour célébrer le service religieux du sabbat (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour note que, avant le début de la crise sanitaire, les autorités pénitentiaires avaient permis au requérant de se rendre à l’église, en application de la réglementation en vigueur (paragraphe 4 ci-dessus). Elle admet donc que les faits dénoncés par l’intéressé sont constitutifs d’une ingérence dans son droit tel que protégé par l’article 9 de la Convention. Elle note que le Gouvernement ne le conteste pas et que ses arguments selon lesquels le refus opposé au requérant n’a pas affecté la substance du droit de celui-ci relèvent plutôt de la justification de cette ingérence (paragraphe 34 ci-dessus).

58.  La Cour doit donc examiner si cette ingérence satisfaisait aux conditions énoncées dans le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention, notamment si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un « but légitime » et si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

  1. L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

59.  En premier lieu, la Cour observe que le requérant allègue que l’ingérence qu’il a subie n’était pas prévue par la loi (paragraphe 29 ci‑dessus). À cet égard, elle rappelle que les principes pertinents en la matière sont résumés dans l’arrêt Kudrevičius et autres c. Lituanie ([GC], no 37553/05, §§ 108-110, CEDH 2015). La Cour ne partage pas l’avis du requérant selon lequel il a un droit absolu de se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur de l’établissement pénitentiaire (paragraphe 30 ci-dessus). Elle note que l’article 38 de la loi no 254/2013 accorde aux personnes privées de liberté qui purgent leur peine en régime ouvert une possibilité subordonnée à certaines conditions d’effectuer des activités, y inclus des activités religieuses, à l’extérieur de l’établissement pénitentiaire (paragraphe 13 ci‑dessus). Elle observe par ailleurs que les juges internes ont indiqué que l’exercice des droits des personnes privées de liberté pouvait être restreint pendant la pandémie de Covid-19 (paragraphes 8 et 10 ci-dessus).

60.  La Cour note aussi que les juges internes ont estimé que la restriction du droit du requérant de mener des activités à l’extérieur de la prison découlait de la loi no 55/2020 (paragraphes 8 et 16-17 ci-dessus). L’argument du requérant selon lequel la restriction apportée à son droit ne découlait pas du droit primaire doit donc être écarté (paragraphe 29 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour constate que l’argument du requérant tiré de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle se rapporte à une décision qui vise une autre situation de fait, et que l’intéressé ne l’a pas soulevé devant les tribunaux internes (voir, mutatis mutandis, Neagu c. Roumanie, no 21969/15, § 36, 10 novembre 2020). La décision de la Cour constitutionnelle étant antérieure aux faits de l’espèce, il était loisible au requérant de soulever devant les juges internes ses arguments tirés de l’absence de base légale de l’ingérence litigieuse.

61.  Qui plus est, la Cour ne discerne pas en l’espèce d’élément qui puisse faire douter de l’accessibilité ou de la prévisibilité de la loi en cause, et elle constate par ailleurs que l’intéressé ne met pas en cause la qualité de cette loi. à cet égard, elle observe que l’article 61 de la loi no 55/2020 comporte des dispositions autorisant l’instauration de restrictions aux sorties des établissements pénitentiaires en raison de la pandémie de Covid-19 (paragraphe 17 ci-dessus). Le fait que la loi délègue au directeur général de l’ANP la possibilité de mettre en place de telles mesures (paragraphes 17-18 ci-dessus) ne change rien à ce constat (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, §§ 45-46, série A no 90).

62.  La Cour estime donc que l’ingérence subie par le requérant était prévue par la loi.

  1. L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?

63.  Ensuite, la Cour note que le Gouvernement expose que la mesure litigieuse tendait à protéger la santé et l’intégrité des détenus et de toute personne susceptible d’entrer en contact avec eux et, plus généralement, la santé publique (paragraphe 34 ci‑dessus). En effet, la Cour rappelle que la protection de la santé publique figure au paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention comme l’un des buts pouvant justifier une restriction de la liberté de manifester sa religion. Dans une affaire similaire, la Cour a déjà imposé aux autorités pénitentiaires l’obligation d’adopter des mesures visant à prévenir les infections dans le contexte de la pandémie de Covid-19, de limiter la propagation du virus une fois que celui-ci est entré dans une prison et de fournir un traitement médical adéquat en cas de contamination (Fenech c. Malte, no 19090/20, §§ 129-130, 1er mars 2022). Elle souligne que le droit international reconnaît également que la santé publique peut être invoquée comme motif pour restreindre certains droits (paragraphes 21-22 ci‑dessus).

64.  En conséquence, la Cour admet que la mesure litigieuse poursuivait les buts légitimes invoqués par le Gouvernement.

  1. L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

65.  Enfin, la Cour note que le requérant avait demandé aux autorités pénitentiaires l’autorisation de sortir de la prison pour se rendre dans une église adventiste afin d’y célébrer le sabbat (paragraphe 5 ci-dessus). Elle reconnaît que la participation au service religieux est une composante importante de l’exercice du droit à la liberté de religion. Elle rappelle que, selon sa jurisprudence, la liberté de religion implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi (voir la jurisprudence citée au paragraphe 51 ci-dessus). Les observations des parties intervenantes vont dans le même sens (paragraphe 42 ci-dessus).

66.  La Cour note ensuite que les autorités ont rejeté la demande de l’intéressé (paragraphe 6 ci-dessus). La restriction du droit du requérant au respect de sa religion ne visait cependant qu’une seule composante de l’exercice de son droit à la liberté de religion. En effet, elle était limitée à la participation du requérant au culte religieux de son Église à l’extérieur de la prison. Le requérant n’a pas allégué avoir été empêché de pratiquer sa religion d’une autre manière pendant sa détention ou avoir formulé d’autres demandes qui auraient été refusées.

67.  La Cour ne saurait ignorer le fait que le requérant avait été autorisé à sortir de la prison avant le début de la crise sanitaire (paragraphe 4 ci-dessus) et que rien dans le dossier n’indique que l’usage de cette faculté aurait été problématique pour les autorités pénitentiaires à ce moment-là. Toutefois, elle estime que la restriction du droit du requérant de se rendre au service religieux doit être appréciée à la lumière du contexte en constante évolution de la crise sanitaire (Fenech, précité, § 130 in fine). À cet égard, elle note que le requérant avait formulé sa demande le 8 juillet 2020, alors que l’état d’alerte était en vigueur et que la législation qui le régissait prévoyait un allégement progressif des conditions imposées auparavant (paragraphes 16 et 17 ci‑dessus). La Cour observe que le tribunal de première instance s’est limité à constater, dans sa décision du 11 août 2020, que l’activité des églises a été suspendue (paragraphe 10 ci-dessus) et que ces constats ont un caractère plutôt général dans la mesure où il ne semble pas que le tribunal ait examiné la situation de l’église adventiste en question. Dans ce contexte, elle relève que l’église fréquentée par le requérant n’avait toutefois pas repris ses activités dans des conditions identiques à celles qui étaient en vigueur avant la crise sanitaire. Le requérant indique d’ailleurs que son église continuait à assurer le service religieux pour un nombre restreint de participants justifiant d’un test PCR négatif (paragraphe 31 ci-dessus). Qui plus est, selon les informations fournies par le Gouvernement, et non contestées par le requérant, le service religieux a été suspendu pendant certaines périodes fin 2020 et début 2021 (paragraphe 36 ci‑dessus).

68.  La Cour en déduit que, pendant la période ici en cause, l’activité de l’église était affectée par la crise sanitaire puisque l’accès au service religieux a été soumis à des conditions, voire suspendu, pour tous les coreligionnaires du requérant et les représentants du culte. Elle estime également que l’évolution de la situation sanitaire et son imprévisibilité (voir, mutatis mutandis, Fenech, précité, § 130 in fine) ont dû poser un certain nombre de problèmes aux autorités pénitentiaires pour organiser ou surveiller les activités de nature religieuse des détenus. Dès lors, elle est d’avis qu’une large marge d’appréciation doit leur être reconnue (paragraphe 53 ci-dessus), d’autant plus que, en l’espèce, le requérant cherchait à obtenir une autorisation de sortir de la prison et d’entrer en contact avec des personnes extérieures à celle-ci. En effet, l’importance que revêt le principe de la solidarité sociale (voir, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 279, 8 avril 2021) doit être considérée dans le contexte spécifique du milieu pénitentiaire. Ainsi, le risque de contamination à l’extérieur de la prison et d’introduction du virus dans le cadre fermé de cet établissement a certainement dû avoir un poids important dans la décision des autorités pénitentiaires, à un moment où les mesures de prévention étaient axées sur la prévention des contacts et sur l’isolement ou la quarantaine, entre autres (voir, mutatis mutandis, Terheş, (décision précitée), §§ 20-29 et 39‑40 ; voir aussi Fenech, précité, § 136 sur la disponibilité des vaccins en milieu pénitentiaire). La Cour admet qu’il était difficilement envisageable, pour les autorités, de réagir instantanément à cette situation, et à plus forte raison immédiatement après chaque modification de la situation sanitaire.

69.  La Cour tient compte des arguments du Gouvernement tirés de l’application de solutions de remplacement et de la mise en place, dans l’établissement pénitentiaire de Jilava, de visioconférences permettant la pratique du culte adventiste (paragraphe 37 ci-dessus). Elle note que, selon ces affirmations du Gouvernement – non contredites par le requérant, la prison de Jilava, où celui-ci était détenu, avait été le premier établissement pénitentiaire à proposer une assistance religieuse en ligne. Cette solution mise en place par les autorités pénitentiaires cadre avec les pratiques qui se sont développées de manière générale pendant la crise sanitaire, et la recommandation du CPT de compenser toute restriction des contacts avec le monde extérieur par un accès accru à d’autres moyens de communication va dans le même sens (paragraphe 25 ci -dessus). La Cour estime qu’il s’agit là d’un élément important à prendre en considération dans son analyse. Elle observe aussi que l’une des parties intervenantes a abordé cette question dans ses observations et qu’elle a exprimé l’avis qu’une telle pratique pouvait être envisagée (paragraphe 42 ci-dessus). Le requérant n’a pas contesté les affirmations du Gouvernement selon lesquelles il avait refusé de participer à ces activités en ligne et n’a pas expliqué devant la Cour les raisons de son refus. Or, même si de telles mesures ne peuvent pas pleinement remplacer la participation directe au service religieux, la Cour estime que les autorités nationales ont déployé des efforts raisonnables pour contrebalancer les restrictions décidées pendant la pandémie.

70.  La Cour note également que le grief du requérant porte sur une situation ponctuelle. Devant la Cour, l’intéressé n’a pas allégué avoir formulé d’autres demandes relatives à l’exercice de son droit au respect de sa liberté de religion et s’être heurté à un refus. La situation qu’il dénonce ne relève donc pas d’une situation continue qui l’aurait exonéré de l’obligation d’exercer les voies de droit mis à sa disposition par le droit interne (voir, mutatis mutandis, Saran c. Roumanie, no 65993/16, §§ 23-24, 10 novembre 2020, pour les recours à exercer ou à renouveler s’agissant de demandes de repas spécifiques aux préceptes religieux) ou, du moins, de renouveler ses demandes en fonction de l’évolution de la pandémie. Compte tenu du caractère imprévisible et inédit de la crise sanitaire, la Cour estime qu’il convient de ménager aux autorités pénitentiaires une large marge de manœuvre, et qu’il leur aurait été difficile de mettre en place de leur propre chef un protocole de réaction immédiate. Elle note d’ailleurs que le requérant n’a pas donné de détails concrets sur sa situation après juillet 2020 et notamment sur la manière dont il a pu exercer sa liberté de religion après cette date.

71. Au vu des éléments qui précèdent, la Cour estime que la décision des autorités pénitentiaires de refuser au requérant l’autorisation d’assister au service religieux de son église à l’extérieur de la prison n’a pas été prise sans que celles-ci n’aient tenu compte de la situation individuelle de l’intéressé (voir, a contrario, Abdullah Yalçın c. Turquie (no 2), no 34417/10, §§ 32-34, 14 juin 2022) et de l’évolution de la crise sanitaire. Eu égard à la marge d’appréciation des autorités nationales dans le contexte spécifique et inédit de cette crise, la Cour conclut que le droit du requérant de manifester sa religion n’a pas été méconnu.

72.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

Saran c. Roumanie du 10 novembre 2020 requête n° 65993/16

Article 9 : Violation du droit à la liberté de religion d’un détenu n’ayant pas bénéficié de repas conformes aux préceptes musulmans à la prison d’Iaşi

L’affaire concerne l’allocation de repas conformes aux préceptes religieux musulmans à un détenu. M. Saran fut détenu dans cinq prisons roumaines (Botoşani, Codlea, Deva, Iaşi et Miercurea-Ciuc), entre 2016 et 2018. Il se plaignait de n’avoir pas bénéficié de repas conformes aux préceptes musulmans dans deux prisons (Iaşi et Miercurea-Ciuc) qui avaient exigé qu’il prouve par écrit son appartenance à cette religion, alors qu’il s’était déclaré musulman au moment de son incarcération et que la fiche d’assistance morale et religieuse de la prison d’Iaşi mentionnait qu’il était musulman. La Cour juge en particulier qu’en refusant d’allouer à M. Saran, pendant sa détention à la prison d’Iaşi, des repas conformes aux préceptes de sa religion, les autorités nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’établissement, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné. Elle note d’ailleurs que M. Saran a bénéficié de repas conformes à sa religion à Botoşani, à Codlea et à Deva, ce qui indique que le système pénitentiaire roumain pouvait accommoder de telles demandes. La Cour rejette les griefs relatifs à la prison de Miercurea-Ciuc, estimant qu’ils sont tardifs.

Art 9 • Obligations positives • Prisonnier devant prouver, par un document provenant du nouveau culte, sa conversion religieuse durant la détention pour recevoir des repas conformes à son culte • Autorités devant s’organiser et se coordonner pour assurer une circulation et un partage adéquats de l’information en présence de données contradictoires • Absence de juste équilibre entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, des autres prisonniers et du détenu concerné • Système pénitentiaire pouvant accommoder une demande de repas spécifique • Retard dans l’examen du recours à ce sujet

FAITS

Le requérant, Ion Saran, est un ressortissant moldave né en 1983. Il réside à Braşov (Roumanie). Entre avril 2016 et août 2018, M. Saran purgea une peine de prison dans plusieurs établissements pénitentiaires roumains. Il allègue s’être déclaré musulman au moment de son incarcération, ce que le Gouvernement conteste. En avril 2016, M. Saran fut d’abord détenu à la prison de Botoşani où il se déclara musulman et demanda bénéficier de repas conformes aux préceptes de cette religion. Sa demande fut accueillie. Entre mai et décembre 2016, il fut détenu à la prison d’Iaşi et à la prison de Miercurea-Ciuc, où il demanda à bénéficier d’un lieu de prière et de repas conformes à sa religion. Ses demandes furent rejetées par les deux administrations pénitentiaires ainsi que par les juridictions compétentes, ces dernières estimant, entre autres, que M. Saran s’était d’abord déclaré chrétien orthodoxe et que, par la suite, il n’avait pas produit de document attestant qu’il était musulman.

En décembre 2016, M. Saran fut détenu à la prison de Codlea où lui furent servis des repas conformes aux préceptes musulmans. Il fut ensuite transféré à la prison de Deva où, à partir du 7 avril 2017, il bénéficia également de repas conformes au régime alimentaire musulman.

Article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion)

La Cour note tout d’abord que les griefs de M. Saran concernant la prison de Miercurea-Ciuc sont tardifs, ayant été introduits après le délai d’introduction de six mois fixé par l’article 35 § 1 (conditions de recevabilité) de la Convention. Ces griefs sont donc rejetés. En ce qui concerne les griefs relatifs à la prison d’Iaşi, la Cour note que la loi n o 254/2013 et la législation secondaire prise en application de ce texte consacrent expressément un droit pour les personnes détenues à bénéficier de repas conformes aux préceptes de leur religion. Elle relève aussi que l’arrêté n o 1072/2013, qui constitue le droit national applicable en la matière, dispose que les détenus peuvent déclarer sur l’honneur leur appartenance religieuse au moment de leur incarcération et, le cas échéant, indiquer qu’ils se sont convertis au cours de leur détention, en produisant alors une déclaration sur l’honneur et un acte de confirmation de leur nouvelle affiliation religieuse. Le Gouvernement soutient que M. Saran s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération et qu’il aurait dû produire ensuite une attestation de sa conversion à l’islam pour bénéficier de repas conformes aux préceptes de la religion musulmane. Toutefois, la Cour relève que M. Saran a affirmé, sans être contredit par le Gouvernement, qu’il avait reçu des repas conformes aux préceptes de la religion musulmane à la prison de Botoşani, où il a été détenu tout au début de son incarcération. Elle note également qu’à la prison d’Iaşi, il a été inscrit comme musulman sur la fiche d’assistance morale et religieuse de l’établissement. L’intéressé a également été inscrit en tant que musulman dans le dossier d’éducation et d’assistance psychosociale des établissements pénitentiaires de Codlea et de Deva.

Par ailleurs, la Cour constate que le tribunal de première instance d’Iaşi a rejeté le recours de M. Saran au motif que celui-ci s’était déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération et qu’il n’avait pas prouvé ensuite son appartenance à la religion musulmane. Toutefois, ces conclusions factuelles du 28 mars 2017 ne concordent pas avec la fiche d’assistance morale et religieuse remplie le 24 mai 2016 à la prison d’Iaşi, où il est indiqué que M. Saran est musulman. Il ne ressort pas non plus que le tribunal de première instance ait essayé de contrôler les données factuelles enregistrées par l’administration pénitentiaire quant à l’appartenance religieuse de M. Saran. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas expliqué les divergences quant à l’appartenance religieuse du requérant qui ponctuent les différents documents délivrés par les autorités nationales. La Cour estime que les autorités doivent s’organiser et se coordonner entre elles de manière à assurer une circulation et un partage adéquats de l’information notamment dans une situation comme celle en l’espèce, où l’arrêté du ministère de la Justice a introduit une distinction entre la déclaration initiale de la religion, que le détenu peut faire librement et sans formalités particulières au moment de son incarcération, et le changement de religion, survenu au cours de la détention, que le détenu doit prouver par un document provenant du nouveau culte. Par conséquent, la Cour considère qu’en refusant d’allouer à M. Saran, pendant sa détention à la prison d’Iaşi, des repas conformes aux préceptes de sa religion, les autorités nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’établissement, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné. Elle note d’ailleurs que M. Saran a bénéficié de repas conformes à sa religion à Botoşani, à Codlea et à Deva, ce qui indique que le système pénitentiaire roumain pouvait accommoder de telles demandes. Par ailleurs, la Cour prend en considération également la durée de la procédure portant sur les repas servis à la prison d’Iaşi. Elle note que le jugement du tribunal de première instance d’Iaşi a été rendu le 28 mars 2017, alors que M. Saran avait été transféré à la prison de Codlea le 6 décembre 2016. Le Gouvernement n’a pas expliqué les raisons du retard pris dans cette procédure. Ainsi, à la lumière de ce qui précède et malgré la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis à M. Saran à la prison d’Iaşi. Il y a donc eu violation de cette disposition. Au vu de ce constat, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les allégations du requérant concernant le refus des autorités de mettre à sa disposition un lieu de prière adéquat à la prison d’Iaşi.

CEDH

a) Les principes généraux

31.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits), et Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 28, 9 juin 2020).

32.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000‑VII ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI ; et Erlich et Kastro, précité, § 29).

33.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260‑A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106, et Erlich et Kastro, précité, § 30).

34.  Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Leyla Şahin, précité, § 110 ; et Erlich et Kastro, précité, § 31).

35.  Enfin, si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits), et Erlich et Kastro, précité, § 32).

b) Application de ces principes en l’espèce

36.  La Cour note que, tel que l’intéressé l’a formulé, le grief relatif à la période pendant laquelle le requérant était incarcéré à la prison de Iaşi a un double objet : d’une part, le fait de ne pas avoir bénéficié de repas conformes aux préceptes de la religion musulmane et, d’autre part, le fait de ne pas avoir disposé d’un lieu de prière adéquat. Elle estime qu’il convient d’examiner l’un et l’autre élément de ce grief à la lumière des obligations positives qui découlent de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, § 44, 17 décembre 2013, et Erlich et Kastro, précité, § 33).

37.  En ce qui concerne la question des repas, la Cour note d’abord que la loi no 254/2013 et la législation secondaire prise en application de ce texte consacrent expressément un droit pour les personnes détenues à bénéficier de repas conformes aux préceptes de leur religion (paragraphes 14‑16 ci‑dessus). Il y avait donc un cadre normatif général, suffisamment prévisible et détaillé, quant à l’exercice du droit à la liberté de religion en milieu pénitentiaire (Erlich et Kastro, précité, § 34). Les Règles pénitentiaires européennes, en vigueur au moment des faits, lues à la lumière de leur commentaire (paragraphes 17‑18 ci-dessus), allaient par ailleurs dans le même sens.

38.  La Cour observe ensuite que l’arrêté no 1072/2013, qui constitue le droit national applicable en la matière, dispose que les détenus peuvent déclarer sur l’honneur leur appartenance religieuse au moment de leur incarcération et, le cas échéant, indiquer qu’ils se sont convertis au cours de leur détention, en produisant alors une déclaration sur l’honneur et un acte de confirmation de leur nouvelle affiliation religieuse (voir l’article 4 de l’arrêté no 1072/2013, cité au paragraphe 15 ci‑dessus). En l’espèce, le Gouvernement soutient que le requérant s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération et qu’il aurait dû produire ensuite une attestation de sa conversion à l’islam pour bénéficier de repas conformes aux préceptes de la religion musulmane (paragraphes 29‑30 ci-dessus).

39.  À cet égard, la Cour relève que le requérant a affirmé, sans être contredit par le Gouvernement, qu’il avait reçu des repas conformes aux préceptes de la religion musulmane à la prison de Botoşani, où il a été détenu tout au début de son incarcération (paragraphe 6 ci-dessus). Elle note également que, lorsqu’il a ensuite été transféré à la prison de Iaşi, il a été inscrit comme musulman sur la fiche d’assistance morale et religieuse de l’établissement (paragraphe 5 ci-dessus). Qui plus est, il ressort du jugement avant dire droit du 6 avril 2017 qu’il était également inscrit en tant que musulman dans le dossier d’éducation et d’assistance psychosociale des établissements pénitentiaires de Codlea et de Deva (paragraphe 12 ci‑dessus). Le Gouvernement n’a pas expliqué comment il se faisait que ce dossier indiquât qu’il était musulman s’il s’était déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération : il a seulement avancé que le requérant aurait dû produire une attestation conforme à la législation pertinente. Or il ressort clairement des décisions internes que l’intéressé n’a pas fourni pareil document (paragraphes 8‑9 et 12 ci-dessus). Compte tenu de ces éléments, la Cour examinera la manière dont les juridictions nationales ont vérifié l’allégation selon laquelle le requérant s’est déclaré musulman lorsqu’il a été incarcéré (paragraphe 5 ci‑dessus).

40.  La Cour note que le tribunal de première instance de Iaşi a rejeté le recours du requérant au motif que celui-ci s’était déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération et n’avait pas prouvé ensuite son appartenance à la religion musulmane (paragraphe 8 ci-dessus). Elle observe toutefois que ces conclusions factuelles du 28 mars 2017 ne concordent pas avec la fiche d’assistance morale et religieuse remplie le 24 mai 2016 à la prison de Iaşi, où il est indiqué que le requérant est musulman (paragraphes 5 et 8 ci‑dessus). Il ne ressort pas non plus que le tribunal de première instance ait essayé de contrôler les données factuelles enregistrées par l’administration pénitentiaire quant à l’appartenance religieuse du requérant. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas expliqué les divergences quant à l’appartenance religieuse du requérant qui ponctuent les différents documents délivrés par les autorités nationales (paragraphes 5 et 12 ci‑dessus). Or la Cour estime que les autorités doivent s’organiser et se coordonner entre elles de manière à assurer une circulation et un partage adéquats de l’information notamment dans une situation comme celle en l’espèce, où l’arrêté du ministère de la Justice a introduit une distinction entre la déclaration initiale de la religion, que le détenu peut faire librement et sans formalités particulières au moment de son incarcération, et le changement de religion, survenu au cours de la détention, que le détenu doit prouver par un document provenant du nouveau culte (voir l’article 4 de l’arrêté en question, cité au paragraphe 15 ci-dessus).

41.  La Cour estime qu’en refusant d’allouer au requérant pendant sa détention à la prison de Iaşi des repas conformes aux préceptes de sa religion, les autorités nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’établissement, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné (voir, mutatis mutandis, Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 50, 7 décembre 2010). La Cour note d’ailleurs que le requérant a bénéficié de repas conformes à sa religion à Botoşani, à Codlea et à Deva (paragraphes 6 et 10‑13 ci-dessus), ce qui indique que le système pénitentiaire roumain pouvait accommoder de telles demandes. 

42.  La Cour prend en considération également la durée de la procédure relative aux repas servis à la prison de Iaşi. Elle note que le jugement du tribunal de première instance de Iaşi a été rendu le 28 mars 2017, alors que le requérant avait été transféré à la prison de Codlea le 6 décembre 2016 (paragraphes 7‑8 et 10 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas expliqué les raisons du retard pris dans cette procédure.

43.  À la lumière de ce qui précède et malgré la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis au requérant à la prison de Iaşi.

44. Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

45.  Au vu de ce constat, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les allégations du requérant concernant le refus des autorités de mettre à sa disposition un lieu de prière adéquat à la prison de Iaşi.

Neagu c. Roumanie du 10 novembre 2020 requête n° 21969/15

Article 9 : Astreindre un détenu à prouver son changement de religion, pendant sa détention, pour pouvoir l’exercer en prison viole la Convention

L’affaire concerne un détenu qui s’est converti à l’islam au cours de sa détention. Il se plaint du refus des autorités roumaines de lui servir des repas sans porc, conformes à ses préceptes religieux, sans qu’il n’ait prouvé son appartenance à cette religion. La Cour juge que, compte tenu des dispositions introduites par l’arrêté du ministère de la Justice exigeant notamment une preuve écrite en cas de changement de religion au cours de la détention, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre qu’elles devaient ménager entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné (M.Neagu). La Cour précise aussi qu’elle n’est pas convaincue que les demandes de M. Neagu de se voir offrir un régime alimentaire conforme à sa religion aurait causé un dysfonctionnement dans la gestion de la prison ou entrainé des conséquences négatives sur le régime alimentaire offert aux autres détenus.

Art 9 • Obligations positives • Prisonnier devant prouver, par un document provenant du nouveau culte, sa conversion religieuse durant la détention pour recevoir des repas conformes à son culte • Exigence stricte dépassant le niveau de justification pouvant être exigé pour une croyance authentique • Défaut des tribunaux nationaux d’examen circonstancié des faits et de la possibilité réelle d’obtenir une preuve compte tenu des restrictions en tant que prisonnier • Devoir de neutralité des autorités nationales ne devant faire obstacle à un examen des éléments factuels caractérisant la manifestation d’une religion • Absence de juste équilibre entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, des autres prisonniers et du détenu concerné • Système pénitentiaire pouvant accommoder une demande de repas spécifique

FAITS

Le requérant, Dănut Neagu, est un ressortissant roumain né en 1987. Il réside à Gropeni (Roumanie). En 2009, M. Neagu fut placé en détention provisoire et se déclara chrétien orthodoxe. Par la suite, il fut condamné à une peine de prison et il fut détenu entre 2009 et 2017 dans plusieurs établissements pénitentiaires roumains. Devant la Cour, M. Neagu indique qu’au cours des trois premières années de sa détention, il noua des liens avec des détenus musulmans et se convertit à l’islam. En 2012, alors qu’il était détenu à la prison de Galaţi, il informa la direction de l’établissement qu’il s’était converti à l’islam et demanda à bénéficier de repas sans porc, ce qui lui fut refusé. Par la suite, M. Neagu fut transféré à la prison de Brăila où il demanda à plusieurs reprises à bénéficier de repas sans porc. Ses demandes furent rejetées au motif qu’il n’avait pas produit d’attestation prouvant sa conversion. M. Neagu forma un recours devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté, puis devant le tribunal de première instance, mais ses demandes furent infructueuses.

Article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion)

La Cour note que la loi n o 254/2013 et la législation secondaire prise en application de ce texte consacrent expressément un droit pour les personnes détenues à bénéficier de repas conformes aux préceptes de leur religion. Il y avait donc un cadre normatif général, suffisamment prévisible et détaillé, quant à l’exercice du droit à la liberté de religion en milieu pénitentiaire. Les Règles pénitentiaires européennes, en vigueur au moment des faits, lues à la lumière de leur commentaire, allaient dans le même sens. Par ailleurs, l’arrêté no 1072/2013, qui constitue le droit national applicable en la matière, dispose que les détenus peuvent déclarer sur l’honneur leur appartenance religieuse au moment de leur incarcération et, le cas échéant, indiquer qu’ils se sont convertis au cours de leur détention, en produisant alors une déclaration sur l’honneur et un acte de confirmation de leur nouvelle affiliation religieuse. À cet égard, la Cour relève que M. Neagu avait accès à l’arrêté en question, et que le contenu de ce texte était prévisible. Elle note aussi que M. Neagu n’a pas soulevé devant les tribunaux internes des arguments tirés de la prétendue illégalité de l’arrêté n o 1072/2013 et ne leur a pas donné l’occasion de vérifier la légalité de cet acte. Il n’a pas soutenu non plus que l’illégalité de l’arrêté susmentionné avait été déjà déclarée et faisait l’objet d’une jurisprudence constante des tribunaux internes. Dans ces circonstances, et en l’absence d’un examen de la part des juridictions internes, la Cour ne retient pas l’argument de M. Neagu selon lequel l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale, celle-ci découlant d’un acte normatif de rang infra législatif. La Cour estime ensuite qu’elle doit rechercher si l’obligation imposée par l’arrêté n° 1072/2013 de produire une attestation de conversion religieuse afin de pouvoir exercer sa religion cadre avec les obligations positives qui incombent aux autorités nationales.

La Cour note que l’obligation visée par l’arrêté n o 1072/2013 ne concerne que la conversion religieuse survenue pendant la détention, les détenus pouvant dans tous les autres cas déclarer leur appartenance religieuse par une simple déclaration sur l’honneur. En outre, l’arrêté n o 1072/2013 a introduit une distinction entre la déclaration initiale de la religion, que le détenu peut faire librement et sans formalités particulières au moment de son incarcération, et le changement de religion, survenu au cours de la détention, que le détenu doit prouver par un document provenant du nouveau culte. De l’avis de la Cour, une telle réglementation avec une exigence stricte de preuve documentaire d’appartenance à un culte spécifique dépasse le niveau de justification qui peut être exigé concernant une croyance authentique. Cela est d’autant plus vrai dans un cas où il existe la liberté initiale pour un détenu de déclarer la religion sans aucune preuve nécessaire. En plus, saisis du grief de M. Neagu relatif à la prison de Brăila, tant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté que le tribunal de première instance ont rejeté le recours de l’intéressé sans avoir examiné le contexte factuel de sa demande, au motif qu’il n’avait pas fourni l’attestation écrite exigée par la réglementation. Ils n’ont pas examiné non plus si M. Neagu aurait eu une possibilité réelle de se faire produire une preuve écrite ou une autre confirmation de l’appartenance au culte respectif, en particulier compte tenu des restrictions auxquelles il était soumis en tant que prisonnier. La Cour rappelle que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci. Au vu de l’importance du caractère sérieux et sincère que doit avoir une conversion religieuse, elle estime que le devoir de neutralité des autorités nationales, au sens de sa jurisprudence, ne saurait faire obstacle à un examen des éléments factuels qui caractérisent la manifestation d’une religion. Or, il ne ressort pas des décisions rendues en l’espèce que les juridictions nationales se soient efforcées d’établir la manière dont l’intéressé manifestait ou entendait manifester sa nouvelle religion. La Cour prend note de l’argument avancé par le Gouvernement consistant à dire que l’obligation découlant de l’arrêté n o 1072/2013 vise à prévenir l’abus de droit, et du fait que M. Neagu a changé de religion une seconde fois et qu’il a demandé des repas conformes à la norme alimentaire spécifique au culte adventiste. Elle relève à cet égard que les juridictions internes ayant examiné sa demande n’ont pas jugé qu’elle était constitutive d’un abus de sa part. Par conséquent, la Cour estime que, compte tenu des dispositions introduites par l’arrêté du ministère de la Justice exigeant notamment une preuve écrite en cas de changement de religion au cours de la détention, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre qu’elles devaient ménager entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné. À cet égard, elle n’est pas convaincue que les demandes de M. Neagu de se voir offrir un régime alimentaire conforme à sa religion aurait causé un dysfonctionnement dans la gestion de la prison ou entrainé des conséquences négatives sur le régime alimentaire offert aux autres détenus. Dès lors, et malgré la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis à M. Neagu à la prison de Brăila. Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

CEDH

  1. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

29.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits), et Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 28, 9 juin 2020).

30.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000‑VII ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI ; et Erlich et Kastro, précité, § 29).

31.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260‑A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106, et Erlich et Kastro, précité, § 30).

32.  Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque sont en jeu des questions de politique générale, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Leyla Şahin, précité, § 110 ; et Erlich et Kastro, précité, § 31).

33.  Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits), et Erlich et Kastro, précité, § 32).

34.  Enfin, la Cour a récemment précisé, dans un contexte relatif à l’exemption du service militaire, que si un individu demande une dérogation spéciale qui lui est accordée en raison de ses croyances ou convictions religieuses, il n’est pas excessif ou en conflit fondamental avec la liberté de conscience d’exiger un certain niveau de justification de la croyance authentique et, si cette justification n’est pas fournie, de parvenir à une conclusion négative (Dyagilev c. Russie, no 49972/16, § 62, 10 mars 2020, avec les références y citées).

b) Application de ces principes en l’espèce

35.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief du requérant à la lumière des obligations positives qui découlent de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, § 44, 17 décembre 2013, et Erlich et Kastro, précité, § 33). Elle note que la loi no 254/2013 et la législation secondaire prise en application de ce texte consacrent expressément un droit pour les personnes détenues à bénéficier de repas conformes aux préceptes de leur religion (paragraphes 10-11 ci‑dessus). Il y avait donc un cadre normatif général, suffisamment prévisible et détaillé, quant à l’exercice du droit à la liberté de religion en milieu pénitentiaire (Erlich et Kastro, précité, § 34). Les Règles pénitentiaires européennes, en vigueur au moment des faits, lues à la lumière de leur commentaire (paragraphes 13‑14 ci-dessus), allaient par ailleurs dans le même sens.

36.  La Cour observe ensuite que l’arrêté no 1072/2013, qui constitue le droit national applicable en la matière, dispose que les détenus peuvent déclarer sur l’honneur leur appartenance religieuse au moment de leur incarcération et, le cas échéant, indiquer qu’ils se sont convertis au cours de leur détention, en produisant alors une déclaration sur l’honneur et un acte de confirmation de leur nouvelle affiliation religieuse (paragraphe 11 ci‑dessus). Elle ne saurait retenir l’argument du requérant consistant à dire que l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale parce qu’elle découlait d’un acte normatif de rang infra‑législatif (paragraphe 27 ci-dessus). Elle observe à cet égard que l’intéressé avait accès à l’arrêté en question (voir, a contrario, Lebois c. Bulgarie, no 67482/14, § 67, 19 octobre 2017, où le requérant n’avait pas accès au règlement intérieur de la prison), et que le contenu de ce texte était prévisible, ce que le requérant ne conteste pas. La Cour observe par ailleurs que le requérant n’a pas soulevé devant les tribunaux internes des arguments tirés de la prétendue illégalité de l’arrêté no 1072/2013 et ne leur a pas donné l’occasion de vérifier la légalité de cet acte. Il n’a pas soutenu non plus que l’illégalité de l’arrêté susmentionné avait été déjà déclarée et faisait l’objet d’une jurisprudence constante des tribunaux internes. Dans ces circonstances, et en l’absence d’un examen de la part des juridictions internes, la Cour ne saurait retenir, en tant que tel, l’argument du requérant selon lequel l’obligation de présenter une preuve écrite de sa conversion n’avait pas de base légale parce qu’elle découlait d’un acte normatif de rang infra‑législatif (paragraphe 27 ci‑dessus).

37.  La Cour note ensuite que, selon le Gouvernement, le requérant s’est déclaré chrétien orthodoxe au moment de son incarcération, information confirmée par l’intéressé (paragraphe 4 ci-dessus), qui a par ailleurs déclaré devant elle qu’il s’était converti à l’islam en prison (paragraphe 5 ci-dessus). Elle doit donc rechercher, comme l’y invite le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus), si l’obligation imposée par l’arrêté no 1072/2013 de produire une attestation de conversion religieuse afin de pouvoir exercer sa religion cadre avec les obligations positives qui incombent aux autorités nationales.

38.  La Cour note d’emblée que la liberté de changer de religion ou de convictions est expressément garantie par l’article 9 de la Convention. Elle observe ensuite que l’obligation visée par l’arrêté no 1072/2013 ne concerne que la conversion religieuse survenue pendant la détention, les détenus pouvant dans tous les autres cas déclarer leur appartenance religieuse par une simple déclaration sur l’honneur (paragraphe 11 ci-dessus).

39.  Elle note ainsi que l’arrêté no 1072/2013 a introduit une distinction entre la déclaration initiale de la religion, que le détenu peut faire librement et sans formalités particulières au moment de son incarcération, et le changement de religion, survenu au cours de la détention, que le détenu doit prouver par un document provenant du nouveau culte (voir l’article 4 de l’arrêté en question, cité au paragraphe 11 ci-dessus). De l’avis de la Cour, une telle réglementation avec une exigence stricte de preuve documentaire d’appartenance à un culte spécifique dépasse le niveau de justification qui peut être exigé concernant une croyance authentique (voir, a contrario, Dyagilev, précité, § 62). Cela est d’autant plus vrai dans un cas où, comme en l’espèce, il existe la liberté initiale pour un détenu de déclarer la religion sans aucune preuve nécessaire.

40.  En plus, saisis du grief du requérant relatif à la prison de Brăila, tant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté que le tribunal de première instance ont rejeté le recours de l’intéressé sans avoir examiné le contexte factuel de sa demande, au motif qu’il n’avait pas fourni l’attestation écrite exigée par la réglementation (paragraphe 8 ci-dessus). Ils n’ont pas examiné non plus si le requérant aurait eu une possibilité réelle de se faire produire une preuve écrite ou une autre confirmation de l’appartenance au culte respectif, en particulier compte tenu des restrictions auxquelles il était soumis en tant que prisonnier.

41.  La Cour rappelle que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI). Au vu de l’importance du caractère sérieux et sincère que doit avoir une conversion religieuse, elle estime que le devoir de neutralité des autorités nationales, au sens de sa jurisprudence, ne saurait faire obstacle à un examen des éléments factuels qui caractérisent la manifestation d’une religion (voir, mutatis mutandis et dans le contexte des attestations pouvant être demandées par un employeur dans le cadre d’un contrat de travail, Kosteski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 55170/00, § 39, 13 avril 2006). Or il ne ressort pas des décisions rendues en l’espèce que les juridictions nationales se soient efforcées d’établir la manière dont l’intéressé manifestait ou entendait manifester sa nouvelle religion.

42.  La Cour prend note de l’argument avancé par le Gouvernement consistant à dire que l’obligation découlant de l’arrêté no 1072/2013 vise à prévenir l’abus de droit – abus qui dilue selon lui l’importance de la question de l’appartenance religieuse – et à protéger les religions (paragraphe 28 ci-dessus). Elle entend également son argument selon lequel l’intéressé a changé de religion une seconde fois, comme le montrerait le fait qu’il a demandé des repas conformes à la norme alimentaire spécifique au culte adventiste (paragraphe 19 ci-dessus). Elle observe toutefois que les juridictions internes qui ont examiné sa demande de repas conformes aux préceptes du culte adventiste n’ont pas jugé cette demande constitutive d’un abus de sa part (paragraphe 9 ci-dessus).

43.  La Cour est d’avis que, compte tenu des dispositions introduites par l’arrêté du ministère de la Justice exigeant notamment une preuve écrite en cas de changement de religion au cours de la détention, les autorités nationales ont rompu le juste équilibre qu’elles devaient ménager entre les intérêts de l’établissement pénitentiaire, ceux des autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné (voir, mutatis mutandis, Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 50, 7 décembre 2010). À cet égard, elle n’est pas convaincue que les demandes du requérant de se voir offrir un régime alimentaire conforme à sa religion aurait causé un dysfonctionnement dans la gestion de la prison ou entrainé des conséquences négatives sur le régime alimentaire offert aux autres détenus (ibid., § 52 ; voir aussi, Vartic no 2, précité, § 49).

44.  À la lumière de ce qui précède et malgré la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, aux obligations positives découlant pour elles de l’article 9 de la Convention en ce qui concerne les repas servis au requérant à la prison de Brăila.

45.  Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

Mariș c. Roumanie du 22 octobre 2020 requête n° 58208/14

Irrecevabilité article 9 : Le refus de rectifier la religion d’un détenu dans son dossier pénitentiaire ne l’a pas empêché de manifester sa religion. Il est inscrit comme chrétien orthodoxe alors qu'il est juif. La CEDH répond que ce n'est pas grave puisqu'il n'a pas demandé à manifester sa religion.

L’affaire concerne le refus des autorités roumaines de modifier, sur simple déclaration de M. Mariş, la mention relative à son appartenance religieuse dans les registres de la prison de Miercurea-Ciuc. Le requérant invoquait en particulier une atteinte à son droit garanti par l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion). La Cour ne décèle aucune apparence de violation du droit de M. Mariş au respect de sa religion et estime que la requête est manifestement mal fondée. En particulier, la Cour relève que le grief de M. Mariş a une nature plutôt abstraite et théorique dans la mesure où il n’allègue pas que l’administration pénitentiaire ait limité, d’une manière quelconque, la possibilité de manifester concrètement sa religion. M. Mariş n’a pas non plus informé la Cour du refus par les autorités pénitentiaires d’accéder à ses éventuelles demandes relatives aux exigences que sa religion lui impose, par exemple celles de rencontrer un représentant du culte, d’assister à des services religieux ou de se voir servir des repas conformes aux préceptes de sa religion. Il n’a pas allégué non plus que l’administration pénitentiaire lui a interdit d’accomplir des actes motivés par sa religion.

FAITS

Le requérant, Valeriu Mariş, est un ressortissant roumain. Il est né en 1968 et réside à Braşov (Roumanie). À partir de 2002, il purgea une peine de prison dans plusieurs établissements roumains. Devant la Cour, M. Mariş indique qu’il est de religion juive. Il indique aussi qu’en 2013, alors qu’il était incarcéré à la prison de Miercurea-Ciuc, il se rendit compte qu’il figurait, à tort, dans les registres de la prison comme étant chrétien orthodoxe. Il demanda la rectification de la mention relative à sa religion, mais l’administration pénitentiaire lui répondit qu’il devait, pour ce faire, produire une attestation délivrée par les représentants du culte ou de l’association religieuse auxquels il prétendait appartenir. M. Mariş précise qu’il n’a pas demandé à ce que des repas conformes aux préceptes de la religion juive lui soient servis. M. Mariş contesta cette décision devant le juge délégué à l’exécution des peines privatives de liberté, qui fit droit à sa demande. Le juge estima, entre autres, qu’une simple déclaration suffisait à prouver son appartenance à une religion. À la suite d’une contestation formée par l’administration pénitentiaire, le tribunal de première instance rejeta la demande de M. Mariş. Par la suite, M. Mariş fut transféré à la prison de Bistriţa où il figurait en tant que chrétien orthodoxe dans les registres de la prison. Il ne demanda pas à faire rectifier la mention relative à son appartenance religieuse.

CEDH

21.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits)).

22.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000-VII, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI).

23.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260-A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106).

24.  Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Leyla Şahin, précité, § 110).

25.  Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits)).

26.  Dans un contexte de privation de liberté, la Cour a déjà examiné, sur le terrain de l’article 9 de la Convention, les griefs des requérants qui se plaignaient de l’impossibilité de rencontrer un prêtre ou un pasteur (Poltoratski c. Ukraine, no 38812/97, §§ 163 et suiv., CEDH 2003‑V ; Kouznetsov c. Ukraine, no 39042/97, §§ 143 et suiv., 29 avril 2003 ; et Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, §§ 197-199, 23 février 2016) ou de participer au service religieux (Igors Dmitrijevs c. Lettonie, no 61638/00, §§ 79-80, 30 novembre 2006 ; Süveges c. Hongrie, no 50255/12, §§ 152-157, 5 janvier 2016 ; et Moroz c. Ukraine, no 5187/07, §§ 104-109, 2 mars 2017). Elle a également examiné les griefs des requérants qui avaient demandé des repas conformes aux prescriptions de leur religions respectives (pour des repas casher voir Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, §§ 33-45, 9 juin 2020  ; pour des repas végétariens conformes aux préceptes bouddhistes, voir Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, §§ 43‑55, 7 décembre 2010, et Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, §§ 44-55, 17 décembre 2013). De même, elle a examiné les griefs d’un détenu qui suivait les préceptes du vishnouisme et qui réclamait un lieu pour pouvoir prier, méditer, consulter la littérature religieuse et pratiquer son culte en brûlant des bâtons d’encens (Kovaļkovs c. Lettonie (déc.), no 35021/05, §§ 60-69, 31 janvier 2012).

27.  À la différence de ces affaires, la présente espèce se caractérise par le fait que le requérant avait précisé qu’il souhaitait obtenir seulement la rectification de son dossier constitué par l’établissement pénitentiaire de Miercurea-Ciuc (paragraphe 20 ci-dessus). Bien que le Gouvernement ait soutenu qu’il avait demandé des repas conformes aux préceptes de la religion juive, l’intéressé a formellement contredit ces affirmations (paragraphe 6 ci-dessus). La Cour en déduit que la demande du requérant se limitait à la rectification d’une prétendue erreur administrative commise dans son dossier à la prison de Miercurea‑Ciuc. Dans ce contexte, la Cour estime nécessaire de déterminer s’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté de manifester sa religion (voir, mutatis mutandis, Sofianopoulos et autres c. Grèce (déc.), nos 1997/02 et 2 autres, CEDH 2002-X, où la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu atteinte au droit pour les requérants de manifester leur religion en raison de l’interdiction de mentionner la religion sur les cartes d’identité).

28.  La Cour estime que le grief du requérant a une nature plutôt abstraite et théorique dans la mesure où il n’allègue pas que l’administration pénitentiaire ait limité, d’une manière quelconque, la possibilité de manifester concrètement sa religion. Ainsi, la Cour observe que, bien qu’incarcéré en 2002, l’intéressé n’a formé une demande tendant à faire rectifier son dossier qu’en 2013 (paragraphes 4-5 ci-dessus). Or il n’a allégué ni devant les tribunaux internes ni devant la Cour que pendant ce laps de temps sa liberté de manifester sa religion ait fait l’objet, d’une manière ou d’une autre, de restrictions. Même à accepter ses allégations selon lesquelles il a été enregistré automatiquement comme chrétien orthodoxe et qu’il n’a été consulté à aucun moment sur son appartenance religieuse (paragraphe 6 ci‑dessus), la Cour note que la mention figurant dans son dossier n’a eu aucune conséquence sur les possibilités du requérant de manifester sa religion. Elle note ensuite que l’enregistrement opéré dans son dossier n’était pas destiné à une consultation publique ou à un usage dans la vie quotidienne, mais qu’il n’était accessible qu’à l’administration pénitentiaire (voir, mutatis mutandis, Wasmuth c. Allemagne, no 12884/03, § 59, 17 février 2011, en ce qui concerne les cartes d’imposition sur le salaire ; et, a contrario, Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, § 50, CEDH 2010, et Sofianopoulos et autres, décision précitée, toutes les deux relatives aux cartes d’identité).

29.  D’ailleurs, le requérant n’indique pas comment la mention figurant dans son dossier personnel l’a empêché de manifester ou de pratiquer sa religion, et il n’a pas non plus informé la Cour du refus par les autorités pénitentiaires d’accéder à ses éventuelles demandes relatives aux exigences que sa religion lui impose, par exemple celles de rencontrer un représentant du culte, d’assister à des services religieux ou de se voir servir des repas conformes aux préceptes de sa religion. Il n’a pas allégué non plus que l’administration pénitentiaire lui a interdit d’accomplir des actes motivés par sa religion. Enfin, l’intéressé n’indique pas avoir fait l’objet de pressions, d’intimidations ou de sanctions de la part de l’administration pénitentiaire en raison de son appartenance religieuse (voir, a contrario, Mockutė c. Lituanie, no 66490/09, § 123, 27 février 2018, dans le cas d’internement psychiatrique). Qui plus est, il ressort des informations fournies par le Gouvernement, non contestées par le requérant, que ce dernier n’a pas renouvelé sa demande tendant à faire rectifier son dossier après son transfert dans un autre établissement pénitentiaire (paragraphe 10 ci-dessus).

30.  La Cour estime donc que le refus de modifier la mention relative à l’appartenance religieuse figurant dans le dossier constitué par l’établissement pénitentiaire de Miercurea-Ciuc ne décèle aucune apparence de violation du droit du requérant au respect de sa religion, tel que garanti par l’article 9 de la Convention.

31.  Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

Perovy c. Russie du 20 octobre 2020 requête n° 47429/09

non violation article 9 et article 2 du Protocole 1 : La célébration d’une bénédiction selon le rite orthodoxe russe n’a pas porté atteinte aux droits d’un élève et à ceux de ses parents.

L'affaire concerne une cérémonie de bénédiction d’une salle de classe célébrée selon le rite orthodoxe russe. Les premier et deuxième requérants sont un couple marié, le troisième requérant est leur fils. Ils n’appartiennent pas à l’Église orthodoxe russe. Ils alléguaient que le troisième requérant, âgé de sept ans à l’époque des faits, avait été contraint de participer à cette cérémonie lors de sa rentrée scolaire. Les deux premiers requérants, qui disaient ne pas avoir été informés de la célébration de cette cérémonie, soutenaient que leur droit d’éduquer leur enfant selon leurs propres convictions religieuses n’avait pas été respecté. Dans son arrêt de chambre1 , rendu ce jour dans l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu : Non-violation, dans le chef des deux premiers requérants, des droits découlant de l’article 2 du Protocole n° 1 (droit à l’instruction) de la Convention européenne des droits de l’homme, et Non-violation, dans le chef du troisième requérant, des droits garantis par l’article 9 (liberté de religion) de la Convention. La Cour considère en particulier que la cérémonie critiquée était un événement ponctuel d’importance secondaire, limité et temporaire, qui ne comportait aucune intention d’endoctrinement. La célébration de cette cérémonie procédait effectivement, comme l’ont indiqué les autorités internes, d’une erreur de jugement d’un enseignant à laquelle il a été immédiatement remédié par des décisions et des sanctions spécifiques.

FAITS

Les requérants sont un couple marié, Galina Perova et Aleksey Perov, ainsi que leur fils, David Perov. Ils sont ressortissants russes et membres de l’Église de la communauté du Christ. Le 3 septembre 2007, une cérémonie de bénédiction (освящение) fut célébrée selon le rite orthodoxe russe dans l’école municipale où le troisième requérant, alors âgé de sept ans, faisait sa rentrée scolaire. Cette cérémonie, organisée par des parents d’élèves, fut célébrée pendant une vingtaine de minutes avant le début des cours dans la classe du troisième requérant par un prêtre en habit religieux, père d’un élève, qui distribua de petites icônes en papier et récita des prières avant d’inviter les enfants à baiser le crucifix. Les requérants n’avaient pas été informés de la célébration de cette cérémonie. Ils allèguent qu’elle a profondément perturbé leur fils, qui aurait été contraint par les autres enfants à baiser le crucifix et qui aurait été battu par eux faute pour lui d’avoir fait le signe de croix selon le rite orthodoxe russe. Le deuxième requérant se plaignit de cet incident le jour même auprès des autorités de poursuite, demandant l’ouverture d’une enquête pénale sur les violences dénoncées par son fils.

Les autorités ouvrirent immédiatement une enquête, et conclurent que les droits des premier et deuxième requérants avaient été violés car la cérémonie avait été célébrée sans leur accord parental. Elles ordonnèrent l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre du professeur qui avait assisté à la cérémonie. La direction locale de l’éducation adressa un blâme officiel au directeur de l’école, lui reprochant d’avoir violé le droit constitutionnel de l’un de ses élèves à la liberté de religion. Les requérants engagèrent également une action civile en réparation contre l’école. Après avoir entendu toutes les personnes concernées par ces événements, les tribunaux déboutèrent les requérants au motif que la cérémonie avait été célébrée en dehors des heures de classe, à l’initiative de parents de confession orthodoxe, et qu’elle était essentiellement imputable à une erreur de jugement d’un professeur.

Article 2 du Protocole n° 1 (droit à l’instruction)

La Cour relève que la cérémonie de la bénédiction est un rituel qui revêt une grande importance spirituelle et symbolique dans la tradition orthodoxe russe. D’un point de vue subjectif, on peut comprendre que les deux premiers requérants, qui appartiennent à une autre confession chrétienne, considèrent que l’État a manqué de respect à l’égard de leurs convictions religieuses du seul fait que leur enfant ait assisté à la cérémonie en question. Toutefois, d’un point de vue objectif, la bénédiction litigieuse constitue un incident ponctuel, limité et temporaire dans l’éducation du troisième requérant. S’il est regrettable que les parents de ce dernier n’aient pas été informés de la célébration de cette cérémonie, aucun élément probant ne corrobore leurs allégations selon lesquelles leur enfant a été victime, au cours de la célébration de la cérémonie, de tentatives d’endoctrinement et qu’il a subi des pressions qui l’ont perturbé. Qui plus est, les autorités internes ont fait preuve de diligence dans la suite qu’elles ont donnée aux plaintes des requérants en constatant que leurs droits avaient effectivement été violés et en indiquant clairement que ce genre d’incident ne devait pas se reproduire. En outre, dans le cadre de la procédure civile engagée devant elles, les juridictions internes se sont livrées à un examen approfondi des allégations des requérants et les ont rejetées pour des motifs précis et propres à l’espèce. En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole n° 1 dans le chef des deux premiers requérants et qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 9.

Article 9 (liberté de religion)

En ce qui concerne l'objet de l'affaire, la Cour relève que le droit du troisième requérant à la liberté de religion, comme celui de toute autre personne qui dit avoir été victime d’une violation de ce droit avant d’avoir atteint l’âge de la majorité, appartient en propre à l’intéressé et se distingue de celui de ses parents. La Cour considère que l’intervention de l’État s’est en l’espèce limitée à laisser les locaux d’une école municipale à la disposition de personnes qui y ont organisé un événement ponctuel d’importance secondaire et ne comportant aucune intention d’endoctrinement. Les autorités scolaires n’ont pas déterminé ou contrôlé le contenu de la cérémonie litigieuse, elles ne l’ont pas incorporée dans le programme scolaire et ne l’ont pas érigée en obligation scolaire. Selon les autorités, la célébration de cette cérémonie était imputable à une erreur de jugement d’un professeur, à laquelle il a été immédiatement remédié par des décisions et des sanctions spécifiques. Le troisième requérant a participé à la cérémonie en se bornant à y assister. En particulier, il ne prête pas à controverse que si toutes les personnes présentes ont été invitées à baiser le crucifix, seules les personnes qui le souhaitaient ont accompli ce geste, et que le troisième requérant s’en est abstenu. Il ne ressort pas non plus du dossier que les élèves aient été contraints d’accepter les petites icônes en papier que le prêtre avait déposées sur leurs bureaux. D’ailleurs, dans leurs observations, les parties n’allèguent pas que le prêtre ou le professeur aient directement essayé de faire du prosélytisme ou qu’ils aient obligé quiconque à prendre part à la cérémonie. La Cour rappelle en outre que les autorités nationales ont fait preuve de diligence dans la suite qu’elles ont donnée aux plaintes des requérants. La Cour conclut que le troisième requérant n’a pas été contraint de prendre part à la manifestation d’un culte d’une autre confession chrétienne et qu’il n’a pas été incité à renoncer à ses propres convictions. Si le fait d’avoir assisté à une bénédiction célébrée selon le rite orthodoxe a pu lui causer une certaine contrariété, cet incident doit être replacé dans le contexte plus large de l’esprit d’ouverture et de tolérance dont les différentes confessions religieuses doivent faire preuve dans une société démocratique. Partant, il n’y a pas eu violation des droits du troisième requérant tels que garantis par l’article 9.

Erlich et Kastro c. Roumanie du 9 juin 2020 requêtes n° 23735/16 et 23740/16

Article 9 : Les autorités roumaines ont mis en place des moyens suffisants pour la fourniture de repas cacher adaptés aux besoins de deux détenus juifs

Art 9 • Obligations positives • Mesures adéquates des autorités pénitentiaires dans l’exécution d’un jugement reconnaissant le droit à des prisonniers de religion juive de manger des repas casher • Solution sur mesure applicable sans délai et palliant l’absence d’un cadre réglementaire spécifique pour les détenus de confession juive • Exigence de conditions spéciales strictes pour la préparation des repas casher ayant une incidence sur l’ampleur de la marge d’appréciation reconnue à l’État • Importance de la collaboration des autorités pénitentiaires avec une fondation religieuse juive • Aménagement d’une cuisine séparée pour la préparation des repas par les détenus en question • Possibilité pour les requérants de se procurer par leurs propres moyens les produits nécessaires et de demander le remboursement des frais par le biais d’une action civile séparée

La Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu : Non-violation de l’article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) de la Convention européenne des droits de l’homme L’affaire concerne la fourniture de repas cacher à deux détenus israéliens de confession juive dans une prison roumaine. Les requérants se plaignaient du manquement des autorités pénitentiaires de la prison de Rahova à leur fournir des repas conformes à leurs préceptes religieux. Au vu des éléments du dossier et de la marge d’appréciation dont l’État jouit en la matière, la Cour juge que les autorités nationales ont satisfait, à un degré raisonnable, à leurs obligations positives découlant de l’article 9 de la Convention. La Cour relève entre autres que le tribunal de première instance de Bucarest a tranché en faveur d’une solution sur mesure, adaptée aux besoins particuliers des requérants. Ces derniers ont pu se procurer les produits nécessaires à la préparation des repas sur place, dans la cuisine de la prison où un ensemble de mesures, approuvées par une fondation religieuse juive, ont été mises en place. Elle note aussi que les requérants n’ont pas saisi les juridictions civiles compétentes pour demander le remboursement des frais qu’ils avaient engendrés pour se procurer les aliments par leurs propres moyens.

FAITS

Les requérants, Nehemia Erlich et Charli Kastro, sont deux ressortissants israéliens de religion juive, nés en 1965. Ils sont détenus à Giurgiu (Roumanie). Les faits dont ils se plaignent se sont déroulés lors de leur détention dans la prison de Rahova. À des dates non précisées, chacun des requérant se plaignit de ne pas recevoir de repas cacher conformes aux préceptes de leur religion dans la prison de Rahova. En juillet 2015, le juge chargé du contrôle de la privation de liberté rejeta leurs plaintes, estimant que les requérants avaient reçu certains produits de la part de leurs familles respectives et qu’ils avaient la possibilité d’acheter des produits cacher par l’intermédiaire du magasin de la prison mais qu’ils n’en avaient pas fait la demande. Les requérants contestèrent cette décision. En octobre 2015, le tribunal de première instance de Bucarest fit droit à leurs contestations, relevant que la prison de Rahova ne disposait pas des facilités nécessaires pour la préparation des repas cacher et que l’acquisition de tels repas auprès d’un prestataire extérieur supposait la dotation d’un budget spécifique et la mise en œuvre d’une procédure d’achats publics. Estimant que ces aménagements prendraient du temps, le tribunal ordonna à la prison de Rahova de permettre aux requérants de recevoir quotidiennement, en en supportant les coûts, des repas cacher en quantité suffisante pour satisfaire leurs besoins personnels.

Le tribunal précisa également que la prison devait assurer la distribution des repas dans les mêmes conditions que celles offertes aux autres détenus et faciliter leur conservation pour les jours où ceux-ci ne pouvaient pas être livrés. S’agissant du coût des repas, le tribunal précisa que les requérants pouvaient en demander le remboursement, dans les limites prévues par les normes alimentaires applicables au détenus, en saisissant les juridictions civiles de droit commun compétentes en la matière. Il ressort du dossier que les requérants n’ont pas saisi les juridictions civiles d’une telle action.

CEDH

a) Principes généraux

28.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de cet instrument. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 124, CEDH 2014 (extraits)).

29.  Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 73, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005‑XI).

30.  Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 33 in fine, série A no 260-A). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État au titre de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans celle-ci (Leyla Şahin, précité, § 106).

31.  Il faut également rappeler le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire » (S.A.S. c. France, précité, § 129). Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce (voir, notamment, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 44, Recueil 1996‑IV, et Leyla Şahin, précité, § 110).

32.  Enfin, si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables n’en sont pas moins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 84 in fine, CEDH 2013 (extraits)).

b)  Application de ces principes en l’espèce

33.  La Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs des requérants à la lumière des obligations positives qui découlent de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vartic (no 2), précité, § 44).

34.  À cet égard, la Cour observe que l’État roumain a consacré expressément le droit à la liberté religieuse tant au niveau de la Constitution qu’au niveau législatif et que la religion juive figure parmi les cultes officiellement reconnus (paragraphes 9 et 10 ci-dessus). L’argument des requérants selon lequel l’État défendeur n’a pas adopté de législation pour reconnaître la religion juive (paragraphe 26 ci-dessus) doit donc être écarté. Pour autant que l’argument des intéressés consiste à dire que l’État défendeur n’a pas adopté de réglementation spécifique relative aux conditions dans lesquelles les détenus de confession juive peuvent se voir attribuer des repas casher lorsqu’ils purgent une peine d’emprisonnement, la Cour note que la loi no 254/2013 et la réglementation décidée en vue de son application définissent les modalités d’exercice du droit à la liberté religieuse en détention, y compris en ce qui concerne l’alimentation requise par l’observance des préceptes religieux (paragraphes 11-13 ci-dessus). Elle estime que cette législation pose un cadre normatif général, suffisamment prévisible et détaillé quant à l’exercice du droit à la liberté de religion en milieu pénitentiaire. En ce qui concerne l’argument des requérants visant l’absence alléguée d’une réglementation spécifique établissant en détail les modalités d’allocation, de préparation et de distribution des repas casher en milieu carcéral, la Cour considère que le choix d’adopter ou pas une réglementation détaillée relative aux modalités d’exercice d’une religion donnée en milieu pénitentiaire relève plutôt de la marge d’appréciation des autorités de l’État, qui sont mieux placées pour se prononcer sur les besoins et les contextes locaux (voir, mutatis mutandis, S.A.S. c. France, précité, § 129). À cet égard, la Cour retient que, d’après les requérants eux-mêmes, au moment des faits, seules huit personnes de confession juive étaient détenues dans les prisons roumaines (paragraphe 27 ci-dessus).

35.  De plus, la Cour note que le tribunal de première instance de Bucarest a tranché en faveur d’une solution sur mesure adaptée aux besoins particuliers des requérants et a permis ainsi de pallier l’absence d’un cadre réglementaire spécifique pour les détenus de confession juive et d’offrir une solution applicable sans délai (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour voit les mérites d’une telle approche, qui cadre bien avec le principe de subsidiarité, dans la mesure où le tribunal de première instance a adopté une solution concrète qui a eu l’avantage de pouvoir être appliquée immédiatement par les autorités pénitentiaires de Rahova.

36.  Plus concrètement, la Cour relève que le tribunal de première instance a ordonné à l’administration pénitentiaire de Rahova de permettre aux requérants de recevoir quotidiennement des repas casher, en quantité nécessaire pour satisfaire leurs besoins personnels, de pourvoir à la distribution des repas dans les mêmes conditions que celles offertes aux autres personnes détenues, ainsi que d’assurer les facilités pour la conservation des repas les jours où ceux-ci ne pouvaient pas être livrés (paragraphe 5 ci-dessus). Elle note que, selon les observations du Gouvernement, non contestées par les requérants, le jugement du tribunal de première instance a été mis en application par les autorités pénitentiaires de Rahova (paragraphe 24 ci-dessus). Elle écarte donc l’argument des requérants selon lequel ils ont dû obtenir une décision judiciaire pour se voir reconnaître le droit de bénéficier de repas conformes aux exigences de leur religion (paragraphe 27 ci-dessus) dans la mesure où il revient aux requérants de saisir dans un premier temps les autorités nationales pour dénoncer une éventuelle atteinte à leurs droits. En l’espèce, les juridictions nationales ont dûment examiné les demandes des requérants et ont rendu en temps utile une décision judiciaire en leur faveur. La Cour note également qu’il n’apparait pas des éléments soumis devant elle par les intéressés qu’ils aient demandé aux juridictions nationales une réparation pour la période antérieure à la saisine de celles-ci quand ils n’ont pas bénéficié de repas conformes aux exigences de leur religion.

37.  La Cour rappelle avoir déjà dit qu’elle était prête à accepter que la décision de mettre en place des aménagements spécifiques pour un détenu pouvait avoir des conséquences financières directes pour un établissement pénitentiaire, et donc se répercuter de manière indirecte sur la qualité du traitement des autres détenus, et qu’elle devait ainsi vérifier si les autorités nationales avaient ménagé un juste équilibre entre les intérêts de l’établissement, ceux de ces autres prisonniers et les intérêts particuliers du détenu concerné (Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 50, 7 décembre 2010). À cet égard, elle note que la situation en l’espèce est différente de celle qui prévalait dans les affaires Jakóbski et Vartic (no 2) (précitées, respectivement § 52 et § 49), dans lesquelles elle a observé que les requérants demandaient des repas végétariens qui ne nécessitaient pas d’être préparés, cuits ou servis d’une manière particulière et que l’allocation de tels repas n’avait pas de conséquences négatives pour la gestion des établissements pénitentiaires ou pour la qualité des repas fournis aux autres détenus. En revanche, dans la présente espèce, l’alimentation demandée par les requérants consistait en des repas casher, qui devaient contenir des ingrédients spécifiques obtenus en suivant des règles très précises et qui devaient être préparés à part, dans des contenants et avec des ustensiles séparés, de manière spéciale et sous la supervision d’un représentant religieux (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, §§ 13-19 ; voir également les observations des requérants, résumées au paragraphe 27 ci‑dessus). La Cour voit ici une différence importante par rapport aux affaires dont elle a déjà eu à connaître, et elle la prendra en considération pour examiner si les autorités pénitentiaires de Rahova ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation.

38.  Ainsi, il ressort des observations du Gouvernement, non contestées par les requérants, qu’un espace séparé a été aménagé dans la cuisine de la prison de Rahova (paragraphe 24 ci-dessus). Il s’agit, de l’avis de la Cour, d’un élément important dans la mesure où les repas casher doivent être préparés dans des conditions spéciales (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, §§ 13-19). Ces conditions semblent avoir été respectées en l’espèce puisqu’elles ont reçu l’aval d’une fondation religieuse juive. La Cour note également que les détenus de confession juive participent à la préparation des repas (paragraphe 24 ci-dessus). Elle relève que les Règles pénitentiaires européennes, telles qu’expliquées dans leur commentaire (paragraphes 14 et 15 ci-dessus), confirment une telle approche dans le but de permettre aux détenus d’avoir un aperçu des aspects positifs de la vie en communauté.

39.  La Cour note ensuite que les autorités pénitentiaires de Rahova ont collaboré avec une fondation religieuse juive pour la mise en application du jugement du tribunal de première instance de Bucarest (voir, a contrario, Vartic (no 2), précité, § 47, où le Gouvernement n’avait pas fourni d’informations quant aux résultats obtenus grâce à la prise de contact avec une association religieuse). Cette fondation a ensuite été présente dans la prison lors des fêtes religieuses juives et a fourni aux requérants des aliments spécifiques à ces occasions (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour prend note de l’argument des requérants selon lequel l’exercice de leur religion relève du quotidien et n’est pas limité aux seules fêtes religieuses (paragraphe 27 ci-dessus). Elle estime toutefois que l’implication, à l’initiative des autorités pénitentiaires, d’une fondation religieuse en vue de la détermination des modalités d’aménagement des conditions dans lesquelles les requérants pouvaient se voir allouer des repas conformes aux préceptes de leur religion, même si non décisive, est un élément important à prendre en considération pour examiner la manière dont les autorités nationales ont rempli leurs obligations positives découlant de l’article 9 de la Convention.

40.  La Cour constate de plus que le tribunal de première instance de Bucarest a permis aux requérants de se procurer, par dérogation aux normes en vigueur, des produits qui pouvaient être cuisinés et préparés sur place (paragraphe 5 ci-dessus). Elle prend en compte le fait que les requérants se sont procuré par leurs propres moyens ces produits, ce qui constitue d’ailleurs la critique principale formulée par les intéressés dans leurs observations présentées devant elle (paragraphes 26 et 27 ci-dessus). Elle note qu’un tel arrangement n’est pas en soi contraire à la règle 22 des Règles pénitentiaires européennes, telles qu’expliquées dans leur commentaire (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Elle rappelle toutefois que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, pour un rappel de ce principe, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 114, 26 avril 2016, et Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, no 29086/12, § 93, 10 janvier 2017). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’un arrangement par lequel un détenu est autorisé à se procurer par ses propres moyens les produits alimentaires conformes aux préceptes de sa religion ne doit pas lui imposer une charge qu’il ne serait pas en mesure d’assumer pour des raisons financières objectives. À cet égard, elle note que le tribunal de première instance a indiqué aux requérants qu’ils pouvaient demander le remboursement des frais qu’ils avaient engagés par le biais d’une action civile séparée et qu’il ne ressort pas du dossier que les intéressés aient saisi les juridictions compétentes en la matière (paragraphe 7 ci-dessus). Les requérants n’ont pas non plus soutenu devant la Cour que des raisons objectives les avaient empêchés de former une telle action.

41.  La Cour rappelle que le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non‑utilisation du recours en question (voir, entre autres, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 74, 25 mars 2014). En l’espèce, les requérants n’ont avancé aucun argument permettant de faire douter de l’effectivité d’une action civile telle qu’indiquée par le tribunal de première instance de Bucarest.

42.  La Cour observe que les requérants n’ont pas non plus allégué avoir soumis aux autorités pénitentiaires une demande précise et détaillée pour se voir rembourser les coûts des aliments qu’ils se sont procurés par leurs propres moyens et s’être heurtés à un refus de donner suite à leur demande. Soucieuse de faire respecter le principe de subsidiarité, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le montant effectivement dépensé par les requérants pour se procurer des produits alimentaires casher, en l’absence d’une décision des autorités nationales à cet égard.

43.  La Cour relève donc que les autorités pénitentiaires de Rahova ont procédé à l’aménagement d’une cuisine séparée destinée à la confection des repas casher et que les conditions de préparation de ces repas ont été approuvées par une fondation religieuse juive. Cette fondation a été consultée lors du processus et a fourni aux requérants des produits alimentaires spécifiques. En application du jugement du tribunal de première instance de Bucarest, les requérants ont pu se procurer les produits nécessaires à la préparation des repas sur place dans la cuisine de la prison. Un ensemble de mesures ont ainsi été mises en place par les autorités pénitentiaires de Rahova. La Cour ne saurait accepter l’argument des requérants selon lequel l’obligation qui pèse sur les autorités nationales dans ce cas est une obligation de résultat (paragraphe 26 ci-dessus). En effet, elle estime que ces mesures ont eu un caractère adéquat et que les autorités nationales ont fait tout ce qui pouvait être raisonnablement exigé d’elles pour respecter les convictions religieuses des requérants, d’autant que les repas casher doivent être préparés dans des conditions spéciales strictes (paragraphe 37 ci-dessus ; voir, a contrario, Vartic (no 2), précité, §§ 51‑52 ; voir, également, X c. Royaume-Uni, no 5947/72, décision de la Commission du 5 mars 1976, Décisions et rapports (DR) 5, p. 8, concernant l’allocation de repas casher à un détenu juif orthodoxe incarcéré dans un établissement pénitentiaire n’abritant qu’un petit nombre de détenus de confession juive).

44.  À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation dont l’État défendeur jouit en la matière, la Cour estime que les autorités nationales ont satisfait, à un degré raisonnable dans les circonstances de l’espèce, à leurs obligations positives découlant de l’article 9 de la Convention.

45.  Pour ces raisons, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

Pantelidou c. Grèce du 10 novembre 2019 requête n° 36267/19

Irrecevabilité Article 9 : L’interdiction d’accéder à un lieu de culte, aménagé sur un espace public en méconnaissance des règles urbanistiques, était justifiée

L’affaire concerne l’impossibilité pour Mme Pantelidou d’accéder à une église aménagée sur un espace vert public par des fidèles du culte des « chrétiens orthodoxes véritables » en méconnaissance des règles urbanistiques. La loi prévoyait la construction de la mosquée d’Athènes à cet emplacement. La requérante invoquait une atteinte à son droit à la liberté de religion (article 9). La Cour précise que l’intérêt public d’aménagement rationnel du territoire ne saurait être supplanté par les besoins de culte d’une communauté religieuse qui avait empiété de manière arbitraire sur le domaine public pour établir et faire fonctionner un lieu de culte non conforme au plan urbanistique. Ainsi, compte tenu de la marge d’appréciation des États en matière de planification et d’aménagement du territoire, la Cour estime que la mesure litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé (la protection de l’ordre public et les droits et libertés d’autrui).

FAITS

La requérante, Aikaterini-Veatriki Pantelidou, est une ressortissante grecque née en 1951 et résidant à Athènes. En septembre 2016, des fidèles appartenant au culte des « chrétiens orthodoxes véritables » (adeptes du calendrier julien pour les fêtes religieuses) s’approprièrent un espace vert public appartenant à la Marine nationale et le transformèrent en un lieu de culte. En novembre 2016, les forces de police procédèrent à l’évacuation des lieux en raison de la construction de la mosquée d’Athènes, dont les travaux venaient de commencer. L’accès à l’église fréquentée par Mme Pantelidou fut interdit. En décembre 2016, Mme Pantelidou et d’autres fidèles introduisirent un recours en annulation mais ils furent déboutés par le Conseil d’État. En août 2018, l’église fut démolie.

Article 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion)

Dans sa décision, le Conseil d’État a indiqué que l’église des « chrétiens orthodoxes véritables » était installée et fonctionnait sur le domaine public, dans des installations qui avaient été construites pour la Marine nationale, et que ces installations avaient été occupées de manière arbitraire par des personnes inconnues entre juin et septembre 2016. En outre, une partie des installations de la Marine nationale avait déjà été expropriée par l’État pour permettre la construction de la mosquée d’Athènes, conformément à la loi. Les travaux de la mosquée avaient déjà commencé lorsque le bâtiment avait été aménagé en église par les fidèles en méconnaissance des dispositions qui régissaient le statut urbanistique du quartier. La Cour indique que l’intérêt public d’aménagement rationnel du territoire ne saurait être supplanté par les besoins de culte d’une communauté religieuse qui avait empiété de manière arbitraire sur le domaine public pour établir et faire fonctionner un lieu de culte non conforme au plan urbanistique. Par conséquent, compte tenu de la marge d’appréciation des États contractants en matière de planification et d’aménagement du territoire, la Cour estime que la mesure litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé. La requête est donc manifestement mal fondée (article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention).

CEDH

21.  La Cour rappelle que l’article 9 de la Convention protège, en principe, le droit de créer, d’ouvrir et de gérer des lieux ou des bâtiments consacrés au culte religieux. Dès lors, les questions relatives à l’exploitation des bâtiments religieux, y compris les frais engagés en raison du statut fiscal de ces bâtiments sont, dans certaines circonstances, susceptibles d’avoir des répercussions importantes sur l’exercice du droit des membres de groupes religieux à manifester leurs croyances religieuses (Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, no 32093/10, § 41, 2 décembre 2014). Qui plus est, la Cour a reconnu que, si une communauté religieuse ne peut disposer d’un lieu pour y pratiquer son culte, ce droit se trouve vidé de toute substance (Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres c. Turquie, nos 36915/10 et 8606/13, § 90, 24 mai 2016).

22.  En l’espèce, la Cour considère que les décisions des autorités internes de ne pas permettre l’accès de la requérante à son église pour participer à la messe s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la « liberté de manifester sa religion (...) par le culte (...) et l’accomplissement des rites ». Pareille immixtion méconnaît l’article 9 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des objectifs légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire dans une société démocratique », pour les atteindre (Vergos c. Grèce, no 65501/01, § 32, 24 juin 2004).

23.  Pour justifier les refus de forces de police vis-à-vis les demandes de la requérante, le Conseil d’État s’est référé aux articles 13 § 2 et 24 § 2 de la Constitution ainsi qu’à sa propre jurisprudence en matière d’érection et de fonctionnement des lieux de culte interprétant ces articles (paragraphes 11 et 15-17 ci-dessus). La Cour admet donc que l’ingérence était « prévue par la loi ».

24.  Par ailleurs, la Cour est disposée à considérer que l’ingérence en question poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public et les droits et libertés d’autrui (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vergos, précité, § 32). À cet égard, la Cour réitère que l’application des règles d’urbanisme correspond au but légitime de « protection de l’ordre », au sens de l’article 9 § 2 de la Convention (Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres, précité, § 95).

25.  La Cour ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, et il lui appartient toujours de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une manière compatible avec le droit des requérants à la liberté de manifester leur religion (ibid. § 103).

26.  Ainsi, quant à la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour rappelle que l’article 9 ne garantit à une communauté religieuse aucun droit d’obtenir un lieu de culte des autorités publiques (Griechische Kirchengemeinde München und Bayern e.V. c. Allemagne (déc.), no 52336/99, 18 septembre 2007 ; Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres, précité, § 97). Le fait que les autorités nationales ont toléré pendant une certaine période l’usage à des fins cultuelles d’un bâtiment appartenant à l’État, par des personnes n’ayant aucun titre légal pour le faire, ne fait naître aucune obligation positive dans le chef de ces autorités (Juma Mosque Congregation et autres c. Azerbaïdjan (déc.), no 15405/04, § 60, 8 janvier 2013).

27.  En l’espèce, la Cour relève que dans son arrêt du 26 mars 2019, le Conseil d’État a souligné que l’église des « chrétiens orthodoxes véritables » était installée et fonctionnait sur le domaine public, dans des installations qui avaient été construites pour la Marine nationale et que ces installations avaient été occupées de manière arbitraire par des personnes inconnues entre juin et septembre 2016. En outre, une partie de ces installations de la Marine nationale avait déjà été expropriée par l’État pour faire construire la mosquée d’Athènes, construction prévue dans les lois no 4014/2011 et 4414/2016 et dont les travaux avaient déjà commencé lorsque le bâtiment de la Marine nationale avait été aménagé en église par les fidèles en méconnaissance des dispositions qui régissaient le statut urbanistique du quartier (paragraphes 12-14 ci-dessus).

28.  À l’instar de l’affaire Vergos précitée et à la différence de l’affaire Manoussakis et autres précitée, la Cour est appelée à se prononcer dans la présente affaire sur la compatibilité avec la Convention de l’interprétation d’une loi neutre à l’égard de l’exercice de la liberté de culte. Or, il est évident que l’intérêt public d’aménagement rationnel du territoire ne saurait être supplanté par les besoins de culte d’une communauté religieuse qui avait empiété de manière arbitraire sur le domaine public pour établir et faire fonctionner une lieu de culte non conforme au plan urbanistique.

29.  A la lumière de ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation des États contractants en matière de planification et d’aménagement du territoire (voir, Buckley c. Royaume‑Uni, arrêt du 25 septembre 1996, Recueil 1996‑IV, pp. 1291-1292, §§ 74-75 ; Johannische Kirche & Horst Peters c. Allemagne (déc.), no 41754/98, 10 juillet 2001 ; Vergos, précité, § 42) la Cour estime que la mesure litigieuse était justifiée dans son principe et proportionnée à l’objectif visé.

30.  Il s’ensuit que la requête doit être déclarée irrecevable comme étant manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Tothpal et Szabo c. Roumanie du 19 février 2019 requêtes nos 28617/13

Article 9 : La condamnation de deux prêtres ( pasteurs protestants) destitués qui avaient poursuivi l’exercice de leurs fonctions de prêtre viole la liberté de religion

Des mesures d’État favorisant un dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté à se placer sous une direction unique constituent une atteinte à la liberté de religion. Dans une société démocratique, l’État n’a pas à prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une autorité unique.

CEDH

46. La Cour note que les deux requérants ont été condamnés au pénal pour avoir exercé sans droit la fonction de prêtre (paragraphes 16 et 27 ci‑dessus). Elle voit dans cette condamnation une ingérence dans leur droit à la liberté de religion qui leur est reconnu par l’article 9 de la Convention. Elle note que le Gouvernement admet d’ailleurs que les intéressés ont subi une telle ingérence (paragraphe 45 ci-dessus).

47. La Cour rappelle ensuite que pareille ingérence emporte violation de cette disposition, sauf si elle est prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique pour atteindre un but légitime (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 83, CEDH 2000‑XI).

i. L’ingérence était-elle « prévue par la loi » et poursuivait-elle un « but légitime » ?

48. La Cour note que le Gouvernement indique dans ses observations que les faits reprochés aux requérants étaient prévus par la loi no 489/2006 et par le code pénal et que leur condamnation visait la protection des droits d’autrui (paragraphe 45 ci-dessus). Les requérants n’ont pas présenté d’arguments convaincants pour contredire ces affirmations (paragraphes 43 et 44 ci-dessus) et la Cour est disposée à accepter que l’ingérence, prévue la loi, poursuivait le but légitime de la protection des droits des Églises concernées et de leurs fidèles.

ii. L’ingérence était-elle « nécessaire dans une société démocratique » ?

49. La Cour a récemment résumé les principes applicables en la matière dans l’affaire S.A.S. c. France [GC] (no 43835/11, §§ 124-131, CEDH 2014 (extraits)). En particulier, elle a mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Elle a aussi estimé que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État était incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de celui‑ci quant à la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles‑ci (Ibid., § 127, et Hassan et Tchaouch, précité, § 78), et considéré que ce devoir imposait à l’État de s’assurer que des groupes opposés se toléraient (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 107, CEDH 2005‑XI). Elle en a déduit que le rôle des autorités dans ce cas n’était pas de supprimer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se toléraient (Serif, précité, § 53).

50. Se tournant vers la présente espèce, la Cour note que les agissements litigieux ayant servi à justifier la condamnation pénale des requérants relevaient de la sphère religieuse : ceux-ci s’étaient notamment vu reprocher d’avoir assuré le service religieux et d’avoir participé à des cérémonies nuptiales, baptismales ou funéraires (paragraphes 15 et 26 ci-dessus). Ainsi, il n’avait pas été reproché aux intéressés de s’être livrés à l’accomplissement d’actes susceptibles de produire des effets juridiques (voir, a contrario, Serif, précité, § 50, et Agga (no 2), précité, § 57, où la Cour a pris note des dispositions légales de droit grec selon lesquelles les mariages célébrés par les ministres de « religions connues » étaient assimilés à des mariages civils, et les muftis étaient compétents pour statuer sur certains litiges civils entre musulmans). Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu devant la Cour qu’en droit roumain les requérants avaient compétence pour accomplir de tels actes (pour les dispositions internes pertinentes qui rendent obligatoire la conclusion d’un mariage civil, voir le paragraphe 31 ci-dessus). Quant à la condamnation pénale du premier requérant pour gestion frauduleuse des biens de la paroisse, la Cour estime qu’elle n’est pas pertinente pour l’examen de la présente requête (no 28617/13). En effet, cette condamnation a été infligée à l’issue d’une procédure pénale distincte, qui a fait l’objet d’une requête séparée devant la Cour (no 55662/13 – paragraphe 17 ci‑dessus).

51. La Cour note ensuite que les requérants ont constamment affirmé avoir agi avec le soutien d’une partie de leurs communautés respectives (paragraphes 14 et 23 ci‑dessus), ce que le Gouvernement n’a pas contesté dans ses observations devant elle (paragraphe 45 ci-dessus). Or la Cour rappelle avoir déjà dit que punir une personne au simple motif qu’elle a agi comme chef religieux d’un groupe qui la suit volontairement ne peut guère passer pour compatible avec les exigences d’un pluralisme religieux dans une société démocratique (Serif, précité, § 51 in fine).

52. Qui plus est, la Cour note que, même si les faits reprochés aux requérants ont eu lieu en raison de la scission de leurs communautés respectives, il n’a pas été établi, ni devant les juridictions nationales, ni devant elle, que la scission de ces communautés avait engendré des tensions ou des confrontations appelant une intervention de la part des autorités de l’État. La Cour rappelle avoir déjà dit que des tensions risquent d’apparaître lorsqu’une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c’est là l’une des conséquences inévitables du pluralisme (Serif, précité, § 53, et Agga (no 2), précité, § 60). Des mesures de l’État favorisant un dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou visant à contraindre la communauté, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique constituent une atteinte à la liberté de religion. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une direction unique (voir, Hassan et Tchaouch, précité, § 78 in fine, et, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 80, 15 septembre 2009). Cependant, force est de constater qu’en l’espèce, en condamnant les requérants pour leurs activités religieuses, les autorités roumaines ont de facto placé une partie des communautés religieuses des villes d’Arad et Băiţa sous l’égide des Églises luthérienne et réformée, excluant, pour les fidèles qui le souhaitaient, la possibilité de suivre les rites officiés par les requérants.

53. Dès lors, la Cour considère que les condamnations infligées aux requérants n’étaient pas justifiées dans les circonstances des espèces par « un besoin social impérieux » et que l’ingérence dans leur droit de manifester leur religion collectivement, en public, par le culte et l’enseignement n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

146 MAIRES DE FRANCE QUI SOUTIENNENT "LA MANIF POUR TOUS" DEBOUTÉS PAR UN JUGE UNIQUE DE LA CEDH

Le 4 octobre 2018, un juge unique de la CEDH a déclaré irrecevable une requête déposée en 2015 par 146 maires et adjoints au maire, qui dénonçaient l'atteinte à leur «liberté de conscience» que constituait l'obligation de marier des couples homosexuels, a été jugée irrecevable.

Les maires et adjoints au maire invoquaient notamment l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui proclame le « droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ».

Ils avaient demandé l’annulation, pour excès de pouvoir, d’une circulaire du 13 juin 2013 relative aux « conséquences du refus illégal de célébrer un mariage de la part d’un officier d’état civil », prise à la suite de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe.

La CEDH, a estimé que leur recours était irrecevable, les maires et leurs adjoints exercent leurs fonctions au nom de l’État français, et n’agissent donc pas en qualité de particulier.

Hamidović c. Bosnie-Herzé du 5 décembre 2017, requête n° 57792/15

Article 9 : Déclarer coupable d’outrage à magistrat, un musulman wahhabite/salafiste pour refus d’enlever sa calotte devant la cour n’est pas justifié.

LES FAITS

L’affaire porte sur son refus de retirer sa calotte alors qu’il était appelé à témoigner devant le tribunal pénal qui examinait une affaire concernant l’attaque de l’ambassade américaine survenue à Sarajevo en 2011.

Un membre d’un groupe local qui défendait la version wahhabite/salafiste de l’islam fut déclaré coupable à l’issue de la procédure pour terrorisme et condamné à une peine de 15 ans d’emprisonnement ; deux autres accusés furent acquittés.

Les accusés appartenaient tous à la même communauté religieuse, qui s’opposait au concept d’État laïc et ne reconnaissait que la loi et le tribunal de Dieu. Ainsi, les accusés refusèrent de rester debout à leur arrivée dans le prétoire lors de leur procès, et le président de la formation de jugement ordonna leur expulsion jusqu’à ce qu’ils changent d’avis.

En septembre 2012, M. Hamidović, qui faisait partie de la même communauté wahhabite/salafiste, fut cité à comparaître comme témoin dans la procédure. Lorsqu’il se leva pour s’adresser au tribunal, le président lui demanda de retirer sa calotte et lui expliqua que le port de ce couvre-chef était contraire au code vestimentaire des institutions judiciaires et qu’aucun symbole ou vêtement religieux n’était admis au tribunal.

M. Hamidović refusa d’obtempérer et déclara que le port d’une calotte en toutes circonstances était pour lui une obligation religieuse. En conséquence, le juge le fit expulser du prétoire, le déclara coupable d’outrage à magistrat et le condamna à une amende.

CEDH

La Cour souligne d’abord le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention, rappelant que les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux, particulièrement lorsque sont en jeu des questions sur les rapports entre l’État et les religions. En général, il y a donc lieu de laisser à l’État une latitude considérable (une « ample marge d’appréciation ») pour décider s’il est nécessaire de limiter le droit de manifester sa religion, et dans quelle mesure une telle limitation est requise.

La situation de M. Hamidović doit toutefois être distinguée des affaires concernant le port de symboles et vêtements religieux sur le lieu travail, notamment par des agents publics. Ces derniers, contrairement aux particuliers comme M. Hamidović, peuvent se voir imposer un devoir de discrétion, de neutralité et d’impartialité, notamment le devoir de ne pas porter des symboles et vêtements religieux lorsqu’ils exercent des fonctions officielles.

De plus, la Cour ne voit aucune raison de douter que le refus de M. Hamidović a été uniquement inspiré par sa conviction religieuse sincère selon laquelle il doit toujours porter sa calotte, sans qu’il y ait eu de la part de l’intéressé l’intention cachée de tourner le procès en ridicule, d’inciter autrui à rejeter les valeurs laïques et démocratiques, ou de causer des troubles. En effet, contrairement au comportement des autres membres de son groupe religieux au cours du procès, il est venu devant le tribunal qui l’a cité à comparaître et s’est levé lorsqu’on le lui a demandé, se soumettant ainsi clairement aux lois et tribunaux du pays. En outre, rien n’indique qu’il ait fait preuve d’un manque de respect.

Dans ces circonstances, la Cour considère que la peine infligée à M. Hamidović pour outrage à magistrat au seul motif qu’il a refusé d’enlever sa calotte n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Les autorités internes ont donc outrepassé « l’ample marge d’appréciation » qui leur était accordée et elles ont ainsi méconnu le droit fondamental que l’article 9 de la Convention garantit à M. Hamidović, à savoir le droit de manifester sa religion. Par ailleurs, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire également sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

METODIEV ET AUTRES c. BULGARIE du 15 juin 2017 requête 58088/08

Article 9 à la lumière de l'article 11 : Les requérants sont de confession ahmadie, un mouvement religieux dérivé de l’islam sunnite, fondé au Pendjab vers la fin du 19e siècle par Mirza Ghulam Ahmad considéré comme le Messie attendu. Les tribunaux internes refusent l'inscription de leur association car ils n'expliquent pas la différence avec l'Islam Sunnite "traditionnel" dont le culte est déjà admis en Bulgarie.

LES FAITS

Par un arrêt du 21 novembre 2007, la cour d’appel de Sofia confirma le jugement. Son arrêt indiquait en particulier ce qui suit :

« Les statuts n’exposent pas [quelle est] la perception et l’interprétation de l’islam de Mirza Ghulam Ahmad, laquelle est censée être à la base du culte. (...) Hormis l’indication que le mouvement se définit comme musulman, par la foi en un dieu unique et en son prophète Mahomet, les statuts de l’association demanderesse ne précisent pas les croyances et rites spécifiques qui la définissent en tant que culte indépendant et séparé dans le cadre de l’islam orthodoxe. En l’absence de description claire et précise des croyances du culte dans les statuts [de l’association demanderesse], la cour d’appel n’a pas à commenter les éléments, contenus dans les rapports d’expert, indiquant que les croyances et les rites des ahmadis ne permettent pas de les définir comme un culte musulman. Il convient de noter à cet égard que les statuts ne précisent pas la relation du nouveau culte avec les autres religions et, en particulier, avec les musulmans ayant une interprétation différente de l’islam. Cette dernière exigence (...) a trait au rôle de l’État, qui est d’encourager le pluralisme en prenant des mesures pour maintenir le dialogue entre des groupes religieux en opposition. »

Le 29 avril 2008, la Cour suprême de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par l’association. Elle confirma les motifs exposés par la cour d’appel et elle rappela que l’exigence de l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes, selon laquelle les croyances et les rites de l’association cultuelle dont l’enregistrement était demandé devaient être exposés de manière précise, visait à distinguer clairement les différents cultes et à éviter des confrontations entre les communautés religieuses, et ainsi à garantir pleinement le droit à la liberté de religion protégé par la Constitution. La haute juridiction précisa que le refus d’enregistrement était uniquement motivé par le non-respect de cette exigence légale et que, pour cette raison, il n’y avait pas lieu de commenter les rapports d’expert concernant les croyances des ahmadis ou les documents attestant de l’enregistrement d’associations similaires dans d’autres pays d’Europe.

LA CEDH

1. Principes généraux

32. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et, plus récemment, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, §§ 103‑104, CEDH 2016).

33. Les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, lorsque l’organisation de l’une d’entre elles est en cause, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. L’autonomie des communautés religieuses est en effet indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9 de la Convention (Hassan et Tchaouch, § 62, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, §§ 60-61, précités).

34. La Cour rappelle en outre que la possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de toute signification. Elle a constamment déclaré que le refus des autorités internes d’accorder la personnalité juridique à une association de personnes privées s’analysait en une ingérence dans l’exercice du droit de celles-ci à la liberté d’association (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, §§ 31 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 52 et suiv., CEDH 2004-I). S’agissant en particulier de l’organisation d’une communauté religieuse, le refus de reconnaître une telle communauté en tant qu’Église ou de lui octroyer la personnalité morale a également été considéré comme une ingérence dans le droit à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105, CEDH 2001‑XII, Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 74, CEDH 2006-XI, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 66).

35. La liberté d’association, notamment celle des communautés religieuses, n’est toutefois pas absolue, et les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).

2. Application de ces principes en l’espèce

a) Sur l’existence d’une ingérence

36. Pour déterminer s’il y a eu, dans un cas donné, ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 9 et 11 de la Convention, la Cour doit tenir compte des répercussions de la mesure litigieuse sur l’exercice de ces droits par le requérant, en prenant notamment en considération l’importance du droit des communautés religieuses à l’autonomie (İzzettin Doğan et autres, précité, § 94, et les affaires qui y sont citées). En l’espèce, comme le fait remarquer le Gouvernement, le refus d’enregistrement de la nouvelle association n’a pas empêché les requérants d’effectuer des rassemblements ou de pratiquer des rites religieux. La Cour observe cependant que, en l’absence d’enregistrement par le tribunal, l’association cultuelle ne pouvait acquérir la personnalité juridique et exercer en son nom les droits associés à un tel statut, notamment le droit de posséder ou de louer des biens, de détenir des comptes bancaires ou d’ester en justice, qui sont pourtant essentiels pour l’exercice du droit de manifester sa religion (Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 85, CEDH 2009). La Cour relève à cet égard que le droit bulgare ne permet pas à une association cultuelle d’acquérir la personnalité juridique par un biais autre que l’enregistrement en application de la loi sur les cultes, la possibilité de créer une association relevant du régime général ne lui étant en principe pas ouverte (paragraphe 20 ci-dessus).

37. Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que le refus d’enregistrement de l’association cultuelle formée par les requérants en application de la loi sur les cultes constitue une ingérence dans l’exercice des droits qui leur sont garantis par l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11.

b) Sur la justification de l’ingérence

38. Pour déterminer si l’ingérence dénoncée a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle a satisfait aux exigences des seconds paragraphes des articles 9 et 11, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime visé par cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique ».

39. En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour note que, pour refuser l’enregistrement de l’association sollicité par les requérants, les juridictions internes se sont fondées sur les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur les cultes, et que l’interprétation qu’elles en ont faite apparaît conforme à la jurisprudence dominante en la matière (paragraphes 16-18 ci-dessus). La Cour estime dès lors que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».

40. Quant aux buts poursuivis par cette mesure, la Cour prend en considération les motifs retenus par les juridictions internes et les arguments avancés par le Gouvernement, selon lesquels l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes – sur lequel était fondé le refus d’enregistrement litigieux – visait à ce que les statuts d’une association cultuelle définissent clairement les croyances et les rites du culte, dans l’objectif de permettre au public de distinguer les différents cultes et d’éviter la confrontation entre les communautés religieuses. Elle estime donc que l’ingérence poursuivait des objectifs légitimes tendant à la protection de l’ordre et des droits et libertés d’autrui. Reste à savoir si cette ingérence peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite de tels objectifs.

41. La Cour relève à cet égard que les motifs retenus ont quelque peu varié selon les juridictions. Le tribunal de première instance a considéré que la mouvance ahmadie était perçue comme une secte par les musulmans, qu’elle prônait l’intolérance religieuse et que l’enregistrement de l’association en cause en application de la loi sur les cultes pouvait provoquer un schisme au sein de la communauté musulmane bulgare. Ces motifs n’ont cependant pas été repris par les juridictions supérieures, qui ont expressément indiqué qu’elles n’avaient pas à se prononcer sur ces questions. La cour d’appel a refusé l’enregistrement de l’association cultuelle au motif que ses statuts n’indiquaient pas de manière suffisamment précise ses croyances et ses rites. Elle a également retenu un motif complémentaire, à savoir que les statuts ne précisaient pas la relation du culte ahmadi avec les religions existantes et, en particulier, avec le culte musulman prédominant en Bulgarie. La Cour suprême de cassation a, quant à elle, retenu pour seul motif l’absence d’une indication suffisamment précise et complète des croyances et des rites du culte ahmadi dans les statuts de l’association. Elle en a déduit que ces statuts ne répondaient pas aux exigences de l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes, lesquelles visaient à distinguer les différents cultes et à éviter des confrontations entre les communautés religieuses. La Cour examinera donc si ce motif était pertinent et suffisant pour justifier le refus d’enregistrement. Elle n’a pas en principe à tenir compte des motifs invoqués par les juridictions de niveau inférieur, même si de tels motifs peuvent éventuellement être pris en considération dans l’appréciation du contexte général de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 80, 18 octobre 2011).

42. La Cour a déjà eu l’occasion de dire que le fait d’exiger d’une association cultuelle cherchant à acquérir le statut d’Église qu’elle fournisse des documents exposant les principes fondamentaux de sa religion, afin de déterminer l’authenticité de l’organisation et de vérifier si cette religion ne constituait pas un danger pour la société démocratique, pouvait passer pour justifié (Cârmuirea Spirituală a Musulmanilor din Republica Moldova c. Moldova (déc.), no 12282/02, 14 juin 2005, et Lajda et autres c. République tchèque (déc.), no 20984/05, 3 mars 2009). La Cour relève cependant que la présente cause se distingue des affaires précitées en ce que, en l’espèce, les juridictions ont considéré que l’exposé des croyances dans les statuts de l’association était insuffisant, non pas pour juger de l’authenticité de l’organisation ou de la compatibilité de ses activités avec la loi, mais pour permettre de distinguer le culte de la nouvelle association de ceux préexistants, en particulier du culte musulman dominant en Bulgarie.

43. La Cour considère à cet égard que, s’il peut être en principe légitime pour les autorités de veiller à ce qu’une association cultuelle qui demande son enregistrement puisse être distinguée des associations préexistantes afin de ne pas induire le public en erreur, pareille exigence ne doit pas restreindre l’exercice du droit à la liberté de religion et d’association de manière disproportionnée.

44. En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que le nom de l’association cultuelle des requérants précisait clairement que celle-ci appartenait à la communauté Ahmadiyya. Cette circonstance n’a pas été remise en cause par les juridictions, qui n’ont à aucun moment indiqué que le nom de cette association cultuelle pouvait prêter à confusion. En ce qui concerne les statuts de l’association, ils spécifiaient également que le culte appartenait à la mouvance ahmadie de l’islam, présente dans le monde entier, et ils exposaient les croyances et les valeurs fondamentales de ses adeptes (paragraphe 7 ci-dessus). Pour autant que les juridictions internes ont considéré que cette description était insuffisante, la Cour note que la loi sur les cultes ne contient pas de dispositions spécifiques indiquant quel degré de précision doit revêtir pareille description et quelles informations spécifiques doivent figurer dans l’« exposé des croyances et des rites du culte » requis par son article 17. Il n’existe pas non plus, à la connaissance de la Cour, d’autre réglementation ou de lignes directrices qui auraient été accessibles aux requérants et qui auraient été susceptibles de les guider dans leur démarche. Il n’était donc pas aisé pour les requérants de mettre les statuts de l’association en conformité avec l’exigence de précision demandée par les juridictions internes. En outre, contrairement à la situation dans les affaires Cârmuirea Spirituală a Musulmanilor din Republica Moldova et Lajda et autres précitées, dans lesquelles les requérants avaient refusé de fournir les documents et les informations demandés par les autorités internes, les requérants ne se sont pas vu, en l’espèce, offrir la possibilité de remédier à la lacune constatée en fournissant des informations complémentaires aux juridictions compétentes. Ces dernières ont même expressément indiqué que cela n’était pas possible puisque l’exposé des croyances devait figurer dans les statuts et que la modification de ceux-ci exigeait la tenue d’une nouvelle assemblée générale de l’association.

45. La Cour réitère que le fait d’exiger d’une association cultuelle qui demande son enregistrement qu’elle se distingue des associations préexistantes apparaît en principe légitime compte tenu de la nécessité de ne pas créer une confusion aux yeux du public. L’interdiction d’admettre deux associations cultuelles portant le même nom et ayant le même siège est d’ailleurs expressément visée à l’article 15, alinéa 2, de la loi bulgare sur les cultes (paragraphe 17 ci-dessus). Toutefois, l’approche adoptée en l’espèce par la Cour suprême de cassation pose comme condition à l’enregistrement de l’association cultuelle qu’elle démontre que les croyances partagées par ses adeptes se distinguent de celles des cultes déjà enregistrés et, en particulier, du culte musulman dominant. Une telle approche, strictement appliquée comme c’est le cas en l’espèce, conduirait en pratique à refuser l’enregistrement de toute nouvelle association cultuelle qui aurait la même doctrine qu’un culte déjà existant. Eu égard à l’impossibilité, en droit bulgare, pour une association ayant des activités cultuelles, d’obtenir la personnalité juridique d’une autre manière (paragraphe 20 ci-dessus), cette position de la haute juridiction pourrait avoir pour conséquences de ne permettre l’existence que d’une seule association cultuelle par courant religieux et d’imposer aux croyants de se tourner vers celle-ci. De surcroît, l’appréciation du caractère identique ou non des croyances relèverait des juridictions et non des communautés religieuses elles-mêmes.

46. Pareille approche paraît difficilement conciliable avec la liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de la liberté d’association que garantit l’article 11. La Cour rappelle en effet que, selon sa jurisprudence, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut en principe que l’État apprécie la légitimité des croyances religieuses ou les modalités d’expression de celles-ci, et ce même dans un souci de préserver l’unité au sein d’une communauté religieuse. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses soient ou demeurent placées sous une direction unique. Même lorsqu’une telle communauté est divisée, l’État a le devoir de rester neutre et impartial, et il ne doit pas prendre des mesures qui favoriseraient un dirigeant plutôt qu’un autre ou qui viseraient à contraindre une communauté religieuse, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique. Le rôle des autorités dans un tel cas consisterait non pas à prendre des mesures susceptibles de privilégier un courant au détriment des autres ni à enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais à s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Hassan et Tchaouch, § 78, Église métropolitaine de Bessarabie et autres, § 117, et İzzettin Doğan et autres, § 108, tous précités).

47. Eu égard à l’ensemble des arguments qui précèdent, la Cour estime que le défaut allégué de précision de la description des croyances et des rites de l’association cultuelle dans les statuts de celle-ci n’était pas de nature à justifier le refus d’enregistrement litigieux qui, dès lors, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite des objectifs évoqués par le Gouvernement.

48. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11.

GENOV c. BULGARIE du 23 mars 2017 requête 40524/09

Violation de l'article 9 à la lumière de l'article 11, le refus d'enregistrer la nouvelle association nommée "l’Association internationale pour la conscience de Krishna" sous le prétexte qu'une autre association existait déjà, alors que les membres fondateurs expliquaient qu'il n'y avait pas de lien direct avec l'ancienne assosication, n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". L'arrêt Krishna constate la violation de l'article 9 de la Conv EDH.

a) Principes généraux

33. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion, individuellement et en privé ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et, plus récemment, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, §§ 103‑104, CEDH 2016).

34. Les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, lorsque l’organisation de l’une d’entre elles est en cause, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. L’autonomie des communautés religieuses est en effet indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9 de la Convention (Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, §§ 60-61, 31 juillet 2008, et Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 62, CEDH 2000-XI).

35. La Cour rappelle en outre que la possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de toute signification. Elle a constamment déclaré que le refus des autorités internes d’accorder la personnalité juridique à une association de personnes privées s’analysait en une ingérence dans l’exercice du droit de celles-ci à la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 52 et suiv., CEDH 2004-I, et Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, §§ 31 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1998-IV). S’agissant en particulier de l’organisation d’une communauté religieuse, le refus de reconnaître une telle communauté en tant qu’Église ou de lui octroyer la personnalité morale a également été considéré comme une ingérence dans les droits des requérants à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 105, CEDH 2001‑XII, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 66, et Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 74, CEDH 2006‑XI).

36. La liberté d’association n’est toutefois pas absolue, et les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).

b) Application de ces principes en l’espèce

i. Sur l’existence d’une ingérence

37. Pour considérer s’il y a eu, dans un cas donné, ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 9 et 11 de la Convention, la Cour doit tenir compte des répercussions de la mesure litigieuse sur l’exercice de ces droits par le requérant, en prenant notamment en considération l’importance du droit des communautés religieuses à l’autonomie (İzzettin Doğan et autres, précité, § 94, et les références de jurisprudence citées). En l’espèce, comme le fait remarquer le Gouvernement, le refus d’enregistrement de la nouvelle association n’a pas empêché le requérant ou les autres membres de l’association d’effectuer des rassemblements ou de pratiquer des rites religieux. La Cour observe cependant qu’en l’absence d’enregistrement par le tribunal ladite association ne pouvait acquérir la personnalité juridique et exercer en son nom les droits associés à un tel statut, notamment le droit de posséder ou de louer des biens, de détenir des comptes bancaires ou d’ester en justice, qui sont pourtant essentiels pour l’exercice du droit de manifester sa religion (Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 85, CEDH 2009). La Cour relève à cet égard que le droit bulgare ne permet pas à une association cultuelle d’acquérir la personnalité juridique par un biais autre que l’enregistrement en tant que culte, la possibilité de créer une association relevant du régime général ne lui étant pas ouverte (paragraphe 22 ci‑dessus).

38. Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que le refus d’enregistrement en tant que culte de l’association créée par le requérant constitue une ingérence dans l’exercice de ses droits garantis par l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11.

ii. Sur la justification de l’ingérence

39. Pour déterminer si l’ingérence dénoncée a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle satisfaisait aux exigences du second paragraphe des articles 9 et 11, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime visé par ces dispositions et était « nécessaire dans une société démocratique ».

40. En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour note que pour refuser l’enregistrement de l’association sollicité par le requérant les juridictions internes se sont fondées sur les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur les cultes et que l’interprétation qu’elles en ont faite apparaît conforme à la jurisprudence dominante en cette matière (paragraphes 14 et 19 ci‑dessus). La Cour accepte dès lors que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».

41. Quant aux buts poursuivis par cette mesure, compte tenu des motifs retenus par les juridictions internes et des arguments avancés par le Gouvernement selon lesquels le refus d’enregistrement visait à ne pas permettre l’existence de plusieurs associations cultuelles ayant les mêmes croyances et le même nom, dans l’objectif d’éviter d’induire le public en erreur et de préserver la sécurité juridique, la Cour accepte que l’ingérence poursuivait des objectifs légitimes tendant à la protection de l’ordre et des droits et libertés d’autrui. Reste à savoir si cette ingérence peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite de tels objectifs.

42. La Cour relève à cet égard que, si les motifs retenus par les différentes instances juridictionnelles ont quelque peu varié, la Cour suprême de cassation a finalement refusé l’enregistrement de l’association créée par le requérant au motif que les adeptes de cette dernière partageaient les mêmes croyances qu’une association cultuelle déjà enregistrée, l’Association pour la conscience de Krishna, et que l’intéressée portait, de surcroît, un nom presque identique.

43. La Cour considère que le fait d’exiger d’une personne morale nouvellement créée d’adopter un nom qui ne soit pas susceptible d’induire le public en erreur et qui permette de la distinguer d’autres organisations semblables peut en principe passer pour une restriction justifiée au droit d’une association de choisir librement son nom. Elle observe cependant qu’en l’espèce la similarité des noms ne constituait pas le motif principal du refus opposé par la Cour suprême de cassation : cette dernière a en effet interprété l’article 15, alinéa 2, de la loi sur les cultes comme interdisant l’enregistrement de toute association cultuelle ayant les mêmes croyances qu’un culte préexistant (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour relève par ailleurs que les deux noms n’étaient pas tout à fait identiques, le nom de la nouvelle association se distinguant par l’adjectif « internationale » et par la désignation du district de « Sofia, Nadezhda », et que les juridictions internes n’ont donné aucune indication à l’association quant à la manière dont cette dernière aurait pu modifier le nom choisi pour que celui-ci fût accepté (Tsonev c. Bulgarie, no 45963/99, § 56, 13 avril 2006, et Branche de Moscou de l’Armée du Salut, précité, § 90). Enfin, comme le fait remarquer le requérant (paragraphes 19 et 31 ci-dessus), plusieurs autres cultes ayant des noms similaires avaient fait l’objet d’un enregistrement (voir aussi, concernant le nom d’un parti politique, Tsonev, précité, §§ 26 et 56). Dans ces circonstances, la Cour estime que la similarité du nom de l’association dont l’inscription était demandée avec celui de l’association préexistante ne suffisait pas à justifier le refus d’enregistrement.

44. En ce qui concerne l’autre motif retenu, à savoir le partage par les adeptes de la nouvelle organisation des mêmes croyances et rites que ceux de l’association préexistante, la Cour observe que l’approche adoptée par la Cour suprême de cassation conduirait en pratique à refuser l’enregistrement de tout nouveau culte qui aurait la même doctrine qu’un culte déjà existant. Eu égard à l’impossibilité, en droit bulgare, pour une association ayant des activités cultuelles d’obtenir la personnalité juridique d’une autre manière (paragraphe 22 ci-dessus), cette position de la haute juridiction pourrait avoir pour conséquences de ne permettre l’existence que d’une association cultuelle unique par courant religieux et d’imposer aux croyants de se tourner vers cette association. De surcroît, l’appréciation du caractère identique ou non des croyances relèverait des juridictions, et non des communautés religieuses elles-mêmes.

45. Pareille approche paraît difficilement conciliable avec la liberté de religion et la liberté d’association garanties par les articles 9 et 11 de la Convention. La Cour rappelle en effet que, selon sa jurisprudence, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut en principe que l’État apprécie la légitimité des croyances religieuses ou les modalités d’expression de celles-ci. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses soient ou demeurent placées sous une direction unique. Lorsqu’une communauté religieuse est divisée, l’État a le devoir de rester neutre et impartial, et il ne doit pas prendre des mesures qui favoriseraient un dirigeant plutôt qu’un autre ou qui viseraient à contraindre une communauté religieuse, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique. Le rôle des autorités dans un tel cas consisterait non pas à prendre des mesures susceptibles de privilégier un courant au détriment des autres ni à enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais à s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (İzzettin Doğan et autres, précité, § 108, Hassan et Tchaouch, précité, § 78, et Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 117).

46. Dans la présente espèce, la Cour relève que le requérant a expressément déclaré, dans le cadre de la procédure interne, que les membres fondateurs de la nouvelle association souhaitaient créer une nouvelle organisation cultuelle plutôt que constituer une branche de l’association préexistante et s’inscrire dans une structure hiérarchique. Dans ces circonstances, le fait d’imposer au requérant de pratiquer ses croyances dans le cadre de l’organisation déjà enregistrée au motif que, de l’avis des autorités internes, ses croyances seraient identiques à celles de ce culte, n’apparaît pas comme nécessaire et proportionné à la poursuite de l’objectif légitime de permettre la distinction par le public des différentes associations cultuelles. Cette conclusion ne saurait être modifiée même dans l’hypothèse où, comme semble le suggérer le Gouvernement, la décision de créer une nouvelle association cultuelle était la conséquence d’une division au sein du culte préexistant. De surcroît, contrairement à ce que suggère le Gouvernement dans le cadre de l’exception de non-épuisement qu’il a soulevée, le requérant n’avait pas la possibilité de créer une nouvelle branche du culte existant, le droit interne ne permettant pas la création d’une telle branche dans la même ville et sans une décision expresse de l’association mère (paragraphe 15 ci-dessus). Sous cet aspect, la Cour estime donc que la similarité des croyances et rites entre les deux associations n’était pas non plus en mesure de justifier le refus d’enregistrement litigieux. Pour les motifs qui viennent d’être exposés, il convient également de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

47. Eu égard à l’ensemble des arguments qui précèdent, la Cour considère que le refus d’enregistrer l’association créée par le requérant n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11.

Association de solidarité avec les Témoins de Jéhovah et autres c. Turquie

du 24 mai 2016 requêtes nos 36915/10 et 8606/13

Violation de l'article 9 : Le refus d’octroyer un lieu de culte approprié aux Témoins de Jéhovah de Mersin et d’İzmir a emporté violation de leur droit à la liberté de religion

a) Sur l’existence d’une ingérence

87. La Cour rappelle d’emblée que, selon sa jurisprudence, un organe ecclésial ou religieux peut, comme tel, exercer au nom de ses fidèles les droits garantis par l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Église catholique de La Canée c. Grèce, 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). Elle rappelle aussi que, dans son arrêt Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France ([GC], no 27417/95, § 72, CEDH 2000‑VII), elle a reconnu la qualité de victime à une association constituée par une communauté de fidèles, ce qui, en l’espèce, est le cas de l’association requérante et n’est pas mis en cause par le Gouvernement. Il convient de rappeler également que le libre exercice du droit à la liberté de religion des témoins de Jéhovah est protégé par l’article 9 de la Convention (Association Les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05, § 50, 30 juin 2011), ce que nul ne conteste en l’espèce.

88. La Cour observe que les présentes requêtes portent essentiellement sur l’impossibilité pour les requérants de se livrer à leur pratique religieuse dans des locaux appropriés. En effet, dans le cadre de la requête no 36915/10, à la suite de la modification de la loi no 3194, les autorités ont ordonné la fermeture du local de Gazi au motif que ce lieu ne pouvait servir de lieu de culte. Il ressort du dossier que, à la suite de cette fermeture, les requérants se sont trouvés dans l’impossibilité de continuer à utiliser l’appartement en question pour célébrer leur culte religieux comme ils l’avaient fait auparavant pendant une quinzaine d’années. Quant à la requête no 8606/13, il ressort du dossier que les requérants se sont également vu refuser, pour les mêmes motifs, l’autorisation d’utiliser un local pour y pratiquer leur foi. Par ailleurs, dans le cadre des deux affaires, il n’est pas établi que l’administration a donné une suite favorable aux demandes des requérants qui souhaitaient disposer d’un local approprié pour y pratiquer leur culte.

89. La Cour estime nécessaire de rappeler que, aux termes de l’article 9 de la Convention, le droit à la liberté de religion comprend notamment la liberté de manifester sa religion par le culte et par l’accomplissement des rites. Elle rappelle de surcroît que les communautés religieuses existent traditionnellement sous la forme de structures organisées et qu’elles respectent des règles que les adeptes considèrent souvent comme étant d’origine divine. De plus, les cérémonies religieuses ont une signification et une valeur sacrée pour les fidèles lorsqu’elles sont célébrées par des ministres du culte qui y sont habilités en vertu de ces règles. La personnalité de ces derniers, ainsi que le statut de leurs lieux de culte sont assurément importants pour tout membre actif de la communauté, et leur participation à la vie de cette communauté est donc une manifestation particulière de leur religion qui jouit en elle-même de la protection de l’article 9 de la Convention (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 111, 26 avril 2016).

90. Dans la présente espèce, la Cour observe que les mesures litigieuses ont eu pour effet de priver les requérants de la possibilité de disposer d’un lieu réservé à leur pratique religieuse. Elle rappelle à cet égard que l’article 9 de la Convention garantit « la liberté de manifester sa religion (...) collectivement ». Or, si une communauté religieuse ne peut disposer d’un lieu pour y pratiquer son culte, ce droit se trouve vidé de toute substance (voir, mutatis mutandis, Hassan et Tchaouch, précité, § 62).

91. Par conséquent, la Cour conclut que les décisions des autorités internes s’analysent en une ingérence dans le droit à la liberté de religion des requérants (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 68, 31 juillet 2008, et Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 105, CEDH 2001 XII).

b) Justification de l’ingérence

92. Pour déterminer si cette ingérence a emporté ou non violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle satisfait aux exigences de l’article 9 § 2 de la Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique ».

93. Pour justifier les refus de l’administration vis-à-vis des demandes des requérants, les juridictions administratives se sont référées à deux dispositions législatives, à savoir l’article 24 de la loi no 634 et l’article 2 additionnel de la loi no 3194, lu en combinaison avec le tableau présenté à l’annexe au règlement y relatif (paragraphes 29 et 56 ci-dessus).

94. La Cour relève que les requérants acceptent que les dispositions litigieuses servent de base légale aux autorités nationales pour ne pas accueillir leurs demandes, même s’ils prétendent que l’article 2 additionnel de la loi no 3194, qui a été modifié pour répondre aux normes de l’Union européenne (paragraphe 66 ci-dessus), a été appliqué de manière imprévisible et arbitraire par les autorités administratives. Ne voyant aucune raison valable de mettre en question l’interprétation des dispositions pertinentes par les juridictions nationales, elle admet que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».

95. Par ailleurs, la Cour est disposée à considérer que l’ingérence en question poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 40, Recueil 1996‑IV).

96. D’une manière générale, les requérants soutiennent que les restrictions imposées aux témoins de Jéhovah par le gouvernement turc reviennent à leur dénier l’exercice de leur droit à la liberté de religion. Ils affirment que, en Turquie, leur religion ne jouit pas, d’un point de vue légal et administratif, des garanties dont elle bénéficie, d’après eux, dans tous les autres États membres du Conseil de l’Europe.

97. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence établie, la liberté de religion n’implique nullement que les groupements religieux ou les fidèles d’une religion doivent se voir accorder un statut juridique déterminé ou un statut fiscal différent de celui des autres entités existantes (Alujer Fernandez et Caballero Garcia c. Espagne (déc.), no 53072/99, 14 juin 2001, et Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi c. Turquie, no 32093/10, § 45, 2 décembre 2014 ; voir aussi Iglesia Bautista « El Salvador » et Ortega Moratilla c. Espagne, no 17522/90, décision de la Commission du 11 janvier 1992). Elle réaffirme que l’on ne saurait tirer de la Convention le droit d’une communauté religieuse à obtenir des autorités publiques un lieu de culte (Griechische Kirchengemeinde München et Bayern E.V. c. Allemagne (déc.), no 52336/99, 18 septembre 2007).

98. La Cour rappelle ensuite que, lorsqu’elle exerce son contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 77, CEDH 2006‑XI). Pour délimiter l’ampleur et les limites de la marge d’appréciation accordée aux États contractants en la matière, la Cour doit tenir compte de l’enjeu, à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion de société démocratique. Aussi les limitations apportées en Turquie à la liberté de manifester sa religion par les refus litigieux réclament-ils de la part de la Cour un examen scrupuleux (voir, mutatis mutandis, Manoussakis, précité, § 44).

99. En l’espèce, la Cour note, en premier lieu, que l’article 2 additionnel de la loi no 3194, lu en combinaison avec le tableau présenté à l’annexe au règlement y relatif, impose certaines conditions pour la construction des lieux de culte (paragraphes 66-67 ci-dessus). Tout d’abord, « lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, il doit être affecté des emplacements à la construction de lieux de culte en tenant compte des spécificités et des besoins de la ville et de la région ». Ensuite, si, dans le plan d’urbanisme, une telle affectation a été prévue, il faut obtenir « l’autorisation de l’autorité administrative correspondante » et « le projet [doit être] conforme à la législation relative à l’urbanisme ». Les juridictions nationales ont également considéré qu’un lieu de culte devait respecter les tailles minimales fixées par le tableau figurant dans l’annexe à la réglementation sur les principes de la planification de l’aménagement du territoire (paragraphe 67 ci-dessus). En particulier, selon le tableau susmentionné, les lieux de culte de petite taille doivent avoir une superficie minimale de 2 500 m2, ceux de taille moyenne de 5 000 m2 et ceux de grande taille de 10 000 m2.

100. Par ailleurs, dans son arrêt du 10 octobre 2007, le Conseil d’État a considéré qu’un lieu destiné à l’habitation en vertu du plan local d’urbanisme ne pouvait pas être utilisé à d’autres fins (paragraphe 29 ci-dessus).

101. Le Gouvernement affirme que le pouvoir de l’autorité administrative d’accorder ou de refuser l’autorisation de disposer d’un lieu de culte n’est pas discrétionnaire et que celle-ci est tenue de l’accorder si elle constate que les conditions posées par la législation relative à l’urbanisme sont réunies. Il précise que la législation en question a pour but d’empêcher que des endroits non appropriés soient utilisés comme lieux de culte.

102. La Cour constate que, en contrôlant la légalité des refus d’autorisation, les juridictions administratives ont tout d’abord décidé d’annuler les actes de l’administration en se fondant sur la liberté de manifester sa religion, garantie par la Constitution. Elle note en particulier que, dans son jugement du 4 août 2004, le tribunal administratif de Mersin a considéré que la décision de fermeture de l’appartement de Gazi n’était pas conforme à la loi (paragraphe 25 ci-dessus). De même, dans son jugement du 16 novembre 2005, le tribunal administratif d’İzmir a estimé que le refus opposé aux requérants équivalait en pratique à une suppression de la liberté de culte reconnue par la Constitution (paragraphe 52 ci-dessus). Toutefois, à la suite de l’infirmation de leurs jugements par le Conseil d’État, les tribunaux administratifs sont revenus sur leurs décisions initiales, jugeant que les demandes en question étaient contraires aux règles d’urbanisme et aux critères relatifs aux dimensions minimales retenues pour les lieux de culte.

103. La Cour en conclut que les demandes de disposer d’un lieu de culte formulées par les requérants ont été rejetées par les tribunaux administratifs car celles-ci ont été jugées contraires aux règles relatives à l’urbanisation, plus spécifiquement à l’article 2 additionnel de la loi no 3194, lu en combinaison avec le tableau présenté à l’annexe au règlement y relatif. À cet égard, elle juge naturel que, dans un domaine aussi complexe et difficile que l’aménagement du territoire, les États contractants jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique urbanistique (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle. Il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une manière compatible avec le droit des requérants à la liberté de manifester leur religion au sens de l’article 9 de la Convention.

104. Or, rien ne montre qu’en l’espèce, alors même que les requérants ont engagé de nombreuses et longues procédures devant les juridictions internes, ces dernières aient cherché à peser les divers intérêts en présence ou à apprécier la proportionnalité des mesures en question. En particulier, la Cour se doit de constater qu’une petite communauté de croyants tels que les témoins de Jéhovah peuvent difficilement remplir les critères requis par la législation en question pour disposer d’un lieu approprié afin de célébrer leur culte. En effet, alors que, en vertu d’une autorisation de la préfecture du 30 décembre 1998, les requérants pratiquaient leur culte dans un lieu privé à Mersin (l’appartement de Gazi) depuis plus de quinze ans, l’administration a décidé de fermer leur salle de prière en raison d’une nouvelle interprétation de la loi relative à la copropriété (paragraphe 29 ci-dessus). En outre, la demande de modification du plan d’urbanisme visant à inscrire l’appartement de Karşıyaka (İzmir) a été rejetée sur la base d’une disposition qui avait été modifiée en 2003 afin de faciliter l’exercice du culte par les minorités religieuses (paragraphe 66 ci-dessus). Dès lors, on peut légitiment conclure que cette évolution législative n’a pas profité aux requérants.

105. En particulier, en rejetant les demandes des requérants, les juridictions n’ont aucunement eu égard à des besoins spécifiques d’une petite communauté de croyants. Compte tenu des critères établis par la législation litigieuse, on peut conclure que la législation litigieuse est complètement muette s’agissant de ce type de besoins des petites communautés. Par conséquent, les requérants se trouvent dans l’impossibilité de disposer d’un lieu approprié pour pouvoir célébrer régulièrement leur culte. Or, comme un juge l’a justement souligné dans son opinion dissidente (paragraphe 56 ci-dessus), compte tenu du nombre limité de leurs adeptes, les témoins de Jéhovah avaient besoin non pas d’un bâtiment avec une architecture spécifique, mais d’une simple salle de réunion leur permettant de célébrer leur culte, de réunir leur communauté et d’enseigner leur croyance.

106. Au demeurant, l’examen de la présente affaire ainsi que les nombreux cas rapportés par le tiers intervenant (paragraphe 86 ci-dessus) et non contestés par le Gouvernement, permettent notamment de constater que les autorités administratives tendent à se servir des potentialités des dispositions susmentionnées pour imposer des conditions rigides, voire prohibitives, à l’exercice de certains cultes minoritaires, entre autres celui des témoins de Jéhovah.

107. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants ont obtenu à maintes reprises l’autorisation de se réunir sur le fondement de la loi no 2911, la Cour n’est pas convaincue qu’une telle possibilité est susceptible de pallier la situation litigieuse, dès lors que, comme l’a relevé le Norwegian Helsinki Committee, cette possibilité dépend de la bonne volonté des administrations centrales ou locales (paragraphe 86 ci-dessus). En effet, même si les réunions religieuses dans certains lieux sont autorisées ou simplement de facto tolérées par les autorités nationales, le risque d’ingérence de la part des autorités n’est jamais écarté. Au demeurant, les requérants sont tenus d’obtenir l’autorisation de l’administration à chaque fois qu’ils célèbrent leur culte.

108. Par conséquent, la Cour estime que les refus litigieux affectent si directement la liberté religieuse des requérants qu’ils ne peuvent passer pour proportionnés au but légitime poursuivi ni, partant, passer pour être nécessaires dans une société démocratique.

Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie du 8 avril 2014

requête nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12

La perte par des communautés religieuses du statut d’Église à part entière emporte violation de leur droit à la liberté de religion et à la liberté d’association

Article 11 lu à la lumière de l’article 9

La Cour estime que l’annulation de l’enregistrement des communautés requérantes en tant qu’Églises a constitué une ingérence dans l’exercice par celles-ci de leurs droits découlant des articles 9 et 11. Il n’est pas contesté que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir la loi de 2011 sur l’Église. La Cour est disposée à admettre que la mesure peut être considérée comme ayant poursuivi le but légitime de la défense de l’ordre et de la prévention du crime aux fins de l’article 11, notamment en ce qu’elle visait à combattre les activités frauduleuses de certaines Églises.

Sur le point de savoir si la mesure était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11, la Cour estime que si les articles 9 et 11 exigent que l’État s’assure que les communautés religieuses ont la possibilité d’acquérir la capacité juridique en tant qu’entités en vertu du droit civil, les organisations religieuses n’ont aucun droit à un statut juridique spécifique. Toutefois, la Cour souligne que les distinctions opérées quant au statut juridique accordé aux communautés religieuses ne doivent pas faire passer certaines d’entre elles sous un jour moins favorable dans l’opinion publique. Elle note que dans de nombreux pays, la dénomination d’Église et la reconnaissance par l’État sont la clé de la réputation sans laquelle une communauté religieuse risque d’être considérée comme une secte suspecte. La Cour ne peut donc négliger le risque que les adeptes d’une religion se sentent tout juste tolérés mais non appréciés si l’État refuse de reconnaître et de soutenir leur organisation religieuse, comme il le faisait auparavant, alors qu’il en reconnaît et en soutient d’autres.

À la suite de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur l’Église, les communautés requérantes perdirent leur statut d’Église qui leur permettait de prétendre à des droits, subventions et donations. Si le gouvernement hongrois soutient que l’arrêt de la Cour constitutionnelle a remédié aux griefs des intéressés, les communautés requérantes estiment qu’elles ne peuvent obtenir de nouveau leur ancien statut sans que celui-ci soit amoindri. De l’avis de la Cour, il est important que les communautés requérantes aient été reconnues en tant qu’Églises au moment de l’adhésion de la Hongrie à la Convention européenne des droits de l’homme et qu’elles aient conservé ce statut jusqu’en 2011. Elle reconnaît les préoccupations légitimes du gouvernement hongrois concernant les problèmes liés au grand nombre d’Églises auparavant enregistrées dans le pays, dont certaines ont utilisé abusivement les subventions de l’État sans mener de véritables activités religieuses.

Toutefois, le Gouvernement n’a pas démontré qu’il était impossible d’apporter au problème perçu des solutions moins drastiques, par exemple un contrôle judiciaire ou la dissolution des Églises dont on aurait jugé qu’elles avaient abusé du système de financement.

En ce qui concerne la possibilité pour les communautés requérantes de se faire réenregistrer à part entière comme Églises « légalement établies », la Cour note que la décision d‘accorder ou non la reconnaissance relève du Parlement, un organe éminemment politique. Elle estime qu’une situation dans laquelle des communautés religieuses se trouvent réduites à s’efforcer d’obtenir le soutien de partis politiques est incompatible avec le devoir de neutralité de l’État dans ce domaine. Le gouvernement hongrois n’a nullement expliqué pourquoi il était nécessaire de procéder à un nouvel examen de la dangerosité d’Églises déjà actives pour la société, et n’a pas démontré que les communautés requérantes présentaient un réel danger.

Pour ce qui est de la perte d’avantages matériels à la suite de l’adoption de la loi sur l’Église, la Cour note que l’article 9 ne confère pas aux communautés requérantes ou à leurs membres un droit de bénéficier d’un financement accru du budget de l’État. Toutefois, l’établissement de différences dans l’octroi des subventions aux religions appelle le contrôle le plus rigoureux. À la suite de l’introduction de la nouvelle loi sur l’Église en Hongrie, seuls quelques cultes, dont les communautés requérantes, se sont vu retirer des avantages puisqu’ils ne remplissaient pas certains critères adoptés par le législateur, notamment en ce qui concerne le nombre minimum de membres et la durée de leur existence. Se référant à un rapport sur la loi sur l’Église établi par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (la « Commission de Venise »), la Cour souscrit à l’avis qui y est formulé et selon lequel la condition relative à la durée d’existence, à savoir cent ans au moins au niveau international, ou vingt ans au moins en Hongrie sous la forme d’une association, est excessive. La Cour souligne que le principe de neutralité de l’État exige que les distinctions établies en matière de reconnaissance, de collaboration – par exemple l’externalisation de tâches d’intérêt public – et de subventions soient fondées sur des critères vérifiables, par exemple la capacité matérielle d’une communauté. Toutefois, la différence de traitement opérée relativement aux dons correspondant à un pour cent de l’impôt sur le revenu, qui visent à soutenir les activités religieuses  et auxquelles seules les Églises « légalement établies » peuvent prétendre, ne repose sur aucun motif objectif.

Ces éléments considérés conjointement amènent la Cour à constater que la mesure imposée par la loi sur l’Église n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Dès lors, elle conclut à la violation de l’article 11 lu à la lumière de l’article 9.

ÜLER ET UĞUR c. TURQUIE du 2 décembre 2014 requêtes 31706/10 et 33088/10

Violation de l'article 9 : Condamner pénalement des participants à une cérémonie religieuse organisée en mémoire de membres décédés de l’organisation terroriste PKK a enfreint la Convention

34.  La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I).

35.  La Cour rappelle ensuite que, si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. En d’autres termes, individuellement ou collectivement, en public comme en privé, chacun peut manifester ses convictions. L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 73, CEDH 2000‑VII).

36.  L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (voir, parmi plusieurs autres, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 125, 1er juillet 2014).

37.  Dès lors, la Cour doit rechercher s’il y a eu ingérence dans le droit des requérants au titre de l’article 9 et, dans l’affirmative, si cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime et « était nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 9 § 2 de la Convention.

a)  Sur l’existence d’une ingérence

38.  La Cour note qu’en l’espèce les requérants ont été condamnés pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison de leur participation à une cérémonie religieuse (mevlût) organisée dans les locaux d’un parti politique en mémoire de trois personnes, membres d’une organisation illégale, qui ont été tuées par les forces de l’ordre.

39.  Elle relève que le Gouvernement dénonce la justification qui a été donnée par les requérants à la cérémonie litigieuse (paragraphes 28 et 32 ci‑dessus). Selon lui, le choix de l’organiser à la suite du décès de membres d’une organisation terroriste dans les locaux d’un parti politique où étaient également présents des symboles de cette organisation montre que les participants, dont les requérants, poursuivaient non pas un but religieux, mais un but politique de propagande en faveur d’une organisation terroriste.

40.  La Cour observe tout d’abord qu’il n’est pas contesté par les parties que le mevlût est un rite religieux couramment pratiqué par les musulmans en Turquie.

41.  Elle note ensuite que, selon l’Observation générale no 22 adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies (paragraphe 18 ci‑dessus), la liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte, l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement englobe des actes divers. Ainsi, la notion de rite comprend aussi des rituels et des cérémonies exprimant la conviction des personnes, dont des cérémonies consécutives à des décès. Pour la Cour, il importe peu à cet égard que les personnes décédées soient ou non membres d’une organisation illégale.

42.  Le seul fait que la cérémonie en question a été organisée dans les locaux d’un parti politique dans lesquels des symboles d’une organisation terroriste étaient présents ne prive pas les participants de la protection garantie par l’article 9 de la Convention.

43.  Pour la Cour, la condamnation des requérants à une peine d’emprisonnement, en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, s’analyse en une ingérence dans le droit des intéressés à la liberté de manifester leur religion.

44.  Pareille ingérence est contraire à l’article 9, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera d’abord si l’ingérence en cause est « prévue par la loi ».

b)  « Prévue par la loi »

45.  La Cour note, que selon le Gouvernement, l’ingérence en cause en l’espèce est fondée sur l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

46.  Elle note ensuite que, pour les requérants, l’article 7 § 2 de la loi n3713, tel qu’il aurait été appliqué à leur encontre, n’était pas suffisamment prévisible en tant que disposition pénale et n’avait dès lors pas la qualité de loi.

47.  Les mots « prévue par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).

48.   Pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes de base de toute société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 82, 14 septembre 2010).

49.  En l’espèce, la Cour observe qu’il ne prête pas à controverse que la condamnation des requérants trouvait sa base légale dans l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Selon cet article, « [q]uiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine d’emprisonnement d’un an à cinq ans ».

50.  La Cour rappelle que la condition de « prévisibilité » se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité (voir, mutatis mutandis, S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 35, série A n335‑B).

51.  Revenant à la présente affaire, la Cour note que les requérants ont été reconnus coupables de propagande en faveur d’une organisation terroriste. Pour ce faire, les juridictions nationales ont invoqué le fait que les personnes en mémoire desquelles la cérémonie litigieuse avait été organisée appartenaient à une organisation terroriste et qu’elles avaient été tuées lors d’actions menées dans le cadre de cette organisation. Elles ont de plus intégré dans leurs motifs de condamnation le fait que le lieu choisi pour le déroulement de la cérémonie était les locaux d’un parti politique dans lesquels les symboles de l’organisation terroriste en question étaient présents.

52.  À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà dit que le terme de propagande est souvent compris comme la diffusion délibérée d’informations à sens unique exerçant une influence sur la perception publique des événements, des personnes ou des enjeux. Le fait que les informations sont à sens unique n’est pas per se une raison pour limiter les libertés. Une restriction peut être prévue notamment pour empêcher l’endoctrinement terroriste des personnes et/ou des groupes susceptibles d’être influencés, endoctrinement qui a pour but de les faire agir et penser de la manière voulue. Ainsi, la Cour admet que certaines formes d’identification à une organisation terroriste et surtout l’apologie d’une telle organisation peuvent être considérées comme la manifestation d’un soutien du terrorisme et une incitation à la violence et la haine. De même, la Cour admet que la diffusion de messages faisant l’éloge de l’auteur d’un attentat, le dénigrement de victimes d’un attentat, l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires peuvent constituer des actes d’incitation à la violence terroriste (Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 51, 17 décembre 2013).

53.  Par ailleurs, la Cour souligne l’importance des lignes directrices visant l’examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses, qui ont été adoptées par la Commission de Venise et selon lesquelles les lois antiterroristes ne devraient pas servir de prétexte à restreindre les activités religieuses légitimes (paragraphe 17 ci‑dessus).

54.  La Cour ajoute que l’incrimination d’un agissement requiert l’accomplissement, par l’auteur de l’infraction reprochée, d’un agissement susceptible de se manifester extérieurement.

55.  En l’espèce, elle relève qu’il ne ressort ni du raisonnement des tribunaux nationaux ni des observations du Gouvernement que les requérants eussent eu un rôle dans le choix du lieu de la cérémonie litigieuse ou bien qu’ils eussent été responsables de la présence des symboles d’une organisation illégale dans les locaux où la cérémonie en question s’est déroulée. Elle relève ensuite que l’acte pénal pour lequel les requérants ont été condamnés était leur participation à ladite cérémonie, organisée à la suite du décès des personnes membres d’une organisation illégale. Eu égard au libellé de l’article 7 § 2 de la loi susmentionnée et à la manière dont la cour d’assises d’Ankara et la Cour de cassation ont interprété cette disposition pour condamner les requérants du chef de propagande, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté de religion des requérants n’était pas « prévue par la loi », en ce qu’elle ne répondait pas aux exigences de précision et de prévisibilité étant donné qu’il n’était pas possible de prévoir que la simple participation à une cérémonie religieuse pourrait tomber sous l’application de l’article 7 § 2 de la loi relative à la lutte contre le terrorisme.

56.  Eu égard à ces constats, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre l’examen des griefs des requérants pour rechercher si l’ingérence visait un « but légitime » et était « nécessaire dans une société démocratique ». Pareil examen ne s’impose que si le but de l’ingérence est clairement défini par le droit interne.

57.  Partant, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement tirée de l’applicabilité de l’article 9 de la Convention et de constater qu’il y a eu violation de cet article.

Cha'are Schalom Vetsedek contre France du 27/06/2000 Hudoc 1745 requête 27417/95

La Cour a constaté qu'une interdiction, à une association religieuse juive, de tuer les animaux pour vendre à ses fidèles de la viande casher "glatt"; n'était pas une violation de l'article 9 de la Convention.

La C.E.D.H a constaté que les autorités françaises devaient faire respecter les normes sanitaires pour préserver la santé publique.

Les dites autorités étaient en négociation pour permettre à l'association soit d'avoir son  propre abattoir soit d'avoir accès à un abattoir public.

En attendant, les fidèles de l'association pouvaient par d'autres filières notamment par l'importation de viande de Belgique obtenir de la viande casher "glatt".

PARENT ET ENFANT DEVANT LA RELIGION

TONCHEV ET AUTRES c. BULGARIE du 13 décembre 2022 requête n° 56862/15

Art 9 La diffusion d’informations disqualifiantes et hostiles concernant le mouvement religieux des requérants a violé leur droit à la liberté de religion

Dans cette affaire, les requérants – trois pasteurs et trois associations cultuelles – se plaignent de la diffusion, en 2008, par les autorités municipales de Burgas aux établissements scolaires de cette ville d’informations sur leur culte qu’ils jugent hostiles et diffamatoires. Eu égard aux expressions péjoratives et hostiles employées par les autorités publiques pour désigner dans la lettre litigieuse le mouvement religieux auquel appartiennent les requérants et au fait que les procédures internes engagées par ceux-ci n’ont pas apporté de redressement approprié à leurs griefs, la Cour juge que les autorités de l’État bulgare, excédant la marge d’appréciation dont elles disposaient au titre de l’article 9 de la Convention, ont porté une atteinte disproportionnée au droit des requérants à la liberté de religion. Sous l’angle de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts), la Cour estime que les autorités nationales, en coopération avec le Comité des Ministres, sont les mieux placées pour décider des mesures individuelles et générales à adopter en exécution du présent arrêt.

Art 9 • Diffusion par la mairie aux établissements scolaires de la ville d’informations péjoratives et hostiles sur le culte évangélique auquel appartiennent des associations et pasteurs requérants • Manquement au devoir de neutralité et d’impartialité des autorités publiques remettant en cause la légitimité des croyances visées • Termes disqualifiants et sans nuance non nécessaires à mettre en garde des élèves contre des éventuels abus de groupes religieux • Autorités nationales n’ayant pas sanctionné l’emploi de ces termes • Absence de redressement approprié • Atteinte disproportionnée excédant la marge d’appréciation

FAITS

Les requérants sont trois personnes physiques (ministres du culte évangélique à Burgas) et trois associations cultuelles de la mouvance évangélique (l’Église bulgare unifiée de la bonne nouvelle, la Première Église évangélique congrégationnelle, l’Église évangélique pentecôtiste Philadelphia) ayant fait objet d’un enregistrement en application de la loi sur les cultes et ayant leur siège à Burgas (Bulgarie). Les trois requérants personnes physiques ont saisi la Cour en leur nom propre et au nom des associations cultuelles qu’ils représentent. Les requérants se plaignent de la diffusion, en 2008, par les autorités municipales de Burgas aux établissements scolaires de cette ville d’informations sur leur culte qu’ils jugent hostiles et diffamatoires. Ils dénoncent en particulier les termes utilisés dans la lettre circulaire et la note d’information du 9 avril 2008 qui qualifiaient certains courants religieux, dont l’évangélisme auquel appartiennent les associations requérantes, de « sectes religieuses dangereuses » qui « contreviennent à la législation bulgare, aux droits des citoyens et à l’ordre public » et dont les réunions exposent leurs participants à des « troubles psychiques ». L’ensemble des établissements scolaires de la ville furent invités à porter ces documents à la connaissance des élèves et à rendre compte à la mairie de la manière dont l’information aurait été présentée et de la façon dont les enfants auraient réagi. Devant les instances judiciaires, les requérants firent valoir en particulier que la lettre circulaire du 9 avril 2008 contenait, au sujet de leurs croyances, des allégations diffamatoires et des appréciations telles que sa diffusion auprès des écoles avait porté atteinte à leur liberté de religion et méconnu le principe de séparation de l’Église et de l’État, le devoir de neutralité de l’État et le respect de l’égalité des cultes. Ils alléguèrent également que la diffusion de cette lettre eût provoqué une campagne hostile dans les médias et ils demandèrent aux juridictions bulgares de constater un traitement discriminatoire contraire à la loi, d’ordonner à la mairie de Burgas et à la direction régionale des affaires intérieures des mesures de réparation et de condamner ces autorités à une amende et à l’indemnisation du préjudice moral qu’ils estimaient avoir subi. Leurs demandes furent rejetées.

CEDH

Principes généraux

45.  Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (voir, parmi d’autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260‑A).

46.  Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion », y compris le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un « enseignement » (ibidem). L’article 9 ne protège toutefois pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou une croyance. Ainsi, il ne protège pas le prosélytisme de mauvais aloi, tel qu’une activité offrant des avantages matériels ou sociaux ou l’exercice d’une pression abusive en vue d’obtenir des adhésions à une Église (Kokkinakis, précité, § 48, et Larissis et autres c. Grèce, 24 février 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).

47.  Aux termes de l’article 9 § 2 de la Convention, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 123, CEDH 2011, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 124, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 105, 26 avril 2016).

48.  L’exigence que l’ingérence réponde à un « besoin social impérieux » implique que le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun » ( Svyato-Mykhaylivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 116, 14 juin 2007). En particulier, aux fins de l’examen de l’ingérence dénoncée au vu du dossier dans son ensemble, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue, et c’est aux autorités de l’État défendeur qu’il revient d’établir qu’aucune mesure de cette nature ne pouvait être prise (Centre biblique de la république de Tchouvachie c. Russie, no 33203/08, § 58, 12 juin 2014). En tout état de cause, lorsqu’elle examine la proportionnalité d’une ingérence, la Cour doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 49, CEDH 2005-I (extraits), et Svyato-Mykhaylivska Parafiya, précité, § 138).

49.  S’il appartient aux autorités nationales de juger les premières si toutes les conditions de l’article 9 § 2 se trouvent remplies, c’est à la Cour qu’il revient de trancher en définitive la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention. Il faut reconnaître à cet égard une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature du droit en cause garanti par la Convention, son importance pour la personne concernée, la nature de l’ingérence et la finalité de celle-ci. Cette marge est d’autant plus restreinte que le droit en cause est important pour garantir à l’individu la jouissance effective des droits fondamentaux qui lui sont reconnus. Dès lors, lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge d’appréciation laissée à l’État est plus restreinte. En revanche, elle est plus large lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger. De façon générale, la marge est également ample lorsque l’État doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Fernández Martínez, précité, § 125). À cet égard, la Cour rappelle encore une fois que, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, elle doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 119, CEDH 2001‑XII).

b)     Application en l’espèce

  1. Sur l’existence d’une ingérence

50.  La Cour note d’emblée que les griefs des requérants ne portent pas sur les articles de presse qui ont relayé la démarche de la mairie, mais seulement sur les actions d’autorités telles que la mairie de Burgas ou les services du ministère de l’Intérieur.

51.  Dans sa décision Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France précitée, qui est invoquée par le Gouvernement, la Cour a examiné si un certain nombre de mesures que dénonçait l’association requérante étaient, comme l’intéressée le soutenait, la conséquence d’un rapport parlementaire qui avait inclus les témoins de Jéhovah dans la liste des mouvements religieux pouvant être qualifiés de « secte » d’après d’un certain nombre de critères, parmi lesquels la déstabilisation mentale, le caractère exorbitant des exigences financières, les atteintes à l’intégrité physique, l’embrigadement des enfants ou les troubles à l’ordre public. L’association requérante n’ayant pas démontré que les mesures dénoncées eussent un lien direct avec le rapport parlementaire en cause ni qu’elles eussent porté atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention, la Cour a considéré qu’elle ne pouvait se prétendre « victime » d’une violation au sens de l’article 34 de la Convention et a rejeté la requête pour ce motif.

52.  En l’espèce, toutefois, si les requérants – deux associations cultuelles et deux pasteurs évangéliques officiant dans la ville de Burgas – se plaignent d’atteintes à la liberté de religion de leurs membres et coreligionnaires, ils dénoncent aussi la diffusion par la mairie de cette ville d’une lettre circulaire qui selon eux contenait une description péjorative et diffamatoire de leurs croyances et de leurs pratiques. Or la Cour constate que sa jurisprudence postérieure à la décision Fédération chrétienne des témoins de Jéhovah de France précitée marque une évolution sur la question de savoir si l’usage de termes disqualifiants à l’égard d’une communauté religieuse peut s’analyser comme une atteinte aux droits garantis par l’article 9 de la Convention. Ainsi, dans deux arrêts plus récents, Leela Förderkreis e.V. et autres (précité) et Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov c. Russie (no 37477/11, 23 novembre 2021), la Cour a considéré que l’évocation en termes hostiles ou péjoratifs d’une communauté religieuse dans des documents émis par des autorités publiques, dans la mesure où elle était susceptible d’avoir des conséquences négatives sur l’exercice par ses membres de leur liberté de religion, suffisait à constituer une atteinte aux droits garantis par l’article 9 de la Convention (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 84, et Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, § 38). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche adoptée dans ces deux arrêts, les griefs formulés par les requérants dans la présente espèce étant semblables.

53. En l’espèce, la Cour estime que les termes utilisés dans la lettre circulaire et la note d’information du 9 avril 2008 – qui qualifiaient certains courants religieux, dont l’évangélisme auquel appartiennent les associations requérantes, de « sectes religieuses dangereuses » qui « contreviennent à la législation bulgare, aux droits des citoyens et à l’ordre public » et dont les réunions exposent leurs participants à des « troubles psychiques » (paragraphe 5 ci-dessus) – peuvent effectivement être perçus comme péjoratifs et hostiles. Elle note que les documents en cause ont été diffusés par la mairie de Burgas, ville dans laquelle les associations et les pasteurs requérants exerçaient leurs activités, auprès de l’ensemble des établissements scolaires de la ville, qui étaient invités à les porter à la connaissance des élèves et à rendre compte de la manière dont l’information aurait été présentée et de la façon dont les enfants auraient réagi. Dans ces circonstances, et même si les mesures dénoncées n’ont pas directement restreint le droit des pasteurs requérants ou de leurs coreligionnaires à manifester leur religion par le culte et par leurs pratiques, la Cour considère, au regard de sa jurisprudence précitée (paragraphe 52 ci-dessus ) que ces mesures ont pu avoir des répercussions négatives sur l’exercice par les fidèles des Églises en cause de leur liberté de religion.

54.  La Cour rappelle par ailleurs qu’un organe ecclésial ou religieux peut en tant que tel exercer au nom de ses membres les droits garantis par l’article 9 de la Convention ( Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 72, CEDH 2000‑VII) et qu’elle a déjà reconnu, dans des circonstances semblables à celles de la présente espèce, l’existence d’une ingérence dans les droits d’une association cultuelle tels que protégés par l’article 9 de la Convention (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 84, et Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, § 38). Quant aux requérants personnes physiques, eu égard à leur fonction de pasteurs et de représentants de leurs communautés religieuses respectives, la Cour considère qu’ils peuvent prétendre avoir été personnellement affectés par les mesures litigieuses. Elle note au demeurant que la qualité à agir de l’ensemble des requérants pour se plaindre des mesures en cause n’a pas été contesté dans le cadre des procédures internes (paragraphes 12-22 ci-dessus).

55.  La Cour conclut de ce qui précède que les mesures dénoncées par les requérants s’analysent en une atteinte à leur droit à la liberté de religion. Ce constat l’amène à rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement quant à la qualité de victimes des intéressés au sens de l’article 34 de la Convention (paragraphes 35-37 ci-dessus).

  1. Sur la justification de l’ingérence

56.  Pour déterminer si l’ingérence en question a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle a satisfait aux exigences de l’article 9 § 2, c’est-à-dire si elle était prévue par la loi, poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était nécessaire et proportionnée à ce but. La Cour reconnaît que, comme l’a fait valoir le Gouvernement et comme l’a déclaré la Commission de protection contre la discrimination dans le cadre des procédures menées au niveau interne (paragraphe 18 ci-dessus), il entrait dans les compétences de la mairie et de la commission locale de lutte contre les comportements antisociaux des mineurs de prendre des mesures propres à préserver les mineurs de dangers potentiels du prosélytisme envahissant, en particulier en fournissant aux intéressés les informations utiles à cet égard.

57.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour, dans une situation comme celle de l’espèce, doit vérifier si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu, à savoir, d’une part, le respect du droit à la liberté de religion des requérants, et, d’autre part, le devoir des autorités nationales de communiquer au public des informations sur des questions d’intérêt général (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 96).

58.  La Cour note d’emblée qu’il ne ressort pas des éléments du dossier que la diffusion de la lettre litigieuse ait empêché les pasteurs requérants ou les adeptes de leurs Églises de manifester leur religion par le culte ou par leurs pratiques (paragraphe 53 ci-dessus ; voir aussi Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 97).

59.  Elle relève ensuite que, dans le cadre des procédures internes engagées par les requérants, les autorités nationales ont justifié leur décision de diffuser la lettre litigieuse par la survenue sur le territoire de la commune de plusieurs incidents relatifs à des cas de prosélytisme jugé abusif, dont certains avaient donné lieu à des plaintes déposées auprès de la police (paragraphes 4 et 9 ci‑dessus). Elles ont expliqué leur démarche par la nécessité d’appeler les élèves de la ville à la vigilance à l’égard d’un tel risque : il s’agissait de protéger les mineurs et d’éviter d’éventuels troubles à l’ordre public. Un tel pouvoir d’intervention préventive se concilie en principe avec les obligations positives que fait peser sur les Parties contractantes l’article 1 de la Convention en matière de garantie des droits et libertés des personnes relevant de leur juridiction (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 98‑99). Les États disposent en effet du pouvoir de vérifier si un mouvement ou une association ne mène pas à des fins prétendument religieuses des activités nuisibles à la population ou à l’ordre public (Églises métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 113).

60.  Dans le cadre d’une telle démarche, il ne peut être exclu que les autorités formulent des appréciations critiques susceptibles de heurter la sensibilité religieuse ou philosophique de certains (Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, § 97). Elles doivent toutefois veiller, pour éviter de porter atteinte à la liberté de religion, à présenter les informations en question de manière neutre et objective ( Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 97 et 100, et Universelles Leben e.V. c. Allemagne, no 29745/96, décision de la Commission du 27 novembre 1996). La Cour rappelle en effet que l’emploi à propos d’une mouvance religieuse de termes dénigrants ou d’accusations non étayées peut emporter violation de l’article 9 de la Convention ( Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, §§ 42-43). Par ailleurs, sauf dans des cas exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut l’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles‑ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI, et Églises métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 117).

61.  Sur la base de ces principes, la Cour considère que l’article 9 de la Convention n’interdit pas aux autorités publiques de formuler à l’égard de représentants ou membres de communautés religieuses des appréciations critiques. Elle juge toutefois que pour être compatibles avec la Convention, de telles déclarations doivent, d’une part, être étayées par des éléments de preuve concernant des actes concrets susceptibles de constituer un risque pour l’ordre public ou pour les intérêts d’autrui ; d’autre part, éviter de remettre en cause la légitimité des croyances en question ; et, enfin, demeurer proportionnées aux circonstances de l’espèce.

62.  En l’espèce, il n’apparaît pas à la lecture de la lettre circulaire et de la note d’information diffusées auprès des établissements scolaires (paragraphes 4 et 5 ci-dessus) que leurs auteurs aient eu à l’esprit le devoir de neutralité et d’impartialité des autorités publiques. Au contraire, ces documents contiennent des jugements négatifs et sans nuance, notamment ceux consistant à présenter les Églises évangéliques comme des « sectes dangereuses » qui « contreviennent à la législation bulgare, aux droits des citoyens et à l’ordre public » et « provoquent des divisions et des oppositions au sein de la nation bulgare pour des motifs religieux ». Par ailleurs, ils dénoncent indûment comme reflétant une pratique habituelle de ces Églises certains cas avérés de prosélytisme abusif, ce qui a d’ailleurs été relevé par la Commission de protection contre la discrimination (paragraphe 19 ci-dessus). Ils procèdent enfin à des comparaisons avec la religion orthodoxe dominante et établissent des corrélations – notamment entre le défaut de vénération des « saints nationaux » et la division de la nation bulgare (paragraphe 5 ci‑dessus) – susceptibles d’être interprétées comme une remise en cause de la légitimité des croyances et des pratiques des Églises visées.

63.  Or, si elle estime que l’intention de mettre en garde les élèves, en les informant sur ces pratiques, contre des abus susceptibles d’être commis par certains groupes religieux était justifiable, la Cour n’est pas convaincue que l’emploi de termes tels que ceux mentionnés au paragraphe précédent fût nécessaire à cette fin.

64.  Certes, les auteurs de la lettre circulaire en cause ont, comme d’autres autorités publiques, tenté de minorer l’importance de l’incident et exprimé leur détermination à respecter la liberté de religion des mouvements qui s’y trouvaient visés (paragraphes 9-11 ci-dessus). Force est toutefois à la Cour de constater que les propos jugés offensants ou diffamatoires par les requérants n’ont pas été formellement retirés. La Cour note par ailleurs que ni la Commission de protection contre la discrimination ni les juridictions administratives n’ont jugé opportun de sanctionner l’emploi de ces termes (paragraphes 19-21 ci-dessus ; comparer avec Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 23-27 et 100, où la Cour a tenu compte, pour conclure à l’absence de violation de l’article 9 de la Convention, de la décision prise par la Cour constitutionnelle allemande d’interdire l’utilisation de certaines qualifications jugées contraires au principe de neutralité de l’État).

65.  En résumé, eu égard aux expressions péjoratives et hostiles employées par les autorités publiques pour désigner dans la lettre litigieuse le mouvement religieux auquel appartiennent les requérants et au fait que les procédures internes engagées par ceux-ci n’ont pas apporté de redressement approprié à leurs griefs, la Cour considère que les autorités de l’État défendeur, excédant la marge d’appréciation dont elles disposaient au titre de l’article 9 de la Convention, ont porté une atteinte disproportionnée au droit des requérants à la liberté de religion (voir, à titre de comparaison, Centre des sociétés pour la conscience de Krishna en Russie et Frolov, précité, §§ 42‑43, et Leela Förderkreis e.V. et autres, précité, §§ 100-101).

66.  Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

Aygün c. Belgique du 8 novembre 2022 requête no 28336/12

Art 9 et 8 : L’impossibilité de faire réévaluer une décision interdisant aux requérants d’enterrer leurs fils à l’étranger, pendant l’instruction pénale, a violé la Convention

Dans cette affaire, les requérants se plaignaient du refus d’un juge d’instruction de les autoriser à transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye, leur pays d’origine, pendant toute la durée de l’instruction. La Cour relève que la décision du juge d’instruction a constitué une ingérence dans les droits des requérants garantis par les articles 8 et 9 de la Convention. Elle admet que cette décision s’inscrivait dans le cadre de la mission légale qui était confiée au juge d’instruction de conduire l’instruction pénale et qu’elle visait des buts légitimes tels que la défense de l’ordre, la prévention des infractions et la protection des droits d’autrui, en particulier des droits de la défense des accusés. Elle ne doute donc pas de la nécessité de la décision initiale du juge d’instruction au regard des articles 8 et 9 de la Convention. La Cour note toutefois que les requérants n’ont, en l’espèce, disposé d’aucun recours permettant de solliciter un réexamen de la nécessité du refus initial du juge d’instruction, au regard de l’avancement de l’instruction. En effet, toutes leurs tentatives se sont avérées vaines pendant cette période qui a duré environ deux ans et six mois et durant laquelle ils n’ont pas pu faire réévaluer la nécessité de l’ingérence par les juridictions internes au regard de leurs droits garantis par les articles 8 et 9 de la Convention.

Art 8 (+ Art 9) • Vie privée et familiale • Liberté de religion • Refus d’autoriser les requérants à procéder aux funérailles de leurs fils en Türkiye, décédés de multiples blessures par balle, pendant toute la durée de l’instruction les ayant empêchés de l’enterrer dans la tombe familiale à concession illimitée conformément à leurs rites et convictions • Impossibilité de faire réévaluer la nécessité de la mesure litigieuse décidée au stade initial de l’instruction • Persistance du caractère nécessaire de l’ingérence n’ayant pas pu être vérifiée par les juridictions internes

LES FAITS

Les requérants, Vahit et Naciye Aygün, sont des ressortissants belges nés respectivement en 1948 et 1949. Ils résident à Meulebeke, en Belgique. Les deux fils des requérants décédèrent de multiples blessures par balle le 8 septembre 2010. À l’issue de la procédure pénale, un voisin fut condamné en février 2014 à une peine d’emprisonnement de 29 ans pour le meurtre des intéressés. Un autre voisin fut acquitté. Pendant la durée de l’instruction, soit entre le 24 septembre 2010 et le 4 avril 2013, les requérants ne furent pas autorisés à transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye, leur pays d’origine, où ils souhaitaient les enterrer dans le tombeau familial selon leurs rites, croyances et traditions. En effet, le juge d’instruction rejeta la demande des requérants – formulée le 24 septembre 2010, après l’autopsie interne et externe des corps des défunts réalisée le 19 septembre 2010 – au motif que celle-ci n’était fondée sur aucune disposition légale interne et que les corps ne pouvaient pas être transportés à l’étranger en raison des besoins de l’enquête. Le juge d’instruction estima également que les requérants pouvaient procéder à l’inhumation de leurs fils des conformément à leurs convictions religieuses dans un cimetière musulman en Belgique. Les requérants contestèrent cette décision devant plusieurs juridictions belges. En particulier, ils invoquèrent l’article 9 de la Convention et présentèrent aux instances belges une lettre du procureur de la République d’Emirdağ en Türkiye du 19 septembre 2011 assurant que les devoirs d’enquête demandés par les autorités belges seraient exécutés sans la moindre limitation. Leurs demandes de levée de l’interdiction de transporter les corps de leurs fils furent toutefois déclarées irrecevables ou rejetées.

CEDH

60.  De l’avis de la Cour, le refus d’autoriser les requérants à procéder aux funérailles de leurs fils défunts selon les modalités qu’ils souhaitaient pendant toute la durée de l’instruction a interféré sur leur sphère privée et familiale d’une manière et à un degré tels qu’il s’analyse en une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée et familiale (paragraphes 46-48 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour prend note de l’affirmation des requérants selon laquelle ce même refus les a empêchés d’enterrer leurs fils défunts dans la tombe familiale à concession illimitée en Türkiye conformément à leurs rites et convictions (paragraphe 45 ci-dessus). Elle accepte dès lors de considérer que ce refus a également emporté une ingérence dans le droit au respect de leur liberté de religion (paragraphes 49‑51 ci-dessus). Partant, la Cour examinera conjointement la conformité de ladite ingérence avec les articles 8 et 9 Convention (voir, dans le même sens, Polat, précité).

61.  Une ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 8 et 9 de la Convention ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de ces dispositions que si elle est prévue par la loi, vise l’un des buts légitimes énumérés dans ces paragraphes et est nécessaire dans une société démocratique.

a)  Base légale

62.  Les requérants soutiennent que le refus du juge d’instruction de restituer les corps de leurs fils n’était fondé sur aucune base légale (paragraphe 53 ci-dessus).

63.  Dans son arrêt du 26 octobre 2010, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand a considéré que la rétention des corps était une mesure d’instruction au sens des articles 44 et 55 du CIC qui s’inscrivait dans le cadre de la mission légale confiée au juge d’instruction (paragraphe 11 ci‑dessus).

64.  Rappelant qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 97, 15 juillet 2003, Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 58, 27 novembre 2007, et Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 126, 1er juin 2021), la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause la lecture des dispositions de droit interne opérée par la chambre des mises en accusation en l’espèce.

65.  La Cour admet que la décision du juge d’instruction refusant aux requérants le droit de transporter les corps de leurs fils défunts à l’étranger s’inscrivait dans le cadre de la mission légale qui lui était confiée de conduire l’instruction pénale. Cette dernière est définie en droit belge comme l’ensemble des actes qui ont pour objet de rechercher les auteurs d’infractions, de rassembler les preuves et de prendre les mesures destinées à permettre aux juridictions de statuer en pleine connaissance de cause (article 55 alinéa 1 du CIC ; paragraphe 28 ci-dessus). À cette fin, le code d’instruction criminelle habilite expressément le juge d’instruction à utiliser la contrainte et à porter atteinte aux libertés et aux droits individuels (article 56 § 1 alinéa 4 du CIC). La mesure litigieuse reposait de la sorte sur cette dernière disposition lue à la lumière de celle relative à la définition de l’instruction (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres, précité, § 97, et Tillack, précité, § 58).

66.  Toutefois, la manière dont les dispositions pertinentes du CIC ont été appliquées en l’espèce peut jouer dans l’appréciation par la Cour de la nécessité de l’ingérence (Ernst et autres, précité, § 97, Tillack, précité, § 58, et Modestou c. Grèce, no 51693/13, § 38, 16 mars 2017).

b) Buts légitimes poursuivis

67.  La Cour convient, avec le Gouvernement, que la mesure litigieuse visait la défense de l’ordre et la prévention des infractions (dans le même sens, Pannullo et Forte, précité, § 36) et qu’elle tendait par ailleurs à la protection des droits d’autrui au sens de l’article 8 § 2 et de l’article 9 § 2 de la Convention, en particulier, les droits de la défense des accusés M. et H., également protégés par la Convention en son article 6.

c)  Nécessité dans une société démocratique

68.  Il reste à examiner si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

69.  La Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi (Sabanchiyeva, précité, § 131).

70.  En l’espèce, le juge d’instruction a indiqué, dans une note adressée à la zone de police en charge de l’enquête, qu’après l’autopsie, les corps de U. et S. devaient rester à l’entreprise de pompes funèbres jusqu’à la présentation par les requérants d’une preuve de la location d’une parcelle dans un cimetière en Belgique. Le juge d’instruction a précisé que les corps ne pouvaient en aucun cas être transportés à l’étranger (paragraphe 7 ci-dessus). Quelques jours plus tard, les requérants ont demandé au juge d’instruction de pouvoir transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye (paragraphe 9 ci-dessus). Le juge d’instruction a rejeté cette demande le même jour aux termes d’une ordonnance. Il a considéré que les corps ne pouvaient être transportés à l’étranger en raison des besoins de l’enquête : le rapport d’autopsie n’avait pas encore été produit et le transport des corps à l’étranger était susceptible de causer un préjudice irréversible à la poursuite de l’enquête pénale. De plus, selon le juge d’instruction, les droits de la défense s’opposaient également au transport des corps à l’étranger puisqu’à tout moment de l’enquête, des mesures d’enquête supplémentaires pouvaient être demandées par la défense (paragraphe 10 ci-dessus).

71.  La Cour souligne d’emblée que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 92, 8 juillet 2019).

72.  Elle observe que des droits fondamentaux concurrents entraient en ligne de compte en l’espèce : d’une part, le droit à un procès équitable et les droits de la défense des deux accusés tels que garantis par l’article 6 de la Convention et, d’autre part, le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi que leur droit au respect de leur liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention. De part et d’autre, il s’agit de droits qui méritent a priori un égal respect (dans le même sens, N.N. et T.A. c. Belgique, no 65097/01, § 43, 13 mai 2008).

73. À cela s’ajoute que l’article 2 de la Convention imposait aux autorités de mener une enquête sur les décès de U. et de S. En effet, cette disposition impose l’obligation procédurale de mener une enquête effective lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 171, 14 avril 2015). Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate, c’est-à-dire qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et à la sanction des responsables (Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 219, 29 janvier 2019). L’absence d’une enquête effective peut engager la responsabilité de l’État partie sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Solska et Rybicka c. Pologne, nos 30491/17 et 31083/17, §§ 118‑120, 20 septembre 2018).

74.  La Cour a toutefois souligné que les impératifs d’effectivité de l’enquête doivent se concilier au plus haut degré possible avec le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale (Solska et Rybicka, précité, § 121, et Polat, précité, § 79). Il en va de même s’agissant de leur droit au respect de leur liberté de religion.

75.  Il reste que, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la Convention, il appartient au premier chef aux autorités nationales de procéder à la mise en balance des différents droits concurrents protégés par la Convention. Celles-ci disposent d’une ample marge d’appréciation en pareil cas (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 120, CEDH 2015). La Cour a pour tâche de vérifier si, dans les limites de cette marge, les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre les différents droits et intérêts en jeu.

76.  La Cour ne perd pas de vue le caractère inquisitoire de l’instruction dont l’objectif est de garantir son efficacité dans la recherche de la vérité (paragraphe 31 ci-dessus) et qui tend, en cas d’homicide, à répondre aux obligations qui incombent aux autorités nationales sur le fondement de l’article 2 de la Convention (paragraphe 73 ci-dessus).

77.  La Cour note qu’en l’espèce, la décision litigieuse a été adoptée par un juge d’instruction, soit un juge, ce qui distingue la présente ingérence d’autres ingérences prises par des autorités ne présentant pas les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité (voir et comparer Solska et Rybicka, précité, concernant une décision du procureur d’exhumer les dépouilles des époux défunts des requérantes).

78.  Dans le système juridique belge, le juge d’instruction est un magistrat réunissant a priori toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité (paragraphe 33 ci-dessus ; voir, a contrario, Thiam c. France, no 80018/12, § 71, 18 octobre 2018, à propos du ministère public). La Cour n’a pas de raison de mettre en doute le fait qu’un tel juge offre les garanties d’un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, sur les caractéristiques d’un « tribunal » au sens de cette disposition, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, §§ 219-220, 1er décembre 2020). Elle n’a pas davantage de raison de considérer que dans le cas d’espèce, le juge d’instruction aurait manqué à ces exigences. Les requérants n’allèguent d’ailleurs pas le contraire.

79.  La Cour observe ensuite que cette décision était motivée au regard des nécessités de l’instruction (a contrario, Sabanchiyeva et autres, précité, concernant une mesure automatique de non-restitution des corps aux familles des défunts suspectés d’actes terroristes).

80.  Par ailleurs, le juge d’instruction n’a pas opposé aux requérants un refus total à la libération des corps de leurs fils. Son refus porte exclusivement sur le fait de procéder à une inhumation en dehors du territoire belge. Le juge d’instruction a en effet souligné que les requérants avaient la possibilité de procéder à l’inhumation de leurs fils conformément à leurs convictions religieuses dans un cimetière musulman en Belgique (paragraphe 10 ci‑dessus).

81.  Il s’ensuit que la mesure litigieuse prise par le juge d’instruction ne constituait pas une interdiction générale opposée aux requérants (comparer avec Sabanchiyeva et autres, précité), sans mise en balance des droits et intérêts concurrents en jeu (voir, a contrario, Polat, précité, §§ 89-91).

82.  Il ressort également du dossier que l’instruction pénale relative à l’homicide des fils des requérants n’était pas aussi évidente que ces derniers ne le font valoir. En effet, deux personnes ont été suspectées dès le début de l’instruction et ont été accusées d’avoir commis ou participé en tant que coauteurs à l’homicide des fils des requérants (paragraphe 5 ci-dessus). Le déroulement ultérieur de la procédure pénale montre en outre que leur culpabilité – en particulier celle de l’un des deux accusés – a été vivement discutée jusque, et y compris, devant la cour d’assises (paragraphes 22-24, 26 et 28 ci-dessus).

83.  Cependant, la Cour constate que les requérants n’ont pas pu procéder aux funérailles de leurs fils défunts selon leurs souhaits et leurs convictions religieuses pendant toute la durée de l’instruction pénale (paragraphe 45 ci‑dessus). Celle-ci a duré du 18 septembre 2010 jusqu’au 4 avril 2013, soit environ deux ans et six mois. Un tel laps de temps n’est pas, en soi, nécessairement déraisonnable pour une instruction relative à un double homicide, la durée raisonnable d’une procédure s’appréciant au regard des circonstances concrètes de l’espèce (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 143, 29 novembre 2016). La Cour relève néanmoins que le refus opposé par le juge d’instruction a perduré tout au long de l’instruction dont la durée était pour le moins significative.

84.  Au vu des éléments rappelés ci-dessus (paragraphes 71-82), la Cour n’a pas de raisons de douter de la nécessité de la décision initiale du juge d’instruction au regard des articles 8 et 9 de la Convention. Toutefois, elle souligne que, pour être compatible avec ces dispositions, une ingérence doit rester justifiée pendant toute la période pendant laquelle les requérants en subissent les effets, c’est-à-dire, en l’espèce, pendant toute la durée de l’instruction. La nécessité d’une ingérence peut, en effet, diminuer voire disparaître au fur et à mesure que le temps passe (voir, mutatis mutandis, Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 45, CEDH 2004‑IV).

85.  Or les requérants n’ont, en l’espèce, disposé d’aucun recours permettant de solliciter un réexamen de la nécessité du refus initial du juge d’instruction, au regard de l’avancement de celle-ci (voir, mutatis mutandis, concernant l’obligation positive de l’État de mettre en place un cadre juridique permettant d’examiner la proportionnalité des restrictions aux droits protégés par l’article 8 s’agissant de l’exhumation de la dépouille d’un proche décédé, Drašković c. Monténégro, no 40597/17, §§ 50-58, 9 juin 2020).

86.  En effet, toutes les tentatives des requérants de faire réexaminer la décision prise par le juge d’instruction leur interdisant de transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye se sont avérées vaines. D’abord, l’appel interjeté par les requérants contre l’ordonnance du juge d’instruction a été déclaré irrecevable par la chambre des mises en accusation (paragraphe 11 ci-dessus). Ensuite, le président du tribunal de première instance et la cour d’appel ont rejeté le recours en référé introduit par les requérants au motif que le juge des référés ne peut s’immiscer dans le cours d’une procédure pénale sans méconnaître les règles de compétence (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Enfin, saisie par les requérants dans le cadre du contrôle de l’instruction, la chambre des mises en accusation a déclaré la demande des requérants irrecevable dans la mesure où elle concernait une mesure régulièrement ordonnée par le juge d’instruction (paragraphe 20 ci-dessus).

87.  S’il est vrai, comme le fait valoir le Gouvernement (paragraphe 59 ci‑dessus), que la chambre des mises en accusation a indiqué que le refus du juge d’instruction était régulier (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour estime que cela ne suffit pas pour justifier la persistance de la nécessité de la mesure au regard des articles 8 et 9 de la Convention puisque la chambre des mises en accusation a déclaré la requête irrecevable en ce qu’elle concernait la mesure régulière ordonnée par le juge d’instruction.

88.  Le Gouvernement n’a pas établi devant la Cour que le droit interne offrait un recours permettant aux requérants de faire réévaluer la nécessité de l’ingérence résultant de la décision litigieuse du juge d’instruction.

89.  Du fait de l’absence d’un tel recours, les assurances complémentaires fournies par le procureur de la République d’Emirdag en septembre 2011 (paragraphe 17 ci-dessus) n’ont été examinées ni par le juge d’instruction ni par toute autre instance juridictionnelle. Lesdites assurances visaient pourtant à répondre aux préoccupations exprimées par la cour d’appel de Bruxelles siégeant en référé qui avait estimé que les premières assurances fournies par le ministre de la Justice turc n’étaient pas suffisantes (paragraphe 16 ci‑dessus). Il n’a pas non plus été possible aux requérants de demander que fût pris en compte le rapport d’autopsie qui n’avait pas encore été produit au moment de la décision initiale du juge d’instruction (paragraphes 6 et 10 ci‑dessus).

90.  Par ailleurs, la Cour note que rien n’obligeait le juge d’instruction à réévaluer la nécessité de sa décision initiale, même lorsque, comme en l’espèce, l’instruction s’étale sur une période considérable. Elle prend également note de l’affirmation des requérants, non contestée par le Gouvernement, selon laquelle ils s’étaient adressés une nouvelle fois, le 3 juillet 2012, au juge d’instruction en vue d’obtenir la libération des corps de leurs fils défunts afin de les inhumer en Türkiye mais n’ont pas reçu de réponse à leur demande (paragraphe 21 ci‑dessus).

91.  En définitive, la Cour estime que l’impossibilité, pour les requérants, de faire réévaluer la nécessité de la mesure litigieuse décidée au stade initial de l’instruction, laquelle a duré environ deux ans et six mois, a eu pour conséquence que la persistance du caractère nécessaire de l’ingérence dans les droits des requérants n’a pas pu être vérifiée par les juridictions internes au regard des articles 8 et 9 de la Convention.

92.  Partant, il y a eu violation de ces deux dispositions.

Loste c. France du 3 novembre 2022 requête no 59227/12

La Cour constate plusieurs violations de la Convention en raison de carences manifestes dans le suivi, par les autorités, d’une enfant placée en famille d’accueil

Violation de l’article 13 (droit à un recours effectif) combiné avec les articles 3 et 9 de la Convention européenne des droits de l’homme

Violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants)

Violation de l’article 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion)

L’affaire concerne une requérante qui se plaint des carences du service de l’aide sociale à l’enfance (ASE) s’agissant du suivi de son placement, lorsqu’elle avait cinq ans, en famille d’accueil. A l’appui de sa requête, elle fait valoir ne pas avoir été protégée contre les abus sexuels dont elle a été victime, entre 1976 et 1988, de la part du père de la famille d’accueil. Elle dénonce également le non-respect de la clause de neutralité religieuse à laquelle la famille, dont les membres sont Témoins de Jéhovah, s’était engagée. La Cour constate tout d’abord que les juridictions administratives ont rejeté l’action en indemnisation de la requérante contre le département de Tarn-et-Garonne en application de la prescription quadriennale. Sur ce point, la Cour conclut, dans les circonstances très particulières de l’espèce, que les juridictions internes ont fait montre d’un formalisme excessif dont les effets se révèlent incompatibles avec l’exigence du droit à un recours effectif. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 3 et 9. Elle relève en outre que les autorités compétentes n’ont pas mis en œuvre les mesures préventives de détection des risques de mauvais traitements prévues par les textes en vigueur à l’époque des faits. Elle estime que l’absence de suivi régulier de la part des services de l’ASE, combinée avec un manque de communication et de coopération entre les autorités concernées, doit être considérée comme ayant eu une influence significative sur le cours des événements. Elle en déduit que les autorités nationales, d’une part, ont failli à leur obligation de protéger la requérante contre les mauvais traitements dont elle a été victime au cours de son placement et, d’autre part, n’ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires qui leur incombaient afin de faire respecter la clause de neutralité religieuse. Il y a donc eu violation de l’article 3 dans son volet matériel ainsi que de l’article 9 de la Convention

Art 13 + (Art 3 + Art 9) • Recours en indemnisation ineffectif en raison du formalisme excessif des juridictions administratives internes dans leur application des règles sur la déchéance quadriennale • Absence d’interrogation, comme l’y invitait la loi, sur la date à partir de laquelle la requérante disposait d’éléments suffisants démontrant la carence alléguée des autorités nationales et lui permettant alors seulement d’engager effectivement leur responsabilité

Art 3 (matériel) • Obligations positives • Traitement inhumain et dégradant • Autorités nationales n’ayant pas protégé durant douze ans la requérante contre les mauvais traitements de l’époux de l’assistante maternelle agréée au cours de son placement en famille d’accueil • Absence de mise en œuvre des mesures préventives de détection des risques de mauvais traitements prévues par la loi

Art 9 • Obligations positives • Autorités nationales n’ayant pas mis en œuvre les mesures nécessaires, leur incombant compte tenu des conditions du placement, pour faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle elle s’était engagée d’honorer les opinions religieuses de l’enfant et de sa famille d’origine de confession musulmane • Enfant exposée au prosélytisme exercé par les époux membres des Témoins de Jéhovah

FAITS

En 1976, alors qu’elle était âgée de cinq ans, la requérante fut confiée par un juge des enfants au service de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Entre 1976 et 1991, elle fut prise en charge par une famille d’accueil (Mme Y.B., assistante maternelle, et son époux M.B.). Les époux B. s’engagèrent auprès de l’ASE, notamment, à mettre en œuvre à l’égard de la requérante « les moyens propres à atteindre les objectifs assignés par le service d’aide sociale à l’enfance », à respecter les opinions politiques, philosophiques ou religieuses de la requérante, comme celles de sa famille d’origine, ainsi qu’à faciliter le contrôle des conditions du contrat de placement par les agents du service de l’ASE habilités.

Peu de temps après son arrivée au sein de cette famille en 1976, elle fut cependant victime, selon ses déclarations réitérées dans le cadre de la procédure pénale et en partie reconnues par M.B., d’abus sexuels. Issue d’une famille de confession musulmane, la requérante fut en outre élevée dans la foi pratiquée par les membres de sa famille d’accueil, Témoins de Jéhovah, qui l’amenèrent notamment aux réunions des membres des Témoins de Jéhovah et aux prédications.

Le 9 septembre 1988, à l’âge de 17 ans, la requérante fut victime d’un grave accident de la circulation. Au cours de son hospitalisation, la famille d’accueil émit le souhait par écrit qu’aucun produit sanguin ne lui soit administré. La prise en charge de la requérante par cette famille d’accueil fut pourtant maintenue jusqu’à sa majorité. Par un courrier du 16 novembre 1998 adressé à la direction départementale des Affaires sanitaires et sociales (DDASS), la requérante demanda à consulter son dossier.

Le 22 janvier 1999, l’ASE l’informa qu’elle pouvait le consulter sur place, ce qu’elle fit le 24 février 1999.

En 1999 et 2001, la requérante déposa successivement une plainte auprès du Procureur de la République puis, à la suite du classement de cette dernière, une plainte avec constitution de partie civile, à la suite de laquelle il fut établi que la requérante avait été victime d’abus sexuels de la part de l’époux M.B. Ces faits ne furent cependant pas jugés en raison des règles de prescription en matière pénale alors applicables à l’époque des faits. En 2004, la requérante introduisit un premier recours administratif à l’encontre de l’État. Après avoir obtenu, en première instance, la condamnation de l’État à lui payer une indemnité de 22 000 euros, sa demande fut rejetée par la cour administrative d’appel de Bordeaux. Cette dernière considéra qu’à l’époque des faits le service de l’ASE agissait au nom et pour le compte du département et que la faute éventuellement commise ne pouvait dès lors pas engager la responsabilité de l’État.

En 2007, la requérante saisit à nouveau les juridictions administratives, dans le cadre d’un recours dirigé cette fois contre le département. Il fut rejeté sur le fondement de la prescription quadriennale prévue par la loi du 31 décembre 1968, les juridictions administratives ayant fixé le point de départ du délai pour agir à l’été 1994. Elles estimèrent que la requérante, alors âgée de 23 ans, s’était confiée à des membres des Témoins de Jéhovah, avait cessé à cette date toute relation avec sa famille d’accueil et que, partant, elle s’était ainsi libérée de l’emprise de son environnement sectaire et était alors en mesure d’apprécier les conséquences dommageables des carences alléguées à l’encontre du département. Pour les juridictions internes, le premier jour du délai pour agir étant fixé au 1 er janvier de l’année suivante (soit le 1 er janvier 1995), celui-ci avait expiré le 31 décembre 1998.

ARTICLE 3

84.  La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. Elle précise que, sur le point de savoir si la responsabilité de l’État peut être engagée sur le terrain de l’article 3 à raison de mauvais traitements infligés par des entités autres que lui, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention et leur commande, en combinaison avec l’article 3, de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même infligés par des particuliers. Ces mesures doivent permettre une protection efficace, notamment des enfants et autres personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V, E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, § 88, 26 novembre 2002, M.C. et A.C. c. Roumanie, no 12060/12, §§ 109-110, 12 avril 2016, et D.M.D. c. Roumanie, no 23022/13, §§ 40-41, 3 octobre 2017.

85.  L’obligation positive découlant de l’article 3 de la Convention commande en particulier l’instauration d’un cadre législatif et réglementaire permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à leur intégrité physique et morale, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique. S’agissant plus spécifiquement d’actes aussi graves que le viol et les abus sexuels sur des enfants, il appartient aux États membres de se doter de dispositions pénales efficaces. Cette obligation découle aussi d’autres dispositions internationales telles que, notamment, les articles 18 à 24 de la Convention de Lanzarote. À cet égard, la Cour rappelle que la Convention doit s’appliquer en accord avec les principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme (X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 179, 2 février 2021).

86.  Cette obligation positive de protection prend un relief tout particulier dans le cadre d’un service public chargé d’assumer un devoir de protection de la santé et du bien-être des enfants, surtout lorsque ceux-ci sont particulièrement vulnérables et qu’ils se trouvent sous le contrôle exclusif des autorités (voir, dans le contexte de l’enseignement primaire, (O’Keeffe précité § 145, et, dans le contexte d’un foyer pour enfants handicapés et sous l’angle de l’article 2 de la Convention, Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, §§ 106-116, 18 juin 2013). Elle peut, le cas échéant, nécessiter l’adoption de mesures et de garanties spéciales. La Cour a ainsi eu l’occasion de préciser, concernant les cas d’abus sexuels sur mineurs, en particulier lorsque l’auteur de ces abus se trouve en position d’autorité par rapport à l’enfant, que l’existence de mécanismes utiles de détection et de signalement représente une condition fondamentale à une mise en œuvre effective des lois pénales applicables (O’Keeffe, précité, § 148).

87.  La Cour précise qu’il n’entre pas dans ses attributions de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 165, CEDH 2009). Toutefois, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction. La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Talpis c. Italie, no 41237/14, § 103, 2 mars 2017, et Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France, nos 15343/15 et 16806/15, §§ 157-158, 4 juin 2020).

88.  Enfin, la Cour doit faire preuve de prudence quand elle réexamine les faits avec le bénéfice du recul (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 147, CEDH 2005-II (extraits)). Cela signifie que dans une affaire comme celle-ci, qui vise des événements datant de plusieurs années, il faut procéder à une appréciation sur la base de ce que les autorités compétentes savaient ou devaient savoir à l’époque considérée (voir, mutatis mutandis, dans le cadre de l’article 2 de la Convention et le contexte de la violence domestique, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 160, 15 juin 2021).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

89.  La Cour constate que, dès le début de son placement, la requérante était dans une situation de particulière vulnérabilité compte tenu, d’une part, de son très jeune âge (cinq ans au début de la mesure de placement) et, d’autre part, de sa situation d’enfant privée de soins parentaux. Dans ce contexte, les abus sexuels qu’elle a subis pendant plusieurs années, tels qu’ils ressortent de la procédure pénale et seulement en partie contestées par M.B., sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, ce qui n’est du reste pas contesté.

90.  La Cour observe également que la situation de la requérante est légèrement différente de celle des requérants dans les affaires précitées, Z et autres et E. et autres, qui vivaient dans leur famille et bénéficiait d’une aide ponctuelle, à domicile, des services sociaux. En effet, confiée au service de l’ASE par une décision du juge des enfants, la requérante se trouvait directement et de manière continue placée sous la protection de ce service.

91.  S’agissant de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif répressif approprié, la Cour souligne d’emblée que la requérante ne remet pas en cause, sous l’angle du seul article 3 de la Convention, l’existence dans le droit interne de l’État défendeur d’une législation pénale destinée à assurer la prévention et la sanction des atteintes sexuelles.

92.  La Cour relève à cet égard qu’à l’époque des faits survenus durant la minorité de la requérante, soit de 1976 à 1989, l’État français disposait d’une législation pénale en matière d’agression sexuelle, qui tenait compte à la fois de la minorité de la victime et de la qualité de l’auteur, notamment lorsqu’il s’agissait d’un ascendant ou d’une personne ayant autorité sur la victime. Les peines encourues étaient aggravées en raison de l’âge de la victime et/ou de la qualité de l’auteur (paragraphes 46 et 47 ci‑dessus). Les textes en question paraissent en mesure de couvrir les faits dénoncés par la requérante en l’espèce. En outre, en ce qui concerne la question de l’existence de mécanismes de détection et de signalement adéquats dans le cadre des obligations positives découlant pour l’État du volet matériel de l’article 3 de la Convention, il convient de rappeler que les obligations procédurales entrent en jeu dès lors que l’affaire a été portée à l’attention des autorités (O’Keeffe, précité, § 173). Si le grief de la requérante vise uniquement le volet matériel de l’article 3 de la Convention, la Cour observe néanmoins à des fins contextuelles que, en l’espèce, lorsqu’elle a déposé une plainte en 1999, une enquête préliminaire a été toute de suite ouverte, et lorsqu’elle a déposé une plainte avec constitution de partie civile en 2000, une instruction a été ouverte (paragraphes 20 à 31 ci-dessus).

93.  Au vu de ce qui précède, la Cour observe que le cadre législatif répressif alors en vigueur instauré par l’État défendeur était propre à assurer une protection des enfants placés contre des atteintes graves à leur intégrité pouvant être commises par des particuliers dans une affaire donnée, dès lors qu’il était accompagné de mesures et mécanismes de détection et prévention adaptés.

94.  Quant à l’obligation positive de mettre en œuvre parallèlement des mesures de protection préventives, telles que des mécanismes de détection et de signalement, qui est le cœur du grief de la requérante, la Cour constate que cette dernière était placée sous la protection d’un service du département, l’ASE. Ce service, qui avait l’obligation légale d’assurer sa sécurité, son bien-être et sa protection, devait notamment procéder à des visites à domicile et à des entretiens réguliers, établir une liaison avec les directeurs d’école et les institutions et rédiger des rapports périodiques pour faire part de la situation de l’enfant placé aux juges des enfants (paragraphe 53 ci-dessus). À compter de l’entrée en vigueur de la loi du 6 juin 1984, la périodicité du rapport sur la situation du mineur était fixée à au moins une fois par an (paragraphe 53 ci‑dessus).

95.  Au vu de ces éléments, la Cour constate qu’il existait, à l’époque des faits, un cadre législatif approprié prévoyant un certain nombre de mesures et mécanismes permettant de prévenir et de détecter les risques de mauvais traitements au sein des familles d’accueil, complétant le dispositif législatif répressif précité (paragraphes 92 à 95 ci-dessous).

96.  S’agissant de la mise en œuvre de ces mesures et mécanismes de détection et de prévention, la Cour constate, au vu des pièces produites par le Gouvernement, que seulement six visites ont été effectuées sur la période de presque douze années en cause (du 14 décembre 1976, date d’arrivée de la requérante dans sa famille d’accueil, jusqu’au 9 septembre 1988, date à partir de laquelle les abus sexuels ont cessé, à la suite de son accident). Le fait que la première visite fut réalisée presque onze mois après le placement de la requérante, âgée de cinq ans au moment du placement, semble indiquer qu’aucune démarche n’a été entreprise pour s’assurer de la situation de la requérante au tout début de son placement, période pourtant particulièrement sensible et cruciale pour la requérante. En outre, ces visites n’étaient pas effectuées de manière régulière. En effet, si des visites ont été réalisées les 7 novembre 1977 et 19 juillet 1978, la suivante n’a eu lieu que le 3 avril 1981, soit plus de deux ans et demi après (paragraphe 16 ci-dessus). Ultérieurement, si des visites ont été effectuées les 20 juillet 1982 et 23 février 1983, la suivante n’a eu lieu que le 18 mai 1988, soit plus de cinq ans après. En outre, il apparait, à la lecture des comptes rendus de visite, que ces rapports étaient plutôt succincts et formels. Aucun élément produit ne permet de constater que les agents du service de l’ASE auraient effectué régulièrement des entretiens individuels avec la requérante dans leurs locaux alors que le compte rendu du 19 juillet 1978 fait pourtant état de sa nervosité et de son redoublement du cours préparatoire (paragraphe 16 ci‑dessus) à une période où peuvent être situés les premiers faits d’agression sexuelle reconnus par M.B. (paragraphe 31 ci-dessus). De l’avis de la Cour, ces signes auraient nécessité de porter une attention particulière à la situation de la requérante au début de son placement et, en tout état de cause, de ne pas attendre plus de deux ans et demi après la visite du 19 juillet 1978 pour effectuer une visite à domicile ou prévoir un entretien individuel avec elle.

97.  La Cour note également que le Gouvernement ne produit aucun document justifiant d’une liaison entre le service de l’ASE et les directeurs des écoles où la requérante était scolarisée (paragraphe 16 ci-dessus). En outre, après l’entrée en vigueur de la loi rendant obligatoire à compter du 7 septembre 1984 l’envoi chaque année d’un rapport de situation au juge des enfants (paragraphe 53 ci-dessus), seuls deux rapports sociaux ont été établis, espacés de plus de deux ans, les 26 novembre 1986 et 21 novembre 1988. Ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement et au vu des éléments en possession de la Cour, il n’apparait pas que la requérante a fait l’objet d’un suivi régulier et suffisant par le service de l’ASE.

98.  La Cour note d’ailleurs, comme le fait observer la requérante, que, pendant les dix premières années de sa prise en charge par la famille d’accueil, les agents de l’ASE ignoraient apparemment que les époux B. et leurs enfants étaient membres des Témoins de Jéhovah, qu’ils emmenaient la requérante aux réunions de cette congrégation, ainsi qu’à des activités de prédication. Cette ignorance de la pratique cultuelle de la requérante et de la famille B. - qui fera l’objet d’un examen séparé à l’aune de l’article 9 de la Convention - révèle l’étendue de la carence du service de l’ASE dans le suivi de ses conditions de vie.

99.  Le Gouvernement soutient qu’à l’époque des faits, aucun élément n’était susceptible d’alerter les autorités internes sur les mauvais traitements subis par la requérante et qu’elles n’avaient pas ou ne pouvaient pas avoir conscience de l’existence des abus sexuels.

100.  Or, la Cour rappelle que le critère prévu à l’article 3 n’exige pas qu’il soit démontré que sans la carence de l’autorité publique, les traitements inhumains ou dégradants n’auraient pas eu lieu. Le seul fait pour les autorités nationales de ne pas avoir pris des mesures raisonnablement disponibles qui auraient eu une chance réelle de changer le cours des évènements et d’atténuer le préjudice causé par la requérante suffit à engager la responsabilité de l’État (E. et autres précité § 99, 26 novembre 2002, et O’Keeffe, précité, § 149). La Cour souligne qu’il faut interpréter l’obligation positive des États de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif eu égard à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources. Toutefois, le constat en l’espèce d’un défaut de mise en œuvre des mesures de détection et de prévention, légalement prévues et raisonnablement disponibles ressort également du jugement du tribunal administratif de Toulouse. Cette dernière, qui est la seule juridiction nationale à avoir examiné cette question sur le fond, a conclu dans sa décision du 28 décembre 2006 que : « ces agressions ont été rendues possibles jusqu’en 1983 du fait de la carence de l’État chargé de l’aide sociale à l’enfance dans l’exercice du contrôle qui lui incombait des conditions de placement de l’intéressée dans cette famille » (voir paragraphe 33 ci-dessus).

101.  En effet, la Cour a déjà constaté que les autorités nationales n’ont pas mis en œuvre les mesures préventives de détection des risques de mauvais traitements prévues par les textes en vigueur. Elle note en particulier que si ces mesures avaient été effectivement mises en œuvre, elles auraient permis aux agents du service de l’ASE de nouer une relation de confiance avec la requérante et d’être justement à son écoute. Ces mesures auraient été d’autant plus décisives qu’en 1985, la requérante, alors âgée de quatorze ans, s’était alors confiée à un membre de la congrégation des Témoins de Jéhovah sur les abus sexuels qu’elle subissait de la part de M.B. au sein de la famille d’accueil. Or, à cette même période, la Cour a également constaté qu’aucune visite à domicile n’a été organisée par le service de l’ASE entre le 23 février 1983 et le 18 mai 1988, soit pendant une période de cinq ans (paragraphe 96 ci-dessus). Le Gouvernement ne saurait se prévaloir du fait qu’il ne pouvait avoir conscience de l’existence des abus sexuels que la requérante subissait puisqu’elle n’aurait jamais formulé la moindre plainte sur sa famille d’accueil auprès des agents du service de l’ASE, dès lors qu’il y a eu une carence manifeste dans le suivi régulier de la requérante tel que prévu par les dispositions légales alors en vigueur.

102.  Dans ces conditions, la Cour estime que l’absence de suivi régulier de la part des services de l’ASE, combinée avec un manque de communication et de coopération entre les autorités compétentes concernées, doit être considérée comme ayant eu une influence significative sur le cours des événements. Elle ajoute que la mise en œuvre des règles applicables en droit interne afin d’assurer la protection de la requérante n’aurait pas constitué un fardeau excessif pour les autorités compétentes.

103.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les autorités françaises ont failli à leur obligation de protection de la requérante contre les mauvais traitements dont elle a été victime de la part de M.B. au cours de son placement.

104.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.

ARTICLE 9

109.  La Cour relève à titre liminaire que la présente espèce doit être distinguée de l’affaire récente Abdi Ibrahim (Abdi Ibrahim c. Norvège [GC], no 15379/16, § 140, 10 décembre 2021) qui concernait le placement d’un enfant dans une famille d’accueil et, entre autres, la question des effets préjudiciables du choix de la famille d’accueil pratiquant une religion différente de celle de la mère biologique au regard du souhait émis par cette dernière de voir son enfant élevé dans sa foi. Dans cette affaire, était en cause le droit de la mère biologique au respect de sa vie familiale découlant de l’article 8, lequel devait être interprété et appliqué à la lumière de l’article 9 de la Convention. La Cour a alors relevé que la prise en charge d’office d’un enfant placé entraîne inévitablement des restrictions à la liberté du parent biologique de manifester sa religion ou d’autres convictions philosophiques dans l’éducation qu’il donne à l’enfant. La Cour a également précisé que, dans ce contexte, trouver une famille d’accueil correspondant aux origines culturelles et religieuses de la mère biologique ne constituait pas le seul moyen d’assurer le respect des droits de celle-ci garantis par l’article 8 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9. Divers intérêts doivent être pris en compte par les autorités internes tout au long de la procédure dans les affaires de cette nature, dans lesquelles l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours primer (voir Abdi Ibrahim, précité, § 161). Se référant à son examen du droit comparé, la Cour a noté le consensus relativement large observé dans le droit international autour de l’idée que, s’agissant de la prise en compte de l’origine religieuse, ethnique ou linguistique dans les procédures d’adoption ou de placement en famille, les autorités internes sont tenues par une obligation de moyen, et non de résultat (Ibidem, §§ 161 et 80-82).

110.  Dans la présente affaire, la requérante n’invoque pas des droits tirés des articles 8 et 9 de la Convention en tant que parent dont les possibilités de vivre avec son enfant et de l’éduquer dans sa religion seraient limitées par une décision de placement prise par les autorités nationales. Elle défend les intérêts de l’enfant placé qui, devenu adulte, invoque le respect de la clause de neutralité religieuse imposée par le service de l’ASE aux membres de sa famille d’accueil. Dans ces circonstances, la Cour considère que la disposition applicable en l’espèce est l’article 9 de la Convention.

111.  La Cour observe ensuite que, dans la présente affaire, il n’est pas nécessaire de définir l’étendue et le contenu des obligations positives des États membres découlant de l’article 9 relatifs à l’exercice de la liberté de religion d’un enfant placée en famille d’accueil, dès lors qu’une clause de neutralité religieuse figurait dans le contrat de placement (paragraphe 8 ci‑dessus). La requérante pouvait légitimement s’attendre à ce que les autorités fassent le nécessaire pour que cette clause soit respectée par la famille d’accueil.

112.  Le Gouvernement remet en cause la réalité de la conviction religieuse de la requérante à son arrivée en famille d’accueil en raison de son jeune âge. La Cour rappelle que, dans l’affaire Angeleni c. Suède ((déc.), no 10491/83, 3 décembre 1986) concernant l’instruction religieuse à l’école, elle a jugé que l’article 9 § 1 de la Convention garantissait à la requérante âgée de seulement huit ans au moment des faits le droit à la liberté de religion. Elle note qu’en l’espèce la requérante était âgée de cinq ans lorsqu’elle a été prise en charge par la famille d’accueil et que ses convictions religieuses personnelles étaient alors en voie de construction. La Cour relève que, compte tenu de la particulière vulnérabilité de la requérante, en raison de son très jeune âge au début de son placement et de sa situation familiale qui la privait de soin et de la protection de ses parents, la question de son libre arbitre et de son consentement à sa conversion au culte des Témoins de Jéhovah se pose d’une manière différente que s’il s’était agi d’une personne disposant d’une maturité suffisante et d’une pleine autonomie de sa volonté (voir, mutatis mutandis, Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001‑V).

113.  La Cour observe ensuite qu’il est constant que la requérante, à son arrivée au sein de la famille d’accueil, n’était pas membre des Témoins de Jéhovah et qu’elle l’est devenue en grandissant dans ce foyer, membre de cette congrégation. La Cour estime donc que, même dans l’hypothèse où l’identité religieuse de la requérante ne reposerait que sur le fait qu’elle était issue d’une famille de confession musulmane et que ses convictions religieuses personnelles n’étaient pas affirmées au début de son placement, elle a été exposée au prosélytisme exercé par les époux B., en dépit des termes de la clause de neutralité religieuse faisant partie intégrante des conditions de son placement (paragraphe 8 ci-dessus).

114.  La Cour doit donc examiner si les mesures prises et mises en œuvre par les autorités nationales ont été suffisantes pour faire appliquer la clause de neutralité religieuse et les termes du placement à cet égard. Or, la Cour a déjà fait le constat que la requérante n’avait pas fait l’objet d’un suivi et d’un contrôle adéquats par l’ASE pendant toute la durée de son placement (paragraphe 96 ci-dessus), en relevant notamment que seules six visites avaient eu lieu au domicile de la famille d’accueil sur une période de presque douze mois et qu’aucun entretien n’avait été effectué dans les locaux de l’ASE, ce qui aurait pu faciliter l’établissement d’une relation de confiance entre le service et la requérante.

115.  Le Gouvernement soutient également que le service de l’ASE ignorait que les époux B. et leurs enfants étaient membres des Témoins de Jéhovah. La Cour constate cependant que si aucun élément ne permet d’établir que le service de l’ASE disposait de cette information au moment du placement de la requérante (voir, a contrario, Tennenbaum c. Suède (déc.), no 6031/90, 3 mai 1993), elle relève que l’enquête sur place, préalable au placement, et surtout les visites à domicile et les entretiens avec la requérante légalement prévues pendant toute la durée du placement (paragraphe 53 ci‑dessus), auraient dû permettre au service de l’ASE d’être informé des pratiques cultuelles de la famille d’accueil, de prendre les dispositions nécessaires pour rappeler aux époux B. leur obligation de neutralité et, le cas échéant, d’opérer un changement de famille d’accueil. En tout état de cause, le service de l’ASE a été informé de ces pratiques, au plus tard dans le courant du mois de septembre 1988, par le médecin du service des urgences où était hospitalisée la requérante à la suite de son grave accident de circulation survenu le 9 septembre 1988. En effet, les membres de la famille d’accueil, en violation de leur obligation de neutralité, avaient émis le souhait par écrit qu’aucun produit sanguin ne soit administré à la requérante, compte du culte qu’ils pratiquaient. Or, il ressort des éléments du dossier que l’assistante sociale en charge du suivi du placement de la requérante à cette période, n’a donné aucune suite à cette information, à l’exception d’une « discussion sévère » avec Mme B. (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour observe, d’une part, que l’assistante sociale ne s’est pas entretenue avec la requérante sur l’éducation, les activités religieuses pratiquées au sein de la famille d’accueil et sa conversion religieuse et, d’autre part, qu’elle n’a pas mentionné cette information dans le rapport social établi un mois après cet évènement, le 21 novembre 1988. En outre, aucun élément ne permet à la Cour de constater que, par la suite, le service de l’ASE aurait informé le juge des enfants de cette situation, en particulier, avant qu’il prenne, le 13 décembre 1988, sa décision de maintien de la mesure de placement de requérante au sein de la même famille d’accueil jusqu’au 11 février 1991.

116.  Au vu de l’ensemble de ces constats, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas mis en œuvre les mesures nécessaires, qui leur incombaient compte tenu des conditions du placement, en vertu de leurs obligations positives spécifiques au cas d’espèce, afin de faire respecter, par la famille d’accueil, la clause de neutralité religieuse aux termes de laquelle cette famille s’était engagée d’honorer les opinions religieuses de l’enfant comme celles de sa famille d’origine.

117.  Partant, il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

T.C. c. Italie du 19 mai 2022 requête no 54032/18

Article 14 combilé aux articles 8 et 9  : Pas de violation des droits d’un témoin de Jéhovah dans une affaire concernant l’éducation religieuse de sa fille

Non-violation de l’article 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme en combinaison avec l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention, interprété à la lumière de l’article 9 (liberté de religion). L’affaire concernait un différend entre le requérant et la mère de sa fille, issue de leur relation antérieure, au sujet de l’éducation religieuse de leur enfant. Le requérant était devenu témoin de Jéhovah après leur rupture. A la suite d'une action intentée par la mère devant les tribunaux, le requérant fut enjoint de s'abstenir d’associer activement sa fille à sa religion. La Cour a conclu à l’absence, entre le requérant et la mère, de différence de traitement fondée sur la religion dans les décisions à l’origine de cette injonction. Ces décisions visaient uniquement à résoudre leur conflit, mettant avant tout l'accent sur l'intérêt pour l'enfant à grandir dans un milieu ouvert et apaisé, tout en conciliant autant que possible les droits et convictions des deux parents.

Art 2 (matériel) • Recours à la force • Usage de l’arme à feu justifiée et absolument nécessaire par un gendarme ayant abouti au décès d’un détenu qui agressait sa collègue dans le véhicule au cours de son transfèrement • Absence de manquement aux règlements.

FAITS

Le requérant est un ressortissant italien né en 1973 et résidant à Follonica (Italie). M. T.C. entama une relation avec S.G. en 2004 et ils eurent une fille en 2006. La rupture de leur relation en 2008 fit naître des désaccords entre eux concernant la garde de leur fille et le droit de visite. Les tribunaux en furent saisis et, en mars 2014, la garde partagée fut accordée. Les parents convinrent que l'enfant résiderait au domicile de la mère et passerait au moins douze jours par mois avec le père. Au cours de cette procédure, la mère fit valoir que, sans son consentement, le requérant, devenu entre-temps membre des témoins de Jéhovah, emmenait leur fille à des offices religieux. Elle se plaignait également qu'il empêchait l'enfant de suivre des cours de danse et qu'il l'emmenait avec lui lorsqu'il distribuait des magazines religieux dans la rue. Les tribunaux ne se prononcèrent pas sur cette question, demandant aux services sociaux d'évaluer l’incidence sur l'enfant des activités religieuses des deux parents. En janvier 2015, le tribunal de district de Livourne enjoint le requérant de s’abstenir d’associer sa fille à sa religion. Fondant sa décision sur un rapport d'expert et se concentrant principalement sur l'intérêt supérieur de l'enfant, il estima que les efforts soutenus du requérant visant à associer sa fille à ses activités religieuses étaient déstabilisants et stressants pour elle. Il tint également compte du fait que le requérant avait tenté de cacher à la mère qu’il associait sa fille à sa religion. En février 2016, la cour d'appel de Florence rejeta l'appel formé par le requérant. Elle précisa toutefois que le jugement de première instance signifiait non pas qu'il ne pouvait pas discuter de ses convictions avec sa fille, mais simplement qu'il devait s'abstenir de l'associer activement à ses activités religieuses. La Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant en mai 2018.

CEDH

La Cour estime que les griefs du requérant doivent être examinés sous l'angle de l'article 14 combiné avec l'article 8 de la Convention, tel qu'interprété et appliqué à la lumière de l'article 9 de la Convention. Elle rejette pour irrecevabilité le reste des griefs formulés par lui. La Cour relève que l’injonction du juge visait avant tout à résoudre le conflit né des divergences de vues des parents sur la manière d'éduquer leur fille. Les décisions à l’origine de cette injonction cherchaient à concilier les droits de chacune des parties, mettant avant tout l'accent sur l'intérêt pour l'enfant à grandir dans un milieu ouvert et apaisé. En effet, l’injonction avait pour seul but de préserver la liberté de choix de l'enfant, compte tenu des orientations éducatives de son père. En tout état de cause, l’injonction n'interdisait pas au requérant d'appliquer les principes éducatifs qu'il avait choisis pour sa fille ni ne l'empêchait de participer aux activités des témoins de Jéhovah à titre personnel. Son droit de garde ou de visite n'a pas non plus été restreint. De plus, les décisions n’étant pas définitives et pouvant être révoquées à tout moment, le requérant peut demander le réexamen de celle rendue en janvier 2015.

La Cour en conclut qu'il n'y a eu entre le requérant et la mère aucune différence de traitement. fondée sur la religion dans les décisions que les juridictions internes ont rendues relativement à ce litige et qu’il n'y a pas eu violation de l'article 14 combiné avec l'article 8, lu à la lumière de l'article 9.

RELIGION SUBVENTIONS ET FISCALITÉ

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- RELIGION ET SUBVENTION

- RELIGION ET FISCALITÉ

- FISCALITÉ : LA FRANCE EST CONDAMNÉE 3 FOIS LE 31 JANVIER 2013

RELIGION ET SUBVENTIONS

PAROISSE GRECO-CATHOLIQUE LUPENI ET AUTRES c. ROUMANIE arrêt du 19 mai 1995 requête 76943/11

Non violation de l'article 9 : la reconnaissance de la religion n'implique pas un droit à subvention de la part de l'État

131.  La Cour renvoie à sa jurisprudence constante selon laquelle, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Elle rappelle qu’elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais qu’elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 114, CEDH 2001‑XII).

132.  La Cour rappelle également que, si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle « implique » de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion » individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 114).

133.  Par ailleurs, la Cour redit que, les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la liberté de religion, qui comprend le droit de manifester sa religion collectivement, suppose que les fidèles puissent s’associer librement, sans ingérence arbitraire de l’État. En effet, l’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9. En tout état de cause, la Cour rappelle que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses, et que ce devoir impose à l’État de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent (Juma Mosque Congregation et autres c. Azerbaïdjan (déc.), no 15405/04, §58, 8 janvier 2013).

b)  L’application des principes en l’espèce

134.  Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate que les requérants se plaignent du refus des juridictions internes de reconnaître leur droit de propriété sur l’église en litige. Dès lors, la Cour doit examiner si ce refus constitue en soi une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de religion garanti par l’article 9 combiné avec l’article 14 de la Convention.

135.  À cet égard, la Cour relève que le décret-loi no 126/1990 a reconnu officiellement le culte gréco-catholique en Roumanie. Toutefois, aucune disposition légale n’a ordonné la restitution automatique des lieux de culte ayant appartenu avant 1948 à cette Église et ayant ensuite été inscrits dans le patrimoine de l’Église orthodoxe.

136.  La Cour réitère que l’on ne saurait tirer de la Convention un droit pour une communauté religieuse de se voir garantir un lieu de culte par les autorités publiques (Griechische Kirchengemeinde Munchen et Bayern E.V. c. Allemagne (déc.), no 52336/99, 18 septembre 2007). En l’espèce, le refus les juridictions internes de reconnaître le droit de propriété des intéressés sur une église n’a pas fait obstacle au fonctionnement des requérants et n’a pas restreint leur droit de construire un lieu de culte dans les conditions prévues par la loi.

137.  La Cour relève ensuite que la Haute Cour a répondu aux allégations des requérants relatives au respect de leur droit à la liberté de religion. Aux yeux de la Cour, compte tenu du contexte social et historique de l’affaire, ainsi que de ses conclusions ci-dessus quant au droit d’accès des requérants à un tribunal, les arguments utilisés par la plus haute juridiction interne sont compréhensibles et ne prêtent pas à la critique au regard de la Convention.

138.  La Cour rappelle enfin que l’article 9 de la Convention ne confère pas aux communautés religieuses un droit de bénéficier d’un financement accru de la part de l’État, même si l’octroi de subventions aux différentes communautés religieuses – et, partant, aux différentes religions – appelle le contrôle le plus rigoureux (Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, § 106, CEDH 2014). À cet égard, la Cour note que l’article 4 du décret-loi no 126/1990 énonce que, dans les communes où le nombre des lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises. À cette fin, l’État mettra le terrain approprié à la disposition des cultes concernés s’ils n’en ont pas et contribuera à la collecte des fonds nécessaires. La Cour constate que cette disposition légale donne la possibilité aux paroisses qui ne bénéficient pas d’un lieu de culte d’obtenir l’aide de l’État à la construction d’un tel édifice. Le texte de loi n’impose aucun autre critère susceptible de bloquer l’accès des intéressés à ces aides financières (voir, a contrario, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres, précité, § 110). Par ailleurs, la Cour relève que, d’après des renseignements fournis par le Gouvernement et non contestés par les requérants, d’autres paroisses gréco-catholiques qui avaient sollicité une aide en vertu de l’article 4 du décret-loi no 126/1990 ont pu bénéficier de différents types de financement destinés à la construction d’une nouvelle église. Les requérants bénéficient donc toujours de cette voie pour obtenir une aide de l’État.

139.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, le refus des juridictions internes de reconnaître un droit de propriété en faveur des requérants sur l’église en litige n’a pas constitué une ingérence injustifiée dans l’exercice de leur droit à la liberté de religion. De même, elle estime que la mesure litigieuse ne revêtait pas un caractère discriminatoire. Les juridictions internes n’ont pas fondé leur décision sur des éléments relatifs à l’appartenance religieuse mais sur des éléments factuels concrets (paragraphe 118 ci-dessus).

140.  Eu égard à tous les éléments qui précèdent, la Cour estime que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

RELIGION ET FISCALITÉ

Klein et autres c. Allemagne du 6 avril 2017 requêtes nos 10138/11, 16687/11, 25359/11 et 28919/11

Article 9 : Les redevances et impôts prélevés par les Églises allemandes ne sont pas contraires à la liberté de religion

LES FAITS

Le premier requérant, Jörg Max Klein, est né en 1964 et réside à Heidelberg. La femme de M. Klein est membre de l’Église protestante, M. Klein ne l’est pas. Pour l’année fiscale 2008, le couple choisit l’imposition commune. L’avis d’imposition des époux comprenait une redevance ecclésiale spéciale à l’égard de la femme de M. Klein, dont le montant était 2 220 euros (EUR). M. Klein se plaignait que, par voie de compensation, la redevance avait été déduite du montant du remboursement d’impôt qui lui était dû. Il avait donc été obligé de payer la redevance alors qu’il n’était pas membre de l’Église de sa femme. Il se plaignait aussi que l’avis d’imposition ne contenait aucune information sur ses droits en cas de compensation et que, si l’on faisait une comparaison avec les autres couples mariés, la redevance revêtait un caractère discriminatoire à son égard.

Le deuxième requérant est Fritz Nussbaum (né en 1935) et la cinquième requérante Uta Gloeckner (née en 1963). Ils résident respectivement à Sulzbach-Rosenberg et à Nuremberg. M. Nussbaum et Mme Gloeckner sont membres de l’Église protestante, alors que leurs conjoints respectifs ne le sont pas. Pour l’année fiscale en question, les revenus des requérants étaient considérablement plus bas que ceux de leurs conjoints respectifs (en effet, Mme Gloeckner n’avait aucun revenu). Ces deux requérants se trouvèrent donc redevables d’une redevance ecclésiale calculée sur la base des dépenses courantes communes (et, en fin de compte, des revenus communs) aux requérants et à leurs conjoints respectifs. Les deux requérants se plaignaient que cette méthode de calcul pouvait aboutir à ce que le montant de la redevance dépassât celui de leurs revenus individuels, ce qui mettrait les requérants dans une situation de dépendance à l’égard de leurs conjoints pour exercer leur liberté de religion. De plus, Mme Gloeckner reprochait à la redevance son caractère discriminatoire envers les femmes, car, selon elle, en Allemagne, la plupart des personnes sans revenu et la plus grande partie des personnes assujetties à la redevance étaient des femmes.

Les troisième et quatrième requérants sont un couple marié, Philip Redeker (né en 1963) et Heike Redeker (né en 1965). Ils résident à Gera. M. Redeker est membre de l’Église protestante, Mme Redeker ne l’est pas. Pour les années fiscales en cause, M. Redeker avait perçu un revenu beaucoup plus élevé que celui de sa femme. Leur grief concerne leur obligation d’acquitter un impôt ecclésial (et non la redevance ecclésiale spéciale critiquée par les deuxième et cinquième requérants). Étant donné que M. et Mme Redeker avaient choisi l’imposition commune, l’impôt ecclésial de M. Redeker a été calculé avec son impôt sur le revenu en proportion du montant de ce dernier impôt qui lui était imputable, et non en proportion de sa part dans les revenus totaux du couple. Les époux soutenaient que cette méthode de calcul aboutissait à un montant d’impôt trop élevé, que Mme Redeker avait été forcée à contribuer à l’Église de son mari et que, par rapport à des époux tous les deux membres d’une Église prélevant un impôt ecclésial, ils avaient subi une discrimination.

Devant les autorités fiscales compétences, tous les requérants soulevèrent des objections à ces impôts et redevances. Tous, sauf M. Klein, formèrent des recours en justice pour les contester. Toutes les objections et les demandes en justice furent toutefois rejetées.

LA CEDH

La Cour rappelle que l’article 9 consacre des droits négatifs, mais aussi des obligations positives, en matière de religion. Il implique notamment le droit de ne pas être forcé à participer à des activités religieuses. Dans certaines circonstances, le paiement d’un impôt spécial à une Église, pour que celle-ci puisse financer ses activités religieuses, peut être considéré comme une telle participation. Il y a ingérence dans l’exercice de ce droit négatif de non-participation lorsque l’État crée une situation dans laquelle des particuliers sont obligés – directement ou indirectement – de contribuer à une organisation religieuse dont ils ne sont pas membres.

Le premier requérant

Quant à la question de savoir s’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit de M. Klein à la liberté de religion, la Cour relève que, par la voie de la compensation, la redevance ecclésiale spéciale à laquelle sa femme a été assujettie a été déduite directement du montant d’impôt à rembourser à M. Klein. Cette déduction était une conséquence automatique de la décision des époux de choisir l’imposition commune. La législation allemande a donc créé une situation dans laquelle M. Klein s’est vu imposer les obligations financières de sa femme envers l’Église, alors qu’il n’était pas lui-même membre de celle-ci.

La Cour conclut donc qu’il y a eu ingérence dans les droits que l’article 9 confère à M. Klein, sous leur angle négatif. En outre, la Cour considère que l’ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime (à savoir garantir le droit de prélever des impôts ecclésiaux, que la législation allemande reconnaît aux Églises et communautés religieuses).

La question restante est celle de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

À cet égard, la Cour observe d’abord que la décision des époux de choisir l’imposition commune a eu des conséquences non seulement sur le calcul de leur impôt total, mais aussi sur le règlement des dettes fiscales de M. Klein et de sa femme. En effet, ces dettes ont été présentées ensemble dans un seul document, ce qui a permis aux autorités fiscales, par la voie de la compensation, de déduire du montant d’impôt à rembourser au requérant la redevance ecclésiale spéciale due par la femme de celui-ci. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel, malgré la compensation, la décision des époux de choisir l’imposition commune a abouti à une réduction nette de la charge fiscale pesant sur M. Klein, la Cour note que cette réduction ne supprime pas le lien entre, d’une part, la décision en faveur d’une imposition commune, que les époux ont pu prendre pour des motifs financiers, et, d’autre part, la possibilité d’une compensation. Ce lien doit toutefois être considéré dans le contexte du système fiscal national, envisagé dans sa globalité. Sur ce point, la Cour constate que la compensation n’a pas causé une perte financière irréversible à M. Klein. En effet, pour annuler une telle perte, celui-ci pouvait introduire une demande de décompte en vertu de l’article 218 du code des impôts. Par conséquent, M. Klein avait apparemment la possibilité de prendre lui-même des mesures pour mettre fin à l’ingérence dans l’exercice de sa liberté de religion.

Mettant en balance, d’une part, l’aspect négatif du droit de M. Klein à la liberté de religion et, d’autre part, l’intérêt public à ce que le recouvrement des impôts ecclésiaux soit efficace, la Cour doit tenir compte de la charge subie par M. Klein dans le cadre de la procédure de compensation. À cet égard, il convient de noter que c’est d’abord la décision des époux de faire une déclaration fiscale commune qui a conduit à ce que deux dettes fiscales distinctes soient traitées ensemble – ce qui d’ailleurs a contraint l’État à se livrer à des calculs plus complexes comprenant une compensation. Par leurs propres actes, les époux ont donc enclenché le mécanisme administratif de la compensation. Ils pouvaient aussi y mettre fin en usant d’un autre mécanisme administratif, à savoir une demande de décompte. Rien n’indique qu’une telle demande aurait entraîné une charge financière pour M. Klein, qu’elle lui aurait pris beaucoup de temps ou qu’elle aurait eu d’autres suites. En outre, en ce qui concerne l’argument de M. Klein selon lequel l’avis d’imposition ne contenait aucune indication des recours possibles pour contester la compensation, la Cour note que la Convention ne protège pas, en tant que tel, le droit d’être informé des voies de recours nationales. Dans ces circonstances, la Cour considère que la possibilité d’introduire une demande de décompte peut être vue comme un facteur d’équilibre. À la lumière de ce qui précède, eu égard à l’ample marge d’appréciation laissée aux États en matière de rapports entre les Églises et l’État, la Cour estime que le Gouvernement a fourni des motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence dans l’exercice du droit de M. Klein à la liberté de religion. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 9.

Les deuxième et cinquième requérants

Lorsqu’un individu rejoint volontairement une Église et se trouve alors obligé de verser un impôt à celle-ci, un tel prélèvement ne constitue pas en soi une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion, à condition que la loi prévoie la possibilité de quitter l’Église et donc de ne pas être redevable de l’impôt en question. M. Nussbaum et Mme Gloeckner sont tous les deux membres de l’Église protestante. Aucun des deux n’a contesté l’obligation de verser une redevance ecclésiale en tant que membre de cette organisation. Ils n’ont pas non plus mis en question l’existence de leur droit de quitter l’Église et de ne pas être redevable des impôts et redevances que celle-ci pourrait prélever ultérieurement. Leur grief concerne la méthode selon laquelle leurs redevances ecclésiales spéciales ont été calculées. Cependant, l’État allemand n’a pas pris la décision de prélever cette redevance, ni déterminé la méthode de la calculer. Dès lors, il s’agit là d’une activité autonome d’une Église, qui ne peut pas être imputée à l’État allemand. Étant donné que l’État a un rôle limité dans ce domaine et que les requérants n’ont pas contesté leur obligation de payer la redevance, ni l’existence de leur droit de quitter leur Église, la Cour considère que les autorités ont établi des garanties suffisantes pour protéger la liberté de religion. Il n’y a donc pas eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants à la liberté de religion.

En conséquence, cette partie de la requête est manifestement dépourvue de fondement et irrecevable.

Les troisième et le quatrième requérants

Quant à cette requête, la Cour constate que l’impôt ecclésial a été prélevé et recouvré auprès de la personne qui en était redevable, à savoir M. Redeker, qui est membre de l’Église concernée. De plus, rien n’indique que la décision des époux de choisir l’imposition commune ait augmenté le montant de l’impôt ecclésial dû par M. Redeker. En effet, la Cour note que le choix de l’imposition commune a permis à M. Redeker de bénéficier du caractère progressif du système fiscal allemand et que le montant d’impôt qui en a ainsi résulté était plus bas.

Dans ce contexte, on ne peut pas dire que les décisions des autorités ont fait participer Mme Redeker contre son gré à des activités religieuses.

En ce qui concerne l’objection de M. Redeker à la méthode particulière de calcul de son impôt, la Cour considère encore que ce calcul incombait à l’Église et ne pouvait pas être imputé à l’État. Il n’y a donc pas eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants à la liberté de religion.

En conséquence, cette partie de la requête est manifestement dépourvue de fondement et irrecevable.

Témoins de Jéhovah c. France 30 juin 2011 Requête no 8916/05

Les dons perçus par l'association Les Témoins de Jéhovah ont été taxés en vertu d’une loi trop imprécise au sens de l'article 9

LES FAITS

La requérante, l’Association Les Témoins de Jéhovah, est une association française enregistrée en 1947 et ayant son siège social à Boulogne-Billancourt (France). Elle a en particulier pour objet «d’apporter son concours à l’entretien et à l’exercice du culte des Témoins de Jéhovah». Affirmant réunir plus de 17 millions de pratiquants dans le monde, dont plus de 250 000 en France, les Témoins de Jéhovah se décrivent comme constituant une religion chrétienne, dont la foi est entièrement fondée sur la Bible. Leur culte est financé par des « offrandes ». Dans le rapport parlementaire de 1995 intitulé «Les sectes en France», les Témoins de Jéhovah furent qualifiés de secte.

L’association requérante indique qu’après ce rapport, elle aurait fait l’objet de mesures destinées à la marginaliser. Elle fit en particulier l’objet d’un contrôle fiscal. Sur la base des informations collectées lors de ce contrôle, elle fut mise en demeure de déclarer les dons qu’elle avait encaissés de 1993 à 1996. L’association refusa et demanda à bénéficier de l’exonération fiscale qui prévaut pour les dons et legs faits aux associations cultuelles, aux unions d’associations cultuelles et aux congrégations autorisées (article 795-10o du Code Général des Impôts, CGI). L’association requérante n’ayant pas procédé à la déclaration demandée par l’administration fiscale, elle se vit adresser une procédure de taxation d’office des dons manuels dont elle avait bénéficié et «qui ont été révélés à l’administration fiscale au cours des vérifications de comptabilité dont elle a fait l’objet » au sens de l’article 757 du CGI. En mai 1998, un redressement portant sur l’équivalent d’environ 45 millions d’euros lui fut notifié (environ 23 millions à titre principal et 22 millions au titre de pénalités et intérêts de retard). L’association souligne que l’impôt exigé affecte les «offrandes» de 250 000 personnes sur quatre ans (soit un montant moyen de 4 euros par personne et par mois sur la période 1993-1996).

En janvier 1999, l’association requérante adressa une réclamation officielle au fisc. Celle-ci fut rejetée en septembre 1999. L’association assigna le directeur des services fiscaux qui avait rejeté sa réclamation devant le tribunal de grande instance de Nanterre. Le 4 juillet 2000, le tribunal débouta l’association requérante de ses demandes. Il jugea que l’article 757, sur lequel la procédure de taxation d’office avait été fondée, s’appliquait tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales, et que c’était donc à bon droit qu’il avait été appliqué à l’association requérante. Il jugea également que cette dernière n’était pas fondée à prétendre bénéficier des exonérations réclamées. Le 28 février 2002, la Cour d’appel de Versailles confirma ce jugement. Le 5 octobre 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de l’association requérante.

Selon les dernières informations communiquées par le Gouvernement français, la somme réclamée à l’association Les Témoins de Jéhovah était de plus de 57,5 millions d’euros.

VIOLATION ARTICLE 9

La Cour a déjà jugé dans plusieurs affaires que l’article 9 protège le libre exercice du droit à la liberté de religion des Témoins de Jéhovah. Concernant le cas de l’association requérante, la Cour recherche donc, tout d’abord, si le redressement fiscal litigieux a constitué une ingérence dans son droit à la liberté de religion, puis le cas échéant si cette ingérence était acceptable du point de vue de la Convention.

Elle constate que le redressement fiscal en question a porté sur la totalité des dons manuels perçus par l’association, alors que ceux-ci constituaient la source essentielle de son financement. Ses ressources vitales ayant ainsi été coupées, elle n’est plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte. Il y a donc bien eu une ingérence dans le droit de l’association requérante à la liberté de religion.

Pour qu’une telle ingérence soit acceptable du point de vue de l’article 9, il faut avant tout qu’elle soit « prévue par la loi », et la loi en question doit être énoncée avec suffisamment de précision pour être prévisible : le citoyen doit pouvoir régler sa conduite en conséquence. La « loi » sur la base de laquelle les dons à l’association Les Témoins de Jéhovah ont été taxés d’office était l’article 757 du CGI, en vertu duquel les dons manuels « révélés » à l’administration fiscale sont sujets aux droits de donation.

Or, la Cour distingue deux raisons pour lesquelles cet article et l’application qui en a été faite dans le cas de l’association requérante n’étaient pas suffisamment prévisibles.

Premièrement, l’article litigieux ne donnait aucune précision sur le « donataire » visé, ce qui, en particulier, ne permettait pas de savoir s’il était applicable aux personnes morales, donc à l’association requérante. La Cour relève, à la lumière des travaux législatifs pertinents, que le texte en question a été rédigé pour encadrer les transmissions de patrimoine au sein des familles et ne concernait que les personnes physiques. Ce n’est qu’en 2005 qu’une instruction (publiée au Bulletin officiel des impôts) a précisé qu’en vertu d’une réponse ministérielle de 2001, cet article était applicable aux dons manuels réalisés au profit d’associations. Or, le redressement visant l’association Les Témoins de Jéhovah était plus ancien (1998).

Deuxièmement, concernant la notion de « révélation » des dons au sens de l’article 757, la Cour observe que c’est dans la présente affaire qu’il a pour la première fois été retenu que la présentation de la comptabilité exigée dans le cadre d’un contrôle fiscal valait « révélation ». Cette interprétation de l’article – qui ne donne lui-même aucune précision sur les circonstances de la « révélation » - était difficilement prévisible pour l’association, dans la mesure où jusqu’alors les dons manuels échappaient à toute obligation de déclaration. La taxation des dons manuels de l’association requérante ayant dépendu de la réalisation d’un contrôle fiscal, l’application de la loi fiscale a été imprévisible.

Au final, l’ingérence dans le droit de l’association requérante au respect de sa liberté de religion n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 9, qui a été violé.

Article 41

L’association demandait l’annulation du redressement, la restitution des sommes saisies à l’occasion du contrôle fiscal (plus de 4,5 millions d’euros, plus intérêts), ainsi que des sommes pour dommage moral et frais et dépens. La Cour juge que cette question n’est pas en état et la réserve. Elle sera tranchée ultérieurement à la lumière d’observations complémentaires des parties et/ou d’un accord éventuel entre elles.

FISCALITÉ : LA FRANCE EST CONDAMNÉE 3 FOIS LE 31 JANVIER 2013

ASSOCIATION CULTUELLE DU TEMPLE PYRAMIDE c. FRANCE du 31 janvier 2013 requête n° 50471/07

A.  Sur la recevabilité

23.  Le Gouvernement considère que le liquidateur de l’association n’a pas la capacité à agir devant la Cour et demande que la requête soit rejetée sur le fondement de l’article 34 de la Convention. Si le liquidateur poursuit la personnalité morale de l’association après sa liquidation et peut prétendre, en général, la représenter devant la Cour, ce n’est pas le cas en l’espèce. Le Gouvernement explique que le liquidateur outrepasse les limites de ses attributions lorsqu’il engage, au nom d’une association disparue, une action visant à faire reconnaître par la Cour une atteinte à la liberté religieuse. En effet, il ne semble pas agir en tant qu’héritier moral de la doctrine et du culte de l’aumisme dont la question de la libre expression se trouve au centre des débats. Son recours est au demeurant sans objet puisque l’association a entendu, par sa dissolution, renoncer à exercer toute activité cultuelle. Le Gouvernement en déduit qu’il ne peut se prétendre victime, même indirecte, d’une violation de la Convention. Plus largement encore, le Gouvernement s’interroge sur la recevabilité d’un recours visant à demander réparation d’une atteinte à la liberté religieuse au profit d’une association qui est maintenant dissoute de longue date. Il soutient que la requête qui vise le droit d’une association qui n’existe plus à exercer librement son culte est sans objet.

24.  Le Gouvernement soulève une deuxième exception d’irrecevabilité tirée du non épuisement des voies de recours internes. Il estime d’une part que le liquidateur n’a pas, concernant les procédures exercées en son nom pour contester le bien-fondé de l’imposition, épuisé les voies de recours internes (paragraphe 19 ci-dessus). Il soutient d’autre part que celui-ci aurait pu, en application de l’article 1416 du nouveau code de procédure civile, engager un recours contre le commandement de payer émis le 5 février 2009 (paragraphe 16 ci-dessus).

25.  La requérante fait observer que si la loi est muette quant aux pouvoirs du liquidateur, le principe de droit commun est cependant que la personnalité morale de l’association dissoute survit pour les besoins de sa liquidation, en agissant par son liquidateur, qui peut engager des actions en justice même postérieurement à la dissolution (Civ. 3, 4 oct 1995 ; Civ. 1, 29 juin 1971). Ce faisant, le liquidateur avait nécessairement le pouvoir d’introduire une procédure pour contester les redressements notifiés par l’administration fiscale et de mener cette procédure à son terme, en exerçant tous les recours possibles, interne et européen. De fait, l’administration n’a jamais contesté l’aptitude du liquidateur pour l’assigner à cette fin devant les juridictions nationales. Par ailleurs, l’article 34 n’interdit pas d’introduire une requête au nom d’une association en liquidation. D’une part, pour la raison rappelée ci-dessus, d’un point de vue procédural, il n’y a pas de différence entre une personne morale en activité ou en liquidation. Par ailleurs, sur le fond, priver une personne morale de son droit d’accès à la Cour du seul fait qu’elle est en liquidation reviendrait à la priver a posteriori de l’effectivité du respect des droits garantis par la Convention. D’autre part, la requérante souligne que les violations de la Convention étaient déjà invoquées devant les juridictions internes et que c’est parce que ces moyens n’ont pas été accueillis qu’elle est conduite à saisir la Cour des mêmes violations.

Enfin, la requérante relève que le point de savoir si elle a subi une atteinte à la liberté de religion est une question de fond qui ne peut déterminer la recevabilité de la requête et que les pouvoirs du liquidateur ne sont nullement limités aux actions purement patrimoniales. En toute hypothèse, dès lors que l’administration fiscale a le droit de vérifier une association dissoute, le liquidateur qui a la charge de payer les dettes de l’association, dans la mesure où elles sont fondées, a le droit de contester la taxation réclamée à l’association en soulevant tout moyen qu’il estime utile, notamment les violations de la Convention à l’origine de la taxation. D’autant qu’il s’agit de contester la taxation des dons perçus par l’association bien avant sa dissolution, de 1992 à 1995. La requérante soutient ainsi que sa dissolution, et la circonstance qu’elle n’exercera plus elle-même à l’avenir une activité cultuelle, est sans incidence sur la recevabilité de la requête.

26.  En réponse à la deuxième exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, la requérante rappelle que deux de ses moyens en cassation portaient sur la violation alléguée des articles 9 et 14 de la Convention et considère donc que le grief présenté maintenant devant la Cour a donné lieu à l’épuisement des voies de recours internes. Elle précise que l’exception du Gouvernement concernant le liquidateur est hors sujet puisque ce dernier n’est pas en son nom personnel dans la procédure devant la Cour.

27.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle « pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et la violation alléguée (...). La notion de « victime » est interprétée de façon autonome et indépendante des règles de droit interne telles que l’intérêt à agir ou la qualité pour agir (...). Cette notion n’implique pas l’existence d’un préjudice » (Stukus et autres c. Pologne, no 12534/03, § 34, 1er avril 2008 ; Tunnel Report Limited c. France, no 27940/07, § 24, 18 novembre 2010). Ainsi, par exemple, une société peut être victime d’une violation de la Convention car elle possède une personnalité juridique propre et dans le cas où cette société serait mise en liquidation, elle aurait aussi la capacité de défendre ses droits par le moyen d’un liquidateur (Agrotexim et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, § 68, série A no 330‑A ; Carlo Papi c. Italie (déc.), no 44339/98, 12 avril 2001).

28.  La Cour observe que la procédure relative à la taxation litigieuse devant l’ensemble des juridictions nationales concernait l’association requérante, en tant que personne morale représentée par son liquidateur. Ainsi la légitimité de la représentation du liquidateur a été admise par les juridictions du fond comme par la Cour de cassation, devant lesquelles sa qualité ou son intérêt à agir n’ont jamais été contestés. Ainsi que le rappelle la partie requérante, la personnalité morale d’une association dissoute subsiste pour les besoins de la liquidation et c’est au liquidateur désigné par celle-ci de la représenter dans une procédure et donc devant la Cour. Ce dernier peut donc valablement la représenter devant la Cour. Dans ces conditions, la requête est compatible ratione personae avec les dispositions de la Convention (a contrario, mutatis mutandis, Geneviève de Morlan et la Société Unic Services c. France (déc), no 42724/98, 30 novembre 1999).

29.  Quant à la question, soulevée par le Gouvernement, de la recevabilité du recours du fait de la dissolution de l’association requérante et de l’impossibilité qui en résulterait de faire valoir un droit de manifester ses croyances religieuses, la Cour estime qu’elle relève davantage du point de savoir si en l’espèce il y a eu ingérence ou pas dans ce droit (voir paragraphes 32 et suivants ci-dessous).

30.  Concernant l’épuisement des voies de recours internes, la Cour partage l’avis de la requérante selon lequel les autorités nationales ont eu l’occasion de redresser les violations de la Convention présentement alléguées par elle-même. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne doit pas être retenue.

31.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Sur l’existence d’une ingérence

32.  La requérante rappelle que la liberté de religion se manifeste par le droit de construire un édifice religieux permettant aux fidèles d’y pratiquer le culte et que la construction d’un « Temple Pyramide de l’unité des religions » était le moyen de la réalisation d’une croyance et sa seule raison d’être. Elle considère que la combinaison des procédures de taxation et de l’action paulienne (paragraphes 10, 17 et 18 ci-dessus) constitue une ingérence dans son droit de manifester sa religion. Ces procédures, ainsi que le commandement de saisie du terrain religieux (paragraphe 16 ci-dessus), l’ont privée de toute ressource lui permettant de réaliser son objet statutaire cultuel, que ce soit elle-même ou par l’intermédiaire de l’association d’objet sensiblement identique à laquelle elle avait transmis ses actifs. Elle explique qu’elle pouvait raisonnablement espérer que l’association du Vajra Triomphant bâtirait le Temple Pyramide, en sorte que son objet social serait finalement réalisé, certes par une autre association d’objet similaire mais grâce à son apport ; or cette construction, qui est au cœur de la religion aumiste, n’a pu être réalisée. De surcroît, elle rappelle les atteintes portées au lieu de culte (paragraphe 16 ci-dessus) qu’elle considère aussi graves que la vente forcée par l’Etat d’un temple lui-même et conclut à une atteinte à sa liberté religieuse. La requérante précise que le montant total des dons reçus de 1992 à 1995 était de 2 197 337 EUR alors que le montant total de ses ressources sur la même période était de 2 858 896 EUR en incluant les cotisations et revenus de placement. Les dons manuels représentaient ainsi à peu près 76 % du total de ses ressources. Par ailleurs, le montant du rappel d’impôt et des pénalités s’élève à 2 544 580 EUR auquel s’ajoute 1 053 469 EUR d’intérêts de retard au 1er octobre 2009, soit à cette date un montant total de 3 598 049 EUR.

33.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il conteste l’existence d’une ingérence car le principe de neutralité de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses n’est pas absolu et ne permet pas de se soustraire à l’obligation de payer les taxes ou de s’acquitter de l’impôt. Le Gouvernement confirme le montant du rappel d’impôt. Quant aux ressources de la requérante, il fait savoir que selon un document saisi dans le cadre de la procédure de droit de visite et de saisie diligentée par la direction nationale d’enquêtes fiscales le 24 janvier 1995, les recettes de l’association requérante sur la période qui s’étend de 1991 aux six premiers mois de 1993 se sont élevées à 2 834 100, 56 EUR et se décomposent en cotisations, dons et revenus.

34.  La Cour rappelle que les dons manuels sont une source de financement importante d’une association et, qu’à ce titre, leur taxation peut avoir un impact sur sa capacité à mener son activité religieuse. Dans son arrêt Association les Témoins de Jéhovah, précité, pour constater l’existence d’une ingérence dans le droit à manifester et exercer sa liberté de religion, la Cour s’est fondée sur le montant des sommes dues par la requérante à l’administration fiscale, sur le fait que ce redressement avait eu pour effet de couper les ressources vitales de l’association, « laquelle n’était plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte », et que « les lieux de culte étaient eux-mêmes visés » (§ 53).

35.  La Cour observe que la taxation litigieuse a porté sur la totalité des dons manuels reçus pour la période considérée et que ceux-ci représentaient 76 % des ressources indiquées par l’association requérante. Bien que le Gouvernement ne valide pas complètement le montant de celles-ci, la Cour relève que le redressement concernait une part importante des ressources de la requérante. Par ailleurs, elle relève que le montant des sommes réclamées par l’administration fut conséquent en raison de la taxation des dons aux taux de 60 % et de la majoration de 80 % sur les droits mis à la charge de la requérante au titre des pénalités. Enfin, le redressement litigieux a entrainé des conséquences évidentes sur la continuité de l’exercice du culte de l’association requérante. En effet, bien que celle-ci ait été dissoute préalablement à ce redressement, il était parfaitement établi qu’elle transférait l’intégralité de son actif à une association dont l’objet était sensiblement le même, à charge pour celle-ci, avec l’apport du patrimoine de la requérante, de poursuivre l’exercice public de son culte comprenant notamment le financement des édifices liés au culte et le terrain destiné à la construction de l’un d’eux (paragraphe 6 ci-dessus). Or, la taxation fiscale, l’action paulienne qu’à engagée l’administration fiscale par la suite et la saisie du terrain ont nécessairement visé la pratique et les lieux de culte puisqu’elles ont empêché l’exécution de la décision du conseil d’administration prise au moment de la dissolution de la requérante et visant à la réalisation de son objet religieux par le biais d’une association ayant un objet similaire à laquelle elle avait, à cette fin et sous cette condition, transmis ses actifs. En conséquence, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention (mutatis mutandis, Association les Témoins de Jéhovah, précité, § 53).

36.  Pareille ingérence méconnaît l’article 9 sauf si « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique ».

2.  Sur la justification de l’ingérence

37.  Cette ingérence n’était pas, selon la requérante, prévue par loi. L’article 757 du CGI n’imposait nullement la taxation des dons manuels car ceux-ci ne pouvaient avoir été « révélés » au sens de cette disposition au cours des vérifications effectuées par l’administration fiscale. Cette disposition qui permet au contribuable d’éviter de subir une taxation d’office est conçue comme une faveur et nullement comme un piège qui se retournerait contre le donataire. La « révélation » ne peut donc être que volontaire pour déclencher l’assujettissement des dons manuels aux droits d’enregistrement. Par ailleurs, l’article 757 n’envisage l’hypothèse d’une « révélation » d’un don manuel que pour les personnes physiques. La requérante estime donc qu’elle n’était pas à même de prévoir l’ingérence litigieuse. Elle ajoute que l’ingérence ne répondait à aucun but légitime puisque l’administration a utilisé le contrôle fiscal à des fins détournées sous le prétexte de lutter contre les sectes, alors qu’elle est une véritable église, quoique nouvelle et minoritaire. Elle était enfin disproportionnée car la totalité des dons reçus ont été confisqués et que ceci, combiné avec l’action paulienne et une saisie immobilière, a empêché la construction du Temple Pyramide, que ce soit par elle-même ou par l’association du Vajra Triomphant dont l’objet est similaire.

38.  Le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse était prévue par la loi. L’article 757 du CGI énumère limitativement les cas dans lesquels les dons manuels sont sujets à une taxation, parmi lesquels la révélation du don manuel par le donataire à l’administration fiscale depuis la loi du 30 décembre 1991. Par la suite, l’administration fiscale a précisé la notion de révélation dans l’instruction du 13 avril 1992 (7 G-3-92, publiée au Bulletin officiel des impôts le 29 avril 1992). Ainsi, la taxation ne résulte pas d’une doctrine nouvelle mais d’une évolution législative intervenue plusieurs années avant le contrôle dont a fait l’objet l’association requérante.

Selon le Gouvernement, la taxation poursuivait le but légitime de protection de l’ordre et des droits et liberté d’autrui et était proportionnée à ce but dès lors que l’association requérante s’était elle-même placée en dehors du dispositif légal d’exonération en ne demandant pas une autorisation préfectorale de percevoir des dons et legs.

39.  La Cour rappelle que dans son arrêt Association les Témoins de Jéhovah précité, elle a conclu que la taxation des dons manuels dans des circonstances similaires à celle de la présente espèce ne satisfaisait pas à la condition de légalité prévue au paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention. Elle a considéré que le redressement fiscal appliqué en vertu de l’article 757 alinéa 2 du CGI tel qu’en vigueur à l’époque des faits était « imprévisible» en particulier parce que cette législation n’était pas suffisamment précise pour prévoir qu’elle était applicable aux personnes morales (paragraphe 69 de l’arrêt) et qu’un contrôle fiscal puisse être assimilé à une « révélation » d’un don manuel (paragraphe 70 de l’arrêt).

40.  En l’espèce, la Cour constate que l’état du droit dans la présente affaire est le même que celui qui prévalait dans l’affaire Association les Témoins de Jéhovah et elle ne voit pas de raison en l’espèce de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans celle-ci. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

EGLISE EVANGELIQUE MISSIONNAIRE ET SALAÛN c. FRANCE du 31 janvier 2007 requête 25502/07

1.  Sur l’existence d’une ingérence

22.  La requérante soutient que la taxation litigieuse constitue une ingérence au sens du premier paragraphe de l’article 9 car elle avait pour finalité de combattre certains mouvements religieux considérés comme sectaires. Elle soutient que l’atteinte à sa réputation directement imputable à la politique anti-sectes menée par l’Etat a porté atteinte à son droit de jouir paisiblement de la liberté de religion, et de fonctionner paisiblement. Elle précise par ailleurs que les dons manuels constituent une source de financement naturelle pour les associations cultuelles et que l’importance des redressements a mis en péril l’existence même de l’association puisqu’elle l’a contrainte à vendre une partie importante de ses bâtiments et de ses lieux de culte, rendant ainsi difficile voire impossible la pratique collective du culte de l’enseignement. La requérante fournit la « liste des immobilisations au 31 décembre 2002 » qui fait apparaître l’ensemble des achats de bâtiments (18 salles et un logement) servant de lieu de culte pour elle ou d’autres associations et dont la valeur résiduelle est de 559 447 EUR.

23.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il conteste l’existence d’une ingérence car le principe de neutralité de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses n’est pas absolu et ne permet pas de se soustraire à l’obligation de payer les taxes ou de s’acquitter de l’impôt. Il précise toutefois que si la Cour venait à constater une ingérence, celle-ci ne pourrait, tout ou plus, que résulter des rappels de taxe qui ont été notifiés à la requérante. Il indique, compte tenu de l’ancienneté des faits, qu’il est difficile de préciser la part que le redressement litigieux représentait dans les ressources totales de l’association à la date de la période vérifiée. Il fournit une liste de bâtiments dont l’association requérante est propriétaire.

24.  La Cour rappelle que les dons manuels sont une source de financement importante d’une association et qu’à ce titre leur taxation peut avoir un impact sur sa capacité à mener son activité religieuse. Dans son arrêt Association les Témoins de Jéhovah, précité, pour constater l’existence d’une ingérence dans le droit à manifester et exercer sa liberté de religion, la Cour s’est fondée sur le montant des sommes dues par la requérante à l’administration fiscale, sur le fait que ce redressement avait eu pour effet de couper les ressources vitales de l’association, « laquelle n’était plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte », et que « les lieux de culte étaient eux-mêmes visés » (§ 53).

25.  En l’espèce, la Cour observe que le redressement litigieux s’élevait en septembre 1997 à un montant de 408 797 EUR, dont 278 567 EUR pour les droits au principal, et que le montant total des dons manuels taxés était de 624 120 EUR (paragraphes 9 et 14 ci-dessus). La Cour relève cependant que les parties ne fournissent pas d’indications précises sur la part que représentaient les dons manuels proportionnellement aux ressources de la requérante. Dans ces conditions, il est difficile de démontrer clairement que la taxation litigieuse a coupé les ressources vitales de la requérante et l’a empêchée d’assurer le libre exercice de son culte. Toutefois, compte tenu des éléments dont elle dispose concernant le nombre de membres de l’association requérante, considérée comme une petite association (paragraphe 6 ci-dessus), le montant de la taxation rappelée ci-dessus, les modalités du paiement de la taxe (paragraphe 15 ci-dessus), la liste des immobilisations fournie (paragraphe 22 ci-dessus), combinés à l’affirmation selon laquelle elle a dû vendre certaines de ses propriétés pour s’acquitter de l’impôt (idem), non contredite par le Gouvernement, la Cour en déduit que l’impact de la mesure litigieuse sur les ressources de la requérante fut important et de nature à sérieusement freiner l’exercice de son activité religieuse. Dès lors, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans les droits garantis par l’article 9 de la Convention.

2.  Sur la justification de l’ingérence

26.  La requérante fait valoir que l’ingérence n’était pas prévue par la loi. Ils précisent que la perception des dons manuels n’a jamais été soumise à autorisation et que les autorités nationales, ayant décidé en application de l’article 757 du CGI de leur imposition, ne pouvaient exiger d’eux une telle autorisation pour bénéficier de l’exonération prévue par l’article 795-10o du CGI. Ils expliquent que l’Etat a créé, sans aucune base légale, une condition nouvelle pour que les associations cultuelles puissent bénéficier de l’exonération des droits de mutation à titre gratuit. Cette soudaine mise sous condition de l’exonération des droits de mutations des dons manuels revient à remettre en cause la liberté de culte garantie par l’article 9 de la Convention

27.  Le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse était prévue par la loi. D’une part, l’article 757 du CGI énumère limitativement les cas dans lesquels les dons manuels sont sujets à une taxation, parmi lesquels la révélation du don manuel par le donataire à l’administration fiscale depuis la loi du 30 décembre 1991. Ainsi, la taxation ne résulte pas d’une doctrine nouvelle mais d’une évolution législative intervenue plusieurs années avant le contrôle dont a fait l’objet l’association requérante. D’autre part, l’article 795-10o du CGI limite « l’exonération des droits de mutation à titre gratuit aux dons et legs de toute nature – y compris les dons manuels – consentis aux associations cultuelles à la condition que ces dernières aient été autorisées ». Selon le Gouvernement, la taxation poursuivait le but légitime de protection de l’ordre et des droits et liberté d’autrui et était proportionnée à ce but dès lors que l’association requérante s’était elle-même placée en dehors du dispositif légal d’exonération en ne demandant pas une autorisation préfectorale de percevoir des dons et legs.

28.  La Cour rappelle que dans son arrêt Association les Témoins de Jéhovah (fond) précité, elle a conclu à la violation de l’article 9 de la Convention car la taxation des dons manuels dans des circonstances similaires à celle de la présente espèce ne satisfaisait pas à la condition de légalité prévue au paragraphe 2 de cette disposition. Elle a considéré que le redressement fiscal appliqué en vertu de l’article 757 alinéa 2 du CGI tel qu’en vigueur à l’époque des faits était « imprévisible» en particulier parce que cette législation n’était pas suffisamment précise pour prévoir qu’elle était applicable aux personnes morales (paragraphe 69 de l’arrêt) et qu’un contrôle fiscal puisse être assimilé à une « révélation » d’un don manuel (paragraphe 70 de l’arrêt).

29.  La Cour constate que l’état du droit dans la présente affaire est le même que celui qui prévalait dans l’affaire Association les Témoins de Jéhovah et elle ne voit pas de raison en l’espèce de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans celle-ci. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

ASSOCIATION DES CHEVALIERS DU LOTUS D’OR c. FRANCE du 31 janvier 2013 requête 50615/07

A. Sur la recevabilité

22.  Le Gouvernement considère que le liquidateur de l’association n’a pas la capacité à agir devant la Cour et demande que la requête soit rejetée sur le fondement de l’article 34 de la Convention. Si le liquidateur poursuit la personnalité morale de l’association après sa liquidation et peut prétendre, en général, la représenter devant la Cour, ce n’est pas le cas en l’espèce. Le Gouvernement explique que le liquidateur outrepasse les limites de ses attributions lorsqu’il engage, au nom d’une association disparue, une action visant à faire reconnaître par la Cour une atteinte à la liberté religieuse. En effet, il ne semble pas agir en tant qu’héritier moral de la doctrine et du culte de l’aumisme dont la question de la libre expression se trouve au centre des débats. Son recours est au demeurant sans objet puisque l’association a entendu, par sa dissolution, renoncer à exercer toute activité cultuelle. Le Gouvernement en déduit qu’il ne peut se prétendre victime, même indirecte, d’une violation de la Convention. Plus largement encore, le Gouvernement s’interroge sur la recevabilité d’un recours visant à demander réparation d’une atteinte à la liberté religieuse au profit d’une association qui est maintenant dissoute de longue date. Il soutient que la requête qui vise le droit d’une association qui n’existe plus à exercer librement son culte est sans objet.

23.  Le Gouvernement soulève une deuxième exception d’irrecevabilité tirée du non épuisement des voies de recours internes. Il estime que le liquidateur aurait pu, en application de l’article 1416 du nouveau code de procédure civile, engager un recours contre le commandement de payer émis le 5 février 2009 (paragraphe 16 ci-dessus).

24.  La requérante fait observer que si la loi est muette quant aux pouvoirs du liquidateur, le principe de droit commun est, cependant, que la personnalité morale de l’association dissoute survit pour les besoins de sa liquidation, en agissant par son liquidateur, qui peut engager des actions en justice même postérieurement à la dissolution (Civ. 3, 4 oct 1995 ; Civ.1, 29 juin 1971). Ce faisant, le liquidateur avait nécessairement le pouvoir d’introduire une procédure pour contester les redressements notifiés par l’administration fiscale et de mener cette procédure à son terme, en exerçant tous les recours possibles, interne et européen. De fait, l’administration n’a jamais contesté l’aptitude du liquidateur pour l’assigner à cette fin devant les juridictions nationales. Par ailleurs, l’article 34 n’interdit pas d’introduire une requête au nom d’une association en liquidation. D’une part, pour la raison rappelée ci-dessus, d’un point de vue procédural, il n’y a pas de différence entre une personne morale en activité ou en liquidation. Par ailleurs, sur le fond, priver une personne morale de son droit d’accès à la Cour du seul fait qu’elle est en liquidation reviendrait à la priver a posteriori de l’effectivité du respect des droits garantis par la Convention. D’autre part, la requérante souligne que les violations de la Convention étaient déjà invoquées devant les juridictions internes et que c’est parce que ces moyens n’ont pas été accueillis qu’elle est conduite à saisir la Cour des mêmes violations. Enfin, la requérante relève que le point de savoir si elle a subi une atteinte à la liberté de religion est une question de fond qui ne peut déterminer la recevabilité de la requête et que les pouvoirs du liquidateur ne sont nullement limités aux actions purement patrimoniales. En toute hypothèse, dès lors que l’administration fiscale a le droit de vérifier une association dissoute, le liquidateur qui a la charge de payer les dettes de l’association, dans la mesure où elles sont fondées, a le droit de contester la taxation réclamée à l’association en soulevant tout moyen qu’il estime utile, notamment les violations de la Convention à l’origine de la taxation. D’autant qu’il s’agit de contester la taxation des dons perçus par l’association bien avant sa dissolution, de 1992 à 1995. La requérante soutient ainsi que sa dissolution, et la circonstance qu’elle n’exercera plus elle-même à l’avenir une activité cultuelle est sans incidence sur la recevabilité de la requête.

25.  En réponse à la deuxième exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, la requérante rappelle que deux de ses moyens en cassation portaient sur la violation alléguée des articles 9 et 14 de la Convention, et que le grief présenté maintenant devant la Cour a donc donné lieu à l’épuisement des voies de recours internes.

26.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle « pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et la violation alléguée (...). La notion de « victime » est interprétée de façon autonome et indépendante des règles de droit interne telles que l’intérêt à agir ou la qualité pour agir (...). Cette notion n’implique pas l’existence d’un préjudice » (Stukus et autres c. Pologne, no 12534/03, § 34, 1er avril 2008 ; Tunnel Report Limited c. France, no 27940/07, § 24, 18 novembre 2010). Ainsi, par exemple, une société peut être victime d’une violation de la Convention car elle possède une personnalité juridique propre et dans le cas où cette société serait mise en liquidation, elle aurait aussi la capacité de défendre ses droits par le moyen d’un liquidateur (Agrotexim et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, § 68, série A no 330‑A ; Carlo Papi c. Italie (déc.), no 44339/98, 12 avril 2001).

27.  La Cour observe que la procédure relative à la taxation litigieuse devant l’ensemble des juridictions nationales concernait l’association requérante, en tant que personne morale représentée par son liquidateur. Ainsi la légitimité de la représentation du liquidateur a été admise par les juridictions du fond comme par la Cour de cassation, devant lesquelles sa qualité ou son intérêt à agir n’ont jamais été contestés. Ainsi que le rappelle la partie requérante, la personnalité morale d’une association dissoute subsiste pour les besoins de la liquidation et c’est au liquidateur désigné par celle-ci de la représenter dans une procédure et donc devant la Cour. Ce dernier peut donc valablement la représenter devant la Cour. Dans ces conditions, la requête est compatible ratione personae avec les dispositions de la Convention (a contrario, mutatis mutandis, Geneviève de Morlan et la Société Unic Services c France (déc), no 42724/98, 30 novembre 1999).

28.  Quant à la question, soulevée par le Gouvernement, de la recevabilité du recours du fait de la dissolution de l’association requérante et de l’impossibilité qui en résulterait de faire valoir un droit de manifester ses croyances religieuses, la Cour estime qu’elle relève davantage du point de savoir si, en l’espèce, il y a eu ingérence ou pas dans ce droit (voir paragraphes 31 et suivants ci-dessous).

29.  Concernant l’épuisement des voies de recours internes, la Cour partage l’avis de la requérante selon lequel les autorités nationales ont eu l’occasion de redresser la violation de la Convention présentement alléguée. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement ne doit pas être retenue.

30.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Sur l’existence d’une ingérence

31.  La requérante considère que la combinaison des procédures de taxation (paragraphes 7 et 9 ci-dessus) et de l’action paulienne (paragraphe 17 ci-dessus) constitue une ingérence dans son droit de manifester sa religion. Ces procédures, ainsi que le commandement de saisie du terrain religieux, l’ont privée de toute ressource lui permettant de réaliser son objet statutaire cultuel, que ce soit elle-même ou par l’intermédiaire de l’association d’objet sensiblement identique à laquelle elle avait transmis ses actifs. Elle explique qu’elle pouvait raisonnablement espérer que l’association du Vajra Triomphant poursuivrait son œuvre au service du culte de l’aumisme, en sorte que son objet social serait finalement réalisé, certes par une autre association d’objet similaire mais grâce à ses apports mobiliers et immobiliers; or ce but n’a pu être réalisé. Elle affirme que le montant total des dons reçus de 1992 à 1995 était de 32 665 EUR et rappelle que le montant du rappel notifié par l’administration était de 36 886 EUR. Elle précise que ceux-ci représentaient 2,2 % du montant total de ses ressources sur la période considérée qui s’élevaient à 1 459 610 EUR (cotisations, revenus d’hébergement).

32.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il conteste l’existence d’une ingérence car le principe de neutralité de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses n’est pas absolu et ne permet pas de se soustraire à l’obligation de payer les taxes ou de s’acquitter de l’impôt. Le Gouvernement rappelle que la taxation porte sur un total de 36 886 EUR, auquel il a été ajouté les intérêts de retard de recouvrement, arrêtés à 15 031 EUR et qui ont fait l’objet d’une remise gracieuse en mars 2009.

33.  La Cour rappelle que les dons manuels sont une source de financement importante d’une association et, qu’à ce titre, leur taxation peut avoir un impact sur sa capacité à mener son activité religieuse. Dans son arrêt Association les Témoins de Jéhovah, précité, pour constater l’existence d’une ingérence dans le droit à manifester et exercer sa liberté de religion, la Cour s’est fondée sur le montant des sommes dues par la requérante à l’administration fiscale, sur le fait que ce redressement avait eu pour effet de couper les ressources vitales de l’association, « laquelle n’était plus en mesure d’assurer concrètement à ses fidèles le libre exercice de leur culte », et que « les lieux de culte étaient eux-mêmes visés » (§ 53).

34.  En l’espèce, la Cour observe que la taxation litigieuse a porté sur la totalité des dons manuels reçus pour la période considérée et que ceux-ci furent taxés au taux de 60 %, majoré d’une pénalité de 80 %, à l’instar de la majoration appliquée à l’imposition due par l’Association des Témoins de Jéhovah. Toutefois, ces dons représentaient une part très limitée des ressources de la requérante constituées principalement des cotisations et des revenus d’hébergement (paragraphe 31 ci-dessus) et la question se pose de savoir si les conséquences de la taxation sont suffisantes pour considérer qu’il y a eu ingérence dans son droit à manifester et exercer sa liberté de religion. A cet égard, la Cour relève que le redressement litigieux a entrainé des conséquences évidentes sur la continuité de l’exercice du culte de l’association requérante. En effet, bien que celle-ci ait été dissoute préalablement à ce redressement, il était parfaitement établi qu’elle transférait l’intégralité de son actif à une association dont l’objet était sensiblement le même, à charge pour celle-ci, avec l’apport du patrimoine de la requérante, de poursuivre l’exercice public de son culte comprenant notamment le financement des édifices liés au culte (paragraphe 5 ci‑dessus). Or, la taxation fiscale, l’action paulienne qu’a engagée l’administration fiscale par la suite et la délivrance d’un commandement de saisie du terrain religieux du monastère du Mandarom (paragraphe 16 ci‑dessus) ont nécessairement visé la pratique et les lieux de culte puisqu’elles ont empêché l’exécution de la décision du conseil d’administration prise au moment de la dissolution de la requérante et visant à la réalisation de son objet religieux par le biais d’une association ayant un objet similaire à laquelle elle avait, à cette fin et sous cette condition, transmis ses actifs. En conséquence, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 9 de la Convention (mutatis mutandis, Association les Témoins de Jéhovah, précité, § 53).

35.  Pareille ingérence méconnaît l’article 9 sauf si « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique ».

2.  Sur la justification de l’ingérence

36.  Cette ingérence n’était pas, selon la requérante, prévue par la loi. L’article 757 du CGI n’imposait nullement la taxation des dons manuels car ceux-ci ne pouvaient avoir été « révélés » au sens de cette disposition au cours des vérifications effectuées par l’administration fiscale. Cette disposition qui permet au contribuable d’éviter de subir une taxation d’office est conçue comme une faveur et nullement comme un piège qui se retournerait contre le donataire. La « révélation » ne peut donc être que volontaire pour déclencher l’assujettissement des dons manuels aux droits d’enregistrement. Par ailleurs, l’article 757 n’envisage l’hypothèse d’une « révélation » d’un don manuel que pour les personnes physiques. La requérante estime donc qu’elle n’était pas à même de prévoir l’ingérence litigieuse, ayant au surplus été la première association à subir un contrôle fondé sur l’interprétation abusive de l’article 757 du CGI. Elle ajoute que l’ingérence ne répondait à aucun but légitime puisque l’administration a utilisé le contrôle fiscal à des fins détournées sous le prétexte de lutter contre les sectes. Elle était enfin disproportionnée car la totalité des dons reçus ont été confisqués et que ceci, combiné avec l’action paulienne et une saisie immobilière, l’ont privée de réaliser son objet, le développement de la religion aumiste, elle-même ou par l’intermédiaire de l’association du Vajra Triomphant.

37.  Le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse était prévue par la loi. L’article 757 du CGI énumère limitativement les cas dans lesquels les dons manuels sont sujets à une taxation, parmi lesquels la révélation du don manuel par le donataire à l’administration fiscale depuis la loi du 30 décembre 1991. Par la suite, l’administration fiscale a précisé la notion de révélation dans l’instruction du 13 avril 1992 (7 G-3-92, publiée au Bulletin officiel des impôts le 29 avril 1992). Ainsi, la taxation ne résulte pas d’une doctrine nouvelle mais d’une évolution législative intervenue plusieurs années avant le contrôle dont a fait l’objet l’association requérante.

Selon le Gouvernement, la taxation poursuivait le but légitime de protection de l’ordre et des droits et liberté d’autrui et était proportionnée à ce but dès lors que l’association requérante s’était elle-même placée en dehors du dispositif légal d’exonération en ne demandant pas une autorisation préfectorale de percevoir des dons et legs.

38.  La Cour rappelle que dans son arrêt Association les Témoins de Jéhovah (fond) précité, elle a conclu que la taxation des dons manuels dans des circonstances similaires à celle de la présente espèce ne satisfaisait pas à la condition de légalité prévue au paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention. Elle a considéré que le redressement fiscal appliqué en vertu de l’article 757 alinéa 2 du CGI tel qu’en vigueur à l’époque des faits était « imprévisible» en particulier parce que cette législation n’était pas suffisamment précise pour prévoir qu’elle était applicable aux personnes morales (paragraphe 69 de l’arrêt) et qu’un contrôle fiscal puisse être assimilé à une « révélation » d’un don manuel (paragraphe 70 de l’arrêt).

39.  En l’espèce, la Cour constate que l’état du droit dans la présente affaire est le même que celui qui prévalait dans l’affaire Association les Témoins de Jéhovah et elle ne voit pas de raison en l’espèce de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans celle-ci. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

FRANCE

Commission nationale consultative des droits de l'homme : Avis sur la prévention de la radicalisation

RENVOYER UN CHRETIEN CONVERTI EN TERRE D'ISLAM

M.A.M. c. SUISSE du 26 avril 2022 Requête no 29836/20

Violation Art 2 + Art 3 • Expulsion • Possible renvoi au Pakistan d’un pakistanais s’étant converti de l’islam au christianisme en Suisse • Demande d’asile fondée sur sa conversion • Absence d’une appréciation ex nunc approfondie et rigoureuse par les autorités de la situation générale des chrétiens convertis au Pakistan et de la situation personnelle du requérant

"78..... sachant que l’intéressé s’était converti en Suisse de l’islam au christianisme et qu’il était dès lors susceptible d’appartenir à un groupe de personnes qui, pour diverses raisons, pouvaient être exposées à un risque de subir un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour au Pakistan, les autorités en matière d’asile se devaient d’évaluer le risque d’office"

FAITS

19.  En ce qui concerne le nouveau motif avancé devant le Tribunal administratif fédéral, à savoir la conversion du requérant au christianisme, la haute juridiction le qualifia de crédible.

20.  Puis, le Tribunal administratif fédéral analysa la situation des chrétiens au Pakistan, en mettant l’accent sur la question de savoir s’ils étaient exposés au risque d’une persécution collective. À cet effet, il consulta un large éventail de sources et les évalua. Au terme de cette analyse, il conclut qu’au Pakistan on pouvait supposer qu’il existait une intolérance sociale, un risque accru de représailles à l’encontre des minorités religieuses et une augmentation des actes de violence à motivation religieuse à l’encontre des chrétiens de la part des groupes islamistes militants. Toutefois, les attaques connues n’étaient pas fréquentes au point que chaque membre de la minorité chrétienne devait s’attendre à être victime de persécutions simplement parce qu’il professait sa foi chrétienne. Le nombre d’attaques, touchant environ 1,6 ou 2 % de la population totale, ne fut pas jugé suffisamment élevé pour que l’on puisse supposer l’existence d’une persécution de groupe ou collective.

21. Ensuite, le Tribunal administratif fédéral examina si le requérant était personnellement exposé à des risques de persécution, notamment en raison de sa conversion au christianisme. Il considéra que l’on ne pouvait pas supposer qu’il serait soumis à une pression psychologique insupportable au sens de l’article 2 de la loi sur l’asile en raison de sa conversion et qu’une vie digne au Pakistan ne serait pas possible. La pratique de la foi chrétienne dans ce pays est en principe possible et la conversion n’est pas interdite. Le Tribunal administratif fédéral examina les nombreuses lettres (dont celles du pasteur et de F.A. et W.A.) et documents que le requérant avait joints à son recours. Il en conclut qu’il ne pratiquait pas sa foi de manière visible pour le monde extérieur, et que sa pratique n’était donc pas discernable pour les non‑croyants. En particulier, les membres de sa propre communauté chrétienne en Suisse, avec laquelle le requérant vit depuis juillet 2016, l’ont décrit comme réservé dans la pratique des rituels religieux. Il ne pouvait être conclu qu’il pratiquait sa foi d’une manière presque missionnaire. Il était ainsi douteux que le requérant, en cas de retour au Pakistan, veuille réellement pratiquer la foi chrétienne et soit donc contraint de nier sa conversion et de mener une double vie pour ne pas être découvert.

22.  En outre, il n’y avait pas d’indications suffisamment concrètes que l’environnement familial et social du requérant au Pakistan avait effectivement eu connaissance de sa conversion. Aussi, celui-ci pouvait échapper à tout inconvénient éventuel de la part de tiers en s’installant dans une autre partie de son État d’origine, par exemple dans une région de sa province d’origine (le Pendjab), où se trouvent également de très importantes communautés chrétiennes, s’il décidait de continuer à pratiquer activement sa foi. On ne pouvait donc pas présumer que le requérant, en cas de retour au Pakistan, devait s’attendre à être accusé par sa famille ou d’autres personnes d’avoir violé les dispositions de la loi sur le blasphème.

23.  Par une lettre du 13 juillet 2020, le requérant introduisit une demande de révision de l’arrêt du 2 juin 2020 auprès du Tribunal administratif fédéral. Il l’informa que, pour expliquer son refus du mariage arrangé par sa famille avec une femme musulmane aux Pays-Bas, il avait dû avertir en mai 2019 l’ensemble de sa famille de sa conversion. Suite à cette confession, sa famille le menaça de lui couper les vivres et, après de longues disputes, l’informa finalement qu’elle ne le considérait plus comme son membre. Et son frère imam lui annonça que sa décision allait avoir des conséquences. Le requérant expliqua au Tribunal administratif fédéral qu’il aurait dû l’en avertir immédiatement, mais, comme il n’avait pas été représenté par un avocat et qu’il avait dû rédiger l’appel lui-même, il n’en avait pas eu connaissance.

24.  Dans sa réponse du 16 juillet 2020, le Tribunal administratif fédéral souligna que l’arrêt du 2 juin 2020 était définitif et qu’il ne pourrait être réexaminé que si des faits nouveaux apparaissaient, dont le tribunal n’aurait pas pu tenir compte dans son jugement. En outre, il souligna que le requérant aurait pu présenter le fait nouvellement allégué sans difficulté lorsque sa procédure de recours était encore pendante.

CEDH

60.  La Cour prend note à titre liminaire que les motifs d’asile que le requérant avait initialement invoqués, à savoir les menaces résultant d’un conflit entre deux familles au sujet d’un terrain, ne font pas l’objet de la présente requête.

Principes généraux

61.  La Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (voir, par exemple, J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 79, CEDH 2016, et Üner c. Pay‑Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII). Cependant, dans le contexte de l’expulsion, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire qu’un individu, si on l’expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à la peine capitale, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, tant l’article 2 que l’article 3 impliquent que l’État contractant ne doit pas expulser la personne en question.

62.  La Cour constate que les griefs du requérant tirés des articles 2 et 3 de la Convention sont indissociables et elle les examinera donc ensemble (voir, notamment, mutatis mutandis, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 110, CEDH 2016, N.A. c. Suisse, no 50364/14, § 40, 30 mai 2017, Tatar c. Suisse, no 65692/12, § 45, 14 avril 2015, et T.A. c. Suède, no 48866/10, § 37, 19 décembre 2013).

63.  Les principes généraux relatifs à l’évaluation du risque, à la nature de l’examen de la Cour, et aux obligations procédurales dans le cadre de l’examen d’une demande d’asile ont été résumés dans l’arrêt F.G. c. Suède, précité, §§ 111-127.

b)     Application de ces principes en l’espèce

64.  Les autorités en matière d’asile s’étant entretenues avec le requérant, le 28 février 2017, n’ont pas relevé la question de sa fréquentation de l’Église évangélique chrétienne de l’Armée du Salut qui avait été évoquée dans la lettre du pasteur P.D. du 27 février 2017 que le requérant leur a remis (paragraphes 10 et 15 ci-dessus). Et le 2 mai 2018, le SEM rejeta la demande d’asile du requérant sans prendre en considération cette question (paragraphe 11 ci-dessus).

65.  La Cour remarque que le 28 février 2017, les autorités en matière d’asile avaient eu connaissance que le requérant participait régulièrement aux activités de l’Armée du Salut, notamment aux cultes. Cependant, elles ont omis de réagir et de poser des questions au requérant à ce sujet, et ceci alors qu’il n’était pas représenté par un avocat. Eu égard au caractère absolu du droit garanti par l’article 3 de la Convention, et à la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent souvent les demandeurs d’asile, si un État contractant est informé de faits, relatifs à un individu donné, propres à exposer celui-ci à un risque de mauvais traitements contraires à ladite disposition en cas de retour dans le pays en question, les obligations découlant pour les États de l’article 3 de la Convention impliquent que les autorités évaluent ce risque d’office (F.G. c. Suède, précité, § 127). Selon le rapport du HCR de janvier 2017 « Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan » (paragraphe 32 ci-dessus), les personnes qui se convertissent de l’islam à une autre religion peuvent être à risque à la fois parce qu’elles sont maintenant membres d’une minorité religieuse et parce qu’elles peuvent être perçues comme ayant commis l’apostasie. La Cour est donc d’avis que les autorités en matière d’asile auraient dû évaluer le risque encouru pour le requérant dès leur connaissance de la lettre du pasteur P.D.

66.  Le requérant demanda, dans son recours au Tribunal administratif fédéral du 4 juin 2018, la reconnaissance de sa qualité de réfugié en raison de sa conversion au christianisme (paragraphe 12 ci-dessus).La haute juridiction rejeta son recours dans son arrêt du 2 juin 2020 après avoir évalué le risque pour le requérant au regard des critères exposés par la jurisprudence de la Cour (paragraphes 17-21 ci-dessus).

67.  Quant à la conversion au christianisme du requérant, les autorités suisses se sont trouvées confrontées à une conversion sur place. Le Tribunal administratif fédéral a donc dû vérifier si sa conversion était sincère et avait atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance, avant de rechercher si le requérant serait exposé au risque de subir un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour au Pakistan (F.G. c. Suède, précité, § 144, et A.A. c. Suisse, no 32218/17, § 49, 5 novembre 2019).

68.  Le Tribunal administratif fédéral a conclu que la conversion du requérant était crédible (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour n’aperçoit pas de raison de s’écarter de cette appréciation.

69.  Puis la haute juridiction a recherché si les chrétiens au Pakistan étaient exposés au risque d’une persécution collective et si le requérant serait personnellement exposé au risque de subir un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour au Pakistan (paragraphes 20‑21 ci-dessus) (F.G. c. Suède, précité, § 144).

70.  S’agissant de la situation générale des chrétiens au Pakistan, la cause du requérant, en substance, repose sur le fait qu’au cours des dernières années des chrétiens, dont des convertis, ont fait l’objet d’attaques et d’accusations de blasphème qui est une infraction pénale au Pakistan punie de la peine de mort, cette peine pouvant être commuée en une condamnation à perpétuité limitée à vingt-cinq ans (paragraphe 42 ci-dessus).

71.  La Cour observe que le Tribunal administratif fédéral a consulté de nombreux rapports internationaux et il a conclu qu’il existait une intolérance sociale, un risque accru de représailles à l’encontre des minorités religieuses et une augmentation des actes de violence à motivation religieuse à l’encontre des chrétiens de la part des groupes islamistes militants (paragraphe 20 ci‑dessus) tels qu’allégués par le requérant (paragraphe 39 ci-dessus).

72.  Ces considérations sont corroborées par la Résolution sur les lois sur le blasphème au Pakistan (2021/2647(RSP) du Parlement européen du 29 avril 2021 (paragraphe 29 ci-dessus), le rapport annuel d’octobre 2020 sur la sécurité au Pakistan du EASO (paragraphe 30 ci-dessus), le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni de février 2021 « Country Policy and Information Note Pakistan: Christians and Christian converts » (paragraphe 31 ci-dessus), le rapport du HCR de janvier 2017 « Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Members of Religious Minorities from Pakistan » (paragraphe 32 ci-dessus) et les documents à l’appui des tierces interventions (paragraphes 57-58 ci-dessus) concernant les attaques à l’encontre des non-musulmans et les accusations de blasphème.

73.  Toutefois, le Tribunal administratif fédéral a aussi souligné dans son arrêt qu’au regard des documents disponibles, les attaques connues n’étaient pas fréquentes au point que chaque membre de la minorité chrétienne devait s’attendre à être victime de persécutions liées à l’asile du seul fait de son engagement envers le christianisme (paragraphe 20 ci-dessus). La haute juridiction a estimé que les chrétiens au Pakistan ne sont donc pas exposés au risque d’une persécution collective. La communauté chrétienne du Pakistan n’était frappée d’aucune interdiction officielle.

74.  Le Tribunal administratif fédéral a bel et bien étudié la situation des chrétiens au Pakistan mais n’a pas précisément examiné celle des convertis au christianisme pour établir ses conclusions quant à la situation générale des chrétiens au Pakistan.

75.  Le rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni de février 2021 « Country Policy and Information Note Pakistan: Christians and Christian converts » (paragraphe 31 ci-dessus) mentionne que les personnes connues pour s’être converties au christianisme subissent des actes de violence, d’intimidation et de discrimination graves de la part d’acteurs non étatiques, qui peuvent, dans des cas individuels, équivaloir à de la persécution et/ou à des préjudices graves. Ce traitement est répandu dans tout le Pakistan. Une personne qui est connue ou susceptible d’être connue pour s’être convertie de l’islam au christianisme et qui est ouverte à sa foi et à sa conversion est susceptible de faire face à la discrimination et au harcèlement de la société qui, de par sa nature et sa répétition, équivaut à de la persécution. Une personne qui retourne au Pakistan après s’être convertie de l’islam au christianisme à l’étranger, qui ne cherche pas activement à faire du prosélytisme ou à exprimer publiquement sa foi, et/ou qui considère sa religion comme une affaire personnelle, peut être en mesure de continuer à pratiquer le christianisme discrètement.

76.  Au regard des rapports internationaux faisant état de graves violations des droits de l’homme au Pakistan à l’égard des chrétiens convertis tels que le requérant, la Cour estime que le Tribunal administratif fédéral aurait dû prendre en compte ces éléments pour établir ses conclusions quant à la situation générale des chrétiens et des chrétiens convertis au Pakistan (voir  a contrario S.F. et autres c. Suède, no 52077/10, § 64, 15 mai 2012).

77.  Au-delà de la situation générale des chrétiens convertis au Pakistan, il importe également d’avoir égard à la situation personnelle du requérant au regard des articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour dans son pays d’origine.

78.  Ainsi, sachant que l’intéressé s’était converti en Suisse de l’islam au christianisme et qu’il était dès lors susceptible d’appartenir à un groupe de personnes qui, pour diverses raisons, pouvaient être exposées à un risque de subir un traitement contraire aux articles 2 et 3 de la Convention en cas de retour au Pakistan, les autorités en matière d’asile se devaient d’évaluer le risque d’office (paragraphe 65 ci-dessus). Par ailleurs, le SEM s’est abstenu de clarifier la situation (paragraphe 11 ci-dessus). De plus, le Tribunal administratif fédéral s’est livré à un examen approfondi de la situation des chrétiens au Pakistan, mais non suffisamment approfondi de la situation des convertis au christianisme et de la situation personnelle du requérant concernant sa conversion, le sérieux de ses convictions, sa manière de manifester sa foi chrétienne en Suisse, la façon dont il entendait la manifester au Pakistan si la décision d’éloignement était mise en œuvre, la connaissance de sa conversion par sa famille et sa vulnérabilité à des persécutions et à des accusations de blasphème. Les autorités suisses n’ont donc pas suffisamment évalué le risque que le requérant courrait, du fait de sa conversion, en cas de retour au Pakistan, pour confirmer le rejet de sa demande d’asile sachant qu’il n’était pas représenté par un avocat au cours de toute la procédure nationale.

79.  Le requérant présente devant la Cour d’autres documents pertinents que ceux déjà examinés par le Tribunal administratif fédéral (paragraphes 23 et 26 ci-dessus). À la lumière de ces éléments et de ceux précédemment soumis par le requérant aux autorités nationales, la Cour conclut que l’intéressé a démontré à suffisance que sa demande d’asile fondée sur sa conversion mérite d’être examinée de manière plus détaillée par lesdites autorités. C’est à celles-ci qu’il appartient de prendre en considération ces éléments, ainsi que toute évolution pouvant intervenir dans la situation générale des convertis au christianisme au Pakistan et les circonstances propres au cas du requérant (F.G. c. Suède, précité, § 157).

80.  Il s’ensuit qu’il y aurait violation des articles 2 et 3 de la Convention si le requérant était renvoyé au Pakistan en l’absence d’une appréciation ex nunc approfondie et rigoureuse par les autorités suisses de la situation générale des chrétiens convertis au Pakistan et de la situation personnelle du requérant converti au christianisme en cas de retour dans ce pays.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

81.  Le requérant se plaint que, s’il était renvoyé au Pakistan, il serait dans l’incapacité de vivre ouvertement et librement en tant que chrétien. Il invoque l’article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

82.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

83.  Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

84.  Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention (paragraphe 80 ci-dessus), la Cour ne décèle pas de question distincte dans ce grief. Il n’y a donc pas lieu de l’examiner séparément.

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