LIBERTÉ DE RÉUNION ET D'ASSOCIATION
ARTICLE 11 DE LA CEDH
Pour plus de sécurité, fbls liberté d'association est sur : https://www.fbls.net/11.htm
Aucun cookie garanti = liberté préservée pour chacun !
"La liberté de réunion et d'association est un curseur de
la qualité démocratique d'un État"
Frédéric Fabre docteur en droit.
Article 11 de la CEDH
"1/ Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d'association, y compris le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2/ L'exercice de ces droits ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui.
Le présent article n'interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l'exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l'administration de l'État"
LA CEDH VÉRIFIE LA PROPORTIONNALITÉ D'UNE INTERDICTION AVEC LE DROIT DÉMOCRATIQUE DE S'ASSOCIER
Cliquez
sur un bouton ou lien bleu pour accéder gratuitement à la jurisprudence de la CEDH :
1/ LE REFUS D'ENREGISTRER UNE ASSOCIATION, UN PARTI OU UN SYNDICAT
2/ LA DISSOLUTION OU SANCTION D'UNE ASSOCIATION SYNDICAT OU PARTI POLITIQUE
3/ L'INTERDICTION DE MANIFESTER OU LA CONDAMNATION APRÈS UNE MANIFESTATION
4/ L'INTERDICTION DU DROIT DE GRÈVE
5/ LE DROIT DE BATTRE OU D'ABATTRE LES MANIFESTANTS
6/ UN TABOU ESPAGNOL : LA CATALOGNE
7/ L'OBLIGATION D'ADHÉRER A UNE ASSOCIATION
8/ JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANÇAISE
Nous pouvons analyser GRATUITEMENT et SANS AUCUN ENGAGEMENT vos griefs pour savoir s'ils sont susceptibles d'être recevables devant le parlement européen, la CEDH, le Haut Commissariat aux droits de l'homme, ou un autre organisme de règlement international de l'ONU. Contactez nous à fabre@fbls.net
Si vos griefs semblent recevables, pour augmenter réellement et concrètement vos chances, vous pouvez nous demander de vous assister pour rédiger votre pétition, votre requête ou votre communication individuelle.
Pour les français, pensez à nous contacter au moins au moment de votre appel, pour assurer l'épuisement des voies de recours et augmenter vos chances de réussite, devant les juridictions françaises ou internationales.
MOTIVATIONS REMARQUABLES
Covid 19 et le droit de manifester. Il s'agit d'une analyse de proportionnalité sur toutes les décisions
Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse du 15 mars 2022 requête no 21881/20
85. La Cour estime d’emblée qu’une interdiction générale d’un certain comportement est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu
87. Par ailleurs, la Cour rappelle que la requérante fait valoir que l’accès aux lieux de travail, tels que des usines ou des bureaux, était toujours autorisé, même lorsque ces lieux accueillaient des centaines de personnes. À cet égard, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas répondu à la question de la partie requérante de savoir pour quelles raisons le maintien de ce type d’activités était possible à la condition que les employeurs prissent des mesures organisationnelles et techniques à même de garantir le respect des recommandations en matière d’hygiène et d’éloignement social, tandis que l’organisation d’une manifestation, dans l’espace public, à savoir en plein air, ne l’était pas, même en respectant les consignes sanitaires nécessaires.
88...Compte tenu de l’urgence d’apporter une réponse appropriée à la menace inédite du coronavirus à ses débuts, l’on ne saurait certes s’attendre nécessairement au niveau interne à des débats très approfondis, en particulier impliquant le parlement, en vue de l’adoption des mesures urgentes jugées nécessaires dans la lutte contre ce fléau mondial. Dans de telles circonstances, toutefois, un contrôle juridictionnel indépendant et effectif des mesures prises par le pouvoir exécutif s’avère d’autant plus impérieux.
89. Quant à la sanction à infliger en cas de violation de l’interdiction de manifester énoncée par l’O.2 Covid-19, la Cour rappelle que lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière et qu’une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale;
90. Enfin, la Cour estime important de rappeler que la Suisse n’a pas, face à la crise sanitaire mondiale, fait usage de l’article 15 de la Convention permettant à un État partie de prendre certaines mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation. Elle était, dès lors, tenue de respecter la Convention en vertu de son article premier et, s’agissant du cas d’espèce, de se conformer pleinement aux exigences de l’article 11, tenant compte de la marge d’appréciation qui doit lui être reconnue.
91. La Cour, ne méconnaissant nullement la menace que représente le coronavirus pour la société et la santé publique, conclut néanmoins, à la lumière de l’importance de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique, et en particulier des thématiques et des valeurs que l’association requérante défend en vertu de ses statuts, du caractère général et de la durée considérablement longue de l’interdiction des manifestations publiques entrant dans le champ des activités de l’association requérante, ainsi que de la nature et de la sévérité des sanctions prévues, que l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 11 n’était pas proportionnée aux buts poursuivis. Elle relève par ailleurs que les tribunaux internes n’ont pas procédé à un contrôle effectif des mesures litigieuses pendant la période pertinente.
UNE ASSOCIATION, UN PARTI OU UN SYNDICAT
Cliquez sur un lien bleu pour accéder gratuitement à la jurisprudence de la CEDH sur :
- LES POLICIERS, LES GENDARMES ET MILITAIRES
- LES LIMITES IMPOSÉES AUX FONCTIONNAIRES
- L'INTERDICTION DE SYNDICAT DANS LES ÉGLISES
- LES INDÉPENDANTS DOIVENT SE METTRE EN SYNDICATS PROFESSIONNELS
- LE REFUS D'ENREGISTRER UNE ASSOCIATION OU UN PARTI POLITIQUE DOIT ÊTRE JUSTIFIÉ PAR UNE ATTEINTE A L'ORDRE PUBLIC
LES POLICIERS, LES GENDARMES ET MILITAIRES
Syndicat Nationale de la Police contre Belgique
du 27 octobre 1975 Hudoc 20 requête 4464/70
L'association requérante se plaignait de sa non reconnaissance par les autorités de l'Etat belge. La Cour a considéré que ce n'était pas une atteinte à l'interdiction de se réunir et par conséquent pas une atteinte à l'article 11 de la Convention.
Arrêt STRZELECKI c. POLOGNE du 10 avril 2012 Requête 26648/03
L’interdiction faite à un agent de garde municipale de s’affilier à un parti politique n’est pas contraire à la liberté d’association
1.Le Gouvernement
29. Tout en admettant que l’interdiction en cause constitue une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’association, le Gouvernement soutient qu’il s’agit d’une mesure justifiée au regard de l’article 11 § 2 de la Convention.
30. Le Gouvernement rappelle que dans l’affaire Rekvényi c. Hongrie, 20 mai 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-III, l’interdiction faite à un agent de police de s’affilier aux partis politiques a été jugée compatible avec la Convention. Dans ce contexte il fait valoir les similarités entre la police et la garde municipale. Le Gouvernement souligne que les agents de cette dernière sont supervisés par le chef national et les chefs régionaux de la police et, à l’instar des policiers, peuvent appliquer des mesures de contrainte et se servir d’armes à feu. La protection offerte aux agents de garde municipale est équivalente à celle reconnue à l’ensemble des agents de l’État.
31. Le Gouvernement affirme que, à l’instar de l’affaire Rekvényi, l’interdiction faite à certaines catégories de fonctionnaires polonais de s’affilier aux partis politiques est en rapport avec l’histoire récente du pays et s’explique par la nécessité de préserver la neutralité et l’impartialité de la fonction publique. Le fait que les agents de garde communale exercent essentiellement au niveau local ne rend pas l’interdiction en cause moins pertinente, étant donné qu’actuellement les collectivités locales sont un terrain d’affrontement politique important.
32. Le Gouvernement souligne l’importance du bon fonctionnement de la garde municipale pour les collectivités locales. L’éventuelle implication de ses agents dans les activités d’un parti politique, parallèlement à leur fonction, pourrait saper la confiance que lesdits agents se doivent d’inspirer aux citoyens au service desquels ils travaillent. Considérée dans ce contexte, l’interdiction litigieuse répond à « un besoin social impérieux ».
33. Le Gouvernement fait valoir l’absence de portée absolue de l’interdiction litigieuse, compte tenu des possibilités existantes pour les agents de garde municipale de participer aux activités publiques sous d’autres formes que l’affiliation à un parti politique, notamment par voie d’adhésion aux syndicats et associations ou par l’exercice du droit de vote et de candidature aux élections législatives, locales ou à la fonction de maire.
34. Le Gouvernement affirme que l’interdiction litigieuse se justifie directement sur le fondement de l’article 11 § 2 de la Convention, compte tenu des similarités entre la garde municipale et la police. En outre, dans la mesure où la mission de la garde municipale consiste en la protection de l’ordre public, ce corps de fonctionnaires fait partie intégrante de l’administration de l’État.
2. Le requérant
35. Le requérant rejette les arguments du Gouvernement. Selon lui, la garde municipale ne peut être valablement comparée à la police. D’abord, le statut de ses agents est régi par une loi distincte de celle concernant les policiers ; en outre, leurs attributions relèvent exclusivement de la protection de l’ordre public tandis que la police a pour mission de poursuivre les auteurs d’infractions. En règle générale, les agents de garde municipale ont pour mission d’assister la police et ne peuvent se substituer à ses agents; certaines de leurs attributions peuvent être exercées sous la supervision des policiers mais non pas à leur place. Enfin, seuls les gardiens municipaux pourvus d’une autorisation spécifique peuvent porter des armes à feu.
36. Le requérant estime que l’argument du Gouvernement fondé sur la nécessité de dépolitiser la garde municipale n’est pas pertinent en l’espèce, cette dernière étant un corps récent, constitué en 1989, soit après la chute du régime communiste.
37. Le requérant ajoute en dernier lieu que les termes figurant à la seconde phrase de l’article 11 § 2 appellent une interprétation restrictive.
3. Appréciation de la Cour
38. A titre liminaire, la Cour signale que la présente affaire ne concerne qu’un aspect de la liberté d’association du requérant, à savoir son droit d’affiliation aux partis politiques. Puisque le requérant conserve son droit d’exercer ladite liberté sous d’autres formes, telles que les syndicats ou les associations, aucune question particulière ne se pose en l’espèce sous cet angle.
39. La Cour considère que l’argument du Gouvernement mettant en avant les similarités entre la présente affaire et l’affaire Rekvényi c. Hongrie est sans intérêt en l’espèce. En effet, l’affaire Rekvényi se distingue du cas présent par son contexte particulier de transformation politique en Hongrie. En outre, elle porte principalement sur des restrictions au droit à la liberté d’expression (l’article 10 de la Convention) et n’aborde qu’accessoirement le droit à la liberté de réunion et d’association (l’article 11 de la Convention).
40. La Cour rappelle dans ce contexte que, bien que les principes applicables aux libertés d’expression et d’association soient voisins, à la différence de l’article 10 de la Convention, l’article 11 dans son paragraphe 2 autorise expressis verbis les États d’apporter des restrictions légitimes à la liberté d’association de membres de ses forces armées, de sa police ou de son administration. Ceci implique que, dans la mesure où lesdits corps de fonctionnaires soient concernés, l’article 11 de la Convention s’appliquera de manière distincte de l’article 10.
41. La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion et d’association est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société (Djavit An c. Turquie, no 20652/92, 20 février 2003, § 56).
42. Toutefois, la liberté d’association ne revêt pas un caractère absolu et peut faire l’objet des restrictions ; celles-ci ne se justifient sous l’angle de l’article 11, que si, « prévues par la loi », elles poursuivent un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et sont « nécessaires, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 117, 12 novembre 2008). Si les principes énoncés par l’article 11 de la Convention s’appliquent également aux membres de la fonction publique, au regard de la formulation du paragraphe 2 de cette disposition, il apparaît légitime pour l’État de les soumettre à certaines restrictions en raison de leur statut particulier impliquant, entre autres, un devoir de réserve.
43. En se référant au cas d’espèce la Cour relève qu’il n’est pas controversé entre les parties que l’interdiction faite au requérant de s’affilier aux partis politiques constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’association « prévue par la loi », au sens du § 2 de l’article 11 de la Convention.
44. Quant à la question de savoir si l’interdiction litigieuse poursuit un but légitime, la Cour relève qu’il ressort de la motivation de l’arrêt susmentionné de la Cour constitutionnelle polonaise que cette mesure tend à garantir la neutralité politique et l’impartialité des agents de garde municipale, et à préserver la confiance légitime des citoyens envers ce corps de fonctionnaires. Il s’agit de valeurs indispensables à l’accomplissement efficace de la mission dévolue aux agents concernés par la loi en matière de protection de l’ordre public, de la sécurité et des droits et libertés des citoyens. La Cour note plus particulièrement que l’interdiction en cause tend à soustraire ce corps de fonctionnaires à l’influence directe des partis politiques et à garantir que son efficacité ne pâtisse pas de l’éventuelle corrosion de la neutralité politique de certains agents. La Cour estime que la volonté de préserver une fonction publique impartiale, politiquement neutre et détachée du combat politique constitue un but légitime dans une société démocratique. Elle rejoint l’avis de la Cour constitutionnelle polonaise selon lequel le fait d’autoriser l’implication des agents concernés dans les activités des partis politiques pourrait déboucher sur l’importation au sein de ce corps de fonctionnaires des conflits politiques et sur son instrumentalisation au profit d’intérêts partisans et sélectifs. Une telle situation constituerait un obstacle à l’efficacité et à la disponibilité dudit corps de fonctionnaires, préjudiciable à l’intérêt de l’État et des citoyens.
45. La Cour note également que dans son arrêt susmentionné, la Cour constitutionnelle polonaise a fait observer que les mesures destinées à garantir la neutralité politique de certaines catégories d’agents publics, dont notamment ceux « en uniforme », pouvaient se justifier par des considérations tenant au passé d’un pays. Bien que les motifs de cette nature, d’ordre historique pour ce qui concerne la Pologne, ne soient plus décisifs dans le contexte actuel de ce pays (contrairement à la situation décrite dans l’affaire Rekvényi), ils demeurent tout de même pertinents dans une certaine mesure, notamment pour la préservation de la confiance légitime des citoyens envers l’État et ses institutions. La Cour observe en marge que la Cour constitutionnelle polonaise n’a pas exclu que la législation portant l’interdiction mise en cause par le requérant puisse être modifiée à l’avenir, sous réserve de mécanismes démocratiques suffisamment performants pour que le maintien des restrictions actuelles ne soit plus indiqué.
46. Au regard de ce qui précède, la Cour considère que l’interdiction litigieuse poursuit une fin légitime, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, de l’ordre public et des droits et libertés d’autrui.
47. Reste à savoir si l’interdiction en cause est « nécessaire dans une société démocratique » et proportionnée au but légitime poursuivi.
48. La Cour rappelle ici que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 11 § 2, implique « un besoin social impérieux » (voir, par analogie avec l’article 10 de la Convention Vogt c. Allemagne, no 17851/91, 26 septembre 1996, § 52). Il appartient aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général.
49. Cette évaluation est soumise au contrôle de la Cour qui, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, doit rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’association et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 11 § 2 de la Convention. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’association des fonctionnaires se trouve en jeu, les "devoirs et responsabilités" visés à l’article 11 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but visé (Vogt précité, § 53, ou Ahmed et autres c. Royaume-Uni, no 22954/93, § 61, 2 septembre 1998).
50. La Cour rappelle ici son observation au paragraphe 39 ci-dessus aux termes de laquelle la dernière phrase de l’article 11 § 2 de la Convention autorise explicitement les États d’apporter des restrictions à l’exercice du droit à la liberté de réunion et d’association par les membres des forces armées, de la police et de l’administration de l’État. La Cour estime que la disposition concernée, qui se réfère en premier lieu aux corps de fonctionnaires armés, s’applique tout particulièrement à cette catégorie spécifique d’agents publics à laquelle appartiennent les membres de garde communale. Elle note en même temps que l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont le libellé est similaire à celui de l’article 11 de la Convention, dispose que les États peuvent restreindre le droit d’association des membres des forces armées et de la police (voir, le paragraphe 25 ci-dessus).
51. La Cour observe également que sa jurisprudence constante confère aux autorités nationales une marge d’appréciation étendue en matière de réglementation du statut et des conditions de carrière des agents de l’État participant directement à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’État. En parallèle, l’arrêt susmentionné de la Cour constitutionnelle polonaise fait apparaître que le législateur polonais a habilité les autorités à déterminer le statut des agents de l’État en fonction de la spécificité des attributions dévolues à chaque corps de fonctionnaires. Compte tenu de leur rôle particulier au sein des structures de l’État, les agents « en uniforme » peuvent être soumis à cet égard à des exigences plus sévères que celles applicables aux autres catégories de fonctionnaires.
52. La Cour relève que le rapport susmentionné de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe indique que les solutions adoptées par les différents pays membres du Conseil de l’Europe en matière de réglementation de la liberté d’association de leurs agents « en uniforme », en l’occurrence ceux des forces armées, varient d’un État à l’autre, en fonction des traditions nationales. Certains États interdisent l’affiliation desdits agents aux partis politiques, tandis que d’autres l’autorisent ou bien soumettent l’exercice de ce droit à des conditions particulières.
53. La Cour observe que la Cour constitutionnelle polonaise a, dans son arrêt susmentionné, insisté sur le fait que la neutralité politique des personnes appartenant à la fonction publique était une valeur qui prime sur leur liberté d’association. La Cour constitutionnelle polonaise a rappelé que l’appartenance à la fonction publique n’impliquait pas pour les agents de l’État seulement des privilèges mais aussi des devoirs particuliers. L’importance de certains corps de fonctionnaires pour le bon fonctionnement d’une société démocratique rendait nécessaire d’assurer leur neutralité politique par le biais de mesures telles que l’interdiction d’affiliation aux partis politiques. Ladite mesure, destinée à garantir la séparation requise entre les corps de fonctionnaires chargés de l’application de la loi et les partis ou groupement politiques, visait à prévenir l’éventuel conflit d’intérêts susceptible de se produire en cas d’appartenance desdits agents à un parti politique parallèlement à l’exercice de leurs fonctions. L’éventuelle implication des agents concernés dans les conflits partisans, en conséquence de leur affiliation à des partis politiques, pouvait porter préjudice à la stabilité, à l’objectivité et à la continuité du service public, au détriment de l’intérêt de l’État et des citoyens.
54. La Cour, qui souscrit aux observations de la Cour constitutionnelle polonaise, relève que la garde communale n’est pas l’unique corps de fonctionnaires concerné par l’interdiction de s’affilier aux partis politiques. Cette mesure s’applique au même titre aux autres catégories d’agents de l’État polonais soit directement en vertu de la Constitution, soit en vertu des lois ordinaires. Ce dernier cas de figure concerne en particulier la police, les forces armées, la police des frontières, soit des corps fondés sur des principes comparables à ceux régissant le fonctionnement de la garde municipale. En règle générale, relèvent de l’interdiction litigieuse les agents impliqués dans des missions sensibles du point de vue de l’intérêt général, notamment celles en rapport avec la sécurité intérieure et extérieure de l’État, celle des citoyens et les activités de nature confidentielle. La Cour observe que, bien que la garde municipale ne soit pas un corps militarisé à l’égal de la police, sa structure est également fondée sur les principes de la subordination hiérarchique, d’obéissances aux ordres et du respect des règles de discipline. De surcroît, dans l’exercice de leurs fonctions, les agents de garde municipale peuvent appliquer les mesures de contrainte susceptibles d’ingérence dans les droits et libertés des citoyens ; une loi récente a encore étendu leurs attributions en la matière. De l’avis de la Cour, les attributions et le mode de fonctionnement de la garde communale justifient l’adoption de restrictions plus importantes à la liberté d’association de ses membres en vue de la préservation de leur neutralité politique.
55. La Cour relève que les dispositions de la loi sur la garde communale font apparaître un lien particulier entre ce corps de fonctionnaires et les collectivités locales. Ces agents sont subordonnés aux autorités communales, compétentes pour nommer et destituer leurs responsables, définir son mode de fonctionnement et surveiller ses activités. La Cour note dans ce contexte que, suite au processus de décentralisation des pouvoirs publics vers les collectivités locales, dans lequel l’État polonais s’est fortement impliqué depuis le rétablissement du régime démocratique en 1989, lesdites collectivités sont devenues des acteurs majeurs de la vie politique. Ainsi, compte tenu de la politisation croissante de ces structures, il ne peut être exclu que des interférences entre la politique et les corps de fonctionnaires concernés, susceptible de porter atteinte à sa neutralité, puissent se produire également à l’échelon local.
56. En outre, la spécificité de la garde communale par rapport aux forces de l’État réside dans son ancrage territorial et ses relations de proximité avec les populations aux services desquelles travaillent ses agents. La mission qui lui est dévolue, qui s’apparente à une mission de police de proximité, revêt une grande importance pour les citoyens. Il est évident que pour que ladite mission puisse être remplie de manière optimale, les rapports entre les agents concernés et ces citoyens doivent s’appuyer sur la confiance mutuelle. Ces derniers peuvent légitimement escompter qu’à l’occasion de leurs démarches personnelles auprès de la garde municipale, ils seront assistés par des agents tout à fait détachés du combat politique (voir, par analogie, Ahmed précité, § 53).
57. Quant à l’étendue de la restriction imposée à la liberté d’association du requérant, la Cour partage l’avis de la Cour constitutionnelle polonaise selon laquelle celle-ci n’est pas constitutive d’une atteinte à la substance de la liberté en question. Elle note que les dispositions régissant le statut des agents de garde communale font apparaître que ceux-ci conservent le droit d’exprimer leurs opinions et préférences politiques sous d’autres formes que l’affiliation à un parti politique. En particulier, ils peuvent adhérer à des syndicats et à des associations, voter et se porter candidat aux élections législatives, locales ou à la fonction de maire. Ainsi, il n’apparaît pas que cette mesure ait pour vocation d’interdire l’éventuelle implication des agents concernés dans toute activité politique ; elle ne s’applique qu’aux activités susceptibles d’impliquer une réelle possibilité pour eux d’influer sur le pouvoir et la politique de l’État.
58. Compte tenu de ce qui précède, tenant compte de la marge d’appréciation reconnue aux autorités nationales en la matière (Ahmed et autres, précité, § 65), la Cour estime que l’interdiction faite au requérant de s’affilier à un parti politique n’enfreint pas l’article 11 de la Convention. Partant, elle conclut à l’absence de violation de cette disposition.
ADEFDROMIL C. France du 2 octobre 2014 requête 31191/09
Violation de l'article 11 : Le refus de reconnaître et du droit d'ester en justice d'une association de militaires est contraire à la convention.
a) Principes généraux
41. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect spécial de la liberté d’association. Les termes « pour la défense de ses intérêts » qui figurent à cet article ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. Il doit donc être loisible à un syndicat d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres, et les adhérents individuels ont droit à ce que leur syndicat soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38-40, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-41, série A no 20, et Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002 V).
42. Elle rappelle également que le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11 ; il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les États des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006 II, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 107, CEDH 2008, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 145, CEDH 2013 (extraits)).
43. La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser (Demir et Baykara, précité, §§ 97 et 119).
44. Partant, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance. Le droit de former un syndicat et de s’y affilier fait partie de ces éléments essentiels (Demir et Baykara, précité, §§ 144-145).
45. Pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (voir, entre autres, Demir et Baykara, précité, § 117, et Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 150).
46. La Cour rappelle que l’expression « prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, qui doit être accessible au justiciable et prévisible (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, § 49, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999 III et Perinçek c. Suisse, no 27510/08, § 67, CEDH 2013). Elle rappelle également que cette expression renvoie d’abord au droit interne et qu’il ne lui appartient pas en principe de contrôler la régularité ni l’opportunité des décisions prises sur son fondement, mais seulement d’étudier les incidences de telles décisions sur le droit du requérant de mener des activités syndicales au regard de l’article 11 de la Convention (Bulğa et autres c. Turquie, no 43974/98, § 70, 20 septembre 2005, Demir et Baykara, précité, § 119, Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 153, et Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 34, 23 octobre 2013).
47. S’agissant enfin de la recherche d’un but légitime et du caractère proportionné de la mesure litigieuse avec celui-ci, la Cour rappelle que le terme « ordre », tel qu’il figure dans l’article 11 § 2, ne désigne pas seulement l’« ordre public » mais aussi l’ordre devant régner à l’intérieur d’un groupe social particulier telles les forces armées, dès lors que le désordre dans ce groupe peut avoir des incidences sur l’ordre dans la société entière (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 98, série A no 22, et Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 32, série A no 302). Elle considère toutefois que l’interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à un syndicat ne constitue pas, en tout état de cause, une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de ce même article (Demir et Baykara, précité, §§ 126-127).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
i. Sur l’existence d’une ingérence
48. La Cour note que les décisions du Conseil d’État, qui ont dénié à la requérante le droit d’exercer les recours en cause, ont été motivées par les dispositions du code de la défense qui interdisent aux militaires d’adhérer à un groupement de nature syndicale. Partant, la Cour considère que ces décisions concernant l’association requérante (paragraphes 16-19 ci-dessus) s’analysent en une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention.
49. Il reste à établir si cette ingérence était prévue par la loi, si elle poursuivait un but légitime et, dans l’affirmative, si elle était nécessaire dans une société démocratique.
ii. Sur la base légale et le but de l’ingérence
50. Cette ingérence est intervenue par application des dispositions précitées du code de la Défense, lesquelles actualisent une interdiction ancienne dont font l’objet les militaires à ce sujet. Elle était donc prévue par la loi.
51. La Cour considère ensuite, avec le Gouvernement, que cette interdiction poursuivait un but légitime de préservation de l’ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées.
iii. Sur la nécessité dans une société démocratique
52. La Cour relève d’emblée que les dispositions internes issues du code de la Défense, sur le fondement desquelles les décisions du Conseil d’État ont été prises, interdisent purement et simplement la constitution et l’adhésion des militaires à tout groupement de nature syndicale.
53. La Cour concède au Gouvernement que cette interdiction ne traduit pas pour autant un désintérêt de l’institution militaire pour la prise en compte des situations et préoccupations matérielles et morales de ses personnels, ainsi que la défense de leurs intérêts et elle note que l’État français a mis en place des instances et des procédures spéciales pour y veiller.
54. Toutefois, la Cour estime que la création de telles institutions ne saurait se substituer à la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier.
55. La Cour est consciente de ce que la spécificité des missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut révéler l’existence de points de vue critiques sur certaines décisions affectant la situation morale et matérielle des militaires. Elle souligne à ce titre qu’il résulte de l’article 11 de la Convention que des restrictions, mêmes significatives, peuvent être apportées dans ce cadre aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent. De telles restrictions ne doivent cependant pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d’association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux (paragraphes 42 à 44 ci‑dessus).
56. En l’espèce, la Cour n’est pas convaincue par l’analyse du Gouvernement selon laquelle les décisions prises par le Conseil d’État doivent être comprises comme restreignant le droit d’agir de la requérante uniquement pour le type de recours en cause. Elle constate que ces décisions déduisent l’irrecevabilité à agir de la requérante du seul fait qu’elle s’est donnée pour objet d’assurer la défense des intérêts professionnels des militaires qu’elle regroupe.
57. Par ailleurs, elle estime que le Gouvernement n’établit pas l’existence d’une tolérance de la part des autorités militaires à l’égard des organisations de nature syndicale formées par des membres des forces armées. Elle relève qu’en tout état de cause une telle tolérance ne serait pas suffisante pour assurer la reconnaissance au profit de ces dernières de la liberté syndicale.
58. Il résulte de ces éléments que la requérante est en réalité privée de tout droit d’agir en justice dans le domaine qu’elle s’est assignée, lequel relève de la liberté d’association.
59. Enfin, s’agissant de la référence faite par le Gouvernement à la Charte sociale européenne, telle qu’interprétée par le Comité européen des droits sociaux, la Cour rappelle que lorsqu’elle examine le but et l’objet des dispositions de la Convention, elle prend également en considération les éléments de droit international dont relève la question juridique en cause. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude (Demir et Baykara, précité, § 76). Or elle constate, au regard de sa jurisprudence (paragraphes 42 et 43 ci-dessus), que tel n’est pas le cas en l’espèce s’agissant de la question de la reconnaissance d’une liberté syndicale au profit des militaires.
60. En conclusion, la Cour estime que les motifs invoqués par les autorités pour justifier l’ingérence dans les droits de la requérante n’étaient ni pertinents ni suffisants. La Cour considère qu’en lui interdisant par principe d’agir en justice en raison de la nature syndicale de son objet social, sans déterminer concrètement les seules restrictions qu’imposaient les missions spécifiques de l’institution militaire, les autorités internes ont porté atteinte à l’essence même de la liberté d’association. Il s’ensuit qu’elles ont manqué à leur obligation de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents qui se trouvaient en cause. Si la liberté d’association des militaires peut faire l’objet de restrictions légitimes, l’interdiction pure et simple pour une association professionnelle d’exercer toute action en lien avec son objet social porte à l’essence même de cette liberté, une atteinte prohibée par la Convention.
61. Partant, l’ingérence dénoncée ne saurait passer pour proportionnée et n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
62. Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Matelly c. France du 2 octobre 2014 requête n° 10609/10
Violation de l'article 11 : L’interdiction absolue des syndicats au sein de l’armée française est contraire à la Convention. Les gendarmes auront droit à une liberté syndicale limitée.
En avril 2007, fut créé un forum sur internet, intitulé « gendarmes et citoyens », que le requérant décrit comme un espace administré et modéré, destiné à permettre l’expression et l’échange entre les gendarmes et les citoyens. Fin mars 2008, une association baptisée « Forum gendarmes et citoyens » se constitua pour donner un cadre juridique à cet espace, M. Matelly en étant membre fondateur puis vice-président. Outre des civils ou des gendarmes retraités, d’autres militaires de la gendarmerie en activité participèrent à l’association en tant que membres, certains siégeant au conseil d’administration.
Le 6 avril 2008, le requérant informa le directeur général de la gendarmerie nationale de la création de cette association, dont il précisa que l’objet était centré sur la communication.
Le 27 mai 2008, au lendemain de l’annonce officielle de la création de l’association, le directeur général de la gendarmerie nationale donna l’ordre à M. Mattely et aux autres gendarmes en activité membres de l’association d’en démissionner sans délai. Cette autorité estima que cette association présentait les caractéristiques d’un groupement professionnel à caractère syndical dont l’existence était prohibée par l’article L. 4121-4 du code de la Défense, compte tenu de la mention faite dans la définition de son objet de « la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes ».
Le 28 mai 2008, le requérant écrivit au directeur général afin de l’informer que l’association était prête à modifier dans ses statuts les mentions ambiguës au regard des obligations militaires.
Le 5 juin 2008, le requérant démissionna de l’association. Le 26 juillet 2008, le conseil d’administration de l’association supprima de ses statuts la mention de « la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes ».
Le 26 février 2010, le recours exercé à l’encontre de l’ordre de démission adressé au requérant et aux autres gendarmes en activité membres de l’association fut rejeté par le Conseil d’État.
CEDH
55. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect spécial de la liberté d’association. Les termes « pour la défense de ses intérêts » qui figurent à cet article ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. Il doit donc être loisible à un syndicat d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres et les adhérents individuels ont droit à ce que leur syndicat soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38-40, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-41, série A no 20, et Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002 V).
56. Le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11 : il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les États des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006‑II, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 107, CEDH 2008, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 145, CEDH 2013 (extraits)).
57. La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser (Demir et Baykara, précité, §§ 97 et 119).
58. Partant, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance. Le droit de former un syndicat et de s’y affilier fait partie de ces éléments essentiels (Demir et Baykara, précité, §§ 144-145).
59. La Cour rappelle également que pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (voir, entre autres, Demir et Baykara, précité, § 117, et Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 150).
60. L’expression « prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, laquelle doit être accessible aux personnes concernées avec une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, § 49, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999‑III, et Perinçek c. Suisse, no 27510/08, § 67, CEDH 2013).
61. Cette expression renvoie toutefois d’abord au droit interne et il n’appartient en principe pas à la Cour de contrôler la régularité ni l’opportunité des décisions prises sur son fondement, mais seulement d’étudier les incidences de telles décisions sur le droit du requérant de mener des activités syndicales au regard de l’article 11 de la Convention (Bulğa et autres c. Turquie, no 43974/98, § 70, 20 septembre 2005, Demir et Baykara, précité, § 119, Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 153, et Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 34, 23 octobre 2013).
62. S’agissant enfin de la recherche d’un but légitime et du caractère proportionné de la mesure litigieuse avec celui-ci, la Cour rappelle que le terme « ordre », tel qu’il figure dans l’article 11 § 2, ne désigne pas seulement l’« ordre public » mais aussi l’ordre devant régner à l’intérieur d’un groupe social particulier telles les forces armées, dès lors que le désordre dans ce groupe peut avoir des incidences sur l’ordre dans la société entière (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 98, série A no 22, et Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 32, série A no 302). Elle considère toutefois que l’interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à un syndicat ne constitue pas, en tout état de cause, une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de ce même article (Demir et Baykara, précité, §§ 126-127).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
i. Sur l’existence d’une ingérence
63. La Cour estime que l’ordre donné au requérant de ne plus adhérer à l’association s’analyse en une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.
64. Il reste à établir si cette ingérence était prévue par la loi, si elle poursuivait un but légitime et, dans l’affirmative, si elle était nécessaire dans une société démocratique.
ii. Sur la base légale et le but de l’ingérence
65. La Cour relève que cette décision a été prise en application de plusieurs dispositions du code de la Défense qui distinguent précisément l’adhésion à des groupements professionnels, interdite, de l’adhésion à de simples associations, permise. Ces dispositions actualisent une interdiction déjà ancienne dont font l’objet les militaires à ce sujet. Elles ont en outre été complétées par un arrêt du Conseil d’État, rendu quelques mois avant la constitution de l’association, ayant qualifié de « groupement professionnel » au sens dudit article une association ayant pour objet statutaire « la défense des intérêts matériels et moraux des militaires » (paragraphe 29 ci-dessus).
66. Partant, la Cour estime que l’ingérence dans le droit du requérant était bien prévue par la loi.
67. La Cour considère ensuite, avec le Gouvernement, que cette interdiction poursuivait un but légitime de préservation de l’ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées dont la gendarmerie fait partie.
iii. Sur la nécessité dans une société démocratique
68. La Cour relève d’emblée que les dispositions internes issues du code de la Défense, sur le fondement desquelles l’ordre adressé au requérant a été pris, interdisent purement et simplement l’adhésion des militaires à tout groupement de nature syndicale.
69. La Cour concède au Gouvernement que cette interdiction ne traduit pas pour autant un désintérêt de l’institution militaire pour la prise en compte des situations et préoccupations matérielles et morales de ses personnels, ainsi que la défense de leurs intérêts. Elle note que l’État français a, au contraire, mis en place des instances et des procédures spéciales pour y veiller.
70. Toutefois, elle estime que la mise en place de telles institutions ne saurait se substituer à la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier.
71. La Cour est consciente de ce que la spécificité des missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut révéler l’existence de points de vue critiques sur certaines décisions affectant la situation morale et matérielle des militaires. Elle souligne à ce titre qu’il résulte de l’article 11 de la Convention que des restrictions, mêmes significatives, peuvent être apportées dans ce cadre aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent. De telles restrictions ne doivent cependant pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d’association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux (paragraphes 56 à 58 ci‑dessus).
72. Or, la Cour relève en l’espèce que l’ordre initial de démissionner de l’association a été pris, puis jugé en dernier lieu conforme au droit, à la seule lecture des statuts de l’association et à l’existence possible, dans la définition relativement large de son objet, d’une dimension syndicale. Elle note cependant que, d’une part, le requérant avait pris soin d’informer sa hiérarchie préalablement à la constitution de l’association et que, d’autre part, celle-ci a très rapidement modifié ses statuts, afin de se mettre en conformité avec le statut et les obligations incombant aux militaires, à la suite des remarques formulées par le directeur général de la gendarmerie.
73. Elle constate ainsi que les autorités internes n’ont pas tenu compte de l’attitude du requérant et de son souhait de se mettre en conformité avec ses obligations.
74. Enfin, s’agissant de la référence faite par le Gouvernement à la Charte sociale européenne, telle qu’interprétée par le Comité européen des droits sociaux, la Cour rappelle que lorsqu’elle examine le but et l’objet des dispositions de la Convention, elle prend également en considération les éléments de droit international dont relève la question juridique en cause. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude (Demir et Baykara, précité, § 76). Or elle constate, au regard de sa jurisprudence (paragraphes 56 et 57 ci-dessus), que tel n’est pas le cas en l’espèce s’agissant de la question de la reconnaissance d’une liberté syndicale au profit des militaires.
75. En conclusion, la Cour estime que les motifs invoqués par les autorités pour justifier l’ingérence dans les droits du requérant n’étaient ni pertinents ni suffisants, dès lors que leur décision s’analyse comme une interdiction absolue pour les militaires d’adhérer à un groupement professionnel constitué pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux. Si la liberté d’association des militaires peut faire l’objet de restrictions légitimes, l’interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d’y adhérer porte à l’essence même de cette liberté, une atteinte prohibée par la Convention.
76. Partant, l’ingérence dénoncée ne saurait passer pour proportionnée et n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
77. Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
FRANCE
La LOI n° 2015-917 du 28 juillet 2015 actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses dispositions concernant la défense, applique la jurisprudence de la CEDH et prévoit non pas des syndicats mais des "associations professionnelles".
LIMITES IMPOSÉES AUX FONCTIONNAIRES
DOǦAN ALTUN c. TURQUIE, du 26 mai 2015 requête 7152/08
Violation article 11 de la convention, la sanction disciplinaire d'un fonctionnaire de la ville d'Ankara qui organise un référendum pendant la pause du Midi, devant les bâtiments administratifs n'avait aucun impératif démocratique et par conséquent, n'est pas nécessaire dans une société démocratique.
8. Le 8 mai 2007, sur le fondement de l’article 125, A-a de la loi n° 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État, le directeur de la direction des ressources humaines et de la formation de la municipalité infligea au requérant un avertissement. Dans sa décision, il indiquait ce qui suit : « L’urne en question concernait un référendum sur les droits des salariés pour le budget de l’année 2007 ; à côté de l’urne il y avait des brochures appartenant au Kesk [Confédération des syndicats des employés du secteur public] et des bulletins de vote sur lesquels était inscrit « oui-non » ; les salariés avaient participé à ce référendum sans qu’il y ait eu de débordement ; les employés du syndicat avaient rangé l’urne et quitté la direction générale de l’EGO à 13h15 ; cependant même si le référendum avait eu lieu pendant la pause du déjeuner, il avait été réalisé sans avoir obtenu l’autorisation de la direction générale de l’EGO ; il s’ensuivait [donc] que [le requérant] avait fait preuve d’insouciance dans la mise en œuvre des procédures et des principes définis par les instances (...). »
43. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 de la Convention présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, § 38, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, précité, § 39, Schmidt et Dahlström, précité, § 34, et Demir et Baykara, précité, § 109). Les termes « pour la défense de ses intérêts » figurant dans cette disposition ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002‑V, et Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 121, CEDH 2009 (extraits)).
44. De plus, la Cour rappelle que l’article 11 de la Convention garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais qu’il ne leur garantit pas un traitement précis de la part de l’État. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités conformes à cet article, de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres (Demir et Baykara, précité, § 141, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits)).
45. La Cour note que, dans la présente affaire, le requérant s’est vu infliger un avertissement, à titre de sanction disciplinaire, pour avoir organisé un référendum syndical pendant la pause de midi devant la porte d’entrée du réfectoire de la direction générale de l’EGO, sans en avoir demandé l’autorisation (paragraphe 8 ci-dessus).
46. Elle rappelle avoir déjà jugé que le droit d’organiser des manifestations ou actions spontanées ne peut passer outre à une obligation de préavis que dans des circonstances particulières (voir, parmi d’autres, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 77, 18 juin 2013).
47. Quant à la question de savoir si le requérant était soumis à une obligation d’obtenir une autorisation préalable dans les circonstances de l’espèce, la Cour constate qu’il n’est pas contesté par les parties que la pause de midi est considérée comme ne faisant pas partie des heures de travail. La Cour relève aussi que le référendum a eu lieu devant la porte d’entrée du réfectoire de l’administration concernée, donc en dehors des bâtiments de l’administration, mais situé sur le campus du complexe administratif. En l’absence d’argument avancé par le Gouvernement sur la nécessité d’obtenir une autorisation spéciale pour des activités syndicales se déroulant pendant la pause de midi à l’emplacement précité, la Cour n’est pas certaine de l’existence d’une telle obligation. Elle juge toutefois inutile de trancher cette question. À cet égard, elle est consciente du fait qu’il ne lui incombe pas d’apprécier l’opportunité de la sanction disciplinaire en tant que telle, et en particulier de s’exprimer sur la question de savoir si le requérant a fait preuve « d’insouciance dans la mise en œuvre des procédures et des principes définis par les instances (compétentes) » (voir la décision du directeur de la direction des ressources humaines et de la formation du 8 mai 2007 (paragraphe 8, ci-dessus), se référant implicitement à article 125, A-a) de la loi no 657 (paragraphe 14 ci-dessus)) en n’ayant pas demandé une autorisation à la direction générale de l’EGO pour mener son action.
48. Dans la présente espèce, la Cour doit examiner les incidences de la sanction disciplinaire infligée au requérant sur son droit à mener des activités syndicales au regard de l’article 11 de la Convention (Metin Turan c. Turquie, no 20868/02, § 28, 14 novembre 2006). Elle doit donc examiner si cette sanction répondait à un besoin social impérieux et si, eu égard à ses effets, elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
49. La Cour note qu’au cours de la procédure disciplinaire le requérant a indiqué qu’il avait organisé le référendum en sa qualité de secrétaire d’une section de son syndicat. Elle note ensuite que selon la décision du directeur de la direction des ressources humaines et de la formation, aucune perturbation dans le travail du personnel de la direction générale de l’EGO n’a été constatée (paragraphe 8, ci-dessus). De plus, la manifestation à laquelle le requérant a participé a eu lieu pendant la pause de midi, soit en dehors des heures de travail. La Cour constate que le requérant a été sanctionné pour avoir organisé un référendum pendant la pause de midi, sans avoir obtenu l’autorisation de son employeur, nonobstant le fait que selon l’article 18 de la loi no 4688 il ne peut être infligé de sanction à un fonctionnaire pour avoir participé à une manifestation syndicale qui se déroule en dehors de ses heures de travail même quand il n’a pas obtenu l’autorisation de son employeur (paragraphe 19, ci-dessus). Partant, la Cour considère que le requérant a été sanctionné sans que les autorités disciplinaires n’aient prêté la moindre attention à la qualité dans laquelle il a organisé le référendum.
50. La Cour rappelle enfin qu’un individu ne jouit pas de la liberté d’association si les possibilités de choix ou d’action qui lui restent se révèlent inexistantes ou réduites au point de n’offrir aucune utilité (voir, mutatis mutandis, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 114, CEDH 1999‑III). Or, en l’espèce, elle relève que la sanction incriminée, si minime qu’elle ait été, était de nature à dissuader le requérant et les autres membres de syndicats d’exercer librement leurs activités (voir, mutatis mutandis, Karaçay c. Turquie précité, § 37, Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, § 30, 15 septembre 2009, et Şişman et autres c. Turquie, no 1305/05, § 34, 27 septembre 2011).
51. Partant, la Cour conclut qu’en l’espèce il n’est pas démontré par le Gouvernement que l’avertissement infligé au requérant répondait à un besoin social impérieux. Il n’est donc pas établi qu’il y avait un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’atteinte à la liberté d’association et le but poursuivi – dès lors qu’on admet la légitimité de ce dernier – ni que cette atteinte était « nécessaire dans une société démocratique ».
52. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.
Arrêt Sisman et autres c. Turquie requête n°1305/05 du 27 septembre 2011
Fonctionnaires employés aux directions fiscales du ministère des Finances, les requérants étaient membres du conseil d'administration de la section locale du syndicat Büro Emekçileri rattaché au KESK (« Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu », la Confédération syndicale des salariés du secteur public). Le 10 mai 2004, une enquête disciplinaire fut ouverte à leur encontre pour avoir apposé sur les murs de leurs propres bureaux, c'est-à-dire hors du panneau d'affichage réservé à cet usage, des affiches appelant à la manifestation annuelle du 1er mai.
Le 28 mai 2004, les directions fiscales qui les employaient leur infligèrent un blâme au motif que les affiches exposées en dehors du panneau réservé à cet effet étaient interdites et constituaient « une pollution visuelle ». Puis ils se virent imposer une retenue sur salaire à raison de ce blâme. MM. Akın Şişman, Sedat Altun, Mehmet Necmettin Araz et Hasan Turanlı, ayant constaté que d'autres affiches étaient apposées ailleurs sur les murs des bureaux, contestèrent en arguant qu'ils avaient été sanctionnés non en raison d'un affichage illicite - celui-ci était largement toléré - mais du fait qu'il s'agissait d'affiches syndicales. De même, ils dénoncèrent une manoeuvre d'intimidation à l'encontre du syndicat, les sanctions qu'ils subissaient étant de nature à entraîner un impact négatif sur le déroulement de leur carrière. Le 2 juillet 2004, les directions fiscales confirmèrent les sanctions, en commuant toutefois les « blâmes » en « avertissements ».
Article 11
La Cour constate que MM. Akın Şişman, Sedat Altun, Mehmet Necmettin Araz et Hasan Turanlı se sont vu infliger des sanctions disciplinaires pour avoir apposé des affiches de leur propre syndicat, non sur le panneau réservé à cet effet, mais sur les murs de leurs bureaux. Elle relève qu'il ne s'agit pas, en l'occurence, d'un acte d'affichage sauvage, qui pourrait constituer un facteur de pollution visuelle. D'autre part, les affiches en cause ne contenaient rien d'illicite ou de choquant qui eût pu porter atteinte à l'ordre intérieur de l'établissement. La Cour rappelle que la liberté d'association occupe une place éminente dans une société démocratique, et qu'un individu ne jouit pas de cette liberté lorsque les possibilités de l'exercer sont insuffisantes ou inexistantes. Elle relève en l'espèce que la sanction incriminée, si minime qu'elle eût été, est de nature à dissuader les membres de syndicats d'exercer librement leurs activités. De là, elle conclut que les avertissement prononcés par les directions fiscales ne s'avéraient pas « nécessaires dans une société démocratique ». La Cour juge qu'il y a eu violation de l'article 11 de la Convention, et qu'à cet égard il n'y a pas lieu de statuer séparément sur la question de la violation de l'article 14 combiné avec l'article 11.
Articles 6 et 13
Les requérants se plaignaient également de l'absence de voies de recours internes pour contester les avertissements qu'ils avaient reçus. La Cour renvoie à l'arrêt Karaçay c. Turquie, où elle avait relevé que le droit turc ne prévoyait aucun recours permettant de contrôler la légalité d’une mesure disciplinaire. Appliquant la même jurisprudence, la Cour conclut à la violation de l’article 13.
INTERDICTION DE SYNDICAT DANS LES ÉGLISES
Sindicatul ‘Păstorul cel Bun’ c. Roumanie du 9 juillet 2013 requête 2330/09
La Cour a jugé qu’en refusant d’enregistrer le syndicat requérant, l’État s’était simplement abstenu de s’impliquer dans l’organisation et le fonctionnement de l’Église orthodoxe roumaine, respectant ainsi l’obligation de neutralité que lui impose le respect de l'autonomie des églises.
1) les garanties de l’article 11 concernant le droit de former des syndicats pour la défense des intérêts des employés et de s’y affilier trouvent à s’appliquer en l’espèce, et 2) le refus des juridictions roumaines d’enregistrer le syndicat requérant constitue donc une atteinte à l’exercice de ce droit (paragraphes 149 et 150 de l’arrêt). 3) ce refus est légitimé par le respect de l'autonomie des églises.
LA CEDH
139. La Cour recherchera si, compte tenu de leur appartenance au clergé, les membres du syndicat requérant peuvent bénéficier des dispositions de l’article 11 de la Convention et, dans l’affirmative, si le refus d’enregistrer le syndicat a porté atteinte à la substance même de leur droit d’association.
a) Sur l’applicabilité de l’article 11 aux faits de la cause
140. Le point de savoir si les membres du syndicat requérant avaient le droit de créer celui-ci pose la question de l’applicabilité de l’article 11 à leur égard. Ici, la Grande Chambre ne partage pas la thèse du Gouvernement selon laquelle les membres du clergé doivent être exclus de la protection de l’article 11 de la Convention au motif qu’ils exercent leur activité sur la base d’un mandat de l’évêque et donc en dehors du champ d’application des normes internes du droit du travail.
141. Il n’appartient pas à la Cour de trancher la controverse qui oppose les membres du syndicat à leur hiérarchie au sujet de la nature exacte des fonctions qu’ils exercent. La seule question qui se pose ici, en effet, est celle de savoir si les fonctions dont il s’agit, malgré leur éventuelle spécificité, sont constitutives d’une relation de travail entraînant l’applicabilité du droit de fonder un syndicat au sens de l’article 11.
142. Pour y répondre, la Grande Chambre appliquera les critères prévus par les instruments internationaux pertinents (voir, mutatis mutandis, Demir et Baykara, précité, § 85). A cet égard, elle note que, dans sa Recommandation no 198 sur la relation de travail (paragraphe 57 ci-dessus), l’Organisation internationale du Travail considère que la détermination de l’existence d’une telle relation doit être guidée, en premier lieu, par les faits ayant trait à l’exécution du travail et à la rémunération du travailleur, nonobstant la manière dont la relation de travail est caractérisée dans tout arrangement contraire, contractuel ou autre, éventuellement convenu entre les parties. Par ailleurs, la Convention no 87 de l’OIT (paragraphe 56 ci‑dessus), qui est le principal instrument juridique international garantissant le droit à la liberté syndicale, prévoit en son article 2 que « les travailleurs et les employeurs, sans distinction d’aucune sorte », ont le droit de constituer des organisations de leur choix. Enfin, si la directive 78/2000/CE du Conseil (paragraphe 60 ci-dessus) admet l’existence d’un devoir de loyauté accru eu égard à l’éthique de l’employeur, elle précise qu’il ne peut pas y avoir d’atteinte à la liberté d’association et en particulier au droit de toute personne de fonder des syndicats.
143. Eu égard à ces éléments, la Cour observe que les fonctions exercées par les membres du syndicat litigieux présentent de nombreux aspects caractéristiques d’une relation de travail. Ainsi, ils exercent leur activité sur la base d’une décision de l’évêque qui prononce leur nomination et précise leurs droits et leurs obligations. Sous la direction et la supervision de l’évêque, ils s’acquittent des tâches qui leur sont assignées, parmi lesquelles figurent, outre l’accomplissent des rites du culte et les contacts avec les fidèles, l’enseignement et la gestion du patrimoine de la paroisse, les membres du clergé étant responsables de la vente d’objets religieux (paragraphe 44 ci-dessus). En outre, la loi nationale prévoit un nombre précis de postes ecclésiastiques et laïcs financés majoritairement par le budget de l’Etat et des collectivités locales, la rémunération des personnes occupant ces postes étant par ailleurs fixée par rapport à celle des fonctionnaires du ministère de l’éducation nationale (paragraphes 30 et suivants ci-dessus). L’Eglise orthodoxe roumaine paie des cotisations patronales sur les rémunérations versées aux membres de son clergé, et les prêtres s’acquittent de l’impôt sur le revenu, cotisent à la caisse nationale de sécurité sociale et bénéficient de l’ensemble des prestations sociales ouvertes aux salariés ordinaires, dont l’assurance santé, le versement d’une pension à partir de l’âge légal de départ à la retraite, ou encore l’assurance chômage.
144. Certes, comme le souligne le Gouvernement, le travail des membres du clergé présente la particularité de poursuivre aussi une finalité spirituelle et d’être accompli dans le cadre d’une Eglise pouvant prétendre à un certain degré d’autonomie. Il en résulte que les obligations des membres du clergé sont d’une nature particulière en ce que ceux-ci sont soumis à un devoir de loyauté accru, lui-même fondé sur un engagement personnel de chacun de ses membres qui est censé être définitif. Il peut donc être délicat de distinguer précisément les activités strictement religieuses des membres du clergé de leurs activités de nature plutôt économique.
145. Cela étant, la question est plutôt de savoir si de telles particularités suffisent à soustraire au champ d’application de l’article 11 la relation qui unit les membres du clergé à leur église. Sur ce point, la Cour rappelle que l’article 11 § 1 envisage la liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association et que le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11. Tout au plus les autorités nationales peuvent-elles imposer à certains de leurs employés des « restrictions légitimes » conformes à l’article 11 § 2 (Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006‑II). D’ailleurs, d’autres catégories professionnelles, par exemple la police ou la fonction publique, se trouvent soumises, elles aussi, à des contraintes particulières et à des obligations spéciales de loyauté, sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (voir, par exemple, Syndicat national de la police belge, précité, § 40, et Demir et Baykara, précité, § 107).
146. De plus, à supposer même que les membres du clergé orthodoxe roumain puissent renoncer aux droits qu’ils tirent de l’article 11 de la Convention, la Cour constate qu’en l’espèce, il n’apparaît pas qu’au moment de leur engagement, les membres du syndicat aient accepté une telle renonciation.
147. Par ailleurs, la Cour observe que les juridictions internes ont déjà expressément reconnu aux membres du clergé et aux employés laïcs de l’Eglise orthodoxe roumaine le droit de se syndiquer (paragraphes 46 et 49 ci-dessus).
148. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que nonobstant les particularités de leur situation, les membres du clergé accomplissent leur mission dans le cadre d’une relation de travail relevant de l’article 11 de la Convention. Cette disposition trouve dès lors à s’appliquer aux faits de la cause.
149. Comme les parties, la Grande Chambre considère que le refus d’enregistrer le syndicat requérant s’analyse en une ingérence de l’Etat défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention.
150. Pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, pareille ingérence doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts.
b) Sur le point de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » et si elle poursuivait un ou des buts légitimes
151. Les parties s’accordent à reconnaître que l’ingérence litigieuse se fondait sur les dispositions du Statut de l’Eglise orthodoxe roumaine. Cependant, leurs positions divergent sur le point de savoir si elle était « prévue par la loi ».
152. Le syndicat requérant considère que l’ingérence n’avait pas de base légale en droit interne car les dispositions du Statut de l’Eglise, n’ayant pas valeur de loi organique, ne pouvaient pas déroger aux dispositions de la Constitution garantissant la liberté syndicale. Le Gouvernement conteste cette analyse, estimant que, dès lors que le Statut avait été approuvé par un arrêté du Gouvernement, il faisait partie du droit interne.
153. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, qui doit être accessible au justiciable et prévisible (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V). Elle rappelle également que l’expression « prévue par la loi » renvoie d’abord au droit interne et qu’il ne lui appartient pas en principe de contrôler la régularité de la « législation déléguée » : pareille tâche incombe au premier chef aux cours et tribunaux nationaux (Campbell c. Royaume-Uni, 25 mars 1992, § 37, série A no 233).
154. En l’espèce, elle constate que ni la Constitution ni les lois organiques sur la liberté syndicale et religieuse, pas plus que le Statut de l’Eglise, n’interdisent expressément la constitution de syndicats par des membres du personnel clérical ou laïc de l’Eglise. Les juridictions internes ont déduit cette interdiction des dispositions du Statut de l’Eglise en vertu desquelles la création d’associations et de fondations ecclésiastiques est l’attribut du Saint Synode et l’autorisation de l’archevêque est requise pour la participation de membres du clergé à quelque forme d’association que ce soit.
155. La Cour note que la prévisibilité et l’accessibilité des dispositions litigieuses susmentionnées ne sont pas ici en cause. En effet, il n’est pas contesté que les membres du syndicat requérant avaient connaissance de ces dispositions du Statut et qu’en l’absence de l’autorisation de l’archevêque, ils devaient s’attendre à ce que l’Eglise s’oppose à leur demande d’enregistrement de leur syndicat. Ils affirment d’ailleurs avoir demandé cette autorisation, qui leur aurait été refusée sur intervention du Saint Synode.
156. Quant à l’argument principal du syndicat requérant, qui consiste à dire que bien que le Statut de l’Eglise ait été approuvé par le Gouvernement ses dispositions ne pouvaient pas déroger aux normes constitutionnelles, la Grande Chambre estime qu’il s’apparente à une exception d’irrégularité de la législation interne fondée sur l’inconstitutionnalité des dispositions en cause et sur le non-respect de la hiérarchie des normes. Or il n’appartient pas à la Cour d’examiner le bien-fondé de ce moyen, qui concerne la régularité d’une forme de « législation déléguée ». En effet, l’interprétation du droit interne des Parties contractantes incombe au premier chef aux juridictions nationales (voir, parmi d’autres, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III). A cet égard, force est de constater que le tribunal départemental, statuant en dernière instance, s’est limité à noter de manière générale que la loi no 54/2003 ne permettait pas d’inclure dans les statuts des dispositions contraires à la Constitution ou aux autres lois. Contrairement au tribunal de première instance, il n’a pas examiné in concreto le point de savoir si l’interdiction de fonder un syndicat sans l’autorisation de l’archevêque était compatible ou non avec les normes constitutionnelles. Pour autant, la Cour estime que dès lors qu’il s’est appuyé dans son arrêt sur le Statut de l’Eglise, le tribunal départemental a implicitement considéré que ses dispositions n’étaient pas contraires aux normes constitutionnelles.
157. Par conséquent, la Cour est disposée à admettre, comme les juridictions nationales, que l’ingérence litigieuse avait pour base légale les dispositions pertinentes du Statut de l’Eglise orthodoxe roumaine et que ces dispositions répondaient aux critères de « légalité » qu’elle a définis dans sa jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres, précité, § 78).
158. Enfin, comme les parties, la Grande Chambre considère que l’ingérence poursuivait un objectif légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 11, à savoir la protection des droits d’autrui, en l’occurrence ceux de l’Eglise orthodoxe roumaine. Elle n’aperçoit pas de raison d’ajouter à ce but, à l’instar de la chambre, celui de la défense de l’ordre.
c) Sur le point de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »
159. De l’avis de la Cour, il incombe aux juridictions nationales de veiller à ce qu’au sein des organisations religieuses, tant la liberté d’association que l’autonomie des cultes puissent s’exercer dans le respect du droit en vigueur, en ce compris la Convention. En ce qui concerne les ingérences dans l’exercice du droit à la liberté d’association, il découle de l’article 9 de la Convention que les cultes sont en droit d’avoir leur propre opinion sur les activités collectives de leurs membres qui pourraient menacer leur autonomie et que cette opinion doit en principe être respectée par les autorités nationales. Pour autant, il ne suffit pas à une organisation religieuse d’alléguer l’existence d’une atteinte réelle ou potentielle à son autonomie pour rendre conforme aux exigences de l’article 11 de la Convention toute ingérence dans le droit à la liberté syndicale de ses membres. Il lui faut aussi démontrer, à la lumière des circonstances du cas d’espèce, que le risque invoqué est réel et sérieux, que l’ingérence litigieuse dans la liberté d’association ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’écarter et qu’elle ne sert pas non plus un but étranger à l’exercice de l’autonomie de l’organisation religieuse. Il appartient aux juridictions nationales de s’en assurer, en procédant à un examen approfondi des circonstances de l’affaire et à une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu (voir, mutatis mutandis, Schüth c. Allemagne, no 1620/03, § 67, CEDH 2010 et Siebenhaar c. Allemagne, no 18136/02, § 45, 3 février 2011).
160. Si, dans des cas tels que celui de la présente affaire, qui nécessitent une mise en balance d’intérêts privés concurrents ou de différents droits protégés par la Convention, l’Etat jouit généralement d’un ample marge d’appréciation (voir, mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I), l’issue de la requête ne peut en principe varier selon qu’elle a été portée devant la Cour sous l’angle de l’article 11 de la Convention, par la personne dont l’exercice de la liberté d’association a été restreint, ou sous celui des articles 9 et 11, par l’organisation religieuse qui s’estime victime d’une atteinte à son droit à l’autonomie.
161. En l’espèce, la question qui se trouve au centre du litige est celle de la non-reconnaissance du syndicat requérant. Devant les tribunaux compétents pour examiner la demande d’enregistrement du syndicat, l’archevêché, qui s’opposait à cette reconnaissance, a soutenu que les objectifs prévus dans le statut du syndicat étaient incompatibles avec les obligations assumées par les prêtres au titre de leur sacerdoce et de leur engagement envers l’archevêque. Il estimait que l’apparition dans la structure de l’Eglise d’un tel organisme nouveau aurait porté gravement atteinte à la liberté des cultes de s’organiser selon leurs propres traditions, et que la création du syndicat aurait donc été susceptible de remettre en question la structure hiérarchique traditionnelle de l’Eglise – d’où la nécessité, selon lui, de limiter la liberté syndicale réclamée par le syndicat requérant.
162. Au vu des différents arguments avancés devant les juridictions nationales par les représentants de l’archevêché de Craiova, la Cour estime que le tribunal départemental pouvait raisonnablement considérer qu’une décision autorisant l’enregistrement du syndicat aurait fait peser un risque réel sur l’autonomie de l’organisation religieuse en cause.
163. A cet égard, la Cour relève qu’en Roumanie, chaque culte a le droit d’adopter son propre statut et ainsi de décider librement de son fonctionnement, du recrutement de son personnel et des rapports qu’il entretient avec son clergé (paragraphe 29 ci-dessus). Le principe de l’autonomie des organisations religieuses représente la clé de voûte des relations entre l’Etat roumain et les cultes reconnus sur son territoire, dont l’Eglise orthodoxe roumaine. Comme l’indique le Gouvernement, les membres du clergé orthodoxe roumain, y compris donc les prêtres membres du syndicat requérant, exercent leurs activités en vertu de leur sacerdoce, de leur engagement envers l’évêque et de la décision de celui-ci, l’Eglise orthodoxe roumaine ayant choisi de ne pas transposer dans son statut les dispositions du droit du travail pertinentes en la matière, choix entériné par un arrêté du gouvernement au nom du respect du principe de l’autonomie du culte.
164. Or, à la lecture des objectifs poursuivis par le syndicat requérant dans son statut, objectifs qui consistaient notamment à promouvoir la libre initiative, la concurrence et la liberté d’expression de ses membres, à assurer la participation au Saint Synode d’un membre du syndicat, à demander à l’archevêque de produire un rapport financier annuel et à utiliser la grève comme moyen de défense des intérêts de ses membres, la décision juridictionnelle refusant l’enregistrement dudit syndicat au nom du respect de l’autonomie des cultes n’apparaît pas déraisonnable aux yeux de la Cour, eu égard notamment au rôle de l’Etat dans la préservation de ladite autonomie.
165. Dans ce contexte, la Cour rappelle qu’elle a eu à maintes reprises l’occasion de souligner le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de la pratique des religions, cultes et croyances, et d’indiquer que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique, particulièrement entre des groupes opposés (voir, parmi d’autres, Hassan et Tchaouch, précité, § 78 et Leyla Şahin, précité, § 107). Elle ne peut en l’espèce que confirmer cette jurisprudence. Le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’Etat implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein et qui pourraient présenter un danger pour leur cohésion, pour leur image ou pour leur unité. Il n’appartient donc pas aux autorités nationales de s’ériger en arbitre entre les organisations religieuses et les différentes entités dissidentes qui existent ou qui pourraient se créer dans leur sphère.
166. A la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour partage l’avis du gouvernement défendeur selon lequel, en refusant d’enregistrer le syndicat requérant, l’Etat s’est simplement abstenu de s’impliquer dans l’organisation et le fonctionnement de l’Eglise orthodoxe roumaine, respectant ainsi l’obligation de neutralité que lui impose l’article 9 de la Convention. Il reste à rechercher si l’examen auquel le tribunal départemental s’est livré pour rejeter la demande du requérant répondait aux exigences permettant de vérifier si le refus d’enregistrement était nécessaire dans une société démocratique (paragraphe 159 ci-dessus).
167. La majorité de la chambre a répondu à cette question par la négative. Elle a estimé que le tribunal départemental n’avait pas suffisamment tenu compte de tous les arguments pertinents, n’avançant pour justifier son refus d’enregistrer le syndicat que des motifs d’ordre religieux tirés des dispositions du Statut de l’Eglise (paragraphes 77 et suiv. de l’arrêt de la chambre).
168. La Grande Chambre ne souscrit pas à cette conclusion. Elle relève que le tribunal départemental a refusé d’enregistrer le syndicat requérant après avoir constaté que sa demande ne répondait pas aux exigences du Statut de l’Eglise car ses membres n’avaient pas respecté la procédure spéciale prévue pour la création d’une association. Elle estime qu’en procédant ainsi, le tribunal départemental n’a fait qu’appliquer le principe de l’autonomie des organisations religieuses : son refus d’autoriser l’enregistrement du syndicat requérant en raison du non-respect de la condition d’obtention de l’autorisation de l’archevêque était une conséquence directe du droit de la communauté religieuse en cause de s’organiser librement et de fonctionner conformément aux dispositions de son statut.
169. Par ailleurs, le syndicat requérant n’a avancé aucune raison pour justifier l’absence de demande formelle d’autorisation auprès de l’archevêque. Néanmoins, les juridictions nationales ont pallié à cette omission, en recueillant l’avis de l’archevêché de Craiova et en se livrant à un examen des motifs avancés par lui. Le tribunal départemental a conclu, en faisant siens les motifs avancés par l’archevêché de Craiova, que, s’il autorisait la création du syndicat, les structures de consultation et de délibération prévues par le Statut de l’église se trouveraient remplacées ou contraintes de collaborer avec un nouvel organisme – le syndicat – étranger à la tradition de l’Eglise et aux règles canoniques de consultation et de prise de décision. Le contrôle effectué par le tribunal a ainsi permis de vérifier que le risque invoqué par les autorités ecclésiastiques était probable et sérieux, que les motifs avancés par elles ne servaient pas un but étranger à l’exercice de l’autonomie du culte en question et que le refus d’enregistrer le syndicat requérant n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour écarter ce risque.
170. De manière plus générale, la Cour relève que le Statut de l’Eglise orthodoxe roumaine ne prévoit pas d’interdiction absolue, pour les membres de son clergé, de constituer des syndicats pour protéger leurs droits et leurs intérêts légitimes. Rien n’empêche donc les membres du syndicat requérant de jouir de leur droit garanti par l’article 11 de la Convention en fondant une telle association dont les objectifs seraient compatibles avec le Statut de l’Eglise et qui ne remettrait pas en question la structure hiérarchique traditionnelle de l’Église et la manière dont les décisions y sont prises. La Cour note qu’il est loisible, par ailleurs, aux membres du syndicat requérant d’adhérer librement à l’une ou l’autre des associations existantes à ce jour au sein de l’Eglise orthodoxe roumaine qui ont été autorisées par les juridictions nationales et qui exercent leurs activités en conformité avec les exigences de son Statut (paragraphe 52 ci‑dessus).
171. Enfin, la Cour prend note de la grande variété des modèles constitutionnels qui régissent en Europe les relations entre les Etats et les cultes. Compte tenu de l’absence de consensus européen sur la question (paragraphe 61 ci-dessus), elle estime que la marge d’appréciation de l’Etat est plus large dans ce domaine et englobe le droit de reconnaître ou non, au sein des communautés religieuses, des organisations syndicales poursuivant des buts susceptibles d’entraver l’exercice de l’autonomie des cultes.
172. En conclusion, eu égard aux motifs qu’il a exposés, le refus du tribunal départemental d’enregistrer le syndicat requérant n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales en la matière et, dès lors, il n’est pas disproportionné.
173. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. Je souscris entièrement à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de la Convention dans la présente affaire. En revanche, je ne partage pas la totalité des opinions exprimées dans la motivation de l’arrêt. Mes doutes portent en particulier sur l’applicabilité aux membres du clergé de la liberté syndicale, telle que définie par l’article 11 de la Convention.
2. Dans la présente affaire, il est nécessaire de rappeler trois principes importants d’interprétation de la Convention.
Premièrement, l’interprétation d’une disposition de ce traité international se fonde sur le principe de son unité. Ainsi, tout article de la Convention doit être interprété à la lumière de l’ensemble de ses dispositions et des dispositions des protocoles additionnels qui ont été ratifiés par tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. Sans exclure tous les conflits de droits dans des situations concrètes, une telle approche en réduit cependant le nombre.
Deuxièmement, comme la majorité l’a relevé à juste titre, il y a une grande diversité de régimes régissant les cultes au sein des Hautes Parties contractantes. Cette diversité constitue un argument important pour reconnaître aux Etats une large marge d’appréciation dans ce domaine. De plus, pour déterminer l’ampleur de cette marge, il faut tenir compte de la diversité confessionnelle en Europe. Le pluralisme confessionnel se traduit notamment par la multiplicité des définitions de la mission de ministre du culte dans les différentes religions.
Troisièmement, selon le préambule de la Convention, le maintien des libertés fondamentales repose essentiellement sur un « régime politique véritablement démocratique ». De plus, les restrictions apportées aux différentes libertés protégées par la Convention doivent être « nécessaires dans une société démocratique ». L’interprétation de la Convention doit donc tenir compte de l’idéal démocratique. Parmi les différentes caractéristiques d’un Etat démocratique, il ne faut pas négliger le principe de la subsidiarité de l’Etat. La société démocratique s’épanouit pleinement dans le cadre d’un Etat subsidiaire qui respecte l’autonomie des différentes communautés qui la composent. Cette autonomie légitime peut se traduire notamment par une autorégulation au moyen de règles de conduite extra‑juridiques, produites ou acceptées par les différents groupes sociaux.
3. En vertu de l’article 11 § 1 de la Convention, toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. Il ne fait aucun doute que les membres du clergé sont titulaires de la liberté de réunion pacifique et de la liberté d’association en général. La question qui se pose est celle du champ d’application personnel du droit de fonder des syndicats ou de s’y affilier.
La liberté syndicale est une liberté fondamentale, protégée par la Convention. Les syndicats sont des associations formées en vue de la défense des droits et intérêts des travailleurs et des employés avant tout face aux employeurs et ensuite face aux pouvoirs publics. Si l’article 11 de la Convention n’exclut expressément aucune catégorie professionnelle particulière, il est clair que la liberté syndicale consacrée par cette disposition s’applique aux personnes exerçant une activité professionnelle rémunérée, dans le cadre d’une relation de subordination à l’égard d’une autre personne et pour le compte de celle-ci.
4. L’article 9 § 1 de la Convention stipule que toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. La liberté de religion a une dimension collective et présuppose notamment l’autonomie des cultes. Cette autonomie inclut en particulier le droit de chaque communauté religieuse de définir librement sa structure interne, la mission des membres de son clergé et leur statut au sein de la communauté. Toute restriction à l’autonomie des cultes doit être justifiée par la nécessité de mettre en œuvre les valeurs protégées par la Convention. L’Eglise orthodoxe roumaine, tout comme les autres cultes, jouit d’une très large autonomie, protégée par la Convention.
5. La liberté syndicale, protégée par l’article 11 de la Convention, doit être interprétée en tenant compte notamment de l’article 9 de la Convention. La mission des membres du clergé a une dimension spirituelle, définie par la doctrine des différentes religions. Si cette définition varie considérablement selon les religions, il est néanmoins nécessaire d’en tenir compte dans l’analyse du lien juridique qui unit les membres du clergé à leur communauté religieuse. Comme le note la majorité, ce lien résulte d’un engagement personnel des membres du clergé. Il faut ajouter que cet engagement est consenti librement et dépasse par sa nature et sa profondeur tout engagement professionnel contracté dans le cadre d’une relation de droit du travail. De plus, lorsqu’elle demande à la communauté religieuse de lui confier la mission de membre de clergé, la personne concernée s’engage librement à respecter le droit interne édicté par cette communauté. Ainsi, les membres ecclésiastiques du syndicat requérant se sont engagés librement, notamment, à ne pas former de syndicat sans la bénédiction de leur évêque. Certes, comme le note la majorité, l’engagement d’un membre du clergé est censé, en principe, être définitif, cependant chacun reste libre de ses choix et peut en pratique décider unilatéralement d’abandonner ses fonctions, quitte à enfreindre les règles du droit religieux.
6. La majorité a examiné la spécificité du lien juridique qui unit les membres du clergé à leur Eglise à la lumière des différents critères permettant d’établir l’existence d’une relation de travail. Ce faisant, elle a relevé à juste titre que le travail des membres du clergé présentait un certain nombre de particularités.
Il faut noter que la relation de travail a un caractère synallagmatique et une nature économique particulière : la rémunération versée par l’employeur est la contrepartie des richesses économiques produites par l’employé.
L’analyse du travail des membres du clergé doit tenir compte de la dimension spirituelle de leur mission. La valeur de ce travail échappe à l’appréciation économique. De plus, si l’exercice d’une activité salariée a pour but principal de procurer des revenus, la mission d’un membre du clergé a un caractère différent. Il faut noter à cet égard que si, en Roumanie et dans un certain nombre d’autres pays, l’Etat finance les traitements versés aux ministres du culte, dans d’autres pays européens, les mêmes missions sont réalisées sans aucune rémunération, que ce soit de la part de l’Etat ou de la part de la communauté religieuse. Dans beaucoup de communautés monastiques, les membres font vœu de pauvreté. La relation juridique entre un membre du clergé et sa communauté religieuse n’est pas de nature synallagmatique.
Dans ce contexte, il est difficile d’assimiler la mission d’un membre du clergé, qui est très spécifique, à une activité professionnelle exercée pour le compte et pour le bénéfice d’une autre personne physique ou morale. Le fait que, dans certains Etats, des communautés religieuses, pour différentes raisons, appliquent certaines dispositions du droit du travail à leurs relations avec les membres de leur clergé n’estompe pas cette différence fondamentale.
Par ailleurs, il faut ajouter que les systèmes de sécurité sociale peuvent s’étendre à différentes catégories de personnes qui n’exercent pas d’activité salariée. Le fait qu’une personne relève d’un système de sécurité sociale ne constitue pas un argument permettant de conclure qu’elle est engagée dans une relation juridique soumise au droit du travail.
7. Etant donné la spécificité de la mission des membres du clergé, il est difficile de conclure que l’article 11 de la Convention, dans sa partie relative à la liberté syndicale, trouve à s’appliquer en l’espèce. L’application des dispositions du droit du travail aux relations entre la communauté religieuse et les membres de son clergé faite dans certains Etats ne résulte pas d’une obligation imposée par la Convention.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES SPIELMANN, VILLIGER, LÓPEZ GUERRA, BIANKU, MøSE ET JÄDERBLOM
1. Nous ne sommes pas en désaccord avec la Grande Chambre lorsqu’elle reconnaît que les membres du clergé orthodoxe roumain s’acquittent de leur mission dans le cadre d’une relation de travail avec l’Eglise et que, en conséquence, 1) les garanties de l’article 11 concernant le droit de former des syndicats pour la défense des intérêts des employés et de s’y affilier trouvent à s’appliquer en l’espèce, et 2) le refus des juridictions roumaines d’enregistrer le syndicat requérant constitue donc une atteinte à l’exercice de ce droit (paragraphes 149 et 150 de l’arrêt).
2. Cependant, dans son arrêt, la Grande Chambre ne parvient pas à la conclusion qui s’impose dans les circonstances de l’espèce au vu de ces deux constats, à savoir que le refus des juridictions roumaines d’enregistrer le syndicat requérant a emporté violation de son droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention.
3. La liberté de s’affilier à un syndicat, élément essentiel du dialogue social entre travailleurs et employeurs, est reconnue dans la Convention en tant qu’aspect particulier de la liberté d’association qui doit être protégée contre l’ingérence arbitraire des autorités publiques. En vertu de la jurisprudence de la Cour, les exceptions prévues à l’article 11 § 2 sont d’interprétation stricte. Seules des raisons convaincantes et impératives peuvent justifier l’apport de restrictions à la liberté d’association (Demir et Baykara c. Turquie, no 34503/97, §§ 96 et suivants, CEDH 2008). Cette liberté comprend assurément le droit de former des syndicats. A cet égard, il y a lieu de noter que l’article 7 de la Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical prévoit que l’acquisition de la personnalité juridique par les organisations de travailleurs ne peut être subordonnée à des conditions de nature à porter atteinte à ce droit.
4. En l’espèce, le tribunal départemental de Dolj a rejeté la demande d’enregistrement du syndicat requérant en des termes très généraux et succincts. Ce faisant, il a infirmé un jugement par lequel le tribunal de première instance de Craiova avait accueilli la demande d’inscription au registre des syndicats introduite par l’intéressé et soutenue par le ministère public (paragraphes 12 et 15 de l’arrêt). Il a ainsi souscrit à la position de l’appelant, l’archevêché de Craiova, en se fondant sur le fait que l’archevêque n’avait pas autorisé la formation du syndicat et sur la liberté des cultes de s’organiser (paragraphe 18 de l’arrêt).
5. Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement soutenait que la décision du tribunal départemental avait une base légale, qu’elle poursuivait un but légitime (celui de préserver l’autonomie des communautés religieuses) et qu’elle était proportionnée à ce but et nécessaire dans une société démocratique. Nous pouvons admettre, comme l’a fait la majorité de la Grande Chambre, que la décision du tribunal départemental reposait sur une base légale et poursuivait un but légitime. Cependant, nous ne sommes pas d’accord pour dire qu’elle était proportionnée à ce but ni qu’elle était nécessaire pour préserver l’autonomie de l’Eglise orthodoxe roumaine. Dans les circonstances de l’espèce, en embrassant sans réserve la position de l’archevêché, le tribunal départemental n’a pas tenu compte des intérêts en présence et n’a pas procédé à leur mise en balance afin d’apprécier la proportionnalité de l’atteinte portée aux droits du syndicat requérant. Nous considérons que pareil exercice l’aurait conduit à conclure que la reconnaissance du syndicat requérant n’aurait mis en péril ni l’autonomie de l’Eglise orthodoxe roumaine ni le droit de celle-ci de ne pas subir d’ingérences externes ou internes, que ce soit quant à sa doctrine (principes et convictions) ou quant à son fonctionnement.
6. En ce qui concerne l’autonomie de l’Eglise dans l’établissement de sa doctrine, le statut du syndicat requérant indiquait expressément que celui-ci voulait respecter et appliquer intégralement les règles ecclésiastiques, y compris le Statut et les canons de l’Eglise. Par ailleurs, ni le statut du syndicat ni les déclarations de ses membres ne contenaient de propos critiques à l’égard de la doctrine ou de l’Eglise orthodoxes. Le syndicat plaçait ses revendications exclusivement sur le terrain de la défense des droits et des intérêts professionnels, économiques, sociaux et culturels de ses adhérents.
7. En ce qui concerne l’autonomie de l’Eglise quant à son fonctionnement interne, le Gouvernement et les tiers intervenants considèrent que les activités du syndicat nuiraient à l’autonomie institutionnelle de l’Eglise orthodoxe roumaine en créant une autorité parallèle au sein de sa structure. Or le programme du syndicat indiquait clairement que celui-ci aurait eu pour seul but de défendre les intérêts de ses membres en proposant l’adoption de mesures en ce sens, et non en revendiquant un quelconque pouvoir de décision au sein de l’Eglise. Le programme prévoyait la représentation du syndicat au sein de certains organes de l’Eglise, et les objectifs déclarés du syndicat n’étaient pas de substituer sa propre structure à celles de l’Eglise mais de présenter et de défendre des propositions devant ces structures au nom de ses adhérents, et en aucun cas d’assumer les fonctions de l’Eglise.
8. Le Gouvernement soutenait aussi que les activités du syndicat auraient risqué de perturber le fonctionnement de l’Eglise, par exemple en cas de grève. Mais il s’agit là d’une question différente de celle de l’enregistrement par les autorités roumaines du syndicat, dont elle concerne une conduite potentielle future. Cet argument, que l’on ne retrouve pas dans l’appréciation des juridictions nationales qui ont examiné la demande d’enregistrement du requérant, est hautement spéculatif. Une mesure aussi radicale que le refus d’autoriser la création d’un syndicat sur la seule base d’une partie de son programme ne se justifie qu’en présence de menaces graves ou si le programme contient des objectifs incompatibles avec les principes démocratiques ou manifestement illégaux (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 107 et suiv., CEDH 2003‑II et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 103, CEDH 2004‑I). Au surplus, même dans l’hypothèse où le syndicat aurait été enregistré, ses adhérents seraient restés intégrés dans la structure administrative de l’Eglise et soumis à sa réglementation interne, qui leur imposait des obligations spécifiques en tant que membres du clergé. L’Eglise et les autorités nationales ne se seraient pas non plus trouvées désarmées face à d’éventuels écarts de conduite des adhérents du syndicat par rapport à ces obligations spécifiques : elles auraient pu appliquer des mesures compatibles avec le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. En particulier, pour répondre à la crainte exprimée par le Gouvernement roumain relativement à l’exercice potentiel par le syndicat requérant d’un droit de grève – quoiqu’il s’agisse là certainement de l’un des droits syndicaux les plus importants – la Grande Chambre aurait dû tenir compte dans son arrêt de deux aspects de la jurisprudence de la Cour : 1) le droit de grève n’est pas un droit absolu (Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 36, série A no 21 et Dilek et autres c. Turquie, nos 74611/01, 26876/02 et 27628/02, § 68, 17 juillet 2007), et 2) la limitation du droit de grève peut, dans certains cas, être admissible dans une société démocratique (UNISON c. Royaume-Uni (déc.) no 53574/99, CEDH 2002-I, Fédération des syndicats de travailleurs offshore et autres c. Norvège (déc.), no 38190/97, CEDH 2002-VI, et Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, § 32, 21 avril 2009).
9. Il y a encore d’autres raisons pour écarter l’argument selon lequel l’enregistrement du syndicat requérant aurait pu de quelque manière que ce soit compromettre les activités de l’Eglise ou menacer son autonomie. D’abord et avant tout, les juridictions internes avaient déjà reconnu le droit des employés de l’Eglise orthodoxe, clercs et laïcs, de se syndiquer, en octroyant la personnalité morale aux deux syndicats du clergé Solidaritatea et Sfântul Mare Mucenic Gheorghe (paragraphes 46 et 49 de l’arrêt) ; et rien, ni dans les observations du Gouvernement ni dans les informations dont la Cour dispose, n’indique que l’existence de ces deux syndicats ait de quelque manière que ce soit porté atteinte au fonctionnement autonome de l’Eglise orthodoxe roumaine.
10. Ensuite, d’un point de vue plus général, le refus d’enregistrer le syndicat requérant était d’autant moins nécessaire et proportionné que même si les modèles constitutionnels qui régissent les relations entre les différents Etats européens et les cultes sont très divers, aucun d’entre eux n’exclut les membres du clergé du droit de former des syndicats. Dans certains pays, ce droit leur est même expressément garanti (paragraphe 61 de l’arrêt).
11. Eu égard à ce qui précède, la Grande Chambre aurait dû conclure que la décision par laquelle le tribunal départemental de Dolj a rejeté la demande d’enregistrement du syndicat requérant en raison de l’absence d’autorisation de l’archevêque a bel et bien emporté violation du droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention.
LES INDEPENDANTS DOIVENT SE METTRE EN SYNDICATS PROFESSIONNELS
Manole et « Les Cultivateurs Directs de Roumanie » c. Roumanie du 16 juin 2015 requête no 46551/06
Non violation de l'article 11, exclure les agriculteurs indépendants des catégories professionnelles pouvant fonder des syndicats n'est pas contraire à leur liberté d'association. Ils doivent s'associer en syndidats professionnels.
a) Principes découlant de la jurisprudence
57. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, la liberté syndicale n’est pas un droit indépendant, mais un aspect particulier de la liberté d’association reconnue par l’article 11 de la Convention (Syndicat national de la police belge, précité, § 38). Cet article a pour objectif essentiel de protéger l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice des droits qu’il consacre et qu’il peut impliquer en outre l’obligation positive d’assurer la jouissance effective desdits droits (Demir et Baykara, précité, §§ 109 et 110).
58. Au fil de sa jurisprudence, la Cour a dégagé une liste non exhaustive d’éléments constitutifs de la liberté syndicale, parmi lesquels figure, entre autres, le droit de former un syndicat et de s’y affilier (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 135).
59. Même si la Convention ne définit pas précisément la notion de « syndicat » au-delà de l’indication générale qu’il s’agit d’une association ayant pour but de défendre les intérêts de ses membres, dans la plupart des cas examinés par la Cour, il s’agit d’employés et, plus généralement, de personnes se trouvant dans une « relation de travail » (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 142).
60. Toutefois, étant donné le caractère sensible des questions sociales et politiques liées à la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts concurrents et compte tenu du fort degré de divergence entre les systèmes nationaux à cet égard, les États contractants bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté syndicale et la possibilité pour les syndicats de protéger les intérêts professionnels de leurs membres (Sørensen et Rasmussen c. Danemark [GC], nos 52562/99 et 52620/99, § 58, CEDH 2006‑I).
61. Enfin, la Cour rappelle qu’elle applique l’article 11 de la Convention, dans sa partie relative à la liberté syndicale, à la lumière des instruments internationaux en la matière, notamment des conventions de l’OIT (Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni, no 11002/05, § 38, 27 février 2007).
b) Application en l’espèce de ces principes
62. La Cour rappelle que le paragraphe 2 de l’article 11 § 1 de la Convention n’exclut aucune catégorie professionnelle du droit à l’association reconnu par cet article (voir Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 145). En l’espèce, dans la mesure où on a refusé aux requérants l’inscription comme association de type syndical, la Cour considère qu’il y a eu une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention.
63. Elle note que les parties s’accordent à reconnaître que l’ingérence litigieuse se fondait sur les dispositions de l’article 2 de la loi no 54/2003 régissant les syndicats, en vigueur à l’époque des faits. Selon ces dispositions, seuls les personnes employées et les fonctionnaires publics avaient le droit de fonder des organisations syndicales, ce qui excluait les agriculteurs indépendants.
64. Il s’ensuit que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, dont les requérants ne contestent pas le caractère accessible et prévisible.
65. La Cour considère, en outre que l’ingérence poursuivait un objectif légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre économique et social, en maintenant la différence en droit entre syndicats et associations d’autres types.
66. Il reste à établir si l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.
67. Conformément à sa jurisprudence, la Cour ne saurait examiner cette question sans prendre en compte les instruments internationaux pertinents en la matière, notamment les conventions de l’OIT. Dans ce contexte, la Cour l’a déjà précisé, il n’est pas nécessaire que l’État défendeur ait ratifié l’ensemble des instruments applicables dans le domaine précis dont relève l’affaire concernée. Il suffit à la Cour que les instruments internationaux pertinents en l’espèce dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international et attestent, sur un aspect précis, une communauté de vues dans les sociétés modernes (Demir et Baykara, précité, §§ 85-86).
68. Dans ce sens, la Cour observe que les principaux instruments juridiques internationaux dans ce domaine sont la Convention no 87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, la Convention no 141 de l’OIT concernant les organisations de travailleurs ruraux et la Convention no 11 de l’OIT sur le droit d’association (agriculture) (paragraphes 26-27 ci‑dessus). Elle note aussi que la Roumanie a ratifié cette dernière convention en 1930. Selon l’article 1er de cette convention, les États membres de l’OIT ayant ratifié ce texte s’engageaient à assurer à toutes les personnes occupées dans l’agriculture les mêmes droits d’association et de coalition qu’aux travailleurs de l’industrie, ainsi qu’à abroger toute disposition législative ou autre ayant pour effet de restreindre ces droits à l’égard des travailleurs agricoles.
69. En l’espèce, la Cour observe, en effet, qu’à l’époque des faits, les agriculteurs travaillant à leur propre compte jouissaient des mêmes droits d’association que toute autre personne exerçant un métier ou une profession indépendants, dans l’industrie ou dans un autre secteur économique (paragraphes 16 et 21 ci-dessus). En effet, comme l’a indiqué le tribunal départemental de Galaţi, dans sa décision du 30 mai 2006, à l’instar des autres travailleurs indépendants, le premier requérant et les autres personnes ayant fondé le syndicat requérant, en tant qu’agriculteurs exerçant de manière indépendante, ne pouvaient qu’adhérer à des syndicats et non en constituer.
70. Étant donné le caractère sensible des questions sociales et politiques liées à l’emploi rural et compte tenu du fort degré de divergence entre les systèmes nationaux à cet égard, la Cour en déduit que les États contractants bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté d’association des agriculteurs indépendants. En outre, elle rappelle qu’en vertu de la législation actuellement en vigueur, à savoir la loi no 62/2011 sur le dialogue social qui a abrogé et remplacé la loi no 54/2003 applicable en l’espèce, les agriculteurs employés ainsi que les membres des coopératives ont le droit de constituer des syndicats et d’y adhérer (paragraphe 18 ci-dessus).
71. La Cour observe, par ailleurs, que l’application des conventions pertinentes en l’espèce de l’OIT – étant un processus évolutif – fait l’objet d’un suivi par les propres instances de cette organisation. Elle prend note, en effet, des observations de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR) de l’OIT adoptées en 2012 et publiées en 2013, relatives à l’application par la Roumanie de la Convention no 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical. Au vu de ces observations générales, la Cour ne trouve pas de raisons suffisantes pour en déduire que l’exclusion des agriculteurs travaillant à leur propre compte du droit de créer des syndicats représente une méconnaissance de l’article 11 de la Convention.
72. Elle observe, en revanche, que la législation en vigueur à l’époque des faits, à l’instar de celle actuellement en vigueur, ne restreint aucunement le droit des requérants de créer des associations professionnelles. Par ailleurs, la Cour ne dispose en l’espèce d’aucun élément susceptible de l’amener à douter qu’une association que les intéressés pourraient créer sur le fondement du règlement du Gouvernement no 26/2000 ne serait pas dotée de prérogatives essentielles pour la défense des intérêts collectifs de ses membres devant les pouvoirs publics.
73. La Cour en déduit que la législation nationale reconnaît aux organisations professionnelles d’agriculteurs des droits essentiels pour la défense des intérêts de leurs membres devant les pouvoirs publics, sans qu’elles aient besoin pour cela d’être établies sous la forme de syndicats, réservée désormais aux travailleurs salariés et aux membres des coopératives, dans l’agriculture, tout comme dans les autres secteurs économiques.
74. En conclusion, la Cour considère que le refus opposé en l’espèce par le tribunal départemental d’enregistrer le syndicat requérant n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales en la matière et que, dès lors, il n’a pas été disproportionné.
75. Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement et conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
LE REFUS D'ENREGISTRER UNE ASSOCIATION OU UN PARTI
DOIT ÊTRE JUSTIFIÉ PAR UNE ATTEINTE A L'ORDRE PUBLIC
Le comité d’organisation et d’enregistrement du Parti communiste roumain c. Roumanie du 21 décembre 2021 requête no 20401/15
Art 11 Le refus d’enregistrer un parti politique qui ne se dissociait pas de l’ancien Parti Communiste Roumain était justifié
Dans cette affaire, le comité d’organisation et d’enregistrement du PCR se plaignait du refus des juridictions roumaines d’enregistrer le PCR sur la liste des partis politiques.
Les juridictions internes estimèrent que le programme et le statut du PCR contenaient des termes vagues et généraux, qu’ils ignoraient les valeurs démocratiques et l’évolution sociopolitique du pays après 1989, qu’ils permettaient des actions de nature totalitaire et extrémiste susceptible de porter atteinte à la sécurité nationale, qu’ils représentaient des dangers pour les valeurs démocratiques et que le parti ne s’était pas dissocié de l’ancien Parti Communiste Roumain (ancien PCR).
La Cour considère que l’analyse des juridictions nationales quant aux statuts et au programme politique présentés par le requérant n’est pas dénuée de fondement. Elle constate que les juridictions nationales souhaitaient empêcher une formation politique qui avait gravement abusé de sa position au cours d’une longue période, en instaurant un régime totalitaire, de faire à l’avenir un mauvais usage de ses droits, et d’éviter ainsi des atteintes à la sûreté de l’État ou aux fondements d’une société démocratique. Derrière ce refus, il y avait la volonté de contrer un abus particulièrement grave, quoique seulement potentiel, qui aurait consisté en une entorse aux principes de l’État de droit et aux fondements de la démocratie. L’ingérence litigieuse répondait donc à un « besoin social impérieux » et n’était pas disproportionnée aux buts légitimes poursuivis :
la protection de la sécurité nationale et des droits et libertés d’autrui. Le refus d’enregistrement opposé au requérant peut passer pour avoir été « nécessaire, dans une société démocratique », au sens de l’article 11 de la Convention (liberté d’association et de réunion). La requête est donc manifestement mal fondée.
CEDH
7. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018), la Cour estime approprié d’examiner les griefs soulevés par le requérant sous l’angle du seul article 11 de la Convention.
8. S’agissant de la question de savoir si la présente requête est la même que la requête Ignatencu et le Parti communiste roumain c. Roumanie (no 78635/13, 5 mai 2020), comme le Gouvernement le soutient, la Cour renvoie à la jurisprudence pertinente (Harkins c. Royaume-Uni (déc.) [GC], no 71537/14, §§ 42-43, 15 juin 2017 ; Amarandei et autres c. Roumanie (no 1443/10, § 106, 26 avril 2016) et constate qu’il s’agit de deux procédures distinctes devant les juridictions internes, initiées par des parties distinctes et que les éventuels points communs au niveau des griefs des parties ne sont pas en mesure de justifier le non-examen, par la Cour, de la présente requête (voir, mutatis mutandis, Amarandei et autres précité, §§ 106-112). En tout état de cause, la Cour n’estime pas nécessaire de se pencher sur cette question, car le grief soulevé par le requérant est de toute manière irrecevable pour défaut manifeste de fondement, pour les raisons exposées ci-dessous.
9. La Cour est d’avis que le refus d’enregistrement du PCR en tant que parti politique s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’association du requérant (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 27, CEDH 2005‑I (extraits)).
10. S’agissant de la justification de l’ingérence, la Cour constate qu’elle était prévue par la loi (nos 14/2003 et 51/1991, dont la qualité légale n’est pas mise en cause par le requérant) et qu’elle peut passer pour avoir visé à la protection de la sécurité nationale et à la protection des droits et libertés d’autrui (voir, mutatis mutandis, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 37).
11. La Cour renvoie ensuite aux principes généraux régissant le respect des droits et libertés reconnus à l’article 11 de la Convention résumés dans l’affaire Ignatencu et le Parti communiste roumain, précité (§§ 76-81) et constate qu’en l’espèce deux type d’arguments ont été avancés par les tribunaux internes afin de justifier le refus d’enregistrement du PCR : des raisons formelles et des raisons liées au contenu des statuts et du programme politique.
12. S’agissant des raisons formelles, la Cour observe que plusieurs irrégularités relevées par les tribunaux internes subsistaient dans la demande d’enregistrement formulée par le requérant (paragraphes 1 et 4 ci-dessous). De l’avis de la Cour, il n’est pas déraisonnable, en soi, d’exiger à ce qu’un parti politique détienne un compte bancaire (article 18 f, de la loi no 14/2003), n’y limite pas l’appartenance en fonction de certains critères socio- professionnelles (article 4 § 2 de la loi 14/2003), respecte un mode de fonctionnement au niveau national et/ou local (article 4 § 1 de la loi 14/2003), utilise sa propre liste d’adhérents (article 19 de la loi 14/2003) et possède sa propre dénomination distincte des celles des autres partis (article 5 § 1 de la loi 14/2003). Dans le contexte en l’espèce, la Cour considère que les exigences légales imposées dans le but d’enregistrer le PCR n’avaient pas pour but de pénaliser ce parti en raison des opinions ou des politiques qu’il défendait (voir, mutatis mutandis, Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, § 33 in fine, CEDH 2007‑II). En tout état de cause, la possibilité de remédier à toutes ces déficiences et de déposer une nouvelle demande d’enregistrement était ouverte au requérant et cela ne constituait pas un obstacle démesuré (voir, mutatis mutandis, Mouvement pour le Royaume démocratique c. Bulgarie, no 27608/95, décision de la Commission du 29 novembre 1995, non publiée). Partant, la Cour estime que les raisons formelles opposées par les tribunaux internes à l’enregistrement du PCR sont « pertinentes et suffisantes » et « proportionnées au but légitime poursuivi ».
13. Pour ce qui était des raisons liées au contenu des statuts et du programme politique retenues pour justifier le refus d’enregistrement du PCR, la Cour observe que, en se référant aux statuts et au programme versés au dossier, les juridictions internes ont considéré qu’ils contenaient des termes vagues et généraux, qu’ils ignoraient les valeurs démocratiques et l’évolution socio-politique du pays après 1989 (paragraphe 3 ci-dessus), qu’ils permettaient des actions de nature totalitaire et extrémiste susceptible de porter atteinte à la sécurité nationale (paragraphe 1 ci-dessus), qu’ils représentaient des dangers pour les valeurs démocratiques et que le parti ne s’était pas dissocié de l’ancien PCR (paragraphe 2 ci-dessus). A cet égard, bien que le contexte historique marqué par l’expérience du communisme totalitaire en Roumanie, ou l’idéologie marxiste ne sauraient justifier à eux seules la nécessité de l’ingérence (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 58), la Cour constate que le requérant en l’espèce ne s’est pas dissocié concrètement et entièrement de l’ancien PCR (Ignatencu et le Parti communiste roumain, précité, § 99).
14. La Cour observe que le droit du requérant de constituer un parti communiste n’était pas illusoire (des partis ayant une doctrine communiste existent déjà en Roumanie) et qu’il pouvait réaménager les documents constitutifs du parti afin qu’ils soient en conformité avec la législation nationale. Enfin, contrairement à la thèse du requérant, la Cour observe que les juridictions nationales ont amplement développé les motifs qui les ont amenées à juger que la demande d’enregistrement ne satisfaisait pas aux conditions prévues par les lois nos 14/2003 et 51/1991 et, en outre, ont démontré en quoi le programme et le statut du PCR étaient contraires à l’ordre juridique du pays, et notamment aux principes fondamentaux de la démocratie (paragraphes 1‑4 ci‑dessus ; voir, à contrario, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 55).
15. Compte tenu de tous ces éléments, ainsi que de la marge d’appréciation bien que réduite dont disposent les États, la Cour considère que l’analyse des juridictions nationales quant aux statuts et au programme politique présentés par le requérant n’est pas dénuée de fondement. Tout comme dans l’affaire Ignatencu et le Parti communiste roumain, précité (§ 103), la Cour constate, avec le Gouvernement, que les juridictions nationales souhaitaient empêcher une formation politique qui avait gravement abusé de sa position au cours d’une longue période, en instaurant un régime totalitaire, de faire à l’avenir un mauvais usage de ses droits, et d’éviter ainsi des atteintes à la sûreté de l’État ou aux fondements d’une société démocratique. Derrière ce refus il y avait la volonté de contrer un abus particulièrement grave, quoique seulement potentiel, qui aurait consisté en une entorse aux principes de l’État de droit et aux fondements de la démocratie.
16. Eu égard au fait que les autorités nationales étaient fondées à considérer que l’ingérence litigieuse répondait à un « besoin social impérieux » et que celle-ci n’était pas disproportionnée aux buts légitimes poursuivis, la Cour conclut que le refus d’enregistrement opposé au requérant peut passer pour avoir été « nécessaire, dans une société démocratique », au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. Manifestement mal fondée, la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Ignatencu et le Parti Communiste Roumain c. Roumanie du 5 mai 2020 requête n° 78635/13
Art 11 • Liberté d’association • Refus d’inscrire sur la liste des partis politiques, un parti se voulant continuateur du parti communiste dissout en 1989 pour son régime totalitaire • Raisons pour le refus pertinentes, suffisantes et proportionnées au but légitime poursuivi • Législation raisonnable ne permettant pas la reconstitution de formations politiques n’ayant jamais fonctionné légalement dans un régime démocratique • Exigences légales neutres, n’ayant pas pour but de pénaliser le parti en raison des opinions ou des politiques défendues • Volonté d’empêcher des atteintes potentielles particulièrement graves à la sûreté de l’État ou aux fondements d’une société démocratique
FAITS
1. Le second requérant est une formation politique dont la demande d’enregistrement en tant que parti politique a été rejetée par un arrêt du 16 juillet 2013 de la cour d’appel de Bucarest. Le premier requérant, qui est né en 1955 et réside à Bucarest, en est le président. Les deux requérants ont été représentés par Me N. Călinescu, avocat à Bucarest.
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, en dernier lieu Mme Simona-Maya Teodoroiu, du ministère des Affaires étrangères.
Le contexte historique
3. Lors d’un congrès tenu du 8 au 12 mai 1921, le parti dénommé « Parti Communiste Roumain » (« le PCR ») se constitua par la scission de l’aile d’extrême gauche du Parti social-démocrate roumain.
4. De 1947 à 1989, le PCR, tout en ayant différentes dénominations et structures, fut le seul parti officiel à agir sur la scène politique roumaine. Le régime totalitaire qu’il mit en place était caractérisé, sur le plan politique, par sa position constitutionnelle de jure comme parti unique et organe dirigeant de l’État et, sur le plan économique, par l’imposition de nationalisations et le lancement de la planification centralisée de l’économie.
5. Le régime totalitaire instauré par les dirigeants du PCR fut renversé à la suite des confrontations violentes de décembre 1989, lors de l’instauration d’un régime démocratique dans le pays.
6. Le 27 décembre 1989, le décret-loi no 2/1989 relatif à la constitution du Conseil du front de salut national (Consiliul frontului salvării naționale) fut adopté. L’article 10 de ce texte disposait que toutes les structures créées par le régime totalitaire étaient dissoutes (paragraphe 46 ci-dessous).
7. Le 31 décembre 1989, le Conseil du front de salut national adopta le décret-loi no 8/1989 relatif à l’enregistrement et au fonctionnement des partis politiques, aux fins de mise en place d’une société démocratique en Roumanie et de réalisation du principe du pluralisme politique (paragraphe 44 ci-dessous).
8. Le 17 janvier 1990, le Conseil du front de salut national émit un communiqué, qui fut publié au Journal officiel no 12 du 19 janvier 1990, dans lequel il était fait état de l’impossibilité de procéder à la dissolution des partis politiques par décret à raison de la contrariété d’une telle dissolution aux principes démocratiques.
9. Par le décret-loi no 30/1990, adopté le 18 janvier 1990, tous les biens du PCR furent transférés dans le patrimoine de l’État.
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence
69. La Cour constate que les positions des parties divergent sur la question de l’existence en l’espèce d’une ingérence dans le droit à la liberté d’association des requérants (paragraphes 64 et 65 ci-dessus).
70. Elle rappelle que le refus
d’enregistrement d’un parti politique constitue une ingérence dans son droit à
la liberté d’association (Partidul Comunistilor (Nepeceristi)
et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99,
§ 27, CEDH 2005‑I (extraits). En l’espèce, la demande des requérants tendant à
l’enregistrement du second requérant en tant que parti politique a été rejetée
par les juridictions nationales. En outre, comme cela a été déjà expliqué
ci‑avant (paragraphes 59 et 60 ci-dessus), le Parti Communiste
Roumain – Siècle XXI est une formation politique distincte du second requérant
de sorte que son enregistrement sur la liste des partis politiques n’a pas
d’incidence sur la situation de ce requérant.
71. La Cour est donc d’avis que le refus d’enregistrement du second requérant en tant que parti politique s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’association des requérants.
(b) Sur la justification de l’ingérence
72. La Cour rappelle qu’une telle ingérence enfreint l’article 11 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (voir, parmi beaucoup d’autres, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 28).
(i) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »
73. La Cour note d’emblée que les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur la loi no 14/2003, qui permettait l’enregistrement des nouveaux partis politiques ou la réorganisation des partis politiques déjà existants (paragraphe 26 ci-dessus) et qui prévoyait les conditions à remplir pour toute demande d’enregistrement (paragraphes 26 et 30 ci-dessus). La cour d’appel a également fondé son raisonnement sur l’article 3 h) de la loi no 51/1991 et sur les dispositions de la Constitution (paragraphe 29 ci‑dessus). L’ingérence avait donc une base en droit interne (paragraphes 42, 43 et 45 ci-dessus).
74. La qualité des dispositions légales susmentionnées n’étant pas mise en cause par les requérants (pour une description de la notion de « qualité de la loi », voir Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, §§ 93 et 94, 20 janvier 2020), la Cour partira du principe que l’ingérence en question était « prévue par la loi ».
(ii) Sur la poursuite d’un but légitime
75. La Cour considère que, eu égard notamment à l’expérience totalitaire qu’a connue la Roumanie, la mesure litigieuse peut passer pour avoir visé à la protection de la sécurité nationale et à la protection des droits et libertés d’autrui (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 37).
(iii) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
(1) Principes généraux
76. La Cour a confirmé à plusieurs reprises le rôle primordial que les partis politiques qui jouissent des libertés et droits reconnus par l’article 11 ainsi que par l’article 10 de la Convention jouent dans un régime démocratique. Eu égard en effet au rôle des partis politiques, toute mesure prise contre eux affecte à la fois la liberté d’association et, partant, l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit (Parti républicain de Russie c. Russie, no 12976/07, § 78, 12 avril 2011).
77. Les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent, à l’égard des partis politiques, une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les États contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).
78. Toutefois, les États ont le droit – sous réserve du respect de la condition de proportionnalité – d’exiger des formations politiques demandant leur enregistrement officiel qu’elles se conforment à des formalités légales raisonnables (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 83, 18 octobre 2011). Cependant, la Cour doit vérifier si une mesure apparemment neutre entravant les activités d’un parti politique a en fait pour but de pénaliser celui-ci en raison des opinions ou des politiques qu’il promeut (voir, mutatis mutandis, Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, § 33 in fine, CEDH 2007‑II).
79. De même, un État contractant à la Convention, en se fondant sur ses obligations positives, peut imposer aux partis politiques, formations destinées à accéder au pouvoir et à diriger une part importante de l’appareil étatique, le devoir de respecter et de sauvegarder les droits et libertés garantis par la Convention ainsi que l’obligation de ne pas proposer un programme politique en contradiction avec les principes fondamentaux de la démocratie (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, § 103, CEDH 2003‑II).
80. La Cour a déjà estimé qu’un parti politique peut mener campagne en faveur d’un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’État à deux conditions : 1) les moyens utilisés à cet effet doivent être en tous points légaux et démocratiques ; 2) le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux (Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 49, CEDH 2002-II, et Refah Partisi et autres, précité, § 98).
81. Enfin, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas que la Cour doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 49).
(2) Application de ces principes au cas d’espèce
82. En l’espèce, il appartient à la Cour d’apprécier si l’ingérence litigieuse, à savoir le rejet de la demande d’enregistrement du second requérant en tant que parti politique, décidé par le tribunal départemental dans son jugement du 21 février 2013 (paragraphe 19 ci‑dessus) et entériné par la cour d’appel dans son arrêt définitif du 16 juillet 2013 (paragraphes 24 à 31 ci-dessus), répondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ».
83. La Cour note d’emblée qu’il ressort de la lecture combinée des décisions rendues en l’espèce que les juridictions nationales ont motivé le rejet de la demande des requérants par deux catégories d’arguments : d’une part, la cour d’appel a fondé son arrêt sur des raisons formelles, à savoir le fait que la demande des requérants ne rentrait pas dans le cadre des hypothèses prévues par la loi pour l’enregistrement des partis politiques et ne respectait pas les conditions imposées par cette dernière pour la formulation d’une demande valide (paragraphes 26, 27 et 30 ci-dessus) ; d’autre part, les deux juridictions ont justifié leur position par des raisons liées au contenu des statuts et du programme politique du parti requérant, dont elles ont examiné la conformité aux dispositions de la loi no 14/2003, de la loi no 51/1991 et de la Constitution (paragraphes 19 et 29 ci-dessus). Dès lors, la Cour se penchera sur la question de la nécessité de l’ingérence litigieuse en prenant en considération pour l’essentiel les motifs de rejet retenus par les juridictions internes, qu’elle analysera successivement ci‑après (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 52).
‒ Quant aux raisons formelles retenues pour justifier le refus d’enregistrement
84. S’agissant de la première catégorie d’arguments, la Cour relève, à l’instar de la cour d’appel (paragraphe 25 ci-dessus), que, bien qu’ils aient saisi les juridictions nationales d’une demande d’inscription du second requérant sur la liste des partis politiques, les requérants ne souhaitaient pas créer une nouvelle formation politique : ils entendaient reconstituer un parti qui avait eu une activité politique avant la demande d’enregistrement (voir, pour une situation différente, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 51, où le parti requérant était une formation politique qui n’avait pas eu d’activité politique avant sa demande d’enregistrement ; voir aussi Tsonev c. Bulgarie, no 45963/99, § 59, 13 avril 2006). Sont pertinents à cet égard tant les statuts du parti requérant que les prises de position du premier requérant en sa qualité de président dudit parti, qui démontrent que les intéressés considéraient le second d’entre eux comme le continuateur de l’ancien PCR, qui avait gouverné la Roumanie jusqu’en décembre 1989, et que leur intention était de redonner vie à ce dernier parti (paragraphes 11, 14 et 15 ci-dessus).
85. La Cour observe ensuite que le cadre législatif mis en place par la loi no 14/2003 prévoyait les hypothèses dans lesquelles une formation politique pouvait être inscrite sur la liste des partis politiques : soit il était question de la constitution d’une nouvelle formation politique ; soit il s’agissait d’une réorganisation, auquel cas la formation politique à restructurer devait avoir été préalablement légalement constituée (paragraphes 26 et 45 ci‑dessus). La loi interne prévoyait donc de manière claire et précise les hypothèses dans lesquelles une formation politique pouvait être enregistrée.
86. Or, de l’avis de la Cour, et comme l’a constaté la cour d’appel, la demande des requérants ne rentrait dans le cadre d’aucune des hypothèses prévues par la loi pour l’enregistrement d’un parti politique : il ne s’agissait ni d’une demande d’enregistrement d’un nouveau parti ni d’une demande de réorganisation d’une formation politique qui avait été déjà légalement constituée. À ce dernier égard, la Cour observe que l’ancien PCR ne fonctionnait plus en Roumanie depuis décembre 1989 (paragraphes 46 et 47 ci-dessus) et qu’il n’est démontré par aucun des documents mis à sa disposition que ce parti avait été enregistré sur la liste des partis politiques après décembre 1989 dans le respect des dispositions légales régissant cette matière (paragraphe 44 ci-dessus).
87. La Cour note en outre qu’il existait une irrégularité, relevée par la cour d’appel, dans l’établissement du document censé attester l’authenticité des signatures des partisans du second requérant (paragraphe 30 ci-dessus).
88. La Cour considère donc que, pour débouter les requérants, la cour d’appel a tenu compte des carences constatées dans le dossier de demande d’enregistrement. Reste à savoir si, d’une part, les exigences formelles mises en avant par la cour d’appel étaient raisonnables et si, d’autre part, les conséquences du non-respect par les requérants de celles-ci étaient proportionnées (voir, en ce sens, Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres (no 2), précité, § 91).
89. Sur le premier point, s’agissant des hypothèses prévues par la loi pour l’enregistrement d’un parti politique, la Cour rappelle qu’il n’est pas déraisonnable pour un État de subordonner la formation d’un parti politique à la réalisation, dans un ordre précis, de certaines étapes qui ne sont pas indûment exagérées. Les formalités requises peuvent varier en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque pays, et les États disposent d’une certaine marge d’appréciation pour les fixer. En effet, il existe une grande variété de régimes réglementaires dans ce domaine dans les différents États membres du Conseil de l’Europe (voir Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres (no 2), précité, § 92, ainsi que les documents de la Commission de Venise auxquels le paragraphe 48 ci‑dessus renvoie).
90. En l’espèce, il convient de tenir compte du contexte historique roumain et du fait que le premier acte normatif venu réglementer le pluralisme politique dans une société démocratique date de décembre 1989. Comme mentionné déjà plus haut (paragraphe 86 ci-dessus), le PCR n’a plus officiellement existé depuis l’instauration du régime démocratique en Roumanie. De l’avis de la Cour, il n’est pas déraisonnable, surtout dans le contexte historique de l’affaire, que la législation roumaine ne permet la reconstitution de formations politiques n’ayant jamais fonctionné légalement dans un régime démocratique.
91. S’agissant de l’obligation légale relative à la liste des signatures des partisans de la formation politique, de l’avis de la Cour, et compte tenu du but mentionné par la loi, à savoir l’attestation de l’authenticité des signatures (paragraphe 45 ci‑dessus), il n’est pas non plus déraisonnable, en soi, d’exiger qu’un demandeur joigne une déclaration de responsabilité de la personne ayant établi la liste des signatures en question à sa demande.
92. Sur le deuxième point, il convient de rappeler que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté d’association (voir, par exemple, Refah Partisi et autres, précité, § 88). Dans ce contexte, les conditions formelles imposées par les États pour l’inscription d’un parti politique ne doivent pas être de nature à empêcher ledit parti de promouvoir ses idées et convictions politiques. Or, en l’espèce, les exigences légales que, selon la cour d’appel, les requérants n’avaient pas respectées sont, de l’avis de la Cour, purement neutres quant à leur contenu et ne visaient pas spécifiquement le parti requérant. La Cour considère donc que cette catégorie d’arguments opposés à la demande des intéressés n’avait pas pour but de pénaliser ce parti en raison des opinions ou des politiques qu’il défendait (voir, mutatis mutandis, Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, § 33 in fine, CEDH 2007‑II).
93. S’agissant de la condition relative à la soumission de la déclaration de responsabilité, la Cour considère que les requérants pouvaient y satisfaire en présentant une nouvelle déclaration émise par la personne chargée de l’établissement de la liste des signatures des partisans, ce qui ne constituait pas un obstacle démesuré (voir, mutatis mutandis, Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres (no 2), précité, § 94, et Mouvement pour le Royaume démocratique c. Bulgarie, no 27608/95, décision de la Commission du 29 novembre 1995, non publiée).
94. Partant, la Cour estime que les raisons formelles opposées par la cour d’appel à l’enregistrement du second requérant sont « pertinentes et suffisantes » et « proportionnées au but légitime poursuivi ».
‒ Quant aux raisons liées au contenu des statuts et du programme politique retenues pour justifier le refus d’enregistrement
95. S’agissant ensuite de l’examen des statuts et du programme politique élaborés par les requérants, la Cour observe que, en se référant aux statuts et au programme versés au dossier, la cour d’appel a considéré que l’intention des intéressés était de promouvoir une société socialiste avec une économie de type socialiste où l’État, au nom du peuple, avait pleine autorité sur l’économie nationale (paragraphe 29 ci-dessus). De l’avis de la cour d’appel, ce projet était contraire à la Constitution, laquelle garantissait le droit à la propriété privée, le pluralisme politique et l’État de droit. Après avoir procédé à un rapprochement entre la politique menée par l’ancien PCR pendant le régime totalitaire et les statuts et le programme politique du parti requérant, le tribunal départemental et la cour d’appel ont estimé que l’intention des requérants de respecter les principes démocratiques n’était pas convaincante, et la cour d’appel a jugé les déclarations des intéressés comme purement formelles (paragraphes 19 et 29 ci-dessus).
96. La Cour rappelle ici que le fait qu’un projet politique passe pour incompatible avec les principes et structures actuels de l’État ne le rend pas en soi contraire aux règles démocratiques (Parti socialiste de Turquie (STP) et autres c. Turquie, no 26482/95, § 43, 12 novembre 2003, et Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 47, Recueil 1998‑III). Cela étant, l’expérience politique des États contractants a montré que, dans le passé, les partis politiques ayant des buts contraires aux principes fondamentaux de la démocratie ne les avaient dévoilés jusqu’à ce qu’ils s’approprient le pouvoir. C’est pourquoi la Cour a toujours rappelé qu’on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu de ce programme avec les actes et prises de position des membres et dirigeants du parti en cause (Refah Partisi et autres, précité, § 101 ; voir, également, en ce sens, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 120 in fine, CEDH 2006‑IV).
97. En l’espèce, la Cour observe, à l’analyse des statuts et du programme politique du parti requérant, que ces textes insistent sur le respect de l’intégrité territoriale et de l’ordre juridique et constitutionnel du pays, ainsi que sur les principes de la démocratie, parmi lesquels le pluralisme politique, et qu’ils mentionnent de manière expresse l’opposition dudit parti au totalitarisme et à tout type de discrimination (paragraphes 11 et 13 ci‑dessus). Elle note également que ces documents ne renferment aucun passage qui puisse passer pour un appel à la violence, au soulèvement ou à toute autre forme de rejet des principes démocratiques ‑ ce qui est un élément essentiel à prendre en considération ‑, ni aucun passage qui puisse être perçu comme un appel à la « dictature du prolétariat » (voir Parti socialiste de Turquie (STP) et autres, précité, § 45, et, a contrario, Parti communiste d’Allemagne c. République fédérale d’Allemagne, no 250/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire I, p. 222).
98. Pour déterminer si les juridictions nationales étaient fondées à affirmer que les intentions véritables des requérants étaient contraires aux principes démocratiques, la Cour doit apprécier les documents constitutifs en cause dans le contexte particulier de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Parti socialiste de Turquie (STP) et autres, précité, § 49, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 105, CEDH 2004‑I).
99. À cet égard, la Cour rappelle que le contexte historique, en l’occurrence l’expérience du communisme totalitaire en Roumanie jusqu’en 1989, ne saurait justifier à lui seul la nécessité de l’ingérence, d’autant plus que des partis communistes ayant une idéologie marxiste existent dans plusieurs pays signataires de la Convention (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, 58). Cela étant, elle ne peut ignorer en l’espèce que les requérants ne demandaient pas la simple création d’un parti communiste ayant une idéologie marxiste (voir, a contrario, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 55, et Tsonev, précité, § 59). En effet, les intéressés proclamaient que le second requérant entendait être le continuateur du parti qui avait dirigé la Roumanie avant la soumission de leur demande d’enregistrement : ce parti avait gouverné le pays en imposant un régime totalitaire, lequel avait été renversé en décembre 1989, à la suite de violentes confrontations, pour faire place à un régime démocratique (paragraphe 5 ci-dessus ; voir, a contrario, Parti socialiste de Turquie (STP) et autres, précité, § 50, où le parti requérant avait été dissout avant même ses premières activités, et Tsonev, précité, § 60). Ainsi, les requérants ne se sont pas dissociés concrètement et entièrement de l’ancien PCR. Au contraire, bien qu’ayant établi des nouveaux statuts et un programme politique distinct et bien qu’ayant indiqué vouloir assumer seulement certains des actes de l’ancien PCR (paragraphe 21 ci-dessus), ils ont déclaré que le second d’entre eux entendait être le continuateur de ce dernier parti (voir, mutatis mutandis, Ždanoka, précité, § 123).
100. La Cour tient compte de ce que les autorités internes ont motivé leur refus par la mention contenue dans les statuts aux termes de laquelle le parti requérant « assum[ait] la continuité de l’expérience théorique et pratique du mouvement des travailleurs socialistes et communistes de Roumanie », après s’être livrées à une appréciation des moyens proposés pour atteindre le but du parti requérant – à savoir la mise en place d’une société socialiste fondée principalement sur la propriété socialiste des moyens de production (paragraphe 11 ci-dessus) – à la lumière des déclarations des requérants selon lesquelles le second d’entre eux entendait être le continuateur de l’ancien PCR (paragraphes 25 et 29 ci‑dessus).
101. La Cour observe également que des partis ayant une doctrine communiste existent en Roumanie (paragraphes 16 et 41 ci-dessus). Dès lors, le droit des requérants de se constituer en un parti politique communiste n’est pas illusoire, d’autant moins que les intéressés pourraient réaménager leurs documents constitutifs et qu’ils ont eux‑mêmes affirmé vouloir y parvenir avec de nouveaux statuts et ne souhaiter reprendre que les seules valeurs positives de l’ancien PCR (paragraphe 21 ci-dessus).
102. La Cour observe enfin que la cour d’appel a amplement expliqué aux requérants quelles sont les raisons qui l’ont amenée à juger que leur demande ne satisfaisait pas aux conditions prévues par la loi no 14/2003, la loi no 51/1991 et la Constitution et, en outre, qu’elle a démontré en quoi le programme et les statuts du parti requérant étaient contraires à l’ordre constitutionnel et juridique du pays, et notamment aux principes fondamentaux de la démocratie (paragraphes 25 à 30 ci-dessus ; voir, pour une situation différente, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précité, § 55).
103. Dans ce contexte très particulier, eu égard aussi à la marge d’appréciation bien que réduite dont disposent les États, la Cour considère que l’analyse des juridictions nationales quant aux statuts et au programme politique présentés par les requérants n’est pas dénuée de fondement. De l’avis de la Cour, le motif du refus d’enregistrement opposé aux intéressés résidait dans la volonté d’empêcher une formation politique qui avait gravement abusé de sa position au cours d’une longue période, en instaurant un régime totalitaire, de faire à l’avenir un mauvais usage de ses droits, et d’éviter ainsi des atteintes à la sûreté de l’État ou aux fondements d’une société démocratique (voir, mutatis mutandis, X c. Belgique, no 8701/79, décision de la Commission du 3 décembre 1979, Décisions et rapports (DR) 18, pp. 251-252). Le refus d’enregistrement avait donc pour finalité de contrer un abus particulièrement grave, quoique seulement potentiel, de la part des intéressés, qui aurait consisté en une entorse aux principes de l’État de droit et aux fondements de la démocratie.
104. Partant, la Cour estime que les raisons liées au contenu des textes fondateurs du second requérant opposées par les juridictions nationales à l’enregistrement de ce dernier sont « pertinentes et suffisantes » et « proportionnées au but légitime poursuivi ».
(c) Conclusion
105. Eu égard au fait que les autorités nationales étaient fondées à considérer que l’ingérence litigieuse répondait à un « besoin social impérieux » et que celle-ci n’était pas disproportionnée aux buts légitimes poursuivis, la Cour conclut que le refus d’enregistrement du second requérant peut passer pour avoir été « nécessaire, dans une société démocratique », au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
106. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
Jafarov et autres c. Azerbaïdjan du 25 juillet 2019 requête n° 27309/14
Article 11 : Le refus des autorités azerbaïdjanaises d’enregistrer une ONG de défense des droits de l’homme était illégal
L’affaire concernait le refus répété des autorités d’enregistrer une organisation non gouvernementale constituée pour la défense des droits de l’homme en Azerbaïdjan. Le motif ultime invoqué par les autorités pour justifier leur refus était que les fondateurs de l’ONG avaient omis de préciser, dans le document de fondation de leur association, quels étaient les pouvoirs du « représentant légal ». Les fondateurs de l’ONG, requérants en l’espèce, contestèrent en vain devant les juridictions internes les refus qui leur avaient été opposés. La Cour juge en particulier que le droit interne relatif à l’enregistrement d’une association n’était pas clair et qu’il se prêtait à diverses interprétations, notamment concernant le terme « représentant légal » et les situations dans lesquelles la loi exigeait que les pouvoirs de celui-ci fussent précisés. Les juridictions auraient dû se servir de l’examen du cas d’espèce pour clarifier la disposition en question, mais elles se sont bornées à avaliser les actions des autorités, jugées légales, sans fournir aucune motivation détaillée. Elles ont ainsi omis de se prononcer sur les points essentiels soulevés par les requérants dans leurs arguments fondés, à savoir, d’une part, que la désignation d’un représentant légal n’était pas obligatoire en vertu du droit applicable et qu’ayant décidé de ne pas en désigner, ils ne pouvaient se voir sanctionner pour avoir omis de préciser quels en étaient les pouvoirs et, d’autre part, que les autorités n’avaient pas respecté la procédure d’enregistrement.
LES FAITS
Les requérants sont Rasul Agahasan oglu Jafarov, Emin Rafig oglu Huseynov et Sabuhi Nazir oglu Gafarov, trois ressortissants azerbaïdjanais nés en 1984, en 1979 et en 1974 respectivement, ainsi qu’une association qu’ils ont fondée à Bakou en 2010, le Human Rights Club (HRC). Lors de la fondation de leur association, les requérants élurent M. Jafarov président et décidèrent de présenter au ministère de la Justice une demande tendant à l’enregistrement de leur organisation en tant qu’association publique dotée de la personnalité morale. Au cours de l’année 2011, ils présentèrent au ministère trois demandes d’enregistrement qui leur furent toutes retournées au motif qu’elles ne respectaient pas certaines formalités juridiques. La troisième et dernière décision du ministre, en décembre 2011, justifia le refus d’enregistrement de l’association par le fait que les requérants avaient omis de préciser, dans le document de fondation de l’organisation, quels étaient les pouvoirs du « représentant légal ». Les requérants saisirent alors les juridictions nationales, arguant que le droit interne n’exigeait pas la désignation d’un représentant légal et qu’ayant décidé de ne pas en désigner, ils ne pouvaient se voir reprocher de ne pas avoir précisé quels étaient ses pouvoirs. Ils soutenaient également que le ministère n’avait pas respecté la procédure d’enregistrement qui exigeait la notification de toutes les erreurs ou omissions alléguées au terme du premier contrôle, et non pas l’une après l’autre comme cela avait été le cas pour leurs demandes. Les juridictions, dont la Cour suprême qui se prononça en dernier lieu en 2013, avalisèrent toutefois les actions du ministère qu’elles jugèrent légales.
CEDH
Faute d’enregistrement officiel, HRC n’a pu obtenir la personnalité morale et les droits qui y sont associés, tels que l’obtention de subventions, l’ouverture d’un compte en banque ou l’embauche de salariés, ce qui signifie que l’organisation n’a pas pu fonctionner correctement. Pour la Cour, le rejet répété des demandes d’enregistrement par le ministère de la Justice s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur liberté d’association. La Cour examine ensuite si cette ingérence était justifiée au sens de l’article 11 de la Convention, et en particulier si elle était « prévue par la loi ». Elle considère tout d’abord que la législation applicable, la loi relative à l’enregistrement officiel, telle qu’appliquée et interprétée au moment des faits, ne donnait pas de définition précise du terme « représentant légal » employé dans le cadre d’une personne morale, de même qu’elle n’indiquait pas clairement dans quelles circonstances on pouvait considérer qu’un représentant légal avait été désigné. En l’espèce, le ministère de la Justice n’a jamais officiellement précisé qui était selon lui le « représentant légal » de HRC. Il existe en effet une divergence entre la position du Gouvernement devant la Cour de Strasbourg, selon laquelle le représentant légal était M. Jafarov, président de HRC, et la conclusion de la cour d’appel de Bakou selon laquelle les trois fondateurs étaient collectivement les représentants légaux de l’association. En outre, le ministère a interprété la disposition pertinente comme exigeant des requérants qu’ils mentionnent le « représentant légal » dans la décision de fondation de l’association, et qu’ils en précisent les pouvoirs, alors même que ladite disposition indiquait sans ambiguïté que pareille exigence n’existait que lorsqu’il avait été effectivement décidé de désigner un représentant légal. Dans une situation où la loi n’était pas claire et se prêtait à diverses interprétations, les juridictions internes auraient dû donner une définition raisonnable du terme « représentant légal » et indiquer dans quels cas la loi exigeait que ses pouvoirs fussent précisés. Les juridictions se sont toutefois bornées, dans l’ensemble, à avaliser les actions du ministère, jugées légales, sans fournir aucune motivation détaillée, omettant ainsi de se prononcer sur les points essentiels soulevés par les requérants dans leurs arguments. La Cour conclut donc que la loi, telle qu’en vigueur et appliquée au moment des faits, n’a pas suffisamment protégé les requérants contre une application arbitraire par les autorités et n’a pas satisfait à l’exigence de « qualité de la loi » qui découle de la Convention. Par ailleurs, elle constate que le ministère n’a pas respecté les exigences du droit interne concernant la procédure d’enregistrement. Au lieu de notifier aux requérants toutes les omissions présentes dans leur demande au terme du premier contrôle, comme l’exigeait la loi, il a trouvé une nouvelle omission dans chaque demande successive. La disposition qui exigeait que les vices entachant les demandes d’enregistrement soient tous identifiés en un seul contrôle n’a donc pas été appliquée correctement en l’espèce, entraînant un retard illégal et empêchant de fait à l’association des requérants d’obtenir la personnalité morale. Il en résulte que le refus d’enregistrement de l’association opposé aux requérants par les autorités nationales était illégal. L’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association n’était donc pas « prévue par la loi » et a emporté violation de l’article 11.
Zhdanov et autres c. Russie du 16 juillet 2019 requêtes nos 12200/08, 35949/11 et 58282/12
Article 11 : Le refus d’enregistrer trois organisations LGBT était injustifié et discriminatoire
La Cour européenne des droits de l’homme décide, à la majorité, de déclarer irrecevables les griefs formulés par l’un des requérants, Nikolay Alekseyev, militant LGBT connu, à raison des propos insultants et menaçants tenus par ce dernier sur les réseaux sociaux à l’égard de la Cour et de ses juges, propos qu’elle considère comme constitutifs d’un abus du droit de recours individuel. Quand on insulte la CEDH, ce n'est pas la peine de leur envoyer une requête !
Violation de l’article 6 § 1 (accès à un tribunal) de la Convention européenne des droits de l’homme dans la requête n° 58282/12, violation de l’article 11 (liberté d’association) dans toutes les requêtes, et violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) combiné avec l’article 11 dans toutes les requêtes. La Cour juge en particulier que le rôle des organisations requérantes dans la promotion des droits des LGBT a constitué le motif déterminant pour lequel les autorités ont rejeté leurs demandes d’enregistrement. Ce motif est dépourvu de justification objective et raisonnable et il s’analyse de surcroît en une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.
LES FAITS
Les requérants sont quatre ressortissants russes, Aleksandr Zhdanov, Nikolay Alekseyev, Kirill Nepomnyashchiy et Aleksandr Naumchik, nés respectivement en 1980, en 1977, en 1981 et en 1982, ainsi que trois organisations russes (toutes basées en Russie) : Rainbow House, association publique régionale ayant son siège à Tyumen ; Movement for Marriage Equality, organisation autonome à but non lucratif basée à Moscou ; Sochi Pride House, mouvement public régional pour le sport, qui a son siège à Krasnodar.
Les requérants individuels sont les fondateurs ou présidents de ces organisations.
Les deux premières organisations se concentrent sur la défense des droits des LGBT, tandis que le mouvement Sochi Pride House a été créé aux fins du développement des activités sportives pour les personnes LGBT et de la lutte contre l’homophobie.
De 2006 à 2011, toutes les organisations requérantes demandèrent à être enregistrées. Les autorités d’enregistrement mais aussi les juridictions nationales écartèrent toutefois leurs demandes, aux motifs que celles-ci présentaient des vices de forme et que le but de ces organisations était de promouvoir les droits des LGBT. Elles estimèrent en particulier que ces buts étaient susceptibles de « détruire les valeurs morales de la société », d’entraîner une baisse démographique, de porter atteinte aux droits de la majorité des Russes qui estiment choquant que deux personnes de même sexe affichent leur relation, et de provoquer une discorde sociale ou religieuse.
En 2006, l’association Rainbow House déposa sa première demande d’enregistrement, qui fut rejetée par les autorités à la fois pour des motifs touchant à ses buts et en raison d’irrégularités concernant un bail et le paiement de frais d’enregistrement. En 2007, l’association présenta une nouvelle demande après avoir remédié aux erreurs techniques, mais on lui indiqua alors qu’elle n’avait pas agrafé les pages du formulaire de demande et avait fait une faute de frappe. Lors du contrôle juridictionnel, les tribunaux n’évoquèrent pas d’autres vices de forme et conclurent que les statuts de l’association comportaient des signes d’« extrémisme ».
Le Movement for Marriage Equality et Sochi Pride House se virent également reprocher des vices de forme dans leurs demandes, notamment l’emploi de mots étrangers dans leurs noms respectifs. Les tribunaux confirmèrent le refus des autorités d’enregistrer Movement for Marriage Equality en 2010, au motif essentiellement que la promotion de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe était incompatible avec la « morale établie », la politique de l’État et le droit national, tandis qu’ils écartèrent pour tardiveté, en 2012, l’appel interjeté par Sochi Pride House contre la décision de première instance rendue dans son affaire.
IRRECEVABLE CONTRE UN REQUERANT : IL N'EST PAS GENTIL, IL INSULTE ET MENACE LA CEDH
La Cour note que M. Alekseyev a publié sur les réseaux sociaux Instagram et VKontakte des propos virulents, insultants sur le plan personnel et menaçants à l’égard de la Cour européenne et de ses juges.
En particulier, après un arrêt rendu en 2018 dans une autre affaire où il était requérant, il a publié des photographies de juges accompagnées des légendes suivantes : « alcooliques », « toxicomanes », « corrompus » et « bâtards européens dégénérés ».
Il a également exprimé le souhait qu’ils « s’étouffent dès que possible comme des chiens » et déclaré qu’il était « temps de mettre le feu à la Cour européenne des droits de l’homme ». Ces propos ont clairement dépassé les limites de la critique normale, civique et légitime.
Malgré l’envoi par la Cour d’une lettre d’avertissement dans laquelle le risque d’abus du droit de recours individuel dans les présentes requêtes était spécifiquement mentionné, M. Alekseyev n’a pas retiré ses déclarations.
Il en a même ensuite publié d’autres dans lesquelles il a qualifié les juges de la Cour d’« ordures européennes corrompues » et d’« homophobes ».
La Cour considère que ces déclarations, qui ont été faites après l’avertissement adressé par la Cour à l’intéressé, sont liées aux présentes requêtes.
La Cour estime que le comportement de M. Alekseyev s’analyse en un outrage à l’institution même qu’il avait saisie pour la protection de ses droits. Il s’ensuit que les griefs qu’il a formulés doivent être déclarés irrecevables en ce qu’ils sont constitutifs d’un abus du droit de recours individuel.
Cette conclusion n’empêche toutefois pas la Cour d’examiner les griefs formulés par les autres requérants.
Article 6 (accès à un tribunal)
Sochi Pride House et ses fondateurs ont suivi les règles applicables en vertu du droit interne pour former un appel contre la décision de première instance rendue dans leur affaire, à savoir dans un délai d’un mois à compter de la date de prononcé et de mise en forme du jugement. Les juridictions internes ont toutefois rejeté leur appel pour tardiveté, sans donner aucune explication quant à la méthode de calcul employée pour déterminer le point de départ du délai légal ou la date à laquelle elles ont considéré que les requérants avaient interjeté appel. En conséquence, l’appel formé par l’organisation requérante et ses fondateurs n’a pas été examiné au fond, ce qui a porté atteinte à la substance même de leur droit à un accès effectif à un tribunal et emporté violation de l’article 6 § 1.
Article 11 (liberté d’association)
La Cour constate que les décisions de refus d’enregistrement prononcées par les juridictions russes ont porté atteinte à la liberté d’association des organisations requérantes, ainsi que de leurs fondateurs ou présidents, les requérants individuels. En particulier, ces décisions ont eu pour conséquence que le Movement of Marriage Equality, organisation à but non lucratif, n’a pas pu être constitué car en droit russe, les organisations à but non lucratif ne peuvent exister sans enregistrement public. Rainbow House et Sochi Pride House, qui sont des associations publiques, peuvent exister sans enregistrement mais elles n’ont pu obtenir la personnalité morale ni les droits qui y sont associés.
Cette ingérence était prévue par le droit interne, à savoir la loi relative aux organisations à but non lucratif et la loi relative aux associations publiques.
Contrairement à ce qu’a avancé le Gouvernement, la Cour n’est pas convaincue que le refus d’enregistrement des organisations concernées poursuivait les buts légitimes de la protection de la morale, de la sécurité nationale, de la sûreté publique et de la protection des droits et libertés d’autrui. Le seul but légitime invoqué par les autorités pour justifier l’ingérence que la Cour juge pertinent dans les circonstances de l’espèce est la prévention de la haine et de l’hostilité, qui auraient pu constituer un risque pour l’ordre public. En particulier, les autorités ont affirmé que la majorité des Russes désapprouve l’homosexualité et que les requérants auraient ainsi pu être victimes d’agression.
La Cour estime toutefois qu’en pareilles circonstances, le rôle des autorités n’est pas d’éliminer purement et simplement la cause des tensions mais de s’assurer que les groupes opposés se tolèrent. Il leur incombait de surcroît de prendre les mesures raisonnables et appropriées pour permettre aux organisations telles que les requérantes de mener à bien leurs activités sans craindre la violence physique. Rien n’indique que les autorités ont pris de telles mesures. Elles ont en réalité décidé d’éliminer un risque pour l’ordre public en restreignant tout simplement le droit d’association des requérants. La Cour ne saurait admettre que le refus d’enregistrement des organisations requérantes était « nécessaire dans une société démocratique » et conclut donc à la violation de l’article 11
Article 14 (interdiction de la discrimination)
La Cour a déjà eu l’occasion de souligner que les différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention européenne.
Il ressort clairement des décisions des juridictions russes que le rôle des trois organisations requérantes dans la promotion des droits des LGBT a constitué le motif déterminant pour lequel leurs demandes d’enregistrement ont été rejetées. Il est indifférent que les autorités aient mentionné d’autres motifs, à savoir des vices de forme dans lesdites demandes. La Cour n’est en effet pas convaincue que les requérantes auraient pu présenter une nouvelle demande après avoir remédié aux erreurs techniques dans leurs documents. En particulier, alors même que Rainbow house avait corrigé les erreurs qui lui avaient été signalés dans sa première demande et présenté une nouvelle demande, les autorités d’enregistrement ont relevé d’autres erreurs.
Étant donné que le but de promotion des droits des LGBT poursuivi par les organisations requérantes a constitué un motif déterminant pour rejeter leurs demandes d’enregistrement, la Cour conclut que les intéressées ont subi une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle qui a emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 11.
ALTINKAYNAK et autres c. TURQUIE du 15 janvier 2019 requête n° 12541/06
Violation de l'article 11 : Une fondation protestante n'est pas enregistrée au motif qu'il s'agit d'apporter un soutien à des religieux non musulmans. Ils doivent donc payer l'impôt musulman. La fondation ne peut pas être inscrite, car si elle est inscrite, elle bénéficiera de l'exemption fiscale. La CEDH considère qu'il n'y a pas de raisons impérieuses, dans une société démocratique.
19. Les requérants dénoncent une violation de l’article 11 de la Convention ainsi que des articles 9, 14, 17 et 18. La Cour observe que tous les griefs des requérants peuvent être considérés comme étant absorbés par le grief principal tiré de l’article 11 de la Convention. En effet, les intéressés se plaignent d’une atteinte à leur liberté d’association en raison du refus opposé par les juridictions internes à l’enregistrement de leur fondation. La Cour décide d’examiner la requête sous l’angle du seul article 11
a) Y a-t-il eu une ingérence ?
23. La Cour considère, à l’instar des parties, que le rejet de la demande des requérants tendant à l’enregistrement de la fondation constitue une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association, au sens du paragraphe 2 de l’article 11. Même si les requérants auraient pu fonder une association pour soutenir les activités religieuses de l’Église adventiste en Turquie, celle-ci ne disposerait pas d’autant de moyens et d’outils qu’une fondation pour gérer un patrimoine au service d’un intérêt public.
La Cour a déjà noté que, en droit national, le statut juridique d’une fondation était différent de celui d’une association et s’accompagnait de droits et d’obligations différents (Özbek, précité, § 38). En effet, une fondation peut procéder à toutes sortes d’activités économiques dans le but de faire fructifier le patrimoine dont l’ont pourvue ses fondateurs, alors qu’une association ne peut collecter des dons qu’exceptionnellement et pour un but précis.
b) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?
24. La Cour note que les parties sont en désaccord sur ce point. Elle rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre ‑ en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).
25. En l’espèce, la Cour note que l’article 101 § 4 du code civil qui, selon les autorités, était applicable à la situation en cause, était accessible aux requérants. Se pose alors la question de savoir si la portée de l’interdiction de soutenir les membres d’une communauté déterminée, telle qu’interprétée par les juridictions civiles nationales dans la présente affaire, a pu réduire, comme l’allèguent les requérants, la prévisibilité des normes juridiques en cause.
26. Compte tenu aussi de la différence de traitement entre l’autorisation d’enregistrement accordée à la Fondation de l’Église protestante d’Istanbul et le rejet opposé à la demande d’enregistrement de la Fondation des adventistes du septième jour de Turquie en dépit de leurs statuts rédigés en des termes quasi identiques, la Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour les requérants de ce rejet. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 41 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.
b) « But légitime » de l’ingérence
27. La Cour peut accepter que les dispositions légales interdisant toutes discriminations dans les aides sociales et humanitaires aux personnes dans le besoin poursuivent les buts légitimes que sont la défense de l’ordre et la protection d’autrui. Cependant, la question de savoir si cela était le cas en l’espèce sera examinée ci-dessous dans la partie concernant la nécessité d’une telle mesure dans une société démocratique.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
28. Tout en se référant à sa jurisprudence pertinente en l’espèce concernant la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 92-93, CEDH 2004‑I, avec la jurisprudence qui y est citée), la Cour rappelle que le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention inclut celui de créer une fondation (Özbek et autres, précité, § 34). La possibilité pour les citoyens de créer une personne morale, dotée d’un patrimoine à son service dans le cas d’une fondation, afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de tout sens (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).
– Démocratie pluraliste et formations protégées par l’article 11
29. La Cour rappelle une nouvelle fois que la démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen, et qu’elle se présente comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et le seul qui soit compatible avec elle. C’est pourquoi les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique » (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil 1998-I, et Gorzelik et autres, précité, § 89).
30. Parmi les caractéristiques d’une « société démocratique », la Cour attache une importance particulière au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture. Elle réaffirme dans le contexte de l’article 11 que, à l’instar des partis politiques, les associations et les fondations créées à des fins diverses, notamment la protection du patrimoine culturel ou spirituel, la poursuite de divers buts sociaux ou économiques, la proclamation et l’enseignement d’une religion, la recherche d’une identité ethnique ou l’affirmation d’une conscience minoritaire, sont importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie. En effet, le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions culturelles, des identités ethniques et culturelles, des convictions religieuses, et des idées et concepts artistiques, littéraires et socio-économiques. Il est tout naturel, lorsqu’une société civile fonctionne correctement, que les citoyens participent dans une large mesure au processus démocratique par le biais d’associations au sein desquelles ils peuvent se rassembler avec d’autres et poursuivre de concert des buts communs (Gorzelik et autres, précité, §§ 90‑92).
– La possibilité d’apporter des restrictions et le contrôle de la Cour
31. Sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation, notamment les règles qui visent à empêcher une formation politique ou sociale, y compris une fondation, de concentrer ses efforts sur la réalisation d’un objectif sapant les valeurs protégées par la Convention.
32. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour. En outre, les exceptions prévues à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).
ii. Application des principes susmentionnés à l’espèce
33. En l’espèce, la Cour examinera si l’on peut considérer que la mesure incriminée – à savoir le rejet de la demande des requérants tendant à faire enregistrer la fondation – répondait à un « besoin social impérieux » et si elle était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
34. La Cour observe tout d’abord que les statuts de la fondation en cause énuméraient, dans leur article 4, les buts spécifiques de celle-ci, incluant toutes les activités religieuses des adventistes, à savoir, notamment, construire des locaux pour la prière et les maintenir en état, déterminer les modalités de la pratique religieuse, organiser des formations, créer une bibliothèque, éditer des livres et réaliser des émissions radiophoniques ou télévisées. Elle note qu’aucune autre activité, en dehors de celles mentionnées à l’article 4 des statuts, n’était prévue par la fondation, fût-ce sous une forme implicite. Pour la Cour, il ressort clairement de la lecture des statuts que l’article 3 mentionne les termes de « besoins religieux » des croyants adventistes comme un titre commun ou comme une qualification générale abstraite des buts spécifiques expressément cités à l’article 4.
35. Or les constats des juridictions internes quant au but litigieux de la fondation présentent à la fois une contradiction et une ambiguïté. En effet, premièrement, il est contradictoire de considérer, d’une part, que les adeptes d’une croyance religieuse ont la liberté d’organiser la pratique collective de leur croyance, le cas échéant en créant des fondations, et, d’autre part, qu’une fondation ne peut avoir pour but de répondre aux besoins religieux de ses adeptes.
36. Deuxièmement, quant au caractère ambigu des constats en question, la Cour relève que les juridictions nationales ont assimilé les termes « besoins religieux » des personnes adhérant à la croyance des adventistes aux « intérêts d’une communauté déterminée » qu’une fondation ne peut servir exclusivement au regard de l’interdiction légale de discrimination. Une telle assimilation entraîne une confusion entre, d’une part, répondre aux besoins liés à la pratique collective des adeptes d’une croyance précise et, d’autre part, exercer une discrimination en aidant ou non des personnes nécessiteuses en fonction des communautés auxquelles elles appartiennent.
37. La Cour estime qu’en réalité une fondation ayant pour but de financer les activités religieuses d’une Église spécifique ne peut, par définition, avoir pour but de répondre aux besoins religieux des croyants d’autres religions ou d’autres croyances. Interpréter les dispositions de la législation interne, comme cela semble avoir été le cas en l’espèce, pour parvenir à un résultat contraire, reviendrait à interdire purement et simplement les fondations ayant pour objectif de financer la pratique collective d’une croyance précise.
38. La Cour note que le principe énoncé par la disposition de la loi interne concernée, à savoir l’article 101 § 4 du code civil, ne pose, en tant que tel, aucun problème vis-à-vis des articles 11 et 14 de la Convention : il est tout à fait légitime que dans un État contractant, les services d’utilité publique ou les aides sociales ou humanitaires ne peuvent être refusés à des personnes dans le besoin au motif que celles-ci n’appartiennent pas à une communauté déterminée. En revanche, la Cour estime qu’on ne saurait raisonnablement déduire de ce principe que les personnes dans le besoin ne peuvent bénéficier de ces services ou aides, au motif qu’elles sont considérées comme faisant partie d’une communauté déterminée. Or, comme les conclusions auxquelles sont parvenues les autorités internes dans la présente affaire se basent sur une telle déduction, elles ne constituent donc ni des motifs pertinents ni des motifs suffisants pour refuser d’octroyer à la fondation la personnalité juridique.
39. Par ailleurs, la Cour note que la Cour de cassation n’a pas accordé de délai aux requérants pour leur permettre de modifier les statuts de la fondation afin de les mettre en conformité avec l’interprétation qu’elle en avait faite. Cela dit, elle observe que, même si les requérants avaient expressément formulé une telle demande, celle-ci aurait dû être rejetée, comme l’indique le Gouvernement, au motif que, n’étant pas de nature secondaire, l’irrégularité en cause ne pouvait être corrigée. Quoi qu’il en soit, il suffit à la Cour de constater que la fondation que les requérants tentaient de créer afin de contribuer au financement de leur pratique religieuse collective n’a pas été autorisée à acquérir la personnalité juridique (voir, mutatis mutandis, Özbek et autres, précité, § 37).
40. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait à aucun besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Union Nationale Turque et Kungyun c. Bulgarie du 8 juin 2017 requête 4776/08
Article 11 : Le refus d'enregistrer une association turque en Bulgarie n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Ce refus d'enregistrer cette association heurte les obligations tirées de la Conv EDH.
a) Principes généraux
33. La Cour se réfère aux principes généraux établis par sa jurisprudence en matière de liberté d’association tels que résumés dans son arrêt Gorzelik et autres (précité, §§ 88-96) et, plus récemment, dans son arrêt Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2) (précité, §§ 33-34). Elle rappelle en particulier que le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention inclut celui de fonder une association. La possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans lequel ce droit se trouverait dépourvu de toute signification. La manière dont la législation nationale consacre cette liberté et l’application de celle-ci par les autorités dans la pratique sont d’ailleurs révélatrices de l’état de la démocratie dans un pays donné.
34. Si, dans le contexte de l’article 11 de la Convention, la Cour a souvent mentionné le rôle essentiel joué par les partis politiques pour le maintien du pluralisme et de la démocratie, il n’en reste pas moins que les associations créées à d’autres fins – notamment la protection du patrimoine culturel ou spirituel, la poursuite de divers buts sociaux ou économiques, la proclamation et l’enseignement d’une religion, la recherche d’une identité ethnique ou l’affirmation d’une conscience minoritaire – sont également importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie.
35. La mise en œuvre du principe de pluralisme étant impossible si une association n’est pas en mesure d’exprimer librement ses idées et ses opinions, la Cour a également reconnu que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté d’association.
36. La liberté d’association n’est toutefois pas absolue et les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les États ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante.
37. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
b) Application en l’espèce
i. Sur l’existence d’une ingérence
38. Les parties s’accordent à dire que le refus des juridictions internes de procéder à l’enregistrement de l’association requérante constitue une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association. La Cour estime également que l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’association, au sens du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, est établie. Pour ne pas enfreindre cette disposition, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes qui y sont mentionnés et être « nécessaire dans une société démocratique » à l’accomplissement de ces buts.
ii. Sur la justification de l’ingérence
39. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de se pencher sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et poursuivait un but légitime dans la mesure où elle considère, pour les motifs exposés ci-après, que cette ingérence n’était en tout état de cause pas « nécessaire dans une société démocratique » (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2), précité, § 32).
40. La Cour observe que pour refuser l’enregistrement de l’association requérante, la Cour suprême de cassation s’est basée sur deux motifs : 1) le fait que les buts de l’association revêtaient un caractère politique et que celle-ci entendait mener des activités politiques, et 2) la circonstance que les buts et le nom de l’association contrevenaient à l’article 44 de la Constitution et présentaient un danger pour la sûreté nationale. Les autres motifs invoqués par les juridictions inférieures, concernant l’objet de l’association ou ses organes représentatifs, n’ont pas été repris par la juridiction de cassation ; la Cour n’a donc pas à en tenir compte dans son examen, même si de tels motifs peuvent éventuellement être pris en considération dans l’appréciation du contexte général de l’affaire (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 80, 18 octobre 2011).
41. Concernant le premier des motifs mentionnés – à savoir le caractère politique des objectifs de l’association –, la Cour a déjà considéré à l’occasion de précédentes affaires contre la Bulgarie qu’un tel motif ne pouvait justifier le refus d’enregistrement d’une association (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2), précité, §§ 38-39, et Zhechev, précité, §§ 52-57). Dans ces affaires, la Cour a observé que l’interprétation de la notion de buts et activités « politiques » par les autorités internes était parfois incohérente et pouvait créer une situation d’incertitude chez les personnes souhaitant créer une association. Interprétée au sens large, cette notion pouvait inclure tout objectif ayant trait, de près ou de loin, au fonctionnement normal d’une société démocratique, ce qui avait pour résultat de pousser les personnes concernées à créer des partis politiques plutôt que des associations « ordinaires ». Or, en droit bulgare, la création des partis politiques est soumise à des conditions plus rigoureuses, notamment l’exigence d’un minimum de 5 000 membres, imposée à l’époque des faits de la présente espèce, et leur fonctionnement fait l’objet d’un contrôle public strict (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour a estimé qu’il n’y avait pas de « besoin social impérieux » d’exiger de toute association désireuse de poursuivre des objectifs de nature politique, au sens large décrit ci-dessus, de constituer un parti politique s’il n’était pas dans l’intention de ses fondateurs de prendre part à des élections. La situation reviendrait en effet à imposer à une association de prendre une forme juridique que ses fondateurs n’entendent pas lui donner et soumettre ainsi sa création et son fonctionnement à des conditions et restrictions supplémentaires pouvant parfois s’avérer insurmontables pour les fondateurs.
42. En effet, s’il peut apparaître légitime de soumettre à des formalités plus strictes de financement, de contrôle du public et de transparence des organisations participant à des élections et pouvant accéder au pouvoir, tel n’est pas le cas des associations enregistrées en Bulgarie sous le régime de la loi sur les personnes morales à but non lucratif puisque celles-ci ne peuvent pas, selon le droit interne, avoir de telles activités (paragraphe 24 ci-dessus).
43. La Cour estime que la même conclusion s’impose en l’espèce. Le but déclaré de l’association requérante de « contribuer au développement du pluralisme politique dans le pays » ne paraît pas, en effet, impliquer que l’association souhaitait prendre part aux élections et à l’exercice du pouvoir – dans le cas contraire, il aurait pu s’avérer justifié d’imposer à ses fondateurs la forme juridique plus contraignante du parti politique. Le premier motif ne pouvait donc justifier le refus d’enregistrement de l’association requérante au regard de l’article 11 § 2 de la Convention.
44. Le second motif retenu consiste dans la circonstance que, de l’avis de la Cour suprême de cassation, les buts et le nom de l’association requérante contrevenaient à l’article 44 de la Constitution et présentaient un danger pour la sûreté nationale. Il ressort de la motivation exposée par la Cour suprême de cassation (paragraphe 16 ci-dessus) que celle-ci s’est référée à l’hypothèse, visée à l’article 44, alinéa 2, de la Constitution, d’une organisation « dont les activités sont dirigées contre la souveraineté ou l’intégrité territoriale du pays ou contre l’unité de la nation ». En effet, la haute juridiction n’a fait aucune mention des autres hypothèses visées à l’article 44 de la Constitution, à savoir l’incitation à la haine, la violation des droits et libertés des citoyens ou l’usage de la violence.
45. La Cour rappelle à cet égard que l’expression de points de vue séparatistes n’implique pas en soi une menace pour l’intégrité territoriale de l’État et la sécurité nationale et ne justifie pas à elle seule une restriction des droits garantis par l’article 11 de la Convention (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres c. Bulgarie, no 59491/00, § 76, 19 janvier 2006, et Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03, 35613/03, 35626/03 et 35634/03, § 55, 30 juin 2009). Dans la présente espèce, la simple utilisation des termes « nationale turque » dans le nom de l’association n’apparaît pas comme susceptible de mettre en péril l’intégrité territoriale ou l’unité de la nation bulgare, proclamées dans la Constitution. De même, la Cour n’aperçoit pas en quoi la contestation par l’association requérante du « monopole » d’un parti politique dans les régions à mixité ethnique représenterait un risque pour la paix ethnique et donc compromettrait la sûreté du pays. La Cour note d’ailleurs que l’article 44, alinéa 2, de la Constitution fait référence aux « activités » d’une organisation, et non simplement aux buts que celle-ci proclame. Or, en l’espèce, les juridictions internes n’ont pas fait mention d’une action de l’association requérante ou de ses membres qui aurait été susceptible de compromettre l’intégrité territoriale ou l’unité de la nation, ni d’une action ou d’un discours qui auraient pu être considérés comme un appel à la haine ou à la violence. Leur conclusion quant à la menace que l’association requérante aurait représentée pour la sûreté de l’État semble donc basée sur de simples suppositions. Par ailleurs, les allégations du Gouvernement selon lesquelles le requérant avait appelé à une sécession des régions turcophones en recourant au besoin à la force ne sont corroborées par aucun autre élément que les déclarations du Premier ministre de l’époque et ont été réfutées par le requérant lui-même (paragraphes 28 et 30 ci-dessus).
46. La Cour observe en outre que, dans l’hypothèse où l’association requérante, une fois enregistrée, aurait entrepris des actions concrètes contraires à l’article 44 de la Constitution, les autorités nationales ne se seraient pas trouvées désarmées : en effet, en application de l’article 13, alinéa 1 3) b), de la loi sur les personnes morales à but non lucratif, le tribunal régional peut ordonner la dissolution d’une association qui mène des activités contraires à la Constitution, à la loi ou aux bonnes mœurs (paragraphe 23 ci-dessus). La simple supposition que l’association aurait été en mesure de se prêter à de telles activités ne justifie donc pas le refus de son enregistrement (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, Organisation macédonienne unie Ilinden et autres, précité, § 77, et Maison de la civilisation macédonienne c. Grèce, no 1295/10, § 43, 9 juillet 2015). Il s’ensuit que le second motif retenu par les juridictions ne pouvait pas non plus justifier le refus d’enregistrement de l’association requérante.
47. S’agissant enfin de la position du Gouvernement, qui s’appuie sur l’arrêt Gorzelik et autres (précité) pour soutenir que la restriction à la liberté d’association imposée en l’espèce était justifiée (paragraphe 27 ci-dessus), la Cour observe que, dans cet arrêt, qui concernait le refus d’enregistrer une association au motif que son nom et ses statuts la définissaient comme une organisation de la minorité nationale silésienne en Pologne, elle a considéré que ce refus était justifié au regard de l’article 11 § 2 de la Convention par la nécessité de protéger l’ordre juridique interne et les droits d’autres groupes ethniques contre une tentative escomptée de la part de l’association de bénéficier de manière indue de certains privilèges électoraux. En effet, en droit polonais, la qualification de « minorité nationale » entraînait automatiquement certains privilèges électoraux si l’organisation décidait de participer aux élections (arrêt précité, §§ 101-105). Les circonstances de l’affaire Gorzelik et autres diffèrent donc de celles de la présente espèce, dans laquelle il n’apparaît pas que le droit interne attache un privilège électoral ou d’autres conséquences juridiques spécifiques à l’usage des adjectifs « nationale turque » dans le nom de l’association requérante, lesquels auraient pu justifier une restriction à la liberté d’association.
48. Eu égard à l’ensemble des arguments qui précèdent, la Cour considère que le refus d’enregistrer l’association requérante n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et a emporté violation de l’article 11 de la Convention.
MAISON DE LA CIVILISATION MACÉDONIENNE ET AUTRES c. GRÈCE
arrêt du 9 juillet 2015 requête 1295/10
Violation de l'article 11 : le refus d'enregistrer une association de protection de culture et langue macédonienne n'est pas justifiée par une atteinte à l'ordre public.
1. Sur l’existence d’une ingérence
30. Pour les requérants – et le Gouvernement ne le conteste pas – le rejet de la demande d’enregistrement s’analyse en une ingérence des autorités nationales dans l’exercice de leur droit à la liberté d’association, ingérence qui les auraient privés de la possibilité de poursuivre collectivement ou individuellement les buts fixés dans les statuts de la première requérante. C’est aussi l’opinion de la Cour et, partant, il y a eu en l’espèce ingérence dans le droit consacré par l’article 11 de la Convention.
2. Sur la justification de l’ingérence
31. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.
a) Prévue par la loi
32. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que l’ingérence en cause était « prévue par la loi » et qu’elle était fondée, notamment, sur les articles 12 de la Constitution et 78-80 du code civil (paragraphes 15 et 16 ci‑dessus).
b) But légitime
33. La Cour observe également qu’il n’est pas non plus contesté par les parties que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes, à savoir la sûreté publique et la défense de l’ordre public.
c) Nécessaire dans une société démocratique
i. Principes généraux pertinents
34. Tout en se référant aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence pertinente en matière de liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 88-93, CEDH 2004‑I, et les références qui s’y trouvent citées, et Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 61, 11 octobre 2011), la Cour rappelle que le droit qu’énonce l’article 11 inclut celui de fonder une association. La possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de tout sens (Sidiropoulos et autres, précité, § 40).
35. En conséquence, pour juger de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les États ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante.
36. Par ailleurs, la Cour rappelle que, lorsqu’elle exerce son contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, § 96, et Sidiropoulos et autres, précité, § 40).
ii. Application des principes précités à la présente espèce
37. Il est utile de rappeler d’emblée que dans l’affaire Sidiropoulos et autres (arrêt précité), la Cour a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention, après avoir notamment admis que les buts de l’association requérante, tels que mentionnés dans les statuts de celle-ci, lui paraissaient « parfaitement clairs et légitimes » (Sidiropoulos et autres, précité, § 44). Elle a aussi écarté l’argument retenu à l’époque par les juridictions internes, à savoir qu’elles voyaient dans l’emploi du terme « macédonienne » par la société requérante l’intention de ses fondateurs de porter atteinte à l’intégrité territoriale de la Grèce ; en particulier, elle a admis que « cette affirmation se fondait sur une simple suspicion quant aux véritables intentions des fondateurs de l’association et aux actions que celle-ci aurait pu mener une fois qu’elle aurait commencé à fonctionner » (Sidiropoulos et autres, précité, § 45). Enfin, dans le même arrêt, la Cour a relevé que n’ayant jamais existé, l’association en cause n’a pas eu le temps de mener des activités inconciliables avec les buts mentionnés dans ses statuts, comme le soutenait le Gouvernement. En tout état de cause, dans l’affirmative les autorités internes ne seraient pas désarmées, puisque la juridiction compétente pourrait ordonner, sur la base de l’article 105 du code civil, la dissolution de l’association, si celle-ci poursuivait un but différent de celui fixé par les statuts ou si son fonctionnement s’avérait contraire à la loi, aux bonnes mœurs ou à l’ordre public (Sidiropoulos et autres, précité, § 46).
38. En l’occurrence, la Cour note que les juridictions internes ont rejeté la demande d’enregistrement de l’association requérante en se fondant plus ou moins sur la même ligne de raisonnement que celle adoptée par elles dans l’affaire Sidiropoulos et autres (arrêt précité). En particulier, la cour d’appel de la Macédoine de l’Ouest, après avoir fait une longue analyse de la « question macédonienne », est arrivée à la conclusion que les termes « Macédoine slave » ou « nation macédonienne » n’avaient aucune réalité. En se fondant sur ces conclusions, confirmées ensuite par la Cour de cassation, la cour d’appel a notamment conclu à l’absence « de civilisation ou de langue macédoniennes ». Elle a considéré que les statuts de l’association requérante et l’emploi du terme « macédonien » pourraient provoquer la confusion au sein du pays quant à l’identité de l’association et perturber l’ordre public.
39. En premier lieu, la Cour note que les buts de l’association requérante mentionnés, de manière générale, dans ses statuts pouvaient difficilement porter à eux seuls atteinte à l’ordre public. Il est opportun sur ce point de rappeler que dans son arrêt Sidiropoulos et autres, précité, la Cour a déjà considéré que « à supposer même que les fondateurs d’une association comme celle de l’espèce se prévalent d’une conscience minoritaire, le Document de la Réunion de Copenhague de la Conférence sur la dimension humaine de la CSCE (chapitre IV) du 29 juin 1990 et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe du 21 novembre 1990 – que la Grèce a signés du reste – autorisent ceux-ci à créer des associations pour protéger leur patrimoine culturel et spirituel » (Sidiropoulos et autres, précité, § 44).
40. En deuxième lieu, il ne ressort pas du dossier que les requérants sous les nos 2-8 aient entrepris à l’époque des faits des initiatives et/ou mené des actions susceptibles de compromettre l’ordre public en Grèce. Dans son arrêt no 243/2005, la cour d’appel de la Macédoine de l’Ouest ne s’est référée qu’à des actions, entreprises en 1990 et 1991, par certains membres fondateurs de l’association requérante pour conclure que les requérants s’étaient engagés dans la promotion de l’idée de l’existence d’une minorité macédonienne en Grèce. Or, les faits relevés par la cour d’appel ne sont relatifs qu’à un temps révolu qui ne concerne pas la période litigieuse en cause, à savoir celle couvrant la demande d’enregistrement de l’association requérante plus de dix ans après.
41. Enfin, à l’instar de l’arrêt Sidiropoulos et autres (précité), la Cour estime qu’un élément particulièrement pertinent en l’occurrence est l’état du droit interne quant au contrôle de l’enregistrement des associations à but non lucratif. En effet, l’article 12 de la Constitution précise que la création d’associations ne peut pas être soumise à une autorisation préalable. De sa part, l’article 81 du code civil n’autorise pas les tribunaux à exercer un contrôle d’opportunité d’une demande d’enregistrement d’une association à but non lucratif (Sidiropoulos et autres, précité, § 45).
42. La Cour note qu’en l’espèce, afin de procéder à l’appréciation des buts et de l’activité potentielle de la première requérante, les juridictions internes se sont fondées sur le fait que les articles 9-11 de la Convention incluaient la notion d’ordre public parmi les buts légitimes susceptibles de justifier une restriction des droits garantis (voir paragraphe 10 ci-dessus). Or, dans ce cas, elles auraient aussi dû prendre en compte la jurisprudence pertinente de la Cour, qui favorise l’enregistrement d’une association et non pas le contrôle préalable de sa légalité, lorsque le droit interne prévoit des clauses permettant le suivi de son activité a posteriori (voir, entre autres, Emin et autres c. Grèce, no 34144/05, § 31, 27 mars 2008).
43. Ainsi, concernant l’état du droit interne en l’espèce, à supposer que des actions concrètes susceptibles de porter atteinte à l’ordre public en Grèce se seraient confirmées après l’enregistrement de l’association requérante, les autorités nationales ne se trouveraient pourtant pas désarmées : en vertu de l’article 105 du code civil, le tribunal de grande instance pourrait ordonner la dissolution de l’association requérante si elle poursuivait un but différent de celui fixé par ses statuts ou si son fonctionnement s’avérait contraire à la loi, aux bonnes mœurs ou à l’ordre public (voir Sidiropoulos et autres, précité, § 46).
44. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le refus d’enregistrer l’association en cause a été disproportionné par rapport aux buts légitimes retenus par les juridictions internes. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.
DISSOLUTION D'UNE ASSOCIATION, D'UN PARTI OU SYNDICAT
Cliquez sur un lien bleu pour accéder gratuitement à la jurisprudence de la CEDH sur :
- DISSOLUTION OU SANCTION D'UNE ASSOCIATION A CARACTÈRE CIVIL, ADMINISTRATIF OU PÉNAL
- DISSOLUTION OU SANCTION DE PARTIS POLITIQUES
- DISSOLUTION OU SANCTION D'UNE FONDATION OU ASSOCIATION RELIGIEUSE
- LICENCIEMENT DES REPRÉSENTANTS SYNDICAUX OU SANCTION CONTRE UN SYNDICAT
DISSOLUTION OU SANCTION D'UNE ASSOCIATION
A CARACTÈRE CIVIL, ADMINISTRATIF OU PÉNAL
Korkut et Amnesty International Türkiye c. Türkiye requête n o 61177/09
Art 11 : Violation de la Convention en raison d’une amende administrative infligée au Président d’Amnesty International Türkiye
L’affaire concerne l’imposition au président de la section turque d’Amnesty International d’une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration les fonds qu’elles perçoivent de l’étranger avant de les utiliser. En ce qui concerne l’article 6 de la Convention, la Cour juge qu’en s’appuyant exclusivement sur les conclusions du rapport d’inspection établi par l’administration et en ne répondant pas aux moyens soulevés par les requérants, les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions. En ce qui concerne l’article 11 de la Convention, la Cour juge que les requérants, qui avaient déclaré à l’administration locale les contributions financières que l’association requérante avait perçues de son siège international aux fins de couvrir des dépenses courantes, n’ont pas été en mesure de prévoir, à l’époque des faits, si ces déclarations seraient considérées comme tardives et sanctionnées par une amende administrative. La condition de prévisibilité de la loi interne, découlant de l’article 11 de la Convention, n’était donc pas satisfaite et l’ingérence dans le droit à la liberté d’association des requérants n’était dès lors pas prévue par la loi à l’époque des faits.
Art 6 § 1 (civil) • Condamnation du président de la section turque d’Amnesty International à une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant utilisation les fonds perçus de l’étranger • Décisions insuffisamment motivées par les juridictions internes
Art 11 • Liberté d’association • Ingérence non prévu par une loi prévisible
CEDH
Art 6-1 :
48. Les requérants soutiennent que les juridictions nationales ne se sont fondées, pour rejeter le recours dont ils les avaient saisies, que sur le rapport d’inspection qu’avait dressé l’administration. Ces juridictions n’auraient selon eux procédé à aucune recherche complémentaire, seraient restées en défaut de recueillir les documents pertinents et auraient omis de répondre aux moyens de défense qu’ils avaient avancés devant elles.
49. Se référant à la motivation de la décision du tribunal d’instance du 5 décembre 2008, le Gouvernement plaide que l’imposition de la sanction administrative litigieuse s’y trouvait pleinement justifiée par les dispositions de l’article 21 de la loi no 5253. Il ajoute que les requérants n’avaient pas présenté à cette juridiction des documents qu’ils ont soumis par la suite à la cour d’assises.
50. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les cours et tribunaux doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’apprécier dans chaque espèce à la lumière des circonstances qui lui sont propres (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I). Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation implique que toute partie à une procédure judiciaire doit pouvoir escompter une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303‑A, et Higgins et autres c. France, 19 février 1998, §§ 42-43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Par ailleurs, la Cour vérifie si la motivation des décisions rendues par les juridictions nationales n’est pas automatique ou stéréotypée (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017, avec les références qui s’y trouvent citées).
51. La Cour relève que, devant le tribunal d’instance, juridiction de première instance, et devant la cour d’assises, les requérants ont fondé sur plusieurs moyens sérieux leur contestation de la condamnation de M. Korkut à une amende administrative pour non-respect d’une exigence prévue à l’article 21 de la loi sur les associations. Ils ont ainsi tout d’abord mis en cause la manière dont l’amende administrative lui avait été infligée (absence d’indication des dates et montants des aides étrangères ayant donné lieu aux amendes administratives et défaut d’examen approfondi). Ils ont ensuite contesté la décision quant au fond, en soutenant que la législation ne trouvait pas à s’appliquer dans leur cas, à savoir pour des transferts provenant du siège international de l’association requérante et destinés à payer certains frais courants de l’association. Enfin, devant la cour d’assises, ils ont présenté une lettre signée par la direction des associations de la préfecture d’Istanbul expliquant que des fonds transférés par le siège international d’une organisation vers la section turque de ladite organisation et employés pour payer des frais courants n’étaient en principe pas soumis à l’obligation de déclaration prévue par l’article 21 de la loi no 5253 (paragraphe 17 ci‑dessus).
52. La Cour observe qu’il n’est pas contesté entre les parties que les requérants ont eu accès à un tribunal qui avait plénitude de juridiction pour se prononcer sur l’affaire et compétence pour annuler l’amende en question. Par ailleurs, l’article 28 de la loi sur les fautes administratives prévoit une procédure dans le cadre de laquelle la juridiction de première instance, conformément aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes, recueille les observations des parties avant de se prononcer sur toutes les questions de forme et de fond. En tant qu’organe de sanction, la préfecture doit transmettre ses observations au tribunal d’instance en y joignant une copie de l’intégralité du dossier relatif à l’amende administrative en cause, et il appartient au tribunal d’instance, de son côté, de communiquer aux requérants une copie desdites observations. Le tribunal peut ensuite convoquer et entendre les parties sur demande ou d’office, et il doit donner la parole en dernier au requérant avant de rendre son verdict (paragraphe 23 ci‑dessus).
53. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de réexaminer les faits d’une affaire qui a été examinée par les juridictions internes, ni d’agir en tant que « juridiction de quatrième instance » en statuant sur la culpabilité ou l’innocence d’un requérant (voir, Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, § 149, 18 décembre 2018). Il s’agit plutôt de vérifier si la procédure dans son ensemble était conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010). L’une de ces exigences est que les juridictions internes examinent les arguments les plus importants avancés par les parties et expliquent pourquoi elles les acceptent ou les rejettent. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 50), même si l’étendue de cette obligation peut varier selon la nature de la décision et doit s’apprécier dans chaque espèce à la lumière des circonstances propres à celle-ci, le fait pour un tribunal de ne pas examiner ou d’examiner de façon manifestement arbitraire un argument sérieux est incompatible avec la notion de procès équitable (voir, mutatis mutandis, Vetrenko c. Moldova, no 36552/02, § 55, 18 mai 2010).
54. En l’espèce, la Cour estime qu’on ne saurait considérer que les moyens soulevés par les requérants (paragraphe 51 ci-dessus) aient été insignifiants ou impropres à influencer l’issue de la procédure. Or elle ne relève dans les décisions des juridictions internes aucune analyse approfondie de ces moyens. En effet, le verdict rendu le 5 décembre 2008 par le tribunal d’instance se fonde – comme les requérants le soutiennent – sur les seuls documents soumis par la préfecture ; quant à la cour d’assises, elle a confirmé ce jugement par un arrêt sommaire, sans se prononcer sur aucun des moyens soulevés devant elle par les requérants. Il ne faut pas perdre de vue que l’association requérante avait pourtant, preuve à l’appui, expliqué avoir déclaré les fonds qu’elle avait, en tant que section turque d’Amnesty International, reçus du siège international et de sections nationales de l’organisation à l’étranger, même si deux de ces déclarations avaient été effectuées tardivement. En outre, la Cour estime qu’il était crucial que les juridictions examinent dûment la question de savoir si de tels fonds provenant du siège de l’organisation « mère » relevaient ou non de l’article 21 de la loi no 5253. Il s’agit là, sans aucun doute, des questions centrales l’affaire.
55. La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas présenté au tribunal d’instance des documents qu’ils ont ensuite soumis à la cour d’assises, et présume que le Gouvernement entend suggérer ainsi que le défaut de motivation du tribunal d’instance était dû à ce manquement. Elle ne saurait cependant donner beaucoup de poids à un tel argument, étant donné le caractère rudimentaire de la procédure suivie devant cette juridiction. En effet, le tribunal d’instance a rendu son verdict le 5 décembre 2008, aussitôt après avoir reçu, le 20 novembre 2008, les documents relatifs à l’inspection dont l’association requérante avait été l’objet et d’autres pièces se rapportant à l’affaire. En privant ainsi les requérants de la possibilité d’exposer leurs thèses et de présenter les justificatifs correspondants dans le cadre d’une audience ou sous la forme d’observations écrites, le tribunal ne semblait pas avoir suivi les règles procédurales énoncées à l’article 28 de la loi no 5326 (paragraphe 23 ci‑dessus, et voir aussi Hiro Balani c. Espagne, no 18064/91, 9 décembre 1994, § 28, série A no 303‑B).
56. La Cour constate qu’en s’appuyant exclusivement sur les conclusions du rapport d’inspection établi par l’administration et en ne répondant pas aux moyens soulevés par les requérants, les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions.
57. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Art 11
a) Sur l’existence d’une ingérence
69. L’article 11 protège les associations de toute ingérence injustifiée de l’État. Pareille ingérence se manifeste habituellement par un refus d’enregistrement ou par la dissolution d’une association (pour un aperçu des différentes formes que peuvent prendre semblables restrictions, voir Ecodefence et autres c. Russie, nos 9988/13 et 60 autres, § 81, 14 juin 2022), mais elle peut aussi consister en des limitations de financement ou des inspections entravant l’activité d’une association. Dans l’affaire Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie (no 19920/13, § 72, 26 avril 2016 (extraits)), la Cour a ainsi jugé qu’en soumettant un parti politique à des inspections et en lui imposant des sanctions, les autorités l’avaient empêché de se livrer à ses activités. Ces considérations trouvent à s’appliquer mutatis mutandis en l’espèce.
70. La Cour convient qu’il faut surveiller les activités financières des associations à des fins de fiabilité et de transparence. Elle partage donc l’opinion du Gouvernement selon laquelle le contrôle des finances des associations ne pose pas en lui-même de problème sur le terrain de l’article 11, et elle reconnaît aux États membres une marge d’appréciation relativement étendue quant aux modalités de contrôle des finances des associations et aux sanctions imposables en cas de transactions financières irrégulières (voir, mutatis mutandis, Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 70). Cela dit, cette marge d’appréciation n’est pas illimitée, et un contrôle des finances d’une association peut, s’il a pour effet d’entraver les activités de cette dernière, s’analyser en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association. En effet, une mesure d’ordre économique, financier ou fiscal prise contre une association peut s’analyser en une violation de l’article 11 de la Convention s’il est démontré que cette mesure a réellement et fortement entravé l’exercice des droits qu’il garantit (voir, mutatis mutandis, Église de Jésus‑Christ des saints des derniers jours c. Royaume-Uni, no 7552/09, § 30, 4 mars 2014).
71. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que la procédure judiciaire engagée contre M. Korkut en sa qualité du président de l’association requérante, a abouti à une décision de lui infliger une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant utilisation les fonds qu’elles perçoivent de l’étranger. Cette mesure litigeuse a donc eu un effet direct sur l’exercice du droit à la liberté d’association de M. Korkut. Par conséquent, elle peut être considérée comme une ingérence à l’exercice du droit de ce requérant à la liberté d’association (voir, mutatis mutandis, Ecodefence et autres, précité, § 86). Par ailleurs, la Cour ne doute pas que l’association requérante, bien qu’elle n’était pas partie à la procédure interne, avait un intérêt légitime à déposer devant la Cour un grief tiré de l’article 11 de la Convention (RID Novaya Gazeta et ZAO Novaya Gazeta c. Russie, no 44561/11, § 65, 11 mai 2021). En particulier, elle relève que même si l’obligation de déclaration des fonds provenant de l’étranger ne pose pas en elle-même de problème au regard de l’article 11 de la Convention, la sanction en cause a pu avoir une incidence considérable sur les activités de l’association requérante, étant donné qu’il s’agissait essentiellement, comme les requérants le soulignent, de subsides versés par le siège de l’association « mère » à l’une de ses sections nationales et servant à payer certains frais courants de cette dernière. En effet, il s’agit selon les éléments du dossier de la principale source de financement des activités de celle-ci. La Cour estime en conséquence que les activités de l’association requérante ont pu être considérablement affectées par l’inspection en question et la procédure judiciaire qui s’en est suivie et qui s’est soldée par l’imposition d’une sanction. Elle rappelle avoir déjà jugé que de telles exigences contraignantes ont pour effet d’entraver les activités d’une organisation et peuvent, en elles-mêmes, constituer une ingérence dans le droit à la liberté d’association (voir Ecodefence et autres, précité, § 83, avec les références citées). Par ailleurs, la Cour estime que l’amende en question n’était pas d’un montant négligeable. Enfin, elle prend note de l’argument des requérants selon lequel la procédure d’inspection ayant abouti à la décision litigieuse a été utilisée comme un moyen de pression. Elle conclut de ce qui précède que la mesure en question s’analyse en une ingérence dans les activités de l’association requérante et donc dans l’exercice du droit à la liberté d’association de deux requérants garanti par l’article 11 de la Convention.
72. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette aussi l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement quant au grief fondé sur l’article 11 de la Convention. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était justifiée au regard de l’article 11 § 2.
b) Sur la justification de l’ingérence
73. Pareille ingérence enfreint l’article 11 sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?
74. La Cour examinera tout d’abord si les mesures prises contre les requérants peuvent être considérées comme ayant été « prévues par la loi ». Elle rappelle que l’ingérence avait son fondement légal dans l’article 21 de la loi sur les associations et de l’article 18 du règlement correspondant, lesquels régissaient la manière dont les associations pouvaient recevoir des fonds provenant de l’étranger (paragraphes 21 et 24 ci-dessus).
75. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » n’impliquent pas seulement que la mesure litigieuse ait une base en droit interne. Ils se réfèrent aussi à la qualité de la loi en question. Ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir les circonstances et les conditions dans lesquelles les autorités publiques sont habilitées à recourir à la mesure en question. Le droit interne doit également offrir une certaine protection juridique contre une ingérence arbitraire des autorités publiques dans l’exercice des droits garantis par la Convention (Ecodefence et autres, précité, § 90). Le niveau de précision de la législation interne – laquelle ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30 in fine, CEDH 2004‑I, avec les références citées).
76. La Cour doit donc examiner au regard des circonstances particulières de l’espèce la qualité de la loi sur laquelle s’est fondée l’ingérence, en déterminant si cette loi était accessible et prévisible.
77. La Cour note que les parties s’accordent à dire que le contrôle des comptes de l’association requérante et les sanctions qui en ont résulté étaient fondés sur les articles 21 et 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les associations (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Elle observe qu’en vertu de l’article 21 de ladite loi, les associations peuvent recevoir des contributions financières de particuliers et d’organisations à l’étranger à condition qu’elles en informent l’administration locale. L’article 18 du règlement sur les associations précise notamment que cette déclaration doit être effectuée préalablement à l’« utilisation » des fonds concernés (paragraphe 24 ci-dessus). L’article 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les fautes administratives tel qu’en vigueur à l’époque des faits disposait que le non-respect de l’obligation prévue à l’article 21 était passible d’une amende administrative. D’un point de vue formel, l’ingérence en cause avait donc une base en droit interne. Quant à l’accessibilité des dispositions en question, la Cour constate qu’elle ne prête pas à controverse.
78. L’association requérante soutient néanmoins que ces dispositions ne satisfaisaient pas à la condition de « légalité » posée à l’article 11 § 2 de la Convention. Elle plaide, d’une part, qu’elles n’indiquaient pas avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles une association constituant – comme c’est son cas – la section nationale d’une organisation ayant son siège à l’étranger pouvait recevoir des fonds provenant de son siège ou d’autres sections nationales et, d’autre part, qu’elles manquaient de clarté quant aux sanctions applicables en cas d’irrégularité. Elle ajoute notamment qu’elle avait en réalité déclaré rapidement à l’administration locale tous les fonds qu’elle avait reçus de l’étranger. Enfin, elle conteste en particulier la manière dont la sanction litigieuse lui a été infligée, et persiste à dire qu’il était quasiment impossible de déterminer à quelle date ces fonds avaient été utilisés, étant donné qu’ils avaient servi à payer quotidiennement certains frais courants de l’association.
79. En ce qui concerne le financement des associations, la Cour tient à souligner que, si l’importance que revêt la finalité du contrôle des comptes des associations est incontestable, celui-ci ne devrait jamais être politiquement instrumentalisé à des fins de mainmise. Dans l’affaire Cumhuriyet Halk Partisi (arrêt précité, § 88), elle a dit que des critères stricts de « prévisibilité » devaient être retenus à l’égard des lois régissant le contrôle des finances des partis politiques, pour ce qui était tant des exigences applicables que des sanctions en cas de manquement à ces exigences de façon à éviter que le mécanisme de contrôle des comptes soit détourné à des fins politiques. Ces considérations exprimées dans le cadre du contrôle des finances des partis politiques doivent mutatis mutandis s’appliquer au cas d’espèce, compte tenu du fait que l’association requérante, une organisation non gouvernementale œuvrant dans le domaine des droits de l’homme, exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016, avec les références citées). La Cour doit donc rechercher à présent si les lois turques pertinentes en vigueur à l’époque des faits étaient conformes à cette exigence de prévisibilité.
80. La Cour observe d’emblée qu’à l’époque des faits, il n’existait pas de disposition spécifique et claire réglementant la perception par une association constituant la section nationale d’une organisation internationale de fonds provenant de son siège ou de sections nationales de la même organisation situés à l’étranger. Ce vide juridique n’a été comblé qu’en 2020 par l’ajout d’un nouveau paragraphe à l’article 18 du règlement sur les associations (paragraphe 24 ci-dessus).
81. Cela dit, la Cour relève également que les exemples d’application de l’article 21 de la loi sur les associations fournis par le Gouvernement démontrent que l’article 32 § 1, alinéa l) (correspondant à l’alinéa k) de cette loi telle qu’amendée en 2008) n’a jamais été appliqué dans des conditions semblables à celles de l’espèce. Ces exemples concernaient en effet des contributions financières étrangères reçues par des associations qui n’étaient pas des sections nationales d’associations ayant leur siège à l’étranger. De surcroît, il ressort de la lettre adressée le 31 octobre 2006 à l’Open Society Türkiye par la direction départementale des associations d’Istanbul que des fonds provenant du siège d’une organisation internationale ne relevaient pas en principe de l’article 21 de la loi no 5253 (paragraphe 17 ci-dessus). Ces éléments démontrent que le cas d’espèce constitue l’unique exemple d’une amende administrative imposée à une section nationale d’une organisation internationale pour non-respect de l’exigence prévue à l’article 21 de loi sur les associations à l’égard de fonds étrangers provenant du siège social ou d’autres sections nationales de la même association.
82. La Cour reconnaît qu’il n’est ni possible ni souhaitable que la rédaction des lois soit d’une exactitude ou d’une rigidité absolues et que beaucoup d’entre elles se servent, par la force des choses, de formules plus ou moins générales. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes. Par conséquent, le fait qu’une disposition légale peut être interprétée de plusieurs manières ne suffit pas à faire conclure à un manquement à l’exigence de « prévisibilité » au regard de la Convention (voir, parmi d’autres, Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 92).
83. Pour se prononcer sur ce point, la Cour doit normalement rechercher si les juridictions turques avaient effectivement dégagé à l’époque des faits une jurisprudence cohérente, claire et précise permettant aux requérants de prévoir comment les exigences de l’article 21 de la loi sur les associations concernant les fonds provenant de l’étranger seraient interprétées et appliquées en pratique et de régler leur conduite en conséquence (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 46, CEDH 2001‑VIII). Or force est de constater que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une jurisprudence constante établissant que le non-respect des exigences prévues à l’article 21 de la loi sur les associations dans des circonstances semblables à celles de l’espèce pouvait entraîner l’imposition d’une sanction administrative en application de l’article 32 de la loi sur les fautes administratives (paragraphe 25‑27 ci-dessus). Les griefs d’imprévisibilité formulés par les requérants n’ont donc pas été réfutés.
84. La Cour rappelle également la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 de la Convention. En effet, en s’appuyant exclusivement sur les conclusions du rapport d’inspection établi par l’administration et en restant en défaut de répondre aux moyens essentiels soulevés par les requérants, les juridictions internes ont tout simplement choisi de ne pas traiter les questions fondamentales posées par la présente affaire. Or les ambiguïtés relevées ci-dessus auraient pu être dissipées si les juridictions nationales avaient procédé à un contrôle juridictionnel approfondi. Au demeurant, rien ne démontre que les juges saisis du recours puis de l’opposition du requérant aient cherché à soupeser les divers intérêts en présence en appréciant notamment la nécessité de la mesure litigieuse. En d’autres termes, il est clair que le contrôle juridictionnel n’a pas fourni de garanties adéquates et efficaces contre l’exercice arbitraire et discriminatoire du large pouvoir discrétionnaire laissé à l’exécutif (Ecodefence et autres, précité, § 118).
85. La Cour a déjà jugé que pour être conforme au critère de « légalité » découlant de l’article 11 § 2 de la Convention, la loi doit être formulée avec assez de précision pour permettre au justiciable de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être entraînées par un acte déterminé et de régler sa conduite en conséquence (voir, parmi d’autres, Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 105). Or, en l’espèce, les requérants, qui avaient déclaré à l’administration locale les contributions financières que l’association requérante avait perçues de son siège international aux fins de couvrir des dépenses courantes, n’ont pas été en mesure de prévoir, à l’époque des faits, si ces déclarations seraient considérées comme tardives et sanctionnées par une amende administrative.
86. La Cour conclut de ce qui précède que la condition de prévisibilité découlant de l’article 11 § 2 n’était pas satisfaite en l’espèce et que, dès lors, l’ingérence en question n’était pas prévue par la loi à l’époque des faits.
87. Dans ces conditions, point n’est besoin pour la Cour de rechercher si les autres conditions posées au second paragraphe de l’article 11 de la Convention ont été remplies en l’espèce, c’est-à-dire si l’ingérence poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés audit paragraphe et si elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la poursuite de ce ou ces buts (Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 108).
88. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Adana TAYAD c. Turquie du 23 juillet 2020 requête n° 59835/10
Article 11 : La dissolution de l’association d’entraide et de solidarité avec les familles des détenus et condamnés d’Adana a violé la Convention.
L’affaire concerne la dissolution de l’association requérante Adana TAYAD prononcée par le tribunal de grande instance pour cause d’activités illégales de certains membres du comité directeur de l’association alors que les jugements rendus dans les procédures relatives à ces infractions n’étaient pas encore définitifs. La Cour rappelle que la dissolution pure et simple d’une association constitue une mesure extrêmement sévère, entraînant des conséquences importantes pour ses membres, et qu’elle ne peut être tolérée que dans des circonstances très sérieuses. L’article 11 impose à l’État une charge élevée de justification pour une telle mesure. La Cour juge en particulier que faute d’avoir établi l’existence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure de dissolution de l’association, les autorités nationales ne se sont pas acquittées de leur charge de justifier comme il se devait cette mesure attentatoire à la substance même de la liberté d’association. Dès lors, la Cour considère qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
LES FAITS
La requérante, Association d’entraide et de solidarité avec les familles des détenus et condamnés d’Adana (Adana Tutuklu ve Hükümlü Aileleriyle Yardımlaşma ve Dayanışma Derneği – Communément appelée Adana TAYAD), est une association de droit turc. Le but déclaré par les fondateurs de l’association était d’apporter une aide et un soutien aux familles des détenus et condamnés. Le 18 janvier 2008, la direction départementale de la sécurité d’Adana reçut une information confidentielle selon laquelle des signatures avaient été recueillies en soutien à Abdullah Öcalan dans un quartier de la ville pendant trois ou quatre jours et les pétitions regroupant ces signatures avaient été remises à l’association Adana TAYAD. Afin de vérifier cette information, les autorités procédèrent à une perquisition dans les locaux de l’association. Du 21 avril au 13 mai 2008, une commission établie le 31 janvier 2008 sur accord du gouverneur d’Adana procéda à un contrôle de l’association. Il apparut que celle-ci n’était pas en mesure de présenter l’original ou une copie d’un document concernant ses revenus, et que la comparaison de la liste des participants à l’assemblée générale du 24 décembre 2006 à celle des participants à l’assemblée générale du 8 juillet 2007 révélait des différences dans les signatures.
Auparavant, le 7 avril 2006, une procédure pénale pour violation de la loi sur les associations avait été engagée contre les dirigeants de l’association devant le tribunal correctionnel d’Adana. Le 10 avril 2006, le tribunal correctionnel avait condamné les accusés à six mois d’emprisonnement chacun, puis converti cette peine en une amende. La Cour de cassation confirma ce jugement le 27 mars 2012. À la suite de la perquisition, une procédure pénale fut engagée devant la cour d’assises d’Adana contre certains dirigeants de l’association pour propagande en faveur d’une organisation terroriste. Par une décision du 31 mars 2009, la cour d’assises condamna les accusés à deux ans d’emprisonnement chacun. Le 19 novembre 2012, la Cour de cassation cassa la décision afin que la cour d’assises procédât à une nouvelle appréciation. Elle nota que l’infraction en cause relevait du champ d’application de la loi n o 6352 qui était entrée en vigueur le 5 juillet 2012, selon laquelle « au stade de l’enquête, il est sursis aux poursuites ». Le 24 octobre 2013, la cour d’assises se ressaisit de l’affaire, se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation et décida de surseoir aux poursuites. Le 12 août 2008, le parquet d’Adana déposa auprès du tribunal de grande instance d’Adana un acte de mise en accusation dans le cadre d’une procédure civile et demanda la dissolution de l’association. Le 17 septembre 2009, le tribunal fit droit à la demande du parquet et prononça la dissolution de l’association. Il observa que l’association exerçait des activités qui ne correspondaient plus à l’objet défini dans ses statuts et qu’elle faisait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste illégale, et que dès lors, son but « était devenu contraire à la loi et à la morale » et son objet était devenu illégal en vertu de l’article 89 du code civil. Le 7 octobre 2009, l’association requérante se pourvut en cassation. Le 3 décembre 2009, la Cour de cassation confirma le jugement qui devint définitif.
Art 11 • Liberté d’association • Dissolution d’une association pour activités illégales de certains membres du comité directeur reposant sur des décisions pénales non définitives • Tribunaux civils devant procéder à une évaluation indépendante ne reposant pas automatiquement sur les conclusions des tribunaux pénaux contre les membres individuels de l’association • Mesure extrêmement sévère devant être exceptionnellement justifiée • Tribunal ne s’appuyant pas sur des motifs admissibles et convaincants pour justifier la dissolution • Potentiel effet dissuasif sur l’association, ses membres et sur les organisations promouvant les droits de l’homme • Omission d’envisager d’autres mesures moins rigoureuses • Absence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure de dissolution
Article 11
La Cour constate tout d’abord que les juridictions internes ont prononcé la dissolution de l’association requérante et mis fin à l’existence même de cette association, l’empêchant d’exercer toute activité associative. Cette mesure s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention. Cette ingérence était « prévue par la loi », à savoir l’article 89 du code civil, et tendait à la protection de l’ordre public. Il reste pour la Cour à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». L’action en dissolution de l’association a été ouverte à l’initiative du parquet d’Adana, le tribunal de grande instance a fait droit à cette demande et a prononcé la dissolution de l’association. La Cour observe que le tribunal de grande instance a fondé son jugement sur l’arrêt du 31 mars 2009 de la cour d’assises d’Adana, arrêt qui n’était pas encore définitif, et qu’il a prononcé la dissolution en se fondant principalement sur les informations contenues dans le dossier et en renvoyant au jugement par lequel le tribunal correctionnel d’Adana avait condamné certains dirigeants de l’association à une amende. La Cour reconnaît que les accusations portées par le procureur d’Adana contre plusieurs membres et dirigeants de l’association requérante étaient de nature sérieuse. Toutefois, la Cour est d’avis que les tribunaux civils auraient dû procéder à une évaluation indépendante ne reposant pas automatiquement sur les conclusions adoptées par les tribunaux pénaux contre les membres individuels de l’association défenderesse, d’autant que ces derniers verdicts n’étaient pas définitifs. La Cour rappelle que la dissolution pure et simple d’une association constitue une mesure extrêmement sévère, entraînant des conséquences importantes pour ses membres, et qu’elle ne peut être tolérée que dans des circonstances très sérieuses. L’article 11 impose à l’État une charge élevée de justification pour une telle mesure. La Cour considère que certains faits sur lesquels le tribunal s’est appuyé ne peuvent constituer à eux seuls une incitation au terrorisme. Le seul acte en l’espèce pouvant être constitutif d’une forme de propagande a été la distribution du journal Sope Roje ; toutefois, le jugement n’explique pas de manière convaincante dans quelle mesure le contenu de ce journal constituait une incitation au terrorisme. La Cour constate donc que le tribunal ne s’est pas appuyé sur des motifs admissibles et convaincants pour justifier la dissolution, ce qui peut avoir un effet dissuasif sur l’association requérante, sur ses membres mais aussi sur les organisations œuvrant pour la promotion des droits de l’homme. Enfin, à supposer que les faits reprochés eussent été prouvés, la Cour observe que les juridictions internes n’ont pas envisagé des mesures moins rigoureuses, et le Gouvernement n’a pas suffisamment démontré que la dissolution de l’association était la seule option en mesure d’atteindre les buts poursuivis par les autorités. Faute d’avoir établi l’existence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure litigieuse, les autorités nationales ne se sont pas acquittées de leur charge élevée à l’égard de cette mesure attentatoire à la substance même de la liberté d’association. Dès lors, la Cour considère qu’il n’a pas été démontré que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 11 de la Convention.
CEDH
a) Les principes généraux
27. Dans les arrêts Sidiropoulos et autres c. Grèce (10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV) et Gorzelik et autres c. Pologne ([GC], no 44158/98, §§ 88-96, CEDH 2004-I), la Cour a rappelé que les associations jouent un rôle essentiel dans le maintien du pluralisme et de la démocratie, et que les exceptions à la règle de la liberté d’association appellent une interprétation stricte. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.
Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non point de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 143, CEDH 2015).
28. Dans l’affaire Vona (arrêt précité, §§ 57 et 58), la Cour a opéré une distinction entre les partis politiques, dont la dissolution ne peut être justifiée qu’en cas d’atteinte à la société démocratique, et les autres associations, les « organisations sociales ». Elle a dit que la dissolution de pareilles organisations « doit être justifiée par des motifs pertinents et suffisants » tout comme la dissolution d’un parti politique, mais que « dans le cas d’une association, dont les possibilités d’exercer une influence au plan national sont plus réduites, il est légitime que la justification de restrictions préventives soit moins forte que lorsqu’il s’agit d’un parti politique », expliquant qu’« [é]tant donné qu’un parti politique et une association non politique n’ont pas la même importance pour une démocratie, seul le premier mérite que l’on procède à l’examen le plus rigoureux de la nécessité d’une restriction au droit d’association ». Elle a précisé que « [c]ette distinction doit être exercée avec suffisamment de souplesse ».
b) Application de ces principes en l’espèce
29. La Cour constate tout d’abord que les juridictions internes ont prononcé la dissolution de l’association requérante et mis fin à l’existence même de cette association, l’empêchant d’exercer toute activité associative. Contrairement au Gouvernement, elle considère que cette mesure s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention.
30. Elle constate ensuite que cette ingérence était « prévue par la loi », à savoir l’article 89 du code civil, ce que l’association requérante ne conteste pas.
31. Les parties ne contestent pas non plus que l’ingérence tendait à la protection de l’ordre public. La Cour n’aperçoit pas de raison d’adopter un point de vue différent.
32. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier étaient pertinents et suffisants.
33. Elle observe qu’en l’espèce l’action en dissolution de l’association a été ouverte à l’initiative du parquet d’Adana, et que le tribunal de grande instance a fait droit à cette demande et prononcé la dissolution de l’association. Le tribunal s’est fondé sur l’arrêt par lequel la cour d’assises d’Adana avait, le 31 mars 2009, condamné certains dirigeants de l’association, et il a cité le jugement du 10 avril 2008 du tribunal correctionnel d’Adana, avant que ces deux décisions ne soient devenues définitives (paragraphe 14 ci-dessus). Constatant que les activités de l’association ne correspondaient plus à l’objet défini dans ses statuts et qu’elle faisait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste illégale, il a jugé que son but « était devenu contraire à la loi et à la morale » et que son objet était devenu illégal en vertu de l’article 89 du code civil.
La Cour observe aussi et surtout que le tribunal de grande instance a fondé son jugement sur l’arrêt du 31 mars 2009 de la cour d’assises d’Adana, arrêt qui n’était pas encore définitif, et que, sans attendre l’issue des procédures pénales en cours concernant l’association, il a prononcé la dissolution de celle-ci en se fondant principalement sur les informations contenues dans le dossier et en renvoyant au jugement par lequel le tribunal correctionnel d’Adana avait condamné certains dirigeants de l’association à une amende.
34. La Cour reconnaît que les accusations portées par le procureur d’Adana contre plusieurs membres et dirigeants de l’association requérante étaient de nature sérieuse. En principe, pareille situation ne devrait pas empêcher les autorités de chercher à prouver, tout en respectant les normes pertinentes de la procédure civile et en offrant les garanties d’une procédure régulière, qu’une association s’est livrée à des activités prétendument illégales. Toutefois, pour prendre une décision sur la dissolution de l’association, les tribunaux civils devraient procéder à une évaluation indépendante qui ne repose pas automatiquement sur les conclusions adoptées par les tribunaux pénaux contre les membres individuels de l’association défenderesse, en particulier lorsque ces derniers verdicts ne sont pas définitifs.
35. La Cour rappelle par ailleurs que la dissolution pure et simple d’une association constitue une mesure extrêmement sévère (Tunceli Kültür ve Dayanışma Derneği c. Turquie, no 61353/00, § 32, 10 octobre 2006, Vona, précité, § 58, et Les Authentiks et Supras Auteuil 91 c. France, nos 4696/11 et 4703/11, § 80, 27 octobre 2016), entraînant des conséquences importantes pour ses membres, ne peut être tolérée que dans des circonstances très sérieuses (voir, mutatis mutandis, Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 62, 11 octobre 2011, avec la référence citée), et qu’en conséquence l’article 11 impose à l’État une charge élevée de justification pour une telle mesure. Elle devra donc examiner si cette mesure était en l’espèce exceptionnellement justifiée.
36. La Cour considère que certains faits sur lesquels le tribunal s’est appuyé, par exemple l’accrochage de photographies dans des locaux privés non ouverts au grand public, la collecte de signatures pour une pétition (dont le contenu n’a pas été explicité dans le jugement) et l’envoi de pétitions à des organes reconnus de protection des droits de l’homme, ne peuvent pas constituer à eux seuls une incitation au terrorisme. Le seul acte qui pourrait être constitutif d’une forme de propagande est la distribution du journal Sope Roje ; toutefois, le jugement ne précise aucunement la manière dont le journal a été distribué et, hormis quelques considérations générales relatives à sa teneur, il n’explique pas de manière convaincante dans quelle mesure le contenu constituait une incitation au terrorisme au regard de la jurisprudence de la Cour.
En tout état de cause, la Cour constate que le tribunal ne s’est pas appuyé sur des motifs admissibles et convaincants pour justifier la dissolution, ce qui peut avoir un effet dissuasif sur l’association requérante, sur ses membres ainsi que, dans un cadre plus général, sur les organisations œuvrant pour la promotion des droits de l’homme.
Enfin, à supposer même que les faits reprochés eussent été prouvés, les juridictions internes n’ont pas envisagé d’autres mesures moins rigoureuses, par exemple une amende ou la suspension des activités de l’association pour une durée limitée, et le Gouvernement n’a pas suffisamment démontré que la dissolution de l’association, qui était une mesure attentatoire à la substance même de la liberté d’association, fût la seule option apte à réaliser les buts poursuivis par les autorités (voir, mutatis mutandis, Association Rhino et autres, précité, § 65).
En somme, la Cour considère que, faute pour elles d’avoir établi l’existence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure litigieuse, les autorités nationales ne se sont pas acquittées de leur charge élevée à cet égard.
Dès lors, il n’a pas été démontré que l’ingérence fût « nécessaire dans une société démocratique ».
37. Ces éléments suffisent pour conclure qu’il y a eu, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 11 de la Convention.
Fondation MİHR c. Turquie du 7 mai 2019 requête n° 10814/07
Article 11 : La dissolution d’une fondation en raison de ses ressources financières insuffisantes n’a pas violé la Convention.
L’affaire concerne la dissolution de la fondation MİHR (Medeniyet, İrfan, Hayır, Refah Vakfı – fondation de civilisation, de connaissance, de bienfaisance et de prospérité) au motif que ses ressources financières étaient insuffisantes pour faire face à ses dépenses et pour réaliser ses buts statutaires. La Cour juge en particulier que le fait d’exiger de la fondation requérante qu’elle remplisse des critères financiers minimums provenait du besoin de préserver l’efficacité et la crédibilité du système des fondations d’utilité publique en Turquie. Elle considère que les raisons invoquées par les juridictions nationales – pour constater que la fondation requérante avait été dissoute en raison de difficultés financières – étaient pertinentes et suffisantes, que cette mesure répondait à un besoin social impérieux, était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et, dès lors, était nécessaire dans une société démocratique. La Cour ne constate en outre aucune absence d’équité dans la conduite de la procédure interne. Elle rejette la partie de la requête portant sur l’article 6 (droit à un procès équitable), estimant qu’elle est manifestement mal fondée.
LES FAITS
La requérante est une fondation dénommée MİHR (Medeniyet, İrfan, Hayır, Refah Vakfı – fondation de civilisation, de connaissance, de bienfaisance et de prospérité). Elle fut enregistrée au registre des fondations de Turquie en 1989 dans le but, notamment, d’apporter aux personnes dans le besoin des aides dans les domaines de l’islam, des technologies modernes, de la physique nucléaire et d’organiser des cours, de fonder des universités ou de rejoindre des universités existantes. En 2005, le tribunal de grande instance d’Ankara ordonna la dissolution de la fondation MIHR au motif que ses ressources ne suffisaient pas à faire face à ses dépenses et qu’elle n’était plus capable de réaliser ses buts statutaires. Les actifs financiers de la fondation furent transférés à une autre fondation poursuivant des objectifs similaires. Ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation en 2006. En 2014, la demande de réenregistrement de la fondation fut rejetée par les juridictions internes. Un recours individuel est pendant, depuis janvier 2018, à ce propos devant la Cour constitutionnelle turque.
CEDH
ARTICLE 11
34. La fondation requérante soutient que les juridictions nationales, lorsqu’elles ont ordonné sa dissolution pour incapacité à réaliser ses objectifs, ont en réalité agi dans le cadre d’une campagne visant à neutraliser toute organisation non gouvernementale non conforme au modèle de société préconisé par les militaires intervenus auprès du pouvoir politique le 28 février 1997 (mémorandum des forces armées demandant au parti politique Refah de quitter la coalition au gouvernement). Elle allègue dans ce contexte que, malgré les conclusions de certains rapports d’expertise selon lesquelles sa situation financière ne nécessitait pas sa dissolution, les juridictions l’ont tout de même ordonnée. En outre, selon elle, les juridictions devant lesquelles son affaire a été portée n’ont pas non plus tenu compte des pressions exercées à l’époque sur elle par l’administration, pressions qui auraient entraîné la limitation de ses activités d’organisation de rassemblements et de distribution à une échelle plus large, nationale, des livres rédigés par ses fondateurs.
35. Le Gouvernement expose le rôle particulier des fondations en droit turc : elles sont selon lui créées par l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources économique à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général. Le Gouvernement indique que les fondations ont rempli tout au long de l’histoire et remplissent encore aujourd’hui un rôle important de solidarité entre différentes fractions de la société et que, de ce fait, elles font assurément partie intégrante de l’ordre public. Il ajoute que les dispositions concernant le minimum de biens à affecter aux fondations et l’inspection par l’administration de la gestion de ces biens par les fondations sont destinées à assurer la crédibilité et l’efficacité des fondations afin de leur permettre de jouer pleinement leur rôle consistant à développer la cohésion sociale. Or, selon lui, la fondation requérante ne disposait plus des revenus nécessaires à la réalisation de ses objectifs prévus de manière très vaste par ses statuts et elle ne menait pas non plus d’activité pouvant être considérée comme définie par ses statuts.
36. La Cour accepte, pour les besoins de son examen, que le constat de dissolution de la fondation requérante par les juridictions civiles s’analyse en une ingérence dans la liberté d’association de celle-ci, nonobstant le fait que les tribunaux n’ont fait que constater que la fondation n’arrivait plus à fonctionner conformément aux objectifs fixés par ses statuts. La question de savoir si un tel constat est nécessaire dans une société démocratique sera examinée, le cas échéant, dans les paragraphes suivants.
37. La Cour accepte, à l’instar du Gouvernement, que les mesures litigieuses étaient prescrites par la loi, notamment par l’article 116 § 1 du code civil régissant le constat de dissolution d’une fondation.
38. Elle considère qu’il n’est pas suffisamment démontré par la fondation requérante que le constat de dissolution de celle-ci a été motivé par des raisons autres que celles exposées dans leurs décisions par les autorités judiciaires. Elle admet que le constat litigieux poursuivait au moins deux des buts légitimes énumérés à l’article 11 de la Convention : la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
39. Quant à la nécessité de cette mesure dans une société démocratique, la Cour rappelle que la possibilité pour les citoyens de créer une personne morale, dotée d’un patrimoine à son service dans le cas d’une fondation, afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association énoncé à l’article 11 de la Convention (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).
40. Par ailleurs, sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Dans certains cas de non-respect par une association des formalités juridiques raisonnables dont elle doit s’acquitter quant à sa création, son fonctionnement et son organigramme, la marge d’appréciation des États peut comprendre le droit de porter atteinte – sous réserve que celle-ci reste proportionnée – à la liberté d’association (Tebieti Mühafize Cemiyyeti et Israfilov c. Azerbaïdjan, no 37083/03, § 72, CEDH 2009). Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour. En outre, les exceptions prévues à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 de la Convention les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 94-96, CEDH 2004‑I, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).
41. En l’espèce, la Cour observe en premier lieu que la fondation MİHR n’a pas été dissoute en raison de ses statuts ou d’activités contraires à ses statuts, mais qu’elle a été déclarée dissoute faute de moyens financiers nécessaires pour mener des activités afin de réaliser ses objectifs. Elle note que les juridictions civiles nationales ont constaté que la fondation requérante ne faisait plus rien pour atteindre ses objectifs, puisqu’elle ne disposait pas de patrimoine en dehors de deux biens immobiliers dont les loyers très modestes étaient son unique revenu, que les dons qu’elle recevait étaient négligeables, que les bilans financiers relevant des périodes antérieure et postérieure au déclenchement de la procédure de constat de dissolution n’indiquaient aucun revenu significatif et que ses activités de publication ou d’émission de radio avaient été restreintes principalement pour des raisons économiques. La Cour observe aussi que l’absence d’autorisation pour quelques réunions que voulait organiser la fondation requérante et lors desquelles les participants auraient été appelés à adhérer aux préceptes du président de la fondation n’a pas eu de répercussions déterminantes sur la situation financière de l’intéressée. Il en va de même pour le rejet de l’Institut des recherches scientifiques de Turquie de fournir un soutien financier pour la distribution de certains livres au motif que ces publications n’avaient pas été élaborées selon des méthodes scientifiques.
42. La Cour observe aussi que les objectifs de la fondation requérante, prévus d’une façon substantielle par ses statuts (recherche, conseil et publications dans le domaine des principales sciences naturelles ou sociales, établissement d’universités ou de facultés dans le but de réaliser ces recherches, activités économiques et commerciales, différentes aides sociales, etc.) correspondent à des objectifs d’utilité publique et d’intérêt général. Elle estime, à l’instar du Gouvernement et à la lumière du rôle assumé par des fondations en droit et en pratique turcs pour assurer la cohésion sociale, que le fait d’exiger de la fondation requérante qu’elle remplisse des critères financiers minimums provenait du besoin de préserver l’efficacité et la crédibilité du système des fondations d’utilité publique en Turquie.
43. Dans ces circonstances, la Cour considère, sans préjudice à la question du rétablissement de la fondation requérante (question encore pendante devant les juridictions nationales), que les raisons invoquées par les juridictions nationales pour constater que la fondation requérante avait été dissoute pour difficultés financières étaient « pertinentes et suffisantes », que cette mesure répondait à un besoin social impérieux, était proportionnée au buts légitimes poursuivis et, dès lors, était nécessaire dans une société démocratique.
44. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
ARTICLE 6
45. Invoquant l’article 6 de la Convention et se fondant sur les mêmes faits, la fondation requérante se plaint aussi de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans la procédure aboutissant à sa dissolution dans la mesure où les juridictions n’auraient pas suivi les constats de certains rapports d’expertise lui donnant raison.
46. La Cour constate que le tribunal de grande instance d’Ankara intervenu en l’espèce a attentivement examiné, conformément aux exigences du contradictoire, les conclusions des expertises préparées à la demande des parties, y inclus celle de la fondation requérante, et les a pris en compte dans son appréciation des éléments de preuve exposé dans son jugement suffisamment motivé. Eu égard à tous les éléments dont elle dispose, la Cour conclut que le choix des experts et l’appréciation de leurs rapports ne font apparaître aucune absence d’équité dans la conduite de la procédure interne.
47. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle doit être rejetée comme étant irrecevable, en application de l’article 35 § 4 de la Convention
LES AUTHENTIKS ET SUPRAS AUTEUIL 91 c. FRANCE du 27 octobre 2016 Requêtes nos 4696/11 et 4703/11
Non violation de l'article 11 : La dissolution d'une association de supporteurs de foot du Paris Saint Germain est justifiée dans un but d'intérêt général, vu la grande marge d'appréciation de l'Etat, en cette matière.
a) Principes généraux
73. Dans les affaires Sidiropoulos et autres c. Grèce
(10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV) et Gorzelik et autres c. Pologne ([GC], no 44158/98, §§ 88 à 96, CEDH 2004‑I), la Cour a rappelé le rôle essentiel joué par les associations pour le maintien du pluralisme et de la démocratie et la stricte interprétation qu’il convenait de faire des exceptions visées à l’article 11. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.Dans son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse compte tenu de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
74. Dans l’affaire Vona c. Hongrie (no 35943/10, §§ 57 et 58, CEDH 2013), la Cour a opéré une distinction entre les partis politiques, dont la dissolution ne peut se trouver justifiée qu’en cas d’atteinte à la société démocratique, et les autres associations, nommées les organisations sociales. S’agissant de la dissolution de ces dernières, la Cour y a vu une mesure qui « doit être justifiée par des motifs pertinents et suffisants, tout comme pour la dissolution d’un parti politique bien que dans le cas d’une association, dont les possibilités d’exercer une influence au plan national sont plus réduites, il est légitime que la justification de restrictions préventives soit moins forte que lorsqu’il s’agit d’un parti politique. Étant donné qu’un parti politique et une association non politique n’ont pas la même importance pour une démocratie, seul le premier mérite que l’on procède à l’examen le plus rigoureux de la nécessité d’une restriction au droit d’association. Cette distinction doit être exercée avec suffisamment de souplesse ».
b) Application en l’espèce
75. La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent à considérer que la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence dans le droit à la liberté d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention. C’est également l’analyse de la Cour.
76. Elle constate ensuite que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir l’article L. 332-18 du CDS, ce que les requérantes ne contestent pas.
77. Les parties conviennent également de ce que l’ingérence tendait à la défense de l’ordre et à la prévention du crime. La Cour n’aperçoit pas de raison d’adopter un point de vue différent.
78. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.
79. La Cour note que, pour rejeter la demande d’annulation des décisions de dissolution, le Conseil d’État a considéré que les faits du 28 février 2010, consistant en des jets de projectiles sur les forces de l’ordre et en la participation à des faits graves de violence ayant notamment conduit au décès d’un supporter, étaient avérés. Il les a alors retenus à l’encontre des requérantes en tant qu’acte d’une particulière gravité, et a considéré qu’ils justifiaient la dissolution de celles-ci au regard des risques pour l’ordre public que présentaient les agissements de certains de leurs membres. La Cour relève également que le Conseil d’État a exclu que d’autres faits reprochés aux requérantes puissent fonder la dissolution au motif qu’ils n’étaient pas avérés ou qu’ils ne leur étaient pas imputables.
80. La Cour rappelle d’emblée que la dissolution pure et simple d’une association constitue une mesure extrêmement sévère (Tunceli Kültür ve Dayanışma Derneği c. Turquie, no 61353/00, § 32, 10 octobre 2006 ; Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 62, 11 octobre 2011 ; Vona, précité, § 58). Elle observe à ce titre qu’aucun acte de violence n’a été retenu contre les associations requérantes, en tant que personnes morales, ni contre leurs dirigeants. Elle note également qu’il ne ressort pas du dossier que les associations requérantes avaient un objet illicite ou autre que la défense de l’intérêt sportif.
81. Cela étant, la Cour constate que le Conseil d’État a considéré, au regard des pièces du dossier, que l’implication de certains membres des associations requérantes, qui faisaient partie de la mouvance « ultras » du PSG (paragraphe 11 ci-dessus), dans la rixe du 28 février 2010, n’était pas sérieusement contestable, ce qui, sous réserve de la gravité des faits, pouvait constituer un motif de dissolution des associations auxquelles ils appartenaient, en vertu des dispositions de l’article L. 332-18 du CDS (paragraphes 30 et 31 ci-dessus). Ces membres ont été identifiés, certains d’entre eux ont fait l’objet d’interdictions administratives de stade et trois autres ont été poursuivis pénalement ; l’un d’entre eux, d’après les informations à la disposition de la Cour, sera jugé prochainement devant la cour d’assises de Paris (paragraphe 70 ci-dessus). S’il n’a donc pas été retenu de manquement à l’encontre des associations requérantes, la participation aux évènements ayant conduit à des troubles à l’ordre public de certains supporters, agissant en tant que membres de l’association, est établie.
82. La Cour relève que pour lutter contre les phénomènes de violence dans les stades, le législateur a considéré nécessaire de permettre la dissolution d’une association de supporters en tant que mesure collective, et non exclusivement individuelle, de prévention des graves dérives constatées à l’occasion des manifestations sportives. La loi du 5 juillet 2006 a instauré cette possibilité, en cas d’actes répétés, et la loi du 2 mars 2010 l’a élargi à un acte d’une particulière gravité tout en introduisant une mesure intermédiaire permettant seulement de suspendre les activités d’une association (paragraphes 30 et 31 ci-dessus).
83. La Cour comprend qu’un État juge essentiel de lutter efficacement contre les violences dans les stades afin de satisfaire à l’aspiration légitime des individus à pouvoir assister à des manifestations sportives en toute sécurité. La récente Convention du Conseil de l’Europe rappelle cet impératif avec force (paragraphe 38 ci-dessus). Avec les lois précitées, le législateur entendait répondre à des actes d’une extrême violence ayant conduit à des atteintes à l’intégrité physique de supporters et à la mort de deux d’entre eux. L’application de ces dispositions législatives a été décidée en l’espèce à la suite de comportements commis en réunion, à savoir des jets de projectiles à l’encontre des forces de police, et de violents affrontements ayant abouti à la mort de Y.L., et alors que les compétitions du PSG allaient reprendre. Ces décisions s’inscrivaient dans un contexte particulièrement difficile, qui menaçait la tenue des compétitions de football et qui a conduit à la dissolution d’autres associations ou groupements de supporters du PSG (paragraphes 13 ci-dessus et paragraphe 84 ci-dessous). Appliquant l’article 11, la Cour a déjà déclaré que des atteintes à la liberté de réunion sont en principe justifiées quand il s’agit d’assurer la défense de l’ordre, la prévention du crime ou la protection des droits et libertés d’autrui lorsque des manifestants se livrent à des actes de violence (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 251, CEDH 2011 (extraits) ; Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 55, CEDH 2012). En l’espèce, et eu égard au contexte dans lequel les mesures litigieuses ont été prises, la Cour admet que les autorités nationales ont pu considérer qu’il existait un « besoin social impérieux » d’imposer des restrictions drastiques à l’égard des groupes de supporters, et partant de porter atteinte à la substance même de la liberté d’association, pour prévenir les risques de troubles à l’ordre public et y mettre fin (mutatis mutandis, Association nouvelle les Boulogne Boys précité). Ainsi, les mesures litigieuses étaient nécessaires dans une société démocratique à la défense de l’ordre et à la prévention du crime.
84. Il reste à vérifier si ces mesures étaient proportionnées par rapport à ce but. La Cour relève que le ministre de l’Intérieur a souligné qu’avant de recourir à la dissolution, la préfecture de police avait été amenée à prendre de nombreuses mesures d’interdictions de stade qui s’étaient révélées insuffisantes (paragraphe 20 ci-dessus). Il est vrai que la possibilité d’une suspension, introduite par la modification législative du 2 mars 2010, et moins attentatoire à la liberté d’association, ne semble pas avoir été envisagée, compte tenu de la gravité des faits commis par les membres des associations requérantes et de l’imminence des matchs à venir. Les autorités ont fait le choix de « casser la spirale de la violence » et « d’éviter l’émulation malsaine entre les différentes associations, au demeurant toutes dissoutes » (paragraphe 19 ci-dessus), et considéré qu’il n’existait pas de possibilité réelle pour les requérantes de prévenir à ce moment-là les troubles à l’ordre public causés par leurs membres. À cet égard, la Cour rappelle que là où il y incitation à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’article 11 (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 113, CEDH 2011 (extraits) ; mutatis mutandis, Giuliani et Gaggio, précité, § 251). Enfin, s’agissant d’associations dont le but officiel est de promouvoir un club de football, la Cour admet qu’elles n’ont pas la même importance pour une démocratie qu’un parti politique et qu’en conséquence la rigueur avec laquelle il convient d’examiner la nécessité d’une restriction au droit d’association n’est pas la même (paragraphe 74 ci-dessus). Compte tenu de l’ampleur de cette marge d’appréciation, de cette distinction et des circonstances particulières de l’affaire, la Cour conclut que les mesures de dissolution peuvent passer pour proportionnées au but poursuivi.
85. En conclusion, l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Partant, il n’y a pas eu de violation de l’article 11 de la Convention.
DÉCISION D'IRRECEVABILITÉ
ASSOCIATION NOUVELLE DES BOULOGNE BOYS C. FRANCE du 7 MARS 2011 requête n°6468/09
Affaire de la banderole avec les inscriptions «pédophiles, chômeurs, consanguins, bienvenue chez les ch’tis» la dissolution de l’Association Nouvelle Des Boulogne Boys était justifiée
La requérante, l’Association nouvelle des Boulogne Boys, est une association française, déclarée en Préfecture depuis le 1er décembre 1993 et dont le siège social est à Paris.
Comptant environ six cents membres, elle a pour objet de « soutenir pacifiquement l’équipe de football du Paris Saint Germain (PSG) par le biais d’animations dans les tribunes des stades où l’équipe est appelée à disputer une rencontre ». Elle affrète des bus pour permettre à ses membres de soutenir le PSG lors des matches et s’implique dans des actions de sensibilisation et d’organisation de la sécurité des stades.
Entre 2006 et 2008, plusieurs incidents violents ont opposé des membres de l’association requérante aux forces de l’ordre ou à des supporters d’équipes adverses. Le 29 mars 2008, à l’occasion de la finale de la coupe de la Ligue opposant Lens et le PSG au stade de France à Saint-Denis et retransmise en direct à la télévision, une banderole avec les inscriptions « pédophiles, chômeurs, consanguins, bienvenue chez les ch’tis » fut déployée dans les tribunes par des membres de l’association.
Le 4 avril 2008, le ministre de l’Intérieur saisit le président de la commission nationale consultative de prévention des violences lors des manifestations sportives (« la commission ») en vue de dissoudre l’association requérante. Le 9 avril, le président de l’association requérante fut informé des griefs à son encontre et invité à présenter ses observations avant le 15 avril suivant, ce qu’il fit succinctement le 14 avril.
Le 16 avril 2008, la commission rendit un avis favorable à la dissolution de l’association requérante, qui fut prononcée par un décret du Premier ministre le 17 avril 2008. Le décret évoquait des actes répétés de violence ou d’incitation à la haine ou à la discrimination lors de rencontres sportives entre 2006 et 2008, notamment, à l’occasion du match entre le PSG et le club de Tel-Aviv, à l’issue duquel, alors que 150 supporters parisiens se livraient à des actes de violence à l’encontre des supporters israéliens, un supporter du PSG avait été tué par un policier violenté. Étaient également évoqués, entre autres, les incidents du 17 février 2008, lors d’un déplacement à Marseille. A cette occasion, l’un des chauffeurs de bus avait déposé plainte contre X pour injures non publiques à caractère raciste et menaces de violences ; une trentaine de supporters des Boulogne Boys étaient également descendus du bus à hauteur du péage de Lançon-de-Provence et avaient procédé à des déprédations sur les véhicules de supporters locaux. Le Premier ministre considérait que ces faits, commis en réunion, constituaient des actes répétés de dégradations de biens, de violences sur des personnes ou d’incitations à la haine ou à la discrimination et qu’il y avait lieu de dissoudre l’association requérante.
Cette dernière déposa un recours en annulation du décret, se plaignant de ne pas avoir disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense devant la commission, en raison du délai de six jours imparti à son président pour présenter ses observations. Elle se plaignait également de l’absence de communication d’un rapport des renseignements généraux ayant servi de fondement à la décision du Premier ministre. Elle faisait enfin valoir une atteinte à sa liberté d’association.
Par un arrêt du 25 juillet 2008, le Conseil d’Etat rejeta la demande de l’association requérante. Il releva d’abord qu’elle avait pu déposer des observations écrites et que ses représentants avaient été entendus par la commission. Sur l’absence de communication du rapport des renseignements généraux, le Conseil d’Etat rappela qu’aucune disposition, législative ou réglementaire, ni aucun principe général du droit, n’imposait de communiquer préalablement à l’association tous les éléments de preuve dont disposait l’administration. Enfin, sur le grief tiré de l’atteinte à la liberté d’association, le juge administratif estima que l’auteur du décret attaqué, qui ne s’était pas fondé sur des faits matériellement inexacts, avait fait une exacte application du code du sport et n’avait pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’association de la requérante au regard des motifs d’intérêt général qui justifiaient cette mesure.
Article 6
Préparation de la défense et communication des documents
Le volet pénal de l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce puisque la procédure ne porte pas sur une « accusation en matière pénale ». Quant au volet civil, la Cour note que la procédure ne portait pas sur une « contestation » au sens de l’article 6, puisque le rôle de la commission se limitait à recueillir les observations de l’association concernée et à émettre ensuite un avis consultatif au Premier ministre. Cette partie de la requête est donc rejetée, étant incompatible avec les dispositions de la Convention.
Motivation du décret de dissolution
L’adoption du décret par lequel le Premier ministre a prononcé la dissolution de l’association requérante a fait naître une « contestation » au sens de l’article 6.
La Cour observe que ce décret n’apparaît pas insuffisamment motivé, puisqu’il fait mention de plusieurs événements violents dans lesquels étaient impliqués plusieurs membres de l’association requérante, événements qui ont tous été commis en relation ou à l’occasion de manifestations sportives.
En outre, dans son arrêt du 25 juillet 2008, le Conseil d’Etat a examiné les motifs retenus par le Premier ministre pour décréter la dissolution de l’association requérante et a considéré que l’auteur du texte s’était fondé sur des faits qui n’étaient pas « matériellement inexacts ». La Cour rappelle que les autorités nationales sont en principe mieux placées que le juge international pour apprécier les éléments de preuve présentés devant elles et, en l’occurrence, pour examiner si tous les critères permettant la dissolution de l’association requérante étaient réunis.
Par conséquent, ce grief est rejeté comme étant manifestement mal fondé.
Article 11
L’ingérence dans le droit de la requérante à sa liberté d’association que constituait la mesure de dissolution était prévue par le code du sport et poursuivait le but légitime de défendre l’ordre et de prévenir le crime.
Les faits reprochés à l’association requérante sont particulièrement graves et constitutifs de troubles à l’ordre public. La Cour rappelle qu’en marge de plusieurs matches de football, des incidents ont opposé des membres de l’association aux forces de l’ordre et qu’au terme du match entre le PSG et l’équipe de Tel-Aviv le 23 novembre 2006, cent cinquante supporters parisiens se sont livrés à des actes de violence à l’encontre des supporters israéliens, durant lesquels un supporter parisien est mort. Enfin, la Cour ne peut que constater que les termes contenus dans la banderole déployée au stade de France le 29 mars 2008 étaient particulièrement injurieux à l’égard d’une certaine catégorie de la population. La mesure de dissolution était donc proportionnée au but recherché.
Par conséquent, ce grief est rejeté comme étant manifestement mal fondé.
Association Rhino et autres C. Suisse requête n°48848/07 du 11 Octobre 2011
La dissolution d'une association de squatter (RHINO) est inutile et par conséquent disproportionnée au but poursuivi qui est l'évacuation des immeubles
LES FAITS
L’association requérante, nommée « Rhino » acronyme signifiant à la fois « Retour des Habitants dans les Immeubles Non Occupés » et« Restons Habitants dans les Immeubles que Nous Occupons », fut créée en 1988 à Genève. Selon ses statuts, l’association avait pour but de loger ses membres de façon économique et communautaire. Pour se faire, celle-ci occupait des immeubles de manière illégale afin d’y loger ses membres : des squatters.
Dans le cadre de son activité, l’association « Rhino » occupait, depuis 1988, plusieurs bâtiments vides, dont 14 appartements, situés dans trois immeubles, pour la plupart demeurés vides depuis longtemps.
Après cette intrusion, les propriétaires des appartements squattés, requirent du Procureur général du canton de Genève le prononcé de leur évacuation. Ce qui fut fait par trois ordonnances du 10 novembre 1988.
Toutefois, l’évacuation ne fut jamais exécutée, même à la suite d’un arrêt du Tribunal fédéral du 8 mai 1991. Ceci s’expliquait par le fait qu’une pratique locale tolérait la présence de squatters aussi longtemps que les propriétaires des immeubles ne disposaient pas d'une autorisation de construire ou de rénover.
Les immeubles squattés nécessitaient des travaux de rénovation que les propriétaires devaient effectuer afin de pouvoir les relouer. Cependant, aucune demande
d’autorisation de construire ou de rénover n’avait été faite.
A partir de 1992, les propriétaires, renonçant à demander le départ des squatters, menèrent diverses négociations visant à la vente des immeubles ou à la conclusion d’un bail de longue durée avec l’association, mais sans succès.
En 2002 les propriétaires déposèrent des demandes d’autorisations de construire afin de procéder à la rénovation des immeubles. Après diverses procédures engagées par l’association et les squatters pour contester les demandes d’autorisation de construire, celles-ci furent définitivement acquises le 27 septembre 2005. En conséquence, le procureur général prononça l’ordre d’évacuation des immeubles occupés qui devaient faire l’objet de travaux à compter du 22 novembre 2005.
Parallèlement à cette procédure d’expulsion, les propriétaires des immeubles squattés, demandèrent, par un acte du 4 avril 2005, au Tribunal de première instance du canton de Genève de prononcer la dissolution de l’association en invoquant l’illicéité de son but.
Faisant droit à cette demande, le Tribunal de première instance prononça, le 9 février 2006, la dissolution avec effet immédiat de l'association. Sur appel, la Cour de justice du canton de Genève confirma, le 15 décembre 2006, la dissolution de l’association mais avec effet rétroactif, mesure entraînant des conséquences financières importantes pour les membres puisque l’association est considérée comme n’ayant jamais existé.
Le 29 janvier 2007, l’association saisit le Tribunal fédéral d’un recours demandant principalement à ce que l’arrêt de la Cour de justice soit annulé. Le Tribunal fédéral confirma la décision de la Cour de justice par deux arrêts du 10 mai 2007.
Le 23 juillet 2007, les propriétaires reprirent possession de leurs immeubles. L’opération d'évacuation de ces immeubles avec le soutien de la police fait actuellement l'objet d'une autre requête pendante devant la Cour.
ARTICLE 11
Le Gouvernement Suisse invoque deux buts légitimes pour justifier la dissolution de l’association à savoir : la protection des droits d’autrui et le maintien de l’ordre public.
Concernant la protection des droits d’autrui, il ressort, des différentes procédures entamées par les propriétaires, et des faits de l’espèce, que les décisions prononçant l’évacuation des squatters n’ont jamais été suivies d’effets.
C’est après ces tentatives infructueuses d’évacuation que les propriétaires ont demandé la dissolution de l’association. Or, compte tenu de l’ensemble des circonstances, la Cour note que la mesure de dissolution de l’association, qui est un acte essentiellement juridique, n’a pas résolu, par elle-même, l’occupation jugée illégale des immeubles en cause. Ainsi le Gouvernement ne saurait prétendre que la mesure litigieuse aurait concrètement et effectivement eu pour but la protection des droits des propriétaires des immeubles.
La Cour n’est pas non plus convaincue que la dissolution de l’association était nécessaire pour le maintien de l’ordre public. En effet, c’est en raison de la longue tolérance de la part des autorités cantonales de l’occupation des immeubles que ces derniers n’ont pas été évacués.
La Cour rappelle que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, il ne faut pas qu’existe une autre mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but.
Or en l’espèce, le Gouvernement n’a pas suffisamment démontré que la dissolution de l’association, était la seule option permettant de réaliser les buts poursuivis.
En conséquence, la Cour conclut que les motifs invoqués par les tribunaux suisses pour justifier l’ingérence litigieuse n’étaient pas pertinents et que celle-ci a été disproportionnée par rapport aux buts poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 11.
DISSOLUTION OU SANCTION DE PARTIS POLITIQUES
Ayoub et autres c. France du 8 octobre 2020 requêtes n° 77400/14, 34532/15, 34550/15
Non violation article 11 : La dissolution d’organisations d’extrême droite n’a pas violé la Convention
Les affaires concernent les dissolutions administratives d’un groupement de fait (l’association Troisième Voie et son service d’ordre) et de deux associations (l’Oeuvre française et les Jeunesses nationalistes) d’extrême-droite. La Cour considère que la mesure de dissolution de l’association Troisième Voie et de son service d’ordre, les Jeunesses nationalistes révolutionnaires, visait à la protection de la sûreté publique et des droits d’autrui et à la défense de l’ordre, tous buts légitimes aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention. Compte tenu des éléments du dossier et du contexte – le décès, le 5 juin 2013, de C.M., étudiant à Sciences po et membre de la mouvance antifasciste, dans une rixe avec à des skinheads – la Cour admet que les autorités ont pu considérer qu’il existait des motifs pertinents et suffisants pour démontrer un « besoin social impérieux » d’imposer la dissolution de ces associations pour prévenir les troubles à l’ordre public et y mettre fin. La Cour observe que les associations l’Œuvre française et les Jeunesses nationalistes ainsi que leurs dirigeants poursuivaient des buts prohibés par l’article 17 de la Convention et avaient abusé de leur liberté d’association, en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non discrimination qui sous-tendent la Convention.
Art 11 à la lumière de l’art 10 • Liberté d’association • Dissolution d’une association d’extrême droite à caractère paramilitaire à la suite des violences et troubles à l’ordre public commis par ses membres • Contrôle minutieux de la qualification juridique des faits • Marge d’appréciation plus large en cas d’incitation à la violence • Dissolution nécessaire pour prévenir le plus efficacement possible les troubles à l’ordre public
Art 17 + 11 • Interdiction de l’abus de droit • Dissolution d’associations d’extrême droite à visée d’endoctrinement paramilitaire raciste et antisémite
FAITS
Les requérants sont :
M. Serge Ayoub (requête n° 77400/14),
ressortissant français, né en 1964 et résidant à Soissons. Il dirigeait l’association Troisième Voie et son service d’ordre, les Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR) avant leur dissolution ; l’association l’Oeuvre française et son président, M. Yvan Benedetti (requête n° 34532/15), ressortissant français, né en 1965 et résidant à Paris ; l’association Jeunesses nationalistes et son président, M. Alexandre Gabriac (requête n° 34550/15), ressortissant français, né en 1990 et résidant à Meylan. La dissolution de ces associations intervint en juillet 2013 à la suite du décès, le 5 juin 2013, de C.M., étudiant à Sciences po et membre de la mouvance antifasciste, dans une rixe avec des skinheads. Plusieurs personnes furent mises en examen. L’enquête établit qu’après la rixe, ces personnes s’étaient retrouvées au Local, le bar de M. Ayoub, avec lequel elles furent en communication téléphonique avant, après la rixe et durant toute la nuit. Le 14 septembre 2018, la cour d’assises de Paris condamna deux anciens membres et/ou sympathisants de l’association Troisième Voie à onze et sept ans d’emprisonnement pour violences volontaires en réunion avec arme ayant entraîné la mort de C.M. sans intention de la donner. La procédure pénale est toujours pendante.
M. Serge Ayoub était président de l’association Troisième Voie dont l’objet était « la promotion de l’idéologie nationaliste et révolutionnaire » et responsable de son service d’ordre, groupement de fait, les JNR. Le 11 juin 2013, M. Ayoub fut informé de l’intention du Gouvernement de procéder à la dissolution de son association et des JNR. Le 18 juin 2013, M. Ayoub informa le ministre de l’Intérieur de l’autodissolution des JNR et de l’association Troisième Voie. Le Gouvernement l’informa alors de son intention de poursuivre la dissolution, faisant valoir que l’association avait continué à exercer une activité, ce qui permettait de constater l’existence d’un groupement de fait, poursuivant les mêmes activités. Par décret du 12 juillet 2013, le président de la République prononça la dissolution des JNR et de Troisième Voie. Les 18 juillet et 15 octobre 2013, M. Ayoub présenta une requête en annulation du décret devant le Conseil d’Etat. Il argua du caractère politique de la décision. Le Conseil d’Etat rejeta la requête.
Requête n° 34532/15
En 2012, M. Benedetti fut désigné président de l’association L’Oeuvre française. Le 28 juin 2013, le ministre de l’Intérieur informa M. Benedetti de l’intention du Gouvernement de procéder à la dissolution de l’Oeuvre française. Le président de la République prononça par un décret le 25 juillet 2013, la dissolution de l’association. Le 21 septembre 2013, M. Benedetti déposa une requête en annulation du décret. Par un arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d’Etat rejeta la requête.
Requête n° 34550/15
M. Gabriac était président de l’association Jeunesses nationalistes, déclarée le 19 octobre 2011. Selon le Gouvernement, cette association constitue la branche jeune de l’Oeuvre française. Le 24 juin 2013, le ministre de l’Intérieur informa M. Gabriac de l’intention du Gouvernement de procéder à la dissolution de la requérante. L’association Jeunesses nationalistes et son président, M. Gabriac, saisirent le juge d’une requête en référé-suspension aux fins de prononcer la suspension du décret de dissolution et d’une requête en annulation. Par un arrêt du 30 décembre 2014, le Conseil d’Etat rejeta la requête.
Article 11 (liberté de réunion et d’association) à la lumière de l’article 10 (liberté d’expression) La Cour rappelle que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 de sorte que l’article 11 s’envisage à la lumière de l’article 10.
Requête n° 77400/14
La Cour relève que la dissolution de l’association troisième Voie et des JNR a été prononcée par le Gouvernement sur la base des hypothèses prévues aux alinéas 2 et 6 de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure (CSI). Le juge a retenu le premier motif de dissolution, à savoir l’existence d’une milice privée. Il a considéré en revanche qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour qualifier le second motif, à savoir la provocation à la discrimination, la haine ou la violence. La Cour constate que l’ingérence était donc prévue par la loi. Si le requérant a devancé le prononcé de la dissolution en procédant lui-même à une dissolution volontaire de l’association Troisième Voie et des JNR, les autorités ont considéré que ces entités demeuraient des « groupements de fait » susceptibles d’être dissous au sens de la disposition légale citée. Par ailleurs, cette dissolution visait également à prévenir la reconstitution des entités dissoutes, délit prévu au dernier alinéa de l’article L. 212-1 du CSI, auquel la dissolution volontaire pouvait permettre d’échapper. La Cour considère que la mesure de dissolution peut être regardée comme visant à la protection de la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui, buts légitimes aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention. La Cour note que l’association Troisième Voie n’était pas un parti politique se présentant à des élections mais une association qui portait un programme politique, l’idéologie nationaliste révolutionnaire. La Cour observe que ce ne sont ni l’objet de ce groupement, ni son expression politique, ni les prises de positions politiques de son dirigeant qui ont déclenché la dissolution, mais un acte particulier. En effet, c’est à la suite de la mort de C.M. que les autorités françaises ont décidé de la dissolution de l’association Troisième Voie et des JNR, compte tenu des troubles à l’ordre public causés par l’incident violent. Celui-ci a été déterminant dans la décision de dissoudre, car, selon le ministre de l’Intérieur dans son mémoire devant le Conseil d’Etat, il révélait « un contexte de conflits exacerbés entre militants d’extrême gauche et militants d’extrême droite » sur « fond de débats et heurts autour de la loi sur le mariage pour tous », soit un « contexte tendu » qui indiquait « plus encore que par le passé, [que] les actions de « Troisième Voie et des JNR étaient susceptibles de dégénérer en troubles graves à l’ordre public ». Outre cet acte de violence, la Cour constate que l’exécutif et le Conseil d’Etat ont pris en compte les agissements antérieurs des groupements en cause en tant que milices privées. Ainsi, ont été retenus l’organisation hiérarchisée des JNR, les rassemblements en uniformes et en cortèges d’aspect martial et le recrutement selon l’aptitude physique pour mener des actions de force en cas d’affrontement. La Cour rappelle sa jurisprudence (Vona c. Hongrie) selon laquelle elle a souligné que les rassemblements paramilitaires étaient destinés à inspirer la peur et le droit des Etats de prendre des mesures préventives pour protéger la démocratie. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne saurait juger déraisonnables ou arbitraires les critères retenus par le Conseil d’Etat pour affirmer que les JNR constituaient plus qu’un service d’ordre classique de l’association Troisième Voie. Les éléments apportés par le ministre de l’Intérieur témoignent de la réalité des activités des JNR en tant que groupe à l’organisation et à l’allure martiale. Le Gouvernement a par ailleurs insisté sur le caractère menaçant et agressif des JNR. La Cour juge qu’il est raisonnable de la part des autorités de craindre qu’un tel groupe favorise un climat de violence et d’intimidation qui va au-delà de l’existence d’un groupe exprimant des idées 4 offensantes ou dérangeantes. La Cour observe que l’idéologie en cause a trouvé son prolongement dans de nombreux actes de violence révélés par la surveillance et les infractions pénales commises, ce qui a généré au fil du temps un climat de menace pour les droits et les libertés d’autrui et l’ordre public. La Cour observe que le requérant lui-même, en tant que dirigeant, prônait la violence politique en incitant à recourir au combat et aux attaques physiques contre les mouvements antifascistes et les forces de l’ordre. Les JNR permettaient à l’association Troisième Voie d’atteindre ses objectifs en réalité séditieux, impliquant le recours à des agissements violents tels que ceux qui ont causé la mort de C.M. Eu égard à ces éléments et au contexte dans lequel les mesures ont été prises, la Cour admet que les autorités ont pu considérer qu’il existait des motifs pertinents et suffisants pour démontrer un « besoin social impérieux » d’imposer la dissolution pour prévenir les troubles à l’ordre public et y mettre fin. En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure, la Cour considère que la démarche des autorités était nécessaire pour prévenir les troubles à l’ordre public. La Cour rappelle que là où il y a incitation à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’Etat ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’article 11. Compte tenu de cette marge et des circonstances particulières de l’affaire, la Cour conclut que la mesure de dissolution peut passer pour proportionnée au but poursuivi. L’ingérence était donc nécessaire dans une société démocratique. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 lu à la lumière de l’article 10
Article 17 (interdiction de l’abus de droit)
Requêtes n° 34550/15 et n° 34532/15
Le Gouvernement considère qu’il y a lieu de déclarer ces requêtes irrecevables pour incompatibilité avec les dispositions de la Convention en vertu de l’article 17. La Cour concentrera son examen sur la compatibilité du programme et de l’action politique des requérants avec les fondements de la démocratie. La Cour constate que la dissolution de l’Oeuvre française a été décidée par le Gouvernement sur le fondement des alinéas 2, 5 et 6 de l’article L. 212-1 du CSI, soit aux motifs que l’association provoquait à la haine ou à la discrimination envers des groupes de personnes à raison de leur nonappartenance à la nation française, de leur origine ou confession musulmane ou juive, exaltait la collaboration avec l’ennemi et constituait une milice privée. Le Conseil d’Etat a jugé que la dissolution était justifiée pour des raisons inhérentes à l’ordre public. La Cour relève que les actes et les prises de position de son dirigeant ont été minutieusement observés par les autorités pour décider de la dissolution de l’association. En effet, premièrement, l’association et son président appelaient à une révolution nationale inspirée par le souci général de se débarrasser des personnes qui ne seraient « pas blanches », les « parasites » qui détruisent la souveraineté de la France. Cet appel xénophobe s’accompagnait de la diffusion d’une idée selon laquelle le « judaïsme politique » aurait pour but de détruire l’identité de la France. Des personnes connues pour leurs thèses négationnistes et condamnées à ce titre participaient aux événements organisés par les requérants. Deuxièmement, il a été démontré devant le Conseil d’Etat que l’Oeuvre française et son dirigeant faisaient l’apologie de personnages ayant collaboré avec l’Allemagne nazie. Ils entretenaient le culte du maréchal Pétain et de l’idéologie du régime de Vichy, s’identifiant à ce régime en portant la croix celtique comme symbole utilisé au moment des commémorations et au cours d’un camp d’été placé sous l’égide de Philippe Pétain. Ils revendiquaient une filiation idéologique avec des personnalités favorables à la collaboration avec l’ennemi. Ils souhaitaient mettre en oeuvre la révolution de Philippe Pétain, avec sa législation raciale, ravivant un passé douloureux pour lequel la responsabilité de l’Etat est reconnue. Troisièmement, l’organisation de camps de formation paramilitaire permettait de diffuser l’idéologie véhiculée par l’association et de former des jeunes militants pour en faire des « soldats politiques ». Cet aspect met en évidence leurs visées d’endoctrinement de la jeunesse. La Cour y voit une menace pour l’éducation à la citoyenneté démocratique, essentielle à la lutte contre le racisme et la xénophobie. La Cour en déduit que les objectifs préconisés par l’association l’Oeuvre française et son dirigeant contenaient de manière non équivoque des éléments de provocation à la haine et de discrimination raciale, interdite aux termes de la Convention. En conséquence, la Cour considère que par les thèses politiques défendues, la propagande diffusée et les actions organisées en faveur de ces thèses, les requérants cherchaient à utiliser leur droit à la liberté d’association dans le but de détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Concernant les Jeunesses nationalistes, la Cour constate que si le Conseil d’Etat a retenu la provocation à la haine, la discrimination ou la violence comme motif de dissolution, il a considéré en revanche qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour qualifier le motif relatif à l’exaltation de la collaboration avec l’ennemi. La Cour retient que les Jeunesses nationalistes constituent le cadre destiné aux jeunes de l’Oeuvre française. A l’instar de l’Oeuvre française, la Cour estime qu’il a été démontré que le programme politique de l’association Jeunesses nationalistes contenait des objectifs à visée haineuse et discriminatoire envers les musulmans immigrés, prônait l’antisémitisme ainsi que la haine violente et la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles. La Cour en déduit que les requérants cherchaient à utiliser leur droit à la liberté d’association dans le but de détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Leurs activités étaient incompatibles avec les fondements de la démocratie. La Cour conclut que l’Etat a pu considérer que les associations requérantes (l’Oeuvre française et les Jeunesses nationalistes) et leurs dirigeants (M. Benedetti et M. Gabriac) poursuivaient des buts prohibés par l’article 17 de la Convention et qu’ils avaient abusé de leur liberté d’association, en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui soustendent la Convention. Les décisions de dissolution ont été prises au regard d’une connaissance approfondie de la situation politique interne et en faveur d’une « démocratie apte à se défendre ». En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, les requérants ne peuvent bénéficier de la protection de l’article 11 de la convention envisagé à la lumière de l’article 10. Leurs griefs doivent être rejetés comme incompatibles avec les dispositions de la Convention.
CEDH
a) Démocratie pluraliste et formations protégées par l’article 11 de la Convention
84. À maintes reprises, la Cour a affirmé que la démocratie politique représente sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen, et qu’elle se présente comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et le seul qui soit compatible avec elle. En vertu du libellé du second paragraphe de l’article 11, ainsi que de celui des articles 8, 9 et 10 de la Convention, la seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un des droits que consacrent ces dispositions est celle qui peut se réclamer de la « société démocratique » (voir, notamment, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 89, CEDH 2004‑I, Fondation Zehra et autres c. Turquie, no 51595/07, § 49, 10 juillet 2018).
85. Parmi les caractéristiques d’une « société démocratique », la Cour attache une importance particulière au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Fondation Zehra et autres, précité, § 50). Elle réaffirme que dans le contexte de l’article 11, les partis politiques, mais aussi les associations et les fondations créées à des fins sociales diverses, sont importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie. Il est tout naturel, lorsqu’une société civile fonctionne correctement, que les citoyens participent dans une large mesure au processus démocratique par le biais d’associations au sein desquelles ils peuvent se rassembler avec d’autres et poursuivre de concert des buts communs. La mise en œuvre du principe de pluralisme étant impossible si une association n’est pas en mesure d’exprimer librement ses idées et ses opinions, la Cour a également reconnu que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté d’association (Gorzelik et autres, précité, §§ 90-92). L’article 11 s’applique aux personnes ou aux associations dont les vues sont accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives mais également à celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Redfearn c. Royaume-Uni, no 47335/06, § 56, 6 novembre 2012, Vona, précité, § 63).
b) La possibilité d’apporter des restrictions et le contrôle de la Cour
86. La liberté d’association n’est toutefois pas absolue. Il faut admettre que lorsqu’une association ou une fondation, par ses activités ou les intentions qu’elle déclare dans son programme, met en danger les institutions de l’État ou les droits et libertés d’autrui, l’article 11 ne prive pas les autorités d’un État du pouvoir de protéger ces institutions et personnes. Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 11 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention (Gorzelik et autres, précité, § 94, Fondation Zehra et autres, précité, § 52).
87. Les Etats disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 59, CEDH 2006‑XI). Ils doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle de la Cour. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association.
88. La Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer que la dissolution est une mesure sévère aux conséquences lourdes, qui ne peut s’appliquer qu’aux cas les plus graves (Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 62, 11 octobre 2011, Vona, précité, § 58, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 84). À moins qu’une association puisse raisonnablement passer pour être le terreau de la violence ou pour incarner la négation des principes démocratiques, il est difficile de concilier des mesures radicales destinées à restreindre la liberté d’association - sous couvert de protéger la démocratie - avec l’esprit de la Convention, laquelle vise à garantir l’expression d’opinions politiques par le biais de tous les moyens pacifiques et légaux y compris les associations et les rassemblements (Vona, précité, § 63).
89. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » d´imposer une restriction donnée dans l´intérêt général ; le vocable « nécessaire » n’a donc pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Si la Convention laisse aux autorités nationales une marge d´appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour.
Lorsqu’elle exerce ce contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes qui sont mieux placées qu’une juridiction internationale pour décider des mesures de mise en œuvre, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » pour démontrer un « besoin social impérieux » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, précité, § 73).
c) L’application de ces principes dans les affaires relatives aux symboles de l’intolérance et à la dissolution des associations
90. Dans l’affaire Fáber c. Hongrie (no 40721/08, 24 juillet 2012), la Cour a considéré que le seul fait d’arborer un drapeau à connotation fasciste à proximité d’une manifestation contre le racisme et la haine, perçu comme provocateur par les autorités, n’entraînait pas « une menace évidente et un danger imminent de violence » et ne pouvait suffire à troubler l’ordre public car cet acte n’était ni à caractère d’intimidation ni susceptible de favoriser la violence en insufflant une haine profonde envers certaines personnes (§§ 44 et 56 ; voir, également, mutatis mutandis, l’arrêt Vajnai, précité, §§ 53 et 56 concernant le port de l’étoile rouge au cours d’une manifestation).
91. Dans l’affaire Vona, la Cour a jugé que la dissolution par les autorités hongroises d’une association qui organisait des marches paramilitaires hostiles aux roms était nécessaire dans une société démocratique. Les passages pertinents de cet arrêt sont ainsi libellés :
« 57. De l´avis de la Cour, l´État a également le droit de prendre des mesures préventives pour protéger la démocratie face à des entités autres que des partis lorsqu´un préjudice menaçant de manière suffisamment imminente les droits d´autrui risque de saper les valeurs fondamentales sur lesquelles se fonde une société démocratique. L´une de ces valeurs est la coexistence, au sein de la société, des membres qui la composent hors de toute ségrégation raciale ; en effet, on ne peut concevoir une société démocratique dépourvue de cette valeur. (...)
66. La Cour considère que la démonstration par des protagonistes politiques de leur capacité et de leur volonté d’organiser une force paramilitaire va au-delà de l’utilisation de moyens pacifiques et légaux destinés à exprimer des opinions politiques. Eu égard à l’expérience historique – en l’occurrence celle de la Hongrie, qui a connu à une époque le pouvoir des Croix fléchées –, le fait qu’une association recoure à des manifestations paramilitaires qui expriment une division raciale et appellent implicitement à des actions fondées sur la race ne peut qu’avoir un effet d’intimidation sur les membres d’une minorité raciale, en particulier lorsque ceux-ci se trouvent chez eux et constituent ainsi un public captif. Pour la Cour, cela sort des limites de la protection qu’assure la Convention en matière d’expression (Vajnai, précité) ou de réunion, et s’analyse en une intimidation, ce qui – pour reprendre les termes utilisés dans l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis Virginia c. Black [538 U.S. 343 (2003)] (paragraphe 31 ci-dessus) – constitue une « menace véritable ». (...) La Cour estime qu’un défilé paramilitaire va au-delà de la simple expression d’une idée dérangeante ou offensante, car le message s’accompagne de la présence physique d’un groupe menaçant d’activistes organisés. (...)
69. Pour la Cour, le caractère d’intimidation des rassemblements en question prime sur toute autre considération, alors même que ces rassemblements n’avaient pas été interdits par les autorités et qu’ils n’ont donné lieu à aucune violence ni à aucun crime. Ce qui importe est que l’organisation répétée de rassemblements (...) était de nature à intimider autrui, et donc à avoir des répercussions sur les droits d’autrui, surtout vu le lieu des défilés. Concernant la dissolution de l’association, il importe peu qu’aucune des manifestations n’ait été illégale ; la Cour n’est pas appelée en l’espèce à déterminer dans quelle mesure les manifestations s’analysent en un exercice du droit de réunion garanti par la Convention. Il est possible que la véritable nature et les véritables buts d’une association ne se révèlent qu’en fonction du déroulement concret de telles manifestations. Pour la Cour, organiser une série de rassemblements dans le but annoncé de tenir la « criminalité tsigane » en échec au moyen d’un défilé paramilitaire peut passer pour la mise en pratique d’une politique de ségrégation raciale. En fait, ces défilés à caractère intimidant peuvent être vus comme la première étape vers la réalisation d’une certaine vision de l’ordre public qui est d’essence raciste. (...)
71. La Cour est consciente que la dissolution du mouvement et de l’association a représenté une mesure tout à fait radicale. Elle est néanmoins convaincue que les autorités ont choisi la mesure la moins intrusive et, d’ailleurs, la seule qui fût raisonnable, pour régler la question. Il faut de surcroît noter que les autorités nationales avaient précédemment attiré l’attention de l’association sur le caractère illégal des activités du mouvement, ce qui n’a provoqué qu’un respect de pure forme (paragraphe 9 ci-dessus), puisque d’autres rassemblements ont eu lieu pendant que la procédure était en cours (...). Pour la Cour, la menace que représentaient pour les droits d’autrui les rassemblements organisés par le mouvement ne pouvait être éradiquée de manière effective qu’en supprimant le soutien organisationnel que l’association apportait au mouvement. Si les autorités avaient toléré que le mouvement et l’association poursuivent leurs activités en entérinant leur existence juridique sous la forme privilégiée d’une entité fondée sur la loi sur les associations, le public aurait pu comprendre cette attitude comme une légitimation de cette menace par l’État. L’association, bénéficiant des prérogatives d’une entité reconnue légalement, aurait ainsi pu continuer à soutenir le mouvement, et l’État aurait de la sorte indirectement facilité l’organisation de sa campagne de rassemblements. (...) »
d) L´interdiction par l’article 17 de l’abus de droits de la Convention
92. La Cour a maintes fois jugé que « l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés (...) » (Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3, et, récemment, Roj TV A/S c. Danemark no 24683/14, § 30, 24 mai 2018). En particulier, le but général de l’article 17 est d’empêcher que des groupements totalitaires puissent exploiter en leur faveur les principes posés par la Convention (W.P. et autres c. Pologne (déc.), no 42264/98, CEDH 2004‑VII).
93. La Cour a indiqué que pour atteindre ce but, il ne fallait cependant pas priver de tous les droits et libertés garantis par la Convention les individus dont on constate qu’ils se livrent à des activités visant à détruire l’un quelconque de ces droits et libertés. L’article 17 couvre essentiellement les droits qui permettraient, si on les invoquait, d’essayer d’en tirer le droit de se livrer effectivement à des activités, visant à la destruction « des droits ou libertés reconnus dans la Convention ». Parmi eux, figurent les libertés d’expression et d’association garanties par les articles 10 et 11 de la Convention qui sont couvertes par l’article 17 de la Convention (Lawless, précité, § 6, Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie, nos 26261/05 et 26377/06, § 103, 14 mars 2013, Roj TV A/S, précité, § 30 et les références citées).
94. Les États ont un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation, notamment les règles qui visent à empêcher une formation politique ou sociale de concentrer ses efforts sur la réalisation d’un objectif consistant à saper les fondements de la démocratie pluraliste (Fondation Zehra et autres précité, § 56). Ce droit est encadré par les exceptions visées à l’article 11 § 2 sauf s’il est clairement établi que cette formation poursuit une activité ou commet des actes visant à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention (Hizb Ut-Tahrir et autres c. Allemagne (déc.), no 31098/08, 12 juin 2012, Kasymakhunov et Saybatalov précité, § 103, Vona, précité, § 38 ; voir, également, s’agissant de la liberté d’expression, mutatis mutandis, Perincek, précité, § 114, Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, § 37, 3 octobre 2019).
95. La Cour a défini les limites dans lesquelles les formations politiques peuvent mener des activités en bénéficiant de la protection des dispositions de la Convention. Elle a considéré qu’une telle formation peut promouvoir un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’État à deux conditions : premièrement, les moyens utilisés à cet effet doivent être légaux et démocratiques ; deuxièmement, le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux. Il en découle nécessairement qu’une organisation politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, §§ 97 et 98, CEDH 2003‑II, Kasymakhunov et Saybatalov précité, § 105).
96. La Cour renvoie à sa décision Roj TV A/S précitée (§§ 32-38) pour un résumé des propos ou activités qu’elle a jugé devoir être soustraits, par l’article 17, à la protection de l’article 10 de la Convention, en raison de leur but islamophobe, antisémite, raciste et/ou incitant à la haine et à la violence.
97. Dans l’affaire Hizb Ut-Tahrir et autres précitée, la Cour a jugé que l’association requérante, qui préconisait le recours à la violence dans le but de détruire l’État d’Israël par la violence et l’expulsion et le meurtre de ses habitants, utilisait les droits garantis par la Convention à des fins qui étaient manifestement contraires aux valeurs de la Convention. Elle a rejeté la requête présentée sous l’angle des articles 10 et 11 de la Convention pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Elle a confirmé cette conclusion dans l’affaire Kasymakhunov et Saybatalov précitée qui concernait la condamnation infligée aux requérants pour avoir diffusé l’idéologie de Hizb Ut-Tahrir en Russie, laquelle entrait dans le champ d’application de l’article 17.
98. La Cour a également considéré que l’article 17 de la Convention empêchait les fondateurs d’une association dont l’objet statutaire avait des connotations antisémites, de se prévaloir du droit à la liberté d’association consacré par l’article 11 de la Convention pour contester l’interdiction de celle-ci, retenant en particulier que les intéressés cherchaient essentiellement à utiliser cette disposition pour fonder sur la Convention un droit de se livrer à des activités contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention (W.P. et autres précité). Elle est parvenue à cette même conclusion dans les décisions Garaudy c. France ((déc.), no 65831/01, 24 juin 2003) et M’Bala M’Bala c. France ((déc.), no 25239/13, CEDH 2015 (extraits)) qui concernent l’usage de la liberté d’expression dans des buts antisémite et négationniste (pour un résumé de ces décisions, voir Roj TV A/S, précité, §§ 32 et 37 ; voir, également, concernant des déclarations antisémites véhémentes, Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007 et, s’agissant de la négation de l’holocauste, Perinçek, précité, § 243).
99. C’est également par l’effet de l’article 17 de la Convention que la Cour a considéré qu’un requérant, condamné pour une attaque violente et générale contre les musulmans, ne pouvait prétendre à la protection de l’article 10 (Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI ; voir, également, s’agissant de propos racistes ou xénophobes Glimmerveen et Hagenbbek c. Pays-Bas, nos 8348/78 et 8406/78, décision de la Commission du 11 octobre 1979, DR 18 p. 198).
100. Dans l’affaire Molnar contre Roumanie ((déc.), no 16637/06, 23 octobre 2012), la Cour a considéré que la distribution d’affiches sur lesquelles étaient inscrits « la Roumanie a besoin d’enfants non pas d’homosexuels » était de nature à troubler gravement l’ordre public et allait à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention et d’une société démocratique, et qu’un tel acte n’était pas protégé par l’article 10 (voir, a contrario, pour un discours dont il n’était pas immédiatement clair qu´il visait à la violence ou à la haine homophobe, Carl Jóhann Lilliendahl c. Islande (déc.), no 29297/18, § 26, 11 juin 2020).
101. Enfin, la Cour rappelle qu’elle a déclaré irrecevables plusieurs affaires portant sur la négation de l’holocauste et sur des propos concernant les crimes nazis sous l’angle de l’article 10 et/ou 17 de la Convention, soit comme étant manifestement mal fondées (pour un exemple récent, Williamson contre Allemagne (déc.), no 64496/17, 8 janvier 2019) – s’appuyant sur l’article 17 comme une aide à l´interprétation de l’article 10 § 2 de la Convention et pour conforter sa conclusion confirmant la nécessité de l’ingérence – soit comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention compte tenu de l’article 17 de la Convention (Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, §.36, 3 octobre 2019 et les affaires qui y sont citées). Dans l’arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres précité concernant la dissolution d’un parti politique ayant pour projet d’instaurer un régime fondé sur la charia, la Cour s’est aussi appuyée sur l’article 17 de la Convention, sans trancher la question de son applicabilité, pour conclure à la non-violation de l’article 11 de la Convention (§§ 96 et 98).
a) Sur la recevabilité
102. Constatant que le grief soulevé par le requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
103. La Cour observe sur ce point que le Gouvernement n’a pas invoqué l’article 17 de la Convention contrairement à ce qu’il a défendu dans les deux autres affaires de l’espèce. Elle relève de son côté que si le Conseil d’État a jugé que « Troisième Voie » et les JNR formaient ensemble une milice privée au sens de l’alinéa 2 de l’article L. 212-1 du CSI et que seul ce motif permettait de fonder leur dissolution il a également jugé irrégulier l’autre motif retenu par le décret de dissolution tiré de la provocation par l’association à la haine, à la discrimination ou à la violence au sens de l’alinéa 6 de cette disposition (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour prend note de la qualification juridique des faits opérée par le Conseil d’État qui ne révèle pas prima facie des comportements du requérant visant à la destruction des droits et libertés reconnus par la Convention. Elle considère qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de déterminer si le grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Elle relève en tout état de cause que les arguments présentés par le Gouvernement sous l’angle du second paragraphe de l’article 11 de la Convention (paragraphes 62 et 66 ci-dessus) l’amèneront à analyser la compatibilité des activités de « Troisième Voie » et des « JNR » avec les valeurs fondamentales de la Convention que sont la tolérance, la justice et la paix.
b) Sur le fond
104. La Cour considère que la dissolution de « Troisième Voie » et des JNR s’analyse en une ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention (paragraphe 58 ci-dessus).
105. La Cour relève que la dissolution a été prononcée par le Gouvernement sur la base des hypothèses prévues aux alinéas 2 et 6 de l’article L. 212-1 du CSI. Le juge interne a retenu le premier motif de dissolution, à savoir l’existence d’une milice privée. Il a considéré en revanche qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour qualifier le second relatif à la provocation à la discrimination, la haine ou la violence (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour n’entend donc pas porter son examen sur cet aspect des activités des groupements dirigés par le requérant même si celui-ci peut éventuellement être pris en considération dans l’appréciation du contexte général de l’affaire (mutatis mutandis, Union nationale turque et Kungyun c. Bulgarie, no 4776/08, § 40, 8 juin 2017).
106. La Cour constate que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article L. 212-1 alinéa 2 du CSI. En particulier, si le requérant a devancé le prononcé de la dissolution par décret, en procédant à une dissolution volontaire de l’association « Troisième Voie » et des JNR, les autorités internes ont considéré que ces entités demeuraient des « groupements de fait » susceptibles d’être dissous au sens de la disposition légale précitée. Par ailleurs, la dissolution litigieuse visait également à prévenir la reconstitution des entités dissoutes, délit également prévu au dernier alinéa de l’article L212-1 du CSI auquel la dissolution volontaire pouvait, selon le Conseil d’État, permettre d’échapper. Dans ces conditions, la Cour ne souscrit pas à l’affirmation du requérant selon laquelle le décret de dissolution ne pouvait pas être pris sur la base de l’article L. 212-1 du CSI.
107. La Cour considère que la mesure litigieuse peut être regardée comme visant à la protection de la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui, tous buts légitimes aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention.
108. Il reste à déterminer si la mesure en cause était nécessaire dans une société démocratique, ce qui requiert de vérifier si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants pour démontrer un « besoin social impérieux » et si elle était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
109. La Cour relève d’emblée que « Troisième Voie » n´était pas un parti politique qui se présentait aux élections, mais une association qui portait un programme politique, la promotion de l’idéologie nationaliste révolutionnaire, défendu par le requérant, figure de la mouvance de l’ultra-droite, ce qui doit l’inciter à procéder à un examen plus rigoureux de la nécessité d’une restriction au droit d’association que celui qu’elle effectuerait à l’égard d’une association apolitique (Vona, précité, § 58, a contrario, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, § 84).
110. La Cour observe que ce ne n’est pas l’objet social de ce groupement, ni l’expression politique qu’il véhiculait ni même les prises de position purement politiques de son dirigeant, le requérant, qui ont déclenché sa dissolution, mais un acte en particulier. C’est à la suite de la mort du jeune C.M. que les autorités françaises ont décidé de la dissolution de « Troisième Voie » et de son service d’ordre les JNR, compte tenu des troubles à l’ordre public qu’avait causé cet incident violent. Ce dernier a été déterminant dans la décision litigieuse car, selon les dires du ministre de l’Intérieur dans son mémoire devant le Conseil d’État, il révélait « un contexte de conflits exacerbés entre militants d’extrême gauche et militants d’extrême droite » sur « fond de débats et heurts autour de la loi sur le mariage pour tous », soit un « contexte tendu » qui indiquait « plus encore que par le passé, [que] les actions de « Troisième Voie et des JNR étaient susceptibles de dégénérer en troubles graves à l’ordre public » (paragraphe 19 ci-dessus).
111. Outre cet acte de violence, mentionné dans le décret de dissolution, la Cour constate que l’exécutif, tout comme le Conseil d’État, ont pris en compte les agissements antérieurs des groupements en cause en tant que « milice privée ». Elle relève en particulier qu’ont été retenus, pour soutenir une telle qualification, l’organisation hiérarchisée des JNR - à laquelle les membres de « Troisième Voie » étaient étroitement imbriqués - rassemblée autour d’un chef, le requérant, avec comme devise « Croire, combattre, obéir », les rassemblements en uniformes et en cortèges d’aspect martial cultivés par ses membres et leur recrutement selon leur aptitude physique pour mener, le cas échéant, des actions de force en cas d’« affrontement » (paragraphes 13 et 17 ci-dessus).
112. Dans l’arrêt Vona précité, la Cour a rappelé que les objectifs d’une association ne pouvaient résulter uniquement du contenu formel de son statut mais qu’il fallait prendre en compte ses buts et ses activités réels (§ 69). Elle a souligné que les rassemblements paramilitaires étaient destinés à inspirer la peur et le droit des États de prendre des mesures préventives pour protéger la démocratie face à des entités autres que des partis politiques lorsqu’un préjudice menaçant de manière suffisamment imminente les droits d’autrui risque de saper les valeurs fondamentales sur lesquelles se fonde une société démocratique (§§ 57, 66 et 69).
113. En l’espèce, si le requérant affirme que les JNR ne présentaient pas le caractère d’une milice privée au sens de l’article L. 212-1 alinéa 2 du CSI, la Cour répète qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. La Cour a seulement pour tâche de vérifier les décisions rendues par les autorités en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que celles-ci se sont fondées sur une appréciation raisonnable des faits pertinents (Vona, précité, § 62). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne saurait juger déraisonnables ou arbitraires les critères retenus par le Conseil d’État pour affirmer que les JNR constituaient plus qu’un service d’ordre classique de « Troisième Voie ». Les éléments apportés par le ministre de l’Intérieur à cet égard témoignent de la réalité des activités des JNR en tant que groupe à l’organisation et l’allure martiales (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). Le Gouvernement a par ailleurs insisté devant la Cour sur le caractère menaçant et agressif des JNR et fourni des photos des rassemblements de ces derniers ainsi que des exemples d’exactions commises par ses membres au service d’une idéologie extrémiste. Le requérant n’a pas contesté leur authenticité.
114. La Cour juge qu’il était raisonnable de la part des autorités françaises de craindre qu’un tel groupe, issu de la mouvance skinhead avec ses symboles, ses uniformes, ses formations, son culte de la force et ses saluts, et dont la propension à la violence est connue voire constitue sa raison d’être (paragraphe 48 ci-dessus), favorise un climat de violence et d’intimidation qui va au-delà de l’existence d’un groupe exprimant des idées dérangeantes ou offensantes (mutatis mutandis, Vona, précité, § 66). Il est vrai que ce groupe a pu défiler à diverses occasions en toute légalité avec les membres de « Troisième Voie » pour exprimer leur idéologie commune, portée par le requérant. La Cour observe cependant que cette idéologie a trouvé « son prolongement dans de nombreux actes de violence » (paragraphes 13, 18 et 65 ci-dessus), révélés par la surveillance et les infractions pénales commises, ce qui a généré au fil du temps un climat de menace pour les droits et les libertés d’autrui et l’ordre public.
115. Par ailleurs, le requérant soutient que les agissements individuels des membres ne peuvent pas être imputés aux organisations qu’il dirigeait. La Cour constate cependant que le requérant lui-même, en tant que dirigeant, prônait la violence politique en incitant à recourir au combat, et aux attaques physiques contre les mouvements antifascistes et les forces de l’ordre. Il justifiait ce recours à la force dans ses propos publiés sur le site Internet de « Troisième Voie » (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour prend acte à cet égard de la préoccupation de la commission d’enquête parlementaire concernant les stratégies de contournement des groupes pour échapper à leur responsabilité et se désolidariser des agissements de leurs membres (paragraphe 50 ci-dessus). Elle ne décèle pas, dans les circonstances de la présente espèce, d’éléments qui viendraient démontrer que le requérant se dissociait des actes violents commis par les membres des groupements qu’il guidait. En particulier, elle note qu’il n’a pas réprouvé la mort de C.M. mais défendu l’action illégale commise par les sympathisants ou membres de son association (voir, le troisième paragraphe du décret du 12 juillet 2013, paragraphe 13 ci-dessus).
116. Enfin, la Cour retient que les liens entre les JNR et « Troisième Voie » étaient à ce point imbriqués que les affirmations du requérant concernant la promotion par la seconde d’un projet politique pacifique sont inopérantes. Les JNR permettaient à l’association requérante d’atteindre ses objectifs en réalité séditieux (paragraphes 17 et 18 ci-dessus), impliquant selon les éléments du dossier, le recours à des agissements violents tels que ceux qui ont causé la mort de C.M. La Cour rappelle à cet égard que la « démonstration par des protagonistes politiques de leur capacité et de leur volonté d’organiser une force paramilitaire va au-delà de l’utilisation de moyens pacifiques et légaux destinés à exprimer des opinions politiques » (Vona, précité, § 66).
117. Eu égard à ce qui précède, et au contexte dans lequel les mesures ont été prises, la Cour admet que les autorités litigieuses ont pu considérer qu’il existait des motifs pertinents et suffisants pour démontrer un « besoin social impérieux » d’imposer la dissolution litigieuse pour prévenir les troubles à l’ordre public et y mettre fin.
118. Quant à la proportionnalité de cette mesure par rapport aux buts légitimes visés, la Cour reconnait que la dissolution d´une association est une mesure radicale (idem, § 71, Les Authentiks et Supras Auteuil 91, § 80).
119. La Cour estime qu’au regard de la gravité des faits du 5 juin 2013, qui ont confirmé les troubles déjà causés à l’ordre public par le passé, le Gouvernement a pu juger nécessaire de recourir à cette mesure ultime. Elle a ainsi pris sa place dans un contexte tendu de manifestations d’intolérance des organisations de la mouvance ultra radicale à laquelle appartenait « Troisième Voie » et son service d’ordre. Dans ce contexte, le Gouvernement a pu croire que le maintien de ces derniers serait perçu par le grand public, et en particulier chez les jeunes, comme une légitimation indirecte des troubles à l’ordre public passés et à venir (Vona, précité, § 71).
120. Certes, le Gouvernement ne disposait pas de moyens légaux moins intrusifs pour encadrer la restriction litigieuse, faute de suspension possible des groupements par exemple. Pour autant, la Cour constate que le Conseil d’État a jugé qu’il avait opéré une juste conciliation entre le respect de la liberté d’association et la sauvegarde de l’ordre public. Le juge interne a ainsi exercé un contrôle approfondi de la qualification des faits, démontré par le rejet du deuxième motif de dissolution (article L.212-1 alinéa 6 du CSI) faute d’éléments concrets apportés par le Gouvernement, et par un examen minutieux des éléments constitutifs d’une milice privée (article L.212-1 alinéa 2 du CSI) sur la base des nombreux éléments de preuve apportés par le ministre au cours de la procédure. Si le Conseil d’État n’a pas expressément développé sa motivation sur la proportionnalité de la mesure litigieuse, il ressort des éléments du dossier qu’il a examiné la question de sa compatibilité avec « le principe fondamental reconnu par les lois de la république de la liberté d’association » (paragraphe 13 ci-dessus) et compte tenu de la « gravité des troubles à l’ordre public », lesquels avaient été clairement établis par le ministre dans ses écritures, au regard du contexte passé et présent au moment de la mort de C.M. (paragraphes 17 à 19 et 21 ci-dessus).
121. Par ailleurs, la Cour est consciente que l’examen de la proportionnalité d’une dissolution implique, pour les autorités internes, celui de son utilité, de sa capacité et de sa nécessité à faire cesser la menace sur l’ordre public dans l’ordre interne. Elle estime que grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la proportionnalité d’une ingérence destinée à protéger, contre les activités d’une association se livrant à la violence, la société démocratique dont l’ordre est ébranlé. Outre le cadre juridique mis en place concernant la répression de la reconstitution des associations ou groupements dissous (paragraphes 43 et 44 ci-dessus), auquel l’autodissolution des JNR et de « Troisième Voie » permettait d’échapper, la Cour note le constat de la commission d’enquête parlementaire relatif aux conséquences dissuasives des dissolutions administratives en cause, procédures qui « désorganisent les groupes » (paragraphe 49 ci-dessus). Ces éléments autorisent la Cour à considérer que la démarche des autorités internes était nécessaire pour prévenir le plus efficacement possible les troubles à l’ordre public mentionnés. La Cour rappelle à cet égard que là où il y a incitation à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’article 11 (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 113, CEDH 2011 (extraits), Authentiks et Supras Auteuil précité, § 84).
Compte tenu de cette marge d’appréciation et des circonstances particulières de l’affaire, la Cour conclut que la mesure de dissolution peut passer pour proportionnée au but poursuivi.
122. En conclusion, l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10.
Sur la recevabilité
123. La Cour constate que le Gouvernement considère qu’il y a lieu de déclarer les requêtes irrecevables pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention en vertu de l’article 17. Elle examinera donc si l’article 17 est applicable aux présentes affaires. Cette disposition est ainsi libellée :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
124. Pour cet examen, la Cour renvoie aux principes énoncés aux paragraphes 92 à 101 ci-dessus.
a) Remarques préliminaires
125. La Cour observe que l’évènement qui a déclenché l’intention du ministre d’engager la dissolution des associations requérantes sur le fondement de l’article L. 212-1 du CSI est la mort de C.M., un acte auquel leurs membres n’ont pas pris part. Elle constate également qu’avant le drame du 5 juin 2013, les associations requérantes n’avaient pas fait l’objet, depuis leur constitution légale, de poursuites en rapport avec la mise en œuvre de leur objet social, seuls leurs membres ayant été appréhendés ou condamnés pour des actes commis à titre individuel, même si elles faisaient l’objet d’une surveillance de la part des services de renseignement en tant que groupements susceptibles de troubler l’ordre public. La Cour observe encore que les associations requérantes n´étaient pas des partis politiques, mais portaient un programme politique qu’elles ont exposé ou défendu à l’occasion de rassemblements ou sur leur site Internet pendant de nombreuses années avant d’être dissoutes. L’ensemble de ces circonstances les amènent à dénoncer une dissolution « politique » de la part des autorités françaises, visant à la suppression des opposants radicaux du pouvoir politique en place (paragraphes 27, 37 et 83 ci-dessus). C’est en ayant à l’esprit ces considérations que la Cour doit examiner le grief des requérants.
126. Assurément, les dissolutions prononcées comportent une dimension politique. Elles sont engagées après une procédure incluant une enquête des services de renseignement portant sur les agissements violents et haineux des associations ou de leurs membres (paragraphes 47 et 48 ci-dessus) qui sous-tendent leur idéologie et une proposition du ministère de l’intérieur en ce sens puis sont décidées par décret du président de la République. De plus, bien que représentant un courant ultra minoritaire, la Cour constate que les requérantes font partie de la catégorie des organisations à vocation politique qui ont une « influence » au sein du système démocratique (Vona, précité, §§ 56 et 58). Or, elle l’a maintes fois répété, pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique » (paragraphe 85 ci-dessus) et le libre jeu du débat politique se trouve au cœur même du concept de société démocratique qui imprègne toute la Convention (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Navalnyy précité, § 133) aussi inquiétant soit-il (Association de citoyens « Radko » et Paunkovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74651/01, § 76, CEDH 2009 (extraits), Fondation Zehra et autres précité, § 55).
127. La Cour concentrera donc son examen sur la compatibilité du programme et de l’action politique des requérantes avec les fondements de la démocratie.
128. Au préalable, elle tient à souligner, pour répondre aux requérants qui dénoncent l’application de l’article L. 212-1 du CSI à des fins politiques, que les décrets de dissolution ont été prononcés au terme d’une procédure contradictoire au cours de laquelle ils ont pu présenter leurs observations. Ces décrets ont par ailleurs fait l’objet d’un recours en suspension devant le juge du référé et d’un recours annulation devant le Conseil d’État qui a porté son contrôle sur les motifs de dissolution prévus par la loi. Ce contrôle juridique a notamment reposé sur le principe qu’une dissolution ne peut être justifiée que si les faits reprochés à une association sont avérés (paragraphe 41 ci-dessus).
b) « L’Œuvre française » et M. Benedetti
129. La Cour constate que la dissolution de l’Œuvre française a été décidée par le Gouvernement sur le fondement des alinéas 2, 5 et 6 de l’article L. 212-1 du CSI, soit aux motifs que l’association requérante provoquait à la haine ou à la discrimination envers des groupes de personnes à raison de leur non-appartenance à la nation française, de leur origine ou confession musulmane ou juive, exaltait la collaboration avec l’ennemi et constituait une milice privée. Le Conseil d’État a retenu pour sa part des éléments « précis et concordants » pour qualifier les faits puis jugé que la dissolution était justifiée pour des raisons inhérentes à l’ordre public.
130. La Cour relève que les statuts de l’Œuvre française révèlent le dessein nationaliste de l’association, « le recouvrement par les Français de l’État national souverain » « indépendant vis-à-vis de l’extérieur ». Il s’agit d’un courant politique qui fait partie du paysage politique français. Au-delà de ce but, et conformément à sa jurisprudence constante, ce sont les actes et les prises de position de son dirigeant qui ont été minutieusement observés par les autorités françaises pour décider de la dissolution litigieuse. Les éléments de preuve apportés à cet égard au cours de la procédure interne et devant la Cour ont révélé ce qui suit.
131. Premièrement, l’association et son président appellent via leur site Internet à une révolution nationale inspirée par le souci général de se débarrasser des personnes qui ne seraient « pas blanches », « les parasites » qui « détruisent » la souveraineté de la France. Cet appel xénophobe s’accompagne de la diffusion d’une idée selon laquelle le « judaïsme politique » aurait pour but de détruire l’identité de la France et de publications contre les Juifs provenant de personnalités notoirement connus pour leur antisémitisme et avec lesquels le requérant, qui se déclare lui-même antisémite, entretient d’étroites relations. Il y a des preuves aussi que des personnes connues pour leurs thèses négationnistes et condamnées à ce titre participent aux évènements ou camps organisés par les requérants. Le requérant pour sa part soutient de telles thèses (paragraphe 51 ci-dessus). L’ensemble des diffusions de l’association requérante et de son dirigeant comportaient ainsi des références à des auteurs de théorie ou de publications à caractère antisémite ou raciste et contenaient des éléments provoquant à la discrimination et la justifiant.
132. Deuxièmement, il a été démontré devant le Conseil d’État que « L’Œuvre française » et son dirigeant faisaient l’apologie de personnages ayant collaboré avec l’Allemagne nazie. Ils entretenaient ainsi le culte du maréchal Pétain et l’idéologie du régime de Vichy, responsable de la déportation vers les camps d’extermination de dizaines de milliers de juifs en France. Ils s’identifiaient à ce régime en portant la croix celtique, couramment associé à des mouvements d’extrême droite néonazie et néofasciste, et en faisant un symbole, utilisé au moment des commémorations mais également au cours d’un camp d’été placé sous l’égide de Philippe Pétain. Ils revendiquaient dans leurs écrits et publications une filiation idéologique avec des personnalités favorables à la collaboration avec l’ennemi. Enfin, au pouvoir, c’est la révolution nationale de Philippe Pétain qu’ils mettraient en œuvre, avec sa législation raciale, ravivant un passé douloureux pour lequel, le temps ayant fait son œuvre, la responsabilité de l’État est reconnue (Avis du Conseil d’État, Assemblée, 16 février 2009, no 315499).
133. Troisièmement, il ressort des pièces du dossier que l’organisation de camps de formation paramilitaire par les requérants permettaient de diffuser l’idéologie véhiculée par l’association et de former de jeunes militants pour en faire des « soldats politiques ». Cet aspect des activités des requérants met en évidence leurs visées d’endoctrinement et d’entraînement en particulier de la jeunesse. La Cour y voit, compte tenu de l’idéologie diffusée et des exercices paramilitaires organisés, une menace pour l’éducation à la citoyenneté démocratique, essentielle à la lutte contre le racisme et la xénophobie (Seurot c. France (déc.), no 57383/00, 18 mai 2004).
134. La Cour déduit de l’addition des preuves fournies devant les juridictions nationales puis devant elle que les objectifs en réalité préconisés par la requérante et le requérant, entendus et mis en œuvre par les membres de la première, à diverses occasions de manière violente (paragraphe 30 ci-dessus), contiennent de manière non équivoque des éléments de provocation à la haine et de discrimination raciale, interdite aux termes de la Convention (voir paragraphes 92 à 101 ci-dessus). Elle observe que les requérants ne se sont pas départis de ce constat, indiquant seulement que les faits qui leur étaient reprochés étaient fallacieux ou les minimisant. En conséquence, elle considère que par les thèses politiques qu’ils défendaient, la propagande qu’ils diffusaient et les actions qu’ils organisaient en faveur de ces thèses, les requérants cherchaient à utiliser leur droit à la liberté d’association dans le but de détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Leurs activités étaient incompatibles avec les fondements de la démocratie.
c) Les « Jeunesses nationalistes » et M. Gabriac
135. La Cour relève que la dissolution a été prononcée par le Gouvernement sur la base des hypothèses prévues aux alinéas 5 et 6 de l’article L. 212-1 du CSI. Le Conseil d´État a retenu le second motif de dissolution, à savoir la provocation à la haine, la discrimination ou la violence. Il a considéré en revanche qu’il ne disposait pas de suffisamment d’éléments pour qualifier le premier relatif à l’exaltation de la collaboration avec l’ennemi. Cet élément pourra éventuellement être pris en considération dans l’appréciation du contexte général de l’affaire (paragraphe 105 ci-dessus).
136. La Cour estime que les considérations faites aux paragraphes 130 à 134 ci-dessus s’appliquent aussi à la requête de M. Gabriac et des « Jeunesses nationalistes ». Elle retient que ces dernières constituent le cadre destiné aux jeunes de « L’Œuvre française » (paragraphe 34 ci-dessus). Les pièces du dossier révèlent les liens étroits entre les dirigeants des deux associations et le partage d’une même idéologie. À l’instar de « L’Œuvre française », la Cour estime qu’il a été démontré que le programme politique de l’association « Jeunesses nationaliste », étayé par ses publications, ses slogans et les interviews de son dirigeant, contenait des objectifs à visée haineuse et discriminatoire envers les musulmans immigrés, prônait un antisémitisme viscéral ainsi que la haine violente et la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles (paragraphe 78 ci-dessus). Les ambitions réelles du requérant et de l’association qu’il présidait se manifestaient à travers des déclarations, des propos catégoriques, des activités, des actions collectives et des soutiens qui donnaient à l’association une orientation clairement antidémocratique.
137. La Cour en déduit que les requérants cherchaient à utiliser leur droit à la liberté d’association dans le but de détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Leurs activités étaient incompatibles avec les fondements de la démocratie.
d) Conclusion
138. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que l’État a pu considérer que les associations requérantes et leurs dirigeants poursuivaient des buts prohibés par l’article 17 et qu’ils avaient abusé de leur liberté d’association, en tant qu’organisation radicale menaçant le processus politique démocratique, en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention. Dans leur dissolution, la Cour voit l’expression de décisions prise au regard d’une connaissance approfondie de la situation politique interne et en faveur d’une « démocratie apte à se défendre » (Perincek, précité, § 242) dans un contexte de persistance et de renforcement du racisme et de l’intolérance en France et en Europe (paragraphes 52 à 54 ci-dessus).
139. En conséquence, la Cour estime qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, les requérants ne peuvent bénéficier de la protection de l’article 11 de la Convention, envisagé à la lumière de l’article 10. Il s’ensuit que leurs griefs doivent être rejetés comme étant incompatibles ratione materiae avec les dispositions de la Convention, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Yordanovi c. Bulgarie du 3 septembre 2020 requête n° 11157/11
Article 11 : Il n’était pas nécessaire de poursuivre pénalement les requérants qui voulaient créer un parti politique sur une base religieuse
L’affaire concerne la plainte des requérants contre des poursuites pénales conduites à leur encontre parce qu’ils avaient tenté de créer un parti politique sur une base religieuse. Ils se plaignent d’une atteinte injustifiée à leur droit à la liberté d’association et de discrimination. La Cour souligne qu’une condamnation pénale représente une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’association, dont l’un des objectifs est la protection des opinions et la liberté de les exprimer, surtout en ce qui concerne les partis politiques. En l’espèce, les requérants n’ont pas poursuivi jusqu’au bout la procédure requise pour obtenir l’enregistrement du parti politique. La conséquence, en droit, de cette omission est que ce parti ne peut exister ni exercer d’activité. Le résultat visé par les autorités – à savoir la coexistence pacifique des groupes ethniques et religieux en Bulgarie – pouvait donc être atteint dans le cadre d’une telle procédure, c’est-à-dire en refusant de faire droit à la demande d’enregistrement de ce parti politique. La Cour relève en outre qu’il existe une possibilité pour les autorités de dissoudre un parti qui aurait été déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle. Elle ne voit donc pas pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, des poursuites pénales ont été prononcées à l’encontre des requérants
Art 11 • Liberté d’association • Poursuites pénales non nécessaires pour avoir tenté de former un parti politique sur une base religieuse • Base légale précise permettant d’anticiper l’engagement de la responsabilité pénale des requérants • Absence d’une jurisprudence nationale appliquant la base légale, mais appréciation des tribunaux raisonnablement prévisible vu l’interprétation d’une disposition contenant des termes presque identiques • Importance de l’existence des poursuites pénales menées s’étant soldées par un constat de culpabilité et des sanctions • Parti politique ne pouvant exister et exercer son activité en l’absence de poursuite par les requérants de la procédure requise pour obtenir son enregistrement • Justification de la coexistence pacifique des différents groupes ethniques et religieux pouvant être atteinte en refusant de faire droit à la demande d’enregistrement du parti ou par la dissolution du parti déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle • Base légale pas adoptée pour défendre la tolérance religieuse et ethnique, et ne réprimant que les partis politiques créés sur une base religieuse
FAITS
Les requérants, MM. Rosen Marinov Yordanov et Atanas Marinov Yordanov, ressortissants bulgares, sont deux frères, hommes d’affaires issus de la minorité turco-musulmane. En 2008, MM. Yordanov créèrent et firent enregistrer une association dont l’objet était l’intégration des populations turcophones en Bulgarie. En juin 2009, ils décidèrent d’ériger dans leur village natal de Slavyanovo, sur un terrain privé leur appartenant, un monument aux soldats musulmans et chrétiens morts pendant la guerre russoturque de 1877-1878 (guerre ayant abouti à l’indépendance de la Bulgarie vis-à-vis de l’Empire ottoman). En juillet 2009, la direction régionale de contrôle des bâtiments ordonna la suspension de la construction du monument. Les requérants décidèrent par ailleurs de créer un parti politique, l’Union musulman-démocrate. La réunion d’une assemblée constituante fut fixée au 26 septembre 2009, date de la fin du ramadan, dans le centre de Slavyanovo. Le matin de ce jour, la police avertit le premier requérant qu’il était illégal de procéder à un rassemblement sans suivre la procédure légale.
Plusieurs centaines de personnes se rassemblèrent le 26 septembre 2009 dans le centre de Slavyanovo. Un employé de la mairie de Popovo notifia au premier requérant un arrêté ordonnant la dispersion de la réunion au motif que celle-ci n’avait pas fait l’objet d’une déclaration préalable. La réunion se poursuivit néanmoins pendant encore quinze minutes environ, durant lesquelles un vote entérina la création du parti, l’adoption de ses statuts et l’élection de ses organes. Une conférence de presse se tint juste après la fin de la réunion. Le Gouvernement indique que, lors de cette conférence de presse, les requérants ont proclamé que l’objectif du parti était « la défense des droits des musulmans en Bulgarie », et déclaré que « l’État n’a[vait] rien fait pour les musulmans en Bulgarie », que la Bulgarie n’avait pas reconnu officiellement la minorité turque, et « qu’il [était] une erreur de présenter la Bulgarie en Europe comme un État uninational ». Les jours suivants, le parquet de district de Popovo engagea des poursuites pénales contre les requérants pour création d’une organisation politique sur une base religieuse, infraction prévue et réprimée par l’article 166 du code pénal, ainsi que pour trouble à l’ordre public, en rapport avec la construction du monument. Le premier requérant fut aussi mis en examen pour tenue d’une réunion non autorisée, infraction prévue et réprimée par l’article 174a § 2 du même code, en relation avec la poursuite du rassemblement au cours duquel le parti politique avait été créé malgré l’arrêté du maire qui l’avait interdit. Le 1 er septembre 2010, le tribunal de district reconnut les deux requérants coupables d’avoir créé un parti politique sur une base religieuse, en méconnaissance de l’article 166 du code pénal. Le tribunal condamna le premier requérant à ce titre à une peine d’emprisonnement d’un an avec sursis. Le tribunal décida de dispenser le deuxième requérant de responsabilité pénale et lui imposa une amende administrative de 4 000 levs bulgares (BGN) (soit 2 045 euros (EUR)). Le tribunal déclara en outre le premier requérant coupable de ne pas avoir mis fin à une réunion publique interdite par le maire, en violation de l’article 174a § 2 du code pénal, et le condamna à ce titre à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis. Combinant les deux peines, le tribunal lui imposa une peine globale d’un an d’emprisonnement avec sursis. Il relaxa cependant les requérants du chef de troubles à l’ordre public. Les requérants interjetèrent appel. Le 22 octobre 2010, le tribunal régional de Targovishte confirma le jugement du tribunal de district et les sanctions prononcées. Le tribunal rappela que l’exigence que les membres du parti adoptent les valeurs de l’islam définissait le parti comme ayant « une base religieuse ». Le tribunal régional considéra toutefois que, la création du parti n’ayant pas été achevée, les faits devaient être qualifiés de tentative.
Article 11
La Cour doit rechercher si les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un parti en méconnaissance de l’article 166 du code pénal étaient nécessaires dans une société démocratique. Sans se pencher sur l’appréciation faite par les tribunaux bulgares sur la question de savoir si le parti politique en question pouvait être considéré comme ayant une « base religieuse », la Cour exprime de sérieux doute sur la nécessité d’assortir l’interdiction prononcée, de sanctions de nature pénale. Une condamnation pénale représente en effet l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression. Il en va de même pour le droit à la liberté d’association, dont l’un des objectifs est la protection des opinions et la liberté de les exprimer, surtout en ce qui concerne les partis politiques. La Cour observe que les requérants n’ont pas poursuivi jusqu’au bout la procédure requise pour obtenir l’enregistrement du parti politique. La conséquence en droit de cette omission est que ce parti ne peut exister ni exercer son activité. Le résultat visé par les autorités – à savoir la coexistence pacifique des groupes ethniques et religieux en Bulgarie – pouvait donc être atteint dans le cadre d’une telle procédure, c’est-à-dire en refusant de faire droit à une demande d’enregistrement de ce parti politique. La Cour relève en outre qu’il existe une possibilité pour les autorités de dissoudre un parti qui aurait été déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle. Elle ne voit donc pas pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, des poursuites pénales seraient nécessaires en plus de ces possibilités. Au surplus, la Cour remarque que l’article 166 du code pénal de 1968 n’avait pas été adopté, sous le régime communiste, dans le but d’empêcher une communauté religieuse d’employer les institutions démocratiques pour prendre le pouvoir au détriment des autres, mais bien plutôt dans le but d’éliminer toute possibilité de réapparition de partis politiques dits « capitalistes » et non défendre la tolérance religieuse et ethnique en Bulgarie. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un parti politique sur une base religieuse n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique et ont donc emporté violation de l’article 11.
CEDH
Sur la recevabilité
Sur l’absence alléguée de préjudice important
a) Thèses des parties
47. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas subi de préjudice important, les autorités n’ayant selon lui pas refusé d’enregistrer le parti politique que les intéressés avaient tenté de créer. Selon le Gouvernement, le tribunal compétent n’aurait pas refusé de le faire si toutes les conditions légales avaient été remplies. Or, aux yeux du Gouvernement, les requérants n’ont pas dûment poursuivi la procédure d’enregistrement du parti.
48. Les requérants répliquent que l’allégation du Gouvernement repose sur l’idée que le seul moyen par lequel les autorités peuvent restreindre la liberté d’association est de refuser d’enregistrer une association ou un parti politique. Or, selon eux, des mesures, en particulier de nature pénale, à l’encontre des membres d’une organisation peuvent également constituer une telle restriction. Ainsi, les requérants allèguent que les poursuites pénales contre eux pour avoir tenté de créer un parti politique constituent la forme la plus grave de restriction de leur liberté d’association – bien plus sévère, à leurs yeux, qu’un éventuel refus d’enregistrer le parti. Ils indiquent à cet égard qu’ils ont renoncé à l’idée de l’enregistrer précisément à cause de ces poursuites. Les requérants en concluent que l’on ne saurait dire qu’ils n’ont pas subi un préjudice important.
b) Appréciation de la Cour
49. Une requête peut être rejetée par application du critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention si le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition que l’affaire ait été dûment examinée par un tribunal interne.
50. Il est vrai que des poursuites pénales pour avoir tenté de créer un parti politique ne produisent pas les mêmes effets juridiques qu’un refus d’enregistrer un tel parti. Pour autant, de telles poursuites et les sanctions qui en résultent sont susceptibles de décourager les fondateurs du parti d’exercer leur droit à la liberté d’association de la manière qu’ils avaient choisie (comparer avec Öğrü et autres c. Turquie, nos 60087/10 et 2 autres, § 53, 19 décembre 2017, et avec Akarsubaşı et Alçiçek c. Turquie, no 19620/12, § 19, 23 janvier 2018). La Cour a aussi déjà eu l’occasion d’observer qu’une condamnation pénale représente l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 273, CEDH 2015 (extraits)). Il en va de même en ce qui concerne le droit à la liberté d’association. Compte tenu de l’importance de la liberté d’association dans une société démocratique, il est difficile d’admettre que les requérants n’ont pas subi de préjudice important. La Cour a déjà eu l’occasion de noter que, lorsqu’il s’agit d’appliquer ce critère de recevabilité, tel qu’énoncé à l’article 35 § 3 b) de la Convention, on doit tenir compte de l’importance de la liberté d’expression, et ainsi aborder la question avec prudence (Mura c. Pologne (déc.), no 42442/08, § 22, 9 mai 2016). Il en va de même, peut-être même à plus forte raison, pour la liberté d’association, qui est étroitement liée à la liberté d’expression, particulièrement lorsqu’il s’agit de partis politiques (voir, entre autres, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 41, Recueil 1998-III, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 37, CEDH 1999-VIII).
51. Par ailleurs, l’affaire des requérants concerne la question importante de savoir si, et dans quelles circonstances, il peut s’avérer nécessaire, dans une société démocratique, de recourir à des poursuites pénales pour prévenir et réprimer une tentative de créer un parti politique (comparer avec Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012, et avec Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, § 28, 14 octobre 2014). Enfin, l’affaire semble avoir été médiatisée en Bulgarie (paragraphe 17 ci-dessus ; comparer avec Eon c. France, no 26118/10, § 34 in fine, 14 mars 2013).
52. Le grief ne peut donc pas être rejeté sur le fondement de l’article 35 § 3 b) de la Convention.
Sur le statut de victime des requérants et sur la question de savoir si le grief est manifestement mal fondé
a) Thèses des parties
53. Le Gouvernement estime que le grief des requérants est manifestement mal fondé, arguant à cet égard que les requérants n’ont pas suivi jusqu’au bout la procédure d’enregistrement de leur parti politique. Il soutient en outre que, comme les droits des requérants n’ont, selon lui, pas été enfreints, ces derniers ne peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 11 de la Convention. Il ajoute que ce sont les requérants qui ont commis des infractions et qui ont été légitimement sanctionnés pour cela.
54. Les requérants considèrent que les exceptions du Gouvernement, qui sont selon eux dénuées de tout fondement, sont formulées en des termes très généraux et qu’elles concernent en réalité le fond du grief.
b) Appréciation de la Cour
55. En ce qui concerne l’exception du Gouvernement relative à l’absence de statut de victime des requérants, la Cour note qu’il suffit, aux fins de l’article 34 de la Convention, qu’un requérant puisse prétendre avoir été lésé par un acte, une omission ou une situation qui serait contraire à la Convention. Les questions de savoir si le requérant a été réellement lésé et s’il est effectivement victime d’une violation de la Convention relèvent du fond de l’affaire (Dimov et autres c. Bulgarie, no 30086/05, § 61, 6 novembre 2012, et Boris Kostadinov c. Bulgarie, no 61701/11, § 45, 21 janvier 2016). La Cour ne peut donc pas accueillir l’exception du Gouvernement et traitera de ces questions lors de l’examen du fond du grief.
56. Quant à la question de savoir si le grief est manifestement mal fondé, les arguments invoqués par le Gouvernement à l’appui de cette thèse – à savoir qu’il n’y aurait eu aucune restriction du droit des requérants à la liberté d’association et que les poursuites pénales contre eux seraient justifiés – méritent un examen plus détaillé. Il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.
La décision de la Cour quant à la recevabilité du grief
57. Compte tenu de ce qui précède et, constatant que le grief ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
Sur le fond
a) Sur l’existence d’une « restriction »
62. Les restrictions du droit à la liberté d’association peuvent prendre différentes formes. Souvent, elles consistent dans le refus par les autorités d’enregistrer une association ou un parti politique (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 52, CEDH 2004-I, Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 27, CEDH 2005-I (extraits), et Organisation macédonienne unie Ilinden-PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, §§ 64 et 76, 18 octobre 2011), ou bien dans sa dissolution (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 36, Parti socialiste et autres, précité, § 30, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, § 27), ou bien dans une interdiction temporaire de ses activités (Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 47, CEDH 2006-II), ou bien dans une interdiction de se faire financer par un parti politique étranger (Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, §§ 37-38, CEDH 2007-II). Mais la liste ne s’arrête pas là. Le terme « restrictions » figurant au deuxième paragraphe de l’article 11 ne saurait s’interpréter comme n’englobant pas des mesures – par exemple d’ordre répressif – prises a posteriori à l’encontre du requérant (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 39, série A no 202, et Gülcü c. Turquie, no 17526/10, § 91, 19 janvier 2016). Il peut en outre concerner non seulement un parti lui‑même mais aussi ses fondateurs et dirigeants, surtout quand il s’agit de sanctions ou de prohibitions relatives à leur activités au sein du parti (voir Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 36, et Parti socialiste et autres, précité, § 30, ainsi que Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, § 50, CEDH 2003-II, et, a contrario, Artyomov c. Russie (déc.), no 17582/05, CEDH 2006-XV). La « restriction » peut même consister en des mesures prises à l’encontre de simples membres ou adhérents du parti. Ainsi, des sanctions disciplinaires imposées à des fonctionnaires en raison de leurs activités au profit d’une association ou d’un parti politique ont été considérés comme de telles restrictions (Şişman et autres c. Turquie, no 1305/05, §§ 21-23, 27 septembre 2011, Küçükbalaban et Kutlu c. Turquie, nos 29764/09 et 36297/09, §§ 24-25, 24 mars 2015, et İsmail Sezer c. Turquie, no 36807/07, § 41, 24 mars 2015).
63. La même approche s’impose en l’espèce. Les poursuites pénales contre les requérants, qui ont abouti à une décision de les déclarer coupables et de les sanctionner pour avoir tenté de créer un parti politique – et donc d’exercer le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention, qui inclut celui de fonder une association ou parti politique (Gorzelik et autres, précité, § 88) – doivent donc s’analyser comme une « restriction » à leur droit à la liberté d’association garanti par cet article.
b) Sur la justification de la restriction
64. Aux termes de son deuxième paragraphe, pour ne pas enfreindre l’article 11 de la Convention, pareille « restriction » doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes qui y sont mentionnés, et être nécessaire dans une société démocratique à l’accomplissement de ces buts.
« Prévue par la loi »
65. La restriction reposait sur l’article 166 du code pénal de 1968, qui réprime, entre autres, le fait de créer une organisation politique « sur une base religieuse » (paragraphe 39 ci-dessus).
66. La teneur exacte de cette phrase a fait, dans le cas des requérants, l’objet d’une appréciation et d’une interprétation approfondies de la part des tribunaux pénaux bulgares (paragraphes 21-23 et 26 ci-dessus). Les requérants ne contestent pas que l’article 166 du code pénal de 1968 était formulé avec suffisamment de précision pour leur permettre de prévoir les conséquences possibles de leurs actions et de régler leur conduite en conséquence. La Cour est aussi de l’avis que les requérants savaient ou auraient dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – que leurs agissements en septembre 2009 pouvaient engager leur responsabilité pénale par le jeu de cette disposition.
67. Certes, faute d’une jurisprudence appliquant l’article 166 du code pénal de 1968 depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1991 (paragraphe 44 ci-dessus), l’interprétation de cette phrase par les tribunaux pénaux bulgares ne pouvait être connue avec certitude. Toujours est-il que cette situation, qui s’explique selon toute vraisemblance par le fait que ces tribunaux ne sont pas souvent saisis de faits analogues à ceux dont les requérants sont les auteurs, ne saurait leur être reprochée (Perinçek, précité, § 138). Leur appréciation en l’espèce était raisonnablement prévisible, compte tenu notamment de la manière dont la Cour constitutionnelle avait en 1992 interprété l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991, qui contient des termes presque identiques (paragraphes 28 et 34 ci-dessus) et auquel les tribunaux se sont d’ailleurs référés. Il ne faut donc y voir ni un revirement brusque et imprévisible de jurisprudence, ni un élargissement par analogie de la portée d’une loi pénale (Perinçek, précité, ibidem).
68. Dans la mesure où les requérants contestent la justesse de la conclusion des tribunaux pénaux bulgares selon laquelle le parti politique qu’ils ont tenté de créer avait une « base religieuse », la Cour examinera la nécessité d’apprécier le bien-fondé de ce grief lorsqu’elle se penchera sur la question de savoir si la restriction de la liberté d’association des intéressés était nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
But légitime
69. Les débats parlementaires lors de l’adoption de l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991, ainsi que l’interprétation de cet article par la Cour constitutionnelle bulgare (paragraphes 30-31, 34, 35 et 38 ci-dessus), montrent que l’interdiction de créer des partis politiques fondés sur une base ethnique ou religieuse qu’il contient a été mise en place pour prévenir le péril que de tels partis représenteraient pour la coexistence pacifique des différents groupes ethniques et religieux en Bulgarie. On peut donc admettre que les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un tel parti poursuivaient les buts légitimes de « défense de l’ordre » et de « protection des droits et libertés d’autrui » (voir, mutatis mutandis, Artyomov, décision précitée).
Nécessité dans une société démocratique
Principes généraux
70. Il reste à déterminer si la restriction était nécessaire dans une société démocratique. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie ce point sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour.
71. En ce qui concerne le rôle des partis politiques dans une société démocratique, ces principes sont les suivants :
a) les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 25, Parti socialiste et autres, précité, § 29, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 87) ;
b) les partis politiques, seules formations à même d’accéder au pouvoir, ont la faculté d’exercer une influence sur l’ensemble du régime de leur pays, et se distinguent en cela des autres organisations intervenant dans le domaine politique (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 87 in fine) ;
c) sur le terrain politique, la responsabilité pour l’État d’être l’ultime garant du pluralisme ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 44, et Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 66, CEDH 2006-II) ;
d) un parti politique ne se trouve pas soustrait à l’empire de la Convention par cela seul que ses activités passent aux yeux des autorités nationales pour porter atteinte aux structures constitutionnelles de l’État et appeler des mesures restrictives (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 27, et Parti socialiste et autres, précité, § 29).
72. Pour ce qui est de la possibilité d’apporter des restrictions relatives aux partis politiques et du contrôle par la Cour de telles restrictions, les principes généraux sont les suivants :
a) la liberté d’association garantie par l’article 11 de la Convention n’est pas absolue, et il faut admettre que, lorsqu’un parti politique, par ses activités ou les intentions qu’il déclare expressément ou implicitement, met en danger les institutions de l’État ou les droits et libertés d’autrui, l’article 11 ne prive pas les autorités du pouvoir de protéger ces institutions et ces personnes (Gorzelik et autres, précité, § 94, et Parti populaire démocrate-chrétien, précité, § 69) ;
b) en ce qui concerne les partis politiques, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur égard ; pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens du paragraphe 2 de l’article 11, les États contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, qui se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 46, Parti socialiste et autres, précité, § 50, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 100) ;
c) la seule forme de nécessité capable de justifier une restriction est celle qui peut se réclamer d’une « société démocratique » (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 45, Parti socialiste et autres, précité, § 29, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 86 in fine) ;
d) la Cour doit considérer la restriction à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants, et, ce faisant, elle doit se convaincre que ces autorités ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 47, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 100, et Gorzelik et autres, précité, 96 in fine).
Application de ces principes au cas d’espèce
73. En l’espèce, les tribunaux qui ont traité de l’affaire pénale contre les requérants se sont posé la question de savoir si l’interdiction faite par l’article 11, alinéa 4 de la Constitution bulgare de 1991 de créer un parti politique « sur une base (...) religieuse » – telle que définie par la Cour constitutionnelle bulgare (paragraphes 34, 35 et 38 ci-dessus) – pouvait être considérée comme justifiée au regard de l’article 11 de la Convention (paragraphes 21 et 26 ci-dessus). Or, pour sa part, la Cour ne considère pas qu’elle a besoin de trancher cette question dans les circonstances particulières de cette affaire. À l’inverse de la Cour constitutionnelle bulgare, qui avait le pouvoir et l’obligation d’examiner cette question dans l’abstrait, la Cour, dans une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle, est tenue par les faits de la cause (Perinçek, précité, § 226). Elle se bornera donc à rechercher si les poursuites pénales contre les requérants pour avoir tenté de créer un tel parti, en méconnaissance de l’article 166 du code pénal bulgare, qui se sont soldées par un constat de culpabilité et des sanctions, étaient nécessaires dans une société démocratique au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. Plus concrètement, la Cour doit vérifier si ces poursuites pénales étaient une mesure proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
74. Même sans avoir à se pencher sur l’appréciation faite par les tribunaux pénaux bulgares sur la question de savoir si le parti que les requérants ont tenté de créer pouvait à juste titre être considéré comme ayant « une base religieuse » – et de juger ainsi si ces tribunaux se sont fondés sur une appréciation acceptable des faits pertinents –, la Cour a de sérieux doutes sur la nécessité, au regard de l’article 11 § 2 de la Convention, d’assortir l’interdiction litigieuse de sanctions de nature pénale.
75. La Cour n’a pas à s’attarder sur la sévérité des sanctions imposées aux requérants à la suite des poursuites pénales contre eux (paragraphes 20 et 26 ci-dessus). Ce qui importe en l’espèce n’est pas tant la gravité de ces sanctions que le fait même que des poursuites pénales, qui se sont soldées par un constat de culpabilité et des sanctions, ont été menées à leur encontre. La Cour a eu déjà l’occasion d’observer qu’une condamnation pénale représente l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (Perinçek, précité, § 273). Il en va de même en ce qui concerne le droit à la liberté d’association, dont l’un des objectifs est la protection des opinions et de la liberté de les exprimer, surtout s’agissant des partis politiques (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, §§ 42-43, Parti socialiste et autres, précité, § 41, et Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, § 37).
76. Or, force est de constater que les requérants n’ont pas poursuivi jusqu’au bout la procédure requise pour obtenir l’enregistrement du parti politique dont la création a été décidée en septembre 2009 (paragraphe 27 ci-dessus). En droit bulgare, la conséquence de cette omission est que ce parti ne peut exister et exercer son activité (Tsonev c. Bulgarie, no 45963/99, § 63, 13 avril 2006). Dès lors, le résultat visé par les autorités – assurer la coexistence pacifique des différents groupes ethniques et religieux en Bulgarie – pouvait être atteint dans le cadre d’une telle procédure, en refusant de faire droit à une demande d’enregistrement de ce parti politique. À cet égard, il existe en outre une possibilité pour les autorités de dissoudre un parti qui aurait été déclaré contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie, no 59489/00, §§ 21 et 30, 20 octobre 2005). La Cour ne voit donc pas pourquoi, dans les circonstances de l’espèce, des poursuites pénales pour avoir tenté de créer un parti politique – qui ont abouti à une décision de déclarer les requérants coupables et de les sanctionner –, qui représentent une réponse particulièrement grave de la part des autorités, seraient nécessaires en plus de ces possibilités.
77. Au surplus, la Cour observe que selon les données dont elle dispose l’article 166 du code pénal de 1968 n’a pas été adopté dans le but d’empêcher une communauté religieuse d’utiliser les institutions démocratiques pour s’emparer du pouvoir au détriment des autres communautés. Cette disposition existait bien avant la Constitution de 1991, au temps du régime communiste en Bulgarie. Or, comme le montrent l’interprétation par la doctrine de la disposition pénale presque identique qui la précédait – l’article 305 du code pénal de 1951 –, ainsi que son libellé initial et le fait que toutes les personnes condamnées sur la base de cet article pendant le régime communiste ont été amnistiées juste après la chute de ce régime, l’objectif de cette disposition était plutôt d’éliminer toute possibilité de réapparition des partis politiques « capitalistes » qui avaient existé avant l’instauration du régime et qui existaient toujours dans les « pays capitalistes » (paragraphes 40-42 ci-dessus), et non de défendre la tolérance religieuse et ethnique en Bulgarie. De surcroît, l’article 166 du code pénal de 1968 ne vise que la création d’une organisation politique sur une base religieuse, alors que l’article 11, alinéa 4 de la Constitution de 1991 prohibe également les partis politiques créés sur une base ethnique ou raciale (paragraphes 28 et 39 ci-dessus).
78. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que les poursuites pénales contre requérants pour avoir tenté de créer un parti politique sur une base religieuse n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique, et ont donc emporté violation de l’article 11 de la Convention.
Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie du 26 avril 2016 requête 19920/13
Violation de l'article 11 : la confiscation d'une partie des actifs du principal parti d'opposition est contraire à la convention car la loi sur le financement des partis politiques est trop imprécise.
La Cour observe qu’imposer aux partis politiques de soumettre leurs finances à un contrôle officiel ne pose pas en soi de problème au regard de l’article 11. Pareille exigence sert les objectifs de la transparence et de l’obligation de rendre des comptes, ce qui permet d’assurer la confiance de l’opinion publique dans le processus politique. De plus, les États membres jouissent d’une marge de manoeuvre (« marge d’appréciation ») relativement ample concernant le contrôle des finances des partis politiques et le choix des sanctions en cas d’opérations irrégulières.
La Cour relève toutefois que les ordonnances de confiscation concernant les comptes de 2008 et de 2009 du parti requérant ont contraint celui-ci à restreindre un grand nombre de ses activités politiques, en particulier au niveau des sections locales. Les ordonnances de confiscation ont donc porté atteinte au droit à la liberté d’association du parti requérant.
Si d’un point de vue formel l’atteinte avait une base en droit interne (à savoir l’article 69 § 3 de la Constitution et les articles 70 à 76 de la loi sur les partis politiques), la Cour estime que les dispositions légales pertinentes en vigueur à l’époque des faits manquaient de précision quant à la portée de la notion de dépense illégale. Du reste, le Gouvernement n’a présenté aucune jurisprudence dans laquelle les modalités et la portée du contrôle de la Cour constitutionnelle, ainsi que son interprétation des exigences pertinentes de légalité, donneraient des raisons de prévoir un constat d’illégalité concernant les dépenses en question du parti requérant. La Cour observe en outre que les décisions de la Cour constitutionnelle visant le parti requérant comportent quelques incohérences quant aux critères à appliquer dans l’appréciation des exigences de légalité. Ainsi, l’explication du parti requérant selon laquelle des dîners organisés en 2008 par le responsable de sa section jeunesse s’inscrivaient dans le cadre de la campagne électorale a été acceptée pour deux des repas mais écartée pour les autres, sans justification.
Il en est résulté une interprétation et une application incohérentes et imprévisibles du droit, au détriment de la nécessité pour le parti requérant de pouvoir réguler ses dépenses de manière à éviter toute sanction potentielle. L’incertitude juridique a de plus été exacerbée par les retards auxquels le parti requérant a été confronté dans la procédure de contrôle, puisque la Cour constitutionnelle a mis trois ans pour finaliser le contrôle des comptes pour 2008 et deux ans pour les comptes de 2009.
Le parti requérant ne pouvait prévoir si, et dans l’affirmative à quel moment, les dépenses seraient sanctionnées d’un avertissement ou d’une ordonnance de confiscation. La Cour constitutionnelle a par exemple émis un avertissement au motif que le parti requérant n’avait pas justifié par des relevés bancaires les ordres de paiement relatifs aux salaires des employés, alors que la présentation d’ordres de paiement seuls pour certaines autres dépenses a donné lieu à des ordonnances de confiscation.
La Cour reconnaît que, du fait du large éventail d’activités mises en oeuvre par les partis politiques dans les sociétés contemporaines, il est difficile de définir des critères complets pour déterminer quelles sont les activités qui peuvent passer pour conformes aux objectifs du parti et ayant véritablement trait à son travail. Elle souligne néanmoins que, eu égard au rôle important que jouent les partis politiques dans les sociétés démocratiques, toute règle juridique susceptible de porter atteinte à leur liberté d’association, comme le contrôle de leurs dépenses, doit être formulée de façon à fournir une indication raisonnable de la manière dont cette disposition sera interprétée et appliquée.
Compte tenu de l’ambiguïté de la portée de la notion de dépense illégale au regard des dispositions légales pertinentes en vigueur à l’époque des faits, ainsi que des sanctions applicables pour dépenses illégales, la Cour conclut que le niveau élevé de prévisibilité requis en ce qui concerne les lois régissant le contrôle des finances des partis politiques n’a pas été atteint dans le cas du parti requérant. Dès lors, les ordonnances de confiscation n’étaient pas « prévues par la loi » ; d’où une violation de l’article 11.
Eu égard aux conclusions qui précèdent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs du parti requérant tirés de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.
DTP ET AUTRES c. TURQUIE du 12 janvier 2016 requêtes 3840/10, 3870/10, 3878/10, 15616/10, 21919/10, 39118/10 et 37272/10
Violation de l'article 11 pour dissolution d'un parti politique. Les Kurdes ont le droit de s'exprimer. Les considérer à priori comme des terroristes, justifierait qu'ils soient abattus. Certains dirigeants du parti DTP n'ont pas pris leurs distances avec les actions terroristes des kurdes. La dissolution du Parti Kurde est par conséquent une ingérence prévue par la loi qui poursuit bien un but légitime de lutte contre le terrorisme. Cette dissolution répondait à un besoin social impérieux mais n'était pas proportionnel. Tout le parti politique ne pouvait pas être dissous entièrement. Seule la poursuite de dirigeants ou sections aurait peut être été proportionnelle.
LE DTP Parti Kurde
6. Le DTP fut fondé le 9 novembre 2005. Il appartenait au mouvement des partis politiques de gauche pro-kurdes de Turquie. De nombreux partis issus de ce mouvement furent dissous par la Cour constitutionnelle ou décidèrent de s’autodissoudre à la suite de l’engagement d’une procédure de dissolution. Les principaux partis appartenant à ce mouvement sont les suivants :
– le HEP (Halkın Emek Partisi – Parti du travail du peuple), fondé le 7 juin 1990 et dissous par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993 (Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, CEDH 2002‑II) ;
– le DEP (Demokrasi Partisi – Parti de la démocratie), fondé le 7 mai 1993, dissous par la Cour constitutionnelle le 16 juin 1994 (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP) c. Turquie, no 25141/94, 10 décembre 2002) ;
– le ÖZDEP (Özgürlük ve Demokrasi Partisi – Parti de la liberté et de la démocratie), fondé le 19 octobre 1992 et dissous par la Cour constitutionnelle le 14 juillet 1993 (Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, CEDH 1999‑VIII) ;
– le HADEP (Halkın Demokrasi Partisi – Parti démocratique du peuple), fondé le 11 mai 1994 et dissous par la Cour constitutionnelle le 13 mars 2003 (HADEP et Demir c. Turquie, no 28003/03, 14 décembre 2010) ;
– le DEHAP (Demokratik Halk Partisi – Parti populaire démocratique), fondé le 24 octobre 1997 ; le 29 avril 2003, le procureur général engagea une action en dissolution contre ce parti ; lors de son congrès du 19 novembre 2005, le DEHAP a décidé de s’autodissoudre.
7. Le DTP était membre associé du Parti socialiste européen, et membre observateur de l’Internationale socialiste. Son programme et ses statuts définissaient ce parti comme suit : le DTP était un parti de masse à tendance de gauche, défendant des valeurs démocratiques telles que la liberté, l’égalité, la justice, la paix, le pluralisme, la participation, le multiculturalisme et l’humanisme. Dans son programme, le DTP proposait de remplacer un système politique autoritaire, centralisé et hiérarchique par un système politique démocratique, horizontal, local et pacifique. Il prônait les valeurs universelles, la non-discrimination, la lutte contre le racisme et l’égalité des sexes, et visait à instaurer une société démocratique et écologique. Il déclarait que la République de Turquie avait été fondée par les Turcs, les Kurdes et différents groupes ethniques, et que la fraternité puisait ses racines dans l’histoire commune de ces peuples.
1. Sur l’existence d’une ingérence
52. Les parties s’accordent à dire que la dissolution du DTP et les mesures qui accompagnaient cet acte s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association des requérants. Cela est également l’avis de la Cour.
2. Sur la justification de l’ingérence
53. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
a) « Prévue par la loi »
54. Les comparants s’accordent à considérer que l’ingérence était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant sur les articles 68 et 69 de la Constitution et les articles 101 et 103 de la loi no 2820. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur ce point.
b) But légitime
55. Les requérants soutiennent que leur parti politique n’a jamais constitué une menace ni pour la société turque et la démocratie, ni pour l’unité et l’intégralité territoriale de l’État. À leurs yeux, la dissolution du DTP était dès lors dépourvue de tout but légitime.
56. Le Gouvernement avance que les politiques suivies par le DTP représentaient une menace sérieuse et que la dissolution était un moyen d’empêcher le DTP de compromettre le système démocratique et les libertés fondamentales des citoyens en soutenant la violence et les activités du PKK. Il maintient que les requérants constituaient une menace pour la sûreté et l’unité du pays, la paix sociale et l’intégrité nationale. Par conséquent, selon le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait deux buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
57. La Cour estime que les mesures litigieuses poursuivaient plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11 de la Convention, notamment la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui (voir, mutatis mutandis, Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, § 44, CEDH 2007‑II, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 67, CEDH 2003‑II).
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
70. Pour les principes généraux, la Cour renvoie à ses arrêts Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (no 28793/02, §§ 62-70, CEDH 2006‑II), et Parti républicain de Russie c. Russie (no 12976/07, §§ 75-78, 12 avril 2011).
71. La Cour doit maintenant déterminer si, à la lumière des principes et considérations qui figurent dans ses arrêts cités ci-dessus, la dissolution du DTP peut être considérée comme ayant été nécessaire dans une société démocratique, c’est-à-dire si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, le cas échéant, si elle était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ».
α) Besoin social impérieux
72. La Cour observe que, pour prononcer la dissolution litigieuse, la Cour constitutionnelle a tout d’abord noté que le DTP avait les mêmes buts politiques qu’une organisation terroriste – le PKK – et qu’il proclamait que le peuple kurde constituait une nation différente du peuple turc et que la République de Turquie opprimait le peuple kurde. En effet, selon la Cour constitutionnelle, il ressortait de la ligne politique du DTP que ce parti visait à obtenir que l’organisation terroriste et son chef Abdullah Öcalan fussent considérés comme des interlocuteurs dans le cadre du processus de résolution du « problème kurde » et que la politique définie par ce dernier fût suivie.
De plus, la Cour constitutionnelle a procédé à une analyse des discours des dirigeants du DTP et d’autres activités du parti et de ses membres pour conclure que le DTP était devenu un instrument de la stratégie terroriste du PKK, qu’il avait un lien avec le PKK et qu’il était solidaire de celui-ci. Pour étayer sa thèse, la Cour constitutionnelle ne s’est pas appuyée uniquement sur les activités du DTP ; elle a également considéré que le fait que ce parti n’avait pas pris ouvertement ses distances avec les activités du PKK pouvait être vu comme la preuve de son soutien au terrorisme (paragraphes 23-35 ci-dessus).
73. Dans son analyse, la Cour examinera tout d’abord la compatibilité des idées prônées par le DTP avec les principes de la démocratie afin de répondre à la question de savoir si les projets politiques du DTP étaient ou non en contradiction avec la conception de la « société démocratique » (comparer avec Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, §§ 127 et 132). Ensuite, elle examinera les activités reprochées au DTP énumérées dans l’arrêt de dissolution, en particulier les discours de ses deux coprésidents, ainsi que les autres prises de position de ce parti afin de déterminer si les constats opérés par la Cour constitutionnelle peuvent passer pour être fondés sur une appréciation des faits pertinents au regard des exigences de l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Yazar et autres (HEP), précité, § 55 ; voir aussi, Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 96, 20 octobre 2015).
Compatibilité des idées prônées par le DTP avec les principes de la démocratie
74. La Cour rappelle sa jurisprudence établie selon laquelle la démocratie se nourrit de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne peut se voir inquiéter pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un État et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie [GC], 30 janvier 1998, § 57, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).
75. La Cour observe à cet égard qu’avant sa dissolution le DTP était la principale formation politique en Turquie légalement créée qui prônait une solution pacifique au problème kurde. Dans cette optique, il convient de distinguer la présente affaire de l’affaire Herri Batasuna et Batasuna (précitée, § 63), dans la mesure où, en Espagne, plusieurs partis politiques dits « séparatistes » coexistent de manière pacifique dans plusieurs communautés autonomes espagnoles. En l’espèce, après les élections locales organisées le 29 mars 2009, le DTP s’est imposé comme la quatrième force politique du pays et a ainsi renforcé son statut de premier parti dans le Sud-Est de la Turquie (paragraphe 8 ci-dessus). Il était issu du mouvement politique de gauche pro-kurde et les formations politiques qui l’ont précédé ont été dissoutes par la Cour constitutionnelle en raison d’activités contraires à la Constitution. Pour autant qu’elles ont été portées devant la Cour, ces dissolutions ont abouti à un constat de violation de l’article 11 de la Convention (Yazar et autres, précité, CEDH 2002‑II, Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP), précité, 10 décembre 2002, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, CEDH 1999‑VIII, et HADEP et Demir, précité, 14 décembre 2010).
76. Pour ce qui est de la question de savoir si le DTP poursuivait des buts contraires aux principes de la démocratie, la Cour observe que les parties s’accordent à dire que le DTP n’a proposé ni dans ses statuts ni dans son programme de modifier l’ordre constitutionnel de la Turquie dans un sens qui serait contraire aux principes fondamentaux de la démocratie. La Cour constitutionnelle turque a notamment reproché au DTP de mener « des activités qui sont de nature à porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation » et de procéder à « une distinction entre les nations turque et kurde » et d’éperonner ainsi la cause du PKK prônant des actes de terrorisme. En outre, selon la Cour constitutionnelle, lors des activités organisées au nom du DTP, de nombreux présidents des antennes départementales et de district du parti ou des membres du parti ont déclaré que le peuple kurde constituait une nation différente du peuple turc et que la République de Turquie opprimait le peuple kurde.
77. À cet égard, la Cour constate que le procureur de la République n’a pas soutenu que le programme du DTP était incompatible avec l’article 68 § 4 de la Constitution et que la Cour constitutionnelle n’a pas examiné cette question de sa propre initiative. En tout état de cause, elle note que le programme du DTP condamnait la violence et proposait des solutions politiques qui étaient démocratiques et compatibles avec l’État de droit et le respect des droits de l’homme. De même, elle observe qu’il ressort des déclarations de Mme Tuğluk et Mme Ayna (respectivement la nouvelle et l’ancienne coprésidente du DTP) que ces deux dirigeantes du DTP ont prôné une solution pacifique au problème kurde, en déclarant notamment : « Nous défendons d’ailleurs la position selon laquelle la violence ne constitue pas une solution. Les armes doivent se taire et le PKK doit déposer les armes (...) En ce premier quart du XXIe siècle, la voie de la lutte armée n’a plus cours ! » (Mme Tuğluk) et « Nous ne préconisons absolument pas le recours aux armes (...) » (Mme Ayna). Il est regrettable que, dans sa décision, la Cour constitutionnelle n’ait accordé aucun poids aux fins pacifiques énoncées par le DTP dans son programme (Hadep et Demir, précité, § 67) et dans les allocutions de ses dirigeants.
78. Pour la Cour, le fait que le projet politique défendu par le DTP ait passé pour incompatible avec les principes et structures actuels de l’État turc ne le rend pas contraire aux règles démocratiques. Il est de l’essence de la démocratie de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un État, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, § 47, Recueil 1998‑III). Par conséquent, la Cour admet que les principes énoncés par les instances du DTP, tels que la solution politique au problème kurde et la reconnaissance de l’identité kurde, ne sont pas, en soi, contraires aux principes fondamentaux de la démocratie. Même si des propositions s’inspirant de ces principes risquent de heurter les lignes directrices de la politique gouvernementale ou les convictions majoritaires dans l’opinion publique, le bon fonctionnement de la démocratie exige que les formations politiques puissent les introduire dans le débat public afin de contribuer à la solution des questions générales qui concernent l’ensemble des acteurs de la vie politique (Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP), précité, § 53).
79. Par ailleurs, la Cour observe que, même si l’on accepte, comme l’a conclu la Cour constitutionnelle, qu’il existe un parallélisme entre les principes défendus par le DTP et ceux du PKK, un tel constat ne saurait suffire à conclure que le parti requérant approuve le recours à la force pour réaliser son dessein. Pour la Cour, si l’on considère que la seule défense des principes susmentionnés se résume, de la part d’une formation politique légale, en un soutien aux actes de terrorisme, on diminuerait la possibilité de traiter les questions y relatives dans le cadre d’un débat démocratique, et on permettrait ainsi aux mouvements armés de monopoliser la défense de ces principes, ce qui serait fortement en contradiction avec l’esprit de l’article 11 de la Convention et avec les principes démocratiques sur lesquels il se fonde (Yazar et autres, précité, § 57).
80. À ce sujet, la Cour note que, dans son avis sur les dispositions constitutionnelles et législatives relatives à l’interdiction des partis politiques en Turquie, la Commission de Venise a notamment relevé que « [l]es dissolutions ordonnées sur la base de violations alléguées des dispositions relatives à la protection de l’intégrité indivisible territoriale et nationale de l’État ont concerné pour l’essentiel des partis politiques représentant les intérêts de la population kurde » (paragraphe 47 ci‑dessus).
81. À la lumière de l’avis de la Commission de Venise, la Cour se doit notamment d’accorder un poids considérable au fait que le DTP excluait ouvertement le recours à la force afin de réaliser son dessein. En effet, il ressort des déclarations des deux coprésidents que le DTP entendait jouer un rôle politique pour mettre un terme à la violence. La Cour considère également qu’il n’est pas démontré dans l’arrêt de dissolution du 11 décembre 2009 que le DTP, par le biais de ses projets politiques, envisageait de compromettre le régime démocratique en Turquie. Il n’est pas non plus soutenu devant la Cour que le DTP avait des chances réelles d’instaurer un système gouvernemental qui ne serait pas approuvé par tous les acteurs de la scène politique (voir, mutatis mutandis, Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 57).
82. Eu égard à ce qui précède ainsi qu’au programme et aux buts déclarés du DTP, la Cour ne décèle aucun projet politique incompatible avec la conception de la société démocratique au sens de la Convention.
Examen des activités du DTP
83. Certes, la Cour ne saurait exclure que le programme d’un parti politique cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement (Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 58). En l’espèce, pour déterminer si le contenu de son programme était en adéquation avec les actes et prises de position du DTP, elle se fondera sur les éléments de preuve produits devant la Cour constitutionnelle.
84. La Cour note que, dans son arrêt de dissolution, la Cour constitutionnelle a énuméré les discours de deux coprésidents du DTP, ainsi qu’une série d’activités menées par les dirigeants centraux ou locaux du DTP et par ses membres pour conclure que, « prenant appui sur l’organisation terroriste et prônant des discours et activités incompatibles avec les principes démocratiques, le DTP abuse des moyens d’une démocratie pluraliste qui se caractérise par la tolérance, vise à instaurer une structure fondée sur l’origine ethnique, et se sert ainsi du terrorisme pour parvenir à ses fins politiques » (paragraphe 35 ci-dessus).
85. S’agissant des déclarations des deux coprésidents du parti, la Cour considère qu’elles pouvaient incontestablement être imputées au DTP. En effet, le rôle du président, lequel est souvent la figure emblématique du parti, diffère sur ce point de celui d’un simple membre. Les propos tenus sur des sujets politiquement sensibles ou les prises de position du président d’un parti sont perçus par les institutions politiques et par l’opinion publique comme des actes reflétant la position de son parti, et non comme ses opinions personnelles, à moins qu’il ne déclare le contraire (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 113).
86. La Cour va donc examiner tout d’abord les discours de deux coprésidents du DTP. Ensuite, elle va se pencher sur les autres prises de position de ce parti afin de déterminer si lesdits discours ou prises de positions pourraient justifier la mesure litigieuse au regard des exigences de l’article 11 de la Convention.
Discours de M. Türk et Mme Tuğluk, coprésidents du DTP
87. S’agissant des activités reprochées à M. Türk, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a considéré que l’évocation élogieuse par M. Türk, dans son communiqué de presse, du rôle joué par Abdullah Öcalan dans la résolution de certains problèmes, le fait qu’il a qualifié d’isolement la situation du chef du PKK et la diffusion de ces idées démontraient qu’un lien politique et idéologique existait entre, d’une part, le DTP et, d’autre part, l’organisation terroriste et son chef.
88. Pour ce qui est de la déclaration prononcée par M. Türk le 18 janvier 2006 à Diyarbakır, la Cour ne partage pas l’analyse de la Cour constitutionnelle. Il ressort du passage de la déclaration litigieuse citée dans l’arrêt en question (paragraphe 29 ci-dessus) que M. Türk exprimait sa satisfaction au sujet du rôle joué par M. Öcalan dans l’évacuation des groupes armés en dehors du pays et dans la candidature de la Turquie à l’entrée dans l’Union européenne. Il s’agit de deux sujets d’actualité qui sont dénués de tout lien avec la violence. Au contraire, l’auteur se disait favorable à une solution pacifique et démocratique relativement à des problèmes importants pour la Turquie. S’agissant des propos sur les conditions de détention de M. Öcalan, il convient d’observer que M. Türk se bornait à attirer l’attention du public sur ce sujet (voir, dans le même sens, Belek et Özkurt c. Turquie (no 4), no 4323/09, § 19, 17 juin 2014), sans manifester un quelconque soutien aux actions du PKK ou une quelconque approbation à cet égard.
89. Quant aux déclarations que M. Türk a faites dans le cadre du reportage télévisé au cours de la cérémonie de prestation de serment à l’Assemblée nationale turque (paragraphe 29 ci-dessous), la Cour constitutionnelle a considéré que l’absence de condamnation de sa part des actes du PKK montrait le lien existant entre le DTP qu’il représentait et le PKK. Or, critiquant l’argument selon lequel il devait condamner au préalable le terrorisme, M. Türk s’était expliqué sur les raisons pour lesquelles il avait opté pour cette position, déclarant notamment que, s’il avait publiquement condamné le terrorisme, il aurait perdu toute influence sur son électorat. Pour la Cour, de telles prises de position, lues dans leur contexte, ne sauraient être assimilées à un soutien indirect au terrorisme, dans la mesure où l’auteur du discours mettait notamment l’accent sur le rôle qu’il entendait jouer pour mettre un terme à la violence. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’un discours susceptible d’être interprété comme un quelconque soutien direct ou indirect aux actes imputables à Abdullah Öcalan ou au PKK ou comme une quelconque approbation à leur égard.
90. Ces considérations valent également pour les discours de Mme Aysel Tuğluk, qui a pris la parole lors des événements publics en sa qualité de personnalité politique (paragraphe 33 ci-dessous). Dans son discours du 16 mai 2006, elle critiquait les propos du Premier ministre, exprimait les revendications politiques de son électorat et déclarait que « le peuple kurde a[vait] montré qu’il a[vait] fait le choix de la lutte démocratique ».
Pour ce qui est du discours tenu par Mme Aysel Tuğluk le 11 décembre 2006, la Cour observe que celui-ci consistait pour l’essentiel en une critique vigoureuse de la manière dont les forces de sécurité luttaient contre les actes de terrorisme dans le Sud-Est de la Turquie. Dans ce contexte, la requérante a affirmé que « [l]e problème kurde exist[ait] depuis la création de la République (...). Dans un déséquilibre incroyable de pouvoir, le peuple kurde a dû résister pour [sauvegarder] son identité, sa culture, son honneur (...) La guerre qui a duré des années a entraîné de lourdes pertes tant pour le peuple kurde que pour le peuple turc (...) ». S’agissant de la question du séparatisme, elle a mis le public en garde, en déclarant : « Si vous ignorez les Kurdes, si vous les laissez sans possibilité de choisir, c’est alors que vous aurez à faire face à un embarrassant problème de séparatisme. »
La Cour ne voit rien dans ces propos qui lui donnerait à penser que l’oratrice soutenait ou approuvait les actions du PKK. Par le passé, elle a d’ailleurs considéré, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, que de tels propos bénéficiaient de la protection du droit à la liberté d’expression (Refik Karakoç c. Turquie, no 53919/00, § 24, 10 janvier 2006, Korkmaz c. Turquie (no 1), no 40987/98, § 28, 20 décembre 2005, et Osman Özçelik et autres c. Turquie, no 55391/00, § 54, 20 octobre 2005). Le fait d’évoquer les membres de l’organisation terroriste se trouvant dans les montagnes en les désignant comme des « frères » ne signifie pas nécessairement que l’oratrice s’identifiait aux membres du PKK au point d’en approuver les actes. Aux yeux de la Cour, dans son discours pris dans son ensemble, Mme Aysel Tuğluk préconisait pour l’essentiel des solutions « démocratiques » et « pacifiques ».
91. Certes, pris à la lettre, d’autres propos de Mme Aysel Tuğluk, tels que « (...) nous le redisons une nouvelle fois, Sayın Öcalan n’est pas une personne ordinaire (...). Les idées qu’il défend au sujet du problème kurde sont partagées par un large public (...) », peuvent être interprétées comme un soutien aux idées défendues par M. Öcalan. Cependant, ces propos, lus dans leur contexte, ne peuvent être vus comme une approbation des moyens violents employés par le PKK pour réaliser ses buts (voir, mutatis mutandis, Yalçınkaya et autres c. Turquie, nos 25764/09, 25773/09, 25786/09, 25793/09, 25804/09, 25811/09, 25815/09, 25928/09, 25936/09, 25944/09, 26233/09, 26242/09, 26245/09, 26249/09, 26252/09, 26254/09, 26719/09, 26726/09 et 27222/09, § 35, 1er octobre 2013). À cet égard, la Cour relève notamment que la teneur de ces propos se distingue également de celle des slogans mis en cause dans l’affaire Taşdemir c. Turquie ((déc.), no 38841/07, 23 février 2010). Dans cette affaire, la Cour a estimé que le slogan lancé par le requérant (Biji Serok Apo, HPG cepheye misillemeye – « Vive Apo ! Aux armes, HPG [la branche armée du PKK], en représailles ») a clairement constitué une apologie du terrorisme.
92. Enfin, la Cour observe que M. Türk et Mme Tuğluk étaient non seulement coprésidents du DTP, mais également élus du peuple et parlementaires de l’opposition, et qu’ils représentaient ainsi leurs électeurs, signalaient leurs préoccupations et défendaient leurs intérêts (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236). Il ne fait pas de doute que les propos en cause relevaient du discours politique, aussi bien par leur teneur que par les termes utilisés (comparer avec İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, §§ 58-59, 10 octobre 2000). Comme la Cour l’a maintes fois souligné, le discours politique relève du cœur même de la liberté protégée par l’article 10 de la Convention. Dès lors que la Cour applique une marge d’appréciation stricte pour un discours « d’intérêt général », l’interprétation doit être encore plus stricte pour un discours politique émanant d’un parti politique (voir, mutatis mutandis, TV Vest AS et Rogaland Pensjonistparti c. Norvège, no 21132/05, § 36, CEDH 2008). En outre, dans le cadre de leur rôle d’acteur de la vie politique turque, M. Türk et Mme Tuğluk n’incitaient ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée ni au soulèvement, ce qui, aux yeux de la Cour, est un élément essentiel à prendre en considération.
Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que ces deux requérants, en tenant les discours litigieux, poursuivaient un autre but que celui de remplir leur devoir de signaler les préoccupations de leurs électeurs.
Autres prises de position du DTP
93. La Cour rappelle que, selon les critères qui se dégagent de son arrêt Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres (précité, § 115), l’ensemble des actes et prises de position d’autres membres d’un parti occupant des sièges de députés à l’Assemblée nationale ou des postes de dirigeants locaux, pour autant qu’ils forment un tout révélateur du but et des intentions du parti et qu’ils s’accumulent pour donner une image du modèle de société proposé par celui-ci, peuvent également être imputés à ce parti. À moins qu’un parti ne prenne explicitement ses distances par rapport à de tels actes et discours, ceux-ci lui sont imputables (Association des citoyens Radko et Paunkovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74651/01, § 76, CEDH 2009).
94. Selon la Cour constitutionnelle, des activités telles que les manifestations légales ou illégales de protestation contre une aggravation de l’état de santé du chef du PKK, organisées conformément aux demandes et ordres donnés par l’organisation terroriste, l’utilisation de notions telles que « liberté », « fraternité » et « paix » pour éveiller la conscience nationale de personnes aux origines ethniques diverses et vivant dans une région déterminée du territoire national, la qualification des actes de terrorisme du PKK de « guerre », « lutte honorable », « résistance justifiée », le fait de prendre parti pour le PKK dans cette guerre, la fourniture aux membres de cette organisation d’armes, de matériel, de soins médicaux et d’informations, l’existence de nombreux documents, affiches, matériels de propagande, pancartes, photos représentant des membres du PKK et d’autres activités similaires, ainsi que de nombreuses décisions judiciaires démontrent que le DTP a un lien avec le PKK et qu’il est solidaire de celui-ci.
95. S’agissant tout d’abord des activités menées par le parti requérant pour protester contre les conditions de détention de M. Öcalan ou pour attirer l’attention de l’opinion publique nationale et internationale sur l’état de santé de ce dernier, la Cour ne doute pas que de telles prises de position relevaient de la protection accordée à la liberté d’expression et à la manifestation pacifique (voir, par exemple, Bayar c. Turquie (no 5), no 55197/07, § 33, 25 mars 2014, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 83, 18 juin 2013).
96. Quant au fait que des slogans de soutien à Abdullah Öcalan ont été scandés et que des drapeaux, pancartes ou emblèmes en lien avec le PKK ont été brandis lors des meetings au cours desquels les deux coprésidents du DTP avaient pris la parole, la Cour observe qu’il n’est pas allégué ou établi que les dirigeants du DTP étaient à l’origine de ces actes ou qu’ils avaient incité la foule à agir de la sorte. Elle rappelle en outre s’être déjà prononcée sur des slogans similaires et avoir estimé que ces derniers n’étaient pas de nature à avoir un impact sur la sécurité nationale ou l’ordre public (Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, §§ 29-30, 29 novembre 2011, et Bülent Kaya c. Turquie, no 52056/08, § 42, 22 octobre 2013).
97. Par ailleurs, ayant examiné les propos des deux coprésidents du DTP, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse de l’ensemble des discours ou activités reprochés aux membres ou aux dirigeants locaux du DTP. Elle n’exclut pas que certains de ces discours ou de ces activités puissent être considérés comme une approbation du recours à la force en tant que moyen politique. En outre, elle ne doute pas que certaines des activités de membres du DTP sont susceptibles de constituer une infraction au plan pénal (voir notamment les paragraphes 23-26, 30-31 et 33 ci-dessus). La Cour tient également à rappeler que les déclarations pouvant être qualifiées de discours de haine, d’apologie de la violence ou d’incitation à la violence ne sauraient passer pour compatibles avec l’esprit de la tolérance et qu’elles vont à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la Convention (voir, notamment, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 61‑65, CEDH 1999‑IV, Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003‑XI, et Medya FM Reha Radyo ve İletişim Hizmetleri A.Ş c. Turquie (déc.), no 32842/02, 14 novembre 2006).
98. À cet égard, la Cour réaffirme qu’elle a conscience des préoccupations qu’éprouvent les autorités au sujet de déclarations ou d’actes susceptibles d’aggraver la situation régnant en matière de sécurité dans le Sud-Est de la Turquie où, depuis 1985 environ, de graves troubles font rage entre les forces de sécurité et les membres du PKK et sont la cause de nombreuses pertes humaines (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
99. S’agissant de l’argument selon lequel le parti requérant n’avait pas pris ouvertement ses distances avec les activités du PKK, la Cour rappelle avoir déjà dit que le refus de condamner la violence dans un contexte de terrorisme pouvait s’analyser en un soutien tacite au terrorisme. À cet égard, elle a déjà souligné que le simple fait qu’une mesure de dissolution était aussi fondée sur l’absence de condamnation n’est pas contraire à la Convention, le comportement des hommes politiques englobant d’ordinaire non seulement leurs actions ou discours, mais également, dans certaines circonstances, leurs omissions ou silences, qui peuvent équivaloir à des prises de position et être aussi parlants que toute action de soutien déclaré (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 88 ; voir aussi, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie ([GC], no 58278/00, § 123, CEDH 2006‑IV).
100. La Cour estime sur ce point que la prise d’une mesure à l’encontre du DTP au motif que ce parti n’ait pas ouvertement pris ses distances avec les actes ou discours de ses membres ou de ses dirigeants locaux susceptibles d’être interprétées comme un soutien indirect au terrorisme, pouvait raisonnablement répondre à un « besoin social impérieux » (voir, dans le même sens, Dicle pour le Parti de la démocratie (DEP), précité, § 63). Il convient dès lors d’examiner s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre la dissolution du DTP et les buts légitimes poursuivis.
β) Proportionnalité de la mesure litigieuse
101. La Cour rappelle d’abord que seules des violations très graves, par exemple celles qui menacent le pluralisme politique ou les principes fondamentaux de la démocratie, peuvent justifier l’interdiction des activités d’un parti politique (Parti populaire démocrate-chrétien, précité, § 76 et Parti républicain de Russie, précité, § 102). Elle rappelle avoir dit que des mesures radicales de nature préventive visant à supprimer la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que peuvent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités, et aussi illégitimes les exigences en question puissent-elles être – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Association des citoyens Radko et Paunkovski, précité, § 76). La Cour note également que, dans son document intitulé « Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues », la Commission de Venise a notamment considéré que « l’interdiction ou la dissolution de partis politiques, comme mesure particulière à portée considérable, doivent être utilisées avec la plus grande retenue » (paragraphe 46 ci-dessus). De même, selon la Commission de Venise, « [u]n parti politique, en tant que tel, ne peut pas être tenu [pour] responsable de la conduite de ses membres qui n’aurait pas été autorisée par le parti à l’intérieur du cadre politique/public et des activités du parti ».
102. La Cour rappelle à cet égard que l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, un groupe ne peut se voir inquiété pour le seul fait de vouloir débattre publiquement de certaines questions et trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, §§ 88 et 97, CEDH 2001‑IX, et Parti communiste unifié de Turquie et autres, précité, § 57). Dans cet exercice de mise en balance d’intérêts concurrents, les autorités nationales doivent suffisamment tenir compte des exigences d’un pluralisme politique, sans lequel il ne saurait y avoir de société démocratique.
103. De même, comme la Cour l’a dit ci-dessus (paragraphe 78), le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression des opinions incompatibles avec les principes et structures actuels d’un État, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension (Sürek (no 4), précité, § 58, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010). À cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties.
104. En l’espèce, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a ordonné la plus lourde des mesures prévues dans la Constitution, à savoir la dissolution du parti requérant, au lieu d’imposer une mesure plus légère consistant à priver partiellement ou intégralement ce parti politique de l’aide financière de l’État. À cet égard, elle relève que, sur ce point également, la présente affaire se distingue de l’affaire Herri Batasuna et Batasuna précitée où la dissolution judiciaire d’un parti politique était le seul type de sanction prévue en droit espagnol. De même, outre la dissolution du DTP, laquelle a entraîné ipso facto la liquidation et le transfert au Trésor public des biens du parti conformément à l’article 107 § 1 de la loi no 2820, la Cour constitutionnelle a décidé, à titre de sanction accessoire, de déchoir M. Türk et Mme Tuğluk, coprésidents du DTP, de leur qualité de député, en application de l’article 84 de la Constitution. En vertu de l’article 69 § 9 de la Constitution, elle a interdit également à trente-sept membres du DTP, dont les requérants, d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou trésoriers d’un autre parti politique pour une période de cinq ans. Aux yeux de la Cour, pareilles sanctions étaient assurément très sévères.
105. La Cour observe que, pour justifier la mesure de dissolution, la Cour constitutionnelle s’est notamment appuyée sur certaines prises de position des dirigeants du DTP – en particulier les discours de deux coprésidents du DTP –, en les dissociant toutefois de leur contexte historico-politique (comparer avec Ždanoka, précité, § 131, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 105) sans attacher aucune importance à l’argument des dirigeants du parti requérant selon lequel le DTP souhaitait jouer un rôle de médiation dans le processus visant à mettre un terme à la violence en Turquie. En outre, pour la Cour, il convenait également de répondre à la question de savoir si les actes et les discours imputables au parti politique constituaient un tout qui donnait une image nette du modèle de société conçu et prôné par le parti, et qui serait en contradiction avec la conception d’une « société démocratique » (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres, précité, § 104).
106. En effet, la Cour constitutionnelle a estimé que, à partir de certains actes ou activités des dirigeants du DTP, l’on pouvait conclure que ce parti partageait l’idéologie et les buts d’une organisation armée. Or, comme il a été examiné ci-dessus (paragraphes 75-82), la Cour n’a vu aucun projet politique incompatible avec la conception de la société démocratique au sens de la Convention. De même, dans leurs discours, les deux coprésidents du DTP, parallèlement à des critiques virulentes contre les politiques gouvernementales à l’égard des citoyens d’origine kurde et à des arguments en faveur de la reconnaissance de l’identité kurde, préconisaient pour l’essentiel des solutions « démocratiques » et « pacifiques » au problème kurde (paragraphes 87-92 ci-dessus).
107. La Cour observe en outre que, comme énoncé précédemment (paragraphe 77 ci-dessus), il ressort notamment des déclarations de Mme Tuğluk et de Mme Ayna (respectivement la nouvelle et l’ancienne coprésidente du parti) que ces deux dirigeantes du DTP ont exclu ouvertement tout recours à la violence pour réaliser leurs objectifs (paragraphe 15 ci-dessus). Par ailleurs, même si l’on peut reprocher au parti requérant de ne pas avoir ouvertement pris ses distances avec les actes ou discours de ses membres ou de ses dirigeants locaux susceptibles d’être interprétés comme un soutien indirect au terrorisme (paragraphe 100 ci-dessus), il n’est pas allégué que les dirigeants centraux de ce parti se soient abstenus de condamner un acte violent en particulier, perpétré par le PKK à un moment donné. Il n’est pas allégué non plus que les prises de position du DTP étaient susceptibles de provoquer des conflits sociaux entre les partisans du parti requérant et les autres formations politiques (comparer avec Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 86).
108. Certes, il ressort également des déclarations de M. Türk et Mme Tuğluk qu’ils se refusaient à qualifier le PKK de « terroriste ». Néanmoins, placée dans son contexte, une telle prise de position ne signifie pas nécessairement un soutien explicite à la violence (comparer avec Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, §§ 57-58, Recueil 1997‑VII). À cet égard, la Cour prend notamment acte de l’argument des dirigeants du parti requérant qui ont mis l’accent sur le rôle de médiation que leur parti entendait jouer en vue d’une résolution pacifique du problème kurde (paragraphe 81 ci-dessus).
109. Dans ces conditions, pour autant que la mesure en question se fondait sur la ligne politique du DTP, les motifs avancés par la Cour constitutionnelle pour ordonner la dissolution de ce parti, l’un des principaux acteurs politiques ayant plaidé en faveur d’une résolution pacifique du problème kurde, ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence en question. En outre, la Cour n’est pas convaincue que les deux coprésidents du DTP, en tenant les discours litigieux, poursuivaient un autre but que celui de remplir leur devoir de signaler les préoccupations de leurs électeurs (paragraphe 92 ci-dessus). De même, elle ne saurait souscrire à l’argumentation de la Cour constitutionnelle selon laquelle « [c]ompte tenu de la gravité et de l’intensité des activités en question et de leurs effets néfastes pour la société, il n’est plus possible de soutenir que ce parti, par son existence, contribue à la vie démocratique ». Elle estime en effet que le seul fait que ce parti n’ait pas ouvertement pris ses distances avec les actes ou discours de ses membres ou de ses dirigeants locaux susceptibles d’être interprétés comme un soutien indirect au terrorisme (paragraphe 100 ci-dessus) avait un impact potentiel relativement limité sur l’« ordre » public ou « la protection des droits et libertés d’autrui ». Dans ces circonstances, elle est d’avis que ce manquement ne pouvait constituer à lui seul une raison justifiant une sanction aussi lourde que la dissolution de tout un parti politique. La Cour estime ainsi que la dissolution du DTP ne saurait passer pour proportionnée aux buts poursuivis.
γ) Conclusion
110. La Cour conclut que les motifs avancés par l’État défendeur, bien que pertinents, ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence en cause. En dépit de la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, elle estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre la dissolution du DTP et les buts légitimes poursuivis.
111. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention dans le chef de tous les requérants.
Parti Républicain de Russie C. Russie du 12 Avril 2011 requête n°12976/07
La dissolution d’un parti russe d’opposition régionale par peur de séparatisme n’était pas justifiée
Principaux faits
Le requérant est le Parti républicain de Russie, créé en novembre 1990 par la fusion de l’aile démocratique du Parti communiste soviétique puis sa séparation d’avec ce parti. En août 2002, il fut enregistré en tant que parti par le ministère de la Justice de la Fédération de Russie. Dans ses statuts figuraient comme objectifs le développement de la société civile en Russie et la défense de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays et de la coexistence pacifique de sa population multiethnique.
En décembre 2005 se tint un congrès général extraordinaire du Parti au cours duquel furent élus ses organes de direction, dont les présidents devinrent d’office les représentants du Parti, et qui décida de changer l’adresse du Parti et de créer plusieurs antennes régionales. Le Parti demanda par la suite au ministère de la Justice de modifier les informations correspondantes dans le registre national des personnes morales, ce que le ministère refusa de faire à deux reprises, en janvier et début avril 2006, arguant que le Parti n’avait pas prouvé que le congrès général s’était tenu en conformité avec la loi et ses statuts. Le ministère considéra notamment que les documents soumis par le Parti présentaient un certain nombre d’omissions qui interdisaient d’établir si les congrès régionaux désignant les candidats au congrès général avaient réuni le quorum voulu et si donc le congrès général avait un caractère légitime.
Le parti requérant contesta ces refus devant un tribunal, faisant notamment valoir que le ministère de la Justice n’était pas habilité à vérifier si les congrès du Parti étaient légitimes puisque la législation interne n’exigeait pareille vérification qu’avant l’enregistrement d’un nouveau parti ou à l’occasion de l’amendement des statuts et que, en tout état de cause, le congrès général avait été convoqué conformément au droit interne et aux statuts du Parti. Il soutint que le refus de modifier le registre emportait violation de sa liberté d’association et l’entravait dans ses activités. La décision du ministère de ne pas enregistrer les amendements fut confirmée par le tribunal de district et, en décembre 2006, par le tribunal de Moscou. Celui-ci, s’appuyant sur une disposition de la loi sur les organisations à but non lucratif entrée en vigueur le 16 avril 2006, déclara qu’un parti politique demandant à modifier les informations contenues dans le registre devait produire les mêmes documents que ceux exigés pour l’enregistrement d’un parti.
Dans le cadre d’une procédure distincte, le ministère de la Justice procéda à un contrôle des activités du parti requérant et demanda à la Cour suprême de la Fédération de Russie de dissoudre le Parti au motif qu’il comptait moins de 50 000 membres et moins de 45 antennes régionales ayant plus de 500 membres, au mépris de la loi sur les partis politiques. La Cour suprême ordonna la dissolution du Parti en mars 2007, jugeant que, un certain nombre d’antennes régionales du Parti ayant été dissoutes par des décisions de justice, leurs membres ne pouvaient être pris en compte, et que huit branches régionales avaient moins de 500 membres. Le parti requérant forma un recours, alléguant que la haute juridiction avait refusé d’accueillir des éléments de preuve qu’il avait soumis, à savoir des documents confirmant le nombre d’adhérents du Parti, et que le contrôle mené par le ministère avait été arbitraire puisque la législation interne ne prévoyait aucune procédure à ce sujet. Le 31 mai 2007, le collège d’appel de la Cour suprême confirma la décision de première instance.
Article 11 (refus de modifier le registre national)
La Cour admet l’argument du parti requérant selon lequel le refus du ministère de la Justice d’enregistrer ses représentants d’office a nui à ses activités, ce qui a entraîné une ingérence dans ses droits garantis par l’article 11.
Quant à la question de savoir si cette ingérence était « prévue par la loi », la Cour observe que le droit interne n’indique pas précisément la procédure à suivre pour l’enregistrement d’amendements au registre national des personnes morales. Les dispositions pertinentes ne mentionnent pas les documents qu’un parti politique doit soumettre pour faire enregistrer de tels amendements. La Cour est également frappée par le fait que, pour justifier l’obligation de soumettre les mêmes documents que pour l’enregistrement d’un nouveau parti politique et les pouvoirs de l’autorité de refuser l’enregistrement si ces documents sont incomplets ou incorrects, les tribunaux internes se sont appuyés sur une disposition de la loi sur les organisations à but non lucratif, laquelle n’est entrée en vigueur que postérieurement au refus du ministère d’amender le registre. Etant donné qu’aucun autre document ou disposition juridique définissant la procédure à suivre pour amender le registre n’a été citée au cours de la procédure interne, la Cour considère que les mesures prises par l’autorité d’enregistrement n’étaient en l’espèce pas fondées sur une base légale suffisamment claire.
Même si pareil constat suffirait en soi à pour conclure à la violation de l’article 11, la Cour souhaite néanmoins signaler qu’elle ne saurait approuver l’argument du Gouvernement selon lequel l’atteinte au droit du requérant à la liberté de réunion était « nécessaire dans une société démocratique», en l’occurrence pour protéger le droit des membres du parti requérant. Les Etats peuvent intervenir de manière justifiée dans l’organisation d’une association en cas de conflit interne grave et prolongé. Toutefois, en l’absence de plainte de la part de membres du Parti au sujet de l’organisation de ses congrès, les irrégularités dans l’élection des délégués ne justifiaient pas l’atteinte importante de l’Etat à son fonctionnement interne. Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 pour ce qui est du refus de modifier le registre national.
Article 11 (dissolution du Parti)
La Cour est disposée à admettre que les exigences relatives au nombre minimum de membres et à la représentation régionale, ainsi que la dissolution du Parti pour non-respect de ces exigences, visaient à protéger la sécurité nationale, à défendre l’ordre et à protéger les droits d’autrui et, ainsi, poursuivaient des buts légitimes aux fins de l’article 11.
Notant l’argument du Gouvernement selon lequel, après sa dissolution, le parti requérant aurait pu se réorganiser pour devenir une association publique, la Cour souligne avoir déjà conclu dans d’autres affaires qu’il était inacceptable qu’une personne morale soit contrainte de prendre une forme juridique que ses fondateurs et membres n’avaient pas choisie. Une transformation en association publique aurait de plus privé le parti requérant de la possibilité de participer aux élections, puisqu’en Russie les partis politiques sont les seuls acteurs de la scène politique habilités à présenter des candidats aux élections fédérales et régionales. Il était donc essentiel pour le parti requérant qu’il conserve sa forme de parti politique.
Si un certain nombre d’Etats membres du Conseil de l’Europe ont des exigences concernant le nombre minimum de membres qu’un parti doit avoir, les exigences minimales en vigueur en Russie sont les plus élevées d’Europe, et la législation interne concernant ces exigences a changé fréquemment au cours des dernières années. La Cour n’est pas convaincue par l’argument, avancé notamment dans les notes explicatives aux dispositions pertinentes du droit interne, selon lequel la limitation du nombre de partis politiques était nécessaire pour éviter des dépenses publiques excessives ; en effet, elle rappelle que, d’après le droit interne, seuls les partis qui ont obtenu plus de 3 % des suffrages exprimés aux élections ont droit à un financement public.
La Cour n’est pas non plus convaincue que l’exigence relative aux nombre minimum d’adhérents soit nécessaire pour éviter une fragmentation excessive du parlement, puisque cet objectif est atteint en Russie grâce à un seuil électoral de 7 % et par la règle selon laquelle seuls les partis ayant des sièges à la Douma d’Etat ou ayant recueilli un certain nombre de signatures peuvent présenter des candidats aux élections. En réponse à l’argument selon lequel seules les associations représentant les intérêts de parties considérables de la société doivent pouvoir former un parti politique, la Cour souligne que les petits groupes minoritaires doivent eux aussi avoir la possibilité de créer des partis politiques et de participer aux élections en vue d’être représentés au parlement. Elle note que l’obligation de modifier le nombre de leurs adhérents pour suivre les changements fréquents de la législation, ainsi que les contrôles réguliers de la situation en la matière, ont imposé aux partis politiques russes une charge disproportionnée. Des changements incessants à la législation électorale peuvent être perçus, à tort ou à raison, comme des tentatives de manipulation des lois électorales en faveur du parti au pouvoir.
Pour ce qui est de l’obligation pour un parti politique de disposer d’un nombre suffisant d’antennes régionales comptant plus de 500 membres, dont l’inobservation constitue le second motif invoqué pour la dissolution du parti requérant, le gouvernement russe a allégué que la justification en était d’empêcher la création et la participation aux élections de partis régionaux, qui constituent une menace pour l’intégrité territoriale du pays. Tout en admettant que, à l’époque de la chute de l’Union soviétique et au début de la réforme démocratique, il y avait probablement une nécessité particulière de prendre des mesures pour assurer la stabilité, le Gouvernement n’a nullement expliqué pourquoi des préoccupations étaient récemment apparues au sujet des partis politiques régionaux.
La Cour considère que l’on pourrait protéger les lois, les institutions et la sécurité nationale de la Russie autrement qu’en interdisant totalement de fonder des partis régionaux. Le parti requérant existait et avait participé aux élections depuis 1990. Il n’a jamais défendu les intérêts régionaux ni les opinions séparatistes, et la défense de l’unité du pays constituait l’un de ses objectifs. Dans ces conditions, la dissolution du parti requérant était une mesure disproportionnée aux buts visés, et donc contraire à l’article 11.
Décision d'irrecevabilité du 19 juin 2012
Hizb Ut-Tahrir et autres c. Allemagne requête no 31098/08
Grief relatif à l’interdiction des activités d’une organisation islamique déclaré irrecevable car cette association appelle à la haine raciale.
En ce qui concerne le grief de l’association selon lequel l’interdiction de ses activités emporte violation de ses droits garantis par l’article 11, la Cour renvoie à sa jurisprudence relative à l’article 17 de la Convention (interdiction de l’abus de droit). Elle estime en particulier que l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et des libertés reconnus dans la Convention.
La Cour observe que la Cour administrative fédérale allemande, après une analyse minutieuse d’un nombre important de déclarations publiques écrites faites par l’association et son représentant dans la procédure devant la Cour (le deuxième requérant) a estimé que l’association appelait à la destruction par la violence de l’Etat d’Israël et à l’expulsion et au meurtre de ses habitants. En particulier, le deuxième requérant n’a cessé de justifier des attentats suicides dans lesquels des civils étaient tués en Israël, et ni lui ni l’association n’ont pris leur distance par rapport à cette position durant la procédure devant la Cour. Eu égard à ces déclarations, la Cour considère que l’association a tenté de détourner le droit à la liberté de réunion et d’association garanti par l’article 11 de sa vocation en utilisant ce droit à des fins qui sont manifestement contraires aux valeurs de la Convention, notamment l’engagement en faveur du règlement pacifique des conflits internationaux et du caractère sacré de la vie humaine.
Par conséquent, la Cour estime que l’article 17 ne permet pas à l’association de bénéficier de la protection offerte par l’article 11. Il s’ensuit que le grief tiré de cette disposition est incompatible avec les dispositions de la Convention et, par conséquent, irrecevable.
1. Sur l’existence de l’ingérence
47. Le Gouvernement reconnaît que la dissolution du parti politique requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’association. C’est également l’avis de la Cour.
2. Sur la justification de l’ingérence
48. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et «nécessaire dans une société démocratique» pour les atteindre.
EUSKO ABERTZALE EKINTZA – ACCION NACIONALISTA VASCA (EAE-ANV)
c. ESPAGNE du 15 janvier 2013 Requête 40959/09
La dissolution d'un parti basque est conforme à la Convention
a) «Prévue par la loi»
49. En ce qui concerne la prévisibilité de la loi, le Gouvernement affirme que la dissolution du parti requérant est fondée, ainsi que l’a précisé le Tribunal suprême, sur une loi existante, accessible et prévisible, à savoir la LOPP dans son article 9 §§ 2 a), c) et 3 b), d), f) et g), que la Cour a déjà eu l’occasion d’examiner (Herri Batasuna et Batasuna, précité, Herritaren Zerrenda c. Espagne, no 43518/04, 30 juin 2009, Aukera Guztiak, décision précitée, et Eusko Abertzale Ekintza – Acción Nacionalista Vasca (EAE-ANV), précité).
50. Le parti requérant ne formule pas d’observations à cet égard et renvoie aux arguments de sa requête, dans laquelle il soutenait que la LOPP ne remplissait pas les conditions de prévisibilité et de stabilité qui seraient exigées par la jurisprudence de la Cour et qu’elle avait été appliquée de façon rétroactive. Elle serait ainsi contraire au principe de sécurité juridique.
51. La Cour considère que les arguments exposés aux paragraphes 56 à 60 de l’arrêt Herri Batasuna et Batasuna susmentionné quant la prévisibilité de la LOPP sont applicables à la présente affaire. Par conséquent, elle estime que l’ingérence en question était « prévue par la loi » et qu’il convient dès lors d’examiner les reproches formulés par le parti requérant contre la mesure incriminée sous l’angle de la nécessité de l’ingérence litigieuse.
b) « But légitime »
52. Le parti requérant alléguait dans sa requête que sa dissolution visait à éliminer le courant politique indépendantiste basque de la vie politique et démocratique.
53. Pour sa part, se référant entre autres au paragraphe 81 de l’arrêt Herri Batasuna et Batasuna, précité, le Gouvernement soutient que la dissolution était un moyen d’empêcher raisonnablement la réalisation d’un projet politique, selon lui incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays.
54. La Cour considère que le parti requérant n’a pas démontré que sa dissolution était motivée par d’autres raisons que celles fournies par les juridictions internes. Elle estime que la dissolution poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11 de la Convention, notamment le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
c) Nécessité dans une société démocratique et proportionnalité de la mesure
i. Thèses des parties
55. Le parti requérant indique que le Tribunal constitutionnel avait reconnu dans son arrêt du 10 mai 2007 qu’il n’avait pas pris la succession du parti dissous et que le procureur général de l’État et l’avocat de l’État s’étaient d’abord bornés à demander l’annulation de certaines de ses listes de candidats aux élections locales de 2007 (Eusko Abertzale Ekintza – Acción Nacionalista Vasca (EAE-ANV), précité). Il se réfère aux motifs pour lesquels le Tribunal suprême, dans son arrêt rendu le 22 septembre 2008, a prononcé sa dissolution et, notamment, à celui concernant la constitution, par la municipalité d’Hernani, d’une « commission d’information relative aux prisonniers » à laquelle se serait opposé l’avocat de l’État. Il souligne que, par un jugement du 18 février 2010 confirmé par un arrêt de la Chambre du Tribunal supérieur de justice du Pays basque du 6 avril 2011, le juge du contentieux administratif de Saint-Sébastien a estimé que la constitution d’une telle commission ne pouvait pas être considérée comme un motif valable de dissolution d’un parti politique.
56. Le parti requérant se réfère par ailleurs au texte de ses statuts (paragraphe 11 ci-dessus) et, en particulier, au rejet de la violence qu’ils énonceraient. Il indique dans sa requête avoir préservé son indépendance (paragraphe 13 ci-dessus) mais aussi sa proximité idéologique avec les messages de Batasuna, ce qui l’aurait amené à recueillir les voix – lors des élections de 2007 et de 2008 – d’une partie de la population qui aurait perdu, avec la dissolution de certains partis politiques, son référent électoral dans la gauche abertzale.
57. S’agissant des faits qui ont été considérés comme des motifs de dissolution dans l’arrêt en question, le parti requérant formule dans sa requête les observations suivantes :
– la participation de membres de Batasuna à titre individuel à des manifestations organisées par le parti requérant et la présence de trois membres de la direction nationale de Batasuna à l’ouverture de la campagne d’EAE-ANV le 8 mai 2007 à Bilbao ne peuvent être considérées comme des actes susceptibles d’être reprochés aux membres ou aux dirigeants d’EAE-ANV, tout comme l’appel à voter pour le parti requérant ou à voter pour Batasuna par un bulletin nul ou les déclarations contre l’annulation des listes de candidats du parti requérant faites par des membres de Batasuna à titre individuel ou en tant que membres de la gauche abertzale ;
– la « parfaite coordination » (paragraphe 34 ci-dessus) entre Segi, Batasuna et le parti requérant, qui se serait traduite par l’appel de Segi à voter pour le parti requérant, par la diffusion d’affiches menaçantes et la dénonciation de l’annulation d’une partie des candidatures d’EAE-ANV, n’a pas été établie ;
– il n’y a pas eu d’appropriation par Batasuna et l’ETA des résultats obtenus par EAE-ANV lors des élections, M.O. ne faisant pas référence, dans la conférence de presse du 27 mai 2007, à Batasuna mais à la gauche abertzale. Il s’agirait en tout état de cause d’une manifestation de sa liberté d’expression, ce qui serait le cas aussi lorsqu’il avait déclaré sur une chaîne de télévision basque que ANV « agirait avec responsabilité au sein des institutions pour lesquelles il serait la clé du gouvernement ». Les commentaires faits par l’ETA sur les résultats obtenus par le parti requérant dans une publication de septembre 2007 constitueraient également l’expression des opinions d’un tiers ;
– il n’y a pas eu de problèmes pour la constitution des conseils municipaux par des membres d’EAE-ANV excepté à Ondarroa et l’existence d’actes d’intimidation envers des élus n’a pas été établie ;
– les manifestations, rassemblements, conférences de presse et grèves organisés par EAE-ANV ont eu lieu de façon non violente et n’ont pas donné lieu à des poursuites pénales de la part des autorités contre ce parti ;
– l’utilisation de symboles et de devises analogues à ceux utilisés par Batasuna se limite à deux cas concrets qui ne suffiraient pas à prouver l’apologie de la violence par le parti requérant.
58. Le parti requérant considère que la dissolution d’un parti politique doit se fonder sur l’examen des activités exercées par le parti lui-même et par ses organes, ses membres et ses candidats, et non sur les comportements adoptés ou les documents et affiches émis par des tierces personnes ou des partis politiques autres que le parti politique en cause, tels que des membres de Batasuna, de Segi ou d’Askatasuna. En tout état de cause, les actions ou les manifestations publiques menées durant la campagne électorale ou en rapport avec celle-ci auraient été protégées par le droit à la liberté d’expression dans le cadre de l’activité politique électorale, et n’auraient pas constitué une menace pour le système démocratique ni pour les libertés publiques des citoyens.
59. S’agissant de la collaboration financière considérée comme établie entre le parti dissous et lui-même, le parti requérant précise que les documents le concernant et les factures retrouvées au siège du Partido comunista de las tierras vascas (lui aussi déclaré illégal et dissous par un arrêt du Tribunal suprême du 22 septembre 2008) à Usurbil ainsi que l’utilisation par le premier parti du siège du second traduiraient l’existence d’une simple collaboration entre deux partis à l’idéologie voisine. S’agissant des affirmations selon lesquelles EAE-ANV soutiendrait financièrement Batasuna, le parti requérant affirme que les fonds, d’un montant insignifiant, ont contribué à la tenue des conférences de presse – non interdites – par des membres de Batasuna, conférences qui, malgré la dissolution du parti, ont eu lieu pendant le cessez-le-feu accordé par l’ETA entre mars 2006 et juin 2007. Pour le parti requérant, la relation financière présumée n’a aucunement servi à soutenir l’activité d’organisations terroristes.
60. S’agissant de son comportement face aux attentats terroristes et aux activités de l’ETA, le parti requérant indique que Jarrai-Haika et Segi n’ont été considérées comme des organisations terroristes qu’en 2007 ; que l’hommage à A. auquel EAE-ANV s’était joint n’était pas un hommage à un militant de l’ETA, A. ayant été acquittée du délit de collaboration avec une organisation terroriste ; que la manifestation du 8 février 2006 célébrait le 25e anniversaire du décès d’un militant de l’ETA à la suite des mauvais traitements que lui auraient infligés des policiers pendant sa détention en 1981, comme cela aurait été établi par un arrêt du Tribunal suprême du 25 septembre 1989 ; que la décision des conseillers municipaux d’EAE-ANV de Durango et de Baracaldo de ne pas condamner des attentats était protégée par le droit au respect de la liberté d’expression et que les conseillers d’EAE-ANV de ces deux municipalités avaient désapprouvé la commission des assassinats dans des textes alternatifs et que la « commission d’information relative aux prisonniers » d’Elorrio n’était pas destinée aux détenus ou condamnés pour des délits de terrorisme. Le parti requérant se réfère également à la jurisprudence de la Cour et argüe que, selon celle-ci, les incitations ou invitations prônant ou soutenant la violence et le terrorisme doivent être expresses, ce qui ne serait pas le cas dans la présente affaire.
61. Le parti requérant confirme enfin qu’il condamne expressément la violence dans ses statuts. Il estime que l’analyse de ses comportements tels qu’ils ont été décrits ne peut justifier une mesure aussi sévère que la dissolution. Selon lui, la marge d’appréciation laissée par la LOPP aux autorités publiques, notamment aux juridictions internes, est incompatible avec l’article 11 de la Convention.
62. Le 23 mai 2011, le parti requérant a présenté devant la Cour un document faisant état de la décision adoptée par l’ETA le 10 janvier 2011 de déclarer le « cessez-le-feu unilatéral, permanent, général et vérifiable par la communauté internationale ». Il estimait que « les institutions et les membres du Conseil de l’Europe [devaient] être informés de cette décision qui suscite un grand espoir au sein de la population du Pays basque ». S’agissant du contentieux des partis politiques et des élections au Pays basque, il soulignait que la LOPP continuait cependant d’exister et de s’appliquer. Dans ses observations du 14 février 2012, le parti requérant ajoutait que, le 20 octobre 2011, l’ETA avait annoncé « la fin définitive de son action armée » et il estimait que sa requête devait être examinée à la lumière de ce nouveau contexte.
63. Le Gouvernement estime pour sa part que la mesure incriminée répondait au besoin impérieux de préserver la démocratie dans la société espagnole. Il énumère plusieurs éléments justifiant l’adoption d’une mesure aussi grave, à savoir l’intégration sur les listes du parti requérant de certains candidats de Batasuna pour contrer les effets de la dissolution de celui-ci, les actes d’intimidation envers des élus dans des localités où des candidatures du parti requérant avaient été déclarées illégales, rendant impossible la constitution de certains conseils municipaux, les actes de soutien explicite ou tacite au terrorisme et le refus réitéré de condamner les attentats commis après les élections locales de 2007, ce qui s’analyse, aux yeux du Gouvernement, comme un soutien tacite au terrorisme et serait suffisant en soi pour justifier la dissolution (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 88). Pour le Gouvernement, ces éléments montrent que les actes et les discours imputables au parti politique requérant forment un tout donnant une image nette du modèle de société conçu et prôné par celui-ci, qui serait en contradiction avec le concept de « société démocratique » (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 91).
64. Par ailleurs, le Gouvernement estime que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. Il rappelle que les autorités espagnoles ont choisi en premier lieu de demander l’annulation des candidatures du parti requérant pour lesquelles les liens de connexion avec les partis politiques dissous auraient été les plus évidents, sans réclamer la dissolution. Après les élections de 2007, les dirigeants du parti requérant auraient entamé des actions manifestant clairement ses liens avec les partis dissous. Le Gouvernement estime que pareille ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association du parti requérant était proportionnée au but poursuivi dans la mesure où elle aurait répondu à des comportements incompatibles avec la conception de la société démocratique et susceptibles de nuire gravement à son développement, spécialement au Pays basque.
65. Le Gouvernement précise que le parti requérant a maintenu son soutien formel et organique au parti Herri Batasuna entre décembre 1978 et le 23 juin 2003, date qui est postérieure à la dissolution de Batasuna et de Herri Batasuna. Pendant les trois années qui ont suivi, le parti requérant n’aurait eu aucune activité politique publique. Ce n’est qu’après l’échec d’autres tentatives de continuer l’activité de Batasuna par le biais de formations telles que Herritarren Zerrenda (Herritaren Zerrenda, précité), Aukera Guztiak (Aukera Guztia, décision précitée) ou qu’après l’obtention de résultats insatisfaisants (Partido comunista de las tierras vascas) que le parti requérant aurait entamé sa « renaissance » publique en 2007.
66. Le Gouvernement se réfère au document du 23 mai 2011, cité par le parti requérant, faisant état de la nouvelle situation au Pays basque et indique que la Cour doit se prononcer sur la compatibilité des décisions rendues par les juridictions espagnoles avec la Convention au moment où elles ont été adoptées. Parmi les circonstances à l’origine de cette « nouvelle situation » annoncée par le parti requérant, le Gouvernement observe que des personnes de « la mouvance » du parti dissous Batasuna ont constitué un nouveau parti politique, Sortu, dont l’examen de la légalité était pendant devant le Tribunal constitutionnel. Ce nouveau parti politique aurait adopté des nouveaux statuts proclamant son éloignement des méthodes violentes pour la réalisation de ses objectifs politiques. Il aurait manifesté sa volonté de se différencier de ses modèles d’organisation précédents et aurait ainsi reconnu implicitement que ces tentatives avaient un lien avec le parti dissous et le terrorisme. Le Gouvernement estime que ce qui précède aurait dû conduire le parti requérant à demander que l’affaire fût rayée du rôle. Il fait référence au paragraphe suivant des statuts du parti Sortu :
« Le nouveau projet politique et organisationnel de la gauche abertzale implique la rupture avec les modèles d’organisation et les manières de fonctionner que cet espace social et politique a utilisés dans le passé et, par conséquent, avec les liens de dépendance auxquels les modèles cités donnaient lieu. Il s’agit donc d’empêcher son instrumentalisation par des organisations qui pratiquent la violence ou par des partis politiques déclarés illégaux et dissous en raison de leur connivence avec [la violence]. »
ii. Appréciation de la Cour
67. Pour un exposé détaillé des principes généraux applicables en l’espèce, la Cour renvoie aux paragraphes 74 à 84 de l’arrêt Herri Batasuna et Batasuna (précité).
68. La Cour rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas que la Cour doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 49, CEDH 2005‑I).
69. Se tournant vers les faits de la présente espèce, la Cour observe en premier lieu que les statuts du parti requérant, qui était inscrit au registre des partis politiques du ministère de l’Intérieur, le définissaient comme un parti politique patriotique dont les objectifs étaient « l’obtention de l’autonomie pour le Pays basque et la constitution, par une action résolue, d’une société équilibrée, démocratique, la plus juste possible et non violente ». Toujours selon les statuts, « EAE-ANV (...) s’efforcera, par tout moyen légal possible, de parvenir à toute finalité susceptible de bénéficier au peuple basque, à Euskadi et ses gens, à sa personnalité propre et à son développement » (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour observe également que, lors de son dixième congrès tenu en 2002, le parti requérant a ratifié sa décision de ne pas faire partie des structures de Batasuna et d’agir dans l’espace politique de la gauche abertzale de façon autonome et indépendante du parti dissous. En bref, pour parvenir à des objectifs qui sont ceux de l’idéologie abertzale, le parti requérant promeut donc, d’après ses statuts, une action tendant à la constitution par tout moyen possible d’une société démocratique et non violente.
70. La Cour estime que c’est dans les statuts d’un parti politique que sont exposés l’idéologie et les objectifs du parti ainsi que les instruments et les méthodes d’action permettant de réaliser ses buts. Toutefois, dans la mesure où le parti politique requérant a été déclaré illégal et dissout en raison de sa confusion avec Batasuna et l’organisation terroriste ETA, la Cour se penchera en particulier sur les activités concrètes et des liens éventuels du parti politique requérant avec le parti dissous Batasuna. A cet égard, elle relève que, par une décision du 28 avril 2007, le juge central d’instruction no 5 a estimé que « ANV n’a[vait] pas été soumis à la discipline de l’ETA après 2001 et ne lui [était] pas soumis, malgré certaines coïncidences ponctuelles (...) qui [n’étaient] pas suffisantes pour permettre de soutenir sérieusement le contraire » et que EAE-ANV n’était pas à l’époque « un instrument de l’ETA-Batasuna, mais un parti politique légal, avec ses structures et ses activités accréditées et en fonctionnement », constituant une « formation politique de la gauche abertzale » différente de la gauche abertzale « telle qu’elle a été interprétée et « définie » par l’ETA et Batasuna ». Cette absence de liens avec l’ETA-Batasuna a toutefois été démentie par une décision ultérieure du même juge en date du 8 février 2008 (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
71. La Cour relève ensuite que, pour prononcer la dissolution litigieuse, le Tribunal suprême a décrit des comportements qui, d’une part, lui ont permis de conclure qu’il existait une collaboration politique entre le parti requérant et ETA/Batasuna et qui, d’autre part, ont favorisé un climat de confrontation civile. Figuraient en premier lieu les comportements traduisant implicitement un soutien aux activités terroristes de l’ETA et, en particulier, l’intégration par Batasuna dans certaines listes de candidats présentées par le parti requérant d’un nombre de ses membres suffisant pour continuer son action politique par leur intermédiaire, question qui a été examinée par la Cour dans son arrêt Eusko Abertzale Ekintza – Acción Nacionalista Vasca (EAE-ANV) (précité, §§ 26-28). La Cour relève par ailleurs que, lors de l’ouverture de la campagne d’EAE-ANV à Bilbao, le 8 mai 2007, ainsi que lors d’une manifestation organisée par le parti requérant, trois membres de la direction nationale de Batasuna étaient présents, et que des membres de Batasuna ont appelé à voter pour EAE-ANV et ont participé de façon active, tout comme des membres de Segi, à sa campagne électorale. Elle note également que Batasuna et l’ETA se sont approprié les résultats des élections sans qu’EAE-ANV n’ait émis aucune objection ou réserve. En outre, elle observe que la confusion entre Batasuna et les candidatures du parti requérant se reflétait dans la ligne de conduite politique et institutionnelle suivie par ce dernier et dans l’emploi de termes menaçants identiques à ceux employés par Batasuna et par Segi sur des affiches apposées à Bilbao sur lesquelles apparaissaient les noms et les photos de certains élus du Parti socialiste d’Euskadi et du Parti nationaliste basque. Il s’agit là de comportements observés après l’annulation de certaines candidatures d’EAE-ANV aux élections au Conseil général de Guipúzcoa, d’Alava et de Biscaye, aux élections municipales au Pays basque et aux élections au Parlement de Navarre du 27 mai 2007 ou pendant la campagne électorale précédant ces élections.
72. S’agissant des comportements qui ont favorisé un climat de confrontation civile, la Cour retient en particulier : la campagne d’intimidation menée par Segi contre certains élus pour qu’ils n’acceptent pas leurs sièges ; les problèmes causés lors de la constitution du conseil municipal d’Ondarroa où les conseillers non reconnus légalement s’étaient présentés en vue de prendre possession de leurs sièges en brandissant des pancartes avec un slogan déjà utilisé par la direction nationale de Batasuna, « Euskal Herria demokrazia zero » ; la participation de membres de Batasuna à des manifestations contre la constitution d’une commission de gestion à la mairie d’Ondarroa, organisées par EAE-ANV pour réclamer les votes obtenus par des candidatures annulées ; l’utilisation des symboles et des devises coïncidant avec ceux utilisés par Batasuna ; les hommages rendus par EAE-ANV à des détenus membres de l’ETA ou à des militants de l’ETA décédés ; et, en général, les activités d’EAE-ANV complémentaires de celles de l’ETA et de Batasuna, telles que le soutien apporté à certaines actions organisées par ou avec l’intervention de membres de Batasuna, d’Askatasuna ou de Segi.
73. La Cour tient également compte de l’existence d’une relation financière entre le parti requérant et Batasuna/ETA qui démontrait que les membres de ce dernier avaient intégré le parti requérant, et qui établissait l’existence du soutien politique total et du soutien financier partiel apportés par EAE-ANV à l’organisation illégale Batasuna (paragraphe 40 ci-dessus). Elle estime que les arguments du parti requérant – soutenant que les fonds en cause ont contribué à la tenue de conférences de presse par des membres de Batasuna qui, malgré la dissolution du parti, ont eu lieu pendant le cessez-le-feu accordé par l’ETA entre mars 2006 et juin 2007, et que la relation financière présumée n’avait aucunement servi à soutenir l’activité d’organisations terroristes – ne suffisent pas à établir l’absence de liens existant à cet égard entre ce dernier et le parti dissous ni même à justifier de tels liens.
74. Comme l’ont relevé les juridictions internes, certains des comportements du parti requérant s’apparentent effectivement à un soutien politique total à Batasuna/ETA. A cet égard, la Cour ne peut souscrire à la thèse du parti requérant selon laquelle les comportements retenus par le Tribunal suprême ne correspondaient pas aux critères prévus par la LOPP et susceptibles de motiver la dissolution d’un parti politique. Elle considère en effet que les actes en question doivent s’analyser dans leur ensemble comme s’inscrivant dans une stratégie adoptée par le parti requérant pour mener à bien un projet politique qui est par essence contraire aux principes démocratiques consacrés par la Constitution espagnole (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 87) et qu’ils correspondaient au critère de dissolution défini à l’article 9 § 2 c) de la LOPP combiné avec le paragraphe 3 du même article en ce que le parti requérant avait soumis les élus « à un climat d’intimidation afin de les empêcher de s’exprimer librement et de participer librement aux conseils municipaux auxquels ils avaient été élus démocratiquement ». Par ailleurs, dans l’examen de la présente affaire dans son ensemble, on ne saurait considérer, comme le prétend le parti requérant, que la dissolution d’un parti politique doit être fondée seulement sur l’examen de ses activités et de celles de ses organes, ses membres et ses candidats, et non sur les comportements adoptés ou les documents et affiches émis par des tierces personnes ou des partis politiques autres que le parti politique en cause, tels que des membres de Batasuna, de Segi ou d’Askatasuna, qui relèveraient de la protection accordée à la liberté d’expression dans le cadre de l’activité politique électorale (paragraphe 58 ci-dessus), car les méthodes employées par ces derniers n’ont pas respecté les limites fixées par la jurisprudence de la Convention, à savoir la légalité des moyens utilisés pour exercer ce droit et leur compatibilité avec les principes démocratiques fondamentaux (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 87). La Cour relève également que, selon le Tribunal suprême, le parti requérant était un parti politique ayant collaboré de façon répétée avec Batasuna, complétant et soutenant politiquement, par conséquent, l’organisation terroriste ETA, et qu’il avait apporté un « soutien financier partiel (...) à l’organisation illégale Batasuna », et que ces agissements correspondaient au motif de dissolution visé à l’article 9 § 2 c) de la LOPP combiné avec le paragraphe 3 f) et g) du même article (paragraphes 34 et 35 ci-dessus). En outre, toujours selon le Tribunal suprême, l’article 9 § 2 a) de la LOPP se référait au comportement d’un parti politique qui justifiait ou excusait les atteintes à la vie ou l’intégrité physique des personnes et ne les condamnait pas, et qui participait à des activités tendant à l’apologie d’actions terroristes, comportement visé par l’article 9 § 3 h) de la LOPP, et qui utilisait des symboles, affiches, slogans ou autres traduisant la confusion dudit parti avec l’organisation terroriste ETA (paragraphe 36 ci-dessus).
75. La Cour approuve également les motifs retenus par le Tribunal constitutionnel (paragraphes 39 et suivants ci-dessus) pour conclure à la dissolution du parti requérant. Le Tribunal constitutionnel a rappelé son arrêt du 10 mai 2007 relatif à l’annulation de certaines candidatures du parti requérant (Eusko Abertzale Ekintza – Acción Nacionalista Vasca (EAE-ANV), précité) dans lequel il avait estimé que la dissolution d’EAE-ANV était disproportionnée, « la trame frauduleuse ne coïncid[ant] pas avec la direction formelle du parti ». Il avait toutefois noté que l’identification d’un nombre significatif de candidatures frauduleuses pouvait servir à démontrer dans le futur la continuité idéologique de Batasuna à travers EAE-ANV, mais seulement si d’autres circonstances susceptibles de démontrer cette continuité de manière suffisante et raisonnable étaient réunies. Ces circonstances une fois réunies et vérifiées servaient à conclure, selon le Tribunal constitutionnel, à « la volonté d’EAE-ANV de se présenter publiquement devant ses électeurs comme un parti étant en accord complet et collaborant pleinement avec le parti dissous Batasuna ».
76. S’agissant de la position d’EAE-ANV face à certains attentats terroristes en particulier et en relation avec l’activité de l’ETA en général, la Cour relève que le Tribunal suprême ne s’est pas borné à faire état de l’absence de condamnation par le parti requérant des attentats commis par l’ETA. Elle note que le parti requérant s’est référé en particulier à la réaction des conseillers municipaux d’EAE-ANV de Durango et de Baracaldo consistant à ne pas condamner les attentats, même si ces conseillers ont exprimé, dans d’autres textes, leur désapprobation. La Cour prend acte de la jurisprudence constitutionnelle selon laquelle, si le refus de condamner expressément le terrorisme ne peut être considéré en soi comme étant un indice suffisant pour accréditer une volonté frauduleuse de dissolution judiciaire d’un parti politique, l’existence d’une condamnation explicite du terrorisme est un contre-indice capable de remettre en cause la réalité d’une telle volonté (Aukera Guztiak, précité). Elle observe qu’en l’espèce le parti requérant n’a pas exprimé pareille condamnation explicite. En tout état de cause, elle souligne que le fait que la dissolution a aussi été fondée sur l’absence de condamnation n’est pas contraire à la Convention, le comportement des hommes politiques englobant d’ordinaire non seulement leurs actions ou discours, mais également, dans certaines circonstances, leurs omissions ou silences, qui peuvent équivaloir à des prises de position et être aussi parlants que toute action de soutien déclaré (voir, mutatis mutandis, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 123 et 130, CEDH 2006‑IV).
77. La Cour observe enfin que, pour le Tribunal constitutionnel, l’arrêt rendu par le Tribunal suprême était le résultat d’un processus judiciaire dans le cadre duquel des éléments suffisants de preuve sur les activités et les comportements du parti requérant avaient été proposés et examinés dans le respect des droits de la défense de l’intéressé, et les éléments de preuve et le poids de chacun d’entre eux explicités et appréciés par rapport aux faits établis.
78. La Cour, estimant que les juridictions internes sont parvenues en l’espèce à des conclusions raisonnables après un examen approfondi des éléments dont elles disposaient, ne voit aucune raison de s’écarter du raisonnement suivi par le Tribunal suprême pour conclure à l’existence d’un lien entre le parti requérant et Batasuna/ETA.
79. La Cour, renvoyant au paragraphe 90 de son arrêt Herri Batasuna et Batasuna, précité, relatif à la condamnation de l’apologie du terrorisme au plan international, considère que les actes et les discours imputables au parti requérant ainsi que l’apport de son soutien financier partiel à Batasuna/ETA forment un ensemble qui donne une image nette du modèle de société conçu et prôné par lui, qui est en contradiction avec le concept de « société démocratique » (voir, a contrario, l’affaire Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu, précitée). Partant, la sanction infligée au parti requérant par le Tribunal suprême et confirmée par le Tribunal constitutionnel peut raisonnablement être considérée, même dans le cadre de la marge d’appréciation réduite dont disposent les Etats, comme répondant à un « besoin social impérieux » (Herri Batasuna et Batasuna, précité, § 91).
80. Il reste à rechercher si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi.
81. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’ingérence en cause répondait à un « besoin social impérieux ». Les projets politiques du parti requérant étant en contradiction avec le concept de « société démocratique » et représentant un grand danger pour la démocratie espagnole, la sanction infligée à l’intéressé est proportionnée au but légitime poursuivi au sens de l’article 11 § 2 (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 133 et 134, CEDH 2003-II). Il en résulte que la dissolution peut être considérée comme ayant été « nécessaire dans une société démocratique », notamment pour le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui, au sens de l’article 11 § 2.
82. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la non-violation de l’article 11 de la Convention.
LES ASSOCIATIONS ET FONDATIONS RELIGIEUSES
FONDATION ZEHRA ET AUTRES c. TURQUIE du 10 juillet 2018 requête 51595/07
Non violation de l'article 11 : Dissolution d'une fondation religieuse dans le but de l’empêcher de réaliser son projet caché tendant à mettre en œuvre des activités d’enseignement secondaire et universitaire dans le but ultime d’instaurer un régime fondé sur la charia. Une fois les statuts révisés, la fondation a repris ses droits et la très grande majorité de ses biens ont été restitués, exception faite des biens destinés à être utilisé dans le cadre d'instaurer la charia.
La CEDH rappelle que la démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen et qu’elle se présente comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention. Par conséquent, aucune formation ne doit être autorisée à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. En l’espèce, la Cour relève que l’ingérence – la dissolution de la fondation, avec une interruption de ses activités pendant plus de sept ans, et la non-restitution de certains de ses biens – était prévue par la loi3 et qu’elle poursuivait les buts légitimes suivants : la protection des droits et libertés d’autrui, la défense de l’ordre et le maintien de la sûreté publique. La Cour observe aussi que les juridictions nationales ont ordonné la dissolution de la fondation en se fondant sur des écrits publiés dans le bulletin officiel (Zehra Bülteni) de la fondation, en procédant à un examen sélectif des parutions litigieuses et en ne prenant pas en compte celles dont l’imputabilité à la fondation était douteuse. Les juridictions internes ont estimé, entre autres, que, d’après leur contenu, les textes publiés auraient eu clairement comme objectifs ultimes la mise en place d’un système étatique basé sur la charia et l’ouverture d’établissements d’enseignement servant ce dessein. À leurs yeux, ces deux points étaient le signe d’une nette opposition aux principes de laïcité et de démocratie pluraliste. À cet égard, la Cour constate qu’aucun élément du dossier ne permet de penser que les juridictions nationales ont procédé à une interprétation des faits non pertinente et non raisonnable. Elle précise aussi qu’une fondation dont l’action a pour but véritable l’instauration de la charia dans un État partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention. Quant aux activités de la fondation visant à la création d’établissements d’enseignement ayant pour but de contrer la promotion des principes de laïcité et de démocratie pluraliste – principes qualifiés d’indésirables dans les textes du bulletin, selon les tribunaux –, la Cour estime que les autorités judiciaires, lorsqu’elles ont pris les mesures incriminées, peuvent passer pour avoir rempli leur obligation de veiller à ce que le programme d’éducation nationale soit organisé de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme. Par ailleurs, la Cour note que l’expression des idées et opinions contraires au principe de laïcité n’est plus passible de sanctions pénales en Turquie depuis 1991. Cette situation est en conformité avec la jurisprudence de la Cour sur la liberté d’expression, selon laquelle, dans les démocraties pluralistes, même les idées se démarquant d’un régime démocratique peuvent être exprimées dans des débats ouverts au public tant qu’elles ne produisent pas un discours de haine ou qu’elles n’incitent pas à la violence. Cela dit, la Cour rappelle que cette interprétation de la liberté d’expression n’empêche pas les États contractants de prendre des mesures pour s’assurer qu’une fondation ne met pas son patrimoine au service d’un projet politique de l’enseignement qui serait contraire aux valeurs de la démocratie pluraliste et qui méconnaîtrait les droits et libertés garantis par la Convention. La Cour juge donc que dès lors que les activités de la fondation requérante avaient montré que celle-ci poursuivait un objectif autre que ceux déclarés dans ses statuts, les autorités pouvaient légitimement intervenir pour mettre fin à cette divergence, sans qu’il ne soit nécessaire d’attendre la réalisation de l’objectif caché, à savoir créer des établissements d’enseignement et propager auprès des étudiants des idées opposées au régime démocratique pluraliste. Par conséquent, les juridictions nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation lorsqu’elles ont estimé qu’il existait un besoin social impérieux – pour sauvegarder la nature spécifique de l’éducation dans une société démocratique pluraliste, et défendre l’ordre public et protéger les droits d’autrui – d’empêcher la fondation requérante de réaliser son projet caché tendant à mettre en œuvre des activités d’enseignement secondaire et universitaire dans le but ultime d’instaurer un régime fondé sur la charia. La Cour estime aussi que dès lors que la fondation requérante a dû rester inactive seulement pendant une période limitée, que la majeure partie de ses biens lui a été restituée et que les quelques biens restés à la disposition des services publics l’ont été après une sélection fondée sur un critère objectif prévu par la loi, la mesure incriminée n’était pas disproportionnée aux buts poursuivis. Les ingérences, en l’espèce, correspondaient donc à un « besoin social impérieux », elles étaient « proportionnées aux buts visés » et elles pouvaient donc être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
CEDH
1. Sur l’existence d’une ingérence
40. Se référant à ses constats exposés aux paragraphes 34‑39 ci-dessus, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants et la fondation requérante de leur droit à la liberté d’association, au sens du paragraphe 2 de l’article 11. L’ingérence en cause consiste en une dissolution, laquelle a conduit à une interruption des activités de la fondation requérante pendant plus de sept ans, et en la non-restitution de certains de ses biens.
2. Sur la justification de l’ingérence
a) « Prévue par la loi »
41. Le Gouvernement expose que les juridictions nationales se sont fondées sur l’article 74 § 2 et l’article 81/A de l’ancien code civil en vigueur à l’époque des faits, dispositions qui sont, selon lui, accessibles, claires et prévisibles.
Les requérants et la fondation requérante ne semblent pas contester ce point.
42. La Cour accepte, à l’instar du Gouvernement, que les mesures litigieuses étaient prescrites par la loi, à savoir l’article 74 § 2 et l’article 81/A de l’ancien code civil (quant à la dissolution de la fondation requérante) ainsi que par les dispositions de la loi no 6495 promulguée le 2 août 2013 et modifiant la loi no 5737 (quant aux modalités du rétablissement de la fondation dissoute).
b) But légitime
43. Les requérants et la fondation requérante soutiennent que la véritable raison de la dissolution de celle-ci a été l’intervention des militaires au sein du pouvoir politique le 28 février 1997 (mémorandum des forces armées demandant au parti politique Refah de quitter la coalition au gouvernement). Cette intervention aurait été accompagnée d’une campagne visant à neutraliser toute organisation non gouvernementale non conforme à leur modèle de société.
44. Le Gouvernement indique que, selon les constats opérés par les juridictions nationales, la dissolution de la fondation requérante avait pour but de faire obstacle à ses activités visant à l’instauration d’un ordre social contraire aux principes de la démocratie pluraliste, et basé sur la charia et sur la discrimination fondée sur l’origine ethnique.
45. La Cour considère qu’il n’est pas suffisamment démontré par les requérants et la fondation requérante que la dissolution de celle-ci avait été motivée par des raisons autres que celles exposées dans leurs décisions par les autorités judiciaires. Elle peut admettre que la dissolution de la fondation poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11 de la Convention : la protection des droits et libertés d’autrui, la défense de l’ordre et le maintien de la sûreté publique.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Les parties
46. Les requérants et la fondation requérante soutiennent que la procédure ayant abouti à la dissolution de celle-ci, en 2006, avait été conçue et orchestrée par les membres de l’organisation « secrète » Ergenekon, ce qui expliquerait pourquoi les juridictions ont choisi d’appliquer la sanction la plus dure, à savoir la dissolution. Or, selon les requérants et la fondation requérante, celle-ci ne faisait pas partie des mouvements islamistes violents et elle ne prônait aucunement l’usage de la force. Les requérants et la fondation requérante en veulent pour preuve le rapt et le meurtre, en 1999, du fondateur et premier président, I.Y., par le groupe islamiste armé Hezbollah. Ils précisent que la grande famille théologique à laquelle la fondation requérante aurait appartenu, le mouvement Nur (poursuivant les préceptes du théologien Said Nursi), n’a jamais été violente, qu’elle se montrait souvent apolitique et qu’elle se concentrait sur l’autodiscipline spirituelle de l’être humain. Ils ajoutent que les activités d’enseignement que la fondation requérante envisageait de développer s’inspiraient du projet de Said Nursi concernant Medreset-uz Zehra sur son seul plan intellectuel et qu’elles n’avaient rien d’illégal. Ils estiment que, même si elles avaient conclu à l’illégalité de ces projets, les autorités nationales auraient dû donner à la fondation requérante la possibilité de remédier à une telle situation. En appliquant d’emblée la sanction la plus lourde, les autorités nationales n’auraient pas réagi de manière proportionnée à leur but déclaré.
47. Le Gouvernement indique que, selon la loi en vigueur à l’époque des faits, les fondations dont les buts se révélaient impossibles à réaliser étaient dissoutes d’office. Il se réfère aussi aux considérations exposées dans le jugement rendu le 20 décembre 2005 par le tribunal de grande instance de Fatih (Istanbul).
ii. L’appréciation de la Cour
α) Principes généraux
48. Tout en se référant à sa jurisprudence pertinente en l’espèce concernant la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 92-93, CEDH 2004‑I, avec la jurisprudence qui y est citée), la Cour rappelle que le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention inclut celui de créer une fondation (Özbek et autres c. Turquie, no 35570/02, 6 octobre 2009, § 34). La possibilité pour les citoyens de créer une personne morale, dotée d’un patrimoine à son service dans le cas d’une fondation, afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de toute signification (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).
– Démocratie pluraliste et formations protégées par l’article 11
49. La Cour rappelle avoir indiqué à plusieurs reprises que la démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen, et qu’elle se présente comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et le seul qui soit compatible avec elle. C’est pourquoi les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique » (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil 1998‑I, et Gorzelik et autres, précité, § 89).
50. Parmi les caractéristiques d’une « société démocratique », la Cour attache une importance particulière au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture. Elle réaffirme dans le contexte de l’article 11 que, à l’instar des partis politiques, les associations et les fondations créées à des fins diverses, notamment la protection du patrimoine culturel ou spirituel, la poursuite de divers buts sociaux ou économiques, la proclamation et l’enseignement d’une religion, la recherche d’une identité ethnique ou l’affirmation d’une conscience minoritaire, sont importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie. En effet, le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions culturelles, des identités ethniques et culturelles, des convictions religieuses, et des idées et concepts artistiques, littéraires et socio-économiques. Il est tout naturel, lorsqu’une société civile fonctionne correctement, que les citoyens participent dans une large mesure au processus démocratique par le biais d’associations au sein desquelles ils peuvent se rassembler avec d’autres et poursuivre de concert des buts communs. De plus, la mise en œuvre du principe de pluralisme étant impossible si une formation protégée par l’article 11 n’est pas en mesure d’exprimer librement ses idées et ses opinions, la Cour a également reconnu que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté d’association (Gorzelik et autres, précité, §§ 90‑92).
– Éducation dans une société démocratique selon la Convention et ses Protocoles
51. L’article 9 de la Convention et la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, lus en combinaison avec l’article 10 de la Convention, dès lors qu’ils visent à sauvegarder la possibilité d’un pluralisme éducatif, impliquent que l’État, en s’acquittant de ses fonctions en matière d’éducation et d’enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme. Cette obligation des États fait partie de leur mission de garantir, dans le respect de l’article 9 de la Convention, en restant neutres et impartiaux, l’exercice des divers religions, cultes et croyances. Leur rôle est de contribuer à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Cela concerne les relations entre croyants et non-croyants comme les relations entre les adeptes des divers religions, cultes et croyances (Lautsi et autres c. Italie [GC], no 30814/06, § 62, CEDH 2011 (extraits), Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, §§ 50‑53, série A no 23, et Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, §§ 51‑52, 9 octobre 2007).
– La possibilité d’apporter des restrictions et le contrôle de la Cour
52. La liberté d’association n’est toutefois pas absolue et il faut admettre que lorsqu’une association ou une fondation, par ses activités ou les intentions qu’elle déclare dans son programme, met en danger les institutions de l’État ou les droits et libertés d’autrui, l’article 11 ne prive pas les autorités d’un État du pouvoir de protéger ces institutions et personnes. Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 11 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de sauvegarder les droits et libertés des personnes relevant de sa juridiction (Gorzelik et autres, précité, § 94, et Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, §§ 96‑103, CEDH 2003‑II).
53. Compte tenu du lien très clair existant entre la Convention et la démocratie, aucune formation ne doit être autorisée à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Le pluralisme et la démocratie se fondent sur un compromis exigeant des concessions diverses de la part des individus ou groupes d’individus, qui doivent parfois accepter de limiter certaines des libertés dont ils jouissent afin de garantir une plus grande stabilité du pays dans son ensemble (Refah Partisi, précité, § 99, et Petersen c. Allemagne (déc.), no 39793/98, CEDH 2001‑XII).
54. Il en découle nécessairement qu’une formation (parti politique, association, fondation, etc.) dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît peut être sanctionnée pour ces motifs selon les critères établis par le paragraphe 2 de l’article 11 (voir, Kalifatstaat c. Allemagne (déc.), no 13828/04, 11 décembre 2006, mutatis mutandis, Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93 and 2 others, § 49, CEDH 2002-II).
55. La Cour souligne que la liberté d’association se distingue sur ce point de la liberté d’expression.
Elle rappelle que, sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24). En effet, lorsque l’expression des opinions n’incite pas à la violence et ne produit pas un discours de haine, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, la sécurité nationale, la défense de l’ordre ou la prévention du crime (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 116, 8 juillet 2014, et Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999). En particulier, pour ce qui est de la promotion du régime canonique islamique, la charia, la Cour rappelle que, même s’il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia, et même si celle-ci se démarque nettement des valeurs de la Convention, le simple fait de défendre la charia dans un débat ouvert au public, sans en appeler à la violence pour l’établir, ne saurait passer pour un « discours de haine » (Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 50-52, CEDH 2003‑XI). En effet, la Cour estime que la légitimité et la force de la démocratie pluraliste proviennent du fait que, en principe, c’est dans le cadre du débat public pluraliste que la démocratie combat les idées antidémocratiques.
56. Sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les États disposent en outre d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation, notamment les règles qui visent à empêcher une formation politique ou sociale de concentrer ses efforts sur la réalisation d’un objectif consistant à saper les fondements de la démocratie pluraliste elle-même. Il en va de même quant à la possibilité pour les États de restreindre l’utilisation du patrimoine d’une fondation lorsque celui-ci sert à financer des activités contraires à ses statuts et tendant à la réalisation d’un modèle de société incompatible avec les principes de la démocratie pluraliste préconisée par la Convention.
Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle par les organes de celle-ci. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11 et 8 autres, §§ 78‑80, CEDH 2014 (extraits)).
β) Application des principes susmentionnés à l’espèce
– Besoin social impérieux
En général
57. La Cour examinera d’abord si l’on peut considérer que les mesures incriminées – à savoir le fait que la fondation requérante est restée inactive pendant plus de sept ans à la suite de sa dissolution et qu’elle n’a donc pu disposer, durant cette période, de son patrimoine pour financer ses activités, et le fait que, lors de son rétablissement, elle ne s’est pas vu restituer la totalité de ses biens immobiliers – répondaient à l’époque des faits à un « besoin social impérieux » pour atteindre les buts légitimes poursuivis.
58. La Cour observe tout d’abord que les publications litigieuses, telles que celles prises en considération par les juridictions nationales intervenues en l’espèce (paragraphes 15 et 16 ci-dessus), montraient que le patrimoine de la fondation requérante, avant sa dissolution, était destiné à financer la création d’établissements d’enseignement secondaire ou supérieur, qui auraient eu pour mission de préparer des cadres aptes à l’instauration d’un État fondé sur le régime de la charia, en remplacement d’un État au régime démocratique, laïque et pluraliste, et composé de ressortissants d’origine kurde.
Imputabilité
59. Comme les requérants et la fondation requérante soutiennent entre autres que les publications litigieuses ne reflétaient pas les positions de la fondation requérante, la Cour examinera en premier lieu l’imputabilité à la fondation requérante des contenus de ces publications. Les parties devant la Cour s’accordent à dire que les statuts de la fondation requérante ne mentionnaient aucunement comme but la création d’un État séparé, fondé sur le régime de la charia. La fondation requérante a été dissoute sur la base d’écrits publiés dans son bulletin officiel, Zehra Bülteni, écrits dont le lien avec la fondation requérante n’est pas contesté par celle-ci. Par ailleurs, les juridictions nationales intervenues dans cette affaire ont procédé à un examen sélectif des parutions litigieuses et elles n’ont pas pris en compte celles dont l’imputabilité à la fondation requérante était douteuse.
60. La Cour considère que la vision et les objectifs de la fondation requérante, tels qu’exposés dans les textes parus dans son bulletin officiel, pouvaient sans aucun doute être imputés à celle-ci. Les explications théoriques et spécifiques données dans cette publication sur les objectifs de la fondation requérante pouvaient raisonnablement être perçues comme la conception par celle-ci de ses activités futures, et non comme l’opinion personnelle des auteurs des écrits en question. La Cour observe qu’il n’a jamais été précisé dans le bulletin que les opinions exposées ne reflétaient pas celles de la fondation requérante ou qu’elles ne traduisaient que l’opinion personnelle de leurs auteurs.
Les motifs de dissolution
61. La Cour note ensuite que les motifs que les juridictions nationales ont invoqués pour ordonner la dissolution de la fondation requérante se résument principalement en ce que, d’après leur contenu, les textes publiés par la fondation requérante auraient eu clairement comme objectifs ultimes la mise en place, notamment pour les personnes d’origine kurde, d’un système étatique basé sur la charia et l’ouverture d’établissements d’enseignement servant ce dessein. La Cour relève que, aux yeux des juridictions nationales, ces deux points étaient le signe d’une nette opposition aux principes de laïcité et de démocratie pluraliste. Elle estime qu’aucun élément du dossier ne permet de penser que les juridictions nationales ont procédé à une interprétation des faits non pertinente et non raisonnable.
62. Quant à l’objectif de la fondation requérante visant à l’instauration d’un régime religieux basé sur la charia et méconnaissant les principes de laïcité et de démocratie pluraliste, la Cour rappelle qu’elle a déjà reconnu ce qui suit : « (...) la charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictés par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques. (...) Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention » (Kalifatstaat, décision précitée, Refah Partisi, précité, § 123). Selon la Cour, une fondation dont l’action a pour but véritable l’instauration de la charia dans un État partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention.
63. Quant aux activités de la fondation requérante visant à la création d’établissements d’enseignement ayant pour but de contrer la promotion des principes de laïcité et de démocratie pluraliste – principes qualifiés d’indésirables dans les textes du bulletin, selon les tribunaux –, la Cour estime que les autorités judiciaires, lorsqu’elles ont pris les mesures incriminées, peuvent passer pour avoir rempli leur obligation de veiller à ce que le programme d’éducation nationale soit organisé « de manière objective, critique et pluraliste, permettant aux élèves de développer un sens critique à l’égard notamment du fait religieux dans une atmosphère sereine, préservée de tout prosélytisme » (paragraphe 50 ci-dessus).
64. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une appréciation séparée des constats des tribunaux établissant que la fondation requérante prônait une discrimination en consacrant son modèle d’État théocratique aux personnes d’origine kurde. Elle observe que l’objectif de fonder un État pour les citoyens d’origine kurde n’a jamais été présenté séparément de celui d’instaurer la charia comme modèle de société, ce dernier objectif étant l’élément dominant dans les activités de la fondation requérante.
65. Quant à la thèse des requérants et de la fondation requérante selon laquelle la dissolution de celle-ci n’était pas justifiée au motif qu’aucun de ses membres fondateurs n’a été condamné au pénal pour des actes illégaux, la Cour rappelle que, depuis l’abrogation en 1991 de l’article 163 de l’ancien code pénal turc, l’expression des idées et opinions contraires au principe de laïcité n’est plus passible de sanctions pénales en Turquie. La Cour estime que cette situation est en conformité avec sa jurisprudence sur la liberté d’expression, selon laquelle, dans les démocraties pluralistes, même les idées se démarquant d’un régime démocratique peuvent être exprimées dans des débats ouverts au public tant qu’elles ne produisent pas un discours de haine ou qu’elles n’incitent pas à la violence (voir paragraphe 54 ci-dessus). Cela dit, cette interprétation de la liberté d’expression n’empêche pas les États contractants de prendre des mesures pour s’assurer qu’une fondation ne met pas son patrimoine au service d’un projet politique de l’enseignement qui serait contraire aux valeurs de la démocratie pluraliste et qui méconnaîtrait les droits et libertés garantis par la Convention (voir paragraphe 55 ci‑dessus).
Moment opportun
66. Quant au moment opportun de l’intervention par les autorités nationales, la Cour estime que, dès lors que les activités de la fondation requérante, y compris les textes qu’elle a publiés et diffusés en son nom, avaient montré que celle-ci poursuivait un objectif autre que ceux déclarés dans ses statuts, les autorités pouvaient légitimement intervenir pour mettre fin à cette divergence. Il n’était pas nécessaire d’attendre la réalisation de l’objectif caché de la fondation requérante, à savoir créer des établissements d’enseignement et propager auprès des étudiants des idées opposées au régime démocratique pluraliste.
Examen global du besoin social impérieux
67. Partant, la Cour admet que les juridictions nationales, qui ont procédé à une évaluation détaillée de l’affaire en se basant, entre autres, sur plusieurs rapports d’inspection ou d’expertise et en appliquant les critères établis par la jurisprudence pertinente de la Cour quant à l’article 11 de la Convention, n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation lorsqu’elles ont finalement estimé qu’il existait un besoin social impérieux – pour sauvegarder la nature spécifique de l’éducation dans une société démocratique pluraliste, et défendre ainsi l’ordre public et protéger les droits d’autrui – d’empêcher la fondation requérante de réaliser son projet caché tendant à mettre en œuvre des activités d’enseignement secondaire et universitaire dans le but ultime d’instaurer un régime fondé sur la charia.
– Proportionnalité de la mesure
68. Il reste à la Cour à déterminer si l’interruption des activités de la fondation requérante pendant plus de sept ans et la non-restitution à celle-ci de certains biens lors de son rétablissement étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis.
69. Les requérants et la fondation requérante soutiennent que, dans l’hypothèse où il était nécessaire de lancer un avertissement à la fondation requérante relativement à ses activités, les autorités n’étaient pas obligées d’opter pour une mesure aussi radicale que la dissolution. Ils estiment en effet qu’elles auraient pu faire rectifier la ligne des activités futures de la fondation requérante en recourant à des moyens plus légers prévus à cette fin par la loi. Ils ajoutent que, même si la loi a autorisé ultérieurement le rétablissement de la fondation requérante, l’État n’a pas permis à celle-ci de récupérer l’intégralité des biens dont elle disposerait avant sa dissolution.
70. Le Gouvernement estime que la situation de la fondation requérante a été rétablie.
71. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des ingérences sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer leur proportionnalité (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV). Elle rappelle en outre que le degré d’ingérence autorisé par le paragraphe 2 de l’article 11 ne saurait être considéré dans l’abstrait, mais qu’il doit être apprécié dans le contexte particulier de l’affaire (Gorzelik et autres, précité, § 105).
72. En l’espèce, la Cour relève que, sept ans après sa dissolution, la fondation requérante a demandé, avec succès, son réenregistrement au registre des fondations en vertu d’une nouvelle loi permettant le rétablissement des fondations dissoutes. La fondation requérante a aussi récupéré, toujours sur le fondement de la nouvelle loi, la grande majorité des biens dont elle disposait avant sa dissolution. Seuls les biens qui avaient été attribués aux autres services publics n’ont pas été restitués, en raison de l’impossibilité de les réattribuer à la fondation requérante sur la base des nouveaux objectifs résultant des statuts révisés. Les biens non restitués continuent d’être utilisés par différents services d’intérêt général. Dès lors que la fondation requérante a dû rester inactive seulement pendant une période limitée, que la majeure partie de ses biens lui a été restituée et que les quelques biens restés à la disposition des services publics l’ont été après une sélection fondée sur un critère objectif prévu par la loi, la Cour considère que la mesure incriminée n’était pas disproportionnée aux buts poursuivis.
– Conclusion de la Cour quant à l’article 11 de la Convention
73. En conséquence, la Cour conclut que les ingérences en cause dans la présente affaire correspondaient à un « besoin social impérieux », qu’elles étaient « proportionnées aux buts visés » et qu’elles pouvaient donc être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
74. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
LICENCIEMENT DES REPRÉSENTANTS SYNDICAUX
OU SANCTION CONTRE UN SYNDICAT
KAYMAK ET AUTRES c. TÜRKİYE du 20 juin 2023 requête n° 62239/12
Art 11 • Liberté d’association • Sanctions disciplinaires disproportionnées « d’avertissement sans caractère punitif » prononcées à l’encontre d’agents de la fonction publique pour avoir ouvert le stand de leur syndicat à l’université et y avoir distribué des tracts • Absence de motifs pertinents et suffisants
a) Principes généraux
41. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 de la Convention présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, § 38, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, § 39, série A no 20, Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 34, série A no 21, et Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 109, CEDH 2008). Les termes « pour la défense de ses intérêts » figurant dans cette disposition ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002‑V, Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 121, CEDH 2009 (extraits), Doǧan Altun c. Turquie, no 7152/08, § 43, 26 mai 2015).
42. De plus, la Cour rappelle que l’article 11 de la Convention garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais qu’il ne leur garantit pas un traitement précis de la part de l’État. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités conformes à cet article, de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres (Demir et Baykara, précité, § 141, Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits), et Doǧan Altun, précité, § 44).
43. Par ailleurs, les principes généraux concernant la nécessité d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion pacifique ont été exposés dans les affaires Kudrevičius et autres c. Lituanie ([GC], no 37553/05, §§ 142-160, CEDH 2015) et ont été repris dans l’affaire Lashmankin et autres c. Russie (nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017). La Cour a appliqué ces principes dans des affaires afin de vérifier si les juridictions internes avaient effectué une mise en balance des différents intérêts en présence (voir, par exemple, Öğrü et autres c. Turquie, nos 60087/10 et 2 autres, 19 décembre 2017).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
44. La Cour prend note des avis divergents des parties quant à l’existence en l’espèce d’une ingérence prévue par la loi. Les requérants estiment que l’« avertissement sans caractère punitif » qui leur a été infligé s’analyse en une ingérence, et qu’il n’avait pas de base légale. Le Gouvernement soutient quant à lui qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’association et à la liberté syndicale, et que si la Cour venait à qualifier les sanctions litigieuses d’ingérence, il conviendrait de retenir que celles-ci reposaient sur une base légale, à savoir l’article 13 § b (5), intitulé « Devoirs, pouvoirs et responsabilités des recteurs », de la loi no 2547 et l’article 5 a) du règlement disciplinaire des administrateurs, des instructeurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur.
45. La Cour constate tout d’abord qu’il n’est pas contesté par les parties qu’à la suite des événements du 2 novembre 2010, le rectorat a suivi la procédure habituelle, et que les 9 et 12 mars 2011, les requérants « ont été avertis », et informés que « les mesures pénales nécessaires seraient prises contre » eux en cas de poursuite du comportement reproché (paragraphe 7 ci‑dessus). Sans devoir spéculer sur la dénomination de la mesure, la Cour estime qu’en l’occurrence la mesure disciplinaire d’« avertissement sans caractère punitif » constitue une ingérence à la liberté d’association des requérants.
46. La Cour observe que les parties ont également des avis divergents en ce qui concerne le respect de la légalité. Alors que les requérants soutiennent que ni l’article 5 a) ni l’article 16 du Règlement ne pouvaient constituer la base juridique de la sanction, le Gouvernement fait savoir que les mesures incriminées avaient pour base légale l’article 13 § b (5) intitulé « Devoirs, pouvoirs et responsabilités des recteurs » de la loi no 2547 et l’article 5 a) du règlement disciplinaire.
47. À l’examen du texte de la sanction d’avertissement infligé aux requérants, la Cour constate que les mesures sont effectivement fondées sur l’article 5 a) et 16 du règlement disciplinaire des administrateurs, des instructeurs et des fonctionnaires des établissements d’enseignement supérieur (paragraphe 7 ci-dessus). Cela dit, d’une part, si l’article 16 permet d’infliger une sanction « d’un degré plus léger que la sanction applicable », en l’occurrence, aucune sanction disciplinaire intitulée « l’avertissement sans caractère punitif » ne semble figurer dans les textes pertinents et, d’autre part, l’avertissement étant déjà la sanction encourue la plus légère selon l’article 4 du même règlement (paragraphe 11 ci-dessus), la norme sur laquelle le Rectorat s’est fondé pour appliquer l’article 16 de cette manière demeure incertaine. Selon la Cour, ces deux éléments soulèvent une question quant à la prévisibilité de la base légale des mesures litigieuses.
48. Par ailleurs, la Cour note que la sanction disciplinaire d’« avertissement sans caractère punitif » a été infligée aux requérants « en relation avec l’installation non autorisée d’une table de promotion au nom d’Eğitim-Sen » (paragraphe 7 ci-dessus) alors qu’une telle sanction n’était pas expressément visée par les textes applicables. À supposer même qu’il soit nécessaire selon le droit interne d’obtenir une autorisation spéciale pour des activités syndicales de cette nature, la question pourrait se poser de savoir si une telle exigence serait justifiée au regard de l’article 11 de la Convention. Toutefois, pour les raisons exposées ci-après, elle n’estime pas nécessaire d’examiner ce point plus avant (voir, mutatis mutandis, Doǧan Altun, précité, §§ 35-36).
49. Le Gouvernement soutient que l’ingérence poursuivait les objectifs légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.
50. Tout en exprimant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par les mesures prises à l’égard du requérant, la Cour partira de l’hypothèse que l’ingérence visait le but légitime de la défense de l’ordre.
51. En l’espèce, la Cour note que les requérants se sont vu infliger « un avertissement sans caractère punitif » à titre de sanction disciplinaire pour avoir dressé un stand de leur syndicat à l’université Hacettepe et y avoir distribué des tracts. Il ressort des documents versés au dossier devant elle que les requérants, en compagnie de quelques autres personnes, se sont présentés spontanément à l’entrée de l’université et ont indiqué aux agents de sécurité qu’ils avaient fait une demande écrite auprès de l’administration de l’université afin d’établir un stand au nom de Eğitim-Sen, que lesdits agents les ont informés que l’autorisation avait été refusée par l’administration, qui interdisait la tenue de stands à l’intérieur du campus, et que s’ils le faisaient, l’administration en serait informée par un procès-verbal, et que le groupe a néanmoins installé un stand devant la bibliothèque et y a distribué des prospectus en présence d’un groupe d’environ trente-cinq à quarante étudiants de l’université. Le Rectorat ayant été informé de l’incident, les requérants ont par la suite été convoqués par l’enquêteur afin de présenter devant lui leur défense en tant que mis en cause, et à la fin de l’enquête disciplinaire, ils se sont vu infliger un « avertissement sans caractère punitif » en application de l’article 5 a) du règlement ainsi que de son article 4, qui prévoit une échelle de six sanctions, parmi lesquelles la sanction d’avertissement est la plus légère, et de l’article 16 qui permet l’imposition d’une sanction d’un degré plus léger que celle prévue si, notamment, les notes d’évaluation que l’intéressé a obtenues au cours de sa carrière sont bien ou très bien. Dans le texte de la sanction, il leur a été rappelé qu’en cas de poursuite du comportement indiscipliné, les mesures pénales qui seraient jugées nécessaires seraient prises à leur encontre.
52. La Cour rappelle avoir déjà considéré que le droit d’organiser des manifestations ou actions spontanées ne pouvait permettre de passer outre une obligation de préavis que dans des circonstances particulières (voir, parmi d’autres, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 77, 18 juin 2013, et Doǧan Altun, précité, § 46).
53. En l’espèce, le Gouvernement avance que l’activité litigieuse a été organisée sans autorisation tandis que les requérants soutiennent avoir préalablement demandé une autorisation, mais n’avoir été informés que le jour de l’évènement, par les agents de sécurité, que leur demande avait été rejetée.
54. À ce sujet, la Cour constate que bien qu’il semble que les requérants aient préalablement demandé une autorisation, leur réunion s’est déroulée de manière spontanée et sans autorisation officielle. En l’absence d’un quelconque argument développé par le Gouvernement quant à la nécessité d’obtenir une autorisation spéciale pour des activités syndicales de cette nature, la Cour n’est pas certaine de l’existence de pareille obligation. Elle juge toutefois inutile de trancher cette question, dès lors qu’il ne lui incombe pas d’apprécier l’opportunité de la sanction disciplinaire en tant que telle, ni en particulier de s’exprimer sur la question de savoir si les requérants, en menant leur action sans y avoir été autorisés par l’administration de l’université (paragraphe 7 ci-dessus), auraient fait « preuve d’indifférence et [auraient] agi de manière irrégulière (...) [au regard] des procédures et des principes spécifiés par les institutions », au sens de l’article 5 a) du règlement. La Cour doit examiner les incidences de la sanction disciplinaire infligée aux requérants sur leur droit à mener des activités syndicales tel que garanti par l’article 11 de la Convention (Metin Turan c. Turquie, no 20868/02, § 28, 14 novembre 2006, et, dans le même sens, Doǧan Altun, précité, §§ 47-48) afin d’évaluer si cette sanction répondait à un besoin social impérieux et si, eu égard à ses effets, elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
55. La Cour note que les requérants ont organisé l’action litigieuse au nom du syndicat dont ils étaient membres. En outre, rien dans le dossier, et le Gouvernement d’ailleurs ne le soutient pas, ne démontre que les requérants aient causé une quelconque perturbation dans le travail du personnel de l’université ni gêné l’activité d’enseignement. De plus, la manifestation s’est déroulée à partir de 12 h 15 et n’a duré que plus de trente-cinq minutes. La Cour constate que l’administration a ouvert une enquête disciplinaire contre les requérants et a nommé un enquêteur qui les a convoqués dans son bureau afin de recueillir leur défense en tant que mis en cause. Alors que selon l’article 5 a) du règlement les actes reprochés auraient dû être sanctionnés par un avertissement, l’administration a prononcé une peine « d’avertissement sans caractère punitif » en considération des notes d’évaluation des intéressés. Toutefois, s’il est vrai que l’instance disciplinaire a tenu compte de cet élément pour alléger la sanction imposée aux requérants, elle a tout de même précisé dans la décision portant sanction « qu’en cas de poursuite du comportement indiscipliné, les mesures pénales nécessaires » seraient prises à leur encontre. De surcroît, la Cour constate que l’administration a sanctionné les requérants sans avoir prêté aucune attention à la qualité en laquelle ils avaient organisé l’installation d’un stand afin d’encourager les adhésions au syndicat.
56. La Cour rappelle enfin qu’un individu ne jouit pas de la liberté d’association si les possibilités de choix ou d’action qui lui restent se révèlent inexistantes ou réduites au point de n’offrir aucune utilité (voir, mutatis mutandis, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 114, CEDH 1999 III). Or, en l’espèce, elle relève que la sanction litigieuse, si minime qu’elle ait été et malgré sa dénomination « sans caractère punitif », qui d’ailleurs est imprécise, était de nature à dissuader les requérants et les autres membres de syndicats d’exercer librement leur activité (voir, mutatis mutandis, Karaçay c. Turquie, no 6615/03, § 37, 27 mars 2007, Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, § 30, 15 septembre 2009, Şişman et autres c. Turquie, no 1305/05, § 34, 27 septembre 2011, Doǧan Altun, précité, § 50; pour une approche similaire dans le contexte de l’article 10, RID Novaya Gazeta et ZAO Novaya Gazeta c. Russie, no 44561/11, § 62, 11 mai 2021).
57. Dès lors, il y a lieu de considérer que les requérants peuvent se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement (paragraphe 31 ci-dessus).
58. En ce qui concerne les recours formés par les requérants devant les juridictions internes, la Cour constate qu’alors qu’à l’appui de ceux-ci, les intéressés soutenaient que l’affaire poursuivait un objectif d’intimidation des membres du syndicat, que la peine disciplinaire infligée revêtait de l’importance dans leur dossier personnel au regard de promotions, nominations et avancements futurs ainsi que dans le cas d’éventuelles autres procédures disciplinaires, que le fait que la lettre portant sanction mentionnait que des procédures pénales seraient engagées en cas de poursuite du comportement indiscipliné était de nature à susciter des hésitations chez eux et à les dissuader de participer à de futures activités et actions syndicales ou à d’autres actions démocratiques, ni le tribunal administratif ni le Conseil d’État n’ont jugé possible d’examiner le bien-fondé de l’affaire.
59. La Cour constate que les juridictions internes n’ont pas examiné le bien-fondé des actions en annulation, en considérant que aucune action ne pouvait être intentée contre des actes administratifs non définitifs et non exécutables et qui n’affectaient pas directement les droits et les intérêts de la personne en étant le destinataire ; et ont conclu que l’absence d’effets négatifs d’ordre disciplinaire produits par l’acte administratif attaqué faisait obstacle à un examen du bien-fondé de l’action en annulation intentée contre ledit acte (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour observe que dès lors que les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance des différents intérêts en présence, elles ne peuvent passer pour avoir appliqué les règles pertinentes d’une manière conforme aux principes consacrés par l’article 11 de la Convention ni pour s’être fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, mutatis mutandis, Öğrü et autres, précité, §§ 65-70). Elle estime en conséquence qu’on ne saurait considérer que les sanctions contestées ont fait l’objet d’un contrôle judiciaire adéquat. À ses yeux, en ne pesant pas les différents intérêts en présence, les autorités internes n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants propres à justifier les mesures en question et il n’a dès lors pas été établi que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
60. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas démontré que « l’avertissement sans caractère punitif » infligé aux requérants répondait à un besoin social impérieux. Il n’est donc pas établi qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’atteinte à la liberté d’association et le but poursuivi – pour autant que l’on admet la légitimité de ce dernier – ni que cette atteinte était « nécessaire dans une société démocratique »
61. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
TEK GIDA İŞ SENDİKASI c. TURQUIE du 4 avril 2017 Requête no 35009/05
Violation de l'article 11 : Pour faire disparaître un syndicat de l'entreprise, les représentants syndicaux sont licenciés ! En revanche la méthode de comptage pour déterminer le nombre de salariés représentant la majorité au sein d’une entreprise, relève de la marge d'appréciation de L'État. Le syndicat ne peut pas contester le mode de calcul choisi, devant la CEDH car il s'agit d'un droit secondaire et non pas d'un droit fondamental. Arrêt avec une intéressante opinion concordante sur la technicité d'un raisonnement de la CEDH.
A. Quant au refus de reconnaître ausyndicat requérant la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs
29. Le syndicat requérant reproche aux tribunaux de lui avoir retiré la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs avec la société Tukaş au motif que ses adhérents ne représentaient pas la majorité des salariés des trois usines et du siège de la société Tukaş.
30. D’après le syndicat requérant, les juridictions nationales, lorsqu’elles ont examiné la légalité de la décision ministérielle reconnaissant sa représentativité, n’auraient pas dû prendre en compte, dans leur calcul du nombre total des salariés de Tukaş, les personnes travaillant au siège de la société : il soutient que, selon l’article 60 de la loi no 2821, ces dernières étaient des employés de bureau, qu’elles relevaient dès lors d’un autre secteur d’activité, à savoir le secteur « commerce, bureautique, éducation et beaux‑arts », et que, par conséquent, elles ne pouvaient pas adhérer au syndicat requérant.
31. Le Gouvernement soutient que, lorsqu’elles ont retiré au syndicat requérant la représentativité au sein de la société Tukaş, les juridictions nationales ont pris en compte l’ensemble de ses activités de production et de commercialisation de produits alimentaires élaborés, et qu’elles ont respecté tant le droit national que la Convention.
32. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 11 de la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, § 140, CEDH 2008). Le paragraphe 1 de cette disposition garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais il laisse à chaque État le choix des moyens à employer à cette fin. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités non contraires à l’article 11, de lutter pour défendre les intérêts de leurs membres (Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits)).
33. Au fil de sa jurisprudence, la Cour a dégagé une liste non exhaustive d’éléments constitutifs du droit syndical, parmi lesquels figurent le droit de former un syndicat ou de s’y affilier, l’interdiction des accords de monopole syndical, le droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres et, en principe, le droit de négocier des accords collectifs avec l’employeur. Quant au dernier de ces droits, il est entendu que les États demeurent libres d’organiser leur système de manière à reconnaître, le cas échéant, un statut spécial aux syndicats représentatifs pour mener lesdites négociations (Demir et Baykara, précité, §§ 145 et 154).
34. Pour qu’une ingérence dans l’exercice des droits et libertés garantis par l’article 11 puisse être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », il faut qu’il soit démontré qu’elle répond à un « besoin social impérieux », que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime visé. Dans de précédentes affaires concernant des syndicats, la Cour a déjà déclaré qu’il fallait tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité. Eu égard au caractère sensible des questions d’ordre social et politique liées à la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts respectifs des salariés et des employeurs et compte tenu du fort degré de divergence entre les systèmes nationaux à cet égard, les États contractants bénéficient d’une ample marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté syndicale et la possibilité pour les syndicats de protéger les intérêts professionnels de leurs membres (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 133).
35. L’étendue de la marge d’appréciation reste fonction des facteurs que la Cour a jugés pertinents dans sa jurisprudence, notamment la nature et la portée de la restriction au droit syndical en cause, le but visé par la restriction litigieuse et les droits et intérêts concurrents des autres membres de la société qui risquent de pâtir de l’exercice de ce droit s’il n’est pas limité. L’ampleur de la communauté de vues entre les États membres du Conseil de l’Europe au sujet de la question posée par l’affaire peut aussi constituer un élément pertinent, tout comme le consensus international que peuvent, le cas échéant, révéler les instruments internationaux applicables (Demir et Baykara, précité, § 85).
36. En effet, si une restriction prévue par la loi touche au cœur même de l’activité syndicale, il faut accorder une marge d’appréciation moins étendue au législateur national et exiger une justification plus étoffée s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence qui en est résultée, pour protéger l’intérêt général, dans l’exercice de la liberté syndicale. À l’inverse, si c’est un aspect non pas fondamental mais secondaire ou accessoire de l’activité syndicale qui est touché, la marge d’appréciation sera plus large et l’ingérence, par nature, sera plus vraisemblablement proportionnée dans ses conséquences sur l’exercice de la liberté syndicale (National Union of Rail, Maritime et Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 87, CEDH 2014).
37. En l’espèce, la Cour note que l’annulation par les juridictions civiles de la représentativité du syndicat requérant constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale de celui-ci, telle qu’elle est consacrée par l’article 11 de la Convention.
38. S’agissant de la conformité de l’ingérence litigieuse à la loi nationale, la Cour observe que le ministère du Travail et le syndicat requérant s’accordaient sur la méthode de calcul consistant à prendre en compte uniquement le nombre des salariés travaillant dans les usines de la société concernée, et non pas le nombre de ceux travaillant à son siège social. Les juridictions civiles ont, quant à elles, statué, sur recours de la société, que c’est le nombre total des salariés de la société qui devait être pris en compte dans l’appréciation de la représentativité du syndicat requérant.
39. La Cour considère que cette dernière interprétation de la loi faite par les juridictions civiles, selon laquelle les activités complémentaires à l’activité principale d’une entreprise – en l’espèce, l’administration et les activités de recherche et de commercialisation – relèvent du même secteur d’activité que l’activité principale – en l’espèce, l’industrie agroalimentaire – n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.
40. Dans ces circonstances, la Cour accepte que les conditions exigeant que, pour bénéficier de la représentativité dans une entreprise, un syndicat justifiât de l’adhésion d’au moins la moitié du nombre total des salariés de l’entreprise étaient prévues par la loi.
41. S’agissant du but de la restriction, la Cour n’est pas convaincue que les juridictions nationales, lorsqu’elles ont refusé la représentativité au syndicat requérant en attendant que ce dernier comptât un nombre plus important d’adhérents parmi les salariés dans l’ensemble de l’entreprise, aient eu un autre but que celui d’assurer la défense des droits des travailleurs par des syndicats puissants.
42. S’agissant de la nécessité de la mesure litigieuse dans une société démocratique, la Cour doit déterminer si le mode de calcul utilisé était dans les limites de la marge d’appréciation dont disposait l’État en la matière. Elle examinera d’abord la nature et la portée de la restriction appliquée au droit syndical en cause. Elle observe à cet égard que le refus de reconnaître la représentativité du syndicat requérant n’était pas définitif, et qu’il ne valait que tant que le nombre d’adhérents du syndicat requérant n’avait pas atteint la majorité simple des salariés de l’entreprise. Pareille majorité pouvait être atteinte si 72 salariés de plus sur les 291 non adhérents restants s’affiliaient au syndicat requérant.
43. Par ailleurs, la Cour note que les décisions judiciaires incriminées ne font pas obstacle, en principe, au droit pour le syndicat requérant de chercher à persuader l’employeur, par des moyens autres que les négociations collectives, d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres, tout en essayant d’atteindre un nombre plus important d’adhérents parmi les salariés dans l’ensemble de l’entreprise.
44. S’agissant des conséquences possibles sur les intérêts d’autrui de l’exercice sans restriction par le syndicat requérant de ses droits, la Cour note que la thèse du syndicat requérant, selon laquelle les salariés du siège social de Tukaş ne devaient pas être considérés comme relevant du secteur de l’industrie agroalimentaire, aurait pu avoir pour effet d’affaiblir considérablement la possibilité de ces salariés de se syndicaliser. On peut observer sur ce point qu’il ne ressort pas du dossier que les salariés du siège social bénéficiaient effectivement des accords collectifs conclus pour le secteur « commerce, bureautique, éducation et beaux-arts ».
45. La Cour constate aussi que le syndicat requérant ne met pas en cause, en tant que tels, les critères auxquels, selon la législation interne applicable à l’époque des faits, un syndicat devait satisfaire pour être considéré comme représentatif, mais qu’il conteste le mode de calcul utilisé par les juridictions nationales pour recenser « la majorité des salariés d’une entreprise ».
46. Dans ces circonstances, la Cour estime que le point incriminé par le syndicat requérant, à savoir la méthode de comptage pour déterminer le nombre de salariés représentant la majorité au sein d’une entreprise, ne touche pas le cœur même de l’activité syndicale, mais qu’il relève plutôt d’un aspect secondaire. Elle considère que les décisions judiciaires en cause avaient pour finalité de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de la collectivité et du syndicat requérant, et que, de ce fait, elles relèvent de la marge d’appréciation de l’État quant à la manière d’assurer tant la liberté syndicale en général que la possibilité pour le syndicat requérant de protéger les intérêts professionnels de ses membres.
47. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention sur ce point.
B. Quant à la désyndicalisation alléguée de la société par le biais d’un licenciement des membres du syndicat requérant
48. Le syndicat requérant soutient que des licenciements, massifs et abusifs selon lui, de ses adhérents par l’entreprise employeur ont entraîné l’éradication pure et simple du syndicalisme dans toute l’entreprise en moins d’un an. Sur ce point, il met en cause la responsabilité des juridictions internes, qui n’auraient pas examiné son recours dans les délais exigés par la loi, ce qui aurait laissé à l’employeur le temps de mettre un terme, par la voie de licenciements abusifs, à toute activité syndicale dans ses usines. Il soutient en outre que les juridictions internes ont accordé à l’employeur la possibilité de choisir entre la réintégration du personnel licencié et l’octroi d’une indemnité de licenciement, et que, ce faisant, elles ont ouvert la voie au licenciement des salariés souhaitant rester membres du syndicat. Selon le syndicat requérant, le système juridique national en vigueur à l’époque des faits ne protégeait pas le droit des syndicats de s’organiser au sein d’une entreprise lorsque celle-ci procédait au licenciement de tous les salariés syndiqués puis leur versait l’indemnité prévue par la loi pour licenciement abusif.
49. Le Gouvernement objecte que le licenciement des salariés de la société Tukaş n’a pas porté atteinte à la liberté syndicale telle que garantie par l’article 11 de la Convention. Il soutient que, à supposer qu’il y ait eu une telle atteinte, celle-ci a été réparée par les tribunaux du travail devant lesquels les personnes licenciées ont obtenu gain de cause. Il précise que chacune de celles-ci a perçu une indemnité pour licenciement abusif, dont le montant correspondrait à un an de salaire.
50. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 11 de la Convention présente la liberté syndicale comme un aspect particulier de la liberté d’association et que, si cet article a pour objectif essentiel de protéger l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice des droits qu’il consacre, il peut impliquer en outre l’obligation positive d’en assurer la jouissance effective (Demir et Baykara, précité, §§ 109 et 110, CEDH 2008). Elle a indiqué dans son arrêt Sindicatul « Păstorul cel Bun » que la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 11 de la Convention ne se prêtait pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État ou sous celui d’une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 132).
51. En l’espèce, la Cour doit examiner en premier lieu la thèse du Gouvernement selon laquelle une éventuelle ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant de la liberté syndicale a été réparée par les juridictions nationales. Après avoir rappelé que les membres du syndicat requérant qui ont été licenciés ne sont pas requérants devant elle, la Cour estime que leur licenciement a eu deux effets sur les activités du syndicat. Premièrement, le fait que les décisions judiciaires n’ont pas abouti à la réintégration des salariés licenciés ou, alternativement, à la condamnation de l’entreprise au versement d’indemnités pour licenciements abusifs effectivement dissuasives a eu pour conséquence la perte par le syndicat requérant de ses adhérents au sein de la société Tukaş. Deuxièmement, la non-réintégration des salariés licenciés et l’insuffisance des indemnités accordées par les juridictions aux salariés abusivement licenciés ont eu un effet décourageant sur les autres salariés quant à leur adhésion au syndicat requérant. Ce dernier a ainsi perdu ses chances de garder ses membres ou d’attirer de nouveaux membres et d’atteindre le seuil de représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs dans la société en question. On ne peut raisonnablement considérer que le préjudice causé par la mise au chômage des salariés syndiqués par la voie d’un licenciement abusif ait été complètement réparé et qu’il ait perdu son effet dissuasif par le seul fait que les personnes licenciées ont perçu une indemnité d’un montant correspondant à un an de salaire, et ce à l’issue d’une procédure judiciaire dont la durée a varié d’un an à un an et demi au lieu de ne pas dépasser les trois mois prévus par la loi. À la lumière de ces éléments, la Cour considère qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant, en tant qu’entité distincte de ses membres, de son droit à mener des activités syndicales et des négociations collectives.
52. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
53. En l’espèce, la Cour relève que l’ingérence litigieuse était conforme à la loi nationale telle qu’interprétée par les tribunaux du travail. Par ailleurs, la Cour peut accepter que, en reconnaissant à l’employeur la possibilité de choisir entre la réintégration des salariés abusivement licenciés ou le versement à ceux-ci d’une indemnité, la législation en cause et les décisions des tribunaux y relatives visaient à éviter des tensions sur les lieux de travail et à protéger ainsi les droits d’autrui et défendre l’ordre public.
54. Quant à la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, la Cour observe en premier lieu que la société Tukaş, en optant pour le versement d’indemnités prononcées par les juridictions pour licenciement abusif, a empêché le syndicat requérant de s’organiser en son sein. En effet, le choix de l’employeur de verser des indemnités plutôt que de réintégrer les salariés licenciés a eu pour conséquence la désyndicalisation de l’ensemble des salariés de la société Tukaş et la perte pour le syndicat requérant de tous ses adhérents au sein de celle‑ci.
55. La Cour estime que cette perte s’analysait pour le syndicat requérant en une restriction touchant le cœur même de son activité syndicale, ce qui impliquait que les autorités nationales disposaient d’une marge d’appréciation plus restreinte et nécessitait une justification plus étoffée s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence. Or, rien dans le dossier ne montre que les juridictions civiles impliquées dans l’affaire, lorsqu’elles ont accordé, comme indemnités pour licenciement abusif, les montants minimum autorisés par la loi, aient procédé à un examen attentif quant à l’effet dissuasif de pareilles indemnités, en prenant en compte par exemple le faible niveau des salaires des employés licenciés et/ou la grande puissance financière de l’entreprise employeur.
56. La Cour note que le refus de l’employeur de réintégrer les salariés licenciés et l’octroi d’indemnités insuffisantes pour dissuader l’employeur de procéder à des licenciements abusifs n’enfreignaient pas la loi, telle qu’elle a été interprétée par les décisions judiciaires intervenues en l’espèce. Elle en déduit que la loi y relative, telle qu’appliquée par les tribunaux, n’imposait pas de sanctions suffisamment dissuasives pour l’employeur, qui, en procédant à des licenciements massifs abusifs, a réduit à néant la liberté du syndicat requérant de tenter de convaincre des salariés de s’affilier. Par conséquent, ni le législateur ni les juridictions intervenues en l’espèce n’ont rempli leur obligation positive d’assurer au syndicat requérant la jouissance effective de son droit de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres et, en principe, de son droit de mener des négociations collectives avec lui. Il s’ensuit que le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents du syndicat requérant et de la société dans son ensemble n’a pas été respecté dans la présente affaire.
Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention sur ce point.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE DES JUGES LEMMENS ET TURKOVIĆ
1. Nous avons voté avec nos collègues en ce qui concerne les conclusions figurant au dispositif de l’arrêt. Nous avons toutefois quelques réserves au sujet du raisonnement qui a conduit à ces conclusions.
Quant au refus de reconnaître au syndicat requérant la représentativité indispensable pour négocier des accords collectifs
2. Selon la majorité, l’annulation par les juridictions civiles de la représentativité du syndicat requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale de celui-ci (paragraphe 37 de l’arrêt).
À notre avis, la qualification d’ingérence n’est pas évidente. Il s’agit du refus de reconnaître au syndicat requérant la représentativité indispensable pour qu’il puisse négocier des accords collectifs. Il nous semble que ce refus peut également s’analyser sous l’angle d’un manquement de la part de l’État défendeur à l’obligation positive qu’il avait d’assurer au syndicat requérant la jouissance de ses droits découlant de l’article 11 de la Convention.
Dans ces circonstances, la Cour aurait pu suivre l’approche qui a été adoptée dans l’affaire Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, § 116, CEDH 2008) au sujet d’un grief similaire. La Cour y a reconnu que le grief pouvait s’analyser aussi bien sous l’angle d’une ingérence que sous l’angle d’un manquement à une obligation positive, et elle a alors déclaré qu’elle « choisissait » d’examiner le grief sous l’angle d’une ingérence, tout en tenant compte des obligations positives de l’État sur ce terrain.
3. Quant à la question de savoir si l’ingérence en cause était justifiée, nous nous rallions au raisonnement développé aux paragraphes 38 à 47 de l’arrêt, et nous souscrivons donc à la conclusion qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention sur ce point.
Quant à la désyndicalisation alléguée de la société par le biais d’un licenciement des membres du syndicat requérant
4. Au sujet de l’autre grief soulevé par le syndicat requérant, à savoir l’insuffisance de la protection accordée par le droit interne contre des licenciements massifs et abusifs de ses adhérents par l’entreprise employeur, un problème inverse se pose.
Après avoir mentionné que l’article 11 de la Convention peut imposer à l’État des obligations tant négatives que positives (paragraphe 50 de l’arrêt), la majorité considère qu’il y a eu en l’espèce une ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant de son droit à mener des activités syndicales et des négociations collectives
(paragraphe 51 de l’arrêt, curieusement, au paragraphe 56, l’arrêt conclut que « ni le législateur ni les juridictions intervenues en l’espèce n’ont rempli leur obligation positive d’assurer au syndicat requérant la jouissance effective de certains de ses droits - souligné par les soussignés)
À notre regret, nous ne pouvons pas suivre la majorité sur ce point. Il n’y a eu, à notre avis, aucune intervention directe de l’État dans les faits dénoncés par le syndicat requérant, à savoir les licenciements de ses membres par l’employeur, une société privée.
Il s’ensuit que la seule question qui se pose au sujet de ce grief est celle de savoir si l’État a offert une protection suffisante contre les actes de l’employeur, afin d’assurer le respect effectif des droits du syndicat requérant (voir, mutatis mutandis, Sørensen et Rasmussen c. Danemark [GC], nos 52562/99 et 52620/99, § 57, CEDH 2006‑I). Cette question concerne les seules obligations positives de l’État.
5. Pour les raisons données par la majorité sous l’angle de la nécessité de l’« ingérence » (paragraphes 54-56 de l’arrêt), nous sommes d’avis que le système juridique en vigueur, tel qu’il a été mis en œuvre dans le cas du syndicat requérant, n’a pas ménagé un juste équilibre entre les droits de ce dernier et ceux de l’employeur (voir, en particulier, le paragraphe 56 de l’arrêt). Sur cette base, nous nous rallions à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention en ce qui concerne ce grief.
OU LA CONDAMNATION APRÈS LA MANIFESTATION
BODSON ET AUTRES c. BELGIQUE du 16 janvier 2025 Requête no 35834/22 et 15 autres
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation pénale des requérants du chef d’entrave méchante à la circulation routière avec mise en danger d’autrui pour s’être associés au blocage d’une autoroute • Art 11 applicable • Action des manifestants non autorisée et non justifiée par la nécessité de répondre immédiatement à un événement soudain • Action ayant eu pour but le blocage physique d’une activité qui ne présentait aucun lien direct allégué avec l’objet de leur contestation • Blocage litigieux n’ayant pas été le seul moyen nécessaire pour faire valoir les revendications • Contribution répréhensible de chacun des requérants • Blocage ne relevant pas de l’exercice de l’action syndicale que les requérants entendaient mener ce jour et non décidé ni organisé par leur syndicat • Autorités ayant cherché à mettre en balance les différents intérêts en jeu afin de garantir le bon déroulement du rassemblement et la sécurité des personnes, et ayant été empêchées de prendre utilement des mesures préventives • Sanctions non excessives • Juridictions nationales ayant fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et des motifs pertinents et suffisants • Ample marge d’appréciation non outrepassée
CEDH
Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »
90. La Cour rappelle que toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière. Ce fait en soi ne justifie pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, car il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance en la matière. Le « degré de tolérance » approprié ne peut être défini in abstracto : la Cour doit examiner les circonstances particulières de l’affaire, en particulier l’ampleur des « perturbations de la vie quotidienne » (ibidem, § 155).
91. Le refus délibéré des organisateurs de se conformer aux règles du jeu démocratique et leur décision de structurer tout ou partie d’une manifestation de façon à provoquer des perturbations de la vie quotidienne et d’autres activités à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances constituent un comportement qui ne saurait bénéficier de la même protection privilégiée offerte par la Convention qu’un discours ou débat politique sur des questions d’intérêt général ou que la manifestation pacifique d’opinions sur de telles questions. Au contraire, la Cour estime que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour évaluer la nécessité de prendre des mesures visant à restreindre pareils comportements (ibidem, § 156).
92. La Cour a également indiqué que, même si, dans le contexte de l’exercice de la liberté de réunion dans les sociétés modernes, des comportements physiques visant délibérément à bloquer la circulation routière et à entraver le bon déroulement de la vie quotidienne dans le but de perturber sérieusement les activités d’autrui ne sont pas rares, ils ne sont pas au cœur de la liberté protégée par l’article 11 de la Convention (ibidem, § 97).
93. En l’espèce, afin d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, la Cour examinera successivement les éléments pertinents qui se dégagent de sa jurisprudence, à savoir, l’existence d’une autorisation préalable du rassemblement litigieux, le comportement des requérants et des autorités lors dudit rassemblement ainsi que les sanctions infligées aux requérants (ibidem, §§ 161-184 ; voir aussi Navalnyy, précité, § 128).
94. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kudrevičius et autres, précité, § 143).
Quant à l’autorisation préalable du rassemblement litigieux
95. La Cour note que si le mouvement de grève du 19 octobre 2015 a été très largement annoncé plusieurs semaines à l’avance (paragraphe 4 ci‑dessus), l’action résultant du blocage du pont de Cheratte n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable ni a fortiori d’une autorisation préalable par les autorités. Elle n’était donc pas autorisée (comparer notamment avec l’affaire Schmidberger, paragraphes 51‑53 ci‑dessus). Les requérants ne prétendent d’ailleurs pas le contraire.
96. Il n’apparaît pas davantage que l’action des manifestants ait été justifiée par la nécessité de répondre immédiatement à un événement soudain qui se serait produit le 19 octobre 2015 ou autour de cette date (Kudrevičius et autres, précité, §§ 166-167).
Quant au comportement des requérants et des autres manifestants le 19 octobre 2015, et ses conséquences
97. La Cour rappelle qu’un blocage brutal et complet de la circulation routière s’est produit à hauteur du pont de Cheratte, dans la matinée du 19 octobre 2015. Ce blocage, qui a duré approximativement cinq heures et a entraîné un bouchon de l’ordre de quatre cents kilomètres, a donné lieu à une situation générale de tension et à des incidents, ce que les requérants ne contestent pas (paragraphe 11 ci‑dessus ; comparer avec Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 52, 6 octobre 2020).
98. La cour d’appel a établi que ce blocage, qui rendait impossible tout passage de véhicules sur une voie de circulation à grande vitesse, y compris de véhicules de secours, et empêchait ou rendait excessivement dangereuse l’intervention des forces de l’ordre, entraînant d’importantes files de camions et de voitures, était de nature à rendre potentiellement dangereuse la circulation routière ou à provoquer des accidents. Elle a indiqué que le danger potentiel pour la sécurité des usagers de l’autoroute, et des manifestants eux‑mêmes, était avéré par le risque de collision en chaîne de véhicules par l’arrière, de manœuvres de marche arrière ou de demi‑tour tant de poids lourds – très nombreux à emprunter l’autoroute E40 – que de voitures, et de situations d’agitation des automobilistes et/ou des chauffeurs routiers, ainsi que par l’impossibilité pour les ambulances de circuler et ce, plusieurs heures durant. Le danger était également constitué par les fumées importantes qui se dégageaient des incendies et qui entravaient considérablement la visibilité (paragraphe 31 ci‑dessus).
99. Par ces considérations, la cour d’appel a souligné le caractère total du blocage de la circulation ainsi que sa durée, et caractérisé la situation de danger qui en a résulté pour les usagers comme pour les manifestants eux‑mêmes.
100. La Cour note que pour retenir la responsabilité pénale des requérants, la cour d’appel a considéré, sur la base des éléments du dossier et de leurs déclarations, que ceux-ci s’étaient individuellement associés, consciemment et volontairement, à l’action d’entrave dangereuse à la circulation au sens de l’article 406, alinéa 1er, du code pénal (paragraphes 31‑34 ci‑dessus). La cour d’appel a par ailleurs jugé que le blocage litigieux avait pu subsister jusqu’à la fin de la manifestation grâce à la présence soutenante et solidaire des requérants.
101. La Cour rappelle qu’il n’entre pas, normalement, dans ses attributions de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Kudrevičius et autres, précité, §§ 169 et références y citées). Il ne lui appartient pas davantage de vérifier si les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 406, alinéa 1er, du code pénal étaient réunis. Il lui revient en revanche de s’assurer que la condamnation des requérants n’est pas contraire à l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Belkacem c. Belgique (déc.), no 34367/14, § 29, 27 juin 2017).
102. En l’espèce, la Cour relève d’emblée les trois éléments suivants. Premièrement, elle rappelle (paragraphe 96 ci-dessus) que l’entrave litigieuse à la circulation ne fait pas suite à un événement soudain susceptible de justifier une réaction immédiate (Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 39, 7 octobre 2008, et Kudrevičius et autres, précité, § 166). Deuxièmement, les actions des manifestants ne visaient pas directement une activité qu’ils réprouvaient, mais avaient pour but le blocage physique d’une autre activité qui ne présentait aucun lien direct allégué avec l’objet de leur contestation, c’est-à-dire les mesures d’austérité décidées par le gouvernement à l’époque (ibidem). Troisièmement, il n’a pas été allégué ni, a fortiori, démontré que le blocage litigieux ait été le seul moyen nécessaire pour faire valoir leurs revendications (ibidem, § 168).
103. La Cour observe ensuite que le blocage litigieux du pont de Cheratte trouve son origine dans les actes de personnes non identifiées qui ont dressé des barrages sur l’autoroute et y ont mis le feu, bloquant ainsi les deux seules voies de circulation restées ouvertes pendant les travaux. Il ne ressort pas des constats des juridictions internes que les requérants soient à l’origine du blocage (comparer avec l’arrêt Barraco, précité, §§ 8 et 47, où le requérant ainsi que deux autres conducteurs avaient bloqué la circulation, prenant l’initiative d’arrêter volontairement leurs véhicules respectifs en tête du cortège).
104. Aux yeux de la Cour, cependant, le fait de ne pas être à l’origine d’un blocage routier ne saurait rendre incompatibles avec l’article 11 de la Convention des mesures prises à l’égard de personnes y prenant part et contribuant à une entrave dangereuse à la circulation. La Cour a déjà jugé que, lorsque des manifestants perturbent intentionnellement la vie quotidienne et les activités licites d’autrui, ces perturbations, lorsque leur ampleur dépasse celle qu’implique l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique, peuvent être considérées comme des « actes répréhensibles » au sens de sa jurisprudence. Pareil comportement peut donc justifier l’imposition de sanctions, y compris de nature pénale (Kudrevičius et autres, précité, § 173). Tel est le cas lorsque le blocage se caractérise, comme en l’espèce, par une situation avérée de danger pour la circulation et les personnes.
105. La Cour ne saurait perdre de vue les conséquences importantes et parfois très graves que le blocage total d’un grand axe autoroutier peut entraîner pour les autres individus non concernés par l’action, en particulier au regard des droits garantis à ceux-ci par la Convention, dès lors que ces conséquences vont au-delà d’une simple gêne occasionnée par toute manifestation sur la voie publique (Barraco, précité, § 47). Elle a en outre déjà indiqué que des actions visant délibérément à bloquer la circulation routière n’étaient pas au cœur de la liberté protégée par l’article 11 de la Convention (paragraphe 92 ci-dessus).
106. En l’occurrence, la Cour observe que les requérants n’ont été condamnés ni pour avoir mené une action de grève, ni pour avoir exprimé leurs opinions, mais pour s’être associés à un blocage de la circulation ayant fait naître la situation potentiellement dangereuse incriminée par le code pénal et décrite par la cour d’appel. Celle-ci a en effet relevé que les requérants s’étaient rendus sur les lieux, qu’ils s’y étaient maintenus en pleine conscience de la situation de blocage, et qu’ils avaient, par leur inaction consciente et volontaire, apporté une aide essentielle à la perpétration de l’infraction d’entrave méchante à la circulation routière, certains ayant joué un rôle « prépondérant » (pour ce qui est des requérants Mme Cue Alvarez et MM. Bodson, Cordaro et Quaedpeerds), voire « particulièrement prépondérant » (pour ce qui est des requérants MM. Angelucci et Fanara) dans le blocage, eu égard à leurs responsabilités syndicales (paragraphe 39 ci-dessus).
107. La Cour constate que l’arrêt de la cour d’appel de Liège est longuement motivé quant aux comportements respectifs des requérants (paragraphes 30‑38 ci‑dessus). La Cour ne voit pas de raisons de remettre en cause le constat opéré par la cour d’appel selon lequel chacun des requérants a contribué au blocage litigieux, cette contribution pouvant être considérée dans les circonstances détaillées par cet arrêt comme « répréhensible » au sens de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 104 ci-dessus).
108. La cour d’appel a examiné chacune des déclarations des requérants dont il ressort que ceux‑ci ont pris part à l’entrave litigieuse de la circulation avec mise en danger. Comme l’a relevé la Cour de cassation à la suite de la cour d’appel, la participation des requérants, qui n’était ni fortuite ni passive, constituait un élément essentiel du dispositif de blocage mis en place (paragraphe 41 ci-dessus). La cour d’appel a également pu tenir compte des images diffusées à la télévision, ainsi que, notamment, des messages et photographies publiés par le requérant M. Cordaro sur les réseaux sociaux, qui reflètent la revendication de l’action par la FGTB à travers les messages suivants : « pont de Cheratte bloqué par la FGTB » et « la lutte contre l’austérité continue chapeau bas à tous les militants de la FGTB » (paragraphe 32 ci‑dessus). La Cour note au surplus que les déclarations du requérant M. Fanara illustrent son rôle dans la mesure où il a « pris à un certain moment la décision de mettre fin au mouvement » et a « proposé aux camarades de lever l’action et de rejoindre le parking du Carrefour de Herstal » (paragraphe 17 ci‑dessus). Il en va de même des déclarations du requérant M. Angelucci confirmant le pouvoir des délégués syndicaux dans le cadre de la présente action (paragraphe 15 ci‑dessus).
109. Le fait que les requérants n’aient pas personnellement commis d’actes de violence ni incité autrui à commettre de tels actes lors du blocage routier ne pourrait suffire à conclure à l’absence de comportement « répréhensible » au sens de la jurisprudence de la Cour (Kudrevičius et autres, précité, § 174).
110. Dans la mesure où les requérants contestent l’approche des juridictions internes et ses conséquences sur leur liberté syndicale (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour est particulièrement sensible à la nécessité pour les autorités nationales de ne pas interpréter ni appliquer de manière extensive l’infraction d’« entrave méchante à la circulation », sous peine de vider de sa substance la liberté syndicale protégée par l’article 11 de la Convention. Elle entend rappeler à cet égard que le droit de grève est incontestablement protégé par l’article 11 de la Convention et qu’il est, pour les syndicats, un moyen de faire entendre leur voix et un outil important aux fins de la protection des intérêts professionnels de leurs membres, et, pour les travailleurs syndiqués, un outil important aux fins de la défense de leurs intérêts (Humpert et autres, précité, § 104).
111. Pour autant, le droit de grève, tel qu’il est protégé par l’article 11 de la Convention, ne revêt pas un caractère absolu. Il peut être soumis à certaines conditions et faire l’objet de certaines restrictions (ibidem, § 107).
112. En l’espèce, la Cour rappelle que les faits litigieux concernent non pas une simple entrave à la circulation résultant de piquets de grève ou de barrages routiers filtrants, mais une entrave méchante à la circulation avec mise en danger d’autrui (paragraphes 34‑35 ci-dessus). Or, ainsi qu’il ressort de sa jurisprudence, la Cour ne saurait considérer que l’incrimination et la sanction d’une telle entrave emportant mise en danger d’autrui puissent constituer, en elles‑mêmes, une atteinte contraire à l’article 11 de la Convention (voir, notamment, les arrêts Barraco et Kudrevičius et autres, et la décision dans l’affaire Lucas, tous précités). En particulier, la Cour ne saurait cautionner sans réserve la thèse selon laquelle le droit de grève, tel qu’il est garanti par l’article 11 de la Convention, inclurait le droit pour un syndicat ou ses membres de pratiquer des blocages de la voie publique qui, opérés sans autorisation préalable, provoqueraient une paralysie complète de la circulation sur un grand axe autoroutier durant plusieurs heures, en perturbant considérablement la vie quotidienne et les activités licites de personnes non impliquées dans cette action et en créant une situation de danger pour les usagers. Une telle thèse ne peut trouver appui dans la jurisprudence de la Cour.
113. Par ailleurs, rappelant qu’une action de grève n’est, en principe, protégée par l’article 11 que dans la mesure où elle est organisée par un organisme syndical et considérée comme faisant effectivement partie de l’activité syndicale (voir, notamment, Barış et autres c. Turquie (déc.), nos 66828/16 et 31 autres, § 45, 14 décembre 2021), la Cour note que les requérants ont eux‑mêmes précisé que le blocage du pont de Cheratte ne relevait pas de l’exercice de l’action syndicale qu’ils entendaient mener le 19 octobre 2015, et que ce blocage n’avait été ni décidé ni organisé par la FGTB (paragraphes 7 et 8 ci-dessus) de sorte que, selon eux, leur droit à la liberté syndicale ne se trouvait pas en jeu dans le cas d’espèce.
114. Au reste, la Cour prend note de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle l’article 406 du code pénal ne vise que les entraves méchantes à la circulation survenant sur la voie publique, un piquet de grève destiné à empêcher l’accès au siège d’administration ou d’exploitation d’une entreprise ou un dépôt ne tombant pas sous le coup de cette disposition (paragraphe 69 ci‑dessus).
Quant au comportement des autorités pendant la manifestation
115. La Cour observe avec les requérants que les autorités compétentes se sont abstenues d’intervenir pour mettre un terme aux feux, le bourgmestre ayant refusé toute intervention (voir, a contrario, Gün et autres, précité, § 79, concernant des tentatives de forces de l’ordre d’éteindre un feu sur une route). Elle constate, plus largement, que la police n’a pas cherché à disperser la manifestation et qu’elle a essayé d’y mettre fin par la persuasion et la discussion, en collaboration avec les représentants syndicaux présents sur place, notamment avec M. Fanara (paragraphes 17 et 24 ci‑dessus : comparer, a contrario, avec Geylani et autres c. Türkiye, no 10443/12, § 124, 12 septembre 2023, où la police avait dispersé une manifestation sur une route quelques minutes après son commencement).
116. Les juridictions nationales ont établi, en première instance comme en appel, que les autorités avaient privilégié la discussion au motif que la détermination des personnes présentes sur place et la situation sur le pont rendaient excessivement dangereuse une intervention des forces de l’ordre (paragraphes 27 et 31 ci‑dessus). La Cour considère que pareille approche peut se comprendre, eu égard notamment au grand nombre de personnes présentes sur le pont, à la configuration des lieux, à la situation de tensions présidant au moment des faits ainsi qu’au risque d’aggravation en cas d’intervention. Il ressort, du reste, du dossier que la police est intervenue lorsque cela s’est avéré nécessaire pour apaiser un conflit survenu avec un camionneur (paragraphe 17 ci‑dessus). Par conséquent, l’absence d’ordre formel de dispersion que dénoncent les requérants en l’espèce ne saurait s’analyser en un manquement aux obligations positives incombant à l’État défendeur au titre de l’article 11 de la Convention (Kudrevičius et autres, précité, § 176).
117. En même temps, force est de constater que la tolérance dont les autorités ont fait preuve, a permis aux manifestants de tenir leur rassemblement, malgré l’absence d’autorisation, et d’exprimer leur contestation pendant une longue durée (voir Éva Molnár, précité, § 43, et, a contrario, Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 41, CEDH 2006-XIV).
118. La Cour peut considérer que les autorités ont cherché à mettre en balance les différents intérêts en jeu afin de garantir le bon déroulement du rassemblement et la sécurité des personnes (Kudrevičius et autres, précité, § 177). Elle tient également compte de ce que la tenue de la manifestation n’avait pas été préalablement portée à la connaissance des autorités, lesquelles ont dès lors été empêchées de prendre utilement des mesures préventives (Oya Ataman, précité, § 39, comparer avec Barraco, précité, § 45).
119. La Cour a déjà observé qu’il n’existe pas d’approche uniforme au sein des États parties quant à la qualification juridique de l’entrave à la circulation routière sur une autoroute publique, qui est considérée comme une infraction pénale dans certains États et comme une infraction administrative dans d’autres. Dès lors, il convient de laisser aux autorités nationales un pouvoir discrétionnaire large pour qualifier le type de comportement reproché aux requérants. Partant, les autorités nationales n’ont pas dépassé les limites de l’ample marge d’appréciation qui était la leur en l’espèce lorsqu’elles ont eu recours à la voie pénale (Kudrevičius et autres, précité, § 180).
120. En ce qui concerne les sanctions infligées en l’espèce, la Cour relève que les requérants se sont vu imposer une peine privative de liberté allant de quinze jours à un mois d’emprisonnement, assortie d’un sursis de trois ans, ainsi que des amendes allant de 1 200 EUR à 2 100 EUR, devant être substituées par des peines d’un ou deux mois d’emprisonnement respectivement en cas de non‑paiement (paragraphes 28 et 36 ci‑dessus).
121. La Cour n’est pas insensible à l’usage de la sanction pénale, qui doit demeurer exceptionnel (ibidem, § 146). Toutefois, eu égard à l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’État en la matière (ibidem, § 180) et compte tenu du comportement « répréhensible » imputé aux requérants et de la situation avérée de danger pour les personnes et la circulation qui en a découlé, les peines infligées aux requérants ne peuvent pas passer pour excessives dans les circonstances de l’espèce (comparer dans un autre contexte avec Barraco, précité, §§ 20 et 48, où le requérant avait été condamné à une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à 1 500 euros d’amende ; comparer aussi avec Kudrevičius et autres, précité, §§ 178-181, où les requérants s’étaient vu imposer une peine privative de liberté de soixante jours, assortie d’un sursis d’un an, ainsi que l’obligation, pendant un an, d’obtenir une autorisation s’ils souhaitaient quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs). La Cour relève que les peines ont été fixées individuellement, sur la base du degré d’implication des requérants dans les faits litigieux.
f) Conclusion
122. Eu égard à l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour conclut qu’en condamnant les requérants pour entrave méchante à la circulation, les juridictions nationales ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et sur des motifs pertinents et suffisants, et que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en la matière.
123. L’ingérence litigieuse ayant été « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 de la Convention, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.
ECKERT c. FRANCE du 24 octobre 2024 requête n° 56270
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Amende pour participation à une manifestation interdite dans le contexte du mouvement de revendication des « gilets jaunes » • Qualité de la loi • Autorités internes ayant pu légitimement considérer qu’il existait un risque sérieux de violences et de dégradations • Besoin social impérieux • Absence de déclaration préalable ne pouvant se justifier en l’espèce • Interdiction limitée dans l’espace et le temps non contraire à l’art 11 • Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect des critères établis par la Cour • Mesures répressives non disproportionnées
CEDH
44. Il n’est pas contesté que la condamnation de la requérante au paiement d’une amende de 150 EUR pour sa participation à une manifestation interdite constitue une ingérence dans son droit à la liberté de réunion. La Cour en convient et rappelle à cet égard que les restrictions à la liberté de réunion englobent non seulement les mesures prises avant ou pendant une réunion, mais aussi les mesures d’ordre répressif prises ultérieurement (Ezelin, précité, § 39, et Kudrevičius et autres, précité, §§ 100-101).
45. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020, et Cheremskyy c. Ukraine, no 20981/13, § 29, 7 décembre 2023).
a) Sur la base légale de la mesure
Principes généraux
46. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne mais visent aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (Kudrevičius et autres, précité, § 108, et Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse [GC], no 21881/20, § 77, 27 novembre 2023).
47. En particulier, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, et Kudrevičius et autres, précité, § 109).
48. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (ibidem, § 110 et références citées).
49. Pour répondre aux exigences de qualité de la loi, le droit interne doit offrir une certaine protection contre la possibilité d’atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I, Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 411, 7 février 2017 et Navalnyy, précité, § 115).
Application en l’espèce
50. En l’espèce, la condamnation de la requérante était fondée sur l’article R. 644‑4 du code pénal (paragraphe 21 ci-dessus), ainsi que sur l’arrêté portant interdiction de manifester pris par la préfète de Gironde le 10 mai 2019. Elle avait donc une base légale en droit interne.
51. La Cour doit s’assurer que chacune de ces dispositions étaient accessibles. S’agissant d’abord des dispositions du code pénal, il est clair que celles-ci étaient accessibles. S’agissant ensuite de l’arrêté du 10 mai 2019, la Cour est en mesure de s’assurer que cet arrêté a fait l’objet d’une publication officielle au recueil des actes administratif, celui-ci étant accessible au public en ligne (paragraphe 7 ci-dessus). Elle note au surplus qu’un communiqué de presse a été diffusé à ce sujet le 10 mai 2019, en particulier sur les réseaux sociaux. La Cour en déduit que l’interdiction de manifester litigieuse a effectivement été portée à la connaissance du public.
52. S’agissant de la prévisibilité de la loi, la Cour relève que les termes de l’article R. 644‑4 du code pénal, tels qu’interprétés par la jurisprudence interne, sont dénués d’ambiguïté. En particulier, la notion de « manifestation sur la voie publique » est clairement définie (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, l’infraction n’est constituée que si, d’une part, un arrêté d’interdiction a été pris sur le fondement de l’article L. 211‑4 du code de la sécurité intérieure, et si, d’autre part, l’auteur y « participe », la présence fortuite d’un individu dans le périmètre visé par une interdiction de manifester n’étant pas punissable (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
53. Si l’article R. 644‑4 du code pénal renvoie à l’article L. 211‑4 du code de la sécurité, qui est une disposition législative encadrant le pouvoir d’interdire une manifestation (paragraphe 18 ci-dessus), la Cour rappelle qu’une telle technique légistique n’est, en soi, pas incompatible avec les exigences de prévisibilité de la loi pénale (Avis consultatif relatif à l’utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée [GC], demande no P16-2019-001, Cour constitutionnelle arménienne, §§ 70‑74, 29 mai 2020). En pareil cas, il importe surtout que, lues conjointement, les normes référées et référentes permettent à la personne concernée, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, de déterminer si son comportement est propre à engager sa responsabilité pénale (ibidem, §§ 73‑74). Or, en l’espèce, la Cour note que les éléments constitutifs de l’infraction sont clairement définis à l’article R. 644‑4 du code pénal, sans que la référence à l’article L. 211-4 du code de la sécurité ne vienne étendre la portée de l’incrimination. L’existence d’un arrêté portant interdiction de manifester pris sur ce fondement suffit au citoyen pour déterminer les conséquences attachées à sa participation à la manifestation en cause. Dans ces conditions, la Cour considère que les termes de l’article R. 644‑4 du code pénal sont énoncés avec une clarté et une précision suffisantes.
54. Par ailleurs, l’arrêté du 10 mai 2019 circonscrit précisément la portée spatiale et temporelle de l’interdiction de manifester litigieuse.
55. La Cour considère ensuite que les juridictions internes n’ont pas interprété l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure de façon arbitraire ou imprévisible en jugeant qu’une manifestation peut être interdite lorsque l’obligation de déclaration préalable n’a pas été satisfaite (paragraphes 19 et 20 ci-dessus).
56. Il lui reste cependant à déterminer si le droit interne prévoit des garanties suffisantes contre l’arbitraire.
57. À cet égard, elle relève en premier lieu que le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative en matière d’interdiction de manifester est encadré par les dispositions de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure et par la jurisprudence interne. Seules les manifestations sur la voie publique peuvent être interdites sur ce fondement (comparer avec Navalnyy, précité, §§ 117-118). La manifestation projetée doit, en outre, être de nature à troubler l’ordre public. Enfin, la mesure d’interdiction doit être adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances, et ne peut être prise qu’en dernier recours (paragraphes 20, 22 et 23 ci-dessus).
58. La Cour constate en second lieu que les juridictions internes contrôlent la légalité et la proportionnalité des mesures d’interdiction de manifester (comparer avec Lashmankin et autres, précité, § 428). Ce contrôle juridictionnel peut être provoqué par voie d’action devant le juge administratif (paragraphes 22 et 23 ci-dessus) ou par voie d’exception devant le juge pénal (paragraphe 24 ci-dessus). La requérante, qui a choisi de soulever une exception d’illégalité devant le tribunal de police, ne conteste pas l’effectivité de cette voie de recours.
59. Dans ces conditions, la Cour estime que le droit interne fixe avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative par les dispositions litigieuses.
60. Au vu de tout ce qui précède, la Cour considère que la base légale de la mesure répond, en chacun de ses éléments, aux exigences de qualité de la loi découlant du paragraphe 2 de l’article 11. Elle en conclut qu’elle était prévisible.
b) Sur la nécessité de la mesure
61. La Cour estime que la condamnation de la requérante poursuivait des buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre, la prévention des infractions et la protection de droits d’autrui. Il lui reste à déterminer si cette restriction à la liberté de réunion était nécessaire dans une société démocratique.
Principes généraux
62. La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée. C’est à la Cour qu’il revient de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de telle ou telle restriction avec la Convention, et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Barraco c. France, no 31684/05, §§ 41‑42, 5 mars 2009, Kudrevičius et autres, précité, § 142, et Navalnyy, précité, § 128).
63. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non pas de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier si les décisions qu’elles ont rendues sont conformes aux exigences de l’article 11. Il ne s’ensuit pas qu’elle doit se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kudrevičius et autres, précité, § 143, Körtvélyessy c. Hongrie, no 7871/10, § 26, 5 avril 2016, et Öğrü et autres c. Turquie, nos 60087/10 et 2 autres, §§ 65‑66, 19 décembre 2017).
64. La Cour rappelle que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir ().
65. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 86, CEDH 2001-IX, Kudrevičius et autres, précité, § 145, et Annenkov et autres c. Russie, no 31475/10, § 131, 25 juillet 2017 des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit. Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière. Une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale, notamment d’une privation de liberté. Ainsi, la Cour doit examiner avec un soin particulier les affaires où les sanctions infligées par les autorités nationales pour des comportements non violents impliquent une peine d’emprisonnement (Kudrevičius et autres, précité, § 146, Chernega et autres c. Ukraine, no 74768/10, § 221, 18 juin 2019 et Chkhartishvili c. Géorgie, no 31349/20, § 51, 11 mai 2023).
Application en l’espèce
66. La Cour examinera la justification de l’interdiction de manifester prise pour la journée du 11 mai 2019 avant de statuer sur la nécessité des mesures répressives spécifiquement prises à l’encontre de la requérante.
α) Sur la justification de l’interdiction de manifester
67. La Cour note que le 11 mai 2019 correspondait à la vingt-sixième journée de mobilisation du mouvement des « gilets jaunes » (paragraphe 4 ci-dessus).
68. Pour interdire toute manifestation sur la voie publique dans une partie du centre-ville de Bordeaux le 11 mai 2019, la préfète de la Gironde a relevé que de violents affrontements étaient survenus dans la commune à l’occasion de précédents rassemblements des gilets jaunes. Elle a précisé que ces heurts avaient fait 233 blessés dans le département de la Gironde, certains manifestants ayant été interpelés en possession d’objets pouvant servir d’armes, et que de nouveaux troubles à l’ordre public s’étaient reproduits à l’occasion de manifestations non déclarées le samedi 6 avril 2019. Elle a par ailleurs estimé, au vu des appels à manifester diffusés sur les réseaux sociaux, qu’un grand nombre de personnes était susceptible de rassembler à Bordeaux ce jour-là. Elle a en outre déploré la méconnaissance de l’obligation de déclaration préalable prévue par la loi et l’impossibilité d’échanger avec les organisateurs (paragraphe 5 ci-dessus).
69. Ces circonstances de fait ont été tenues pour établies par les juridictions internes. Si la requérante indique que les précédents incidents constatés à Bordeaux correspondaient pour la plupart à des faits de dégradation de commerces, d’établissements bancaires et de mobilier urbain, elle ne conteste pas cette appréciation des faits.
70. Dans ces conditions et compte tenu de la répétition d’incidents sérieux lors de rassemblements de « gilets jaunes » à Bordeaux, la Cour estime que les autorités internes ont légitimement pu considérer qu’il existait un risque sérieux d’affrontements violents avec les forces d’ordre et de dégradations. Or, la prévention de tels risques constitue sans nul doute un besoin social impérieux.
71. S’agissant du manquement à l’obligation de déclaration préalable, la Cour rappelle qu’il ne justifie pas nécessairement, à lui seul, une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté de réunion pacifique (Cissé c. France, no 51346/99, § 50, CEDH 2002-III (extraits), et Kudrevičius et autres, précité, § 150). Aux yeux de la Cour, cette circonstance a bien moins de poids que le risque de débordements précédemment évoqué. Elle rappelle cependant que le fait de subordonner la tenue d’une manifestation publique à une notification, voire à une procédure d’autorisation, ne porte pas atteinte en principe à la substance du droit consacré par l’article 11, pour autant que le but de la procédure est de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et adaptées permettant de garantir le bon déroulement des évènements de ce type (Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 42, 23 octobre 2008, Kudrevičius et autres, précité, §§ 147-148 et 152, et Navalnyy, précité, § 136). L’absence de dialogue avec les organisateurs entrave la capacité de planification et d’évaluation des risques des autorités internes et rend la conciliation des intérêts en jeu plus malaisée. La Cour réaffirme qu’il est important que les organisateurs de manifestations se conforment aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant la réglementation en vigueur (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 38, CEDH 2006-XIV, et Kudrevičius et autres, précité, § 155). En outre, aucune circonstance ne permet de justifier l’absence de déclaration préalable en l’espèce, la manifestation du 11 mai 2019 ne constituant pas une réaction immédiate à un évènement politique ou social déterminé (comparer avec Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 36, CEDH 2007-III, et Laguna Guzman, précité, § 51).
72. S’agissant des modalités de l’interdiction de manifester, la Cour relève, avec les juridictions internes, qu’elles étaient précisément bornées dans l’espace et dans le temps. Celle-ci ne concernait qu’une partie du centre‑ville de Bordeaux, comprenant notamment l’hôtel de ville et ses principales artères commerçantes. Il était donc loisible aux manifestants de se rassembler hors de cette zone – le simple fait de participer à une manifestation non déclarée n’étant, au demeurant, pas punissable en droit interne (paragraphe 28 ci-dessus). Dans ces conditions, les juridictions internes ont estimé que l’interdiction de manifester dans certains endroits de la ville n’était pas disproportionnée. La Cour rappelle que grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 54, CEDH 2011, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 54, 29 mars 2016, et Öğrü et autres, précité, § 69). Constatant que la mise en balance des intérêts en jeu a été effectuée dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, elle ne discerne pas de raison sérieuse justifiant de substituer son avis à celui des juridictions internes. Elle en conclut que l’interdiction de la manifestation du 11 mai 2019 n’était pas contraire aux exigences de l’article 11.
β) Sur la justification des mesures répressives prises à l’encontre de la requérante
73. S’appuyant sur une jurisprudence constante, la Cour considère que les États doivent pouvoir sanctionner ceux qui participent à une manifestation interdite dès lors que cette interdiction est conforme aux exigences de la Convention, comme c’est le cas en l’espèce (voir, a fortiori, Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004, Rai et Evans (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009, et Kudrevičius et autres, précité, § 149). Toutefois, l’illicéité d’une manifestation ne donne pas carte blanche aux autorités, lesquelles demeurent limitées par l’exigence de proportionnalité découlant de l’article 11 (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 151).
74. En l’espèce, la Cour note que la requérante a d’abord été invitée à quitter les lieux, ce qu’elle a refusé de faire (paragraphe 8 ci-dessus). Elle a ensuite fait l’objet d’un simple contrôle d’identité, et non d’une arrestation (comparer avec Ziliberberg c. Moldova, décision précitée, Rai et Evans, décision précitée, et Berladir et autres c. Russie (déc.), no 34202/06, §§ 12 et 49, 10 juillet 2012). Il n’est pas soutenu que les policiers aient recouru à la force pour disperser ce groupe de manifestants, et rien ne l’indique (comparer avec Oya Ataman, précité, §§ 7 et 43).
75. S’agissant de la peine prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour relève qu’il s’agit d’une simple amende, d’un montant de 150 EUR. La Cour constate qu’il s’agit là d’une peine légère, de nature strictement pécuniaire et d’une sévérité modérée (comparer avec Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, §§ 106-107, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII pour une amende de 70 livres sterling (GBP) et 28 jours d’incarcération, Lucas c. Royaume‑Uni (déc.), no 39013/02, 18 mars 2003 où le requérant avait été détenu pendant quatre heures avant d’être condamné à 150 GBP d’amende, et Kudrevičius et autres, précité, § 178 où les requérants avaient été condamnés à des peines privatives de liberté de soixante jours avec sursis, assorties d’une interdiction de quitter son lieu de résidence pendant plus de sept jours sans autorisation). Au vu de l’importance du risque de troubles à l’ordre public précédemment évoqué, la Cour estime que les mesures répressives prises à l’encontre de la requérante n’étaient pas disproportionnées.
γ) Conclusion
76. Compte tenu de la marge d’appréciation reconnue aux États contractants, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention en l’espèce.
KAZAN c. TÜRKİYE du 6 juin 2023 requête n° 58262/10
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation de la requérante (acquittée pénalement) au paiement, solidairement avec 45 autres individus, de dommages-intérêts pour rembourser des indemnités versées à des policiers blessés lors d’une manifestation pour leurs frais médicaux • Ingérence non prévue par une loi prévisible
CEDH
a) Principes généraux
53. La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, ce droit ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015, et Kemal Çetin c. Turquie, no 3704/13, § 37, 26 mai 2020).
54. Si l’article 11 de la Convention admet que des « mesures nécessaires » puissent restreindre l’exercice du droit à la liberté de réunion, la jurisprudence de la Cour a établi que le vocable « nécessaire » n’a pas dans cette expression la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun », et elle a précisé que pareille ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux ». C’est aux autorités nationales qu’il appartient en premier lieu d’évaluer s’il existe un tel « besoin social impérieux » d’imposer dans l’intérêt général une restriction donnée. Si la Convention laisse auxdites autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, le jugement de celles-ci en la matière est soumis au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.
55. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier, sous l’angle de l’article 11, les décisions rendues par celles-ci en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si cette ingérence était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres, précité, § 143.
b) Examen du cas d’espèce sous l’angle de l’article 11
Sur l’existence de l’ingérence
56. La Cour rappelle avoir constaté qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion lorsque le requérant et d’autres personnes s’étaient rendus au tribunal afin d’assister au prononcé du jugement rendu dans un procès pénal qui, selon eux, revêtait un caractère politique (Navalnyy c. Russie [GC], nos. 29580/12 et 4 autres, §§ 110-111, novembre 2018 ; pour une approche similaire dans le contexte de l’article 10, Kilin c. Russie, no 10271/12, § 55, 11 mai 2021 ; et İmrek c. Turquie, no 45975/12, § 29, 10 novembre 2020, avec d’autres références). A la même occasion, elle a souligné aussi que la cause commune qui avait conduit ces personnes devant le tribunal – afficher leur détermination personnelle face à un sujet d’importance publique – distinguait cette réunion impromptue d’un attroupement aléatoire d’individus poursuivant chacun son propre but, en faisant par exemple la queue pour pénétrer dans un bâtiment public. Ce rassemblement se distingue également de la situation où des passants se mélangent accidentellement à une manifestation et risquent d’être pris pour des participants à celle-ci (Kasparov et autres c. Russie, no 21613/07, § 72, 3 octobre 2013.
En l’occurrence, bien que devant le parquet et la tribunal correctionnel, la requérante n’ait pas accepté sa participation au rassemblement (paragraphes 9 et 11 ci-dessus), eu égard aux documents du dossier selon lesquels elle affirme s’être rendue devant le palais de justice pour participer à une audience, aux déclarations de sa représentante devant la cour de cassation selon lesquelles elle y était pour exercer ses droits (paragraphe 26 ci-dessus) et dans la mesure où elle été condamné au paiement de dommages-intérêts par le tribunal civil aux fins de remboursement des indemnités versées aux policiers blessés lors de la dispersion du rassemblement au titre de leurs frais médicaux (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour considère que cette condamnation s’analyse en une ingérence dans le droit de l’intéressée à la liberté de réunion au regard de l’article 11 de la Convention (à comparer, mutatis mutandis, avec Galstyan c. Armenie, no 26986/03, § 100, 15 novembre 2007, où le requérant a été sanctionné, selon les conclusions du juge, en raison de « l’entrave à la circulation dans la rue » et le « bruit fort » qu’il a provoqués au cours de cette manifestation ; et voir, a contrario, Shmorgunov et autres c. Ukraine, nos 15367/14 et 13 autres, § 487, 21 janvier 2021, où le grief pour violation de son droit à la liberté de réunion pacifique a été rejeté comme non fondé, car il a déclaré que le requérant venait d’observer les manifestations, sans y prendre part).
57. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique », pour les atteindre (voir, Kudrevičius et autres, précité, § 102, et Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020).
58. En ce qui concerne le respect de la légalité, le Gouvernement demande à la Cour de ne pas se prononcer sur ce point, au motif que dans le formulaire de requête qu’elle a déposé devant la Cour, la requérante n’aurait soulevé aucun grief à cet égard. Dans l’hypothèse où la Cour en déciderait autrement, le Gouvernement soutient que l’article 3 de la loi no 2330 constituait la base juridique de l’ingérence litigieuse et considère que les termes utilisés dans la disposition pertinente sont conformes aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. De son côté, la requérante n’a pas formulé d’observation à cet égard.
59. La Cour rappelle que les expressions « prévues par la loi » et « conformément à la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention ne se bornent pas à exiger qu’une mesure contestée ait un certain fondement en droit interne : elles se réfèrent aussi à la qualité du droit en question. La loi doit ainsi être accessible aux personnes concernées et formulée avec suffisamment de précision pour permettre à celles-ci – en s’entourant le cas échéant de conseils appropriés – de prévoir, dans une mesure raisonnable compte tenu des circonstances, les conséquences qu’une action donnée peut entraîner pour elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004-I). Par ailleurs, la notion de « qualité de la loi » exige, comme corollaire du critère de prévisibilité, que la loi soit compatible avec la primauté du droit. Elle implique donc qu’existent en droit interne des garanties adéquates contre les ingérences arbitraires des autorités publiques (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 93, 20 janvier 2020, avec d’autres références, et Mustafa Hajili c. Azerbaïdjan, no 69483/13, § 38, 6 octobre 2022).
60. En particulier, il serait contraire à l’État de droit que le pouvoir discrétionnaire accordé aux autorités compétentes s’exprime en termes de pouvoir absolu. La loi doit donc indiquer l’étendue d’un tel pouvoir discrétionnaire et les modalités de son exercice avec suffisamment de clarté pour assurer à l’individu une protection adéquate contre des ingérences arbitraires de la part de l’État. Le droit interne doit être formulé en des termes tels que son application soit prévisible, c’est-à-dire qu’il doit donner aux particuliers une indication adéquate quant aux circonstances et aux conditions dans lesquelles les autorités sont habilitées à recourir à des mesures affectant leurs droits au titre de la Convention (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 249-250 et 254, 22 décembre 2020, avec d’autres références, et Mustafa Hajili, précité, §§ 39-40).
61. Pour apprécier la légalité d’une ingérence, et en particulier la prévisibilité du droit interne en question, la Cour tient compte tant du texte de la loi que de la manière dont elle a été appliquée et interprétée par les autorités internes (Jafarov et autres c. Azerbaïdjan, no 27309/14, § 70, 25 juillet 2019). L’interprétation pratique et l’application de la loi par les tribunaux doivent protéger les individus contre les ingérences arbitraires (Selahattin Demirtaş, précité, § 275, et Mustafa Hajili c. Azerbaïdjan, précité, § 43).
62. L’examen des décisions des juridictions internes permet à la Cour de constater que le tribunal civil s’est référé à l’article 53 du code des obligations selon lequel le juge civil n’est pas tenu par les dispositions du droit pénal en matière de responsabilité, à la loi no 2330 sur l’indemnisation pécuniaire et les droits à pension (sans préciser qu’il se fondait sur l’article 3 de cette loi), et à l’article 50 § 1 du code des obligations concernant la responsabilité solidaire.
63. La Cour relève que par un acte du 25 octobre 2000, le parquet a accusé sur le fondement de l’article 32 §§ 1-3 de la loi no 2011 quarante-six personnes, dont la requérante, d’avoir attaqué et blessé les policiers qui étaient intervenus pour les disperser alors qu’elles s’étaient rassemblées dans un parc situé près du palais de justice d’Ankara pour soutenir certains accusés jugés par la cour d’assises d’Ankara. Elle note que le 9 avril 2003, le tribunal correctionnel, suivant le rapport d’expertise, a acquitté les personnes en question faute de preuves démontrant de manière suffisante et convaincante qu’elles eussent participé à une manifestation non autorisée ou eu recours contre les policiers à la contrainte ou à la violence (paragraphes 7-12 ci‑dessus).
64. Par ailleurs, la Cour observe qu’à la suite de l’indemnisation des policiers blessés, le ministre de l’Intérieur a intenté contre quarante-six personnes, dont la requérante, deux actions en recouvrement contre le responsable du dommage, et que dans la requête d’introduction d’instance, le représentant du ministère a indiqué que la loi no 2330 était « réservée au dédommagement matériel (uniquement pécuniaire) des préjudices subis par les personnes visées par ladite loi (...) », et que « c’est la raison pour laquelle la loi ne prévoit pas de recours en recouvrement contre le responsable du dommage (rücu) ».
65. La Cour relève enfin que le 21 février 2006, le TGI a ordonné le paiement des sommes susmentionnées majorées des intérêts à compter de la date de l’incident. Elle observe que dans les attendus de son jugement, le tribunal a mis l’accent sur le fait que le juge civil n’était pas lié par la décision du tribunal pénal, a rappelé que lors de la manifestation non autorisée des policiers avaient été blessés, et a estimé sur la base des conclusions du rapport d’expertise que les montants correspondant aux indemnités versées à raison d’un acte délictueux devaient être recouvrés auprès des personnes ayant pris part à la manifestation en question, parmi lesquelles se trouvait selon lui la requérante. La Cour relève également que le tribunal a noté que, dans le rapport d’expertise, il était indiqué que le ministère de l’Intérieur avait versé « une aide (yardım) » aux policiers blessés.
66. La Cour constate tout d’abord que les juridictions internes se sont explicitement référées à l’article 3 de la loi no 2330 et que cette disposition était accessible. Elle observe que les autres dispositions mentionnées par lesdites juridictions – à savoir l’article 53 du code des obligations concernant le fait que le juge n’est pas tenu par les dispositions du droit pénal en matière de responsabilité civile et l’article 50 § 1 du même code au sujet de la responsabilité solidaire – sont d’ordre général et ne concernent pas spécialement les faits de l’espèce, et qu’au demeurant le Gouvernement ne les mentionne pas parmi les bases légales pertinentes. Dans ces conditions, la Cour limitera son examen, comme le propose le Gouvernement, à l’article 3 de la loi no 2330.
67. En ce qui concerne la prévisibilité de cette disposition, la Cour relève d’emblée que le texte de l’article 3 de la loi no 2330 réglemente exclusivement les conditions de versement par l’État d’indemnités financières aux agents des services en charge de la sécurité intérieure et de l’ordre public, comme l’a indiqué le représentant du ministère de l’Intérieur, et qu’il ne prévoit nullement un remboursement des indemnités par des tiers responsables des dommages à l’origine des faits. Autrement dit, ledit article ne fait aucune référence à une éventuelle responsabilité de tiers dans les dommages qui sont à l’origine des indemnités qu’il réglemente.
68. La Cour rappelle que pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité, une règle – telle que celle qui fonde la responsabilité civile en l’occurrence – doit non seulement être formulée avec suffisamment de précision, mais aussi et surtout offrir une certaine protection contre toute ingérence arbitraire de la part des autorités publiques et contre toute application extensive d’une restriction au détriment d’une partie (voir, mutatis mutandis Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 64, 14 novembre 2017). À cet égard, elle souligne que la question qui se pose à elle est de savoir si la condamnation de la requérante, qui avait été acquittée au pénal pour les faits identiques, était fondée sur une disposition prévisible au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, la mesure litigieuse constituant une ingérence dans un droit matériel garanti par la Convention.
69. Bien que cette disposition paraisse être toujours en vigueur, la Cour n’examinera la prévisibilité de l’article 3 de la loi no 2330 qu’au regard de l’application de cet article au cas d’espèce, étant donné la nature singulière et non répétitive de l’affaire.
70. La Cour observe qu’en les étendant à une circonstance, comme celle de l’espèce, qui relevait de l’article 3 de la loi no 2330, les juridictions internes se sont livrées à une interprétation large de la notion de responsabilité civile et du principe du recours en recouvrement contre le responsable du dommage. En effet, la simple présence présumée de la requérante parmi un groupe de personnes qui s’étaient rassemblées dans un parc situé près du palais de justice d’Ankara pour soutenir certains accusés jugés ce jour-là a suffi à engager la responsabilité civile de la requérante.
71. Il est également à noter que l’article 3 de la loi no 2330 emploie le terme « compensation », alors que le rapport d’expertise et les juridictions internes qualifient d’« aide (yardım) » l’indemnité versée aux policiers blessés. La Cour constate que, à l’époque des faits, s’agissant d’un paiement de cette nature effectué par les autorités de l’État, ni le texte de la loi ni la jurisprudence ne permettent d’établir clairement s’il existe un recours en recouvrement contre l’auteur présumé du dommage en pareille circonstance.
72. La Cour observe par ailleurs que la requérante a été condamnée à rembourser solidairement des sommes très élevées, à savoir l’équivalent d’environ des sommes de 6 495 EUR et 1 030 EUR à la date du paiement, majorées des intérêts légaux à compter du 2 juillet 2001 (paragraphe 25 ci‑dessus), pour des faits qui relevaient du champ d’application de l’article 11 de la Convention sans qu’aucune distinction n’ait été faite entre elle, qui avait été acquittée, et d’autres personnes qui auraient effectivement commis des actes violents envers des policiers et causé des dommages corporels et matériels.
73. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’application de l’article 3 de la loi no 2330 n’était pas « prévisible », la disposition en question n’offrant pas à la requérante de protection juridique contre une ingérence arbitraire. Dès lors, l’ingérence résultant de ladite application n’était pas prévue par la loi. Cela étant, la Cour n’est pas tenue de vérifier si l’ingérence poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
74. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
ÇİÇEK ET AUTRES c. TÜRKİYE du 22 novembre 2022 requête n° 48694/10
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Imprévisibilité des condamnations des requérants à des peines de prison pour avoir participé à des manifestations et rassemblements en se couvrant le visage, en scandant des slogans en faveur du PKK et de son chef et en lançant des pierres sur les policiers
Les peines de prison ne sont pas prévues par le droit interne pour les faits reprochés.
CEDH
155. La Cour considère que les condamnations infligées aux requérants (pour les événements du 6 décembre 2006 en ce qui concerne le requérant M. M.A.K., voir paragraphe 113 ci-dessus) sur le fondement des articles 220 § 6 et 314 § 2 du code pénal pour appartenance à une organisation illégale au motif qu’ils avaient participé aux manifestations et défilés litigieux s’analysent en une ingérence dans leur droit à la liberté de réunion Işıkırık c. Turquie (no 41226/09, 14 novembre 2017, § 54).
156. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est prévue par la loi, poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est nécessaire dans une société démocratique pour les atteindre (Kudrevičius et autres, précité, § 102, et Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020).
157. La Cour note qu’elle a déjà examiné un grief presque identique dans l’affaire Işıkırık (précité, §§ 55-70), et qu’elle avait conclu à la violation de l’article 11 de la Convention. Dans cette affaire, elle était appelée à examiner l’application faite par les juridictions internes de l’article 314 § 2 du code pénal pris isolément et combiné avec l’article 220 § 6 du même code. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour observe en particulier que M. Işıkırık n’a été condamné pour appartenance à une organisation illégale que du fait de sa participation à deux réunions publiques organisées, selon le tribunal de première instance, suivant les instructions du PKK, et du fait de ses actes à ces occasions, à savoir un signe V pendant les funérailles, comme le montrent des photographies de lui, et des applaudissements pendant la manifestation. La Cour conclut donc que les conditions requises par l’article 314 § 2 du code pénal, combiné avec l’article 220 § 6, pour prononcer une condamnation pour appartenance à une organisation illégale ont été interprétées de manière extensive au détriment du requérant (ibidem, § 66).
158. Le cas d’espèce montre que l’éventail des actes susceptibles de justifier l’application d’une sanction pénale grave prenant la forme d’une peine d’emprisonnement fondée sur l’article 220 § 6 est particulièrement large, et n’offrait pas une protection suffisante contre les ingérences arbitraires des autorités. La condamnation de M. Işıkırık, pour des actes qui relèvent du champ d’application de l’article 11 de la Convention, n’a fait aucune distinction entre l’intéressé, un manifestant pacifique, et un individu qui aurait commis des infractions dans le cadre du PKK (ibidem, § 66).
159. La Cour a en outre considéré qu’une interprétation aussi extensive d’une norme juridique ayant pour effet d’assimiler le simple exercice des libertés fondamentales à l’appartenance à une organisation illégale, en l’absence de toute preuve concrète d’une telle appartenance, ne pouvait être justifiée. Elle a conclu que la condamnation du requérant en vertu des articles 220 § 6 et 314 du code pénal pour le simple fait d’avoir participé à une réunion publique et d’y avoir exprimé son opinion portait atteinte à l’essence même du droit à la liberté de réunion pacifique et, partant, aux fondements d’une société démocratique (ibidem, § 68).
160. La Cour constate donc que l’article 220 § 6 du Code pénal, tel qu’appliqué en l’espèce, aurait inévitablement un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice des droits à la liberté d’expression et de réunion. En outre, l’application de la disposition litigieuse était non seulement susceptible de dissuader les personnes pénalement responsables d’exercer à nouveau les droits que leur confèrent les articles 10 et 11 de la Convention, mais elle était également très susceptible de dissuader d’autres membres du public d’assister à des manifestations et, plus généralement, de participer à un débat politique ouvert (voir, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, § 99, 11 février 2016 ; Süleyman Çelebi et autres c. Turquie, nos 37273/10 et 17 autres, § 134, 24 mai 2016 ; et Kasparov et autres c. Russie (no 2), no 51988/07, § 32, 13 décembre 2016, Işıkırık, précité, § 69). En conséquence, elle a conclu que l’article 220 § 6 du code pénal n’était pas « prévisible » dans son application en ce qu’il n’avait pas fourni au requérant une protection juridique contre une ingérence arbitraire dans l’exercice de son droit tel que garanti par l’article 11 de la Convention (ibidem, § 70).
161. Plus récemment, dans l’arrêt de principe qu’elle a rendu le 10 juin 2021 dans l’affaire Hamit Yakut (B. no 2014/6548, 10/6/2021), où le requérant avait été condamné en raison de sa participation à une manifestation illégale au cours de laquelle des slogans avaient été scandés en faveur du PKK et des actes violents avaient été commis, la Cour constitutionnelle turque, se référant aux arrêts rendus par la Cour à ce sujet (Işıkırık, Gülcü, précités, Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, 27 février 2018, et d’autres arrêts subséquents), a conclu que l’article 220 § 6 du code pénal turc ne répondait pas aux critères de la légalité (paragraphes 107-109 ci-dessus).
162. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont été condamnés, en application des articles 220 § 6 et 314 § 2 du code pénal, à des peines d’emprisonnement pour avoir participé aux manifestations et rassemblements susmentionnés en se couvrant le visage, en scandant des slogans en faveur du PKK et de son chef et en lançant des pierres sur les policiers. Bien que les requérants aient été reconnus coupables d’avoir lancé des pierres sur les policiers et qu’ils aient donc pris part à des actes de violence, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison d’adopter en l’espèce des conclusions différentes de celles auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Işıkırık c. Turquie s’agissant de la prévisibilité de l’article 220 § 6 du code pénal.
163. Dès lors, l’ingérence résultant de l’application en l’espèce de l’article 220 § 6 du code pénal n’était pas prévue par la loi. En conséquence, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Eu égard à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher si l’ingérence poursuivait le but légitime énoncé dans l’article 11 § 2, si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».
Sur les procédures pénales engagées contre les requérants sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et de la loi no 2911
164. Compte tenu du constat de violation de l’article 11 de la Convention auquel elle est parvenue ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher si la procédure pénale engagée contre les requérants sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et de la loi no 2911 s’analysait en une ingérence dans leur droit à la liberté de réunion et, dans l’affirmative, si elle était justifiée (voir Işıkırık, précité, § 71).
ALICI ET AUTRES c. TURQUIE du 24 mai 2022 requête n° 70098/12
Art 5 § 1 • Arrestation et détention irrégulières des requérants pour les empêcher de se rendre à Ankara et de participer aux manifestations organisées par leur syndicat qualifiées d’illégales
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Empêchement disproportionné des requérants de se rendre aux manifestations
FAITS
5. Le 27 mars 2012, les requérants partirent d’Adana dans la nuit pour se rendre à Ankara afin de participer à la manifestation. Vers 23 h 40, les deux bus transportant 74 personnes, dont les requérants, furent arrêtés par des policiers sur l’autoroute à la sortie d’Adana. Selon le procès-verbal établi le 28 mars 2012 à 03 h 30 par le commissaire M.K. et l’agent de police M.A., les deux bus transportant les requérants ont été arrêtés afin de contrôler les manifestants et vérifier l’identité des personnes qui pourraient participer aux actions qui risquaient de créer un conflit avec les forces de sécurité et perturber l’ordre public, en raison de l’interdiction des actions illégales à Ankara, où des réunions et des manifestations et des actions similaires auraient lieu sous couvert de communiqué de presse et de grève pendant deux jours et nuits.
Il ressort du second procès-verbal (signé par 55 agents de sécurité et 74 personnes, dont les requérants) du 28 mars 2012 établi à 4 h 50, que la police informa les requérants que, par un arrêté préfectoral no 6136 daté du 26 mars 2012, établi par la préfecture d’Ankara, toutes les manifestations prévues les 28 et 29 mars 2012 dans la capitale avaient été interdites pour des raisons de sécurité et d’ordre public. Les policiers leur demandèrent de retourner chez eux. Concernant le refus, par les passagers du bus, d’obtempérer et de déclarer leur identité, la police demanda des instructions au procureur de la République d’Adana. Celui-ci ordonna de conduire les manifestants au commissariat pour obtenir leur déclaration, pour vérifier leur identité et de les relâcher par la suite. La police conduisit 74 personnes, parmi lesquelles figuraient les requérants, au commissariat.
6. Toujours le 28 mars 2012, à 10 h 45, les avocats des requérants arrivèrent au commissariat. Aux alentours de 14 h 50, les requérants furent relaxés après avoir effectué leur déposition et subi un examen médical.
7. À des dates différentes, les requérants se virent infligés, par la préfecture d’Adana, des amendes administratives d’un montant de 82 livres turques (environ 28 euros à l’époque des faits) en vertu de l’article 40 de la loi sur les délits (loi no 5326) pour avoir refusé de divulguer leur identité à la police qui arrêta leur bus dans la nuit du 27 mars 2012.
ARTICLE 5-1
24. La Cour constate que la privation de liberté des requérants ne relevait pas des alinéas a), d), e) et f) du paragraphe 1 de l’article 5. De plus, rien n’indique qu’ils étaient soupçonnés d’avoir « commis une infraction » ; elle ne relève donc pas non plus de l’alinéa c) pour ce qui concerne la première hypothèse à cet alinéa.
25. La Cour observe que, sans le préciser nommément, le Gouvernement semble soutenir que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 5. Au vu des informations versées au dossier, la Cour peut légitimement présumer que les faits peuvent également relever de l’alinéa c) pour ce qui concerne l’hypothèse « s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y (...) a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ».
a) Rappel des principes pertinents
26. Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et, en tant que tel, il revêt une importance primordiale. Il a essentiellement pour but de prémunir l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (voir, I.S. c. Suisse, no 60202/15, § 41, 6 octobre 2020, et la jurisprudence citée).
27. En ce qui concerne l’alinéa b) de l’article 5 § 1, il concerne les cas où la loi autorise à détenir une personne pour la forcer à exécuter une obligation concrète et déterminée qui lui incombe déjà et qu’elle a jusque-là négligé de remplir. Pour relever du champ d’application de l’article 5 § 1 b), l’arrestation et la détention doivent en outre viser à assurer l’exécution de l’obligation en question ou y contribuer directement, et ne doivent pas revêtir un caractère punitif (voir, I.S. c. Suisse, précité, § 43, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 80, 22 octobre 2018, et les références qui y sont citées).
28. À titre d’exemple, ont été examinées sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 b) des situations telles que celles relatives à l’obligation de décliner son identité (Vasileva c. Danemark, no 52792/99, 25 septembre 2003, et Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, 5 avril 2011) ; à l’obligation de se présenter à un commissariat pour un interrogatoire (Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, 22 mai 2008, Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, 9 novembre 2010, et Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, 31 mai 2011) ; et à l’obligation de ne pas troubler l’ordre public en commettant une infraction pénale (Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, 7 mars 2013) (I.S. c. Suisse, précité, § 44).
29. Quant au second volet de l’article 5 § 1 c), pour justifier la privation de liberté sur la base de cette disposition, il faut que les autorités démontrent de manière convaincante que, selon toute probabilité, l’intéressé aurait participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’il n’en avait pas été empêché par une arrestation (voir, mutatis mutandis, S., V. et A. c. Danemark [GC], précité, §§ 89 et 91).
30. Dans le contexte de l’application de l’alinéa c) de l’article 5 § 1, l’interprétation stricte du terme « infraction » constitue une importante garantie contre l’arbitraire. Selon la jurisprudence constante de la Cour, le motif de détention prévu par cette disposition ne se prête pas à une politique de prévention générale dirigée contre une personne ou catégorie de personnes que les autorités estiment – à tort ou à raison – dangereuses par leur propension à la délinquance. Il offre seulement aux États contractants un moyen d’empêcher la commission d’une infraction concrète et déterminée (voir, par exemple, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 102, série A no 39, Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 40, série A no 148, et Shimovolos c. Russie, no 30194/09, § 54, 21 juin 2011) pour ce qui est en particulier du lieu et du moment de sa commission et des victimes potentielles (M. c. Allemagne, no 19359/04, §§ 89 et 102, CEDH 2009). Cela ressort à la fois de l’emploi du singulier (« une infraction ») et du but de l’article 5 : assurer que nul ne soit arbitrairement dépouillé de sa liberté (Guzzardi, précité, § 102, M. c. Allemagne, précité, § 89, et S., V. et A. c. Danemark, précité, § 89).
31. Toutefois, selon la jurisprudence de la Cour, le terme « infraction » ne désigne pas simplement un comportement qualifié d’infraction par le droit national. Dans l’arrêt Steel et autres c. Royaume-Uni (23 septembre 1998, §§ 46-49 et 55, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII), la Cour a dit, et les parties ne le contestaient d’ailleurs pas, que l’atteinte à la paix publique ou à l’ordre public (breach of the peace) devait être tenue pour une « infraction » au sens de l’article 5 § 1 c), bien que ce comportement ne fût pas qualifié d’infraction en droit anglais. Elle a tenu compte de la nature de la procédure en cause et de la peine encourue (ibidem, § 49), et elle a dit (ibidem, § 55, et S., V. et A. c. Danemark, précité, § 90) :
« (...) au cours des deux dernières décennies, les juridictions britanniques ont clarifié la notion d’atteinte à l’ordre public de sorte qu’il est désormais suffisamment établi qu’il y a pareille atteinte seulement lorsqu’un individu cause un dommage, ou semble susceptible d’en causer un, à des personnes ou à des biens ou agit d’une manière dont la conséquence naturelle est d’inciter autrui à la violence (...). Il est également clair qu’une personne peut être arrêtée pour atteinte à l’ordre public ou lorsque l’on a des raisons de redouter qu’elle n’en cause une (...).
La Cour estime donc que les dispositions légales pertinentes fournissaient des indications suffisantes et étaient formulées avec le degré de précision voulu par la Convention (voir, par exemple, l’arrêt Larissis et autres c. Grèce du 24 février 1998, Recueil 1998-I, p. 377, § 34). »
32. La condition d’absence d’arbitraire exige par ailleurs que non seulement l’ordre de placement en détention mais aussi l’exécution de cette décision cadrent véritablement avec le but des restrictions autorisées par l’alinéa pertinent de l’article 5 § 1 (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 69, CEDH 2008). Lorsque, par exemple, les autorités entendent justifier la privation de liberté par référence au premier volet de l’article 5 § 1 c), c’est-à-dire par l’intention de conduire l’individu devant l’autorité judiciaire compétente au motif qu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction, la Cour considère que la présence de telles raisons présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’intéressé peut avoir accompli l’infraction (James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, nos 25119/09 et 2 autres, § 193, 18 septembre 2012, et O’Hara c. Royaume‑Uni, no 37555/97, §§ 34-35, CEDH 2001‑X). Elle estime de même que pour qu’une privation de liberté soit justifiée au regard du second volet de l’article 5 § 1 c), il faut que les autorités démontrent de manière convaincante que, selon toute probabilité, l’intéressé aurait participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’il n’en avait pas été empêché par une arrestation (S., V. et A. c. Danemark, précité, § 91).
33. La Cour rappelle également que, selon sa jurisprudence, les motifs de détention prévus aux lettres a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention sont exhaustifs et appellent une interprétation étroite (voir, I.S. c. Suisse, précité, § 45, et la jurisprudence citée).
b) Application des principes susmentionnés
34. La Cour constate que les bus transportant les 74 personnes, dont les requérants, ont été arrêtés à Adana à 23 h 45 par 55 agents de sécurité sur la base d’un arrêté préfectoral no 6136 daté du 26 mars 2012, établi par la préfecture d’Ankara interdisant toutes les manifestations prévues les 28 et 29 mars 2012, que les agents de sécurité leur ont demandé d’abord de retourner chez eux, mais que, suite au refus d’obtempérer de certains d’entre eux (certains autres ayant déclaré aux tribunaux internes que la police n’avait pas demandé leur identité), ils ont été conduits au commissariat pour obtenir leur déclaration et vérifier leur identité, que d’après le procès-verbal établi, l’identification de toutes les personnes arrêtées a été terminée au plus tard à 4 h 50 (l’heure de la signature), et qu’ils ont finalement été relaxés vers 14 h 50.
35. Du point de vue de l’article 5 § 1 b), la Cour note qu’elle a déjà jugé que l’obligation de collaborer avec la police et de fournir son identité, même en l’absence de soupçons de commission d’une infraction, constitue une obligation concrète et spécifique qui relève de l’article 5 § 1 b) de la Convention (Sarigiannis c. Italie, précité, § 44, et Vasileva c. Danemark, précité, § 39). Dans l’affaire Başbakkal Kara c. Turquie ((déc.), no 49752/07, § 36, 17 octobre 2017), la Cour a affirmé que la vérification d’identité est ainsi une obligation civique à laquelle tout citoyen doit se soumettre. Elle rappelle également qu’elle a déjà déclaré irrecevable un grief tiré de l’illégalité alléguée d’une détention suite au refus du requérant de prouver son identité par un document pertinent, une telle obligation étant prévue par le droit interne (voir Novotka c. Slovaquie (déc.), no 47244/99, 4 novembre 2003 ; et Vasileva, précité, § 39).
Elle a souligné par ailleurs que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (S., V. et A. c. Danemark [GC], précité, § 74 ; Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III), et que la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012; A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 164, CEDH 2009).
La Cour a en outre noté que la notion d’arbitraire varie dans une certaine mesure selon le type de détention en cause. La Cour a indiqué que l’arbitraire peut naître lorsqu’il y a eu un élément de mauvaise foi ou de tromperie de la part des autorités ; que l’ordre de placement en détention et l’exécution de celui-ci ne cadraient véritablement avec le but des restrictions autorisées par l’alinéa pertinent de l’article 5 § 1 ; qu’il n’existait aucun lien entre le motif invoqué pour justifier la privation de liberté autorisée et le lieu et le régime de détention ; et qu’il n’y avait aucun lien de proportionnalité entre le motif de détention invoqué et la détention en question (pour un récapitulatif détaillé de ces principes essentiels, voir James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, précité, §§ 191-195, et Saadi c. Royaume-Uni [GC], précité, §§ 68-74).
36. En l’espèce, la Cour constate que si les requérants ont été conduits au commissariat afin d’établir leur identité (voir paragraphe 5 ci-dessus), ce qui constitue certes une obligation relevant de l’alinéa b) du premier paragraphe de l’article 5 de la Convention, il ressort tant du premier procès-verbal que des observations du Gouvernement (voir paragraphe 22 ci-dessus) que le motif principal de l’arrestation et de la détention des requérants était de les empêcher de se rendre à Ankara et ainsi de participer aux manifestations qualifiées d’illégales.
37. Cela étant constaté, en ce qui concerne la suite des évènements, la Cour note que même si le Gouvernement soutient que les requérants ont été conduits au commissariat pour avoir résisté aux policiers, aucun élément dans le dossier démontre qu’une action quelconque a été entreprise concernant ce chef d’accusation. Cet élément ne peut donc justifier la longueur de la détention.
38. Par ailleurs, la Cour observe que les requérants n’ont été relaxés qu’à 14 h 50 alors que leurs identités avaient été déterminés à 4 h 50. À supposer même que les forces de sécurité les aient conduits au commissariat en raison de leur refus de décliner leur identité et afin d’établir les amendes administratives, rien ne justifie leur détention à partir de 4 h 50, l’heure du procès-verbal à partir de laquelle l’identité de 74 personnes dont les requérants avait été déterminée (voir, mutatis mutandis, Vasileva c. Denmark, précité, § 41). La Cour estime que la prolongation de la détention au-delà de l’établissement de l’identité confirme que le véritable but était d’empêcher les requérants de se rendre à Ankara pour participer à la manifestation. En tout état de cause, la détention n’était plus justifiée pour assurer l’exécution de l’obligation de décliner l’identité et ne relevait donc plus de l’article 5 § 1 b).
39. Du point de vue du second volet de l’article 5 § 1 c), il ressort des documents contenus dans le dossier et des observations du Gouvernement que lors de l’arrestation, les requérants avaient été informés par les policiers que toutes les manifestations prévues les 28 et 29 mars 2012 dans la capitale avaient été interdites pour des raisons de sécurité et d’ordre public, et les requérants avaient été priés de retourner chez eux, ce qui suppose qu’ils avaient été soupçonnés de perturber la sécurité et l’ordre public s’ils allaient manifester comme prévu. La Cour constate que les autorités n’ont pas démontré de manière convaincante que, selon toute probabilité, les requérants auraient participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’ils n’en avaient pas été empêchés par une arrestation ou d’une détention en vue d’un contrôle d’identité ou d’une autre raison (S., V. et A. c. Danemark, précité, § 91).
40. Les éléments des dossiers ne démontrent pas que toutes les conditions étaient remplies en vue de l’arrestation et de la détention des requérants pour les forcer à exécuter une obligation concrète et déterminée qui leur incombait déjà et qu’ils avaient jusque-là négligé de remplir.
41. À supposer même que l’ingérence dans leur droit à la liberté, protégé par l’article 5 de la Convention, était conforme à la législation nationale, la Cour estime qu’une arrestation n’est admissible que si l’exécution de « l’obligation prescrite par la loi » ne peut être obtenue par des mesures moins sévères (Khodorkovskiy c. Russie, précité, § 136 ), et qu’en outre le principe de proportionnalité veut qu’un équilibre soit ménagé entre la nécessité dans une société démocratique de garantir l’exécution immédiate de l’obligation dont il s’agit, et l’importance du droit à la liberté (Saadi c. Royaume-Uni [GC], précité, § 70 ).
42. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
Article 11
45. Le Gouvernement relève que le fait que les requérants n’aient pas participé à la manifestation qui s’est tenue à Ankara le 28 mars 2012 n’était pas en réalité dû à la décision no 6136 de la préfecture d’Ankara du 26 mars 2012 ; que les requérants n’ont pas révélé leur identité aux policiers et leur ont longtemps résisté en enlevant la barricade au point de contrôle.
46. Il soutient que les autorités ont le devoir de prendre les mesures appropriées en ce qui concerne les manifestations légales afin d’assurer leur conduite pacifique et la sécurité de tous les citoyens ; que par sa décision no 6136 du 26 mars 2012, la préfecture d’Ankara a interdit la manifestation en question afin d’éviter des événements indésirables, de prévenir le désordre et de maintenir la sécurité publique ; que par la lettre du ministère de l’Intérieur datée du 27 mars 2012, la décision de la préfecture d’Ankara a été notifiée à toutes les directions de la sécurité, y compris la direction de la sécurité d’Adana.
Selon le Gouvernement, la décision de la préfecture d’Ankara d’interdire la manifestation poursuivait des objectifs légitimes de maintien de l’ordre public, de prévention de la criminalité et de protection des droits d’autrui, et que l’ingérence en question était proportionnelle à l’objectif légitime.
47. La Cour se réfère aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence et qui ont été rappelés dans l’arrêt Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres c. Turquie (no 20347/07, §§ 91-98, 5 juillet 2016).
48. Elle note qu’il ressort des documents versés au dossier que les requérants ont été arrêtés alors qu’ils étaient en route pour aller à Ankara où ils allaient participer aux manifestations organisées par leur syndicat. Bien que la Cour vienne de constater que la détention des requérants afin d’établir leur identité était conforme à la loi sur l’administration de la justice et à l’article 5 § 1 b) de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus), au vu de l’ensemble des éléments du dossier, la Cour estime que la véritable motivation des autorités a été d’empêcher les requérants de se rendre à Ankara pour participer à la manifestation, ce qui fut d’ailleurs le résultat. Elle observe que les actions des autorités publiques constituent donc une ingérence à leur droit à la liberté de réunion.
49. La Cour rappelle qu’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
50. En l’espèce, la Cour note tout d’abord qu’un arrêté préfectoral avait interdit toute manifestation à Ankara les 28 et 29 mars 2012. La Cour estime que de sérieux doutes se posent quant à la prévisibilité et de la qualité de « loi » dudit arrêté préfectoral au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (dans le même sens, Özbent et autres c. Turquie, nos 56395/08 et 58241/08, § 39, 9 juin 2015). Toutefois eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessite de l’ingérence (paragraphe 40 ci‑dessus), elle juge inutile d’examiner plus avant cette question. Par ailleurs, l’ingérence en cause visait au moins un des buts légitimes mentionnés par le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre ou la protection des droits d’autrui.
51. Quant à la question de savoir si l’ingérence en cause était nécessaire dans une société démocratique, la Cour rappelle que toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, mais que ce fait ne justifie pas non plus, en soi, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion, étant donné qu’on peut attendre des autorités publiques qu’elles fassent preuve d’une certaine tolérance (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, §§ 38-43, 10 juillet 2012). La Cour rappelle également qu’il est du devoir des autorités de prendre les mesures nécessaires pour toute manifestation légale afin de garantir le bon déroulement de celle-ci et la sécurité de tous les citoyens (Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres, précité, § 98).
52. Or, en l’espèce, il semble que la seule mesure qui fut effectivement prise à l’égard des manifestants, dont les requérants, était leur empêchement pur et simple de se rendre à Ankara ce qui a constitué, aux yeux de la Cour, une mesure disproportionnée, qui n’était pas nécessaire à la défense de l’ordre ou à la protection des droits d’autrui (ibidem, §§ 107‑108).
53. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
SİLGİR c. TURQUIE du 3 mai 2022 Requête no 60389/10
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation du requérant à deux ans et un mois de prison (purgée) pour propagande en faveur d’une organisation terroriste pour avoir participé à une manifestation illégale et avoir brandi une affiche avec une photographie de A. Öcalan • Absence de besoin social impérieux et de proportionnalité
a) Principes généraux pertinents
18. La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015, et Kemal Çetin c. Turquie, no 3704/13, § 37, 26 mai 2020).
19. Selon la Cour, toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.
20. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non pas de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier, sous l’angle de l’article 11, les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformément aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC] précité, § 143, Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017, et Adana TAYAD c. Turquie, no 59835/10, § 27, 21 juillet 2020).
21. La Cour rappelle également qu’il ne fait aucun doute que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute ingérence arbitraire des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, 39, 21 juillet 2015, et la jurisprudence citée).
b) Application des principes aux faits de l’espèce
i. Existence d’une ingérence
22. La Cour constate tout d’abord que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans et un mois d’emprisonnement pour avoir enfreint les articles 23 § a), b) et d) et 28 § 1 de la no 2911, d’avoir participé à une déclaration à la presse sur la place de la République en empruntant un itinéraire non défini par les autorités, et sans en informer la sous-préfecture, d’avoir brandi une affiche sur laquelle figurait une photographie de A. Öcalan, et d’avoir fait en conséquence propagande en faveur d’une organisation terroriste. Elle relève que les parties ne contestent pas l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion.
ii. Justification de l’ingérence
23. La Cour rappelle qu’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
24. En l’espèce, alors que le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par les articles 23 et 28 § 1 de la loi no 2911 et poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, le requérant ne se prononce pas sur le sujet.
A l’instar du Gouvernement, la Cour constate que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
25. En ce qui concerne la question de savoir si l’interprétation par les juridictions internes de l’infraction de la propagande en faveur d’une organisation terroriste pouvait raisonnablement être prévue par le requérant à l’époque des faits, la Cour observe que le tribunal correctionnel de Viranşehir a considéré que le requérant avait participé à la manifestation du 9 septembre 2005 et avait commis les infractions prévues par les articles 23 a), b) et d) et 28 § 1 de la loi no 2911. Le requérant a donc été reconnu coupable d’avoir fait la propagande en faveur d’une organisation terroriste, parce qu’il avait participé à une manifestation illégale, tenue dans les lieux autres que ceux indiqués par les autorités compétentes et qu’il avait brandi un portrait de A. Öcalan.
26. La Cour note que les jugements des juridictions internes n’ont pas détaillé les raisons pour lesquels les actes reprochés au requérant devaient être considérés constitutifs d’une propagande en faveur d’une organisation terroriste, et elle a par conséquent des doutes quant à l’existence d’une base légale suffisante et que l’exigence de la prévisibilité soit remplie (pour l’absence de controverse entre les parties, voir Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § § 7 et 73, 27 février 2018).
27. Pour les raisons énoncées ci-après, la Cour estime qu’elle n’est pas tenue de parvenir à une conclusion définitive sur la question de la légalité dans la mesure où elle concerne la condamnation du requérant en vertu des articles 23 a), b) et d) et 28 § 1 de la loi no 2911 (voir, mutatis mutandis, Gülcü c. Turquie, no 17526/10, § 108, 19 janvier 2016).
28. Les dispositions en question punissent d’une peine d’emprisonnement le fait de participer à une manifestation organisée en violation de la loi. Elle note qu’en l’espèce la manifestation a été considérée comme illégale au regard des dispositions susmentionnées pour trois motifs : d’abord en raison de l’absence d’une déclaration préalable (alinéa a) ; ensuite en raison de l’utilisation de pancarte considérée illégale (alinéa b) ; enfin en raison du lieu de son organisation. Sur le point b), le jugement du tribunal correctionnel ne fait que mentionner que le requérant portait l’affiche de A. Öcalan.
29. Dans la présente affaire, la Cour observe donc que le requérant a été condamné, au pénal, à deux ans et un mois de prison, et que le requérant a déjà purgé cette peine, notamment pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, au motif qu’il avait participé à une manifestation illégale, tenue dans les lieux autres que ceux indiqués par les autorités compétentes et qu’il avait brandi un portrait de A. Öcalan.
30. Or la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le fait de brandir le portrait de A. Öcalan lors d’une manifestation ne peut être considéré comme une forme d’expression exhortant à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou encore, comme dans le cas d’espèce, la propagande en faveur d’une organisation terroriste (voir, mutatis mutandis, Agit Demir c. Turquie, précité, § 75 et la jurisprudence citée).
31. En ce qui concerne l’absence d’une déclaration préalable et le lieu de la manifestation et la participation du requérant à la déclaration à la presse, il ressort des éléments du dossier qu’après lecture de la déclaration de presse les manifestants s’étaient dispersés dans le calme sans commission ni même menaces de troubles à l’ordre public. Il n’y avait pas non plus eu de débordements qui auraient obligé les autorités administratives ou de police à intervenir pour le maintien de l’ordre public au palais de justice ou alentour, pas même en matière de circulation. En l’absence de violence de la part des manifestants, comme en l’espèce, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de son contenu. C’est pourquoi, à la lumière de ces considérations, la Cour estime que lorsque les autorités internes doivent faire face à une manifestation qui s’est déroulée de manière pacifique, comme en l’espèce, il est de leur devoir de mettre en balance les différents intérêts concurrents, à savoir le droit du requérant de manifester pacifiquement et celui des autorités internes de maintenir l’ordre public (Akarsubaşı c. Turquie, précité, §§ 42 et 43).
32. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant sur le fondement de articles 23 § a), b) et d) et 28 § 1 de la loi no 2911, pour les faits susmentionnés, les autorités nationales n’ont pas mis en balance le droit de l’intéressé à la liberté de réunion pacifique et les buts légitimes poursuivis de façon adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence (mutatis mutandis, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 34, 17 avril 2018, et Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 40, 4 septembre 2018).
33. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que ni les arguments avancés par le Gouvernement ni les motifs avancés par les juridictions nationales ne permettent de penser que la condamnation pénale du requérant pouvait raisonnablement être perçue comme ayant répondu à un « besoin social impérieux ».
34. Enfin, quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle que la nature et la gravité des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en compte, et elle renvoie à cet égard à sa jurisprudence selon laquelle les sanctions pénales appellent une justification particulière (Kudrevičius et autres, précité, § 146). En l’occurrence, la Cour constate que le requérant a été condamné à deux ans et un mois de prison pour avoir participé à une manifestation pacifique et brandi la photographie de A. Öcalan et que cette peine a été purgée du 18 septembre 2010 au 18 janvier 2012. La Cour estime qu’il s’agit d’une peine particulièrement lourde, et considère que les motifs invoqués par l’État défendeur, la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui, ne correspondent à aucun besoin social impérieux. Quand bien même ils seraient pertinents, ils ne suffiraient pas à montrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d’appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu’il n’y avait aucun lien de proportionnalité raisonnable entre les restrictions apportées au droit du requérant à la liberté de réunion et quelque but légitime pouvant avoir été poursuivi (mutatis mutandis, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 146, 15 novembre 2018). Par ailleurs, elle estime que cette peine était de nature à avoir un « effet dissuasif » pour l’exercice par l’intéressé de son droit de manifester garanti par l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Akarsubaşı et Alçiçek c. Turquie, no 19620/12, § 36, 23 janvier 2018).
35. Au vu de ce qui précède, et eu égard à la place éminente de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], précité, § 142), la Cour conclut que la condamnation du requérant n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
36. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse du 15 mars 2022 requête no 21881/20
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Interdiction générale des réunions publiques, pendant deux mois et demi au début de la pandémie de Covid-19, assortie de sanctions pénales et sans contrôle juridictionnel de proportionnalité • Mesure radicale impactant l’activité de l’association requérante pendant un laps de temps considérable et exigeant une justification solide et contrôle judiciaire particulièrement sérieux • Absence d’examen au fond des recours par le Tribunal fédéral durant le confinement généralisé • Pas d’usage de l’art 15 par l’État pour prendre des mesures dérogatoires
La Cour, ne méconnaissant nullement la menace que représente le coronavirus pour la société et la santé publique, conclut néanmoins, à la lumière de l’importance de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique, et en particulier des thématiques et des valeurs que l’association requérante défend en vertu de ses statuts, du caractère général et de la durée considérablement longue de l’interdiction des manifestations publiques entrant dans le champ des activités de l’association requérante, ainsi que de la nature et de la sévérité des sanctions pénales prévues, que l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 11 n’était pas proportionnée aux buts poursuivis. La Cour relève par ailleurs que les tribunaux internes n’ont pas procédé à un contrôle effectif des mesures litigieuses pendant la période pertinente. Dès lors, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce. Par conséquent, l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 11 de la Convention.
FAITS
La requérante, la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), est une association de droit suisse ayant son siège à Genève. Elle a pour but statutaire de défendre les intérêts des travailleurs et de ses organisations membres, notamment dans le domaine des libertés syndicales et démocratiques. Elle indique organiser et participer chaque année à des dizaines de manifestations dans le canton de Genève. Dans cette affaire, elle se plaint d’avoir été privée du droit d’organiser des manifestations publiques et de prendre part à pareilles manifestations à la suite des mesures adoptées par le Gouvernement dans la lutte contre le coronavirus en vertu de l’Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (O.2 Covid-19) adopté le 13 mars 2020 par le Conseil fédéral. Sur cette base, les manifestations publiques et privées furent interdites à partir du 16 mars 2020. L’interdiction fut assortie d’une sanction pénale privative de liberté ou pécuniaire en cas de non-respect. Le 26 mai 2020, l’association requérante saisit la Cour européenne des droits de l’homme, se plaignant d’avoir été contrainte à la suite de l’adoption de l’O.2 Covid-19, de renoncer à l’organisation d’une manifestation prévue le 1er mai 2020 et avoir retiré sa demande d’autorisation.
À partir du 30 mai 2020, l’interdiction de rassemblement fut assouplie (maximum 30 personnes). Les événements réunissant plus de 1000 personnes furent interdits jusqu’à la fin du mois d’août. Le 20 juin 2020, l’interdiction des manifestations fut levée, avec obligation de porter le masque.
Article 11 (liberté de réunion et d’association)
La recevabilité
En ce qui concerne la qualité de victime, la Cour conclut que, l’association requérante – ayant été obligée d’adapter son comportement, voire de renoncer, afin d’éviter des sanctions pénales, à organiser des manifestations publiques qui auraient contribué à la réalisation de son but statutaire – peut se prétendre victime d’une violation de la Convention. En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, la Cour note que l’association requérante n’a pas bénéficié, au moment des faits, d’un recours effectif et disponible en pratique qui lui aurait permis de se plaindre d’une violation de sa liberté de réunion au sens de l’article 11 de la Convention. En particulier que, bien que les ordonnances fédérales puissent en général faire l’objet d’un contrôle préjudiciel de constitutionnalité par le Tribunal fédéral, y compris en l’absence d’un intérêt actuel, la haute juridiction suisse, dans les circonstances très particulières du confinement généralisé déclaré par le Conseil fédéral dans la lutte contre le coronavirus, s’est abstenue de procéder à un examen sur le fond des recours introduits en matière de liberté de réunion et n’a pas contrôlé la compatibilité de l’O.2 Covid-19 avec la Constitution. La Cour déclare donc la requête recevable.
Fond
La Cour estime que l’interdiction de se réunir publiquement, s’inscrivant dans le cadre des mesures prises par le Gouvernement dans la lutte contre le coronavirus, constitue une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion de la requérante. Cette ingérence était prévue par l’O.2 Covid-19 et visait la protection de la santé ainsi que des droits et libertés d’autrui.
Concernant la nécessité de la mesure dans une société démocratique, la Cour rappelle les principes énumérés dans l’affaire Kudrevičius et autres2 . Ensuite, elle reconnaît, en l’espèce, que la menace pour la santé publique provenant du coronavirus était très sérieuse, que les connaissances sur les caractéristiques et la dangerosité du virus étaient très limitées au stade initial de la pandémie et, dès lors, que les États ont dû réagir rapidement pendant la période considérée dans la présente affaire. Elle tient également compte des intérêts opposés en jeu dans le contexte très complexe de la pandémie, et notamment de l’obligation positive imposée aux États parties à la Convention de protéger la vie et la santé des personnes se trouvant sous leur juridiction en vertu, notamment, des articles 2 et 8 de la Convention. La Cour estime d’emblée qu’une interdiction générale d’un certain comportement est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu. Il s’ensuit que, entre le 17 mars et le 30 mai 2020, toutes les manifestations par lesquelles l’association requérante aurait pu poursuivre ses activités en vertu de son but statutaire ont fait l’objet d’une interdiction générale. Selon la jurisprudence de la Cour, une telle mesure générale exigeait une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu. Or, même à supposer qu’une justification solide existait, à savoir la lutte efficace contre la pandémie mondiale de la maladie à coronavirus, il découle des conclusions tirées lors de l’examen de l’épuisement des voies de recours internes qu’un tel contrôle n’a pas été effectué par les tribunaux internes, et notamment pas par le Tribunal fédéral. Dès lors, la mise en balance des intérêts opposés en jeu, telle que l’exige la Cour dans le cadre de l’examen de la proportionnalité d’une mesure aussi radicale, n’a pas pu être opérée. Cela se révèle d’autant plus préoccupant au regard de la Convention que l’interdiction générale a été maintenue pendant un laps de temps considérable. En outre, la Cour précise que, compte tenu de l’urgence d’apporter une réponse appropriée à la menace inédite du coronavirus à ses débuts, l’on ne saurait certes s’attendre nécessairement au niveau interne à des débats très approfondis, en particulier impliquant le parlement, en vue de l’adoption des mesures urgentes jugées nécessaires dans la lutte contre ce fléau mondial. Dans de telles circonstances, toutefois, un contrôle juridictionnel indépendant et effectif des mesures prises par le pouvoir exécutif s’avère d’autant plus impérieux. Quant à la sanction à infliger en cas de violation de l’interdiction de manifester énoncée par l’O.2 Covid-19, la Cour rappelle que lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière et qu’une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale. Dans le cas d’espèce, le 17 mars 2020, l’article 10d a été inséré dans l’O.2 Covid-19. Cette disposition prévoyait une peine privative de liberté de trois ans maximum ou une peine pécuniaire (sauf commission d’une infraction plus grave au sens du code pénal), pour quiconque s’opposait intentionnellement à l’interdiction de manifester au sens de l’article 6. La Cour estime qu’il s’agit de sanctions très sévères susceptibles de produire un effet dissuasif auprès de potentiels participants ou groupes désireux d’organiser de telles manifestations. Enfin, la Cour estime important de rappeler que la Suisse n’a pas, face à la crise sanitaire mondiale, fait usage de l’article 15 de la Convention permettant à un État partie de prendre certaines mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation. Elle était, dès lors, tenue de respecter la Convention en vertu de son article premier et, s’agissant du cas d’espèce, de se conformer pleinement aux exigences de l’article 11, tenant compte de la marge d’appréciation qui doit lui être reconnue.
La Cour, ne méconnaissant nullement la menace que représente le coronavirus pour la société et la santé publique, conclut néanmoins, à la lumière de l’importance de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique, et en particulier des thématiques et des valeurs que l’association requérante défend en vertu de ses statuts, du caractère général et de la durée considérablement longue de l’interdiction des manifestations publiques entrant dans le champ des activités de l’association requérante, ainsi que de la nature et de la sévérité des sanctions prévues, que l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 11 n’était pas proportionnée aux buts poursuivis. Elle relève par ailleurs que les tribunaux internes n’ont pas procédé à un contrôle effectif des mesures litigieuses pendant la période pertinente. Dès lors, l’État suisse a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce. L’ingérence n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 11 de la Convention et il y a donc violation de cette disposition.
CEDH
36. La Cour rappelle que la notion de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles d’intérêt ou de qualité pour agir (Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 35, CEDH 2004‑III, et Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, no 26698/05, § 38, 27 mars 2008). Elle concerne au premier chef les victimes directes de la violation alléguée, soit les personnes directement touchées par les faits prétendument constitutifs de l’ingérence (Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 31, série A no 142 ; Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, § 43, série A no 246‑A ; Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, §§ 39-41, série A no 295‑A ; Tanrıkulu et autres c. Turquie (déc.), no 40150/98, 6 novembre 2001, et SARL du Parc d’Activités de Blotzheim c. France, no 72377/01, § 20, 11 juillet 2006).
37. Par ailleurs, la Cour reconnaît également à titre très exceptionnel la qualité de victime à certaines personnes susceptibles d’être touchées par les faits prétendument constitutifs de l’ingérence. C’est ainsi qu’elle a admis la notion de victime potentielle, dans les cas suivants : lorsque le requérant n’était pas en mesure de démontrer que la législation qu’il incriminait lui avait été effectivement appliquée, du fait du caractère secret des mesures qu’elle autorisait (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 34, série A no 28) ; lorsque le requérant était obligé de changer de comportement sous peine de poursuites pénales (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, §§ 40-41, série A no 45 ; Norris, précité, § 29, et Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 29, Recueil 1998‑I) ou lorsque le requérant faisait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation critiquée (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 27, série A no 31 ; Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 42, série A no 112, et Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 35, CEDH 2008).
38. En tout état de cause, que la victime soit directe, indirecte ou potentielle, il doit exister un lien entre le requérant et le préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la violation alléguée. En effet, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits qui y sont reconnus ; elle n’autorise pas non plus des requérants à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention (Norris, précité, § 31, et Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, CEDH 2009).
39. S’agissant des associations sans but lucratif, la Cour considère qu’elles ne sauraient se prétendre elles-mêmes victimes de mesures qui auraient porté atteinte aux droits que la Convention reconnaît à leurs membres (Association des amis de Saint-Raphaël et de Fréjus et autres c. France (déc.), no 45053/98, 29 février 2000, et Čonka et Ligue des droits de l’homme c. Belgique (déc.) no 51564/99, 13 mars 2001).
40. En l’espèce, la Cour relève qu’avant la pandémie, l’association requérante avait organisé de nombreuses manifestations, en particulier de défense des libertés syndicales et démocratiques, ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement. À la suite de l’introduction des mesures de lutte contre le coronavirus, elle s’est trouvée empêchée de le faire, sous peine de poursuites pénales pouvant déboucher sur des peines de prison. Elle prétend s’être vue contrainte de renoncer, en particulier, à organiser une manifestation prévue pour le 1er mai 2020 et avoir retiré sa demande d’autorisation.
41. Par ailleurs, dans la mesure où l’association requérante s’est ainsi vue privée de moyens importants pour la poursuite de son but statutaire, il existe un lien suffisant entre elle et le préjudice qu’elle estime avoir subi à la suite de la violation alléguée de l’article 11 de la Convention.
42. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que, l’association requérante ayant été obligée d’adapter son comportement, voire de renoncer, afin d’éviter des sanctions pénales, à organiser des manifestations publiques qui auraient contribué à la réalisation de son but statutaire, elle peut se prétendre victime d’une violation de la Convention.
52. Les dispositions de l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, notamment, les arrêts Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, ou Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui (voir, par exemple, Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, §§ 89 et 92, série A no 13).
53. L’article 35 § 1 de la Convention prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il incombe au Gouvernement qui plaide le non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).
54. La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte de l’affaire. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 § 1 de la Convention doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Ringeisen, précité, §§ 89 et 92). Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar et autres, précité, § 69).
55. S’agissant du cas concret, le Gouvernement, se fondant sur le droit et la pratique internes pertinents exposés ci-dessus, estime que rien n’aurait empêché l’association requérante de demander l’autorisation d’organiser une manifestation publique en vertu des dérogations prévues à l’article 7 de l’Ordonnance 2 Covid-19 combinées avec les articles 3 à 5 de la LMDPu-GE (paragraphe 23 ci-dessus). Il expose qu’un refus des autorités cantonales aurait, le cas échéant, pu faire l’objet d’un recours devant la Cour de Justice du canton de Genève en vertu des dispositions pertinentes de la LPA-GE (paragraphe 24 ci-dessus), puis devant le Tribunal fédéral par le biais d’un recours en matière de droit public (article 82 de la LTF, paragraphe 17 ci‑dessus) visant à faire constater à titre préjudiciel, en particulier, une violation du droit international, y compris de la Convention.
56. S’agissant tout d’abord de la possibilité de demander une dérogation, certaines, notamment pour des manifestations ayant pour but l’exercice des droits politiques ou de formation, pouvaient en effet être accordées par l’autorité cantonale en vertu de l’article 7, let. a) de l’O.2 Covid-19 dans sa version du 13 mars 2020. Néanmoins, une fois que l’état de « situation extraordinaire » au sens de l’article 7 de la loi sur les épidémies a été déclaré par le Conseil fédéral le 16 mars 2020 (paragraphe 18 ci-dessus), toutes les manifestations publiques et privées ont été interdites. Dans la version de l’ordonnance en vigueur à partir du 17 mars 2020, la mention d’une autorisation exceptionnelle visant l’exercice des droits politiques avait été supprimée (paragraphe 20 ci-dessus). Dès lors, la Cour constate que la possibilité de dérogation pour l’exercice des droits politiques n’a été prévue que dans la version du 13 mars 2020 de l’O.2 Covid-19, qui est restée en vigueur seulement jusqu’au 16 mars 2020, c’est-à-dire pendant un laps de temps très court. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas fourni d’exemple d’un cas provenant du canton de Genève dans lequel les autorités compétentes auraient favorablement accueilli une demande de dérogation en vue de l’organisation d’une manifestation publique pendant la période pertinente. Il n’a dès lors pas prouvé que cette possibilité existait effectivement en pratique.
57. La Cour s’intéresse ensuite à la possibilité, alléguée par le Gouvernement, de contester devant les juridictions suisses le rejet éventuel d’une demande d’autorisation pour une réunion pacifique. Pour autant que le Gouvernement se réfère à l’affaire 2D_32/2020 (arrêt du 24 mars 2021, paragraphe 26 ci-dessus, dans lequel le Tribunal fédéral a conclu que la disposition litigieuse de l’Ordonnance Covid dans le secteur de la culture était contraire à l’article 29a de la Cst. en ce qu’elle excluait tout recours contre les décisions prises en exécution de ladite ordonnance et qu’elle était de ce fait inconstitutionnelle et inapplicable), la Cour rappelle que cet arrêt n’a été rendu que le 24 mars 2021, soit approximativement une année après l’époque considérée dans la présente requête, qui porte sur les semaines qui ont suivi l’adoption de l’O.2 Covid-19 le 13 mars 2020. Surtout, cette affaire concernait le droit d’accès à la justice dans le cas de prestations dans le domaine de la culture, en d’autres termes un droit et un domaine bien distincts de ceux en question dans le cas d’espèce, qui porte sur l’exercice de la liberté de réunion au sens de l’article 11 de la Convention. Cet arrêt du Tribunal fédéral n’est, dès lors, pas pertinent pour la question de savoir si la requérante pouvait, dans les circonstances de l’espèce, se prévaloir d’un recours effectif en vue de se plaindre d’une violation de l’article 11 de la Convention.
58. S’agissant plus spécifiquement de la liberté de réunion, le Tribunal fédéral, par un arrêt du 12 août 2021 (1C_524/2020, au paragraphe 27 ci‑dessus), a déclaré irrecevable un recours pour défaut d’intérêt actuel dans la mesure où la demande d’autorisation de manifester portait sur une date déjà échue au moment du prononcé de l’arrêt attaqué et où les restrictions auparavant en vigueur avaient été levées et ne se répéteraient très probablement pas de la même manière à l’avenir. Le Tribunal fédéral n’a dès lors pas statué sur le fond du recours et n’a pas procédé à un contrôle préjudiciel de constitutionnalité de l’ordonnance fédérale. La Cour note que, dans cette affaire, même la première instance avait rendu son arrêt après la date de la réunion pour laquelle une autorisation avait été demandée. Or un tel retard n’est pas compatible avec le principe découlant de la jurisprudence bien établie de la Cour selon lequel un recours effectif requiert que le contrôle d’un refus d’autorisation intervienne avant la date même de la réunion ou de l’assemblée prévue (Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 345, 7 février 2017, et Baczkowski et autres c. Pologne, no 1543/06, §§ 81-83, 3 mai 2007). Cet exemple démontre qu’il est peu probable que les tribunaux suisses auraient procédé, dans le contexte très spécifique de l’espèce, à un contrôle préjudiciel de l’ordonnance du Conseil fédéral pertinente dans un délai utile bien que, dans des circonstances normales, les tribunaux suisses, en particulier le Tribunal fédéral, se livrent à un tel examen.
59. Compte tenu de ce qui précède et eu égard au contexte sanitaire et politique global, la Cour n’est pas convaincue que l’association requérante bénéficiât au moment des faits pertinents d’un recours effectif et disponible en pratique qui lui aurait permis de se plaindre d’une violation de sa liberté de réunion au sens de l’article 11 de la Convention. En effet, il ressort de la pratique interne pertinente, en particulier de l’arrêt du Tribunal fédéral du 12 août 2021 (paragraphe 27 ci-dessus) que, bien que les ordonnances fédérales puissent en général faire l’objet d’un contrôle préjudiciel de constitutionnalité par le Tribunal fédéral, y compris en l’absence d’un intérêt actuel, la haute juridiction suisse, dans les circonstances très particulières du confinement généralisé déclaré par le Conseil fédéral dans la lutte contre le coronavirus, s’est abstenue de procéder à un examen sur le fond des recours introduits en matière de liberté de réunion et n’a pas contrôlé la compatibilité de l’O.2 Covid-19 avec la Constitution.
60. En conséquence, la Cour rejette l’exception de non-épuisement de voies de recours internes formulée par le Gouvernement.
Conclusions sur la recevabilité
61. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
Sur le fond
a) Ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 11 de la Convention
75. Il n’est pas contesté par les parties que l’interdiction de se réunir publiquement s’inscrivant dans le cadre des mesures prises par le Gouvernement dans la lutte contre le coronavirus constitue une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion de la requérante tel que garanti par l’article 11 § 1 de la Convention.
b) Justification de l’ingérence
76. Une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion ne peut se justifier que si les exigences du paragraphe 2 de l’article 11 sont remplies. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre. La Cour est dès lors appelée à vérifier si ces conditions étaient réunies dans le cas d’espèce.
Base légale et but légitime
77. Dans le cas présent, il n’est pas contesté que l’ingérence reposait sur l’article 6 et suivants de l’O.2 Covid-19. Pour autant que l’association requérante invoque certains arguments relatifs à la qualité de la base légale, notamment le fait que l’interdiction générale de manifester reposait sur une simple ordonnance du Gouvernement, non approuvée par le parlement, et qu’elle allègue un défaut de précision concernant les mesures prévues, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (voir, parmi d’autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 108, CEDH 2015, avec d’autres affaires citées).
78. La Cour rappelle par ailleurs que, pour répondre aux exigences de qualité de la loi, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention et que, lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite (voir, parmi d’autres, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000‑XI, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, et Lashmankin et autres, précité, § 411). En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (ibidem.).
79. Cela étant, dans la mesure où elle considérera les restrictions litigieuses de toute façon excessives à la lumière du critère de la nécessité dans une société démocratique (paragraphes 84-89 ci-dessous), la Cour ne s’estimera pas obligée de répondre à la question de savoir si la qualité de la loi était en l’espèce conforme aux exigences de l’article 11 § 2 de la Convention.
80. S’agissant des buts légitimes au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, le Gouvernement soutient que les mesures litigieuses poursuivaient en particulier deux buts au sens de l’article 11 § 2, à savoir la protection de la santé et la protection des droits et libertés d’autrui. La partie requérante ne remet pas ces buts en question et la Cour est prête à les accepter.
α) Les principes applicables
81. Les principes devant guider la Cour dans l’appréciation de la question de savoir si les mesures litigieuses étaient nécessaires dans une société démocratique ont été énumérés dans l’affaire Kudrevičius et autres, précitée (références omises) :
« 142. La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée (...). C’est au demeurant à la Cour de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (...).
143. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...).
144. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 11 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (...).
(...)
146. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit (...). Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière (...). Une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale (...), notamment d’une privation de liberté (...). Ainsi, la Cour doit examiner avec un soin particulier les affaires où les sanctions infligées par les autorités nationales pour des comportements non violents impliquent une peine d’emprisonnement (...) »
82. La Cour ajoute encore que l’État peut, dans le respect des dispositions de la Convention, adopter des mesures générales qui s’appliquent à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel, même si ces mesures risquent de conduire à des difficultés dans certains cas particuliers (Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 106, CEDH 2013 (extraits), ou Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112‑115, CEDH 2006‑IV).
83. Enfin, la Cour estime également que l’examen de la proportionnalité des mesures doit tenir compte de l’effet dissuasif que celles-ci sont susceptibles de produire, et notamment du fait que l’interdiction préalable d’une réunion risque de dissuader de potentiels participants d’y prendre part (voir, dans ce sens, Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 77, CEDH 2006‑II).
β) Application des principes susmentionnés
84. S’agissant de la présente affaire, il découle des principes susmentionnés que la Suisse jouissait d’une certaine marge d’appréciation dans la détermination des restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention, mais que celle-ci n’était néanmoins pas illimitée. C’est au demeurant à la Cour, dans le cadre de son contrôle et à la lumière des circonstances concrètes de l’espèce, de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention. À cet égard, elle reconnaît que la menace pour la santé publique provenant du coronavirus était très sérieuse, que les connaissances sur les caractéristiques et la dangerosité du virus étaient très limitées au stade initial de la pandémie et, dès lors, que les États ont dû réagir rapidement pendant la période considérée dans la présente affaire. De surcroît, la Cour ne méconnaît pas non plus que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 92, 8 juillet 2019, et Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 47-48, CEDH 2005‑X). Il s’ensuit, s’agissant du cas d’espèce, que la Cour tient compte des intérêts opposés en jeu dans le contexte très complexe de la pandémie, et notamment de l’obligation positive imposée aux États parties à la Convention de protéger la vie et la santé des personnes se trouvant sous leur juridiction en vertu, notamment, des articles 2 et 8 de la Convention (Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 282, 8 avril 2021).
85. La Cour estime d’emblée qu’une interdiction générale d’un certain comportement est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu (voir, par exemple, Lacatus c. Suisse, no 14065/15, § 101, 19 janvier 2021, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 82, CEDH 2005‑IX, et Schlumpf c. Suisse, no 29002/06, § 115, 8 janvier 2009). En vertu de l’article 6, alinéa premier, de l’O.2 Covid-19 (version du 13 mars 2020), les manifestations publiques ou privées accueillant simultanément 100 personnes ou plus ont été interdites (paragraphe 19 ci-dessus). Comme exposé lors de l’examen de l’épuisement des voies de recours internes (paragraphe 56 ci-dessus), certaines dérogations exceptionnelles, notamment pour des manifestations ayant pour but l’exercice des droits politiques ou de formation, ont pu être accordées par l’autorité cantonale pendant quelques jours en vertu de l’article 7 lettre a) de l’ordonnance. En revanche, une fois que le Conseil fédéral eut déclaré l’état de « situation extraordinaire » au sens de l’article 7 de la loi sur les épidémies le 16 mars 2020, toutes les manifestations publiques et privées ont été interdites. Dans la version de l’ordonnance en vigueur à partir du 17 mars 2020, la mention d’une autorisation exceptionnelle visant l’exercice des droits politiques avait été supprimée (paragraphe 20 ci-dessus). Le 20 mars 2020, le Conseil fédéral a durci encore ces mesures en interdisant les rassemblements de plus de cinq personnes dans l’espace public, sans dérogation possible. Ce n’est qu’à partir du 30 mai 2020 que les rassemblements réunissant jusqu’à 30 personnes ont à nouveau été autorisés. Puis, à partir du 6 juin 2020, les manifestations privées et publiques jusqu’à 300 personnes ont été à nouveau autorisées (paragraphe 14 ci-dessus).
86. Il s’ensuit que, entre le 17 mars et le 30 mai 2020, toutes les manifestations par lesquelles l’association requérante aurait pu poursuivre ses activités en vertu de son but statutaire ont fait l’objet d’une interdiction générale. Selon la jurisprudence précitée, une telle mesure générale exigeait une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu. Or, même à supposer qu’une justification solide existait, à savoir la lutte efficace contre la pandémie mondiale de la maladie à coronavirus, il découle des conclusions tirées lors de l’examen de l’épuisement des voies de recours internes (paragraphes 57-59 ci-dessus) qu’un tel contrôle n’a pas été effectué par les tribunaux internes, et notamment pas par le Tribunal fédéral. Il s’ensuit que la mise en balance des intérêts opposés en jeu, telle que l’exige la Cour dans le cadre de l’examen de la proportionnalité d’une mesure aussi radicale, n’a pas pu être opérée (Kudrevičius et autres, précité, § 144, avec d’autres références). Cela se révèle d’autant plus préoccupant au regard de la Convention que l’interdiction générale a été maintenue pendant un laps de temps considérable.
87. Par ailleurs, la Cour rappelle que la requérante fait valoir que l’accès aux lieux de travail, tels que des usines ou des bureaux, était toujours autorisé, même lorsque ces lieux accueillaient des centaines de personnes. À cet égard, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas répondu à la question de la partie requérante de savoir pour quelles raisons le maintien de ce type d’activités était possible à la condition que les employeurs prissent des mesures organisationnelles et techniques à même de garantir le respect des recommandations en matière d’hygiène et d’éloignement social, tandis que l’organisation d’une manifestation, dans l’espace public, à savoir en plein air, ne l’était pas, même en respectant les consignes sanitaires nécessaires. La Cour observe à cet égard que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (voir, dans ce sens, Glor c. Suisse, no 13444/04, § 94 CEDH 2009, Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 65, 11 octobre 2011, et Fédération croate de golf c. Croatie, no 66994/14, § 98, 17 décembre 2020).
88. De surcroît, la Cour rappelle que la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière dans la détermination de la proportionnalité d’une mesure générale, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente (Animal Defenders International, précité, § 108), avec d’autres références). Compte tenu de l’urgence d’apporter une réponse appropriée à la menace inédite du coronavirus à ses débuts, l’on ne saurait certes s’attendre nécessairement au niveau interne à des débats très approfondis, en particulier impliquant le parlement, en vue de l’adoption des mesures urgentes jugées nécessaires dans la lutte contre ce fléau mondial. Dans de telles circonstances, toutefois, un contrôle juridictionnel indépendant et effectif des mesures prises par le pouvoir exécutif s’avère d’autant plus impérieux.
89. Quant à la sanction à infliger en cas de violation de l’interdiction de manifester énoncée par l’O.2 Covid-19, la Cour rappelle que lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière et qu’une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale (Kudrevičius et autres, précité, § 146). Dans le cas d’espèce, le 17 mars 2020, l’article 10d a été inséré dans l’O.2 Covid-19. Cet article, qui a été maintenu par la suite, prévoyait une peine privative de liberté de trois ans maximum ou une peine pécuniaire (sauf commission d’une infraction plus grave au sens du code pénal), pour quiconque s’opposait intentionnellement à l’interdiction de manifester au sens de l’article 6. La Cour estime qu’il s’agit de sanctions très sévères susceptibles de produire un effet dissuasif auprès de potentiels participants ou groupes désireux d’organiser de telles manifestations.
90. Enfin, la Cour estime important de rappeler que la Suisse n’a pas, face à la crise sanitaire mondiale, fait usage de l’article 15 de la Convention permettant à un État partie de prendre certaines mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation. Elle était, dès lors, tenue de respecter la Convention en vertu de son article premier et, s’agissant du cas d’espèce, de se conformer pleinement aux exigences de l’article 11, tenant compte de la marge d’appréciation qui doit lui être reconnue.
91. La Cour, ne méconnaissant nullement la menace que représente le coronavirus pour la société et la santé publique, conclut néanmoins, à la lumière de l’importance de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique, et en particulier des thématiques et des valeurs que l’association requérante défend en vertu de ses statuts, du caractère général et de la durée considérablement longue de l’interdiction des manifestations publiques entrant dans le champ des activités de l’association requérante, ainsi que de la nature et de la sévérité des sanctions prévues, que l’ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 11 n’était pas proportionnée aux buts poursuivis. Elle relève par ailleurs que les tribunaux internes n’ont pas procédé à un contrôle effectif des mesures litigieuses pendant la période pertinente. Dès lors, l’État défendeur a outrepassé la marge d’appréciation dont il jouissait en l’espèce. Par conséquent, l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
92. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
SEYFETTİN DEMİR c. TURQUIE du 19 mai 2020 requête n° 45540/09
Article 11 : Le requérant est condamné à une lourde peine de prison, pour avoir manifester sous le prétexte que la manifestation est organisée par le PKK Kurde. Sa condamnation est annulée par la suite mais il avait déjà effectué 4 ans, six mois et 4 jours de prison.
FAITS : Quatre ans, six mois et 4 jours de prison effectués en application d'une condamnation pour avoir participé pacifiquement à une manifestation. Condamnation définitivement annulée par la suite.
5. Le requérant est né en 1988. À la date d’introduction de la requête, il était détenu à Siirt.
6. Le 27 janvier 2008, il fut arrêté en marge d’une manifestation qui avait été organisée à Mersin. Il fut placé en détention provisoire deux jours plus tard.
7. Par un acte d’accusation du 13 février 2008, le procureur de la République d’Adana l’inculpa de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste pour certains actes qu’il lui reprochait d’avoir commis lors de la manifestation susmentionnée.
8. Le 22 mai 2008, la cour d’assises d’Adana, après avoir requalifié les faits, le reconnut coupable du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre et le condamna à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois en application de l’article 314 § 2 du code pénal par renvoi aux articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code. Elle releva à cet égard qu’il avait participé à la manifestation du 27 janvier 2008, qui selon elle avait été organisée à l’instigation du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée), et qu’il avait dissimulé son visage avec un tissu, porté une pancarte sur laquelle était écrite « Jeunesse dans les rangs de HPG [une branche du PKK] », scandé les slogans « Vive le président Apo », « Erdoğan le meurtrier », « AKP, ne te trompe pas, ne nous fais pas perdre notre patience, ne nous fais pas monter dans les montagnes », « président Apo » et « Öcalan, Öcalan », et fait le signe de la victoire avec sa main droite. Elle considéra que ces actes étaient constitutifs de l’infraction de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre.
9. Le 3 décembre 2008, la Cour de cassation rejeta le pourvoi dont l’avait saisie le requérant et confirma l’arrêt de la cour d’assises.
10. Le 18 février 2009, l’arrêt de la Cour de cassation fut déposé au greffe de la cour d’assises.
11. Le 8 mai 2013, la cour d’assises, à la demande du requérant, décida de suspendre l’exécution de la peine infligée à celui-ci, avant de l’annuler par une décision ultérieure du 4 juillet 2013, compte tenu des modifications législatives favorables à l’intéressé qui étaient entre-temps intervenues. Le requérant avait alors déjà purgé quatre ans, six mois et quatre jours de sa peine.
1. Arguments des parties
22. Le requérant voit une mesure disproportionnée et contraire à son droit à la liberté de manifester dans la condamnation pénale à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois qui lui a été infligée du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre pour sa participation à une manifestation.
23. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion pacifique. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que celle-ci était prévue par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du code pénal, qui selon lui répondaient aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité, et qu’elle poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique et la prévention du crime. Il estime aussi qu’eu égard aux actes réputés avoir été commis par le requérant lors de la manifestation du 27 janvier 2008, lesquels auraient contenu une incitation claire aux méthodes de violence du PKK, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
2. Appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
24. La Cour note que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement du chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre en raison de sa participation à une manifestation que les autorités estimaient avoir été organisée à l’instigation du PKK et des actes qu’il était réputé y avoir commis (paragraphe 8 ci‑dessus). Elle observe ensuite que l’intéressé avait déjà purgé une grande partie de sa peine lorsque celle-ci fut annulée (paragraphe 11 ci-dessus). Elle constate que les actes pour lesquels le requérant a été condamné relevaient de l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté de réunion pacifique. Elle considère dès lors que la condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de ce droit.
b) Justification de l’ingérence
25. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 dudit article et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
26. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant sur le chef de commission d’infractions au nom d’une organisation illégale sans en être membre était prévue par la loi, plus précisément par les articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du code pénal.
27. À cet égard, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater dans une affaire similaire qui concernait une condamnation infligée à des requérants en application des dispositions pénales susmentionnées que l’article 220 § 6 du code pénal manquait de prévisibilité au motif que, en raison de l’ample portée des expressions y figurant, il n’assurait pas aux requérants une garantie fiable contre les poursuites arbitraires et que son application pratique n’apparaissait pas pallier cette carence (Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, §§ 56-70, 14 novembre 2017). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette approche.
28. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi », au sens du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par ce paragraphe – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.
29. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.
Csiszer et Csibi c. Roumanie du 5 mai 2020 requêtes n° 71314/13 et 68028/14
Article 11 : L’imposition d’une amende pour avoir organisé une commémoration du bataillon Szekely le jour de la fête nationale roumaine n’a pas violé la Convention
L ’affaire concerne l’imposition d’une amende contraventionnelle aux requérants pour avoir organisé une réunion commémorative le 1 er décembre 2010, date de la fête nationale roumaine, pour célébrer la création du bataillon Szekely. Le 1 er décembre 1918, à Cluj-Napoca, les unités militaires hongroises s’étaient organisées en une formation militaire, « le bataillon Szekely » pour lutter contre l’armée roumaine entrée en Transylvanie. En avril 1919, ce bataillon avait déposé les armes devant l’armée roumaine. Les requérants ont été sanctionnés pour avoir organisé une réunion interdite, sur la base de l’article 26 § 1 a) de la loi n o 60/1991. Les juridictions nationales ont indiqué en outre que ce rassemblement contrevenait à l’article 9 de la loi n o 60/1991, une disposition interdisant les réunions publiques qui poursuivent, entre autres, la propagation des idées de nature fasciste et/ou chauvine, la diffamation du pays et de la nation et l’incitation à la haine nationale. La Cour estime que le refus délibéré des requérants de se conformer aux règles applicables en droit interne constituait un comportement qui rendait la réunion projetée contraire à la loi nationale. Elle note que les autorités nationales ont fourni des raisons pertinentes et suffisantes à même de justifier l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion. En ce qui regarde l’allégation de discrimination en raison de l’appartenance ethnique, la Cour relève que le second requérant n’a pas démontré devant elle que des personnes se trouvant dans la même situation que lui – à savoir des personnes souhaitant organiser des réunions commémoratives contraires à l’article 5 § 2 de la loi n o 60/1991 – n’ont pas été sanctionnées par les autorités et qu’en ce qui concerne les raisons avancées par les tribunaux internes pour entériner la sanction infligée, il convient de noter que ceux-ci n’ont pas fondé leurs décisions sur l’appartenance ethnique du second requérant.
FAITS
Les requérants, MM Lóránt Csiszer et Barna Csibi, sont des ressortissants roumains, nés en 1978 et 1979 et résidant à Miercurea Ciuc. Ils indiquent appartenir à l’ethnie sicule, les Sicules ou Széklers étant un groupe ethnolinguistique de langue hongroise présent essentiellement en Transylvanie et lié historiquement aux Hongrois. Le 1 er décembre 2010, la mairie de Cluj-Napoca organisa dans le centre-ville différentes manifestations pour célébrer la fête nationale de la Roumanie, parmi lesquelles un défilé militaire et une série de concerts en plein air.
Le 12 octobre 2010, M. Csibi envoya une lettre au maire demandant un soutien pour organiser une réunion commémorative le 1 er décembre 2010, de 17 heures à 18 heures, sur la place de l’Union. Le but de la réunion était de commémorer « la création et l’activité du bataillon Szekely ». Le 19 octobre 2010, la mairie de Cluj-Napoca informa par courrier M. Csibi qu’elle ne donnait pas son accord au motif qu’un autre événement, déjà approuvé, devait se tenir en cet endroit. La mairie indiqua aussi qu’elle n’autorisait le déroulement de la réunion dans aucun autre endroit du centreville. M. Csibi saisit le tribunal départemental de Cluj-Napoca d’une action en contentieux administratif dirigée contre le conseil local ; le tribunal départemental rejeta son action. Le 1 er décembre 2010, vers 16 h 30, des policiers et une équipe de l’unité de gendarmes mobiles interpellèrent MM. Csiszer et Csibi au moment où ceux-ci sortaient d’un l’hôtel-restaurant situé dans une rue perpendiculaire à la place de l’Union, en compagnie de six autres personnes. M. Csiszer fut sanctionné par un procès-verbal dressé le même jour par les gendarmes et se vit infliger une amende de 10 000 lei roumains (RON) – environ 2 200 euros (EUR). Il saisit le tribunal de première instance de Cluj-Napoca d’une contestation. Le tribunal de première instance rejeta la contestation et M. Csiszer forma un recours contre ce jugement. Par un arrêt définitif du 5 juin 2013, le tribunal départemental de Cluj rejeta le recours pour défaut de fondement. M. Csibi, de son côté, fut sanctionné par un procès-verbal dressé le même jour, et se vit infliger une amende de 5 000 RON (environ 1 100 EUR). Il saisit le tribunal de première instance d’une action en contentieux administratif Le tribunal de première instance rejeta la contestation et confirma la légalité et le bien-fondé du procès-verbal de contravention. Le tribunal nota d’abord que le bataillon Szekely, aussi désigné par référence à la personne de Albert Wass, dont le commandement se trouvait en Hongrie, à Gyor, représentait une fraction de la « Garde hongroise » et avait une idéologie fasciste. Il nota qu’au moment où le groupe avait été appréhendé, l’un des membres du groupe arborait un drapeau avec les signes des sicules et qu’une autre personne portait une veste noire avec, sur le dos, l’inscription « Wass Albert szov » et exposait une banderole avec l’inscription « Wass Albert Szovetseg ». Le tribunal nota enfin que M. Csibi avait été interpellé au moment où il avait initié et organisé la mise en place d’une réunion interdite selon l’article 9 a) de la loi n o 60/1991.M. Csibi forma un recours contre ce jugement. Le tribunal départemental rejeta le recours et confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance.
ARTICLE 11
La Cour note que les requérants ont été sanctionnés pour avoir organisé une réunion interdite, sur la base de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991, selon lequel constituent des contraventions « l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites ». En outre, les juridictions nationales ont indiqué que ce rassemblement contrevenait à l’article 9 de la loi no 60/1991, une disposition interdisant les réunions publiques qui poursuivent, entre autres, la propagation des idées de nature fasciste et/ou chauvine, la diffamation du pays et de la nation et l’incitation à la haine nationale. Pour justifier les sanctions infligées aux requérants, les autorités nationales ont également mentionné dans les procès-verbaux de contravention que les intéressés avaient organisé une réunion malgré le fait que celle-ci n’avait pas été approuvée en raison de la tenue, au même endroit, d’un autre rassemblement public. Cette raison a été ensuite confirmée par les juridictions internes. La Cour rappelle qu’il est important que les organisateurs de manifestations et les participants à celles-ci se plient aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant les réglementations en vigueur. La Cour réitère que les autorités nationales disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer les mesures appropriées à prendre pour la prévention des troubles lors d’une réunion. Elle rappelle toutefois qu’une situation irrégulière ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion. Cependant, les limites de tolérance des autorités à l’égard d’un rassemblement irrégulier dépendent des circonstances spécifiques de l’espèce. La Cour note que les juridictions nationales ont confirmé que l’article 5 § 2 de la loi n o 60/1991 interdisait d’organiser de manière simultanée deux réunions distinctes au même endroit et que les requérants avaient été avertis par les autorités nationales de l’application de cette disposition légale. Bien qu’aucun comportement violent n’ait été reproché aux requérants, la Cour peut comprendre que les autorités aient pu craindre une détérioration rapide de la situation. En raison de l’ampleur des manifestations légalement prévues, il n’aurait pas été facile pour les autorités nationales d’assurer, en toute sécurité, le déroulement simultané de deux réunions publiques dans le même secteur de la ville. Pour qualifier la réunion commémorative litigieuse d’« interdite » et renforcer ainsi la nécessité d’infliger des sanctions aux intéressés, les juridictions nationales se sont référées, eu égard à l’objet de la commémoration, à l’article 9 a) de la loi n o 60/1991 Les juridictions nationales ont pris en compte la signification historique du bataillon Szekely ainsi que la qualité des requérants de membres de l’unité des Sicules. Les tribunaux internes ont porté une attention particulière au fait que l’un des participants à la réunion commémorative arborait des signes qui rappelaient le nom de Albert Wass. Les juridictions nationales se sont accordées sur le fait que le renvoi au nom de Albert Wass et à ce qu’il représentait en Roumanie pouvait faire douter du but de la réunion commémorative, imposait des clarifications quant à l’objet de ce rassemblement, et pouvait même rendre la réunion interdite par la loi pour cause de propagande d’idées fascistes.
La Cour souligne avoir précédemment dit que des idées ou des comportements ne sauraient être soustraits à la protection de la Convention simplement parce qu’ils sont susceptibles de créer un sentiment de malaise parmi des groupes de citoyens ou parce que certaines personnes peuvent s’en offusquer. Toutefois, dans le contexte de la célébration de la fête nationale de la Roumanie, la tenue de la réunion commémorative litigieuse, que les requérants souhaitaient organiser en utilisant des symboles qui remettaient en cause le but réel de leur commémoration, pouvait générer une certaine tension sociale propice à la violence, étant donné la sensibilité particulière de l’opinion publique aux idées des intéressés, qui pouvaient être perçues comme contraires à celles faisant déjà l’objet d’autres manifestations publiques.
La Cour ne saurait donc juger déraisonnables ou arbitraires les conclusions auxquelles les juridictions roumaines sont parvenues en renforçant la justification des sanctions infligées aux requérants par la contrariété de la réunion commémorative à l’article 9 a) de la loi no 60/1991. La Cour note enfin que l’absence de qualification pénale n’enlève pas aux faits en cause leur caractère dangereux pour l’ordre public. L’unité de gendarmes mobiles a infligé des amendes contraventionnelles aux requérants. Les montants des amendes, bien que différents pour les deux requérants, étaient dans les limites de ceux prévus par l’article 26 § 2 de la loi no 60/19
91. Les intéressés ont par ailleurs eu la possibilité de contester la légalité et le bien-fondé des amendes ainsi que leurs montants devant les juridictions nationales, et ils ont en conséquence bénéficié des garanties procédurales empêchant l’imposition de sanctions abusives. La Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et que les sanctions dénoncées par les intéressés peuvent être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » et « proportionnées au but poursuivi ».
Il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
CEDH
a) Sur l’existence d’une ingérence
82. La Cour note que les requérants entendaient organiser le 1er décembre 2010 une réunion commémorative. Le jour en question, alors qu’ils se trouvaient dans le secteur prévu pour le déroulement de cet événement, les intéressés ont été interpellés par les forces de l’ordre et ainsi empêchés de tenir ladite réunion, et ils se sont vu aussi infliger des amendes contraventionnelles par les gendarmes pour avoir organisé le rassemblement litigieux (paragraphes 21-23 et 28 ci-dessus).
83. Eu égard à l’intervention des autorités, qui ont empêché la tenue de la réunion commémorative en question, et aux sanctions infligées aux requérants, de l’avis de la Cour, il y a eu ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de réunion au sens de l’article 11 de la Convention.
84. Pareille ingérence emporte violation de cette disposition, à moins qu’il ne soit établi qu’elle était « prévue par la loi », qu’elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 11 et qu’elle était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts (voir, par exemple, Kudrevičius et autres, précité, § 102, et Djavit An, précité, § 63).
b) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »
85. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi visent la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (voir, parmi d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, et Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 153, CEDH 2013).
86. En particulier, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (voir, par exemple, Djavit An, précité, § 65).
87. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Kudrevičius et autres, précité, § 110, et la jurisprudence qui y est citée).
88. La Cour relève qu’en l’espèce il y avait plusieurs raisons fournies par les autorités pour justifier les amendes infligées aux requérants. Ainsi, dans les procès-verbaux de contravention, il était reproché aux requérants d’avoir organisé une réunion commémorative alors qu’ils avaient été informés de la tenue d’une autre réunion au même endroit et en même temps (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). Par la suite, les juridictions nationales ont confirmé les procès-verbaux de contravention, tout en mentionnant que la réunion commémorative ne pouvait pas avoir lieu aux motifs qu’elle n’avait pas été autorisée (paragraphe 27 ci-dessus), que deux réunions ne pouvaient pas avoir lieu au même endroit en même temps, et ce indépendamment de leur caractère, et que, compte tenu de l’événement commémoré, la réunion litigieuse était, de par sa nature même, interdite par la loi (paragraphes 27 et 36 ci-dessus).
89. La Cour observe que toutes ces raisons figuraient dans le droit interne, et plus particulièrement dans les articles 5 § 2, 9 § 1 a) et 26 § 1 a) de la loi 60/1991, qui ont été mentionnés dans les décisions rendues par les juridictions nationales (paragraphes 23, 27, 28, 36 et 44 ci-dessus). La loi en question ayant été publiée au Journal officiel (paragraphe 44 ci-dessus), le contenu de ces articles était accessible à toute personne souhaitant organiser une réunion publique.
90. La Cour prend note de l’argument du premier requérant selon lequel la loi interne n’imposait pas une autorisation préalable aux réunions commémoratives, de sorte que l’une des raisons mentionnées par les juridictions nationales pour justifier la sanction qui lui avait été infligée, à savoir l’absence d’autorisation de la réunion (paragraphe 73 ci-dessus), n’était pas prévue par la loi. La Cour observe à cet égard que, d’après le texte de l’article 3 de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessus), les réunions commémoratives ne devaient pas faire l’objet d’une autorisation préalable auprès des autorités locales. D’ailleurs, cet élément a été noté aussi par le tribunal départemental (paragraphe 27 ci-dessus). De même, dans ses observations, le Gouvernement n’a pas mentionné que les réunions commémoratives nécessitaient une autorisation préalable. Dès lors, la Cour ne saurait considérer que cette raison pouvait constituer une base légale pour l’ingérence dénoncée par le premier requérant. Toutefois, de l’avis de la Cour, les autres raisons prévues aux articles 5 § 2 et 9 § 1 a) de la loi 60/1991 (à savoir, la tenue d’une autre réunion au même endroit et en même temps et le fait que la nature de l’événement commémoré rendait la réunion interdite) fournissent une base légale à ladite ingérence (paragraphes 88 et 89 ci‑dessus).
91. La Cour prend note aussi de l’argument formulé par le second requérant devant elle au sujet de la prévisibilité de la base légale de sa condamnation à l’amende contraventionnelle : l’intéressé allègue en particulier avoir été sanctionné pour « l’intention » d’organiser une réunion et d’y participer, hypothèse qui ne serait pas couverte par la loi (paragraphe 75 ci-dessus).
92. À cet égard, la Cour relève que le second requérant a été sanctionné sur la base de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991, selon lequel constituent des contraventions « l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites », pour avoir organisé une réunion interdite et y avoir participé. Or, d’après le procès-verbal de contravention dressé contre ce requérant (paragraphe 28 ci-dessus), il était reproché à ce dernier d’avoir « organisé » une réunion commémorative. En se fondant sur des éléments de preuve versés au dossier, parmi lesquels un enregistrement vidéo, les tribunaux nationaux ont considéré comme établi que ledit requérant avait été appréhendé à sa sortie de l’hôtel-restaurant A., en compagnie des autres personnes de son groupe (paragraphes 33 et 35 ci‑dessus), au moment où il s’apprêtait à se préparer pour la réunion commémorative, et ils ont jugé que l’intéressé était donc en train d’organiser la mise en place de celle-ci (paragraphe 36 ci‑dessus).
93. La Cour admet que la notion d’« organisation » figurant à l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991 pourrait se prêter à différentes interprétations. Cependant, étant donné que des activités très diverses sont susceptibles d’être englobées dans cette notion, il serait irréaliste d’attendre du législateur national qu’il en dresse une liste exhaustive. En outre, de par leur nature même, les activités d’organisation d’une réunion sont nécessairement antérieures dans le temps au moment effectif du déroulement de la réunion prévue. Dès lors, la Cour estime que le libellé de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991 répond aux exigences qualitatives qui se dégagent de sa jurisprudence.
94. De plus, la Cour est d’avis que l’interprétation de cette disposition par les juridictions internes en l’espèce n’était ni arbitraire ni imprévisible, et que le second requérant pouvait prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, que ses actes pouvaient relever de la notion d’« organisation », et donc appeler l’application de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991.
95. Dans ce contexte, la Cour estime qu’il convient de distinguer le cas des requérants du cas de M.G.B, auquel ceux-ci se réfèrent (paragraphe 81 ci-dessus). D’après les documents mis à sa disposition, M.G.B. avait été sanctionné, à l’origine, pour avoir « participé » à une réunion publique non déclarée, non enregistrée ou interdite – hypothèse régie par l’article 26 § 1 d) de la loi no 60/1991 –, et non pas pour avoir organisé une telle réunion (paragraphes 39 et 40 ci-dessus). L’issue différente de l’affaire concernant les requérants est justifiée par les qualités respectives distinctes des intéressés dans les événements du 1er décembre 2010.
96. Compte tenu de ce qui précède, la Cour juge que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion était « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention.
97. Pour autant que les requérants contestent la justesse des conclusions des autorités nationales selon lesquelles les articles 5 § 2 et 9 de la loi no 60/1991 étaient applicables aux faits de l’espèce, la Cour estime que ce point doit être abordé dans le cadre de l’examen de la nécessité dans une société démocratique, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, de l’ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de réunion (voir, mutatis mutandis, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 82 ; paragraphes 103 à 117 ci-dessous).
c) Sur le but de l’ingérence
98. La Cour rappelle que la liste des exceptions au droit à la liberté de réunion énumérées dans l’article 11 de la Convention est limitative. La définition de ces exceptions est nécessairement restrictive et appelle une interprétation étroite (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).
99. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour admet que l’ingérence dénoncée par les requérants tendait non seulement à la conciliation du droit à la liberté de réunion et de droits et intérêts juridiquement protégés (dont la liberté d’aller et de venir) d’autrui, mais surtout à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.
d) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
Principes généraux
100. Les principes généraux applicables en la matière ont été ainsi résumés par la Cour dans l’arrêt Kudrevičius et autres (précité, §§ 142‑146) :
« 142. La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée (Barraco [c. France, no 31684/05, § 42, 5 mars 2009]). C’est au demeurant à la Cour de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Osmani et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001-X, et Galstyan [c. Arménie, no 26986/03, § 114, 15 novembre 2007]).
143. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 89, 17 juillet 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, Barraco, précité, § 42, et Kasparov et autres [c. Russie, no 21613/07, § 86, 3 octobre 2013]). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Rai and Evans [c. Royaume-Uni (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009.], et Gün et autres [c. Turquie, no 8029/07, § 75, 18 juin 2013] ; voir également Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998‑I, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 46, 8 juillet 1999).
144. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 11 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Osmani et autres, décision précitée, Skiba [c. Pologne (déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009], Fáber [c. Hongrie, no 40721/08, § 41, 24 juillet 2012], et Taranenko [c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014]).
145. La liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 86). Les mesures entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que puissent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98 et 2 autres, § 76, 12 juillet 2005, Sergueï Kouznetsov [c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008], Alekseyev [c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 80, 21 octobre 2010], Fáber, [précité,] § 37, Gün et autres, [précité,] § 70, et Taranenko, [précité,] § 67).
146. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 70, CEDH 1999‑VI, Osmani et autres, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 82). Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière (Rai et Evans, décision précitée). (...) »
Application de ces principes en l’espèce
101 À titre liminaire, la Cour note que les requérants ont été sanctionnés sur la base de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991, selon lequel constituent des contraventions « l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites » (paragraphe 44 ci-dessus), pour avoir organisé une réunion interdite. Même si l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991, interdisant d’organiser de manière simultanée deux réunions distinctes au même endroit, n’a pas été expressément mentionné dans le libellé des procès-verbaux de contravention, il ressort de ceux-ci que la réunion organisée par les requérants contrevenait à ce texte de loi (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). Dans leur examen de la légalité et du bien‑fondé de ces procès-verbaux, outre la raison déjà précisée dans ces derniers, les juridictions nationales ont indiqué dans le cas des deux requérants, que ce rassemblement contrevenait à l’article 9 de la loi no 60/1991, une disposition interdisant les réunions publiques qui poursuivent, entre autres, la propagation des idées de nature fasciste et/ou chauvine, la diffamation du pays et de la nation et l’incitation à la haine nationale (paragraphes 27, 36 et 90 in fine ci‑dessus).
102. Selon la jurisprudence de la Cour, une juridiction supérieure ou suprême peut, dans certains cas, effacer la violation initiale d’une clause de la Convention : c’est précisément la raison de l’existence de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, prévue à l’article 35 § 1 de la Convention (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 80, 18 octobre 2011, et Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 77, CEDH 2006 XII (extraits)). Dès lors, la Cour examinera les raisons particulières invoquées par les autorités nationales pour justifier l’ingérence.
Les motifs invoqués pour justifier l’ingérence
‒ L’impossibilité d’organiser simultanément et au même endroit des réunions publiques
103 La Cour observe que, pour justifier les sanctions infligées aux requérants, les autorités nationales ont mentionné dans les procès-verbaux de contravention que les intéressés avaient organisé une réunion malgré le fait que celle-ci n’avait pas été approuvée en raison de la tenue, au même endroit, d’un autre rassemblement public. Cette raison, prévue à l’article 5 § 2 de la loi no 60/199, a été ensuite confirmée par les juridictions internes.
104. La Cour note que l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991 fait partie des dispositions générales édictées par le législateur roumain pour l’organisation de toute réunion publique, quel qu’en soit le caractère. Ce texte de loi précise clairement que des réunions publiques ne peuvent pas avoir lieu en même temps et au même endroit, sa raison d’être étant de prévenir d’éventuelles difficultés découlant de l’organisation concomitante de plusieurs manifestations (paragraphe 99 ci-dessus). Il est ici question, de l’avis de la Cour, d’une interdiction de contenu neutre.
105. L’adoption d’une législation qui vise à ménager un équilibre entre ces intérêts concurrents relève, pour la Cour, de la marge d’appréciation des États : les réglementations de ce type en matière d’organisation des manifestations publiques ne se heurtent pas en soi aux principes consacrés par l’article 11 dès lors qu’elles ne constituent pas une entrave dissimulée à la liberté de réunion pacifique protégée par la Convention (voir, mutatis mutandis, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 37, 7 octobre 2008, concernant l’exigence de notification préalable d’un rassemblement sur le sol public).
106. En l’occurrence, étant donné que les requérants ont fondé leurs démarches sur les dispositions de la loi no 60/1991 qui était accessible à tout citoyen (paragraphe 89 ci-dessus), il n’est pas déraisonnable de considérer que les intéressés avaient connaissance du contenu de l’article 5 § 2 de ladite loi et donc de l’exigence imposée par cette norme. La Cour rappelle qu’il est important que les organisateurs de manifestations et les participants à celles-ci se plient aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant les réglementations en vigueur (Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 49, 29 novembre 2007 ; voir également, mutatis mutandis, Éva Molnár, précité, § 41).
107. Il convient de noter ensuite que la mairie, par sa lettre du 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus), avait attiré l’attention du second requérant sur les dispositions légales applicables, et donc sur le caractère contraire à la loi de la réunion commémorative si elle était organisée par les intéressés aux endroits souhaités. La Cour en déduit que les autorités nationales ont donc bien fourni aux requérants l’occasion de modifier le lieu de la réunion commémorative et de rendre celle-ci conforme à la loi.
108. La Cour réitère que les autorités nationales disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer les mesures appropriées à prendre pour la prévention des troubles lors d’une réunion (Fáber, précité, § 47). Elle rappelle toutefois qu’une situation irrégulière ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 39, CEDH 2006‑XIV, et Malofeyeva c. Russie, no 36673/04, § 136, 30 mai 2013). Cela étant, les limites de tolérance des autorités à l’égard d’un rassemblement irrégulier dépendent des circonstances spécifiques de l’espèce (voir, en ce sens, Frumkin c. Russie, no 74568/12, § 97, 5 janvier 2016).
109. À cet égard, la Cour prend note que les manifestations organisées par la mairie le 1er décembre 2010 étaient d’une grande ampleur et que la participation d’environ dix mille personnes de même que le blocage de la circulation routière étaient prévus (paragraphe 20 ci-dessus). Bien qu’aucun comportement violent ne soit reproché aux requérants, la Cour peut comprendre, dans les circonstances très particulières de l’espèce, que les autorités aient pu craindre une détérioration rapide de la situation (paragraphe 115 ci-dessous). En l’occurrence, et surtout en raison de l’ampleur des manifestations légalement prévues (paragraphes 8, 9 et 20 ci‑dessus), la Cour admet qu’il n’était pas facile pour les autorités nationales d’assurer, en toute sécurité, le déroulement simultané de deux réunions publiques dans le même secteur de la ville.
110. De plus, compte tenu du libellé de l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991, qui vise toutes les réunions publiques « quel qu’en soit le caractère », et du but qu’il poursuivait, la Cour accepte l’explication du Gouvernement selon laquelle toutes les activités, y compris celles commerciales, pouvaient tomber dans le champ d’application de cette disposition (paragraphe 69 ci-dessus).
111. Aussi la Cour estime-t-elle que le refus délibéré des requérants de se conformer aux règles applicables en droit interne constituait un comportement qui rendait la réunion projetée contraire à la loi nationale. Dans ce contexte, elle considère que la raison fondée sur l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991, invoquée pour justifier l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion, était pertinente et non arbitraire.
‒ Le caractère illégal de la réunion à raison de son interdiction par l’article 9 a) de la loi no 60/1991
112. La Cour note ensuite que, pour qualifier la réunion commémorative litigieuse d’« interdite » et renforcer ainsi la nécessité d’infliger des sanctions aux intéressés, les juridictions nationales se sont référées pour les deux requérants à l’article 9 a) de la loi no 60/1991 eu égard à l’objet de la commémoration (paragraphes 90 in fine et 101 ci-dessus).
113. La Cour souligne que la liberté de réunion vise notamment à donner toute sa place au débat public et à laisser la contestation s’exprimer ouvertement (Kudrevičius et autres, précité, § 86). La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 85). Les restrictions à la liberté de réunion fondées sur le contenu du message que les organisateurs d’une manifestation souhaitent transmettre doivent être soumises au contrôle le plus sérieux de la Cour (Primov et autres, précité, § 135).
114. En l’occurrence, la Cour observe que les juridictions nationales ont pris en compte la signification historique du bataillon Szekely ainsi que la qualité des requérants de membres de l’unité des Sicules (paragraphes 27 et 35 ci-dessus). Les tribunaux internes ont porté une attention particulière au fait que l’un des participants à la réunion commémorative qui accompagnaient les requérants arborait des signes qui rappelaient le nom de Albert Wass. Il convient ici de relever que les juridictions nationales se sont accordées sur le fait que le renvoi au nom de Albert Wass et à ce que cette personnalité représentait en Roumanie pouvait faire douter du but de la réunion commémorative (paragraphe 27 ci-dessus), imposait des clarifications quant à l’objet de ce rassemblement (paragraphe 35 ci-dessus), et pouvait même rendre la réunion interdite par la loi pour cause de propagande d’idées fascistes.
115. La Cour souligne avoir précédemment dit que des idées ou des comportements ne sauraient être soustraits à la protection de la Convention simplement parce qu’ils sont susceptibles de créer un sentiment de malaise parmi des groupes de citoyens ou parce que certaines personnes peuvent s’en offusquer (voir, concernant l’article 10, Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, § 57, CEDH 2008, et, concernant l’article 11, Vona c. Hongrie, no 35943/10, § 63, CEDH 2013). Toutefois, en l’espèce, la Cour peut comprendre que, dans le contexte de la célébration de la fête nationale de la Roumanie, la tenue de la réunion commémorative litigieuse, que les requérants souhaitaient organiser en utilisant des symboles qui remettaient en cause le but réel de leur commémoration, pouvait générer une certaine tension sociale propice à la violence, étant donné la sensibilité particulière de l’opinion publique aux idées des intéressés, qui pouvaient être perçues comme contraires à celles faisant déjà l’objet d’autres manifestations publiques.
116. La Cour répète qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 50, Recueil 1998‑VII, ainsi que la jurisprudence citée au paragraphe 87 ci-dessus). La Cour a seulement pour tâche de vérifier les décisions rendues par les autorités en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que celles-ci se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil 1998-IV). Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour ne saurait juger déraisonnables ou arbitraires les conclusions auxquelles les juridictions roumaines sont parvenues en renforçant la justification des sanctions infligées aux requérants par la contrariété de la réunion commémorative à l’article 9 a) de la loi no 60/1991.
117. La Cour note enfin que, si les faits litigieux reprochés aux requérants ne revêtent pas tous les éléments nécessaires pour constituer une infraction au sens de la loi pénale (paragraphe 43 ci-dessus), il n’en reste pas moins qu’ils peuvent constituer une contravention, qualification distincte régie par la loi no 60/1991. L’absence de qualification pénale n’enlève pas aux faits en cause leur caractère dangereux pour l’ordre public.
L’importance de l’ingérence
118. En ce qui concerne l’impact de la mesure incriminée, la Cour constate d’abord que, en l’espèce, les requérants ne se sont pas vu opposer une interdiction absolue de manifester.
119. Elle relève ensuite que, si la date de la réunion était essentielle pour les intéressés (paragraphe 10 ci-dessus), ces derniers n’ont pas expliqué en quoi les lieux qu’ils avaient prévus pour la tenue de la réunion commémorative présentaient une certaine importance ni pour quelle raison un endroit autre que le centre-ville ne convenait pas (voir, pour une situation contraire, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 109).
120. Elle note enfin que, les États ayant le droit de prévoir des dispositions générales concernant l’organisation des réunions publiques afin de protéger l’ordre public, ils doivent pouvoir appliquer des sanctions à ceux qui organisent des réunions ne satisfaisant pas à cette exigence ou qui participent à pareils rassemblements. L’impossibilité d’imposer de telles sanctions rendrait illusoire le pouvoir de l’État d’exiger le respect de ses lois (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 149, et Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004).
121. Il apparaît que, dans la présente espèce, l’unité de gendarmes mobiles a infligé des amendes contraventionnelles aux requérants. Les montants des amendes, bien que différents pour les deux requérants, étaient dans les limites de ceux prévus par l’article 26 § 2 de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessus). Les requérants n’allèguent pas que ces amendes étaient convertibles en sanctions d’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Les intéressés ont par ailleurs eu la possibilité de contester la légalité et le bien-fondé des amendes ainsi que leurs montants devant les juridictions nationales, et ils ont en conséquence bénéficié des garanties procédurales empêchant l’imposition de sanctions abusives.
122. Quant à l’écart existant entre les montants des amendes infligées aux deux requérants (environ 2 200 EUR pour le premier et 1 100 EUR pour le second – paragraphes 23 et 28 ci-dessus), la Cour, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, ne saurait pas remettre en cause la mesure des sanctions confirmés par les juridictions nationales. Elle note qu’en l’occurrence les sanctions ont été infligées par des procès-verbaux distincts signés par deux agents différents et qu’elles ont fait l’objet de deux procédures séparées, ce qui peut expliquer l’écart entre les montants des amendes, celui-ci étant l’expression de l’appréciation faite par les autorités nationales impliquées. Elle note en outre que le premier requérant a fait état de cet écart devant le tribunal de première instance, lequel a jugé que la sanction infligée à ce requérant était « nécessaire » et « suffisante » (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus).
Conclusion
123. La Cour note que les autorités nationales ont fourni deux raisons pertinentes et suffisantes à même de justifier l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion (paragraphes 111 et 116 ci-dessus). Compte tenu de tout ce qui précède, et à la lumière de l’ensemble des circonstances de la présente cause, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et que les sanctions dénoncées par les intéressés peuvent être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » et « proportionnées au but poursuivi ».
124. Partant il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 11 de la Convention.
Obote c. Russie du 19 novembre 2019 requête n° 58954/09
Violation article 11 : Les flashmobs peuvent bénéficier de la protection de la Convention.
Le flashmob soit foule éclair ou encore mobilisation éclair, est le rassemblement d'un groupe de personnes dans un lieu public pour y effectuer des actions convenues d'avance, avant de se disperser rapidement.
L’affaire concernait les poursuites engagées contre le requérant, accusé d’avoir participé à une flashmob qualifiée par les juridictions internes de manifestation statique nécessitant une notification préalable. La Cour considère la flashmob comme une « réunion pacifique » et juge que les raisons invoquées par les autorités nationales pour justifier sa dispersion et les poursuites engagées contre le requérant n’étaient pas « pertinentes et suffisantes ». Elle souligne en particulier que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté d’expression. Sept personnes qui se tiennent debout en silence en brandissant une feuille de papier blanc ne sauraient en effet être qualifiées de menace à l’ordre public.
FAITS
En janvier 2009, M. Obote et six autres personnes se rassemblèrent devant le siège du gouvernement russe pour ce que le requérant décrit comme une flashmob. Ils avaient recouvert leurs lèvres de ruban adhésif et brandissaient chacun une feuille de papier blanc. La police ordonna au groupe de se disperser et lorsque M. Obote en demanda la raison, il fut conduit au poste de police. Il fut inculpé, sur le fondement du code des infractions administratives, de participation à une réunion publique conduite en l’absence de la notification préalable requise par la loi relative aux événements publics et se vit infliger une amende de 1 000 roubles russes (environ 22 euros à l’époque des faits). Le tribunal considéra que M. Obote avait participé à une manifestation statique et méconnu la procédure prévue pour la conduite d’événements publics. Il rejeta l’argument de l’intéressé selon lequel une flashmob ne pouvait s’analyser en une implication dans un événement public. M. Obote fit appel de ce jugement, contestant l’applicabilité de la loi relative aux événements publics et l’amende qui lui avait été infligée. La cour d’appel confirma le jugement de première instance
CEDH
La Cour estime tout d’abord que la flashmob telle que décrite par M. Obote relève de la notion de « réunion pacifique » au sens de l’article 11 de la Convention. La dispersion d’une telle réunion et les sanctions infligées au requérant ont donc constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté de réunion tel que garanti par cette disposition. Le Gouvernement a justifié cette ingérence en invoquant le but légitime de la défense de l’ordre. Les organes judiciaires ont toutefois condamné M. Obote dans le cadre d’une procédure pour infraction administrative sans apprécier la gravité des perturbations provoquées par la flashmob. Ils se sont bornés à considérer que le requérant n’avait pas respecté l’exigence de notification préalable. Par ailleurs, l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté d’expression. Il est important que les autorités publiques fassent preuve d’une certaine marge de tolérance à l’égard de manifestants non violents. Pour la Cour, sept personnes qui se tiennent debout en silence en brandissant une feuille de papier blanc peuvent difficilement être considérées comme incitant à la violence ou représentant une menace à l’ordre public. La justification est d’autant plus nécessaire lorsque les sanctions infligées à un manifestant sont de nature pénale, même si elles sont qualifiées d’administratives en droit interne comme dans le cas d’espèce. La Cour juge donc que les raisons invoquées par l’État ne correspondaient à aucun besoin impérieux et qu’elles ne suffisaient pas à démontrer que l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a ainsi eu violation de l’article 11.
Razvozzhayev c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie du 19 novembre 2019 requêtes n o 75734/12
Article 11 : Opposants russes condamnés à la suite d’une manifestation en mai 2012 : plusieurs violations.
Dans son arrêt de chambre rendu ce jour, la Cour constate, à l’unanimité, plusieurs violations des droits des deux requérants tels que garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. Elle conclut notamment à la violation des droits du premier requérant découlant de l’article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants) et de l’article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) à raison du manquement de la Russie et de l’Ukraine à leur obligation de mener une enquête effective sur les allégations défendables de l’intéressé selon lesquelles il aurait été enlevé par des agents de l’État russe alors qu’il se trouvait en Ukraine avant d’être ramené en Russie, et à la violation des droits du deuxième requérant tels que garantis par l’article 11 (liberté d’expression) à raison de la condamnation de l’intéressé pour organisation de troubles de grande ampleur. La Cour rejette le grief formulé par le premier requérant sur le terrain de cette même disposition au motif que les actes de celui-ci ne relevaient pas de la notion de « réunion pacifique ». La Cour observe que les juridictions internes ont imputé aux manifestants, et au deuxième requérant personnellement en sa qualité d’organisateur, les actes de violence commis mais qu’elles n’ont pas examiné la responsabilité des autorités dans la dégradation du rassemblement, qui était à l’origine pacifique. La Cour a pourtant déjà dit dans une affaire antérieure que les tensions étaient nées de la décision des autorités de changer à l’improviste le lieu prévu pour le rassemblement sans en informer de manière appropriée les manifestants. Par ailleurs, le deuxième requérant n’a montré aucune intention violente et il a au contraire appelé au calme. La Cour conclut également à la violation d’autres droits garantis par les articles 5, 6 (droit à un procès équitable), 8 (droit au respect de la vie privée) et 1 du Protocole n°1 (protection de la propriété).
FAITS
Les requérants, Leonid Razvozzhayev et Sergey Udaltsov, sont des ressortissants russes nés en 1973 et en 1977 respectivement. Ils résident à Moscou. M. Udaltsov était l’un des organisateurs d’un rassemblement prévu le 6 mai 2012 pour protester contre les fraudes dont auraient été entachées les élections législatives et présidentielles. Le cortège devait passer dans plusieurs rues de Moscou et se terminer par un rassemblement dans une zone comprenant le parc de la place Bolotnaïa et le quai Bolotnaïa. Le jour de la manifestation, qui regroupait des milliers de personnes, les manifestants découvrirent que la police bloquait la place et ne leur permettait d’accéder qu’au quai. Les meneurs du cortège, dont le deuxième requérant, entamèrent un bref sit-in de protestation tandis que d’autres manifestants tentèrent de forcer le cordon de police autour de la place. La police annonça finalement la clôture du rassemblement et des policiers antiémeute intervinrent. Différentes confrontations survinrent également entre la police et les manifestants. Le deuxième requérant et d’autres meneurs du cortège furent arrêtés. Les autorités ouvrirent une enquête pour troubles de grande ampleur. Le deuxième requérant fut assigné à résidence de février 2013 jusqu’à sa condamnation en première instance, en juillet 2014. Le premier requérant, militant politique qui était à l’époque assistant d’un député de la Douma d’État, se rendit en octobre 2012 à Kyiv, où il entendait demander l’asile politique. Il allégua avoir été enlevé par des personnes non identifiées, contraint à monter dans un minibus et conduit contre sa volonté en Russie, où on l’aurait forcé à faire des aveux quant à son rôle dans l’organisation de troubles et de violences politiques. En juillet 2014, les requérants furent reconnus coupables d’avoir organisé des troubles de grande ampleur le 6 mai 2012 et condamnés chacun à une peine d’une durée totale de quatre ans et demi d’emprisonnement. Ils furent déboutés de leurs recours, notamment par la Cour suprême qui refusa, en janvier 2016, d’examiner leur affaire dans le cadre d’une procédure de supervision.
Article 3 et article 5
M. Razvozzhayev alléguait avoir été enlevé en octobre 2012 par des hommes non identifiés agissant pour le compte de l’État russe, qui lui auraient fait passer illégalement la frontière entre l’Ukraine et la Russie. Il affirmait ne pas avoir quitté volontairement l’Ukraine, où il entendait demander l’asile politique. Il reprochait à l’Ukraine et à la Russie de ne pas avoir mené d’enquête effective sur ses allégations. Le gouvernement ukrainien a tout d’abord prétendu que les autorités avaient mené une enquête sur l’incident, mais il n’a formulé aucune autre observation après la réouverture de l’enquête. Le gouvernement russe a contesté les allégations du requérant, affirmant que celui-ci était revenu volontairement en Russie. La Cour estime que rien ne prouve que les ravisseurs aient agi pour le compte de l’État russe ou que les autorités ukrainiennes aient été impliquées dans le transfert de M. Razvozzhayev vers la Russie. Le requérant pouvait néanmoins se prévaloir d’un grief défendable d’enlèvement et de mauvais traitements, mais aucun des deux pays n’a pris les mesures nécessaires pour examiner l’affaire, ce qui a emporté violation des garanties procédurales de l’article 3 et de l’article 5 par les deux pays. La Cour rejette par ailleurs pour défaut manifeste de fondement le grief formulé par M. Razvozzhayev sur le terrain de l’article 3, par lequel il se plaignait de l’absence de traitement médical pendant la longue période qu’il a passée en détention provisoire, d’une dégradation de son état de santé due se