PRÉSOMPTION D'INNOCENCE

ARTICLE 6§2 DE LA CEDH

Pour plus de sécurité, fbls présomption d'innocence est sur : https://www.fbls.net/6-2.htm

"La présomption d'innocence disparaît quand le justiciable
doit apporter la preuve de son innocence, pour être relaxé."
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 6§2 DE LA CONVENTION

"Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie"

L'article 6§2 se trouve inclus dans l'obligation d'un procès équitable prévu par l'article 6§1 de la Convention.

La Cour constate qu'une violation de l'article 6§1 de la Convention pour cause de procès inéquitable, englobe une violation de l'article 6§2 de la Convention et qu'en conséquence, il est nul besoin de l'examiner sous cet angle.

Les condamnations pour violation de l'article 6§2 de la Convention ne concernent que des requêtes qui saisissent la C.E.D.H que sous ce seul angle en matière d'iniquité.

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LA PERSONNALISATION DES PEINES

Carrefour France c. France du 24 octobre 2019 requête n° 37858/14

Irrecevabilité article 6-1 et 6-2 : Plainte de la société Carrefour France pour condamnation à une amende pour des actes commis par la société Carrefour hypermarchés France. La société mère qui continue l'activité doit payer l'amende de la société fille qu'elle a absorbée.

L’affaire concerne la condamnation de la Société Carrefour France, au paiement d’une amende civile pour des actes commis par la société Carrefour hypermarchés France en violation du Code du Commerce. A la suite d’un contrôle initié par la Direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et d’une saisine du tribunal de commerce, la société Carrefour hypermarchés France, après dissolution, fut absorbée par la société Carrefour France, son unique actionnaire. La Cour observe qu’à l’issue de cette opération de fusion-absorption, la société Carrefour hypermarchés France, qui cessa d’exister sur le plan juridique, poursuivit néanmoins l’activité de l’entreprise dont elle était la structure juridique au travers de la société requérante. La Cour estime qu’en prononçant contre la société requérante Carrefour France l’amende civile prévue au code de commerce pour des faits imputables à la société Carrefour hypermarchés France, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, les juridictions internes n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines.

LES FAITS

La requérante, la société par actions simplifiée (SAS) Carrefour France, est une personne morale de droit français dont le siège se trouve à Mondeville (France). La société Carrefour France était actionnaire unique de la société Carrefour hypermarchés France. En 2006, cette dernière fut mise en cause par le Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie devant le tribunal de commerce de Bourges, pour avoir contrevenu à l’article L. 442-6 du Code du Commerce sur la concurrence. Elle était soupçonnée en effet d’avoir obtenu de la part de vingt-deux de ses fournisseurs des avantages manifestement disproportionnés au regard du service rendu. En 2009, tandis que les procédures internes se poursuivaient, la société requérante opéra la dissolution sans liquidation de la société Carrefour hypermarchés France. Le procès-verbal des décisions précisait notamment que cette dissolution entraînait transmission universelle du patrimoine de la société Carrefour hypermarchés France au profit de la société requérante. Par un arrêt rendu le 12 avril 2012, la cour d’appel d’Orléans condamna la société Carrefour France au paiement d’une amende civile de 60 000 euros. La société Carrefour France se pourvut en cassation, soutenant qu’en la condamnant à une amende civile pour des faits imputables à la société Carrefour hypermarchés France, la cour d’appel avait méconnu le principe de la personnalité des peines. La Cour de cassation rejeta le pourvoi.

ARTICLES 6-1 ET 6-2

La Cour observe que la société Carrefour France fut condamnée sur le fondement de l’article L. 442- 6 du code de commerce à une amende civile à raison de pratiques restrictives de concurrence. Le 21 janvier 2009, la société Carrefour hypermarchés France, après dissolution, fut absorbée par la société Carrefour France, avec transmission universelle de son patrimoine à cette dernière. La décision de procéder à cette fusion absorption fut prise par la société requérante Carrefour France, elle-même. Elle était alors l’unique actionnaire de la société Carrefour hypermarchés France. Cette décision advint juste après le contrôle effectué par la Direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DDCCRF) et la saisine du tribunal. La Cour observe qu’à l’issue de cette opération de fusion absorption, la société Carrefour hypermarchés France cessa d’exister sur le plan juridique, mais l’activité de l’entreprise dont elle était la structure juridique se poursuivit néanmoins au travers de la société requérante. La société Carrefour France se trouva subrogée dans tous les contrats en cours de la société Carrefour hypermarchés France et devint l’employeur de ses salariés. C’est précisément en raison d’actes restrictifs de concurrence, commis dans le cadre de cette activité, continuée après la fusion absorption, que la procédure avait été initiée contre la société Carrefour hypermarchés France. La Cour estime qu’en prononçant contre la société requérante l’amende civile prévue au code de commerce, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, les juridictions internes n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines. La requête, étant mal fondée, doit en conséquence être rejetée.

CEDH

39.  La Cour observe que la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce à une amende civile à raison de pratiques restrictives de concurrence. Se pose en premier lieu la question de savoir s’il y avait là une « accusation en matière pénale » et si la société requérante pouvait se dire « accusé[e] d’une infraction », au sens de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.

40.  La Cour rappelle à cet égard que la notion d’« accusation en matière pénale », telle que la conçoit l’article 6 § 1, est une notion autonome. Selon sa jurisprudence constante, l’existence ou non d’une telle accusation doit s’apprécier sur la base de trois critères, que l’on désigne couramment sous le nom de « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82). Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second, la nature même de l’infraction, et le troisième, le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et non nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (voir, par exemple, Mihalache c. Roumanie [GC], n54012/10, § 54, 8 juillet 2019, ainsi que les références qui y figurent). Ces considérations valent aussi pour la notion de « personne accusée d’une infraction » à laquelle renvoie l’article 6 § 2 de la Convention (voir, par exemple, A.P., M.P. et T.P. c. Suisse, précité, § 39).

41.  S’agissant des deux premiers de ces critères la Cour observe que, prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce, l’infraction dont il s’agit ne relève pas en droit interne du droit pénal. Elle observe toutefois également que le Conseil constitutionnel a précisé que l’amende civile instituée par cette disposition « a la nature d’une sanction pécuniaire » et que le principe de la personnalité des peines est applicable. Quant au troisième critère, la Cour relève la sévérité de la sanction encourue, puisqu’il s’agit d’une amende civile pouvant atteindre deux millions d’euros. Ces éléments confirment l’applicabilité de l’article 6 dans son volet pénal (voir, par exemple, Produkcija Plus Storitveno podjetje d.o.o. c. Slovénie, no 47072/15, §§ 45-46, 23 octobre 2018), applicabilité que, du reste, le Gouvernement admet.

42.  Au vu de ces considérations et à la lumière de sa jurisprudence consolidée en la matière, la Cour considère que l’article 6 de la Convention, dans son volet pénal, est applicable à l’amende civile à laquelle la société requérante a été condamnée sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce.

43.  La Cour rappelle que les affaires E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse (§§ 51-53) et A.P., M.P. et T.P. c. Suisse (§§ 46-48) précitées concernaient la condamnation d’héritiers à des amendes de nature pénale pour des actes de fraude fiscale qui étaient imputés au défunt. Elle a souligné dans le cadre de celles-ci que la situation où des sanctions pénales ont été infligées aux survivants pour des actes apparemment commis par une personne décédée appelait un examen attentif de sa part. Elle a ensuite indiqué que la règle fondamentale du droit pénal selon laquelle la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur de l’acte délictueux découlait aussi de la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2 de la Convention. Soulignant de plus qu’hériter de la culpabilité d’un défunt n’était pas compatible avec les normes de la justice pénale dans une société régie par la prééminence du droit, elle a conclu à la violation de cette disposition. La Cour a réaffirmé ce principe dans des affaires postérieures relatives à des décès et successions (voir, par exemple, Succession de Nitschke c. Suède, no 6301/05, § 52, 27 septembre 2007, Silickienė c. Lituanie, no 20496/02, § 51, 10 avril 2012, et Lagardère c. France, n18851/07, § 77, 12 avril 2012). Dans le même sens, elle a jugé que le principe de légalité en droit pénal, tel qu’il se trouve consacré par l’article 7 de la Convention, induit l’interdiction de punir une personne alors que l’infraction a été commise par une autre ; autrement dit, cette disposition commande d’interdire qu’en droit pénal l’on puisse répondre pour le fait d’autrui (Varvara c. Italie, no 17475/09, §§ 63 et 66, 29 octobre 2013 ; voir aussi G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et deux autres, §§ 271-274, 28 juin 2018). Cela vaut pour les personnes morales comme pour les personnes physiques (voir G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, ibidem)

44.  La Cour constate que l’on retrouve ces règles dans le droit positif français (paragraphes 17 et 22 ci-dessus), qui comprend en particulier un principe de valeur constitutionnelle selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, qui vaut pour les personnes morales comme pour les personnes physiques.

45.  Elle constate ensuite que la Cour de cassation a pris ce principe en compte en l’espèce dans son arrêt du 21 janvier 2014. Ce faisant, elle a toutefois jugé, dans la ligne de sa jurisprudence (paragraphe 20 ci-dessus), qu’en cas de transmission d’une entreprise par une personne morale à une autre personne morale, il ne faisait pas obstacle au prononcé de l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce à l’encontre de la seconde personne morale à raison de pratiques restrictives de concurrence commises par l’entreprise alors qu’elle appartenait à la première. Elle a en effet retenu qu’en visant tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers qui se rend responsable de pratiques restrictives de concurrence, cette disposition s’applique à toute « entreprise », indépendamment du statut juridique de celle-ci (paragraphe 16 ci-dessus). Autrement dit, d’après la Cour de cassation, dès lors que la fusion-absorption de la société Carrefour hypermarchés France par la société requérante a permis la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, il n’y a pas eu méconnaissance du principe de la personnalité des peines du fait de la condamnation de la seconde sur le fondement de l’article L. 442-6 du code de commerce à raison d’actes commis avant cette fusion-absorption dans le cadre de l’activité de la première.

46.  La Cour relève par ailleurs que le Conseil constitutionnel a jugé qu’ainsi interprété, l’article L. 442-6 du code de commerce était conforme au principe de valeur constitutionnelle selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, compte tenu de la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées. Pour parvenir à cette conclusion, il a retenu qu’appliqué en dehors du droit pénal stricto sensu, ce principe pouvait faire l’objet d’adaptations « justifiées par la nature de la sanction et par l’objet qu’elle poursuit et qu’elles sont proportionnées à cet objet ». Il a relevé à cet égard qu’en définissant « l’auteur » passible des sanctions pécuniaires prévues par ce texte comme étant « tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au registre des métiers », le législateur se référait à des activités économiques, quelles que soient les formes juridiques sous lesquelles elles s’exercent. Il a ajouté que les amendes civiles prévues par l’article L. 442-6 avaient pour objectif, pour préserver l’ordre public économique, de sanctionner les pratiques restrictives de concurrence commises dans l’exercice de ces activités économiques, et que l’absorption de la société auteur de ces pratiques par une autre société ne met pas fin à ces activités, qui se poursuivent au sein de la société absorbante. Le Conseil constitutionnel a en outre constaté que seule une personne bénéficiaire de la transmission du patrimoine d’une société dissoute sans liquidation était susceptible d’encourir l’amende prévue par les dispositions contestées (paragraphe 22 ci-dessus).

47.  La Cour estime que cette approche fondée sur la continuité économique de l’entreprise, qui vise à prendre en compte la spécificité de la situation générée par la fusion-absorption d’une société par une autre, ne contrevient pas au principe de la personnalité des peines tel qu’il se trouve garanti par la Convention (paragraphe 43 ci-dessus).

48.  Elle observe en effet qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, il y a transmission universelle du patrimoine et les actionnaires de la première deviennent actionnaires de la seconde (paragraphe 18 ci-dessus), et l’activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui était l’essence même de son existence, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération. Du fait de cette continuité d’une société à l’autre, la société absorbée n’est pas véritablement « autrui » à l’égard de la société absorbante. Ainsi, condamner la seconde à raison d’actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion-absorption ne contrevient qu’en apparence au principe de la personnalité des peines, alors que ce principe est frontalement heurté lorsqu’il y a condamnation d’une personne physique à raison d’un acte commis par une autre personne physique.

49.  Par ailleurs, comme l’a souligné en l’espèce l’avocat général devant la Cour de cassation (paragraphe 15 ci-dessus), une mise en œuvre sans nuance du principe de la personnalité des peines dans ce contexte pourrait rendre vaine la responsabilité économique des personnes morales, qui pourraient échapper à toute condamnation pécuniaire en matière économique par le biais d’opérations telles que la fusion-absorption. Le choix opéré en droit positif français est donc dicté par un impératif d’efficacité de la sanction pécuniaire, qui serait mis à mal par une application mécanique du principe de la personnalité des peines à des personnes morales.

50.  Ainsi que le fait valoir le Gouvernement, l’approche du droit positif de l’Union européenne dans le domaine de la concurrence est similaire et traduit le même souci d’éviter, tout en assurant la protection des droits de la défense, que des entreprises échappent aux sanctions infligées par la Commission par le simple fait que leur identité a été modifiée à la suite de restructurations, de cessions ou d’autres changements juridiques ou organisationnels, et d’assurer la mise en œuvre efficace des règles de concurrence (paragraphes 24-25 ci-dessus).

51.  En l’espèce, la Cour observe que la société Carrefour hypermarchés France a été absorbée par la société requérante après dissolution, avec transmission universelle de son patrimoine à cette dernière. La décision de procéder à cette fusion-absorption a de plus été prise par la société requérante elle-même, qui était alors l’unique actionnaire de la société Carrefour hypermarchés France (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour observe aussi que cette décision a été prise en janvier 2009, soit après le contrôle effectué par la DDCCRF et la saisine par cette dernière du tribunal de Bourges, et juste avant le jugement de ce tribunal, rendu le 10 février 2009 (paragraphes 5-8 ci-dessus).

52.  S’il est vrai qu’à l’issue de cette opération la société Carrefour hypermarchés France a cessé d’exister sur le plan juridique, il n’en reste pas moins que l’activité de l’entreprise dont elle était la structure juridique s’est poursuivie au travers de la société requérante. Le Gouvernement précise à cet égard qu’à l’issue de la fusion-absorption, cette dernière s’est notamment trouvée subrogée dans tous les contrats en cours de la société Carrefour hypermarchés France et est devenue l’employeur de ses salariés. Or c’est précisément pour des actes restrictifs de concurrence commis dans le cadre de cette activité, continuée après la fusion-absorption par la société requérante, que la procédure litigieuse avait été initiée contre la société Carrefour hypermarchés France.

53.  Partant, la Cour estime qu’en prononçant contre la société requérante l’amende civile prévue par l’article L. 442-6 du code de commerce, sur le fondement du principe de la continuité économique et fonctionnelle de l’entreprise, les juridictions internes n’ont pas porté atteinte au principe de la personnalité des peines.

54.  La requête est en conséquence manifestement mal fondée et, en tant que telle, doit être déclarée irrecevable et rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PRÉSOMPTION LÉGALE DE CULPABILITÉ

Salabiaku contre France du 07/10/1988 Hudoc 154 requête 10519/83

la Cour considère qu'une présomption légale "quasiment irréfragable" n'est pas une violation de l'article 6§2 de la Convention:

"Tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit; la Convention n'y met évidemment pas d'obstacle de principe, mais en matière pénale elle oblige les Etats contractants à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil () Le législateur national pourrait à sa guise privé le juge du fond d'un véritable pouvoir d'appréciation et vider la présomption d'innocence de sa substance, si les mots "légalement établie" impliquaient un renvoi inconditionnel au droit interne. Un tel résultat ne saurait se concilier avec l'objet et le but de l'article 6 qui, protégeant le droit de chacun à un procès équitable et notamment au bénéfice de la présomption d'innocence, entend consacrer le principe fondamental de la prééminence du droit () L'article 6§2 ne se désintéresse donc pas des présomptions de faits ou de droit qui se rencontrent dans les lois répressives. Il commande aux Etats de les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense. La Cour recherchera si elles ont été franchies au détriment de Monsieur Salabiaku"

Sur l'application en l'espèce de l'article 392-1 du code des douanes en matière de détention de drogue, la Cour considère qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6§2 de la Convention:

"Le détenteur ne se trouve pas désarmé pour autant. La jurisprudence compétente peut lui accorder le bénéfice des circonstances atténuantes et elle doit le relaxer s'il réussit à démontrer l'existence d'un cas de force majeure () Il ressort que les juges du fond ont su se garder de tout recours automatique à la présomption qu'institue l'article 392-1 du Code des douanes. Ainsi la Cour de cassation l'a constaté dans son arrêt du 21/02/1983, ils ont exercé leur pouvoir d'appréciation "au vu des éléments de preuve contradictoirement débattus devant eux" du "fait matériel de détention", ils ont tiré "une présomption qu'aucun élément résultant d'un événement non imputable à l'auteur de l'infraction ou qu'il eût été dans l'impossibilité d'éviter n'est venu détruire" () Comme le relève le Gouvernement ils ont discuté dans les circonstances de la cause un certain "élément intentionnel" même s'ils n'en avaient juridiquement pas besoin pour aboutir à une condamnation"  

Radio-France contre France du 30 mars 2004 Hudoc 4987 requête 53984/00

Les requérants reprochent que le principe de fixation préalable de l'article 93-3 de la loi 82-652 est une présomption légale qui porte atteinte à l'article 6§2 de la Convention:

"§24: La Cour rappelle ensuite que la Convention ne prohibe pas les présomptions de faits ou de droit en matière pénale.

Elle oblige néanmoins les Etats "à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil": ils doivent les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense ()

La Cour estime que la présomption de responsabilité de l'article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 reste dans les limites "raisonnables" requise. Relevant ensuite que les juridictions internes ont examiné avec la plus grande attention les moyens des requérants relatifs à la bonne foi () et à l'absence de "fixation préalable" du premier message litigieux () La Cour conclue qu'il n'y a pas violation de l'article 6§2 de la Convention"

KLOUVI C. FRANCE du 30 juin 2011 requête 30754/03

Une femme qui porte plainte pour viol mais qui n'arrive pas à prouver ce viol est condamnée pour dénonciation calomnieuse suite à une présomption légale.

En 1992, son supérieur hiérarchique, P., lui aurait avoué nourrir des sentiments amoureux à son égard. A partir de cette date, il aurait profité de toutes les occasions pour se livrer à des attouchements sur elle.

6.  A partir du mois de juillet 1992, la requérante dit avoir subi plusieurs viols, les faits se déroulant dans le bureau de son supérieur. Elle se confia à certains de ses collègues et au médecin du travail, sans toutefois dénoncer les viols explicitement.

7.  Les faits se seraient poursuivis ainsi jusqu'au début de l'année 1994, date à laquelle elle fut mutée dans un autre service, ce qui conduisit à sa rétrogradation.

8.  Le 26 septembre 1994, la requérante porta plainte contre son ancien supérieur hiérarchique pour viol et harcèlement sexuel.

9.  Le 22 mars 1995, une information fut ouverte du chef d'agression sexuelle par personne abusant de l'autorité que lui confèrent ses fonctions, et un réquisitoire supplétif intervint le 11 mai 1995 après audition de la requérante du chef de viol par personne ayant autorité.

10.  Le 22 janvier 1998, le juge d'instruction du tribunal de grande instance de Paris rendit une ordonnance de non-lieu fondée sur les motifs suivants :

« L'information n'a pas permis d'établir la véracité des accusations proférées par Madame Klouvi à l'encontre de P. (...)

Mr C., cité par Madame Klouvi comme ayant été témoin des coups de téléphone « suspects » dont P. aurait été l'auteur à son encontre sur son lieu même de travail, n'a pas confirmé ses dires.

Enfin, la honte qu'elle dit avoir ressentie ou encore la crainte d'un licenciement ne peuvent expliquer qu'elle ait pu pendant deux ans subir des relations sexuelles complètes avec P. à raison de deux voire trois fois par semaine, comme elle l'a soutenu devant nous.

Il convient de relever à cet effet que ni devant le médecin du travail, ni auprès de ses collègues Mmes K. et W., ni lors de l'entretien avec S., elle n'a fait état de faits aussi graves.

A supposer même qu'elle ait pu se sentir contrainte dans son milieu professionnel, il est à noter qu'elle ne s'est pas davantage ouverte à son médecin traitant le Dr R. En effet, celui-ci fait état dans son courrier du 27 août 1994, adressé au Dr R, médecin de la CIPC, de « problèmes dans son travail ; elle a été victime de harcèlement sexuel dans son travail », mais à aucun moment de viols répétés.

De la même façon, Madame Klouvi n'avait rien dit de tel aux services de police.

Elle avait également prétendu que P. lui avait demandé à plusieurs reprises d'acheter des préservatifs ; et, interrogée plus précisément, elle avait été amenée à limiter « ces achats » à un seul sans pouvoir citer par ailleurs le lieu de cet achat.

L'examen de la ligne téléphonique de P. ne permettait pas davantage de corroborer ses accusations selon lesquelles P. l'avait harcelée de coups de téléphone même si la fille de la plaignante a témoigné dans ce sens.

Dès lors, l'absence de constatations objectives et les conclusions des rapports médico-psychologiques ne permettant pas à cet égard de se forger davantage de certitude, il n'existe pas de charges suffisantes contre Monsieur P. permettant de le renvoyer devant le Tribunal Correctionnel.

Attendu qu'il n'existe dès lors pas de charges suffisantes contre P. d'avoir commis des délits d'agressions sexuelles (sic) par personne ayant autorité sur la personne de Mme Agnès Klouvi. »

VIOLATION DES ARTICLES 6-1 et 6-2 DE LA CONVENTION

38.  La Cour rappelle que « la présomption d'innocence consacrée par le paragraphe 2 de l'article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 » (voir notamment Bernard c. France, 23 avril 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998-II). Par conséquent, elle examinera le grief de la requérante sous l'angle de ces deux paragraphes combinés. En se livrant à cette analyse, elle doit considérer la procédure pénale dans son ensemble. Certes, il n'entre pas dans ses attributions de substituer sa propre appréciation des faits et des preuves à celle des juridictions internes, à qui il revient en principe de peser les éléments recueillis par elles. La tâche de la Cour consiste à rechercher si la procédure litigieuse, envisagée comme un tout, y compris le mode d'administration des preuves, a revêtu un caractère équitable (voir, mutatis mutandis, Edwards c. Royaume-Uni du 16 décembre 1992, série A no 247-B, § 34, et Mantovanelli c. France du 18 mars 1997, Recueil 1997-II, § 34).

39.  Par ailleurs, aux yeux de la Cour, la présomption d'innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d'un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l'occasion d'exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu'il est coupable (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62).

40.  En outre, la Convention doit s'interpréter de façon à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires, cela vaut aussi pour le droit consacré par l'article 6 § 2 (Allenet de Ribemont c. France, arrêt du 10 février 1995, série A no 308, p. 16, § 35).

41.  Tout système juridique connaît des présomptions de fait ou de droit ; la Convention n'y met évidemment pas obstacle en principe, mais en matière pénale elle oblige les États contractants à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil. Si le paragraphe 2 de l'article 6 se bornait à énoncer une garantie à respecter par les magistrats pendant le déroulement des instances judiciaires, ses exigences se confondraient en pratique, dans une large mesure, avec le devoir d'impartialité qu'impose le paragraphe 1. Surtout, le législateur national pourrait à sa guise priver le juge du fond d'un véritable pouvoir d'appréciation, et vider la présomption d'innocence de sa substance, si les mots "légalement établie" impliquaient un renvoi inconditionnel au droit interne. Un tel résultat ne saurait se concilier avec l'objet et le but de l'article 6 qui, en protégeant le droit de chacun à un procès équitable et notamment au bénéfice de la présomption d'innocence, entend consacrer le principe fondamental de la prééminence du droit. L'article 6 § 2 ne se désintéresse donc pas des présomptions de fait ou de droit qui se rencontrent dans les lois répressives. Il commande aux États de les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l'enjeu et préservant les droits de la défense (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141-A).

La Cour doit donc rechercher ici si ces limites ont été dépassées au détriment de la requérante.

42.  Dans la présente affaire, la requérante allègue que l'application qui lui a été faite de l'article 226-10 du code pénal est contraire à la présomption d'innocence.

Elle soutient que, du fait qu'une ordonnance de non-lieu a été rendue pour insuffisance de charges, la fausseté des faits n'était pas établie et que les juges de la dénonciation calomnieuse auraient donc dû rechercher si les faits étaient établis on non.

43.  La Cour constate qu'en l'espèce le juge d'instruction saisi de la plainte de la requérante a diligenté une information approfondie avec recherche d'éléments matériels et audition de nombreux témoins (paragraphe 10 ci-dessus). Il conclut, suite à cette enquête, que « l'absence de constatations objectives et les conclusions des rapports médico-psychologiques » ne permettaient pas de se forger une certitude et qu'il n'existait pas de charges suffisantes contre P. pour le renvoyer devant le tribunal correctionnel. C'est dans ces conditions qu'une ordonnance de non-lieu fut rendue.

44.  Or, il ressort du texte de l'article 226-10 du code pénal, tel que rédigé à l'époque des faits (paragraphe 18 ci-dessus) et de l'interprétation qui en était faite par la jurisprudence interne (paragraphe 19 ci-dessus) que la fausseté des faits dénoncés résultait nécessairement d'une décision de cette nature.

45.  La Cour relève qu'en l'espèce le tribunal a fait une application stricte de ce texte en estimant que, de la décision de non-lieu du 22 janvier 1998, résultait « nécessairement » la fausseté des faits dénoncés et que, dans la mesure où la requérante s'était plainte de viols répétés et de harcèlement sexuel, elle ne pouvait ignorer la fausseté de ces faits, d'où il résultait que l'élément intentionnel était caractérisé.

46.  La cour d'appel, devant laquelle la requérante invoqua l'article 6 § 2 de la Convention, confirma le jugement de première instance en estimant que l'application de la présomption découlant de l'article 226-10 du code pénal restait « dans des limites raisonnables » conformes au principe du procès équitable.

47.  Dès lors, un nouvel examen des faits dénoncés par la requérante dans sa plainte, par les juges de la dénonciation calomnieuse, était exclu. En effet, il aurait été considéré comme remettant en cause les conclusions du juge d'instruction dans son ordonnance de non-lieu.

Par ailleurs, l'élément intentionnel, dans ce cas de figure, découlait quasi automatiquement du fait que, s'agissant de violences alléguées sur sa personne, les juges considérèrent que la requérante ne pouvait ignorer qu'ils étaient faux.

48.  La requérante se trouvait ainsi confrontée à une double présomption qui réduisait de manière significative les droits garantis par l'article 6 de la Convention, le tribunal ne pouvant peser les diverses données en sa possession et devant recourir automatiquement aux présomptions légales posées par l'article 226-10 du code pénal (voir a contrario Pham Hoang c. France, 25 septembre 1992, § 36, série A no 243).

Elle n'avait de ce fait aucune possibilité d'apporter des preuves à soumettre au débat contradictoire devant le tribunal pour établir la réalité des faits et son absence de culpabilité avant que celui-ci se prononce.

49.  La Cour note que cette constatation concernant l'article 226-10 du code pénal a également été faite au plan interne.

50.  Ainsi, la Cour de cassation a estimé dans son rapport annuel de 2009 qu'en pratique, « cette impossibilité, pour la personne dénonciatrice, de bénéficier du fait que la fausseté de sa dénonciation n'est pas acquise [aboutissait] à un résultat très dommageable » (paragraphe 20 ci-dessus).

51.  Le rapport déposé le 10 février 2010 au nom de la commission spéciale de l'Assemblée nationale chargée d'examiner la proposition de loi renforçant la protection des victimes et la prévention et la répression des violences faites aux femmes soulignait quant à lui que « l'équilibre entre autorité de la chose jugée et présomption d'innocence n'est qu'imparfaitement établi. C'est le cas lorsque la présomption de fausseté du fait dénoncé découle de décisions de relaxe ou d'acquittement au bénéfice du doute » (paragraphe 21 ci-dessus).

52.  Le débat qui a eu lieu en France concernant le libellé de l'alinéa 2 de l'article 226-10 du code pénal a abouti le 9 juillet 2010 à l'adoption d'une loi qui remplaça dans le texte de l'article 226-10 les termes « déclarant que la réalité du fait n'est pas établie » par « déclarant que le fait n'a pas été commis ». Selon la rédaction ancienne, une personne telle que la requérante ne pouvait donc aucunement se disculper de l'accusation de dénonciation calomnieuse portée contre elle dès lors que la personne dénoncée par elle avait pu obtenir le bénéfice du doute quant à la réalité du fait ayant fait l'objet de la dénonciation ; selon le texte nouveau, il faut désormais que la personne dénoncée ait été déclarée, par une décision ayant autorité de chose jugée, non coupable du fait en question.

53.  La Cour constate que, dans la présente affaire, la requérante s'est trouvée exactement dans la situation dénoncée à la fois par la Cour de cassation et par l'Assemblée nationale et à laquelle la loi de juillet2010 a voulu remédier.

54.  Elle considère que, dans ces conditions, la requérante n'a pas pu bénéficier d'un procès équitable et de la présomption d'innocence. Partant, il y a eu violation de l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.

JUGE D'INSTRUCTION ET LE PROCUREUR

STIRMANOV c. RUSSIE du 29 janvier 2019 Requête no 31816/08

Violation de l'article 6-2 : Le procureur refuse d'ouvrir une enquête d'accusation pénale contre le requérant mais précise qu'il a le sentiment que le requérant est coupable des faits prétendument reprochés

25. Le requérant se plaint d’une violation dans son chef du principe de la présomption d’innocence eu égard à la décision du procureur en date du 24 avril 2006. Il dénonce en particulier la motivation de ladite décision, lui reprochant de refléter le sentiment qu’il était coupable de l’infraction à l’article 330 § 1 du CP. Il se plaint en outre que les juridictions internes saisies de sa demande d’annulation de ladite décision ont failli à redresser la violation alléguée.

Article 6-2

35. La Cour examinera cette affaire à la lumière des principes généraux en matière de respect de la présomption d’innocence récemment rappelés dans l’arrêt G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC] (nos 1828/06 et 2 autres, §§ 314‑316, 28 juin 2018).

36. Se tournant vers les faits de l’espèce, elle note que l’argument principal du Gouvernement consiste à dire que le requérant n’avait fait l’objet d’aucune enquête pénale, au sens du droit interne, et que la décision du procureur du 24 avril 2006 ne saurait être considérée comme un jugement de condamnation ayant établi sa culpabilité (paragraphe 27 ci‑dessus). Elle observe que le Gouvernement se base essentiellement sur la différence qui existerait dans le droit interne entre, d’une part, une enquête pénale ouverte et soldée par un jugement de condamnation et, de l’autre, une vérification préliminaire menée sur la base de l’article 144 du CPP et clôturée par une ordonnance d’un procureur sans qu’une juridiction n’ait statué sur le fond des charges. Pour le Gouvernement, dans le premier cas, il existe une « accusation pénale » au sens de l’article 6 § 2 de la Convention alors qu’elle est selon lui inexistante dans le second cas, ce qui exclurait l’application de cette disposition de la Convention à des situations comme celle du requérant. Le Gouvernement soutient par conséquent que le requérant n’a pas été « accusé d’une infraction » au sens de l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphe 28 ci‑dessus).

37. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle rappelle à cet égard sa jurisprudence constante selon laquelle les notions d’« accusation en matière pénale », « accusé d’une infraction » ou « accusé » figurant aux paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 6 de la Convention doivent s’entendre comme revêtant une portée « autonome » dans le contexte de la Convention, et non sur la base de leur sens en droit interne (Adolf, précité, § 30, Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, §§ 110‑111, 12 mai 2017). La place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique milite pour une conception « matérielle », et non « formelle », de l’« accusation » régie par l’article 6 de la Convention ; elle commande à la Cour de regarder au‑delà des apparences et d’analyser les réalités de la procédure en jeu pour savoir s’il y avait « accusation » aux fins de l’article 6 de la Convention (Adolf, précité, ibidem).

38. La Cour a considéré qu’« une personne qui a été arrêtée parce qu’elle est soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale », « une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale » ou « une personne formellement inculpée, selon les modalités du droit interne, d’une infraction pénale » peuvent toutes « être considérées comme « accusées d’une infraction pénale » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention » et que « [c]’est la survenance même du premier de ces événements, indépendamment de leur ordre chronologique, qui déclenche l’application de l’article 6 sous son volet pénal » (Simeonovi, précité, § 111).

39. La Cour relève que, en l’espèce, après l’introduction de la plainte par L., le procureur a cherché à établir si les agissements du requérant pouvaient constituer une infraction à l’article 330 § 1 du CP (paragraphes 7, 8 et 11 ci‑dessus). La Cour note que, le 24 novembre 2005, le requérant a été interrogé et s’est vu notifier le droit de ne pas témoigner contre soi‑même, dont il a par ailleurs fait usage (paragraphe 10 ci‑dessus). Elle estime qu’il était donc « une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale ». Ces circonstances montrent qu’à cette date il y avait bien, au sens de la Convention, « accusation en matière pénale » dirigée contre l’intéressé, et ce nonobstant le fait que, comme le Gouvernement l’a invoqué, il n’existait pas d’enquête pénale ou de jugement de condamnation au sens du CPP en vigueur au moment des faits.

40. La Cour note ensuite que la décision du procureur du 24 avril 2006 a mis fin à l’« accusation » dirigée à l’encontre du requérant pour prescription de l’infraction pénale et que c’est précisément la motivation de ladite décision que l’intéressé dénonce devant elle. Elle estime que l’article 6 de la Convention s’appliquait donc en l’espèce (voir, dans ce sens, Adolf, précité, § 34, Minelli, précité, § 32, et Peltereau‑Villeneuve c. Suisse, no 60101/09, § 22, 28 octobre 2014).

41. Il s’ensuit qu’il convient de rejeter l’exception préliminaire ratione materiae soulevée implicitement par le Gouvernement.

42. La Cour rappelle ensuite que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 de la Convention figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 de la même disposition (Minelli, précité, § 27). La présomption d’innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable. Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (Minelli, précité, § 37, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 315).

43. La Cour a appliqué ces principes à des situations dans lesquelles il y a eu extinction de l’action publique pour divers motifs, y compris pour prescription, par des décisions prises par un procureur (Virabyan c. Arménie, no 40094/05, §§ 185‑193, 2 octobre 2012, et Peltereau‑Villeneuve c. Suisse, no 60101/09, §§ 30‑39, 28 octobre 2014), par un juge des investigations préliminaires (Marziano c. Italie, no 45313/99, §§ 27‑36, 28 novembre 2002) ou par des tribunaux de différents degrés de juridiction (Minelli, précité, §§ 26‑40, Didu c. Roumanie, no 34814/02, §§ 37‑42, 14 avril 2009, Poncelet c. Belgique, no 44418/07, §§ 49‑62, 30 mars 2010, Giosakis c. Grèce (no 3), no 5689/08, §§ 34‑42, 3 mai 2011, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, §§ 317‑318). Quel que soit le stade des procédures à l’issue desquelles il y a eu extinction de l’« accusation », la Cour a recherché si les décisions correspondantes des autorités internes reflétaient le sentiment que la personne concernée était coupable ou se bornaient à décrire un état de suspicion. Il y a en effet une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration judiciaire sans équivoque avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction en question (Peltereau‑Villeneuve, précité, § 32).

44. En l’espèce, le fait que le requérant n’a pas été « légalement » condamné pour l’infraction à l’article 330 § 1 du CP dans la mesure où il n’y a eu aucune administration de preuves devant un « tribunal », au sens de l’article 6 de la Convention, ni de tenue de débats qui auraient permis au tribunal de statuer sur le fond de l’affaire, ne fait l’objet d’aucune controverse entre les parties. Le Gouvernement a par ailleurs largement insisté sur ce que la décision du 24 avril 2006 ne pouvait être considérée comme un jugement de condamnation et ne pouvait établir la culpabilité de l’intéressé (paragraphe 27 ci‑dessus).

45. La Cour relève cependant que l’examen des termes en lesquels la décision du 24 avril 2006 a été rédigée ne laisse aucun doute sur l’opinion du procureur quant à la culpabilité du requérant. En particulier, après avoir estimé que les faits étaient établis et avant de décider que « la responsabilité pénale » du requérant ne pouvait être engagée pour cause de prescription, le procureur a soutenu à plusieurs reprises et sans équivoque que l’intéressé « a commis l’infraction réprimée par l’article 330 § 1 du CP » (paragraphe 13 ci‑dessus). La Cour estime que les termes utilisés par le procureur vont clairement au‑delà d’une description d’un « état de suspicion » quant à culpabilité du requérant.

46. Le tribunal de l’arrondissement et la cour régionale d’Arkhangelsk ont tous deux rejeté les recours du requérant sans désapprouver le contenu de la décision 24 avril 2006, bien que le requérant se soit plaint, en substance, de ce que celle-ci avait porté atteinte à sa présomption d’innocence (paragraphe 16 ci‑dessus).

47. La Cour rappelle en outre que ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public (G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 314). Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 de la Convention à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (ibidem).

48. En l’espèce, le requérant allègue que les employés de l’entreprise au sein de laquelle il occupait le poste de président de la commission des litiges ont été informés du contenu de la décision du 24 avril 2006, ce qui aurait nui à sa réputation. Le Gouvernement n’ayant pas contesté cette allégation, la Cour n’a pas de raison de douter de la véracité de celle‑ci et prend en compte cet élément aux fins de son analyse (Peltereau‑Villeneuve, précité, § 37).

49. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la motivation de la décision du 24 avril 2006, confirmée en substance par les juridictions internes, a méconnu le principe de la présomption d’innocence.

50. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

UBS AG C. France du 12 janvier 2017 requête 29778/15

Irrecevabilité : Le cautionnement d’un montant de 1,1 milliard d’euros fixé à la banque UBS AG dans le cadre du contrôle judiciaire est compatible avec la Convention.

16. La requérante allègue une violation de l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi que l’article 1 du Protocole no1, qui se lisent comme suit :

Article 6 § 2

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

17. S’agissant tout d’abord du grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention, à supposer ce dernier applicable en l’espèce, la Cour constate que les décisions internes, qu’il s’agisse de l’ordonnance des juges d’instruction ou des arrêts de la chambre de l’instruction et de la Cour de cassation, ne contiennent pas de motivation donnant à penser que les juges considèrent l’intéressée comme étant coupable (cf., parmi beaucoup d’autres, Lagardère c. France, no 18851/07, § 74, 12 avril 2012). Elle rappelle à ce titre qu’une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 39, série A no 123, et Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). Partant, la Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

18. Quant au grief soulevé au regard de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour rappelle qu’une restriction temporaire à l’usage d’un bien relève du pouvoir qu’ont les États de réglementer l’usage des biens, conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes (voir, par exemple, Air Canada c. Royaume‑Uni, 5 mai 1995, § 34, série A no A 316-A ; cf. également, s’agissant du pouvoir de l’État de règlementer l’usage des biens pour assurer le paiement des amendes, Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10, 18647/10, 18663/10, 18668/10 et 18698/10, §§ 184-185, 4 mars 2014).

19. Elle note qu’en l’espèce l’ingérence des autorités dans la jouissance du droit au respect des biens de la requérante est légale, le fait de prévoir le versement d’un cautionnement étant expressément prévu par les dispositions de l’article 706-45 du CPP. Par ailleurs, il ne fait pas de doute pour la Cour qu’en visant, conformément à l’article 142 dudit code, à garantir la représentation de la personne mise en examen à tous les actes de la procédure et pour l’exécution du jugement, ainsi que le paiement de la réparation des dommages causés par l’infraction et des amendes, l’ingérence poursuit un but d’intérêt général.

20. Enfin, concernant la proportionnalité de l’ingérence, la Cour relève tout d’abord qu’à l’instar de ce qu’elle a constaté concernant les délits contre l’environnement (Mangouras c. Espagne [GC], no 12050/04, § 86, 28 septembre 2010), une préoccupation croissante et légitime existe tant au niveau européen qu’international à l’égard des délits financiers, lesquels représentent des comportements socialement inacceptables, qui peuvent affecter les ressources des États et leur capacité à agir dans l’intérêt commun (voir, notamment, A et B c. Norvège [GC], nos 24130/11 et 29758/11, § 121, 15 novembre 2016). De plus, en la matière - la prévention des fuites de capitaux et de l’évasion fiscale -, les États rencontrent de sérieuses difficultés en raison de l’échelle et de la complexité des systèmes bancaires, des circuits financiers, ainsi que de l’ampleur du champ d’investissement international, facilités par la relative porosité des frontières nationales.

21. Or, elle souligne le fait qu’en l’espèce : d’une part, le cautionnement constitue une mesure provisoire qui ne préjuge pas de l’issue du litige et n’entraîne pas transfert de propriété, le montant versé au titre du cautionnement étant restitué à l’issue de la procédure si la personne n’est pas condamnée, conformément aux dispositions des articles 142-2 et 142-3 du CPP ; d’autre part, en l’espèce, le montant du cautionnement a été évalué par les juges d’instruction comme par la chambre de l’instruction, de manière particulièrement motivée, en fonction des résultats des investigations, des faits reprochés, de l’ampleur des infractions poursuivies et du préjudice possible, ainsi que de l’amende encourue en cas de condamnation, mais aussi expressément à la lumière des ressources de la banque requérante. Cette dernière a par ailleurs bénéficié de garanties procédurales suffisantes. Elle a en effet pu exercer les recours prévus par le droit interne pour contester la décision litigieuse et discuter contradictoirement des différents éléments d’appréciation retenus par les juges, devant la cour d’appel puis la Cour de cassation.

22. Compte tenu de ce qui précède, ainsi que de la marge d’appréciation de l’État en la matière, la Cour estime que l’ingérence n’était pas disproportionnée et qu’un juste équilibre a été réalisé en l’espèce.

23. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur les autres griefs

24. La requérante allègue également une violation des articles 5 § 3, 6 § 1, 7, 13 et 14 de la Convention.

25. La Cour relève d’emblée que ces griefs, à les supposer applicables en l’espèce, n’ont pas été soulevés dans le cadre du pourvoi en cassation formé à l’encontre de l’arrêt de la chambre de l’instruction du 22 septembre 2014.

26. Il s’ensuit qu’ils doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

PANDY c.BELGIQUE Requête no 13583/02 du 21 SEPTEMBRE 2006

a)  Principes applicables

"41.  La présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (voir notamment les arrêts Deweer c. Belgique du 27 février 1980, série A no 35, p. 30, § 56, Minelli c. Suisse du 25 mars 1983, série A no 62, p. 15, § 27, Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, série A no 308, p. 16, § 35, et Bernard c. France du 23 avril 1998, § 37).

L’article 6 § 2 régit l’ensemble de la procédure pénale, indépendamment de l’issue des poursuites, et non le seul examen du bien-fondé de l’accusation (Minelli, précité, § 30).

42.  Cette disposition garantit à toute personne de ne pas être désignée ni traitée comme coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal (voir, mutatis mutandis, Allenet de Ribemont, précité, pp. 16-17, §§ 35-36, et Y.B. et autres c. Turquie, arrêt du 28 octobre 2004, § 43). Dès lors, elle exige, entre autres, qu’en remplissant leurs fonctions, les membres du tribunal ne partent pas de l’idée préconçue que le prévenu a commis l’acte incriminé (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, arrêt du 6 décembre 1988, série A no 146, § 77). La présomption d’innocence se trouve atteinte par des déclarations ou des décisions qui reflètent le sentiment que la personne est coupable, qui incitent le public à croire en sa culpabilité ou qui préjugent de l’appréciation des faits par le juge compétent (Y.B. et autres, précité, § 50).

43.  Le point de savoir si les propos d’un juge d’instruction, membre du pouvoir judiciaire, constituent une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles ceux-ci ont été formulés (voir notamment, mutatis mutandis, Adolf c. Autriche, arrêt du 26 mars 1982, série A no 49, pp. 17-19, §§ 36-41) en tenant compte du fait que les déclarations des juges font l’objet d’un examen plus approfondi (A.L. c. Allemagne, arrêt du 28 avril 2005, § 37) que celles qui concernent les autorités d’investigation comme la police et le parquet (arrêts Daktaras c. Lituanie du 10 octobre 2000, no 42095/98, § 44, CEDH 2000-X, et Lavents c. Lettonie du 28 novembre 2002, no 58442/00, § 51).

A cet égard, il convient de souligner l’importance du choix des termes utilisés ainsi que du sens des déclarations litigieuses (Daktaras, précité, § 41).

b)  Application au cas d’espèce

44.  Relevant que l’audience était publique et se fondant notamment sur les considérations de la cour d’appel (qui a relevé que le juge d’instruction. n’avait pas nié les faits), la Cour estime que l’on peut raisonnablement présumer que les propos litigieux ont réellement été tenus.

45.  La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il semble soutenir que les propos du juge d’instruction auraient été mal interprétés. Elle estime, en effet, que leur teneur ne laisse planer aucun doute. De plus, même si ceux-ci ont, certes, été exprimés en termes généraux, ils ne pouvaient que viser le requérant. Les propos du juge d’instruction peuvent être considérés comme accidentels et secondaires dans le cadre d’une instruction complexe qui s’est déroulée sans heurts et que le requérant a lui-même saluée. La Cour considère cependant que ceux-ci n’en restent pas moins sujets à critique sous l’angle du principe de la présomption d’innocence dès lors qu’ils consistaient à assimiler le requérant à des tueurs en série connus et reconnus. Indépendamment du fait de savoir si les propos en cause répondaient à une provocation de la part du requérant, ceux-ci ne sont pas admissibles dans le chef d’un magistrat instructeur, chargé en droit belge d’instruire tant à charge qu’à décharge, ce qui justifie un examen plus rigoureux.

46.  La Cour estime, par conséquent, que les propos litigieux peuvent, dans les circonstances de l’espèce, être assimilés à une déclaration de culpabilité qui, d’une part, incitait le public à croire en celle-ci et, de l’autre, préjugeait de l’appréciation des faits par les juges compétents (Allenet de Ribemont, précité, § 39).

47.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention."

JURIDICTIONS DE RÉPARATION DE DÉTENTION INUTILE

VLIEELAND BODDY ET MARCELO LANNI c. ESPAGNE du 16 février 2016 requêtes nos 53465/11 et 9634/12

Violation de l'article 6-2 : non réparation d'une détention inutile car le premier requérant est relaxé faute de preuve et que le second requérant est relaxé pour insuffisance de preuve. La non réparation est une atteinte à la présomption d'innocence. Cet arrêt est le premier après un blocage. La CEDH va t elle accepter que les détenus en détention inutile puissent obtenir réparation de leur détention ?

38. La Cour rappelle d’emblée que la présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant un prévenu reflète le sentiment que celui-ci est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable Allen c. Royaume-Uni, no 25424/09, § 93, CEDH 2013).

39. Elle note en outre que le champ d’application de l’article 6 § 2 de la Convention ne se limite pas aux procédures pénales qui sont pendantes, mais s’étend aux procédures judiciaires consécutives à l’acquittement définitif de l’accusé (Allen, précité, § 98, Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 22, série A no 266‑A, et Rushiti c. Autriche, no 28389/95, § 27, 21 mars 2000), dans la mesure où les questions soulevées dans ces dernières procédures constituent un corollaire et un complément des procédures pénales concernées dans lesquelles le requérant avait la qualité « d’accusé ». Bien que ni l’article 6 § 2 ni aucune autre clause de la Convention ne donnent droit à réparation pour une détention provisoire régulière lorsque les poursuites sont abandonnées ou aboutissent à un acquittement, l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé n’est plus acceptable après un acquittement devenu définitif (Sekanina, précité, § 30). Une fois l’acquittement définitif – même s’il s’agit d’un acquittement au bénéfice du doute –, conformément à l’article 6 § 2 de la Convention, l’expression de doutes sur la culpabilité, y compris ceux tirés des motifs de l’acquittement, ne sont pas compatibles avec la présomption d’innocence (Rushiti, précité, § 31). En effet, des décisions judiciaires postérieures ou des déclarations émanant des autorités publiques peuvent soulever un problème sous l’angle de l’article 6 § 2 précité si elles équivalent à un constat de culpabilité qui méconnaît, délibérément, l’acquittement préalable de l’accusé (Del Latte c. Pays-Bas, no 44760/98, § 30, 9 novembre 2004).

40. La Cour note que, en application du principe in dubio pro reo, aucune différence qualitative ne doit exister entre un acquittement fondé sur une absence de preuves et un acquittement résultant d’une constatation de l’innocence de manière incontestable. En effet, les jugements d’acquittement ne se différencient pas en fonction des motifs retenus par le juge pénal. Bien au contraire, dans le cadre de l’article 6 § 2 de la Convention, le dispositif d’un jugement d’acquittement doit être respecté par toute autorité qui se prononce de manière directe ou incidente sur la responsabilité pénale de l’intéressé (Allen, précité, § 102, Vassilios Stavropoulos c. Grèce, no 35522/04, § 39, 27 septembre 2007). Exiger d’une personne qu’elle apporte la preuve de son innocence dans le cadre d’une procédure d’indemnisation pour détention provisoire apparaît déraisonnable et révèle une atteinte à la présomption d’innocence (Capeau c. Belgique, no 42914/98, § 25, CEDH 2005‑I).

41. En l’occurrence, la Cour constate que le premier requérant a été acquitté en première instance et que le second requérant a bénéficié d’une ordonnance de non-lieu provisoire rendue par le juge d’instruction avant l’ouverture de la phase de jugement. Elle est appelée à examiner si, par leur manière d’agir, par les motifs de leurs décisions ou par les termes utilisés dans leur raisonnement, le ministère de la Justice et les juridictions du contentieux administratif ont jeté des soupçons sur l’innocence des requérants et ont ainsi porté atteinte au principe de la présomption d’innocence, tel que garanti par l’article 6 § 2 de la Convention (Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 38, 13 juillet 2010, et Puig Panella c. Espagne, no 1483/02, § 54, 25 avril 2006).

42. Pour ce qui est du premier requérant, la Cour constate que, dans sa décision du 28 mai 2008, le ministre de la Justice, s’appuyant sur les rapports de la direction générale des relations avec l’administration de la justice du 27 mars 2008 et du Conseil d’État du 17 avril 2008, a rejeté la réclamation du requérant. En effet, le ministre a considéré que l’article 294 de la LOPJ n’était pas applicable au cas d’espèce dans la mesure où le requérant avait été acquitté faute de preuves à charge suffisantes permettant de démontrer sa participation aux faits délictueux, et non en raison de l’inexistence objective ou subjective des faits délictueux. Pour repousser la demande d’indemnisation du requérant, le ministre a fait observer que, d’après le jugement d’acquittement, le requérant n’avait pas été acquitté sur la base de preuves à décharge confirmant son innocence, mais faute de preuves à charge suffisantes démontrant sa participation aux faits délictueux (paragraphe 11 ci-dessus).

43. Pour ce qui est du second requérant, la Cour relève que le Gouvernement, en interprétant littéralement l’article 294 de la LOPJ, soutient que la situation en cause n’était pas susceptible d’indemnisation, dans la mesure où le requérant n’a pas été acquitté ni n’a fait l’objet d’un non‑lieu définitif en raison de l’inexistence des faits imputés, l’acquittement et le non-lieu définitif étant les seules décisions expressément mentionnées dans la disposition précitée en raison de leur caractère définitif. La Cour observe toutefois que l’Audiencia Nacional a souligné elle-même dans son arrêt que, d’après la jurisprudence du Tribunal suprême, l’ordonnance concluant à l’abandon des poursuites en raison de l’inexistence d’indices rationnels quant à la responsabilité pénale du prévenu, comme c’est le cas en l’occurrence, pouvait être assimilée, à cet égard, à une ordonnance de non-lieu définitif (paragraphe 23 ci-dessus), mettant alors fin à l’instruction, au moyen d’une déclaration de non-culpabilité de l’accusé, au même titre qu’un arrêt d’acquittement rendu au terme de la phase de jugement et avec les mêmes effets à cet égard.

44. Dans des affaires relatives à des actions civiles en réparation engagées par des victimes, indépendamment du point de savoir si les poursuites avaient débouché sur une décision de clôture ou une décision d’acquittement, la Cour a souligné que si l’acquittement prononcé au pénal devait être respecté dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne mettait pas obstacle à l’établissement, sur la base de critères de preuve moins stricts, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits. Elle a ajouté toutefois que si la décision interne sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale à la partie défenderesse, cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Allen, précité, § 123). Cette approche est également susceptible d’être suivie dans des affaires concernant des actions en responsabilité devant les organes et juridictions administratifs comme c’est le cas en l’occurrence.

45. La Cour relève que le caractère provisoire du non-lieu rendu dans la présente affaire ne saurait être déterminant (paragraphes 23 et 43 ci-dessus). À cet égard, il est à noter qu’au terme de l’instruction dans des procédures comme celle de l’espèce, en cas d’absence de motifs suffisants pour accuser une personne de la commission d’un délit, uniquement un non-lieu provisoire peut être prononcé, dans la mesure où les motifs pour ordonner un non-lieu définitif sont strictement fixés par la loi (paragraphe 28 ci-dessus). En tout état de cause, il ne ressort pas du dossier et les parties ne le soutiennent d’ailleurs pas, que le ministère public ait fait appel de l’ordonnance de non-lieu provisoire rendue par le juge d’instruction. En outre, le requérant ne saurait faire appel de la déclaration de non-culpabilité rendue à son égard ni demander la transformation, vouée à l’échec, de cette déclaration en un non-lieu définitif, les motifs établis par l’article 637 du code de procédure pénale n’étant pas applicables en l’espèce à ce stade de la procédure d’instruction.

46. Par ailleurs, le rejet par le juge central du contentieux administratif de la demande d’indemnisation du second requérant n’était pas fondé sur le caractère provisoire ou définitif du non-lieu rendu à l’égard de l’intéressé par le juge d’instruction, mais sur le fait que ladite ordonnance de non-lieu se bornait à constater que les preuves étaient insuffisantes pour démontrer la participation du requérant aux faits reprochés. Le juge du contentieux administratif rappela qu’il aurait été nécessaire, pour octroyer une indemnisation au second requérant, d’avoir la certitude que ce dernier n’avait pas participé aux faits. Nonobstant sa qualité de juge du contentieux administratif et non du juge de l’affaire pénale, il considérait qu’il y avait des indices de la participation du requérant à la commission des délits, même si ces indices n’avaient pas été considérés comme suffisants par le juge d’instruction, et mentionna ceux qui, à son avis, auraient pu démontrer la participation de l’intéressé aux faits de la cause (paragraphe 22 ci-dessus). Dans la mesure où la culpabilité du second requérant n’a pas pu être établie, que ce soit provisoirement ou définitivement, la Cour estime d’une part, qu’il ne peut pas être exigé au second requérant, au moment où il réclame une indemnisation pour fonctionnement anormal de la justice, de démontrer son innocence et, d’autre part, qu’il ne correspond pas à la juridiction contentieuse administrative, compétente pour l’octroi de l’indemnisation réclamée, de conclure à une éventuelle déclaration de culpabilité du second requérante à laquelle n’a pas pu parvenir le juge pénal, faute de preuves.

47. Or, pour la Cour, une telle motivation laisse clairement planer un doute sur l’innocence du second requérant (Puig Panella, précité, § 55, et Tendam, précité, § 39). Le raisonnement du juge central du contentieux administratif méconnaît le non-lieu provisoire, c’est-à-dire, l’arrêt des poursuites, prononcé à l’égard de l’accusé par une décision de justice dont le dispositif doit être respecté par toute autorité judiciaire, quels que soient les motifs retenus par le juge pénal (Vassilios Stavropoulos, précité, § 39). Cette conclusion est valable a fortiori lorsque l’ordonnance de non-lieu provisoire, abandonnant toute poursuite contre l’accusé – comme c’est le cas pour le second requérant –, a été rendue avant même l’ouverture de la phase de jugement.

48. La Cour relève par ailleurs que le raisonnement du ministre de la Justice a été confirmé ultérieurement, pour les deux requérants, par les juridictions nationales saisies, qui ont souscrit à son analyse. Elle note que les juridictions contentieuses administratives n’ont fait que suivre la jurisprudence interne constante en matière d’application de l’article 294 de la LOPJ, fondée sur le critère de l’inexistence subjective, c’est-à-dire de l’absence prouvée de participation de l’acquitté aux faits délictueux. Par conséquent, les juridictions contentieuses administratives, entérinant le raisonnement du ministre en application de cette jurisprudence et, pour ce qui est, en particulier, du second requérant, en effectuant elles-mêmes des affirmations ressortant de la compétence exclusive du juge pénal, n’ont pas porté remède au problème qui se posait en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Ismoïlov et autres c. Russie, no 2947/06, § 169, 24 avril 2008).

49. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention dans le chef des deux requérants.

Cheema C. Belgique du 9 février 2016 requête 60056/08

Non violation de l'article 6-2 de la Convention pour non réparation inutile, le comportement du requérant a conduit les autorités à le jeter en prison.  Cette décision de la commission de réparation ne remet pas en cause son innocence mais seulement son concours à son incarcération.

21. La Cour rappelle à titre liminaire que la Convention doit s’interpréter de façon à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires. Cela vaut aussi pour le droit consacré par l’article 6 § 2 (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A nº 308). Ainsi, le champ d’application de l’article 6 § 2 ne se limite pas aux procédures pénales qui sont pendantes, mais s’étend aux décisions de justice prises après l’arrêt des poursuites ou après un acquittement, notamment dans des procédures qui concernent une demande d’indemnisation formée par un ancien accusé (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 98, 12 juillet 2013, et les arrêts y cités).

22. Ainsi, une décision refusant à l’« accusé », après l’arrêt des poursuites, une réparation pour détention provisoire peut soulever un problème sous l’angle de l’article 6 § 2, si des motifs indissociables du dispositif équivalent en substance à un constat de culpabilité sans établissement légal préalable de celle-ci (voir, mutatis mutandis, Puig Panella c. Espagne, no 1483/02, § 51, 25 avril 2006, Kabili c. Grèce, no 28606/05, § 23, 31 juillet 2008, et Mosinian c. Grèce, no 8045/10, § 22, 31 octobre 2013).

23. La Cour rappelle aussi que l’article 6 § 2 ne garantit pas à l’accusé un droit à réparation pour une détention provisoire régulière ou un droit au remboursement de ses frais lorsque les poursuites sont par la suite abandonnées ou aboutissent à un acquittement (voir, parmi de nombreux précédents, Englert c. Allemagne, 25 août 1987, § 36, série A no 123, Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 25, série A no 266-A, Capeau c. Belgique, no 42914/98, § 23, CEDH 2005‑I, Yassar Hussain c. Royaume-Uni, no 8866/04, § 20, CEDH 2006‑III, Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 36, 13 juillet 2010, et Allen, précité, § 82). Le simple refus d’indemnisation ne se heurte donc pas en soi à la présomption d’innocence (voir, mutatis mutandis, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, §§ 34-35, série A no 62, Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 36, série A no 123, et Capeau, précité, § 23).

24. En l’espèce, la Cour est appelée à examiner si, par sa manière d’agir, par les motifs de sa décision ou par les termes employés, la commission a fait peser un doute sur la présomption d’innocence reconnue au requérant, dont la culpabilité n’avait pas préalablement été légalement établie (Capeau, précité, § 24, et Mosinian, précité, § 23).

25. La Cour relève que le requérant a fait l’objet d’un acquittement coulé en force de chose jugée.

26. Selon le requérant, la commission a violé son droit à la présomption d’innocence en ce qu’elle a fait sienne la décision du ministre de la Justice qui aurait elle-même violé son droit à la présomption d’innocence.

27. La Cour rejoint toutefois le Gouvernement pour constater que si la commission a conclu que la décision du ministre de la Justice ne violait pas la présomption d’innocence, elle ne s’est pas référée à la motivation de cette dernière mais a développé sa propre motivation sur base des éléments qu’elle a soulevés et n’a pas fait sienne la décision du ministre de la Justice.

28. La Cour constate en premier lieu que la commission a expressément affirmé que le requérant avait provoqué sa détention et son maintien par son propre comportement « tout en étant innocent ».

29. Elle observe ensuite que la commission a retenu à l’encontre du requérant d’avoir nié, le jour de la découverte de W., d’avoir fait la connaissance de cette dernière, et de n’avoir relaté les circonstances de leur rencontre « qu’à la suite de l’insistance des policiers » lors de l’audition du 30 octobre 2003. Elle lui reprochait aussi de ne pas avoir contacté les services de police pour les informer que W. avait passé la nuit chez lui de « peur d’avoir des problèmes avec cette histoire ». La commission le critiqua encore pour avoir tenu, les 30 octobre 2003, 31 octobre 2003 et 2 décembre 2003, soit après son arrestation respectivement sa mise en détention provisoire, des « propos contradictoires » quant à la question de savoir s’il avait parlé avec sa compagne de W. et s’il était allé sur le balcon. La commission faisait aussi grief au requérant de ne pas avoir parlé, de « peur d’avoir des problèmes avec la police », du passage de W. à sa compagne après qu’elle lui avait signalé que la police s’était présentée à l’appartement. Elle lui reprochait également d’avoir déclaré avoir « caché » les baskets et la veste de W. et d’avoir été incapable de dire pourquoi il s’était levé pour savoir si W. était toujours présente alors qu’il avait fermé à clé la porte d’entrée de son appartement. La commission a également motivé sa décision par la circonstance que, suite à sa privation de liberté, le requérant avait déclaré ne pas avoir regardé par-dessus le balcon de l’appartement qu’il habitait par peur d’être vu et qu’il n’avait pas fermé la porte de ce balcon de peur de laisser ses empreintes et que la police les découvrît.

30. Aux yeux de la Cour, contrairement à ce que soutient le requérant, ces motifs retenus par la commission ne concernent que la naissance d’indices à l’égard du requérant du fait de son propre comportement, justifiant la décision des autorités de le placer en détention provisoire et de l’y maintenir, et ne reflètent à eux seuls aucun constat de culpabilité à l’encontre du requérant (Lorenzetti c. Italie, no 32075/09, § 47, 10 avril 2012).

31. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

JURIDICTIONS PÉNALES

Busuttil c. Malte du 3 juin 2021 requête n o 48431/18

Non-violation de l’article 6 § 2 : un chef d'entreprise est pénalement responsable des agissements de ses préposés s'il ne les dénonce pas.

Le requérant, Antonio Busuttil, est un ressortissant maltais, né en 1947 et résidant à Sliema (Malte) L’affaire concerne une procédure pénale dirigée contre le requérant, en sa qualité de directeur d’une société, à l’issue de laquelle il fut reconnu coupable du chef de défaut de paiement des impôts, sur la base de présomptions légales. En 2001, le requérant, faisant suite à l’invitation des deux autres directeurs, devint co-directeur (détenant 25 % des parts) de la société M., où il travaillait déjà. Pendant la période 2003-2006, la société M. omit de soumettre aux autorités les formulaires fiscaux pertinents et de s’acquitter du paiement de l’acompte sur les impôts et des cotisations sociales pour le compte de ses salariés. Après le départ du requérant en 2006, sous la direction des deux autres directeurs, la société fit faillite. En 2011, le requérant se vit ordonner par l’administration fiscale de verser, pour le compte de la société, environ 323 500 euros (EUR) d’impôts impayés. Invoquant l’article 6 § 2 (présomption d’innocence) de la Convention, le requérant se plaint de l’application à son encontre d’une présomption de culpabilité, au motif qu’il était le directeur de la société M., alors que la situation lui aurait été cachée.

Magnitskiy et autres c. Russie 27 août 2019, requêtes nos 32631/09 et 53799/12

Articles 6-2, 6-1, 5-3, 5-1, 3 et 2 : Un conseiller fiscal inculpé de fraude fiscale organisée qui est décédé en détention provisoire en novembre 2009 et a fait ultérieurement l’objet d’une condamnation posthume.

La Cour rejette pour défaut de fondement le grief tiré, sur le terrain de l’article 5 § 1, de l’arrestation et de la détention de M. Magnitskiy. La Cour a jugé en particulier que les soins médicaux administrés à M. Magnitskiy étaient inadéquats, ce qui a contribué à son décès, et que l’enquête ensuite conduite était lacunaire. M. Magnitskiy avait également été détenu dans des cellules surpeuplées et maltraité peu avant son décès. La Cour a dit que les autorités avaient des raisons plausibles de soupçonner que M. Magnitskiy était mêlé à une fraude fiscale, de sorte que le grief tiré par les requérantes de son arrestation était irrecevable. Toutefois, ces soupçons ne justifiaient pas sa détention pendant plus d’un an et les autorités n’avaient pas étayé par des raisons suffisantes son maintien en détention au-delà de cette durée. Par ailleurs, la procédure qui s’est conclue par la condamnation posthume de M. Magnitskiy était intrinsèquement inadéquate.

La CEDH rappelle une règle fondamentale du droit pénal qui est que la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur d’une infraction pénale, une règle qui garantit la présomption d’innocence. Or cette règle a été violée, M. Magnitskiy n’étant pas passé en jugement et ayant été condamné à titre posthume, au mépris de l’article 6 § 2 de la Convention.

LES FAITS

La première requête (no 32631/09) a été introduite par Sergei Leonodovich Magnitskiy, né en 1972. Après le décès de celui-ci, la deuxième requérante, Nataliya Valeryevna Zharikova, son épouse, née elle aussi en 1972, a poursuivi la procédure. La deuxième requête (no 53799/12) a été introduite par la mère de M. Magnitskiy, Nataliya Nikolayevna Magnitskaya, la troisième requérante.

M. Magnitskiy dirigeait le service fiscal du cabinet de conseil juridique et fiscal Firestone Duncan à Moscou. Il comptait parmi ses clients les filiales russes du fonds d’investissement Hermitage, à l’époque le plus gros fonds d’investissement étranger en Russie. Le bureau de Moscou de Hermitage était dirigé par un ressortissant américain, William Browder. En 2007, un tribunal autorisa le transfert de propriété de trois filiales d’Hermitage, et les nouveaux propriétaires demandèrent et obtinrent environ 5,4 milliards de roubles (145 millions d’euros environ) en remboursement d’impôts. Hermitage n’en prit connaissance que par des lettres d’avocat. Les avocats des trois filiales accusèrent d’escroquerie des membres de la direction des enquêtes du ministère de l’Intérieur. Il était allégué que ces individus s’étaient emparés des sceaux et des documents des filiales en question pendant un contrôle fiscal réalisé chez un client d’Hermitage, Kameya, et qu’ils avaient frauduleusement réimmatriculé les filiales.

En février 2008, un investigateur spécial du Comité d’investigation du Parquet général ouvrit une enquête sur l’allégation d’Hermitage selon laquelle ses trois filiales avaient été volées. En juin 2008, M. Magnitskiy fit à l’enquêteur des déclarations relatives au transfert de propriété et au remboursement d’impôts. Il évoqua notamment des malversations et abus de fonctions qu’auraient commis des membres de la direction des enquêtes. En juillet 2008, le chef du Comité d’investigation du ministère de l’Intérieur joignit l’affaire Kameya et trois autres affaires de fraude fiscale dont était soupçonné un groupe criminel. M. Magnitskiy fit l’objet d’un mandat d’arrêt en novembre 2008 et fut accusé de deux chefs de fraude fiscale aggravée supposément commise de concert avec M. Browder.

M. Magnitskiy fut placé, puis maintenu plusieurs fois, en détention provisoire. Il s’y trouvait toujours lors de son décès le 16 novembre 2009. Avant de mourir, M. Magnitskiy s’était plaint plusieurs fois de problèmes de santé. Alors qu’un chirurgien de la prison avait diagnostiqué chez lui une lithiase biliaire et une cholécystopancréatite chronique et lui avait prescrit des médicaments, une échographie et une opération chirurgicale, il fut transféré dans une autre maison d’arrêt qui, selon les requérantes, ne disposait pas des installations médicales nécessaires pour le traitement de son état et ignora à plusieurs reprises ses demandes de traitement bien qu’il souffrît énormément.

L’état de M. Magnitskiy ayant empiré, on ordonna son transfert dans un autre établissement, la maison d’arrêt n o 77/1, pour qu’il y soit traité. Toutefois, ce transfert fut retardé de plusieurs heures. M. Magnitskiy fut finalement examiné à la maison d’arrêt n o 77/1, mais pendant qu’elle écrivait ses notes, le médecin estima qu’il devenait agressif. M. Magnitskiy fut donc menotté, et un procèsverbal officiel indiqua ultérieurement qu’une matraque en caoutchouc avait été utilisée contre lui. On appela une équipe psychiatrique d’urgence civile, mais lorsque cette équipe put entrer dans la prison, M. Magnitskiy était décédé. Les autorités menèrent des investigations, qui ne permirent toutefois d’établir aucune responsabilité pénale de la part des personnes responsables de la détention et du traitement de M. Magnitskiy.

L’enquête dont M. Magnitskiy faisait l’objet se poursuivit après son décès. En juillet 2013, M. Magnitskiy fut reconnu coupable à titre posthume d’avoir organisé une fraude fiscale. La procédure pénale dirigée contre lui prit ensuite fin et aucune peine ne lui fut infligée.

Article 2

La Cour constate plusieurs carences dans les soins médicaux apportés à M. Magnitskiy pendant sa détention. En particulier, les autorités n’ont pas pris un certain nombre de mesures visant à faire son diagnostic ou à lui permettre de voir un chirurgien, lequel aurait pu ordonner ou non une intervention. L’absence d’une telle consultation a peut-être grandement contribué à son décès. La prison où M. Magnitskiy était détenu à l’époque n’était pas dotée des installations nécessaires pour le soigner et les mesures prises le jour de son décès pour remédier à la situation d’urgence qui était née étaient particulièrement inadéquates. Si les autorités avaient certes décidé le matin de le transférer dans une prison dotée de l’équipement nécessaire, M. Magnitskiy n’y avait en réalité été conduit qu’à la fin de l’après-midi. Le Gouvernement n’a apporté aucune explication à cette situation et la Cour estime que de tels retards dans une situation d’urgence médicale apparaissent excessivement longs et manifestement inadéquats. La Cour juge que les autorités ont privé M. Magnitskiy de soins médicaux importants et ont manqué à leur obligation, découlant de l’article 2, de protéger sa vie. Pour ce qui est de l’obligation de conduire une enquête effective, que cette disposition de la Convention impose également aux États, la Cour note que les autorités ont agi avec célérité pour obtenir des preuves et ont ouvert une instruction pénale dans les huit jours qui ont suivi le décès.

Cependant, l’autopsie n’était pas approfondie et ce n’est qu’en 2011 que les enregistrements de vidéosurveillance de la prison en question ont été obtenus. La décision officielle prise en mars 2013 de classer l’affaire sans suite était superficielle et n’a pas abordé les questions essentielles. Les poursuites engagées contre l’un des médecins étaient éteintes par l’effet de la prescription, ce qui en soi démontre l’absence d’effectivité de l’enquête. Les autorités n’ont donc pas conduit d’enquête pénale effective sur les allégations de faute médicale en rapport avec la cause du décès de M. Magnitskiy, en violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2.

Article 3

Conditions de détention

La Cour constate que le Gouvernement et les requérantes divergent quant aux conditions de détention de M. Magnitskiy dans la maison d’arrêt n o 77/5 du 2 décembre 2008 au 28 avril 2009, le Gouvernement affirmant qu’il avait disposé d’environ 4 m² d’espace individuel et les requérantes estimant cette assertion infondée puisque rien ne permet selon elles de l’étayer. La Cour prend note de la déclaration du Gouvernement selon laquelle les archives pertinentes, c’est à dire le registre d’écrou et le registre des détenus, ont été détruites passé le délai légal de conservation. Cependant, le Gouvernement n’a guère produit d’autres éléments à l’appui de sa thèse. La Cour se réfère donc à des affaires antérieures concernant cette prison particulière et sur les pièces produites par le premier requérant. Elle conclut que ce dernier a partagé des cellules d’une superficie allant de 20 à 30 m² avec 8 à 15 autres codétenus et qu’il ne disposait d’aucun espace individuel pour dormir. Globalement, il a été détenu dans des conditions de grave surpopulation et a donc été victime d’une violation de ses droits protégés par l’article 3.

Mauvais traitements en prison et enquête

Le Gouvernement dit que M. Magnitskiy avait été menotté le soir de son décès à cause de son comportement agressif provoqué par une psychose toxique mais qu’aucun équipement tel qu’une matraque en caoutchouc n’a été utilisé contre lui. La troisième requérante allègue que son fils a été menotté et frappé avec une matraque de ce type plusieurs heures avant son décès. Compte tenu des conclusions de l’expertise médicale qui avait constaté la présence d’hématomes et de contusions sur les poignets, les mains et la jambe gauche de M. Magnitskiy, et qui n’excluait pas que ce dernier eût été frappé à l’aide d’une matraque de police, la Cour estime que ces blessures ont très bien pu avoir pour origine des coups portés par des agents carcéraux. Ces circonstances font naître une présomption en faveur de la version des faits avancée par la troisième requérante, que la Cour juge crédible.

La Cour note que les autorités ont ouvert une enquête préliminaire dans les meilleurs délais après le décès. Les investigateurs n’ont pas répondu aux interrogations sur l’usage de la force contre M. Magnitskiy après avoir enquêté sur les lieux, ni sur les blessures relevées sur son corps par l’autopsie. Ils n’ont pas non plus cherché à faire la lumière sur les disparités entre la déclaration d’un gardien de prison selon laquelle une matraque en caoutchouc avait été utilisée contre M. Magnitskiy et la conclusion des autorités selon laquelle seules des menottes avaient été employées. En outre, les autorités internes ont conclu que M. Magnitskiy s’était automutilé, alors qu’aucun témoin ne l’avait vu s’infliger lui-même des blessures. La Cour conclut que l’enquête conduite sur le décès de M. Magnitskiy n’était ni complète ni effective et qu’elle n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural. Elle fait également sienne la thèse de la troisième requérante selon laquelle son fils avait été victime de mauvais traitements, et elle conclut donc à la violation de cette disposition sous son volet matériel aussi.

ARTICLE 5 § 1

Les requérantes estiment que l’arrestation de M. Magnitskiy ne reposait sur aucun soupçon plausible d’infraction et que les autorités avaient manqué d’impartialité puisqu’elles auraient en réalité cherché à le forcer à revenir sur ses allégations faisant état d’agents publics corrompus. Le Gouvernement soutient qu’il y avait d’amples éléments prouvant la fraude fiscale et que M. Magnitskiy risquait de s’enfuir. La Cour rappelle les principes généraux sur la détention arbitraire, qui peuvent s’appliquer si les autorités se conforment certes à la lettre de la loi mais agissent de mauvaise foi ou dolosivement. Elle constate l’absence de tels éléments en l’espèce : l’enquête conduite sur les soupçons de fraude fiscale, qui avait conduit à l’arrestation de M. Magnitskiy, avait commencé bien avant que ce dernier ne se plaignît de fonctionnaires corrompus. Les enquêteurs n’avaient décidé de l’arrêter qu’une fois qu’ils avaient appris qu’il avait demandé auparavant un visa britannique, qu’il avait pris des billets pour Kiev et qu’il ne résidait pas à son domicile. De surcroît, les preuves à charge, notamment les témoignages, étaient suffisants pour convaincre un observateur objectif que M. Magnitskiy avait perpétré l’infraction en question. Les raisons énumérées par le juge interne pour justifier sa détention subséquente étaient précises et suffisamment détaillées. La Cour rejette donc, pour défaut manifeste de fondement, le grief tiré par les requérantes de l’arrestation et de la détention subséquente de M. Magnitskiy.

Article 5 § 3

La Cour constate que M. Magnitskiy avait été détenu du 24 novembre 2008 jusqu’à son décès en prison le 16 novembre 2009. Seules de bonnes raisons auraient pu justifier une durée de détention aussi longue, et les autorités avaient fait valoir la gravité de l’infraction alléguée et le risque que M. Magnitskiy s’enfuie ou influence des témoins. Cependant, la Cour estime que ces raisons n’étaient pas suffisantes. En particulier, le risque de fuite était fondé sur le fait que, avant l’arrestation de M. Magnitskiy, ce dernier s’était préparé à quitter la Russie et avait demandé un visa britannique. Avec le temps, cette inquiétude avait perdu de la pertinence qu’elle avait peut-être eu aux premiers stades de sa détention. Quant au risque d’influencer les témoins, le juge interne aurait dû analyser d’autres éléments pertinents tels que les progrès dans l’enquête ou la procédure judiciaire et la personnalité de M. Magnitskiy. En fait, les autorités avaient renversé la présomption en faveur de l’élargissement, jugeant que le maintien en détention s’imposait faute d’éléments nouveaux justifiant la libération. La Cour conclut à la violation de l’article 5 § 3 à raison du maintien en détention de M. Magnitskiy pour des motifs qui ne pouvaient passer pour suffisant à justifier la durée de détention.

Article 6 §§ 1 et 2

Les requérantes disent que la procédure posthume à l’origine de la condamnation de M. Magnitskiy pour fraude fiscale avait été conduite contre leur gré. Elles soutiennent que l’instruction et le procès ont été inéquitables et elles font valoir que, selon la Cour constitutionnelle, une telle procédure ne doit être menée que si elle tend à la réhabilitation de l’accusé et si sa famille en fait la demande. Le Gouvernement estime que cette procédure pénale protégeait les intérêts des deuxième et troisième requérantes, lesquelles n’auraient pas consenti à sa clôture. Il ajoute que les droits de la famille étaient préservés par la désignation d’office d’un avocat.

La Cour rappelle certains principes fondamentaux du droit à un procès équitable, à savoir le respect du contradictoire en matière pénale et la possibilité pour l’accusé de comparaître en jugement. Le procès d’une personne morte méconnaît manifestement ces principes. La Cour prend note des arguments du Gouvernement quant à la nécessité du procès mais elle constate que celui-ci ne tendait pas à la réhabilitation, ce qui aurait pu justifier une procédure posthume. La question essentielle à ses yeux est que l’examen opéré par le juge soit préservé de tout risque de condamnation posthume d’une personne dont la culpabilité n’a pas été judiciairement établie alors qu’elle était encore en vie. La Cour conclut que la procédure posthume qui s’est soldée par la condamnation de M. Magnitskiy était contraire à l’article 6 § 1 de la Convention parce qu’elle était intrinsèquement inéquitable.

La Cour rappelle en outre une règle fondamentale du droit pénal qui est que la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur d’une infraction pénale, une règle qui garantit la présomption d’innocence. Or cette règle a été violée, M. Magnitskiy n’étant pas passé en jugement et ayant été condamné à titre posthume, au mépris de l’article 6 § 2 de la Convention

Kangers c. Lettonie du 14 mars 2019 requête n° 35726/10

Violation de l'article 6-2 : Atteinte au droit à la présomption d’innocence d’un homme déclaré coupable de récidive alors que son recours contre une première condamnation était encore pendant.

Dans cette affaire, le requérant avait été déclaré coupable de récidive concernant l’infraction de conduite sans permis alors que son recours contre une première condamnation pour la même infraction était pendant. La Cour constate que les tribunaux ayant examiné l’accusation de récidive ont présumé que le requérant était coupable de la première infraction, alors même qu’un recours à ce sujet était encore pendant. Dès lors, il y a eu violation du droit du requérant à être présumé innocent qui découlait de la Convention.

CEDH

Pour la Cour, le fait que la première infraction – objet d’un recours qui était pendant – ait servi de base au constat qu’il y avait récidive supposait forcément que le requérant avait aussi commis cette première infraction. La Cour relève que les présomptions de fait ou de droit dans une procédure judiciaire ne sont pas interdites en principe, mais qu’elles doivent cependant être maintenues dans des limites raisonnables, tenir compte de l’importance de l’enjeu et préserver les droits de la défense. Dans la cause du requérant, il a été présumé que celui-ci s’était rendu coupable de la première infraction de conduite sans permis, visée par une autre procédure judiciaire, les tribunaux s’étant estimés liés par le procès-verbal d’infraction administrative relatif à ladite première infraction. M. Kangers s’est donc trouvé privé de tout moyen de défense contre cette présomption. La Cour rappelle que la présomption d’innocence fait obstacle à tout constat de culpabilité en dehors de la procédure pénale devant le tribunal du fond connaissant de l’affaire, quelles que soient les garanties procédurales dans l’instance parallèle. Le constat de la juridiction nationale selon lequel le requérant était coupable de récidive relativement à l’infraction de conduite sans permis, alors que le recours de l’intéressé concernant la première accusation n’était pas encore tranché, a donc été contraire au droit du requérant à être présumé innocent de la première accusation. Dès lors, il y a eu violation de ses droits découlant de la Convention.

O’Neill c. Royaume-Uni du 31 janvier 2019 requête n° 14541/15

Non violation de l'article 6-2 : La CEDH juge irrecevable un grief porté devant elle par un homme reconnu coupable de pédophilie qui se plaignait de son procès dans lequel des éléments étaient ressortis d'une autre procédure, pour laquelle il avait été relaxé pour cause de faute de procédure.

L’affaire concernait Charles Bernard O’Neill, qui avait été reconnu coupable en 2010 d’un meurtre et de plusieurs agressions sexuelles sur des garçons en situation de vulnérabilité. M.O’Neill soutenait que son droit à la présomption d’innocence n’avait pas été respecté dans la partie de son procès relative aux infractions sexuelles. La Cour considère que les termes employés par le juge du fond pour guider le jury n’ont pas porté atteinte à l’acquittement dont M.O’Neill a bénéficié pour l’un des chefs d’agression sexuelle. De même, lorsqu’elle a dit que cet acquittement était dû à une erreur procédurale, la Cour d’appel n’a ni laissé entendre que M. O’Neill était coupable des infractions dont il avait été acquitté ni exprimé le moindre soupçon en ce sens. À cet égard, la Cour estime pertinent le fait que l’« acquittement » de l’un des chefs d’accusation était dû à ce que le tribunal ne s’estimait pas compétent pour en connaître et qu’il ne s’agissait pas d’un véritable acquittement « au fond ».

FAITS

Le requérant, Charles Bernard O’Neill, est un ressortissant britannique né en 1962. Il purge actuellement une peine à la prison de Saughton, à Édimbourg (Royaume-Uni), pour meurtre et infractions sexuelles sur mineurs. En 2008, M. O’Neill fut inculpé de plusieurs chefs d’accusation graves, dont un meurtre et quatre agressions sexuelles sur des garçons en situation de vulnérabilité. À son procès, qui eut lieu en Ecosse en 2010, il fut acquitté de l’un des chefs d’agression sexuelle, au seul motif que le tribunal n’était pas compétent pour connaître de l’affaire, la déposition de la victime au procès ne concernant que des faits qui avaient eu lieu en Angleterre. Après cet acquittement, le juge du fond permit au jury d’utiliser les éléments de preuve relatifs à ce chef d’accusation pour corroborer les éléments relatifs aux autres chefs d’accusation. Le jury déclara M. O’Neill coupable de ces trois autres chefs, et le condamna à trois peines de dix années d’emprisonnement, confondues avec la peine perpétuelle qui lui fut infligée pour le chef de meurtre. M. O’Neill fit appel de sa condamnation, arguant que le juge avait indiqué à tort aux jurés qu’ils pouvaient utiliser les éléments formant la base du chef d’accusation dont il avait été acquitté pour corroborer les éléments relatifs aux autres accusations. Cet appel fut rejeté en 2014. La Cour d’appel nota que, même s’il y avait eu une erreur procédurale lors du procès (le tribunal n’était pas compétent pour acquitter M. O’Neill), l’acquittement de l’un des chefs d’accusation restait valable. Elle conclut néanmoins que les éléments de preuve d’une agression sexuelle et d’une sodomie commises en Angleterre pouvaient être utilisés pour corroborer les éléments relatifs aux autres chefs d’accusation et que les instructions du juge du fond à cet égard n’étaient pas critiquables.

CEDH

La Cour note d’abord qu’il n’y a pas une approche unique lorsqu’il s’agit d’apprécier les circonstances qui emporteraient violation de la présomption d’innocence dans le cadre d’une procédure faisant suite à la clôture d’une procédure pénale : cette appréciation dépend en grande partie du contexte de la procédure, et en particulier des termes employés par l’autorité décisionnaire. Dans le cas du requérant, la Cour estime que les termes employés par le juge du fond n’ont pas porté atteinte à l’acquittement de l’un des chefs d’agression sexuelle. Lorsqu’il a guidé les jurés, le juge a dit clairement qu’un accusé était toujours présumé innocent de toutes les accusations dont il faisait l’objet et que, lorsqu’ils décideraient quels éléments pouvaient être utilisés pour étayer les accusations, ils devraient déterminer d’abord si les témoignages des victimes étaient fiables et crédibles et ensuite si les infractions alléguées étaient suffisamment proches dans le temps, par leur nature et par les circonstances qui les entouraient pour se corroborer mutuellement. De plus, tous les droits de la défense de M. O’Neill ont été respectés pendant tout le procès, et le droit interne est clair quant au fait que même après un acquittement les éléments de preuve correspondants peuvent toujours servir à établir la réalité des faits faisant l’objet des autres accusations. La Cour déclare donc irrecevable le grief tiré de ce que le juge du fond a permis au jury d’utiliser des éléments du dossier d’accusation de l’infraction dont M. O’Neill avait été acquitté pour corroborer les autres accusations dont celui-ci faisait l’objet. Elle déclare également irrecevable le grief relatif aux déclarations faites par la Cour d’appel relativement à l’acquittement de M. O’Neill : lorsqu’elle a dit qu’il y avait eu une erreur procédurale, la Cour d’appel n’a ni laissé entendre que M. O’Neill était coupable des infractions dont il avait été acquitté ni exprimé le moindre soupçon en ce sens. En ce qui concerne les deux griefs relatifs à une atteinte au droit à la présomption d’innocence, la Cour estime pertinent le fait que l’« acquittement » ait été dû à ce que le tribunal ait estimé ne pas 3 être compétent pour connaître des faits allégués au lieu d’être un véritable acquittement « au fond »

Demjanjuk c. Allemagne du 24 janvier 2019 requête n° 24247/15

Article 6 : La décision des juridictions internes de ne pas rembourser les frais et dépens nécessaires de John Demjanjuk n’a pas porté atteinte à l’article 6 de la Convention

En mai 2011, un tribunal régional déclara que feu John Demjanjuk s’était rendu coupable du meurtre de 28 060 personnes lorsqu’il était gardien dans le camp d’extermination de Sobibór, mais les poursuites furent abandonnées après son décès en mars 2012 alors qu’un pourvoi en cassation était encore pendant. Devant la Cour, les requérants, la veuve et le fils de M. Demjanjuk, soutenaient que la décision du tribunal régional de ne pas rembourser les frais et dépens nécessaires de l’intéressé et le rejet par la cour d’appel de Munich de leur recours contre cette décision avaient porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal et au principe de la présomption d’innocence. La Cour juge en particulier qu’en estimant que les requérants n’avaient pas qualité à agir, la cour d’appel n’a pas porté atteinte à leur droit de voir leurs griefs examinés et tranchés au fond et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1. Elle considère également que si le libellé de la décision du tribunal régional peut apparaître maladroit, la juridiction interne a toutefois indiqué clairement que sa décision se fondait sur un état de suspicion à l’égard de l’accusé mais ne renfermait aucun constat de culpabilité. Le principe de la présomption d’innocence n’a donc pas été méconnu.

LES FAITS

Les requérants, Vera Demjanjuk et John Demjanjuk, sont deux ressortissants américains nés respectivement en 1925 et en 1965. Ils résident dans l’Ohio (États-Unis). La première requérante est la veuve de feu John Demjanjuk, dont le deuxième requérant est le fils. L’affaire concernait la décision des juridictions internes de ne pas rembourser les frais et dépens nécessaires de l’accusé malgré l’abandon des poursuites dirigées contre lui. En mai 2011, après 91 jours de procès, le tribunal régional II de Munich reconnut feu John Demjanjuk coupable de seize chefs d’inculpation en tant que complice du meurtre d’au moins 28 060 personnes. Il jugea établi qu’en qualité de gardien dans le camp d’extermination de Sobibór, M. Demjanjuk s’était rendu complice du meurtre systématique de personnes qui avaient été déportées par convois dans ce camp entre mars et septembre 1943. Il le condamna à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour l’ensemble de ces crimes. L’accusé et le parquet se pourvurent en cassation devant la Cour fédérale de justice. John Demjanjuk décéda le 17 mars 2012, date à laquelle la Cour fédérale de justice n’avait pas encore reçu le dossier de l’affaire. En avril 2012, le tribunal régional abandonna les poursuites en raison du décès de M. Demjanjuk et décida que les frais et dépens nécessaires de l’accusé n’avaient pas à être supportés par l’État.

En octobre 2012, la cour d’appel de Munich rejeta pour défaut de qualité le recours immédiat qui avait été formé contre cette décision ainsi que la demande d’audition (Anhörungsrüge) formulée par les requérants.

En décembre 2014, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours constitutionnel formé par eux.

Article 6 § 1

La Cour relève que dans sa décision du 4 octobre 2012, la cour d’appel a déclaré le recours formé par les requérants contre la décision du tribunal régional du 5 avril 2012 irrecevable pour défaut de qualité au motif que le statut procédural de l’accusé dans la procédure pénale est personnel par nature et ne peut être transféré, même par voie de succession. La Cour estime que cette décision peut avoir soulevé des questions quant au droit des requérants de voir examinés leurs griefs en qualité de victimes d’une violation alléguée de l’article 6 § 2. La cour d’appel a toutefois également jugé que le recours immédiat formé par les requérants était mal fondé et que l’article 6 § 2 n’avait pas été méconnu. Il s’ensuit que la cour d’appel a examiné et rejeté au fond le grief formulé par les requérants. La Cour considère donc qu’en rejetant leur recours pour défaut de qualité, la cour d’appel n’a pas porté atteinte à leur droit de voir leurs griefs examinés et tranchés au fond. Elle conclut à la non-violation de leur droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1.

Article 6 § 2

La Cour rappelle que la présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. Un constat de culpabilité sans condamnation définitive doit être distingué de la description d’un « état de suspicion », dont la Cour a considéré dans différentes situations qu’il ne prêtait pas à critique. La Cour estime qu’après un procès de 91 jours et une appréciation en fait et en droit énoncée par le tribunal régional dans un jugement de 220 pages, ledit tribunal pouvait déclarer qu’il existait pour le moins un état de suspicion significatif à l’égard de l’accusé sans que cela ne soulève de question au regard de l’article 6 § 2. Elle reconnaît toutefois que le libellé de certains passages de la décision du tribunal régional peut être considéré comme maladroit, notamment lorsqu’il est affirmé que la condamnation ne pouvait devenir définitive sans qu’il eût été statué sur le pourvoi en cassation et qu’il aurait été possible de conclure la procédure et d’établir un verdict définitif avant le décès de l’accusé si la défense avait exercé ses droits procéduraux de manière ciblée, structurée et technique. Elle admet que ces déclarations pourraient laisser entendre que l’absence d’un verdict définitif de culpabilité à l’égard de l’accusé serait imputable à la défense. Elle observe toutefois que le droit interne exigeait que l’état de suspicion significatif fût accompagné d’autres éléments de nature à rendre équitable le refus de rembourser les dépens de l’accusé en cas d’abandon des poursuites. Elle comprend donc la déclaration litigieuse comme se référant avant tout à l’existence de l’un de ces éléments à prendre en considération dans l’exercice par la juridiction de son pouvoir d’appréciation aux fins de l’imputation des frais et dépens nécessaires. Cette opinion est également étayée par la déclaration du tribunal régional, à laquelle s’est aussi référée la cour d’appel, selon laquelle la décision relative aux frais et dépens nécessaires avait été prise « en l’absence d’un constat conclusif de culpabilité ». La Cour considère que le tribunal régional a ainsi exprimé sans équivoque que sa décision était fondée sur un état de suspicion à l’égard de l’accusé décédé mais qu’elle ne renfermait aucun constat de culpabilité.

Eu égard à la motivation dans son ensemble, au langage employé et à sa propre jurisprudence, la Cour conclut que la décision des juridictions internes ne renfermait aucun constat de culpabilité et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2.

CHOJNACKI c. POLOGNE du 20 juillet 2017 requête 62076/11

Violation de l'article 6-2, la Cour d'Appel dans une procédure préliminaire déclare le requérant coupable, alors qu'il n'a pas encore été jugé !

34. Le requérant soutient que la cour d’appel de Poznań a employé des termes laissant entendre qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées.

35. Le Gouvernement ne se prononce pas sur le bien-fondé de ce grief.

36. La Cour rappelle que la présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (voir, parmi beaucoup d’autres, Puig Panella c. Espagne, no1483/02, § 51, 25 avril 2006). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction (Daktaras c. Lituanie, no42095/98, § 44, CEDH 2000-X).

37. Le point de savoir si les propos d’un juge d’instruction, membre du pouvoir judiciaire, constituent une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles ceux-ci ont été formulés, en tenant compte du fait que les déclarations des juges font l’objet d’un examen plus approfondi que celles qui concernent les autorités d’investigation comme la police et le parquet (Pandy c. Belgique, no13583/02, § 43, 21 septembre 2006).

38. En l’espèce, la Cour relève que les propos incriminés ont été tenus par les magistrats de la cour d’appel de Poznań dans le cadre d’une décision motivée, rendue à un stade préliminaire de la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant et rejetant le recours de l’intéressé contre la décision de prolongation de sa détention provisoire. Elle estime que, compte tenu de leur formulation et du contexte dans lequel ils ont été prononcés, les énoncés litigieux, en particulier le passage aux termes duquel le requérant « lui-même (...) avait pris la décision de commettre les infractions qui avaient donné lieu à sa séparation [d’avec sa famille] » peuvent, dans les circonstances de l’espèce, être assimilés à une déclaration laissant entendre, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pénale pour laquelle il a été inculpé (Finster, précité, § 54, et Wojciechowski c. Pologne, no5422/04, § 54, 9 décembre 2008). La Cour rappelle dans ce contexte sa jurisprudence constante selon laquelle une distinction fondamentale doit être établie entre, d’une part, une déclaration indiquant qu’une personne est simplement soupçonnée d’avoir commis une infraction et, d’autre part, une déclaration claire, faite en l’absence de condamnation définitive, laissant entendre que la personne a commis l’infraction en question. La Cour insiste sur l’importance du choix des mots utilisés par les agents de l’État dans leurs déclarations relatives à une personne qui n’a pas encore été jugée et reconnue coupable d’une infraction pénale donnée (Böhmer c. Allemagne, no37568/97, §§ 54 et 56, 3 octobre 2002, et Nešťák c. Slovaquie, no65559/01, §§ 88 et 89, 27 février 2007). En l’espèce, elle estime que les propos litigieux, prononcés à un stade préliminaire de la procédure pénale dirigée contre le requérant, sont inadmissibles de la part de magistrats auxquels on demande de porter une attention particulière aux termes qu’ils utilisent dans leurs décisions.

39. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

KOLOMENSKIY c. RUSSIE du 13 décembre 2016 requête 27287/07

Article 6-2 : les magistrats le déclarent condamné alors que sa condamnation avait été cassée

105. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le deuxième paragraphe de l’article 6 de la Convention figure parmi les éléments d’un procès pénal équitable (voir, entre autres, Allen c. Royaume‑Uni [GC], no 25424/09, § 93, 12 juillet 2013). Ce principe se trouve méconnu si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable. Dans ce contexte, le choix des termes employés par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction revêt une importance particulière (voir, parmi beaucoup d’autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X). Lorsque l’on tient compte de la nature et du contexte de la procédure en question, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être déterminant (Allen, précité, § 126). Ce qui importe, néanmoins, c’est le sens réel des déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été formulées (Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 44, 28 octobre 2004).

106. En l’espèce, la Cour observe que, par une décision du 31 janvier 2007, le présidium de la cour régionale, statuant en instance de révision, a annulé les jugements des 23 octobre et 28 novembre 2006 et a remis l’affaire pénale au procureur. La Cour note ensuite que les juges, en adoptant les décisions des 14 et 30 mai 2007, ont utilisé les termes « condamné » ou « coupable » à l’égard du requérant (paragraphes 35 et 39 ci-dessus). Les termes litigieux émanaient donc de magistrats en leur qualité officielle et concernaient les demandes introduites par le requérant pour contester des décisions prises dans le cadre de l’affaire pénale à son encontre. Pour la Cour, le contexte et la nature des déclarations reflètent clairement que les juges considéraient le requérant comme coupable de l’infraction dont il était accusé. Même s’il s’agissait, comme le soutient le Gouvernement, d’un choix malencontreux et erroné des termes par les juridictions, la Cour estime que, eu égard à leur fonction et au contexte de l’affaire, il était d’autant plus important pour les juges de faire preuve de plus de prudence dans le choix des termes afin d’éviter de donner l’impression de considérer l’intéressé comme étant coupable.

107. Enfin, la Cour souligne que le fait pour le requérant d’avoir finalement été reconnu coupable et condamné à une peine de prison ne saurait effacer son droit initial d’être présumé innocent jusqu’à l’établissement légal de sa culpabilité. La Cour a rappelé à maintes reprises que l’article 6 § 2 de la Convention régissait l’ensemble de la procédure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites » (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 30, série A no 62, et Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 49, CEDH 2006‑X).

108. Partant, il a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

Poletan et Azirovik c. L’ex-République yougoslave de Macédoine

du 12 mai 2016 requête nos 26711/07, 32786/10 et 34278/10

Non Violation de l'article 6-2 de la Convention, le procès pour trafic de drogue d’un chauffeur de camion n’était pas inéquitable.

Pour ce qui est de l’absence alléguée de raisonnement des juridictions nationales concernant M. Azirovik, la Cour observe que les faits suivants sont incontestés : M. Azirovik a été recruté par Mme Poletan pour transporter de la peinture par camion, du Monténégro jusqu’en Grèce, travail pour lequel il a été payé ; il a appelé la personne à contacter au Monténégro, dont le numéro de téléphone lui avait été donné par Mme Poletan, afin de discuter des formalités relatives au chargement ; le moment venu il a conduit le camion jusqu’au poste - frontière, où les stupéfiants ont été découverts dans les bidons de peinture ; l’expertise a confirmé qu’il s’agissait de cocaïne.

En outre, les requérants ont échangé de très nombreux appels téléphoniques avant et pendant l’expédition, élément sur lequel les juridictions nationales se sont appuyées dans leurs décisions.

La Cour souligne que son rôle en la matière est pour l’essentiel subsidiaire à celui des autorités nationales, lesquelles sont mieux placées pour apprécier la fiabilité des éléments de preuve aux fins d’établir les faits. Dans les circonstances de la cause, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de l’appréciation livrée par les juridictions nationales quant à la connaissance par M. Azirovik de la présence de stupéfiants dans les bidons. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 2.

La Cour déclare irrecevables pour défaut manifeste de fondement les autres griefs des requérants tirés de l’article 6. Elle observe, en particulier, ce qui suit :

Concernant le droit pour Mme Poletan de consulter le dossier, la Cour relève que son avocat a fait plusieurs demandes en ce sens, et selon des notes manuscrites ces demandes ont été accueillies chaque fois. Le fait que l’avocat n’ait étudié le dossier que plusieurs jours après l’inculpation des requérants ne signifie pas en soi que Mme Poletan se soit vu refuser le droit de contester de manière effective le fondement des accusations portées contre elle. En particulier, son avocat a consulté le dossier avant la tenue de la première audience par la juridiction de jugement.

Pour ce qui est des deux témoins que Mme Poletan n’a pas pu interroger – des ressortissants monténégrins intervenus au Monténégro dans l’acheminement du chargement –, ils n’ont pas été en mesure de se présenter à l’audience programmée devant le tribunal à Skopje et ont donc livré leur témoignage oralement devant un juge d’instruction de la juridiction compétente au Monténégro. La Cour observe que les requérants et leurs représentants ne se sont pas opposés à la décision du tribunal de Skopje de demander aux témoins de déposer oralement devant le tribunal du Monténégro au cas où ils seraient dans l’incapacité de se rendre à l’audience. En outre, Mme Poletan et son représentant n’ont émis aucune objection lorsque le juge a lu à haute voix les déclarations des témoins, et ils n’ont pas cherché non plus, à un stade ultérieur de la procédure, à les faire interroger sur certains points. De l’avis de la Cour, ils peuvent donc passer pour avoir renoncé à leur droit de contre-interroger ces témoins.

Eu égard aux principes issus de sa jurisprudence relative à l’article 6 qui s’appliquent lorsqu’un témoin ne s’est pas présenté à un procès public, la Cour observe de surcroît que les dépositions des deux témoins en question ne constituent pas le seul élément de preuve sur lequel le tribunal s’est fondé. Du reste, cet élément n’a pas joué un rôle déterminant dans la condamnation de Mme Poletan. Dans ces conditions, il n’y a pas eu violation de ses droits de la défense.

Concernant l’allégation selon laquelle les experts ayant examiné la drogue étaient de parti pris, les requérants ont plaidé que lesdits experts étaient employés par le bureau des enquêtes judiciaires du ministère de l’Intérieur, organe ayant déclenché les poursuites pénales contre eux. Pour la Cour, le fait qu’un expert appartienne à la police ne justifie pas en soi la crainte qu’il soit incapable d’agir avec la neutralité requise. La Cour ajoute, notamment, que les experts ont déposé sous serment et expressément nié avoir reçu des instructions de quiconque, y compris de leur employeur. Les requérants et leurs avocats, qui étaient présents à l’audience, ont eu la possibilité de révéler tout conflit d’intérêts ou défaut éventuels dans les méthodes d’examen, mais n’ont pas fait de tels commentaires sur l’expertise de la substance en question. En outre, ils n’ont pas contesté les conclusions des experts selon lesquelles la substance était de la cocaïne. Dans ces conditions, la Cour considère que la désignation d’experts employés par le ministère de l’Intérieur n’a pas eu pour effet de rendre la procédure inéquitable.

IASIR c. BELGIQUE du 26 janvier 2016 requête 21614/12

Non violation de l'article 6-2 de la Convention : Le requérant a été condamné pour meurtre avec circonstance aggravante lors d'un vol alors que ce n'est pas lui qui a tiré sur la cachette mais la cour d’assises a pu, après un débat contradictoire devant elle, retenir que le requérant avait envisagé et accepté que des tiers perdent leur vie et s’était de ce fait rendu coupable de la circonstance aggravante réelle de meurtre.

22. Le requérant se plaint que la cour d’assises a retenu à son égard la circonstance aggravante de meurtre au motif qu’il avait eu connaissance du risque de causer la mort d’un tiers et accepté cette possibilité, et dès lors sans spécifier l’intention de tuer dans son chef. Il estime par ailleurs que la connaissance et l’acceptation du risque de causer la mort ne sont par ailleurs pas un mode de participation criminelle tels qu’organisés par les articles 66 et 67 du code pénal belge.

23. Le requérant expose que la situation doit être distinguée des circonstances de l’affaire Haxhishabani c. Luxembourg (no 52131/07, 20 janvier 2011). À la différence du droit luxembourgeois, le droit belge connaît, pour le vol, la circonstance aggravante réelle de violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner. En outre, les crimes sont jugés en Belgique par un jury populaire et non par un tribunal composé exclusivement de magistrats professionnels.

24. Le Gouvernement affirme quant à lui que la jurisprudence belge a consacré la participation par abstention et que le requérant a été retenu coupable de cette forme de participation criminelle. La cour d’assises a procédé à une analyse minutieuse et individualisée des éléments de fait pour arriver, sur base d’un faisceau d’indices, à la conclusion que l’intention de tuer doit être retenue à l’encontre du requérant. Il n’y a dès lors eu aucune imputation automatique de la circonstance aggravante de meurtre dans le chef du requérant.

25. La Cour rappelle d’emblée qu’elle n’a pas à connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I), et qu’il appartient au juge national de trancher les problèmes d’interprétation et d’application de la législation interne (X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 62, CEDH 2013).

26. La Cour est d’avis que l’application qui a été faite par les juridictions internes des dispositions du code pénal concernant la participation de plusieurs personnes au même délit n’est pas arbitraire ou manifestement déraisonnable. Pour le reste, il ne lui appartient pas de se prononcer sur le contenu du droit pénal belge dans la mesure où il admet l’existence de la circonstance aggravante de meurtre du fait de la « participation par abstention » d’une personne à un meurtre commis par une autre personne.

27. La Cour note ensuite que dans l’affaire Haxhishabani, précitée (§§ 22, 34 et 40), le requérant se plaignait que les juges du fond ne s’étaient pas prononcés sur son implication individuelle dans la circonstance aggravante réelle de meurtre, mais avaient appliqué la théorie de l’emprunt matériel de criminalité et automatiquement répercuté sur lui la circonstance aggravante sans retenir les éléments matériel et moral du meurtre dans son chef et donc sans démontrer qu’il ait volontairement et consciemment participé au meurtre. Dans cette affaire, les juges du fond avaient souligné qu’il n’existait aucune preuve que le requérant ait participé matériellement au meurtre de la victime et avaient qualifié la circonstance aggravante de meurtre d’objective. Leur analyse n’avait toutefois pas abouti à imputer automatiquement cette circonstance aggravante au requérant. Les juges du fond avaient en effet examiné, avec la plus grande attention et sur la base des éléments contradictoirement débattus devant eux, le comportement du requérant et le rôle joué par lui. La Cour avait donc considéré qu’ils avaient ainsi subjectivisé la circonstance aggravante du meurtre, venant à la conclusion que le requérant était coauteur des faits ayant entraîné la mort de la victime.

28. En l’espèce, la Cour constate que la cour d’assises n’a pas qualifié la circonstance aggravante de meurtre d’objective, mais a motivé l’application de cette circonstance aggravante au requérant. La question qui se pose est par conséquent de savoir si, par cette motivation, la cour d’assises a suffisamment analysé la circonstance aggravante et l’intention de tuer dans le chef du requérant.

29. À l’instar de ce qu’elle avait considéré dans l’affaire Haxhishabani, précitée (§ 37), la Cour estime en l’espèce que la manière dont les éléments constitutifs de la circonstance aggravante réelle de meurtre furent appliqués au requérant est une déduction assimilable à une « présomption » en matière pénale. En effet, même si le requérant n’a pas personnellement commis le meurtre pour faciliter le vol, cette circonstance aggravante réelle a été retenue à son encontre.

30. La Cour rappelle que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit en matière pénale. Elle oblige néanmoins les États « à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil » : ils doivent « les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense » (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A ; Radio France et autres c. France, no53984/00, § 24, CEDH 2004‑II, et Haxhishabani, précité, § 38).

31. La cour d’assises a déduit de l’analyse des faits de l’espèce (voir paragraphes 13 et 14 ci-dessus) que le requérant n’était pas matériellement intervenu dans le meurtre de la policière. Elle a ensuite conclu que, dans la mesure où le requérant était sur les lieux avec une voiture volée, ganté, cagoulé et lourdement armé, il avait conscience que la circonstance aggravante de meurtre constituait un élément ou une suite prévisible de l’infraction principale de vol et que malgré cela, il ne s’était à aucun moment désolidarisé du co-accusé G.K., qui avait tiré les coups de feu mortels, mais avait persisté dans la volonté de s’associer au vol qu’il avait prévu de commettre ensemble avec ses co-accusés. La cour d’assises précisa que la nature des armes emportées en connaissance de cause par les trois accusés ne pouvait laisser aucun doute quant à la connaissance du risque de causer la mort d’un tiers et l’acceptation de cette possibilité.

32. La Cour considère dès lors que la cour d’assises a analysé avec suffisamment de soin l’élément intentionnel au niveau de la circonstance aggravante de meurtre dans le chef du requérant. Certes, il n’existait aucune preuve que le requérant ait participé matériellement au meurtre de la victime. Il n’en demeure pas moins que la cour d’assises a examiné, sur la base des éléments contradictoirement débattus devant elle, le comportement du requérant et le rôle joué par lui avant, pendant et après les faits ayant entraîné la mort de K.V.N. La cour d’assises a dès lors valablement pu retenir que le requérant avait envisagé et accepté que des tiers perdent leur vie et s’était de ce fait rendu coupable de la circonstance aggravante réelle de meurtre.

33. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

El Kaada c. Allemagne du 12 novembre 2015 requête no 2130/10

La levée du sursis à une peine d’emprisonnement avant que le suspect ne soit condamné dans un nouveau procès viole la présomption d’innocence

La Cour constate que les tribunaux allemands ont fondé en particulier la levée par eux du sursis à la peine d’emprisonnement de M. El Kaada sur les aveux auxquels ce dernier s’était initialement livré devant un juge d’instruction. Sur la base de témoignages, ils ont jugé crédibles ces aveux, bien que leur auteur se fût déjà rétracté à la date du prononcé de la levée.

La juridiction d’appel a confirmé la conclusion du tribunal de première instance selon laquelle M. El Kaada était bien l’auteur du cambriolage, disant avoir l’« intime conviction » qu’il avait récidivé.

Cette terminologie reprend celle de la partie pertinente de la loi sur les tribunaux pour mineurs, sur laquelle la levée du sursis était fondée. Ce texte pose comme condition à toute levée du sursis à une peine d’emprisonnement par les tribunaux que le délinquant juvénile « commette une infraction pénale pendant la durée de son sursis ». Les constats de la juridiction d’appel s’analysent donc en un verdict clair déclarant M. El Kaada coupable de cambriolage avant qu’il ait été reconnu coupable par le tribunal compétent dans un arrêt définitif conformément à la loi.

Dans une affaire antérieure concernant l’Allemagne, la Cour avait constaté une violation de l’article 6 § 2 à raison de la levée par les tribunaux du sursis à la peine infligée au requérant au motif qu’il avait récidivé pendant la durée de son sursis, ce qui revenait à le juger coupable avant qu’un tribunal compétent ne l’ait reconnu comme tel dans le cadre d’un procès pénal. La décision dans cette affaire était fondée sur la disposition pertinente du code pénal allemand applicable aux délinquants majeurs, dont le libellé était quasiment identique à la disposition pertinente de la loi sur les tribunaux pour mineurs appliquée dans le cas de M. El Kaada. Dans son arrêt concernant l’affaire antérieure, la Cour avait déjà pris acte de la volonté manifestée par le gouvernement allemand d’examiner la nécessité d’une modification de la disposition pertinente du code pénal de manière à ce que la levée du sursis à une peine dans les circonstances similaires à celle du cas d’espèce ne heurte pas la présomption d’innocence telle que garantie par l’article 6 § 2 de la Convention. Or aucune modification n’est intervenue dans les dispositions pertinentes et la procédure dirigée contre M. El Kaada montre que l’interprétation de la partie pertinente de la loi sur les tribunaux pour mineurs n’est pas compatible avec l’article 6 § 2.

La Cour conclut que le raisonnement par lequel les tribunaux allemands ont levé le sursis à la peine infligée à M. El Kaada est contraire au principe de la présomption d’innocence. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

NEAGOE c. ROUMANIE du 21 juillet 2015 requête 23319/08

Violation de l'article 6-2, la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi déclare à la presse que le requérant est coupable avant qu'il ne soit jugé !

41. La Cour rappelle que l’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie » (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, §§ 92-94, CEDH 2013). Ainsi, la présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant une personne reflète le sentiment que celle-ci est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie : il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable. Sa portée est étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ou d’une autorité publique ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un « tribunal » (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 41-44, CEDH 2000‑X, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002, et Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50-52, CEDH 2002‑II (extraits)).

42. Une distinction doit être faite entre, d’une part, les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et, d’autre part, celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 89, 27 février 2007).

43. À cet égard, ce qui importe c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale. En effet, le fait que les propos en question soient tenus sous une forme interrogative ou dubitative ne suffit pas pour les soustraire à l’emprise de l’article 6 § 2 de la Convention ; en cas contraire, la présomption d’innocence serait privée de toute effectivité (Lavents, précité, § 126).

44. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note en premier lieu que le 29 février 2008, date à laquelle la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi a fait la déclaration litigieuse à la presse, la culpabilité du requérant n’avait pas encore été légalement établie. En effet, la cour d’appel n’a rendu son arrêt définitif que trois jours après, le 3 mars 2008 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus).

45. La Cour note ensuite que la juge G.I. est intervenue en sa qualité officielle de porte-parole de la cour d’appel de Galaţi pour renseigner la presse sur la procédure en cause. À l’instar du Gouvernement, la Cour estime qu’au vu des circonstances de l’affaire, notamment du nombre des victimes de l’accident de Mihăileşti et de l’ampleur des dégâts matériels (paragraphe 6 ci-dessus), il y avait un intérêt important à informer le public du déroulement de la procédure (voir, en ce sens, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012).

46. Toutefois, la Cour observe que la porte-parole ne s’est pas limitée à une simple communication d’informations relatives aux étapes procédurales de l’affaire en cause, puisqu’elle a fait des appréciations sur la culpabilité du requérant en indiquant qu’une décision de condamnation allait probablement être prononcée (paragraphe 14 ci-dessus). En effet, la Cour est d’avis que la déclaration litigieuse incitait le public à croire en la culpabilité du requérant, alors même que la cour d’appel n’avait pas encore rendu son arrêt en l’espèce. Elle note que la porte-parole a utilisé certains termes exprimant le doute, comme « il est probable » et « je suppose » (paragraphe 14 ci‑dessus) ; pour autant, elle estime que cet emploi n’a pas changé le sens réel de la déclaration (Lavents, précité, § 126).

47. À cet égard, la Cour note que, par ses fonctions officielles, la porte‑parole était tenue d’agir dans le respect de la présomption d’innocence, de l’indépendance judiciaire, de l’impartialité et de l’objectivité de l’administration de la justice (paragraphes 18 et 19 ci‑dessus).

48. Qui plus est, la Cour relève que la porte-parole est intervenue en public et dans le but d’informer la presse (voir, a contrario, A.L. c. Allemagne, no 72758/01, § 38, 28 avril 2005) et qu’elle n’a pas agi de façon spontanée afin d’exprimer une opinion personnelle (voir, a contrario, Gutsanovi, précité, §§ 195-196). La Cour estime que, eu égard à sa fonction et aux circonstances particulières de l’affaire, la porte-parole aurait dû faire preuve de plus de prudence et de réserve dans le choix de ses mots afin d’éviter toute confusion (Allenet de Ribemont, précité, § 41, Gutsanovi, précité, § 199, et Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 96, 23 octobre 2008)

49. Enfin, la Cour souligne que le fait pour le requérant d’avoir finalement été reconnu coupable et condamné à une peine de prison ne saurait effacer son droit initial d’être présumé innocent jusqu’à l’établissement légal de sa culpabilité. La Cour a rappelé à maintes reprises que l’article 6 § 2 de la Convention régissait l’ensemble de la procédure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites » (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 30, série A no 62, et Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 49, CEDH 2006‑X).

50. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

DİCLE ET SADAK c. TURQUIE du 16 juin 2015 Requête no 48621/07

Violation de l'article 6-2 : L'inscription de la première condamnation sur le casier judiciaire alors qu'ils étaient rejugés par une procédure indépendante, est une atteinte à la présomption d'innocence.

a)  Principes généraux pertinents en l’espèce

50.  L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Comme la Cour l’a rappelé (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, CEDH 2013), considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu (Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 février 2007).

51.  Pour la Cour, la présomption d’innocence se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. À cet égard, il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable. La Cour rappelle en outre qu’une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 36, série A no 308, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 42, CEDH 2000‑X, Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, § 49, CEDH 2002‑II, et Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 191 et 193, CEDH 2013).

52.  La Cour réaffirme ensuite qu’une distinction doit être faite entre les décisions qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent le principe de la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002, et les références qui y sont citées).

53.  La Cour rappelle enfin que l’article 6 § 2 de la Convention régit l’ensemble de la procédure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites ». Cependant, une fois qu’un accusé a été reconnu coupable, cette disposition cesse en principe de s’appliquer pour toutes les allégations formulées ensuite dans le cadre du prononcé de la peine (Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 46, CEDH 2006‑X).

54.  Enfin, compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée. Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (Allen [GC], précité, § 94).

b)  Application de ces principes à la présente affaire

55.  À titre liminaire, la Cour souligne que, si dans l’affaire Leyla Zana et autres, précitée, la réouverture de la procédure avait été refusée, en l’espèce la demande présentée par les requérants à cette fin a été acceptée. À cet égard, elle rappelle qu’en principe l’article 6 de la Convention ne s’applique pas à un refus de réouverture de la procédure en droit interne. Toutefois si la réouverture de la procédure est acceptée en droit interne alors, dans le cadre de cette nouvelle procédure, le requérant peut faire l’objet d’une nouvelle « accusation en matière pénale » dirigée contre lui (Nikitine c. Russie, no 50178/99, § 60, CEDH 2004‑VIII, et Vaniane c. Russie, no 53203/99, § 56, 15 décembre 2005). Les garanties de l’article 6 de la Convention, dont celle concernant la présomption d’innocence, s’appliquent ainsi à la procédure suivie en l’espèce.

56.  La Cour est donc invitée à dire si les faits en cause révèlent une atteinte au droit à la présomption d’innocence des requérants, au sens de l’article 6 § 2 de la Convention. Premièrement, la Cour doit déterminer si, en utilisant le terme « accusé / condamné  » au lieu du seul terme « accusé » pour désigner les requérants au cours de la procédure de jugement consécutive à la réouverture de la procédure, la cour d’assises d’Ankara peut être considérée comme ayant présenté les requérants comme coupables avant que leur culpabilité n’ait été légalement établie. Deuxièmement, elle doit se prononcer sur le point de savoir si le fait que, même après la réouverture de la procédure, la condamnation pénale apparaissait sur le casier judiciaire des requérants constitue une atteinte au droit de ceux-ci à la présomption d’innocence.

57.  S’agissant de la première branche du grief des requérants, la Cour note qu’il ressort des attendus de l’arrêt de la Cour de cassation du 13 juillet 2004 que les conséquences juridiques à tirer de la réouverture de la procédure semblaient ne pas être évidentes à appliquer par la juridiction de fond. En effet, il s’agissait de se demander si la réouverture de la procédure faisait suite à la procédure initiale à l’issue de laquelle les requérants avaient été déclarés coupables et condamnés à une réclusion criminelle pénale ou bien si cette réouverture de la procédure devait être considérée comme une nouvelle procédure à part entière.

58.  Cela étant posé, la Cour constate que, dans son arrêt du 13 juillet 2004, la Cour de cassation a mis un terme à cette discussion juridique et à l’approche adoptée par la juridiction de fond concernant les règles de procédure applicables aux fins du jugement des requérants dans le cadre de la réouverture de la procédure. La haute juridiction a apporté une réponse juridique claire en se référant à un arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus) et en indiquant que la réouverture de la procédure constituait une procédure complètement indépendante de la procédure initiale engagée contre les requérants. Elle a ajouté que, dans le cadre de la réouverture de la procédure, toutes les règles de procédure devaient s’appliquer, comme s’il s’agissait d’une nouvelle affaire à juger, qu’il s’agisse des audiences à tenir, de la notification de l’acte d’accusation aux requérants ou des nouveaux interrogatoires à mener.

59.  Il s’ensuit que la cour d’assises d’Ankara qui a réentendu la cause des requérants après l’arrêt de la Cour de cassation du 13 juillet 2004 a bien noté que la réouverture du procès constituait une procédure complètement indépendante de la première. Cela étant, la Cour note que la cour d’assises a néanmoins continué à désigner les requérants par le terme « accusé / condamné » alors qu’elle ne s’était pas encore prononcée, à la lumière des éléments de preuve et des mémoires de défense des intéressés, sur leur culpabilité. En effet, dans le cadre de la réouverture de la procédure la culpabilité des requérants n’a été légalement établie que le 27 février 2008, date à laquelle la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’assises du 9 mars 2007.

60.  La Cour souligne que le fait que les requérants ont été reconnus coupables et condamnés à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois ne saurait effacer leur droit initial de bénéficier de la présomption d’innocence jusqu’à l’établissement légal de leur culpabilité. Elle rappelle une nouvelle fois que l’article 6 § 2 de la Convention régit l’ensemble de la procédure pénale « indépendamment de l’issue des poursuites » (Matijašević, précité, § 49).

61.  C’est pourquoi, après avoir pris en considération les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour estime que l’emploi par les juridictions nationales compétentes, dans le cadre de la réouverture de la procédure, du terme « accusé / condamné » pour désigner les requérants avant même tout jugement rendu sur le fond de leur affaire a porté atteinte à la présomption d’innocence des intéressés.

62.  Quant à la seconde branche du grief des requérants, eu égard aux faits et aux questions juridiques qui se posent dans le cadre de cette affaire issue d’une requête individuelle, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer in abstracto sur les règles du droit national régissant le casier judiciaire ou ses modalités pratiques d’application. En l’espèce, elle doit apprécier in concreto l’incidence qu’a eue pour les requérants, au sens de l’article 6 § 2 de la Convention, le maintien sur leur casier judiciaire de la mention de leur première condamnation pénale alors que la Cour avait conclu à la violation de certaines dispositions de la Convention dans son arrêt qui avait été à l’origine de l’acceptation, par les juridictions internes compétentes, conformément à la loi en vigueur, de la demande de réouverture de la procédure introduite par les requérants.

63.  La Cour observe que le débat auquel se livrent les parties porte sur la question de savoir si la demande de réouverture de la procédure devait avoir pour conséquence l’effacement sur le casier judiciaire des requérants de leur condamnation initiale. Elle relève que, contrairement aux propos tenus par le Gouvernement à cet égard, selon la Cour de cassation, lorsqu’il y avait réouverture de la procédure, l’affaire devait être jugée comme si elle était jugée pour la première fois. À la lumière de son argumentation développée plus avant, la Cour estime que la nouvelle procédure est indépendante de la première.

64.  Partant, eu égard au raisonnement de la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 2004, la Cour note que la mention de la condamnation initiale des requérants a été maintenue sur leur casier judiciaire. Elle estime qu’une telle mention, qui présentait les intéressés comme coupables alors que, dans le cadre de la réouverture de la procédure, ils devaient en principe être considérés comme présumés avoir commis des infractions pour lesquelles le jugement restait à prononcer, pose problème par rapport au droit à la présomption d’innocence des requérants, garanti par l’article 6 § 2 de la Convention.

65.  Par conséquent, l’assertion du Gouvernement selon laquelle l’effacement de la mention de la première condamnation des requérants sur leur casier judiciaire ne peut intervenir qu’après le prononcé de la peine dans le cadre de la réouverture de la procédure est sujette à caution. Il convient de souligner que cette thèse va à l’encontre du raisonnement de la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus) et de la jurisprudence bien établie de la Cour en la matière. À cet égard, la Cour rappelle qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration avançant sans équivoque, en l’absence d’une condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pour laquelle il a été inculpé (Marziano, précité, § 31, et Gutsanovi, précité, § 203). Elle estime que, dans la présente affaire, la mention au casier judiciaire contestée a valeur de déclaration.

66.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

Karaman C. Allemagne du 27 février 2014 requête 17103/10

La présomption d’innocence d’un suspect n’a pas été atteinte par des déclarations prononcées à son sujet dans le cadre d’une autre procédure pénale.

La Cour considère que les déclarations faites dans le jugement rendu à l’égard des autres suspects dans le cadre d’une procédure distincte constituaient peut-être une ingérence dans le droit de tout accusé d’être présumé innocent. Cependant, elle admet l’argument du gouvernement allemand consistant à dire que dans une procédure pénale complexe impliquant plusieurs personnes qui ne peuvent être jugées ensemble, il peut être indispensable pour apprécier la culpabilité des accusés au procès que le tribunal qui les juge mentionne la participation de tiers, lesquels peuvent être jugés séparément par la suite. Elle dit toutefois que, si les faits relatifs à la participation du tiers doivent être présentés, le tribunal ne doit pas divulguer plus d’informations que cela n’est nécessaire aux fins de l’appréciation de la responsabilité pénale des accusés au procès.

La Cour note que le droit pénal allemand exclut clairement la possibilité de faire quelque déduction que ce soit quant à la culpabilité d’une personne à partir d’une procédure pénale à laquelle celle-ci n’a pas participé, et elle considère que les déclarations du tribunal de Francfort relatives au requérant doivent être considérées dans ce contexte. Elle observe que, dans la procédure dirigée contre les autres suspects, le tribunal devait apprécier le degré d’implication de G. dans une organisation criminelle dont les dirigeants se trouvaient en Turquie. Pour ce faire, il devait découvrir qui avait projeté de détourner les dons et, sur cette base, qui avait donné quelles instructions à qui.

Dans ce contexte, il était inévitable qu’il mentionne le rôle concret et les intentions de toutes les personnes qui agissaient dans l’ombre en Turquie, y compris le requérant.

Examinant les termes employés par le tribunal dans son jugement écrit, publié sur son site web en novembre 2008, la Cour note que le requérant y est systématiquement désigné par l’expression « qui fait l’objet d’une procédure distincte ». Elle considère que par cette expression, le tribunal soulignait qu’il n’était pas appelé à se prononcer sur la culpabilité du requérant mais que, conformément aux règles allemandes de procédure pénale, il ne s’intéressait qu’à l’appréciation de la responsabilité pénale des personnes accusées dans le cadre de la procédure soumise à son examen. La Cour observe également que le raisonnement juridique du jugement mentionnait les « personnes qui agissaient dans l’ombre » et ne contenait aucune assertion pouvant être comprise comme une appréciation de la culpabilité du requérant. Enfin, aussi bien les remarques liminaires du jugement publié sur le site web du tribunal que la décision de septembre 2009 par laquelle la Cour constitutionnelle fédérale allemande a rejeté le recours constitutionnel introduit par le requérant soulignaient qu’il aurait été contraire à la présomption d’innocence de lui imputer une quelconque culpabilité, et que l’appréciation de son éventuelle participation à l’infraction devrait être faite dans le cadre de la procédure dirigée contre lui.

La Cour estime donc établi que les juges allemands ont évité, autant qu’il était possible dans le contexte d’un jugement rendu sur une affaire où il y avait plusieurs suspects, de donner l’impression qu’ils préjugeaient de la culpabilité du requérant. Elle conclut que les déclarations relatives au requérant faites dans le jugement du tribunal régional de Francfort-sur-le-Main en septembre 2008 n’ont pas emporté violation du principe de la présomption d’innocence et que, partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2.

PELTEREAU-VILLENEUVE c. SUISSE du 28 octobre 2014 requête 60101/09

Article 6-2 : La dénonciation de l'église aux autorités ne permet aucun doute dans l'esprit du rédacteur. Le classement sans suite des juridictions pour cause de prescription ne laisse aucun doute sur la culpabilité. Par conséquent pas respecté l'article 6-2 de la Convention.

30.  La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (voir Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 56, série A no 35, et Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 27, série A no 62).

31.  Elle se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie (voir en particulier Allenet de Ribemont, 10 février 1995, §§ 35-36 ; Daktaras c. Lituanie, n42095/98, §§ 41-42, CEDH 2000‑X ; Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007). Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable (voir Daktaras c. Lituanie, précité, § 41). Par ailleurs, une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques, y compris de procureurs (voir Allenet de Ribemont c. France (interprétation), 7 août 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Daktaras c. Lituanie, précité, § 42). Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public (voir Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 94, CEDH 2013).

32.  En outre, la Cour rappelle qu’une distinction doit être faite entre les décisions qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). Il y a en effet une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration judiciaire sans équivoque avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction en question (voir Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 48, CEDH 2006-X).

33.  Par conséquent, la Cour doit déterminer si, en l’espèce, l’issue de la procédure pénale met en doute l’innocence du requérant alors même qu’il n’a pas été déclaré coupable (voir Virabyan c. Arménie, no 40094/05, § 187, 2 octobre 2012).

34.  En l’espèce, les poursuites contre le requérant ont été classées par le procureur général en raison de la prescription de l’action pénale. Il est vrai, comme le souligne le Gouvernement, que la qualification des faits allégués était nécessaire afin de déterminer quelles étaient les peines encourues et donc l’intervention de la prescription. La Cour note toutefois que l’application de l’article 116 al. 1 CPP/GE ne présuppose ni n’exige la certitude que l’infraction a été commise (voir, a contrario, Virabyan c. Arménie, précité, § 191).

35.  Pour autant, l’examen des termes en lesquels l’ordonnance du 25 septembre 2008 a été rédigée ne laisse aucun doute sur l’opinion du procureur général quant à la culpabilité du requérant. En particulier, après avoir estimé que les faits été établis et examiné les conditions de constitution de l’infraction, le procureur général conclut que « l’action pénale (...) ne pourra s’exercer en raison de la prescription même si les faits conduisent au constat qu’une infraction a bel et bien été commise sur les victimes ». En outre, l’emploi d’expressions superfétatoires vient ajouter à ces constatations. Ainsi en va-t-il de la « manière éhontée » dont le requérant aurait commis l’infraction « à tout le moins » sur les deux prétendues victimes. Par conséquent, il ne fait aucun doute que l’ordonnance du 25 septembre 2008 exprime le sentiment du procureur général sur la culpabilité du requérant et ne se borne pas à décrire un état de suspicion. Or, si la qualification des faits allégués était nécessaire, rien dans les dispositions applicables n’obligeait le procureur général à en établir la réalité. Il ne tenait qu’au procureur général de choisir des termes se bornant à décrire un état de suspicion quant à culpabilité du requérant.

36.  La chambre d’accusation et le Tribunal fédéral ont tous deux rejeté les recours du requérant sans désapprouver le contenu de l’ordonnance. Bien qu’aillant analysé la teneur des propos du procureur général, le Tribunal fédéral a considéré que l’ordonnance ne contenait « rien qui aille au-delà de ce qui est nécessaire à justifier le motif du classement ».

37.  En outre, le contenu de l’ordonnance du 25 septembre 2008 a été repris dans la presse et a eu un poids important dans la procédure canonique. S’il peut être considéré que le public a un intérêt à être informé, un tel intérêt ne nécessitait pas pour autant d’émettre une quelconque opinion quant à la culpabilité du requérant. Or, il ne fait pas de doute que la réputation du requérant a été lourdement affectée par le fait que l’ordonnance de classement a été rendue publique (voir l’arrêt Allen c. Royaume-Uni [GC], précité, § 94).

38.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la motivation de l’ordonnance de classement du 25 septembre 2008, confirmée en substance par la chambre d’accusation et le Tribunal fédéral, a méconnu le principe de la présomption d’innocence.

39. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

LAGARDÈRE c. FRANCE du 12 avril 2012 Requête N° 18851/07

Une juridiction ne peut prononcer post mortem la culpabilité pénale d'un prévenu qui mette en cause les héritiers

73.  La Cour rappelle que, si le principe de la présomption d’innocence consacré par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 de la même disposition (voir, notamment, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 56, série A no 35, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 27, série A no 62, Kamasinski c. Autriche, 19 décembre 1989, § 62, série A no 168, Allenet de Ribemont c. France, précité, Bernard c. France, 23 avril 1998, § 37, et Kouzmin c. Russie, no 58939/00, § 59,18 mars 2010), il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale. Sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’Etat ou d’une autorité publique ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un « tribunal » (Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009, et Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007).

74.  La présomption d’innocence se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. Comme elle a jugé dans l’affaire Minelli c. Suisse (précité, § 37), concernant la motivation des décisions judiciaires, la présomption d’innocence peut être violée même en l’absence de constat formel : il suffit que la décision contienne une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme étant coupable (voir également « public officials » ; Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, § 40, CEDH 2002-II (extraits)).

75.  Toutefois, une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Nölkenbockhoff, précité, et Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).

76.  La Cour rappelle également que l’article 6 § 2 de la Convention s’applique à des situations où la personne concernée n’a pas fait ou ne fait plus l’objet d’une accusation en matière pénale. Il est arrivé à la Cour de juger cette clause applicable à une décision de justice prise après l’arrêt des poursuites (voir notamment les arrêts Minelli c. Suisse du 25 mars 1983, série A no 62, et Lutz, Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne du 25 août 1987, série A no 123) ou après un acquittement (Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 25, série A no 266-A, Rushiti c. Autriche, no 28389/95, 21 mars 2000, Lamanna c. Autriche, no 28923/95, 10 juillet 2001, Capeau c. Belgique, no 42914/98, § 24, 13 janvier 2005, et Puig Panella c. Espagne, no 1483/02, § 51, 25 avril 2006). Ces arrêts concernaient des procédures afférentes à des questions telles que l’opportunité de faire supporter à l’accusé les dépens de l’instance, de lui rembourser les frais nécessaires engagés par lui (ou par ses héritiers) ou de lui accorder une indemnité pour sa détention provisoire, toutes questions qui ont été jugées constituer un corollaire et un complément des procédures pénales concernées.

77.  En outre, il existe une règle fondamentale du droit pénal, selon laquelle la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur de l’acte délictueux. Non seulement cette règle est aussi requise par la présomption d’innocence consacrée à l’article 6 § 2 de la Convention, mais en outre hériter de la culpabilité du défunt n’est pas compatible avec les normes de la justice pénale dans une société régie par la prééminence du droit (A.P., M.P. et T.P. c. Suisse et E.L., R.L. et J.O.-L. c. Suisse, 29 août 1997, respectivement §§ 48 et 53, Recueil 1997-V).

78.  Enfin, la Cour a déjà examiné la situation de personnes condamnées à verser une réparation aux victimes d’une infraction pénale dont elles avaient été acquittées. Dans de telles hypothèses, elle recherche si la procédure en réparation dont il s’agit en l’espèce a donné lieu à une « accusation en matière pénale » à l’encontre du requérant et, dans la négative, si elle était néanmoins liée à la procédure pénale d’une manière propre à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 2 (Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 36, CEDH 2003-II, et Y c. Norvège, no 56568/00, § 39, Recueil 2003-II (extraits)).

79.  En l’espèce, la condamnation civile à verser une indemnité visait principalement, contrairement à une reconnaissance de responsabilité pénale, à compenser le préjudice subi par les victimes. Il paraît clair que ni le but de l’indemnité ni son montant n’ont conféré à cette mesure, en soi, le caractère d’une sanction pénale aux fins de l’article 6 § 2. Dans ces conditions, l’introduction de la demande en réparation n’équivalait pas à la formulation d’une autre « accusation en matière pénale » contre le père du requérant (Ringvold c. Norvège, no 34964/97, CEDH 2003-II).

80.  Il reste à déterminer s’il existait entre la procédure pénale et la procédure en réparation des liens tels qu’il se justifierait d’étendre à cette dernière le champ d’application de l’article 6 § 2.

81.  Sur ce point, la Cour rappelle que le prévenu est décédé avant que sa culpabilité ait été légalement établie par un « tribunal » et, partant, qu’il était présumé innocent de son vivant. L’action civile n’étant que l’accessoire de l’action publique, la cour d’appel de Versailles a néanmoins entrepris la démonstration préalable de la commission de l’infraction par le prévenu décédé et du bénéfice réalisé par lui, pour ensuite être en mesure de statuer sur l’action civile et condamner le requérant à payer des dommages-intérêts d’un montant identique au bénéfice indiqué ci-dessus. De l’avis de la Cour, un tel lien entre la procédure pénale et la procédure en réparation, au vu des circonstances de l’espèce, justifie d’étendre à cette dernière le champ d’application de l’article 6 § 2.

82.  Par ailleurs et en tout état de cause, la Cour estime que tant par le langage utilisé que par son raisonnement, la cour d’appel de Versailles a créé, entre la procédure pénale et la procédure en réparation concomitante, un lien manifeste justifiant que l’on étende à la seconde le champ d’application de l’article 6 § 2.

83.  Or, la Cour a déjà jugé que si la décision interne sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale à la partie défenderesse, cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Y, précité, § 42, et Ringvold, précité, § 38).

84.  La Cour constate en effet que la cour d’appel, dans son arrêt du 30 juin 2005, commence par indiquer qu’il lui appartient de rechercher si les éléments constitutifs du délit d’abus de biens sociaux reproché au père du requérant, J.-L. Lagardère, sont caractérisés « à son encontre ». L’arrêt présente d’abord les arguments : de la partie civile, qui détaille le comportement personnel de J.-L. Lagardère, dont elle invoque la mauvaise foi ; du ministère public, pour lequel l’intérêt personnel de J.-L. Lagardère ne fait aucun doute, mais sans que sa mauvaise foi soit démontrée et que le délit soit constitué ; enfin, des ayants droits du prévenu décédé, notamment le requérant. Dans la partie suivante de l’arrêt, intitulée « Motifs de la Cour », la juridiction rappelle les conditions légales pour que le délit soit constitué, à savoir un comportement spécifique du dirigeant d’une société, en l’espèce J.-L. Lagardère, ainsi qu’un usage des biens sociaux contraire aux intérêts de la société, dans un intérêt personnel et de mauvaise foi. Le premier titre concerne d’ailleurs « l’intérêt personnel de M. Jean-Luc Lagardère » et la cour d’appel, à l’issue de son examen de la conclusion et de l’exécution de contrats litigieux, décide que l’intérêt personnel de J.-L. Lagardère est caractérisé. Le second titre s’attache à évaluer la contrariété de ces conventions avec l’intérêt social des deux sociétés lésées.

85.  Surtout, le troisième titre de l’arrêt consacré aux motifs de la cour d’appel, qui traite de « la mauvaise foi » de J.-L. Lagardère et se lit à la lumière des deux premiers, constate expressément que le père du requérant a commis l’infraction reprochée. La cour d’appel commence par y rappeler qu’« il a déjà été relevé que M. Jean-Luc Lagardère avait maintenu le système (...) alors que son attention avait été attirée (...) sur la qualification possible d’abus de biens sociaux que pourrait revêtir un tel montage ». Elle en déduit que « le système mis en place (...) à la demande de M. Jean-Luc Lagardère (...) est constitutif du délit d’abus de biens sociaux ».

86.  Enfin, le dispositif même de l’arrêt contient le texte suivant, qui ne diffère en rien de la formule susceptible d’être utilisée par une juridiction répressive statuant au plan pénal à l’encontre d’un prévenu vivant : « Dit que les éléments constitutifs des délits d’abus de biens sociaux au préjudice des sociétés Matra et Hachette étaient caractérisés pour cette période, à l’encontre de M. Jean-Luc Lagardère ».

87.  Partant, la Cour estime que la teneur de tels propos ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’elle a déclaré le père du requérant coupable des faits reprochés, alors même que l’action publique était éteinte du fait de son décès et que sa culpabilité n’avait jamais été établie par un tribunal de son vivant.

88.  Partant, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, l’article 6 § 2 de la Convention est applicable et qu’il a été violé.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE  LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

J’ai voté contre la recevabilité du grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 6 § 2 et, partant, contre le constat de violation de son droit à la présomption d’innocence. J’ai déjà exprimé mes vues sur la jurisprudence de la Cour en la matière, au vu de son développement(1). Le modèle d’interprétation de l’article 6 § 2 érigeant cette présomption en un principe détachable, survivant éternellement à l’acquittement, me semble poser certaines difficultés. Selon lui, un accusé acquitté à l’issue de son procès continue de jouir de la présomption d’innocence même après la clôture de celui-ci, dès lors qu’il existe un « lien » suffisant entre les observations d’un tribunal postérieures à l’acquittement et la responsabilité pénale de l’intéressé (2).

À mes yeux, le bon sens et le contexte global du « procès équitable », avec lequel la présomption d’innocence s’articule dans le cadre de la Convention, m’amènent à conclure que le modèle d’interprétation fondé sur les « faits survenus » est le meilleur. Selon ce modèle, la présomption est quelque chose qui doit être « déclenché », c’est-à-dire qu’elle ne produit d’effets juridiques que par la survenance de faits qui, concrètement, font peser ou risquent de faire peser sur une personne une accusation pénale sur laquelle il n’a pas encore été statué.

Dans son arrêt Allenet de Ribemont c. France, la Cour a dit que la présomption d’innocence consacrée à l’article 6 § 2 constitue l’un des éléments d’un procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 de ce même article (3). Le principe de la présomption d’innocence est avant toute chose une garantie procédurale en matière pénale qui donne obligation à toutes les instances de l’État de veiller à ce qu’il ne soit jamais suggéré qu’un accusé est coupable des faits retenus contre lui avant qu’un jugement ne se prononce en ce sens conformément à la loi.

Je reconnais volontiers qu’il y a quelque chose d’injuste dans cette affaire en ce que le requérant a été pénalisé dans des circonstances où il n’avait eu aucune possibilité de répondre à ses accusateurs et c’est pour cela que j’ai voté en faveur d’un constat de violation de l’article 6 § 1. Je ne puis cependant accepter que le bénéfice de la présomption d’innocence qui, dans la jurisprudence antérieure, était restreint à la personne accusée d’une infraction pénale ou acquittée en définitive, puisse désormais passer à ses successeurs. Le requérant en l’espèce n’a à aucun moment été accusé pénalement. Le procès au cours duquel il a été victime d’une violation de l’article 6 § 1 n’était pas de nature pénale. Ce dont le requérant tire grief, c’est d’une atteinte à la présomption d’innocence subie par son père, qui est par ailleurs peut-être très bien avérée. Or son père n’est pas et n’a jamais été requérant devant la Cour. La présomption d’innocence en tant que garantie procédurale au pénal n’est pas un bien faisant partie du patrimoine d’une personne et transmissible, pour cause de mort, à ses successeurs. À mes yeux, en constatant une violation de l’article 6 § 2, la majorité a excessivement étendu la finalité de la présomption d’innocence telle que consacrée dans la Convention. Peut-être le moment est-il venu de reconsidérer la direction prise par la jurisprudence de la Cour sur ce point de principe important.

1 Voir mon opinion concordante jointe à l'arrêt Bok c. Pays-Bas, no 45482/06, 18 janvier 2011.

2 Voir, entre autres, Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 30, série A no 266-A ; Rushiti c. Autriche, no 28389/95, § 31, 21 mars 2000 ; Y c. Norvège, no 56568/00, §§ 39-47, CEDH 2003-II (extraits) ; O. c. Norvège, no 29327/95, §§ 33-41, CEDH 2003-II, et Orr c. Norvège, no 31283/04, § 47-55, 15 mai 2008.

3 Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308

OPINION DE FRÉDÉRIC FABRE

Les héritiers Lagardère ont trouvé dans le patrimoine de leur père, le droit à réparation du préjudice causé par une condamnation post mortem. Les héritiers ont un devoir de loyauté de protéger la réputation du défunt. Leur requête  était recevable. Une juridiction ne

HAXHISHABANI c. LUXEMBOURG Requête no 52131/07 du 20 Janvier 2011

36.  La Cour précise d’emblée qu’elle n’est pas appelée à examiner in abstracto la compatibilité avec la Convention de la jurisprudence luxembourgeoise relative à l’article 475 du code pénal. Il n’entre pas davantage dans ses attributions de substituer sa propre appréciation des faits et des preuves à celle des juridictions internes, cette tâche relevant, au premier chef, du droit interne et des juridictions nationales (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 45-46, série A no 140 et García Ruiz c. Espagne [GC], n30544/96, § 28, CEDH 1999-I).

37.  La Cour estime que la manière dont les éléments constitutifs de la circonstance aggravante furent appliqués au requérant est une déduction assimilable à une « présomption » en matière pénale.

38.  Elle rappelle que la Convention ne prohibe pas les présomptions de fait ou de droit en matière pénale. Elle oblige néanmoins les Etats « à ne pas dépasser à cet égard un certain seuil » : ils doivent « les enserrer dans des limites raisonnables prenant en compte la gravité de l’enjeu et préservant les droits de la défense » (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141-A ; Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004-II). La Cour recherchera si ces limites ont été franchies au détriment du requérant.

39.  En l’espèce, les juridictions internes estimèrent qu’en raison du caractère objectif de la circonstance aggravante du meurtre, le requérant était à déclarer convaincu du crime prévu à l’article 475 du code pénal. Les juges du fond décidèrent que l’intervention matérielle du requérant dans le meurtre de la victime n’était pas prouvée. Toutefois, ils imputèrent, conformément à la loi interne, la circonstance aggravante du meurtre au requérant, après avoir examiné en détail les faits ayant conduit audit meurtre et le rôle d’instigateur joué par le requérant. Ainsi, relatant que le requérant avait contacté les autres protagonistes et avait procédé à la répartition des charges, les juges de première instance soulignèrent que celui-ci avait envisagé et accepté le fait que des violences seraient exercées pour maîtriser l’habitante de la maison à cambrioler. La cour d’appel souligna que la culpabilité du requérant, quant aux circonstances aggravantes, avait été débattue tout au long de la procédure. Elle rappela que le requérant savait qu’il participait à un vol dans une maison habitée et que celui qui était entré dans la maison était à même de faire usage de violence en cas de résistance du propriétaire.

40.  Il résulte des décisions internes que les juges de première instance et d’appel ont analysé avec soin l’élément intentionnel au niveau de la circonstance aggravante du meurtre dans le chef du requérant. Certes, les juges du fond ont souligné qu’il n’existait aucune preuve que le requérant ait participé matériellement au meurtre de la victime et ont qualifié la circonstance aggravante du meurtre d’objective. Il n’en demeure pas moins que leur analyse n’a pas abouti à imputer automatiquement cette circonstance aggravante au requérant. En effet, force est de rappeler que les juges du fond ont examiné, avec la plus grande attention et sur la base des éléments contradictoirement débattus devant eux, le comportement du requérant et le rôle joué par lui. Ils ont ainsi subjectivisé la circonstance aggravante du meurtre, venant à la conclusion que le requérant était coauteur des faits ayant entraîné la mort de la victime.

41.  Dans ces circonstances, les juridictions luxembourgeoises n’ont pas, en l’espèce, appliqué l’article 475 du code pénal d’une manière portant atteinte à la présomption d’innocence.

42.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

Minelli contre Suisse du 25/03/1983 Hudoc 125 requête 8660/79

concerne un journaliste poursuivi pour atteinte à l'honneur à la suite d'un article d'accusation contre une entreprise.

Il subit une procédure devant une Cour d'Assise qui constata la prescription pénale de quatre ans mais lui infligea le paiement des 2/3 des frais de la tenue de son audience comme s'il avait était déclaré coupable:

"La présomption d'innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d'un prévenu, et, notamment, sans que ce dernier ait eu l'occasion d'exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu'il est coupable. Il peut en aller ainsi, en l'absence de constat formel, il suffit d'une motivation donnant à penser que le juge considère l'intéressé comme coupable"

PROCÉDURE FISCALE

Arrêt AP, MP et TP contre Suisse du 29/08/1997; Hudoc 868; requête 19958/92

concerne une amende fiscale pour fraude, sur la tête d'un chef d'entreprise décédé.

L'amende fiscale ordonnée à la suite d'une procédure débutée après le décès du chef d'entreprise est à la charge de ses héritiers qui ne sont pourtant accusés de rien.

Le Gouvernement fait valoir qu'il ne s'agit pas d'une procédure pénale nonobstant le montant élevé de l'amende.

"Or les sanctions qui en, l'espèce, revêtent la forme d'amende, ne tendent pas à la réparation pécuniaire d'un préjudice, mais ont un caractère essentiellement punitif et dissuasif. Il existe une règle fondamentale du droit pénal, selon laquelle la responsabilité pénale ne survit pas à l'auteur de l'acte délictueux. C'est ce que reconnaît en fait, en Suisse, le droit pénal général, notamment  l'article 48§3 du Code Pénal, aux termes duquel l'amende tombe si le condamné vient à décéder () cette règle est aussi requise par la présomption d'innocence consacrée à l'article 6§2 de la Convention. Hériter de la culpabilité du défunt n'est pas compatible avec les normes de la justice pénale dans une société régie par la prééminence du droit. Il y a dès lors, eu violation de l'article 6§2 de la Convention" 

EL, RL et JO.L contre Suisse du 29 août 1997 Hudoc 869 requête 20919/92

concerne les mêmes faits d'amende fiscale en Suisse contre un défunt.

Une amende pour fraude fiscale ordonnée à la suite d'une procédure débutée après le décès d'un chef d'entreprise, est laissée à la charge de ses héritiers qui ne sont pourtant accusés de rien.

La C.E.D.H a motivé comme dans l'arrêt pécédent pour rejetter le moyen d'exception préliminaire du Gouvernement qui soutenait qu'il ne s'agissait pas d'une sanction pénale.

Sur le fond, la Cour précise:

"La Cour relève que le recouvrement auprès des requérants des impôts impayés ne saurait prêter à discussion. Elle trouve à vrai dire normal  que les dettes fiscales, à l'instar des autres dettes contractées par le de cujus, soient réglés par prélèvement sur la masse successorale ()

De l'avis de la Cour cette règle (responsabilité pénale s'éteint avec la mort) est aussi requise  par la présomption  d'innocence consacrée à l'article 6§2 de la Convention. Hériter de la culpabilité du défunt n'est pas compatible avec les normes de la justice pénale d'une société régie par la prééminence du droit. Il y a dès lors eu violation de l'article 6§2

La fraude fiscale n'est pas en Suisse un délit mais une simple faute administrative sanctionnée par une forte amende.

Cette qualification administrative permet aux banques helvétiques d'opposer le secret bancaire aux demandes des autorités judiciaires étrangères à leurs questionnements au cours de leurs enquêtes contre une fraude fiscale.

Pour espérer une entraide judiciaire, le droit international impose que le fait ait une qualification pénale, dans la législation des deux États concernés.

MELO TADEU c. PORTUGAL du 23 octobre 2014 requête 27785/10

Article 6-2 de la Convention : une salariée est poursuivie pour fraude fiscale de la société qui l'emploie. Poursuivie ou pénal , elle est acquittée de l'accusation de gérante de fait, mais elle subit l'exécution fiscale.

RECEVABILITÉ

46.  La Cour rappelle que le champ d’application de l’article 6 § 2 ne se limite pas aux procédures pénales qui sont pendantes mais qu’il peut s’étendre aux décisions de justice prises après l’arrêt des poursuites (voir, notamment, les arrêts Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, série A no 62, et Lutz, Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, série A no 123) ou après un acquittement, des décisions judiciaires postérieures ou des déclarations émanant d’autorités publiques pouvant soulever un problème sous l’angle de l’article 6 § 2, si elles équivalent à un constat de culpabilité qui méconnaît, délibérément, l’acquittement préalable de l’accusé (Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, série A no 266-A, Lamanna c. Autriche, no 28923/95, 10 juillet 2001, Leutscher c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 29, Recueil 1996-II, et Del Latte c. Pays-Bas, n44760/98, § 30, 9 novembre 2004), dans la mesure où les questions soulevées dans l’affaire en cause constituent un corollaire et un complément des procédures pénales concernées dans lesquelles le requérant a la qualité « d’accusé ». Après l’abandon de poursuites pénales, la présomption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intéressé n’a pas été condamné (Vanjak c. Croatie, no 29889/04, § 41, 14 janvier 2010 et Šikić c. Croatie, n9143/08, § 47, 15 juillet 2010). La Cour a également indiqué que le dispositif d’un jugement d’acquittement doit être respecté par toute autorité qui se prononce, de manière directe ou incidente, sur la responsabilité pénale de l’intéressé (Vassilios Stavropoulos c. Grèce, n35522/04, § 39, 27 septembre 2007, Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 37, 13 juillet 2010 et Lorenzetti c. Italie, no 32075/09, § 46, 10 avril 2012).

47.  Chaque fois que la question de l’applicabilité de l’article 6 § 2 se pose dans le cadre d’une procédure ultérieure, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien – tel que celui évoqué plus haut – entre la procédure pénale achevée et l’action subséquente. Pareil lien peut être présent, par exemple, lorsque l’action ultérieure nécessite l’examen de l’issue de la procédure pénale et, en particulier, lorsqu’elle oblige la juridiction concernée à analyser le jugement pénal, à se livrer à une étude ou à une évaluation des éléments de preuve versés au dossier pénal, à porter une appréciation sur la participation du requérant à l’un ou à l’ensemble des événements ayant conduit à l’inculpation, ou à formuler des commentaires sur les indications qui continuent de suggérer une éventuelle culpabilité de l’intéressé (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 104, CEDH 2013).

48.  Dès lors, la Cour recherchera si la procédure devant les juridictions administratives, qui n’a pas en elle-même donné lieu à une « accusation en matière pénale » à l’encontre de la requérante, était liée à la procédure pénale d’une manière propre à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 2.

49.  À titre liminaire, la Cour constate que le jugement prononcé à l’issue de la procédure pénale est devenu définitif en l’absence de recours. Elle observe que la procédure fiscale et la procédure pénale avaient toutes deux trait à la gestion fiscale de la société V et, plus particulièrement, à la responsabilité fiscale et pénale de la requérante à cet égard. En outre, les procédures portaient toutes deux notamment sur des sommes non payées par la société V. au titre de l’impôt sur le revenu, la TVA et le droit de timbre de 1994 à 1996 (voir ci‑dessus, §§ 6 et 10).

50.  Le fait que la procédure fiscale concernait des dettes fiscales, c’est‑à-dire des sommes dues au titre de l’impôt par ladite société, et la procédure pénale le non-reversement à l’État de sommes perçues par celle‑ci au titre de l’impôt, importe peu. En effet, les deux procédures portaient sur le même type d’impôts et les mêmes exercices fiscaux de la société V. Le Gouvernement soutient que les montants ne sont pas les mêmes, la Cour estime néanmoins qu’on ne saurait exiger une correspondance exacte des montants en jeu pour conclure à l’existence d’un lien entre elles. De plus, au bout du compte, la question qui se posait dans le cadre des deux procédures était celle de savoir si la requérante pouvait être tenue responsable, fiscalement et pénalement, des manquements de la société V. à ses obligations fiscales. Or, dans son jugement du 14 juillet 2000, le tribunal d’Almada a conclu que la requérante n’avait pas la qualité de gérante de la société, et ce même si celle-ci avait entre autres signé une déclaration fiscale de la société. Ce seul élément montre qu’il existait bien un lien entre la procédure pénale et la procédure fiscale.

51.  La Cour en déduit que la procédure d’exécution fiscale litigieuse était liée à la procédure pénale d’une manière propre à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 2 de la Convention. Il y a donc lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard.

B.  Sur le fond

52.  La requérante estime que la procédure d’exécution fiscale ouverte à son encontre en dépit de son acquittement au terme de la procédure pénale portait atteinte à son droit à la présomption d’innocence. Elle considère que l’exécution fiscale aurait dû être déclarée non avenue après son acquittement au terme de la procédure pénale. Elle souligne à cet égard que ni l’administration fiscale ni le ministère public n’ont fait appel du jugement du tribunal d’Almada du 14 juillet 2000, lequel est ainsi devenu définitif.

53.  La requérante allègue avoir fait usage des moyens que lui ouvrait le droit interne pour réagir contre l’exécution fiscale mais s’être heurtée au refus des juridictions administratives de prendre en compte son acquittement dans le cadre de la procédure pénale.

54.  Pour le Gouvernement, l’autorité de chose jugée qui s’attachait au jugement du tribunal d’Almada prononcé à l’issue de la procédure pénale ne pouvait être utilement opposée dans la procédure fiscale, qui était indépendante. Il maintient que l’acquittement de la requérante au pénal ne l’a pas exonéré pour autant de ses responsabilités fiscales. À cet égard, il se réfère à l’article 17 du régime juridique des infractions fiscales non douanières (Regime Jurídico das Infracções Fiscais não Aduaneiras), selon lequel l’exécution de la sanction appliquée ne dispensait pas du paiement de la prestation fiscale due. Pour le Gouvernement, la procédure d’exécution fiscale ouverte à l’encontre de la requérante ne remet pas en cause son acquittement au pénal et ne viole donc pas le principe de la présomption d’innocence.

55.  Le Gouvernement soutient pas ailleurs qu’avec l’action en opposition à l’exécution, la requérante disposait d’un moyen efficace pour réagir contre la procédure fiscale engagée contre elle. Ayant été citée conformément à l’article 190 § 3 du code de procédure fiscale, la requérante avait trente jours pour introduire son opposition. Faute pour elle de l’avoir fait dans le délai qui lui était imparti, son opposition à l’exécution a été rejetée comme tardive ; telle est, pour le Gouvernement, la seule raison pour laquelle la requérante n’a pas pu faire valoir ses arguments. Quant à l’action en contestation (impugnação) introduite par la suite par la requérante, le Gouvernement explique que celle-ci ne constituait pas une voie de droit adéquate dans le cas d’espèce.

56.  La Cour rappelle que l’objet et le but de la Convention appellent à comprendre et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 162, CEDH 2011). La Cour a déclaré expressément que cela valait aussi pour le droit consacré par l’article 6 § 2 (voir, par exemple, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308, et Capeau c. Belgique, n42914/98, § 21, CEDH 2005‑I).

57.  L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée. Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (voir, par exemple, Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, et Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56‑59, 16 octobre 2008).

58.  La Cour souligne qu’elle n’est pas appelée à examiner dans quelle mesure les juridictions administratives étaient liées par l’arrêt du tribunal d’Almada, puisqu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, mutatis mutandis, les arrêts Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). La question qui se pose dans le cas d’espèce est de savoir si, par leur manière d’agir, par les motifs de leurs décisions ou par le langage utilisé dans leur raisonnement, les juridictions administratives ont jeté des soupçons sur l’innocence de la requérante et ont ainsi porté atteinte au principe de la présomption d’innocence, tel que garanti par l’article 6 § 2 de la Convention (Puig Panella c. Espagne, n1483/02, § 54, 25 avril 2006 ; Allen c. Royaume Uni, précité, § 126).

59.  À ce titre, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de souligner que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé n’est plus acceptable après un acquittement devenu définitif (voir, dans ce sens, Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 30, série A no 266‑A). Selon la jurisprudence, une fois l’acquittement devenu définitif – même s’il s’agit d’un acquittement au bénéfice du doute selon l’article 6 § 2 – l’expression de soupçons de culpabilité, quand bien même ceux-ci se trouveraient inscrits dans les motifs de l’acquittement, n’est pas compatible avec la présomption d’innocence (Rushiti c. Autriche, n28389/95, § 31, 21 mars 2000). La Cour rappelle aussi que, conclure à la violation de l’article 6 § 2 de la Convention dans le contexte d’une procédure postérieure à la clôture d’une procédure pénale dépendra largement de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été adoptée (Allen c. Royaume Uni, précité, § 125).

60.  En outre, la Cour note qu’en vertu du principe « in dubio pro reo », lequel constitue une expression particulière du principe de la présomption d’innocence, aucune différence qualitative ne doit exister entre une relaxe faute de preuves et une relaxe résultant d’une constatation de l’innocence de la personne ne faisant aucun doute. En effet, les jugements d’acquittement ne se différencient pas en fonction des motifs qui sont à chaque fois retenus par le juge pénal. Bien au contraire, dans le cadre de l’article 6 § 2 de la Convention, le dispositif d’un jugement d’acquittement doit être respecté par toute autorité qui se prononce de manière directe ou incidente sur la responsabilité pénale de l’intéressé (Vassilios Stavropoulo, précité, § 39).

61.  En l’espèce, la Cour note que l’ouverture de la procédure fiscale litigieuse a été requise par une ordonnance du troisième bureau du Trésor public d’Almada du 11 janvier 2000 (voir ci‑dessus paragraphe 13) alors que la requérante faisait déjà l’objet d’une procédure pénale pour abus de confiance fiscal devant le tribunal criminel d’Almada. Comme indiqué ci‑dessus les deux procédures avaient trait à des manquements dans la gestion de la fiscalité de la société V. dont la requérante était considérée gérante de fait (voir ci‑dessus paragraphe 49) par l’administration fiscale.

62.  Tant devant les juridictions pénales que devant les juridictions administratives, la requérante a constamment dit pour sa défense qu’elle n’était pas la gérante de fait de la société V. et qu’elle ne pouvait donc pas être poursuivie par l’administration fiscale à raison des manquements de la société V. Cet argument a été retenu par le tribunal criminel d’Almada, qui a ainsi acquitté la requérante au terme de la procédure pénale par son jugement du 14 juillet 2000, devenu définitif le 25 septembre 2000 en l’absence de recours.

63.  La Cour constate que la procédure fiscale s’est poursuivie en dépit de l’acquittement de la requérante au terme de la procédure pénale. S’agissant des deux recours exercés par la requérante, la Cour observe qu’ils ont tous deux été déclarés irrecevables, les juridictions saisies ayant considéré que les conditions de recevabilité n’étaient pas remplies. En l’occurrence, l’opposition à l’exécution a été jugée tardive (voir ci‑dessus paragraphe 21) et la contestation considérée comme un recours inadéquat (voir ci‑dessus paragraphe 33).

64.  La Cour estime qu’un acquittement au pénal doit être pris en compte dans toute procédure ultérieure, pénale ou non pénale. Or, elle relève que le code de procédure pénale portugais n’indique pas les effets juridiques de la chose jugée s’agissant d’un jugement d’acquittement ou d’un classement sans suite sur toute procédure pénale ou non pénale, notamment les procédures fiscales. La Cour note que seul l’article 674-B du code de procédure civile dispose qu’un acquittement constitue dans toute action civile une présomption légale d’inexistence des faits à l’origine de la procédure pénale, mais qu’il s’agit là d’une présomption simple, pouvant être renversée par la preuve contraire (voir ci‑dessus paragraphe 41).

65.  Dans ce cadre légal, pour autant qu’il s’agisse de la contestation, les juridictions fiscales ont refusé de procéder à un examen au fond de la question, en faisant une interprétation formaliste des conditions de recevabilité du recours et en supposant faussement que l’existence d’un jugement d’acquittement préalable n’était pas une question à résoudre (voir ci-dessus paragraphe 35). L’argument du Gouvernement concernant la mauvaise utilisation des voies de recours internes (ci‑dessus paragraphe 54) ne saurait être retenu pour décharger les tribunaux de la responsabilité qui leur incombait, compte tenu de l’autorité de chose jugée qui s’attachait à l’acquittement de la requérante, intervenu le 14 juillet 2000, soit six mois après l’ouverture de la procédure d’exécution à son encontre.

66.  Tant l’administration fiscale que les juridictions administratives saisies ont méjugé l’acquittement de la requérante par le tribunal criminel d’Almada du chef d’abus de confiance fiscal pour des faits commis par la société V. au motif que la requérante n’en était pas gestionnaire de fait. Elles ont ainsi considéré comme établi un élément qui avait été jugé non-prouvé par les juridictions pénales. La Cour considère que cette manière d’agir a jeté un doute sur le bien-fondé de l’acquittement de la requérante, ce qui apparaît incompatible avec le respect de la présomption d’innocence. Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

JURIDICTIONS CIVILES

Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Cour de cassation rejetant le pourvoi mais censurant sans ambiguïté le raisonnement de la cour d’appel et les termes inappropriés utilisés lors d’un litige civil jetant un doute sur le bien-fondé de la relaxe pénale du requérant

Art 6 § 1 (civil) • Restriction au droit d’accès à un tribunal disproportionnée lors de la condamnation du requérant à payer le montant relativement élevé des frais engagés par la partie civile pour sa défense devant la Cour de cassation • Procédure ayant permis d’obtenir un remède à l’atteinte à l’article 6 § 2 • Juridiction pouvant ne pas procéder ainsi

ARTICLE 6-2

34.  La Cour estime tout d’abord que le requérant ne saurait prétendre que la cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, lui aurait opposé une présomption irréfragable de culpabilité. Elle relève en effet que la motivation retenue par la cour d’appel ne contient aucun élément en ce sens et en déduit que l’argumentation du requérant à ce titre ne vise en réalité qu’à remettre en cause l’appréciation des éléments de preuve effectuée par les juges internes dans le cadre de l’action civile. Or, la Cour rappelle que, dans le cadre de son contrôle, elle n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et qu’elle ne remet pas en cause, sous l’angle de l’article 6 § 1, l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, récemment, Association Burestop 55 et autres c. France, no 56176/18 et 5 autres, § 67, 1er juillet 2021).

35.  La Cour renvoie ensuite à son constat selon lequel la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion a utilisé des termes inappropriés dans le cadre d’un litige portant sur les seuls intérêts civils, jetant ainsi un doute sur le bien-fondé de la relaxe dont le requérant a bénéficié (paragraphes 28-30 ci-dessus), pour constater qu’elle a ainsi méconnu les exigences de l’article 6 § 2 de la Convention. Il reste que, dans le cadre de l’examen du pourvoi formé par le requérant, la Cour de cassation a effectivement examiné les moyens soulevés par ce dernier, et lui a donné raison en ce qui concerne les expressions litigieuses utilisées par les juges d’appel, en jugeant qu’ils avaient à tort déduit de leurs constatations que « sur le plan civil, [le requérant] sera reconnu avoir commis le délit d’escroquerie », dès lors qu’il avait été relaxé (paragraphe 13 ci-dessus).

36.  Aux yeux de la Cour, alors même que le dispositif de son arrêt conclut au rejet du pourvoi dont elle était saisie, les motifs retenus par la Cour de cassation censurent sans ambiguïté tant les termes de l’arrêt d’appel qui caractérisaient une atteinte au droit à la présomption d’innocence du requérant que, de manière plus générale, l’approche par la cour d’appel dans son raisonnement. La Cour relève en outre que cette manière de procéder est conforme à la jurisprudence que la Cour de cassation a développée à partir du 5 février 2014, pour tenir compte des exigences de l’article 6 § 2 de la Convention rappelées dans l’arrêt Lagardère (précité), et selon laquelle « le dommage dont la partie civile, seule appelante d’un jugement de relaxe, peut obtenir réparation de la part de la personne relaxée, résulte de la faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objets de la poursuite » (paragraphe 16 ci-dessus). Certes, le rejet du pourvoi en cassation que justifiait le bien-fondé, aux yeux de la Cour de cassation, de l’arrêt contesté en ce qui concerne la réparation octroyée au titre de l’action civile, a eu pour effet que l’arrêt d’appel revête formellement un caractère irrévocable. Toutefois, les motifs et le dispositif de ce dernier doivent être lus à la lumière de la décision de la Cour de cassation et des motifs par lesquels elle s’est expressément prononcée sur le grief soulevé par le requérant (voir, a contrario, Orr, précité, § 54). Enfin, la Cour relève que la Cour de cassation ne s’est pas contentée de neutraliser l’emploi des termes litigieux en jugeant qu’ils avaient été utilisés à tort, mais qu’elle a également veillé à replacer le débat sur le terrain des seuls intérêts civils dont la cour d’appel était saisie, tout en s’assurant que l’arrêt contesté contenait à ce titre les énonciations suffisantes pour retenir l’existence d’une faute civile (paragraphe 13 ci-dessus ; cf. A. c. Norvège (déc.), no 65170/14, 29 mai 2018).

37.  Il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

  ARTICLE 6-1 indemnisation de la partie civile pour fraais devant la cour de cassation trop lourdes

42.  La Cour constate qu’après avoir donné satisfaction au requérant en ce qui concerne l’atteinte à la présomption d’innocence, en censurant la motivation litigieuse retenue par la cour d’appel, la Cour de cassation l’a néanmoins condamné à payer la somme de 2 000 EUR à la partie civile au titre des frais engagés par elle pour sa défense dans le cadre du pourvoi qu’elle a rejeté dès lors qu’elle avait admis le bien-fondé de la réparation mise à la charge du requérant dans le cadre de l’action civile (paragraphe 14 ci-dessus).

43.  De manière générale, l’obligation faite aux justiciables de payer aux juridictions civiles des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer pour une restriction au droit d’accès à un tribunal incompatible en soi avec l’article 6 § 1 de la Convention. Toutefois, le montant des frais, apprécié à la lumière des circonstances particulières d’une affaire donnée, est un facteur à prendre en compte pour déterminer si l’intéressé a bénéficié de son droit d’accès (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 33, Recueil 1997-VIII, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, §§ 61 et suivants, série A no 316‑B, et Stankov c. Bulgarie, no 68490/01, § 52, 12 juillet 2007). Tel est notamment le cas lorsque le paiement des frais exigibles n’a pas constitué une condition préalable à l’examen de l’action exercée par l’intéressé, mais que le montant de ces frais a été déterminé à l’issue de la procédure, après que les juridictions ont définitivement statué sur les demandes des parties. La Cour a déjà jugé que le fait d’imposer aux justiciables une charge financière considérable à l’issue d’une procédure peut avoir pour effet de limiter leur droit d’accès à un tribunal (Stankov, précité, § 54, Klauz c. Croatie, no 28963/10, § 77, 18 juillet 2013, Cindrić et Bešlić c. Croatie, no 72152/13, §§ 118 et suivants, 6 septembre 2016, et Čolić c. Croatie, no 49083/18, § 53, 18 novembre 2021).

44.  S’agissant en particulier des frais de justice mis à la charge des parties perdantes à l’issue d’un procès, cela peut se révéler de nature à avoir un effet dissuasif pour les autres justiciables dans le cadre de leurs litiges respectifs (Stankiewicz c. Pologne, no 46917/99, §§ 62 et s., CEDH 2006‑VI, Stankov, précité, § 65, Klauz, précité, § 81, Cindrić et Bešlić, précité, §§ 119-123, et Taratukhin c. Russie (déc.), no 74778/14, § 34, 15 septembre 2020).

45.  La Cour rappelle également que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et Aït-Mouhoub c. France, 28 octobre 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).

46.  En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que la seule voie de recours effective ouverte au requérant pour obtenir qu’il soit remédié à l’atteinte alléguée à la présomption d’innocence était de contester, devant le juge de cassation, la motivation de la solution retenue par la cour d’appel qui était saisie de l’action civile. Elle constate ensuite que cette voie s’est avérée efficace, dans la mesure où la Cour de cassation doit être regardée comme lui ayant donné satisfaction en censurant les termes litigieux de l’arrêt frappé du pourvoi (paragraphes 36-37 ci-dessus).

47.  Dans ces conditions, et alors qu’il convient de rappeler que la mise à la charge de la partie perdante des frais exposés par la partie gagnante poursuit un but en principe compatible avec une bonne administration de la justice, la condamnation du requérant, sur le fondement de l’article 618-1 du CPP, à payer le montant des frais engagés par la partie civile pour sa défense devant la Cour de cassation, au demeurant relativement élevé, alors que, d’une part, la procédure qu’il avait utilisée lui avait permis d’obtenir qu’il soit remédié à l’atteinte à l’article 6 § 2 dont il était victime et, d’autre part, il était loisible à la Cour de cassation de ne pas procéder de la sorte, pour des considérations d’équité (paragraphe 15 ci-dessus), a eu pour effet de lui imposer une restriction à son droit d’accès à un tribunal disproportionnée au but légitime poursuivi.

48.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention

TEODOR c. ROUMANIE du 4 JUIN 2013 requête N°46878/06

LES JURIDICTIONS CIVILES NE PEUVENT DIRE QU'UN INDIVIDU EST COUPABLE DU FAIT QU'IL BENEFICIE D'UNE PRESCRIPTION STOPPANT LES POURSUITES

36.  La Cour rappelle que la présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant une personne reflète le sentiment qu’elle est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable. Si le principe de la présomption d’innocence consacré par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 de la même disposition, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale. Sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ou d’une autorité publique ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un « tribunal » (voir en particulier les arrêts Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, Daktaras précité, §§ 41-44, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002, et Butkevicius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50-52, CEDH 2002–II).

37.  La Cour rappelle que le champ d’application de l’article 6 § 2 ne se limite pas aux procédures pénales qui sont pendantes, mais peut s’étendre aux décisions de justice prises après l’arrêt des poursuites (voir, notamment, Lutz, Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne du 25 août 1987, série A no 123) ou après un acquittement (arrêts Sekanina précité, Lamanna c. Autriche, no 28923/95, du 10 juillet 2001, Leutscher c. Pays-Bas, arrêt du 26 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, § 29, et Del Latte c. Pays-Bas, no 44760/98, § 30, 9 novembre 2004), dans la mesure où les questions soulevées dans ces affaires constituaient un corollaire et un complément des procédures pénales concernées dans lesquelles le requérant avait la qualité « d’accusé ». Le champ d’application de l’article 6 § 2 de la Convention a été ainsi étendu à différentes procédures administratives qui se sont déroulées en même temps que les procédures pénales engagées contre un intéressé ou après la clôture de telles procédures sans qu’une décision constatant la culpabilité pénale de celui-ci soit rendue, tant qu’un lien existe entre les deux procédures (Vassilios Stavropoulos c. Grèce, no 35522/04, 27 septembre 2007, Paraponiaris c. Grèce, no 42132/06, 25 septembre 2008, et Çelik (Bozkurt) c. Turquie, no 34388/05, 12 avril 2011).

38.  En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à examiner dans quelle mesure les juridictions civiles étaient liées par le non-lieu du parquet du 5 mai 2005, tel qu’il a été confirmé le 8 juillet 2005, puisqu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII). En outre, elle rappelle avoir déjà conclu que le fait pour un tribunal civil de se fonder sur des pièces obtenues dans de le cadre d’une procédure pénale ne saurait poser en soi un problème au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Vanjak c. Croatie, no 29889/04, § 50, 14 janvier 2010).

39.  La Cour rappelle ensuite qu’elle a considéré, dans le contexte d’une action en indemnisation que, si l’acquittement prononcé au pénal ne doit pas être remis en cause dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne doit pas faire obstacle à l’établissement, sur la base d’exigences de preuve moins strictes, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits (Y c. Norvège, no 56568/00, § 41 in fine, CEDH 2003‑II (extraits)). Toutefois, si la décision interne sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale à la partie défenderesse, cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention.

40.  La question qui se pose dans le cas présent est de savoir si, par leur manière d’agir, par les motifs de leurs décisions ou par le langage utilisé dans leur raisonnement, les juridictions civiles ont jeté des soupçons sur l’innocence du requérant et ont ainsi porté atteinte au principe de la présomption d’innocence, tel que garanti par l’article 6 § 2 de la Convention (Puig Panella c. Espagne, no 1483/02, § 54, 25 avril 2006).

41.  Si un simple renvoi au contenu d’une décision de non-lieu d’un parquet ne saurait suffire en soi pour conclure que l’intéressé était responsable pénalement pour les infractions qu’on lui reprochait, une reprise sans nuance ni réserve peut laisser planer un doute sur son innocence si d’autres arguments ne viennent pas s’y ajouter de la part des juridictions civiles (voir, mutatis mutandis, Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 39, 13 juillet 2010).

42.  En l’occurrence, la Cour observe, en premier lieu, que les juridictions ont cité amplement la décision de non-lieu du parquet du 5 mai 2005 quant à la commission par le requérant des infractions reprochées (paragraphes 17 et 23 ci-dessus), sans essayer de s’en écarter. En deuxième lieu, elle note que les juridictions ont reproché au requérant de ne pas avoir utilisé les voies de recours prévues par les articles 13 et 2781 du code de procédure pénale afin de « faire reconnaître son innocence » ou « d’écarter le constat de culpabilité à son encontre » (paragraphes 17, 19, 23 et 25 ci-dessus). Or, force est de constater que ces dispositions relèvent du domaine pénal et concernent manifestement la responsabilité pénale d’une personne. Ce faisant, les tribunaux civils, qui jouissaient de la pleine juridiction, n’ont pas fait usage de leur pouvoir d’établir les faits et l’éventuelle responsabilité disciplinaire du requérant dans des termes correspondant exclusivement à ce domaine (voir, mutatis mutandis, Šikić c. Croatie, no 9143/08, § 55, 15 juillet 2010, et Çelik (Bozkurt) précité, § 35).

43.  De surcroît, la Cour souligne que, dans la procédure concernant le licenciement du requérant, les juridictions civiles ont insisté sur le fait que la prescription « ne signifie pas l’effacement du verdict de culpabilité, mais s’oppose seulement à l’application d’une sanction pénale » (paragraphes 23 et 25 ci-dessus). Or, de l’avis de la Cour, une telle affirmation sur la culpabilité pourrait facilement amener le lecteur à conclure qu’en l’absence de la prescription de la responsabilité pénale l’intéressé aurait nécessairement été jugé coupable des infractions reprochées.

44.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que, malgré le renvoi des juridictions civiles à des dispositions du code du travail, il n’en demeure pas moins qu’elles ont utilisé des termes qui outrepassaient le cadre civil et ont ainsi jeté un doute sur l’innocence du requérant.

45.  En conclusion, la Cour considère que l’utilisation faite par les juridictions civiles de la décision de non-lieu rendue par le parquet dans la procédure pénale engagée contre le requérant afin de rejeter ses actions portant sur ses relations de travail, justifie l’extension du champ de l’article 6 § 2 de la Convention aux deux procédures civiles (Çelik (Bozkurt) précité, § 34 ; Vanjak précité, § 41 ; Šikić précité, § 47, et Hrdalo c. Croatie, no 23272/07, § 53, 27 septembre 2011). Elle juge en outre incompatible avec la présomption d’innocence la fait de se fonder de manière déterminante sur le non-lieu rendu dans la procédure pénale et les termes employés par les juridictions civiles.

46.  A la lumière des circonstances de l’affaire, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement et conclut que l’article 6 § 2 de la Convention a été méconnu en l’espèce.

GRANDE CHAMBRE

ALLEN c. ROYAUME-UNI du 12 juillet 2013 Requête 25424/09

LE REFUS D'INDEMNISER UNE DETENTION DE 3 ANS N'EST PAS UNE VIOLATION DE LA PRESOMPTION D'INNOCENCE

L’affaire concerne le refus d’indemniser une mère acquittée pour homicide involontaire sur la personne de son fils de quatre mois, à la suite de l’annulation de sa condamnation.

La Cour dit en particulier que la législation en vertu de laquelle Mme Allen a demandé à être indemnisée n’exigeait aucune appréciation de sa culpabilité pénale et ne remettait pas en question son innocence. De plus, les juridictions britanniques ont vérifié, comme il leur incombait en vertu de cette législation permettant l’octroi d’une indemnité, s’il s’était produit une « erreur judiciaire » et ont conclu que l’existence d’une erreur judiciaire n'avait pas été établie au-delà de tout doute raisonnable. Elles n'ont pas remis en cause la conclusion formulée à l'issue de son appel en matière pénale selon laquelle sa condamnation ne reposait pas sur des bases solides, et n’ont pas fait de commentaires sur la question de savoir, sur la base des nouveaux éléments ayant conduit à l’annulation de sa condamnation, si Mme Allen devait être acquittée ou condamnée, ou s’il était probable qu’elle le fût. En fait, elles ont invariablement répété que, si un réexamen de l’affaire avait été ordonné, la tâche d’apprécier les éléments nouveaux serait revenue à un jury. Les termes employés par les juridictions britanniques dans leurs décisions relatives à l’indemnisation n'ont donc pas remis en cause l’acquittement de Mme Allen ou constitué un traitement incompatible avec l’innocence de l’intéressée.

a)  Principes généraux

i.  Introduction

92.  L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 162, CEDH 2011). La Cour a déclaré expressément que cela valait aussi pour le droit consacré par l’article 6 § 2 (voir, par exemple, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308, et Capeau, précité, § 21).

93.  L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être «présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000‑XII) ; la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès (Akay c. Turquie (déc.), no 34501/97, 19 février 2002, et G.C.P. c. Roumanie, no 20899/03, § 46, 20 décembre 2011) ; la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu (Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 février 2007).

94.  Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée. Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (voir, par exemple, Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, et Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56-59, 16 octobre 2008).

ii.  Applicabilité de l’article 6 § 2

95.  Comme l’indique expressément son libellé même, l’article 6 § 2 s’applique lorsqu’une personne est « accusée d’une infraction ». La Cour a maintes fois souligné qu’il s’agit là d’une notion autonome, qu’il convient d’interpréter selon les trois critères énoncés dans sa jurisprudence, à savoir la qualification de la procédure en droit national, sa nature substantielle et le type et la gravité de la peine encourue (voir, parmi de nombreux précédents sur la notion d’« accusation en matière pénale », Engel et autres c. Pays‑Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22, et Phillips c. Royaume-Uni, no 41087/98, § 31, CEDH 2001‑VII). Pour apprécier un grief tiré de l’article 6 § 2 et né dans le contexte d’une procédure judiciaire, il faut avant tout déterminer si la procédure litigieuse portait sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale, au sens de la jurisprudence de la Cour.

96.  Cependant, dans les affaires qui mettent en jeu le second aspect de la protection offerte par l’article 6 § 2, qui surgit lors de la clôture d’une procédure pénale, l’application du critère précédent est clairement inappropriée. Dans ces affaires, la procédure pénale est nécessairement close et, à moins que la procédure judiciaire subséquente donne lieu à une nouvelle accusation en matière pénale, au sens autonome de la Convention, si l’article 6 § 2 trouve à s’appliquer ce doit être pour d’autres motifs.

97.  Aucune des parties n’a défendu l’idée que l’action en indemnisation engagée par la requérante aurait engendré une « accusation en matière pénale », au sens autonome de la Convention. C’est donc le second aspect de la protection offerte par l’article 6 § 2 qui est ici en jeu. Aussi la Cour recherchera-t-elle comment elle a abordé l’applicabilité de l’article 6 § 2 à une procédure judiciaire ultérieure dans ce type d’affaires.

98.  La Cour a déjà eu à se pencher sur l’application de l’article 6 § 2 à des décisions judiciaires rendues consécutivement à une procédure pénale close par l’abandon des poursuites ou par une décision d’acquittement, notamment dans des procédures qui concernaient :

a)  l’obligation faite à un ancien accusé d’assumer les frais judiciaires et les frais d’enquête (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, §§ 30-32, série A no 62, et McHugo c. Suisse (déc.), no 55705/00, 12 mai 2005) ;

b)  une demande d’indemnisation formée par un ancien accusé au titre d’une détention provisoire ou d’un autre préjudice causé par une procédure pénale (Englert, précité, § 35 ; Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 35, série A no 123 ; Sekanina, précité, § 22 ; Rushiti, précité, § 27 ; Mulaj et Sallahi c. Autriche (déc.). no 48886/99, 27 juin 2002 ; O. c. Norvège, précité, §§ 33-38 ; Hammern, précité, §§ 41-46 ; Baars c. Pays-Bas, no 44320/98, § 21, 28 octobre 2003 ; Capeau c. Belgique (déc.), no 42914/98, 6 avril 2004 ; Del Latte c. Pays-Bas, no 44760/98, § 30, 9 novembre 2004 ; A.L. c. Allemagne, no 72758/01, §§ 31-33, 28 avril 2005 ; Puig Panella, précité, § 50 ; Tendam, précité, §§ 31 et 36 ; Bok c. Pays-Bas, no 45482/06, §§ 37-48, 18 janvier 2011, et Lorenzetti c. Italie, no 32075/09, § 43, 10 avril 2012) ;

c)  une demande formée par un ancien accusé en vue du remboursement des frais de sa défense (Lutz c. Allemagne, 25 août 1987, §§ 56-57, série A no 123 ; Leutscher c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 29, Recueil 1996‑II ; Yassar Hussain, précité, § 19, et Ashendon et Jones c. Royaume-Uni (révision), nos 35730/07 et 4285/08, §§ 42 et 49, 15 décembre 2011) ;

d)  une demande d’indemnisation formée par un ancien accusé au titre du préjudice causé par une enquête ou une procédure irrégulières ou abusives (Panteleyenko c. Ukraine, no 11901/02, § 67, 29 juin 2006, et Grabtchouk c. Ukraine, no 8599/02, § 42, 21 septembre 2006) ;

e)  l’obligation civile d’indemniser la victime (Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 36, CEDH 2003‑II ; Y c. Norvège, no 56568/00, § 39, CEDH 2003‑II ; Orr, précité, §§ 47-49 ; Erkol c. Turquie, no 50172/06, §§ 33 et 37, 19 avril 2011 ; Vulakh et autres c. Russie, no 33468/03, § 32, 10 janvier 2012 ; Diacenco c. Roumanie, no 124/04, § 55, 7 février 2012 ; Lagardère c. France, no 18851/07, §§ 73 et 76, 12 avril 2012, et Constantin Florea c. Roumanie, no 21534/05, §§ 50 et 52, 19 juin 2012) ;

f)  le rejet d’une action civile engagée par le requérant contre une compagnie d’assurances (Lundkvist c. Suède (déc.), no 48518/99, CEDH 2003‑XI, et Reeves c. Norvège (déc.), no 4248/02, 8 juillet 2004) ;

g)  le maintien en vigueur d’une ordonnance de placement d’un enfant, après la décision du parquet de ne pas inculper le parent pour sévices sur enfant (O.L. c. Finlande (déc.), no 61110/00, 5 juillet 2005) ;

h)  des questions disciplinaires ou de licenciement (Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007 ; Taliadorou et Stylianou, précité, § 25 ; Šikić, précité, §§ 42-47, et Çelik (Bozkurt) c. Turquie, no 34388/05, § 34, 12 avril 2011) ; et

i)  la révocation du droit du requérant à un logement social (Vassilios Stavropoulos c. Grèce, no 35522/04, §§ 28-32, 27 septembre 2007).

99.  Dans certaines de ces affaires, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 2. Dans trois affaires anciennes, la Cour, expliquant pourquoi cette disposition s’appliquait malgré l’absence d’accusation pendante en matière pénale, a dit que les décisions sur le point de savoir si les intéressés avaient droit au remboursement de leurs frais et à une indemnité constituaient « le corollaire et le complément obligé » ou « le prolongement immédiat » de l’arrêt de la procédure pénale (Englert, précité, § 35 ; Nölkenbockhoff, précité, § 35, et Lutz, précité, § 56). De même, dans une série d’affaires postérieures, la Cour a conclu que la législation et la pratique autrichiennes « li[ai]ent (...) à tel point les deux questions – responsabilité pénale de l’accusé et droit à indemnité – que l’on [pouvait] considérer la décision sur la seconde comme un corollaire et, dans une certaine mesure, un complément de celle qui [avait] tranché la première », de sorte que l’article 6 § 2 était applicable à l’action en indemnisation (Sekanina, précité, § 22 ; Rushiti, précité, § 27, et Weixelbraun, précité, § 24).

100.  Affinant cette idée dans des affaires ultérieures, la Cour a estimé que « non seulement l’action en réparation sui[vait] la procédure pénale dans le temps, mais [qu’]elle [était] également liée à celle-ci en droit comme en pratique, du point de vue tant de la compétence juridictionnelle que des questions à trancher », ce qui avait créé un lien entre les deux procédures, de sorte que l’article 6 § 2 trouvait à s’appliquer (O. c. Norvège, précité, § 38, et Hammern, précité, § 46).

101.  Dans des affaires concernant le droit de la victime à être indemnisée par le requérant – qui avait préalablement été déclaré non coupable de l’accusation pénale en cause –, la Cour a dit que si la décision sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale, cela aurait pour effet de créer entre les deux procédures un lien propre à faire entrer en jeu l’article 6 § 2 relativement à la décision sur la demande d’indemnisation (Ringvold, précité, § 38 ; Y c. Norvège, précité, § 42, et Orr, précité, § 49).

102.  Plus récemment, la Cour a considéré qu’après l’abandon de poursuites pénales la présomption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intéressé n’a pas été condamné (Vanjak, précité, § 41, et Šikić, précité, § 47). Elle a également indiqué que le dispositif d’un jugement d’acquittement doit être respecté par toute autorité qui se prononce, de manière directe ou incidente, sur la responsabilité pénale de l’intéressé (Vassilios Stavropoulos, précité, § 39 ; Tendam, précité, § 37, et Lorenzetti, précité, § 46).

iii.  Conclusion

103.  La présente affaire porte sur l’application de la présomption d’innocence dans le cadre d’une procédure judiciaire consécutive à l’annulation par la CA-CC de la condamnation de la requérante, annulation qui a donné lieu à un acquittement. Eu égard aux buts de l’article 6 § 2 ci‑dessus examinés (paragraphes 92-94) et à l’approche qui se dégage de l’étude de sa jurisprudence, la Cour formule comme suit le principe de la présomption d’innocence dans ce contexte : la présomption d’innocence signifie que si une accusation en matière pénale a été portée et que les poursuites ont abouti à un acquittement, la personne ayant fait l’objet de ces poursuites est considérée comme innocente au regard de la loi et doit être traitée comme telle. Dans cette mesure, dès lors, la présomption d’innocence subsiste après la clôture de la procédure pénale, ce qui permet de faire respecter l’innocence de l’intéressé relativement à toute accusation dont le bien-fondé n’a pas été prouvé. Ce souci prépondérant se trouve à la base même de la façon dont la Cour conçoit l’applicabilité de l’article 6 § 2 dans ce type d’affaires.

104.  Chaque fois que la question de l’applicabilité de l’article 6 § 2 se pose dans le cadre d’une procédure ultérieure, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien – tel que celui évoqué plus haut – entre la procédure pénale achevée et l’action subséquente. Pareil lien peut être présent, par exemple, lorsque l’action ultérieure nécessite l’examen de l’issue de la procédure pénale et, en particulier, lorsqu’elle oblige la juridiction concernée à analyser le jugement pénal, à se livrer à une étude ou à une évaluation des éléments de preuve versés au dossier pénal, à porter une appréciation sur la participation du requérant à l’un ou à l’ensemble des événements ayant conduit à l’inculpation, ou à formuler des commentaires sur les indications qui continuent de suggérer une éventuelle culpabilité de l’intéressé.

105.  Eu égard à la nature de la garantie – exposée ci-dessus – qu’offre l’article 6 § 2, le fait que l’article 133 de la loi de 1988 ait été adopté pour permettre à l’Etat défendeur de remplir ses obligations découlant de l’article 14 § 6 du PIDCP et qu’il soit libellé de façon quasi identique à ce dernier ainsi qu’à l’article 3 du Protocole no 7 n’a pas pour conséquence, contrairement à ce que plaide le Gouvernement, de faire sortir l’action en indemnisation litigieuse du champ d’applicabilité de l’article 6 § 2. Ces deux derniers articles portent sur des aspects totalement distincts de la procédure pénale, et rien ne donne à penser que l’article 3 du Protocole no 7 ait été conçu pour étendre à une situation particulière des garanties générales telles que celles contenues à l’article 6 § 2 (voir, cependant, Maaouia c. France [GC], no 39652/98, §§ 36-37, CEDH 2000‑X). L’article 7 du Protocole no 7 précise en effet que les dispositions normatives du Protocole doivent être considérées comme des articles additionnels à la Convention, et que « toutes les dispositions de la Convention s’appliquent en conséquence ». Dès lors, on ne saurait affirmer que l’article 3 du Protocole no 7 constitue une sorte de lex specialis excluant l’application de l’article 6 § 2.

b)  Application des principes généraux aux faits de la cause

106.  La requérante ayant été inculpée d’homicide involontaire, la présomption d’innocence s’appliquait à cette infraction dès le moment de son inculpation. Si la protection offerte par la présomption d’innocence a cessé avec la condamnation de l’intéressée, non frappée d’appel à l’époque, elle a été rétablie lors de l’acquittement étant résulté ultérieurement de l’arrêt de la CA-CC (paragraphe 45 ci-dessus).

107.  A ce stade de son analyse, la Cour a donc pour tâche de rechercher si, eu égard aux considérations formulées ci-dessus (paragraphe 104 ci‑dessus), il existait un lien entre la procédure pénale achevée et l’action en indemnisation. Sur ce point, elle fait observer qu’une procédure relevant de l’article 133 de la loi de 1988 implique qu’une condamnation préalable ait été annulée. C’est de ce renversement ultérieur de la condamnation que découle le droit de demander une indemnisation pour erreur judiciaire. De plus, pour déterminer si les critères cumulatifs posés par l’article 133 sont remplis, le ministre et les juridictions appelés à statuer dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel doivent tenir compte de l’arrêt rendu par la CA-CC. Seul l’examen de cette décision permet à ces autorités de déterminer si le renversement de la condamnation – qui dans le cas de la requérante en l’espèce a abouti à un acquittement – reposait sur des éléments nouveaux et si elle était révélatrice d’une erreur judiciaire.

108.  La Cour constate donc que la requérante a démontré l’existence du lien requis entre la procédure pénale et l’action en indemnisation engagée par elle ultérieurement. En conséquence, l’article 6 § 2 trouvait à s’appliquer dans le cadre de la procédure relevant de l’article 133 de la loi de 1988, et il devait y assurer à la requérante un traitement compatible avec son innocence. Dès lors, la requête ne peut être rejetée en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

109.  Par ailleurs, la Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. En conséquence, elle rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement et déclare le grief recevable.

SUR LE FOND

118.  La Cour observe que la présente affaire ne porte pas sur la conformité du système d’indemnisation instauré par l’article 133 de la loi de 1988 avec l’article 3 du Protocole no 7, instrument que l’Etat défendeur n’a pas ratifié (paragraphe 70 ci-dessus). Dès lors, la Cour n’a pas à rechercher si l’article 3 du Protocole no 7 a été respecté ; elle n’a pas non plus à apprécier l’interprétation donnée par l’Etat défendeur à l’expression « erreur judiciaire » figurant dans cet article, sauf si ladite interprétation peut passer pour incompatible avec la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2.

119.  Comme indiqué ci-dessus, une fois établie l’existence d’un lien entre les deux procédures, la Cour doit déterminer si, eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la présomption d’innocence a été respectée. Il convient donc d’analyser d’abord l’approche adoptée par la Cour dans l’examen au fond de précédentes affaires du même type.

a)  L’approche de la Cour dans des précédents comparables

120.  Dans Minelli (arrêt précité), une affaire ancienne qui portait sur une décision de justice par laquelle le requérant s’était vu ordonner de rembourser une partie des frais de procédure après la clôture des poursuites, la Cour a énoncé comme suit le principe applicable :

« 37. Aux yeux de la Cour, la présomption d’innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable. Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable. (...) »

121.  Dans les premières affaires qu’elle a eu à traiter concernant des demandes formées par d’anciens accusés en vue d’obtenir une indemnité ou le remboursement des frais de leur défense, la Cour s’est appuyée sur le principe posé dans Minelli, expliquant qu’une décision refusant à un « accusé », après l’arrêt des poursuites, le remboursement de ses frais et dépens nécessaires ou une réparation pour détention provisoire pouvait soulever un problème sous l’angle de l’article 6 § 2 si des motifs indissociables du dispositif équivalaient en substance à un constat de culpabilité sans établissement légal préalable de celle-ci et, notamment, sans que l’intéressé ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense (Englert, précité, § 37 ; Nölkenbockhoff, précité, § 37, et Lutz, précité, § 60). Dans ces trois affaires, des poursuites antérieures avaient abouti à une décision de clôture mais non d’acquittement. En concluant à la non-violation de l’article 6 § 2, la Cour a expliqué que les juridictions nationales avaient décrit un « état de suspicion » et que leurs décisions ne contenaient aucun constat de culpabilité.

122.  Dans l’affaire Sekanina, examinée ultérieurement, la Cour a établi une distinction entre les cas où il y a eu abandon des poursuites et ceux où un jugement d’acquittement définitif a été rendu, précisant que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé se concevait tant que la clôture des poursuites pénales n’emportait pas décision sur le bien-fondé de l’accusation, mais que l’on ne pouvait s’appuyer à bon droit sur de tels soupçons après un acquittement devenu définitif (Sekanina, précité, § 30). Il apparaît ainsi que le principe qui se dégage de Sekanina tend à limiter le principe établi dans Minelli aux affaires où il y a eu abandon des poursuites. La jurisprudence montre que dans les affaires de ce type le principe issu de Minelli est invariablement cité comme étant le principe général applicable (Leutscher, précité, § 29 ; Mulaj et Sallahi, décision précitée ; Baars, précité, §§ 26-27 ; Capeau, précité, § 22 ; A.L., précité, § 31 ; Panteleyenko, précité, § 67, et Grabtchouk, précité, § 42). La distinction, établie dans Sekanina, entre les cas de clôture des poursuites et les cas d’acquittement a été appliquée à la plupart des affaires postérieures concernant des jugements d’acquittement (voir, par exemple, Rushiti, précité, § 31 ; Lamanna c. Autriche, no 28923/95, § 38, 10 juillet 2001 ; Weixelbraun, précité, § 25 ; O. c. Norvège, précité, § 39 ; Hammern, précité, § 47 ; Yassar Hussain, précité, §§ 19 et 23 ; Tendam, précité, §§ 36-41 ; Ashendon et Jones, précité, §§ 42 et 49, et Lorenzetti, précité, §§ 44-47 ; voir, cependant, les arrêts Del Latte et Bok, précités).

123.  Dans des affaires relatives à des actions civiles en réparation engagées par des victimes, indépendamment du point de savoir si les poursuites avaient débouché sur une décision de clôture ou une décision d’acquittement, la Cour a souligné que si l’acquittement prononcé au pénal devait être respecté dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne mettait pas obstacle à l’établissement, sur la base de critères de preuve moins stricts, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits. Elle a ajouté toutefois que si la décision interne sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale à la partie défenderesse, cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Ringvold, précité, § 38 ; Y c. Norvège, précité, §§ 41-42 ; Orr, précité, §§ 49 et 51, et Diacenco, précité, §§ 59-60). Cette approche a également été suivie dans des affaires concernant des actions civiles engagées par des personnes acquittées contre des compagnies d’assurances (décisions Lundkvist et Reeves, précitées).

124.  Dans des affaires portant sur des procédures disciplinaires, la Cour a admis qu’il n’y avait pas automatiquement violation de l’article 6 § 2 lorsqu’un requérant était déclaré coupable d’une infraction disciplinaire à raison de faits identiques à ceux visés dans une accusation pénale antérieure n’ayant pas abouti à une condamnation. Elle a souligné que les organes disciplinaires avaient le pouvoir et la capacité d’établir de manière indépendante les faits des causes portées devant eux et que les éléments constitutifs des infractions pénales et ceux des infractions disciplinaires n’étaient pas identiques (Vanjak, précité, §§ 69-72, et Šikić, précité, §§ 54‑56).

125.  L’examen ci-dessus de la jurisprudence de la Cour concernant l’article 6 § 2 fait apparaître qu’il n’existe pas une manière unique de déterminer les circonstances dans lesquelles il y a violation de cette disposition dans le contexte d’une procédure postérieure à la clôture d’une procédure pénale. Comme le montre la jurisprudence de la Cour, les choses dépendent largement de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été adoptée.

126.  Dans tous les cas, et indépendamment de l’approche adoptée, les termes employés par l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du raisonnement suivi (voir, par exemple, Y c. Norvège, précité, §§ 43‑46 ; O. c. Norvège, précité, §§ 39-40 ; Hammern, précité, §§ 47-48 ; Baars, précité, §§ 29-31 ; Reeves, décision précitée ; Panteleyenko, précité, § 70 ; Grabtchouk, précité, § 45, et Konstas c. Grèce, no 53466/07, § 34, 24 mai 2011). Ainsi, dans une affaire où la juridiction nationale avait déclaré qu’il était « clairement probable » que le requérant avait « commis les infractions (...) dont il [avait] été accusé », la Cour a considéré que la juridiction en question avait outrepassé le cadre civil et ainsi jeté un doute sur le bien-fondé de l’acquittement (Y c. Norvège, précité, § 46 ; voir aussi Orr, précité, § 51, et Diacenco, précité, § 64). De même, dans une affaire où la juridiction nationale avait estimé que le dossier pénal contenait suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’une infraction pénale avait été commise, la Cour a jugé que les termes utilisés avaient méconnu la présomption d’innocence (Panteleyenko, précité, § 70). Il est également des affaires où la Cour a expressément indiqué dans son arrêt que les soupçons de culpabilité n’avaient pas été dissipés et conclu à la violation de l’article 6 § 2 (voir, par exemple, Sekanina, précité, §§ 29-30, et Rushiti, précité, §§ 30-31). Cela étant, lorsque l’on tient compte de la nature et du contexte de la procédure en question, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être déterminant (paragraphe 125 ci-dessus). La jurisprudence de la Cour fournit quelques exemples d’affaires où il a été conclu à la non-violation de l’article 6 § 2 alors même que les formules employées par les autorités et les juridictions nationales étaient critiquées par la Cour (Reeves, décision précitée, et A.L. c. Allemagne, précité, §§ 38‑39).

b)  Sur le point de savoir si le droit de la requérante à être présumée innocente a été respecté en l’espèce

127.  Pour bien cerner le contexte général de la présente affaire, il faut tenir compte du fait que la condamnation de la requérante a été annulée par la CA-CC au motif qu’elle « ne repos[ait] pas sur des bases solides », la haute juridiction ayant estimé que les éléments nouveaux, s’ils avaient été connus lors du procès, auraient pu influer sur la décision du jury (paragraphe 20 ci‑dessus). La CA-CC n’a pas apprécié elle-même l’ensemble des preuves, à la lumière des éléments nouveaux, aux fins de déterminer si la culpabilité était établie au-delà de tout doute raisonnable. Elle a résolu de ne pas ordonner le réexamen de l’affaire, car la requérante avait déjà purgé sa peine d’emprisonnement au moment de l’annulation de sa condamnation (paragraphe 21, 26 et 34 ci-dessus). En application de l’article 2 § 3 de la loi de 1968 sur les appels en matière pénale, l’annulation en question a débouché sur l’enregistrement d’une sentence d’acquittement (paragraphe 45 ci-dessus). Cependant, aux yeux de la Cour, l’acquittement de la requérante n’était pas à proprement parler un acquittement « sur le fond » (voir également, à titre de comparaison, les affaires Sekanina et Rushiti (arrêts précités), dans lesquelles l’acquittement reposait sur le principe voulant que tout doute raisonnable doit profiter à l’accusé). En ce sens, bien qu’il s’agisse formellement d’un acquittement, on peut considérer que l’issue qu’a connue la procédure pénale dirigée contre la requérante en l’espèce rapproche celle-ci des affaires où il y a eu abandon des poursuites (voir, par exemple, Englert, Nölkenbockhoff et Lutz, tous précités ; Mulaj et Sallahi, décision précitée ; Roatis c. Autriche (déc.), no 61903/00, 27 juin 2002, et Fellner c. Autriche (déc.), no 64077/00, 10 octobre 2002).

128.  Il importe également de souligner que l’article 133 de la loi de 1988 exige, pour qu’il y ait un droit à indemnisation, que certains critères bien définis soient remplis. Il faut, en résumé, que le demandeur ait été condamné, qu’il ait subi une peine à raison de cette condamnation et qu’un appel tardif ait été accueilli au motif qu’un fait nouveau montre au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’est produit une erreur judiciaire. Ces critères, en dehors de quelques différences linguistiques mineures, correspondent à ceux de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention, lequel doit pouvoir s’interpréter de manière compatible avec l’article 6 § 2. La Cour constate dès lors que rien dans les critères eux-mêmes ne remet en question l’innocence d’une personne acquittée et que la législation elle-même n’exige aucune appréciation de la culpabilité pénale de l’intéressée.

129.  La Cour observe par ailleurs que dans l’Etat défendeur la possibilité d’être indemnisé après un acquittement est considérablement limitée par les critères posés à l’article 133. Il est clair qu’un acquittement prononcé dans le cadre d’un appel interjeté dans les délais ne ferait naître aucun droit à indemnisation au titre de l’article 133. De même, un acquittement prononcé en appel au motif que le jury a reçu des instructions inadéquates ou qu’ont été pris en compte des éléments de preuve inéquitables ne répondrait pas aux critères énoncés à l’article 133 de la loi de 1988. C’est aux juridictions nationales qu’il revient d’interpréter la loi afin de traduire dans les faits la volonté du législateur et, pourvu qu’elles ne remettent pas en question l’innocence de la personne concernée, elles sont fondées dans cet exercice à conclure qu’il faut plus qu’un acquittement pour établir l’existence d’une « erreur judiciaire ». Dès lors, la Cour n’a pas à se pencher sur les interprétations divergentes données de cette expression par les juges de la Chambre des lords dans l’affaire R (Mullen) et, après le prononcé de l’arrêt de la Cour d’appel en l’espèce, par les juges de la Cour suprême dans l’affaire Adams. Ce que la Cour doit examiner, c’est le point de savoir si, eu égard à la nature de la tâche qui était celle des juridictions nationales, et dans le contexte lié à la décision d’annulation de la condamnation litigieuse (paragraphe 127 ci-dessus), les termes employés par ces juridictions étaient compatibles avec la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2.

130.  Concernant la nature de la tâche des tribunaux, il est clair que pour déterminer si les critères posés par l’article 133 étaient satisfaits les juridictions nationales devaient se référer à l’arrêt de la CA-CC ayant annulé la condamnation, afin d’établir les motifs de l’acquittement et de définir dans quelle mesure il était possible d’affirmer qu’un fait nouveau avait montré au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’était produit une erreur judiciaire. En ce sens, le contexte de la procédure a obligé la High Court, et plus tard la Cour d’appel, à apprécier l’arrêt de la CA-CC à la lumière des critères posés par l’article 133.

131.  Pour ce qui est de l’arrêt de la High Court, la Cour observe que le juge a analysé la conclusion de la CA-CC et estimé qu’elle n’était pas « compatible avec l’affirmation selon laquelle à l’issue d’un nouveau procès (...) le juge du fond aurait été contraint d’inviter le jury à acquitter l’intéressée » (paragraphe 25 ci-dessus). Après avoir examiné les affaires concernant des demandes d’indemnisation au titre de l’article 133 précédemment portées devant les tribunaux, le juge a considéré que l’on s’éloignait des termes de l’article 133 si l’on disait d’une affaire dans laquelle un jury aurait pu parvenir à une conclusion différente qu’elle montre au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’est produit une erreur judiciaire (paragraphe 30 ci-dessus). Dans le cas de la requérante, il a jugé que les témoignages des médecins entendus par la CA-CC et par le jury démontraient qu’il existait en l’occurrence des « éléments à charge convaincants » et que c’était au jury qu’il serait revenu de trancher la question (paragraphe 31 ci-dessus). Le juge a conclu que la CA-CC s’était bornée à dire que les éléments nouveaux « [avaient] fait surgir la possibilité » que, si on les avait combinés avec les éléments soumis lors du procès, un jury « [aurait] peut-être [été] fondé à prononcer un acquittement ». Pour le juge, on était là bien loin de la démonstration au‑delà de tout doute raisonnable qu’il se serait produit une erreur judiciaire dans cette affaire (paragraphe 32 ci-dessus).

132.  La Cour d’appel a commencé elle aussi par se référer aux termes de la décision d’annulation de la condamnation. Elle a expliqué que la CA-CC avait décidé que les éléments désormais disponibles « auraient peut-être conduit, s’ils avaient été examinés par le jury, à une conclusion différente » (paragraphe 33 ci-dessus). Elle a déclaré ensuite que la décision de la CA‑CC « ne signifi[ait] en rien » qu’il ne subsistait plus de charges contre l’appelante, et que « rien ne permettait de dire », eu égard aux éléments nouveaux, qu’il n’y avait pas lieu de soumettre l’affaire à un jury (paragraphes 38-39 ci-dessus).

133.  Il est vrai qu’en recherchant si les faits de la présente cause relevaient de la notion d’« erreur judiciaire », tant la High Court que la Cour d’appel ont évoqué les interprétations divergentes que Lord Bingham et Lord Steyn avaient données de cette expression lors de l’examen de l’affaire R (Mullen) par la Chambre des lords. Lord Steyn ayant estimé qu’il ne pouvait y avoir erreur judiciaire que dans le cas où l’innocence aurait été établie au-delà de tout doute raisonnable, un débat devait nécessairement avoir lieu sur la question de l’innocence et sur le point de savoir dans quelle mesure un arrêt de la CA‑CC annulant une condamnation pouvait passer pour démontrer de façon générale l’innocence de l’intéressé. A cet égard, la Chambre des lords a fait référence au Rapport explicatif du Protocole no 7, qui explique que pour les auteurs de l’article 3 de cet instrument le but était d’obliger les Etats à verser une indemnité uniquement dans les cas où il était reconnu que la personne concernée était « clairement innocente » (paragraphe 72 ci-dessus). Il est parfaitement compréhensible qu’en cherchant à établir le sens d’un concept législatif aussi ambigu que celui d’« erreur judiciaire », qui trouve ses origines dans des dispositions d’instruments internationaux – l’article 14 § 6 du PIDCP et l’article 3 du Protocole no 7 –, les juges nationaux renvoient à la jurisprudence internationale relative à ces dispositions et aux travaux préparatoires qui exposent la conception de leurs rédacteurs. Cependant, le Rapport explicatif lui-même indique que, s’il vise à faciliter la compréhension des dispositions contenues dans le Protocole, il ne constitue pas pour autant un instrument d’interprétation authentique du texte (paragraphe 71 ci-dessus). Les références du Rapport à la nécessité de démontrer l’innocence doivent désormais être considérées comme étant dépassées par la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 2. Par ailleurs, et ce point revêt une importance capitale, ni la High Court ni la Cour d’appel n’ont estimé dans leurs décisions que la requérante devait satisfaire au critère énoncé par Lord Steyn, c’est-à-dire démontrer son innocence. La High Court, en particulier, a souligné que les faits à l’origine de l’affaire R (Mullen) étaient fort éloignés de ceux de la cause de la requérante et que la ratio decidendi retenue dans la première affaire n’aidait guère à statuer dans celle de l’intéressée (paragraphe 27 ci-dessus).

134.  La Cour estime que, considérés dans le cadre de l’exercice auquel les juridictions nationales avaient été appelées à se livrer, les termes employés par celles-ci ne peuvent passer pour avoir remis en cause l’acquittement de la requérante ou constitué un traitement incompatible avec l’innocence de l’intéressée. Les juridictions se sont concentrées – comme il leur incombait en vertu de l’article 133 – sur la nécessité de déterminer s’il s’était ou non produit une « erreur judiciaire ». Dans le cadre de cette appréciation, elles n’ont pas formulé de commentaires sur la question de savoir, sur la base des éléments connus lors de la procédure d’appel, si l’intéressée devait être acquittée ou condamnée, ou s’il était probable qu’elle le fût. De même, elles n’ont pas émis de remarques sur le point de savoir si les éléments de preuve allaient dans le sens de la culpabilité de la requérante ou plutôt dans celui de son innocence. Elles se sont bornées à admettre les conclusions de la CA-CC, qui elle-même s’était penchée sur la question de savoir si à l’époque, à supposer que les éléments nouveaux eussent été présentés avant ou pendant le procès, il y aurait encore eu des charges contre l’intéressée. Elles ont invariablement répété que, si un réexamen de l’affaire avait été ordonné, la tâche d’apprécier les éléments nouveaux serait revenue à un jury (paragraphe 31, 33 et 38-39 ci-dessus).

135.  A cet égard, la Cour souligne que, d’après le droit anglais de la procédure pénale, c’est au jury qu’il incombe, dans un procès sur acte d’accusation, d’évaluer les éléments à charge et de statuer sur la culpabilité de l’accusé. Le rôle de la CA-CC dans la cause de la requérante a consisté à rechercher si la condamnation reposait ou non sur des « bases solides », au sens de l’article 2 § 1 a) de la loi de 1968 (paragraphe 43 ci-dessus), et non à se substituer au jury pour déterminer, au vu des éléments désormais disponibles, si la culpabilité de l’intéressée avait été établie au-delà de tout doute raisonnable. La décision de ne pas ordonner un réexamen de l’affaire a épargné à la requérante le stress et l’anxiété que lui aurait causés un autre procès. L’intéressée n’a du reste pas plaidé que l’affaire aurait dû être réexaminée. La High Court et la Cour d’appel se sont l’une et l’autre amplement référées à l’arrêt de la CA-CC pour rechercher s’il s’était produit une erreur judiciaire, et aucune des deux n’a cherché à formuler de conclusions autonomes sur le dénouement de l’affaire. Ces juridictions n’ont pas remis en question la conclusion de la CA-CC selon laquelle la condamnation ne reposait pas sur des bases solides ; elles n’ont pas non plus laissé entendre que la CA-CC avait mal apprécié les éléments portés à sa connaissance. Elles ont accepté tels quels les constats de la CA-CC et se sont appuyées sur ceux-ci, sans les modifier ni les réévaluer, pour déterminer si les critères posés à l’article 133 étaient remplis.

136.  Dans ces conditions, la Cour considère que les arrêts rendus par la High Court et la Cour d’appel dans la cause de la requérante ne révèlent aucun manquement à la présomption d’innocence dont l’intéressée bénéficie relativement à l’accusation d’homicide involontaire dont elle a été acquittée. Elle conclut dès lors à l’absence de violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

L'ARTICLE 6-2 CONCERNE LA PRESSE

RYWIN c. POLOGNE du 18 février 2016, requête 6091/06, 4047/07 et 4070/07

Non violation de l'article 6-1 et 6-2 de la Convention, le fait d'avoir subi une enquête parlementaire relayée largement dans la presse au moment de son procès pénal pour corruption, suite à l'achat d'une chaîne de télévision n'est pas inéquitable et ne porte pas atteinte à la présomption d'innocence puisque le tribunal a condamné le requérant, uniquement en se fondant sur les débats publics ayant eu lieu devant lui.

2. L’appréciation de la Cour

200. Le requérant se plaint que les conditions dans lesquelles son procès s’est déroulé ont porté atteinte à son équité.

201. Eu égard à la nature des allégations formulées, la Cour estime approprié de faire porter son examen sur le respect du principe de la présomption d’innocence du requérant et de son droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial. Elle entend se placer sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.

202. La Cour examinera d’abord le point de savoir si les circonstances de l’espèce emportent violation de la présomption d’innocence du requérant.

a) Sur le respect du principe de la présomption d’innocence

203. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le deuxième paragraphe de l’article 6 figure parmi les éléments d’un procès pénal équitable (voir, entre autres, Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, CEDH 2013). Elle se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable. Il suffit pour cela, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable.

Dans ce contexte, le choix des termes employés par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction revêt une importance particulière (voir, parmi beaucoup d’autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X).

204. Ce qui importe, néanmoins, c’est le sens réel des déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été formulées (Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 44, 28 octobre 2004).

205. Une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes n’ont normalement rien d’incompatible avec l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).

206. L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le chef de l’état (Peša c. Croatie, no 40523/08, § 149, 8 avril 2000), le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 49, 50, 53, CEDH 2002‑II), le premier ministre (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 194‑196, CEDH 2013), le procureur (voir l’arrêt Daktaras, précité, § 44), le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, série A no 308, §§ 37 et 41) ainsi que le ministre de la Justice (Konstas c. Grèce, no 53466/07, § 16, 24 mai 2011).

207. Cependant, eu égard à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention, qui comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations, l’article 6 § 2 ne saurait interdire aux autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours ou empêcher que ces questions fassent l’objet d’un débat parlementaire ou soient discutées dans les médias (Konstas, précité, § 34). Toutefois, il requiert que cela soit fait avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38). En particulier, les déclarations d’un fonctionnaire quant à la culpabilité d’un requérant ne peuvent avoir pour effet d’inciter le public à croire à sa culpabilité et de préjuger de l’appréciation des faits à laquelle devra procéder l’autorité judiciaire compétente (Peša, précité, § 141, Konstas, précité, §§ 34-35).

208. Dans la présente affaire, la Cour observe que le requérant se plaint à la fois des termes de la résolution de la Diète portant création de la commission d’enquête en cause et des constats présentés dans son rapport.

Notant que les assertions que le requérant dénonce ont été émises avant sa condamnation définitive par la cour d’appel de Varsovie pour complicité de trafic d’influence, la Cour considère que les autorités concernées étaient tenues par l’obligation de respecter le principe de la présomption d’innocence (Y.B., précité, § 43). Dès lors, elle constate que l’article 6 § 2 s’applique en l’espèce (Konstas, précité, § 36).

209. La Cour observe que les assertions critiquées ont été formulées au stade de la création de la commission et au cours de la procédure devant celle-ci. Elle relève à cet égard que la législation interne pertinente, telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle polonaise, fait apparaître que le travail d’une commission parlementaire d’enquête revêt un caractère politique. Le rapport de la commission a vocation à servir de point de départ ou à nourrir un éventuel débat des assemblées sur les irrégularités constatées dans la sphère des autorités et institutions publiques soumises au contrôle du Parlement.

210. Selon la législation susmentionnée, telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle polonaise dans son arrêt du 14 avril 1999 (paragraphes 87‑96 ci-dessus), la conduite de particuliers n’exerçant pas de fonctions officielles ne peut être examinée par la commission que dans la mesure où cela apparaîtrait nécessaire à la découverte de dysfonctionnements au niveau des institutions et des autorités publiques. Il en ressort en outre que la commission doit s’abstenir de se prononcer sur la question de la responsabilité pénale de personnes n’exerçant pas de fonctions officielles. La formulation de tout « constat » en la matière dans une résolution du Parlement ou dans le rapport d’une commission d’enquête parlementaire serait contraire à la Constitution polonaise.

211. La Cour observe également que les dispositions du droit interne pertinent et la jurisprudence y relative de la Cour constitutionnelle permettent que les investigations de la commission soient conduites en même temps qu’une éventuelle procédure pénale portant sur les mêmes faits et circonstances : en pareil cas, la commission est tenue de veiller à ne pas porter atteinte – par ses éventuels constats ou par ses conclusions – aux droits des personnes visées par la procédure pénale conduite simultanément, en particulier à leur présomption d’innocence.

212. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les travaux de la commission parlementaire d’enquête dans le cadre desquels les énoncés litigieux ont été formulés se déroulaient en parallèle du procès pénal du requérant. L’une et l’autre de ces deux procédures avaient été engagées à la suite de publications de la presse suggérant que des irrégularités pouvaient avoir été commises par des personnes exerçant des fonctions officielles lors de la procédure parlementaire tendant à la révision de la loi sur l’audiovisuel. Ces publications laissaient entendre que le requérant avait été commandité par les personnes en cause pour proposer son aide aux représentants des médias privés pour amender la loi sur l’audiovisuel dans un sens favorable à leurs intérêts en échange d’avantages financiers, politiques et personnels.

213. La Cour observe que les énoncés litigieux ont été émis dans le contexte de large couverture médiatique de l’affaire qui était précisément à l’origine de la création de la commission, appelée à enquêter sur des allégations de corruption et d’immixtion irrégulière de hautes personnalités de l’État dans le déroulement de la procédure législative. Il y avait donc des raisons d’intérêt public majeur pour que la procédure devant la commission soit conduite publiquement, de façon transparente, et que l’opinion publique soit informée des constats de son rapport (voir, Montera c. Italie (déc.), no 6471/01, 9 juillet 2002, Hoon c. Royaume-Uni (déc.), no 14832/11, 13 novembre 2014).

214. La Cour note que le requérant dénonce certaines expressions utilisées dans la résolution du Parlement portant création de la commission d’enquête, en particulier la référence y étant faite à une « tentative d’extorsion d’avantages financiers et politiques » de sa part. Selon lui, pareil libellé révèlerait l’existence d’une idée préconçue des membres du Parlement quant à sa culpabilité.

La Cour ne peut suivre le requérant. Elle estime que les propos litigieux, considérés à la lumière de la résolution dans son entier, doivent se lire comme une manière pour le Parlement d’indiquer à la commission les circonstances factuelles sur lesquelles elle devait enquêter. Le libellé de la résolution en cause fait apparaître que la conduite du requérant n’avait lieu d’être abordée que dans la mesure où cela serait nécessaire à l’établissement d’irrégularités au niveau des autorités et des personnes exerçant des fonctions officielles. La Cour considère que, pour autant qu’elle se réfère à la conduite du requérant telle que l’avaient présentée certaines publications de la presse à l’époque, la résolution en cause ne referme aucun énoncé assimilable à un constat de culpabilité du requérant.

215. Quant au rapport de la commission d’enquête parlementaire, la Cour relève qu’il a été entériné par la Diète le 24 septembre 2004, soit après condamnation du requérant en première instance et pendant la litispendance de l’affaire en appel.

Elle note que la conclusion du rapport de la commission constatait que les hautes personnalités de l’État qui s’y trouvaient désignées :

« ont commis (...) le délit de corruption active, au sens de l’article 228 § 5 du code pénal combiné avec l’article 13 § 1 de ce code, en ce sens que (...) ils ont (...) par le truchement de Lew Rywin agissant en tant que commandité du « groupe détenant le pouvoir », adressé aux représentants d’Agora S.A. une proposition corruptrice (...) »

La Cour doit examiner si les constats du rapport de la commission étaient susceptibles de porter atteinte à la présomption d’innocence du requérant.

216. Elle rappelle dans ce contexte que dans l’affaire susmentionnée Gutsanovi la question s’est posée de savoir si les déclarations effectuées à propos du requérant, homme politique connu, par certains hauts fonctionnaires en rapport avec les poursuites pénales engagées à son encontre pour détournement de fonds publics ont respecté sa présomption d’innocence. Elle a constaté que les propos tenus par le premier ministre et par le procureur régional à l’occasion de leurs interventions médiatiques à propos de l’affaire n’ont pas violé l’article 6 § 2 de la Convention. Pour parvenir à son constat en la matière, la Cour a tenu compte du caractère spontané de leurs propos, du fait qu’ils ne contenaient pas de référence à la procédure pénale contre le requérant ni à ses complices présumés avec lesquels il était poursuivi dans le cadre de celle-ci et du fait qu’ils se limitaient à décrire un état de suspicion (Gutsanovi, paragraphes 195-197).

En revanche, s’agissant des propos tenus par le ministre de l’intérieur lors d’une interview publiée par la presse, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 2 de la Convention. Elle prit appui sur le fait que le ministre avait divulgué les éléments concrets sur l’affaire pénale contre le requérant et qu’il l’avait expressément visé en laissant entendre que l’intéressé était parmi les principaux auteurs de l’infraction reprochée. En outre, l’accent a été mis sur la position occupée par le ministre et sur le fait que ses déclarations ont été faites au moment où le public manifestait un vif intérêt à l’affaire (Gutsanovi, paragraphes 198-201).

La Cour estime que les critères susmentionnés sont pertinents pour le présent cas d’espèce.

217. En les prenant en compte, la Cour estime que, lus à la lumière du rapport entier et du contexte dans lequel ils ont été prononcés, les constats formulés par la commission devaient se comprendre comme une manière pour elle d’informer le Parlement qu’au regard des éléments recueillis, les hautes personnalités de l’État qui s’y trouvaient désignées étaient fortement soupçonnées d’avoir commis le délit de corruption. Bien que le rapport mentionnât le requérant comme « commandité » des personnes en cause, il ne le visait pas directement ni ne portait d’appréciation quelconque sur sa conduite. La conclusion du rapport ne formulait aucun constat en matière d’opportunité des poursuites pénales à l’encontre du requérant et ne se prononçait d’aucune manière sur son éventuelle responsabilité pénale pour complicité de corruption. Le rapport de la commission ne contenait aucune référence à la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant ni aux infractions pour lesquelles il était poursuivi à l’époque par les juridictions pénales compétentes (voir, mutatis mutandis, a contrario, Gutsanovi, précité, § 200).

218. La Cour constate que, compte tenu de leur sens réel et de leur contexte, les termes litigieux de la résolution du Parlement portant création de la commission d’enquête parlementaire et les constats du rapport de cette dernière ne concernaient pas la question de la culpabilité du requérant ‑ question qui échappait clairement à la compétence d’une telle commission (Daktaras, précité, § 44).

219. Partant, la Cour conclut que les déclarations litigieuses n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant et que l’article 6 § 2 de la Convention n’a pas été violé.

b) Sur le respect du droit du requérant à être jugé par un tribunal indépendant et impartial

220. La Cour rappelle que le terme « indépendant » figurant à l’article 6 § 1 de la Convention a été interprété comme visant l’indépendance des tribunaux vis-à-vis du pouvoir exécutif aussi bien que des parties ou encore du Parlement (Crociani c. Italie, nos 8603/79, 8722/79, 8723/79 et 8729/79, décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 18 décembre 1980, Décisions et rapports 22, p. 147).

Pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut notamment prendre en compte le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non « apparence » d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, § 73, Recueil des arrêts et décisions 1997-I).

221. Quant à la condition d’« impartialité » au sens de cette disposition, elle s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, par exemple, Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, Recueil 1998-III).

222. L’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire (Daktaras, précité, § 30).

La seconde démarche conduit à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause l’impartialité de celle-ci. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il en résulte que pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre d’une juridiction un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte, mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (Gautrin et autres, précité, loc. cit., Werner c. Pologne, no 26760/95, § 39, 15 novembre 2001).

223. Les notions d’indépendance et d’impartialité objective étant étroitement liées, la Cour examinera ces deux questions conjointement (voir, mutatis mutandis, Findlay, précité, § 73, Hirschorn c. Roumanie, no 29294/02, § 72, 26 juillet 2007).

224. En l’espèce, la Cour constate qu’il n’a pas été reproché à l’un ou l’autre des juges du requérant d’avoir manifesté un quelconque parti-pris ou préjugé personnel à son encontre. L’impartialité subjective du tribunal n’est donc pas en cause.

Reste à savoir si les doutes exprimés par le requérant à l’égard de l’indépendance et de l’impartialité objective des tribunaux peuvent passer pour objectivement justifiés, dans la mesure où son procès a eu lieu en parallèle des travaux de la commission parlementaire d’enquête et où les procédures en question ont donné lieu à une importante campagne de presse.

225. La Cour relève dans ce contexte que le droit interne pertinent, et notamment l’article 8 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires, permet que les travaux d’une telle commission se déroulent en même temps que la procédure éventuellement conduite par une autre autorité publique sur les mêmes faits et circonstances. Dans son arrêt de principe en la matière (paragraphes 87-96, ci-dessus), la Cour constitutionnelle a jugé que la possibilité laissée à une commission parlementaire d’examiner des faits et circonstances faisant par ailleurs l’objet d’une procédure pénale ne rendait pas l’article 8 de la loi sur les commissions d’enquête parlementaires contraire à la Constitution ; et que, en particulier, cette possibilité ne portait aucune atteinte à l’impartialité et à l’indépendance des juges. La Cour constitutionnelle a mis l’accent sur le fait que l’objet et la finalité de l’enquête parlementaire et de la procédure pénale sont distincts.

La Cour observe que le principe de la séparation des pouvoirs interdit à la commission de s’immiscer dans l’exercice des attributions dévolues à la justice. Ainsi, en cas d’ouverture d’une procédure juridictionnelle portant sur les mêmes faits que ceux qu’elle-même examine, la commission doit maintenir la distance requise entre ses propres investigations et la procédure juridictionnelle ; en particulier elle doit se garder de toute assertion au sujet du bien-fondé des décisions prises par la justice ou de la manière dont la procédure est instruite par les tribunaux.

La Cour relève qu’en pareil cas, la commission n’est pas légalement tenue de suspendre ses travaux dans l’attente de l’issue de la procédure juridictionnelle, mais en a néanmoins la faculté.

226. En l’espèce, les éléments dont la Cour dispose font apparaître que, bien que les faits sur lesquels enquêtait la commission parlementaire fussent les mêmes que ceux examinés dans le cadre du procès du requérant, les objectifs sous-tendant les procédures concernées étaient différents. La commission avait été créée pour enquêter sur des dysfonctionnements supposés au niveau des autorités publiques ou de personnes occupant des fonctions officielles à l’occasion de la procédure de révision de la loi sur l’audiovisuel. La Cour renvoie à son observation aux paragraphes 214 et 218 ci-dessus, selon laquelle la commission parlementaire ne s’est pas prononcée sur la responsabilité pénale du requérant et n’a formulé aucun constat qui fût contraire à sa présomption d’innocence.

227. La Cour prend note des observations du Gouvernement selon lesquelles les juges du requérant jouissaient de l’ensemble des garanties prévues en droit polonais en matière d’impartialité et d’indépendance des magistrats.

228. Les éléments dont la Cour dispose font apparaître qu’une commission parlementaire, en droit polonais, ne bénéficie d’aucune attribution lui permettant d’influencer la procédure pénale éventuellement menée parallèlement à ses travaux sur les mêmes faits et circonstances : d’une part, les déclarations des membres de la commission et les constats de son rapport n’ont aucun effet juridique à l’égard des tribunaux appelés à connaître des aspects pénaux de l’affaire ; d’autre part, la commission ne peut ni se constituer partie intervenante dans la procédure pénale ni peser sur son issue ou influencer la mise en œuvre des règles processuelles ou la composition de la formation de jugement.

229. Pour autant que le requérant voit dans la coopération entre la commission et les autorités judiciaires en charge de la procédure pénale dirigée contre lui une raison légitime de redouter un défaut d’indépendance et d’impartialité des tribunaux, la Cour note certes qu’une telle coopération est permise, voire dans certaines circonstances exigée par le droit interne ; cependant, cette coopération doit respecter le cadre juridique interne applicable destiné, précisément, à préserver lesdites indépendance et impartialité.

230. En l’espèce, la Cour observe que les échanges ayant eu lieu entre la commission parlementaire et les autorités pénales ont conduit la commission à porter à la connaissance du parquet et des tribunaux les éléments d’information qu’elle avait réunis. Les pièces dont la Cour dispose font du reste apparaître que la défense elle-même a demandé que les procès‑verbaux des travaux de la commission soient versés au dossier de la procédure pénale. En l’espèce, rien ne permet de croire que l’utilisation des éléments concernés en tant que moyens de preuve dans la procédure pénale ait eu lieu dans des conditions contraires aux règles légales pertinentes, et notamment à celles posées par l’article 7 du code de procédure pénale (paragraphe 84 ci‑dessus).

231. La Cour rappelle ici que l’appréciation des preuves relève, au premier chef, de la responsabilité de la juridiction de jugement. C’est, en effet, aux juridictions nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter les faits et la législation interne (voir, mutatis mutandis, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1999-I), et la Cour ne substituera pas sa propre appréciation des faits et du droit à la leur en l’absence d’arbitraire (voir, entre autres, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997‑VIII), les juridictions internes ayant, en principe, la responsabilité de veiller au bon déroulement de leurs propres procédures.

232. Pour autant que le requérant se plaint de la campagne de presse autour des procédures susmentionnées, la Cour rappelle que la circonstance qu’un procès ait été accompagné d’une campagne de presse virulente est dans certains cas susceptible de nuire à l’équité de celui-ci, par l’influence que peut avoir semblable campagne sur l’opinion publique et, par là même, sur le jury populaire éventuellement appelé à se prononcer sur la culpabilité d’un accusé (voir Akay c. Turquie (déc.), no 34501/97, 19 février 2002 ; Priebke c. Italie (déc.), no 48799/99, 5 avril 2001 ; Abdulla Ali c. Royaume‑Uni, no 30971/12, § 87 et suiv., 30 juin 2015).

En même temps, les autorités nationales ne sauraient être tenues pour responsables des actes de la presse (voir, mutatis mutandis, Y.B. et autres, précité, § 48).

233. On s’accorde en général à penser que les tribunaux ne sauraient fonctionner dans le vide : bien qu’ils aient seuls compétence pour se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence quant à une accusation en matière pénale, il n’en résulte point qu’auparavant ou simultanément, les questions dont ils connaissent ne puissent donner lieu à discussion, que ce soit dans des revues spécialisées, dans la grande presse ou le public en général (voir, mutatis mutandis, Sunday Times (no1) c. Royaume-Uni, 26 avril 1979, § 65, série A no 30, et Papon c. France (no 2) (déc.), no 54210/00, CEDH 2001‑XII).

234. À condition de ne pas franchir les bornes fixées aux fins d’une bonne administration de la justice, les comptes rendus de procédures judiciaires, y compris les commentaires, contribuent à faire connaître lesdites procédures et sont donc compatibles avec l’exigence de publicité de l’audience énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (ibidem). Cela est d’autant plus vrai lorsque le procès est, comme en l’espèce, celui d’un personnage connu. Ces personnes s’exposent inévitablement et consciemment à un contrôle attentif tant par les journalistes que par la masse des citoyens (voir notamment Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103). Partant, les limites du commentaire admissible sont plus larges à l’égard d’une personnalité publique, visée en cette qualité, que d’un simple particulier (ibidem).

235. En l’espèce, la Cour relève que l’intérêt des médias pour l’affaire du requérant s’expliquait par le fait qu’elle avait pour toile de fond des faits de corruption que l’on soupçonnait de la part de hautes personnalités de l’État et dont la révélation avait déclenché un scandale politique de grande envergure. Il s’agissait sans conteste d’une importante question d’intérêt général sur laquelle la presse avait le droit, voire l’obligation, de communiquer les informations en sa possession. L’importance que l’affaire revêtait aux yeux de l’opinion publique s’expliquait par son caractère inédit et par la gravité des faits dans lequel le requérant, jouissant lui-même par ailleurs d’une grande notoriété, était soupçonné d’être impliqué.

La Cour estime qu’il était inévitable, dans une société démocratique, que des commentaires sévères soient exprimés par la presse sur une affaire aussi sensible que celle de l’espèce, qui mettait en cause la moralité de hautes personnalités de l’État et les rapports entre le monde politique et le milieu des affaires (voir Craxi, précité, § 103, ou Jiga c. Roumanie, no 14352/04, § 93, 16 mars 2010).

236. La Cour note qu’en l’espèce, pour étayer son grief au sujet de la campagne de presse autour des procédures le concernant, le requérant se réfère, notamment, aux publications de presse mentionnées aux paragraphes 13 et 28 ci-dessus. Ayant analysé leur contenu, la Cour constate que les opinions exprimées n’émanaient pas des autorités de l’État et n’étaient en aucune manière inspirées ou alimentées par les représentants des autorités internes : ces opinions étaient seulement celles des journalistes (Jiga, précité, § 94).

La Cour observe également que l’action engagée par le requérant contre l’hebdomadaire Wprost a été rejetée par un jugement du tribunal régional de Varsovie contre lequel l’intéressé n’a formé aucun recours (paragraphe 14 ci‑dessus). En outre, bien qu’il en eût la faculté, le requérant ne s’est pas plaint devant les autorités internes de la publication de la Gazeta Wyborcza ni des assertions formulées par les membres de la commission.

237. La Cour observe qu’en l’espèce, les juridictions appelées à connaître de l’affaire étaient entièrement composées de juges professionnels, lesquels possèdent normalement une expérience et une formation leur permettant d’écarter toute suggestion d’origine extérieure au procès. Qui plus est, le requérant n’a indiqué à la Cour aucun élément démontrant que les déclarations de presse aient pu influencer la formation de l’opinion des juges ou l’issue du délibéré dans la procédure pénale à son encontre (Jiga, précité, § 95, Rosa Stanesçu c. Roumanie (déc.) no 49357/08, § 39, 28 janvier 2014).

La Cour note au demeurant que, compte tenu du contexte très médiatisé de l’affaire, des mesures supplémentaires ont été prises par les autorités pour pallier le risque d’atteinte à l’équité du procès (paragraphe 189 ci‑dessus). Concernant la déclaration du président de la formation de jugement du tribunal régional de Varsovie effectuée après le prononcé de sa condamnation, la Cour estime qu’elle témoigne du souci d’objectivité et d’impartialité des magistrats et ne vient aucunement étayer, bien au contraire, les allégations du requérant.

238. La Cour observe par ailleurs que le grief du requérant selon lequel le tribunal régional de Varsovie avait été influencé par les travaux menés par la commission parlementaire et par la campagne de presse autour des procédures a été rejeté par la cour d’appel de Varsovie, au motif qu’aucun élément tangible en ce sens n’avait été fourni.

239. La Cour note que la condamnation du requérant a été prononcée à l’issue d’une procédure contradictoire, au cours de laquelle l’intéressé a eu la possibilité de soumettre aux juridictions compétentes les arguments qu’il estimait utiles à sa défense. La motivation des jugements rendus par les juridictions pénales à l’encontre du requérant ne fait apparaître aucun élément de nature à laisser penser que, dans leur interprétation du droit national ou dans l’évaluation des arguments des parties et des éléments à charge, les juges qui se sont prononcés sur le fond aient pu être influencés par les affirmations des membres de la commission ou les constats qui figuraient dans son rapport (Craxi, précité, § 104.)

240. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne décèle, en l’espèce, aucune atteinte à l’équité de la procédure pénale dirigée contre le requérant, et en particulier à son droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial.

241. Partant, l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé.

Arrêt Karadad contre Turquie du 29/06/2010 requête 12976/05

Une émission de télévision diffusée avant le procès est sanctionnée par la CEDH

60.  Quant au fond, la Cour rappelle que le principe de la présomption d'innocence ne se limite pas à une garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu'aucun représentant de l'Etat ne déclare qu'une personne est coupable d'une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308). En outre, une atteinte à la présomption d'innocence peut émaner non seulement d'un juge ou d'un tribunal mais aussi d'autres autorités publiques (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 41-42, CEDH 2000-X). A cet égard, la Cour rappelle avoir déjà eu l'occasion de se prononcer sur la question du respect du principe de la présomption d'innocence lors des conférences de presse données par des enquêteurs (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50-52, CEDH 2002-II (extraits), et Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, §§ 40–51, 28 octobre 2004).

61.  En l'espèce, l'affaire du requérant a fait l'objet d'une émission de télévision comportant notamment une courte fiction mettant en scène des acteurs jouant le rôle du requérant en train de commettre le meurtre pour lequel il n'avait encore fait l'objet d'aucune condamnation, mais était seulement inculpé. Cette fiction était entrecoupée de témoignages réels. Parmi ceux-ci figurait celui d'un enquêteur de la police criminelle dont les déclarations relataient les détails de l'enquête ainsi que les circonstances du crime et ne laissaient aucun doute sur la culpabilité du requérant (paragraphe 39 ci-dessus).

62.  Certes, au regard de l'article 10 de la Convention, l'article 6 § 2 ne saurait empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu'elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d'innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38). En l'occurrence, si la Cour ne saurait spéculer sur les conditions d'une éventuelle collaboration des forces de l'ordre avec la presse, contre rétribution, telle qu'alléguée par le requérant, il lui faut toutefois reconnaître que l'un des policiers impliqué dans l'enquête a accepté de prendre part à l'émission de télévision en question, s'associant ainsi à une scénarisation à charge du crime reproché au requérant (paragraphe 39 ci-dessus).

63.  Elle relève de surcroît que le témoignage du policier décrivant les circonstances du crime était illustré par des prises de vues du requérant, filmées lors du transport sur les lieux avec reconstitution des faits, organisé par la police (paragraphe 7 ci-dessus). Au vu de ces images, elle observe que la presse a pu non seulement filmer la reconstitution des faits, entendre et enregistrer les propos du requérant adressés aux policiers, mais aussi interroger le requérant quant au crime qui lui était reproché (paragraphe 39 ci-dessus).

64.  Au vu de ces circonstances, la Cour estime que l'attitude des autorités policières, qui n'ont pris aucune mesure pour préserver la présomption d'innocence dont bénéficiait le requérant, placé dans un contexte incriminant, ne se concilie pas avec le respect de celle-ci. Le Gouvernement n'a par ailleurs fourni aucune explication quant aux circonstances dans lesquelles la presse a pu avoir accès aux lieux du crime et filmer la reconstitution à laquelle le requérant prit part.

65.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l'article 6 § 2 de la Convention.

DECISION D'IRRECEVABILITE du 5 avril 2012

SOCIETE BOUYGUES TELECOM contre France requête 2324/08

44.  La requérante allègue une méconnaissance de son droit à la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

45.  Le Gouvernement considère que la requérante a satisfait à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes. Il estime cependant le grief manifestement mal fondé.

46.  Le Gouvernement relève que la requérante ne soutient pas, dans sa requête devant la Cour, que les autorités publiques auraient directement, par leurs écrits ou leurs propos, porté atteinte à sa présomption d’innocence, ni n’invoque une quelconque négligence de la part des autorités publiques en lien avec la parution dans la presse des commentaires et des informations dont elle se plaint. A toutes fins utiles, le Gouvernement rappelle qu’une telle implication, directe ou indirecte, dans la mise à disposition de la presse du rapport d’enquête ne ressort aucunement des pièces du dossier. Le Gouvernement rappelle à cet égard que les parties – dont la requérante – étaient en possession de tous les éléments du dossier, dont le rapport d’enquête, depuis août 2005.

47.  Le Gouvernement souligne, par ailleurs, que la requérante ne prétend pas avoir tenté de faire cesser l’atteinte portée par certaines personnes privées à sa présomption d’innocence, notamment par le biais de la voie de recours prévue par l’article 9-1 du code civil, aux termes duquel une personne, présentée publiquement avant toute condamnation comme étant coupable des faits reprochés, peut demander au juge de prescrire toutes mesures, même en référé, aux fins de faire cesser l’atteinte à sa présomption d’innocence. Au contraire, c’est le président du Conseil de la concurrence qui, après avoir publiquement déploré ces « fuites », a informé le procureur de la République afin qu’il diligente une enquête, laquelle n’a d’ailleurs pas permis d’identifier le ou les auteurs de l’infraction. Le Gouvernement considère donc que le Conseil de la concurrence s’est efforcé, dans la limite des moyens mis à sa disposition, d’assurer la protection du principe de la présomption d’innocence.

48.  Le Gouvernement estime que la requérante se plaint uniquement de ce que la campagne de presse aurait influencé les membres du Conseil de la concurrence dans leur décision. Le Gouvernement conteste l’affirmation de la requérante selon laquelle une méconnaissance de la présomption d’innocence, quand bien même elle n’émanerait pas des autorités publiques, entraînerait ipso facto l’iniquité du procès. Il faut, selon lui, que soit démontré un véritable impact de la couverture médiatique de l’affaire sur l’issue du litige en cause, en d’autres termes que les juges se soient concrètement laissés influencer par la presse. Or, la requérante n’apporterait pas le moindre début de démonstration convaincante d’une incidence quelconque des informations parues dans la presse sur l’issue de la procédure devant le Conseil de la concurrence. La requérante se limiterait à des « questionnements hasardeux » et à des généralités. Le Gouvernement estime que la requérante se livre à un « véritable procès d’intention » à l’encontre du Conseil de la concurrence lorsqu’elle tire pour conséquence du fait qu’il soit en majorité composé de magistrats non professionnels le soupçon « de ne pas être insensibles à la pression médiatique ». Le Gouvernement rappelle à cet égard que le Conseil de la concurrence, aujourd’hui remplacé par l’Autorité de la concurrence, est composé de magistrats professionnels et de professionnels confirmés du droit et de l’économie. D’ailleurs, le Gouvernement souligne qu’au terme de la procédure, la cour d’appel et la Cour de cassation ont confirmé la condamnation de la requérante et des autres requérantes alors même que la « pression médiatique » était retombée depuis longtemps.

49.  La requérante prend acte de ce que le Gouvernement reconnaît que les voies de recours internes ont bien été épuisées.

50.  Sur l’atteinte à la présomption d’innocence, la requérante estime que les observations présentées par le Gouvernement n’emportent pas la conviction. Ainsi, quand bien même la violation de la présomption d’innocence n’exige en aucun cas que la « fuite » soit imputable aux autorités publiques aux fins de la jurisprudence de la Cour, la requérante estime détenir la preuve formelle de ce que l’administration (soit la DGCCRF, soit le Conseil de la concurrence) aurait transmis le rapport d’enquête en intégralité à la presse. En effet, la requérante affirme n’avoir jamais été en possession de la lettre de transmission de la DGCCRF au Conseil de la concurrence dont des extraits sous forme de fac-similé auraient été publiés dans la presse, mais uniquement du rapport administratif d’enquête. La requérante admet, cependant, qu’il est indifférent, aux fins du constat de la violation de la présomption d’innocence, que la divulgation du rapport d’enquête et les fuites sur le montant des sanctions pécuniaires dans la presse soient le fait des autorités publiques.

51.  La requérante estime que le Gouvernement ne saurait valablement lui reprocher de ne pas avoir utilisé la voie de recours prévue à l’article 9-1 du code civil dès lors qu’elle aurait risqué un montant d’amende plus élevé en « indisposant » le Conseil de la concurrence.

52.  Sur l’influence de la campagne médiatique sur les membres du Conseil de la concurrence, la requérante relève que le Conseil de la concurrence est composé en majorité de magistrats non professionnels ; que le montant exorbitant des amendes infligées, jamais retenu jusqu’alors, démontre que ses membres ont été négativement influencés par la campagne de presse litigieuse ; que Madame M.-S., choisie pour siéger au Conseil de la concurrence en raison de ses compétences « en matière économique ou en matière de concurrence ou de consommation » (article L. 461-1-II-2o du code de commerce, voir « droit interne pertinent »), était également présidente d’une association défendant les intérêts des consommateurs à la même époque où elle participait au délibéré visant à savoir si la culpabilité de la requérante devait être retenue.

53.  La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 27, série A no 62 ; Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308). Cette disposition garantit à toute personne de ne pas être désignée ni traitée comme coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal (Pandy c. Belgique, no 13583/02, § 42, 21 septembre 2006). Dès lors, elle exige, entre autres, qu’en remplissant leurs fonctions, les membres du tribunal ne partent pas de l’idée préconçue que l’accusé a commis l’acte incriminé (ibid.).

54.  La Cour estime qu’il lui est impossible de trancher la question de savoir si l’administration est à l’origine ou non de la divulgation du rapport d’enquête de la DGCCRF à la presse. Il lui incombe, dans ces circonstances, de déterminer si les « fuites » litigieuses ont pu nuire à l’équité du procès, en influençant l’opinion publique, et par là-même les membres du Conseil de la concurrence appelés à se prononcer sur la culpabilité des entreprises mises en cause dont la requérante (voir, mutatis mutandis, Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 158, 30 juin 2009). La question se pose particulièrement en l’espèce du fait que le Conseil de la concurrence – remplacé par l’Autorité de la concurrence depuis le 13 janvier 2009 – n’était pas composé en majorité de magistrats professionnels (article L. 461-1-II du code de commerce, voir « droit interne pertinent »).

55.  Toutefois, la Cour observe que la manière dont les extraits du rapport ont été commentés, relayés et interprétés par la presse nationale diffère sensiblement d’un journal à l’autre. Ainsi, si Le Canard Enchaîné, hebdomadaire satirique, présente la culpabilité de la requérante comme certaine, d’autres journaux adoptent un ton plus nuancé. Les journaux Libération et Le Monde par exemple ont pris soin de préciser que les entreprises mises en cause par le rapport d’enquête étaient « soupçonnées » de pratiques anticoncurrentielles et que le Conseil de la concurrence n’avait pas encore rendu sa décision. D’autres quotidiens comme Aujourd’hui en France et Le Parisien avaient également donné la parole à la requérante qui rappelait que l’affaire était toujours en cours d’instruction. La Cour estime donc que la presse, globalement considérée, n’a pas présenté la culpabilité de la requérante comme étant certaine mais qu’elle a adopté un ton nuancé à cet égard qui ne préjugeait pas de l’appréciation des faits par le Conseil de la concurrence (voir, a contrario, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 41, série A no 308, et Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 50, 28 octobre 2004). Le lecteur averti était mis en mesure de faire la part des choses et de ne pas se méprendre sur le fait que l’affaire n’avait pas encore été jugée.

56.  En tout état de cause, si des éléments ont pu influencer la décision des membres du Conseil, il ne peut s’agir que des extraits du rapport lui-même, lequel était déjà en possession des membres du Conseil depuis la date de sa transmission par la DGCCRF, le 14 mai 2004.

57.  En outre, la Cour relève qu’il appartenait à la requérante de faire usage de la voie de recours spécifique instituée par l’article 9-1 du code civil qui prévoit une procédure d’urgence accessible à toute personne entendant se plaindre du non-respect de sa présomption d’innocence. La Cour a notamment estimé, dans sa décision Marchiani c. France (no 30392/03, 27 mai 2008) qu’aucune obligation ne pesait sur l’Etat défendeur quant au déclenchement ex officio de la procédure en question.

58.  La Cour estime donc, au final, que l’Etat a agi selon la diligence requise aux fins de garantir le respect de la présomption d’innocence de la requérante. La Cour tient notamment compte de ce que le Conseil de la concurrence a informé le procureur de la République de la divulgation dans la presse du rapport de la DGCCRF et de ce qu’il a publié un communiqué de presse sur son site internet, la veille du prononcé de la décision, en réaction à des articles de presse annonçant la condamnation de la requérante et le montant des sanctions pécuniaires.

59.  Enfin, comme l’a fait remarquer le Gouvernement, la condamnation de la requérante a été confirmée par la cour d’appel, jouissant comme il a été noté supra de la plénitude de juridiction, puis, pour l’essentiel, validée par la Cour de cassation par un arrêt du 7 avril 2010, bien longtemps après que les extraits litigieux eurent été commentés dans la presse (mutatis mutandis, Mircea c. Roumanie, no 41250/02, § 74, 29 mars 2007).

60.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

DECISION D'IRRECEVABILITE DU 19 septembre 2013

Asbl Église de Scientologie c. Belgique requête no 43075/08

La requête de l’Église de Scientologie relative aux déclarations publiques des autorités belges sur l’enquête la concernant a été rejetée

La Cour rappelle qu’une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques comme des membres du parquet. Pour qu’il y ait une telle atteinte, il suffit d’une formulation donnant à penser qu’une telle autorité considère l’intéressé comme coupable alors qu’il n’a pas été définitivement jugé comme tel. Si cette disposition n’empêche pas les autorités de renseigner le public sur les enquêtes en cours, il convient néanmoins qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence.

Néanmoins, se pose en l’espèce la question de la preuve du contenu des déclarations prétendument attentatoires à la présomption d’innocence que la requérante attribue à des membres du parquet.

En effet, ces dernières n’ont ni fait l’objet d’un enregistrement audio ou audiovisuel, ni d’une transcription dans des documents incontestablement imputables aux autorités mises en cause - tels que des actes de procédure ou des communiqués de presse officiels. Les seuls éléments produits par la requérante sont des articles de presse, dont la responsabilité revient aux journalistes qui en sont les auteurs, et qui pourraient fort bien ne pas refléter dans leurs nuances la teneur des propos tenus. Rien ne permet d’établir qu’en s’exprimant publiquement sur l’enquête en cours les autorités ont manqué à leur obligation de discrétion et de réserve.

Par conséquent, la Cour conclut que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée.

JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES

RIGOLIO c. ITALIE du 9 mars 2023 Requête no 20148/09

6 § 2 • Présomption d’innocence • Raisonnement de la Cour des comptes (description et appréciation des faits) ne pouvant être interprété comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant • Juridiction l’ayant déclaré civilement responsable du dommage subi par la partie lésée et l’ayant condamné à le réparer • Requérant ayant préalablement bénéficié au pénal d’un non-lieu pour prescription

CEDH

  1. Sur le fond

a)  Principes pertinents

91.  L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve, les présomptions de fait et de droit, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès et la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un accusé (Allen, précité, § 93). Dans l’exercice de leurs fonctions, les membres du tribunal ne doivent pas partir de l’idée préconçue que l’accusé a commis l’acte qui lui est reproché. En outre, le doute doit profiter à l’accusé (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146).

92.  Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction leur ayant été imputée. Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (Allen, précité, § 94). La Cour a considéré qu’« après l’abandon de poursuites pénales la présomption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intéressé n’a pas été condamné » (Allen, précité, § 102).

93.  La Cour rappelle que lorsqu’elle a défini les critères à l’aune desquels apprécier le respect de la présomption d’innocence, elle a établi une distinction entre les cas où un jugement d’acquittement définitif avait été rendu et ceux où il y avait eu abandon des poursuites pénales, précisant que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé n’était plus admissible après un acquittement devenu définitif (voir Sekanina c. Autriche, 25 août 1993, § 30, série A no 266‑A, où elle a énoncé les normes à cet égard, et Allen, précité, § 122, avec les références qui s’y trouvent citées). En cas d’abandon des poursuites pénales, en revanche, la présomption d’innocence ne se trouve méconnue que si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un accusé et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable (voir, notamment, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 37, série A no 62, et Englert c. Allemagne, 25 août 1987, § 37, série A no 123).

94.  Tel peut être le cas même en l’absence de constat formel de culpabilité ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (Böhmer c. Allemagne, no 37568/97, § 54, 3 octobre 2002, Baars c. Pays-Bas, no 44320/98, § 26, 28 octobre 2003, et Cleve c. Allemagne, no 48144/09, § 53, 15 janvier 2015).

95.  La Cour rappelle par ailleurs qu’en matière de respect de la présomption d’innocence, les termes employés par l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du raisonnement suivi (voir, à titre de comparaison, Allen, précité, § 126, et la jurisprudence qui s’y trouve citée). Il faut tenir compte, à cet égard, de la nature et du contexte dans lesquels les déclarations litigieuses ont été faites. La Cour doit déterminer le sens réel des déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été formulées (voir, à titre de comparaison, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, § 90, 7 janvier 2010). En fonction des circonstances, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être jugé contraire à l’article 6 § 2 (voir, à titre de comparaison, Englert, précité, §§ 39 et 41, Allen, précité, § 126, et Cleve, précité, §§ 54-55).

96.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour rappelée ci-dessus que pour déterminer si une déclaration ou une décision est conforme à l’article 6 § 2, il faut absolument tenir compte de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la déclaration a été faite ou la décision rendue (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, § 47, 25 janvier 2018).

b)        Application de ces principes au cas d’espèce

  1.      Contexte procédural

97.  La Cour constate tout d’abord que la cour d’appel de Milan, tout en déclarant un non-lieu à des fins pénales quant à l’accusation de corruption, a considéré à des fins civiles qu’étaient réunis tous les éléments constitutifs du délit dont le requérant était accusé et l’a condamné à verser à la commune qui s’était constituée partie civile des dommages et intérêts dont le montant devait être déterminé dans le cadre d’une procédure distincte (paragraphe 9
ci-dessus). Elle note que le requérant s’est pourvu en cassation et qu’il a été débouté, l’arrêt de la cour d’appel devenant ainsi définitif.

98.  Elle observe que suite à la déclaration de prescription du délit dans le cadre du procès pénal et à la condamnation (condanna generica) de l’intéressé au civil, les chambres régionale et centrale de la Cour des comptes – juridiction spéciale compétente dans le système italien en matière, entre autres, de préjudices subis par les administrations publiques du fait du comportement des agents publics et des personnes chargées de services publics (paragraphes 39-43 ci-dessus) – ont été appelées à se prononcer sur la responsabilité civile du requérant telle qu’engagée par un éventuel abus de fonctions officielles causant un préjudice à l’image de l’administration (paragraphes 12-36 et 37-43 ci-dessus). Elle relève que la chambre centrale de la Cour des comptes a conclu (paragraphe 33 ci-dessus) qu’étaient réunis les trois éléments considérés comme déterminants en droit italien (paragraphes 27, 37-43 et 46 ci-dessus) – lequel est conforme à cet égard au cadre normatif européen (paragraphes 44-45) – aux fins de condamnation d’un titulaire de charges publiques à la réparation du préjudice ayant résulté pour l’administration de l’atteinte qu’il a portée à son image : le manquement aux devoirs officiels (en latin « figura criminis », en l’espèce le versement et l’acceptation d’un pot-de-vin), le retentissement du fait auprès du public (« clamor fori » ou « strepitus fori ») et l’existence d’un dommage causé à l’administration (« figura damni ») et appelant réparation (paragraphe 27
ci-dessus). La Cour note que la chambre centrale de la Cour des comptes, s’appuyant sur sa propre jurisprudence, a considéré qu’on ne pouvait estimer que la prescription quinquennale eût éteint l’obligation d’indemnisation, d’une part parce que le point de départ du délai de prescription devait être fixé selon elle au moment où le retentissement du fait auprès du public (« clamor fori ») avait coïncidé avec la « figura criminis », c’est-à-dire à la date de la décision pénale rendue en première instance, et d’autre part parce que même à admettre que le point de départ pût être fixé plus tôt, le délai de prescription ainsi déterminé aurait été interrompu par la constitution de partie civile de la commune.

99.  Quant au langage utilisé par la chambre centrale de la Cour des comptes, la Cour relève que cette juridiction a partagé dans le cadre de l’examen du fond de l’affaire l’avis du parquet selon lequel les prétentions de l’administration étaient justifiées par le constat du caractère illégal de la conduite du requérant, c’est-à-dire par « le fait de pot-de-vin établi au pénal par le juge à l’égard [de l’intéressé] » (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour note également que la chambre centrale de la Cour des comptes a jugé qu’il convenait, pour établir le montant du dédommagement, de tenir compte des circonstances particulières de l’espèce, et notamment de la gravité du « fait de corruption » (fatto corruttivo), du haut rang occupé par le prévenu dans la hiérarchie administrative et de l’ampleur de la médiatisation de l’affaire, circonstances qui ont conduit la chambre à fixer ce montant au double de la somme versée comme pot‑de-vin (paragraphe 36 ci-dessus).

  1.     Articulation entre procédure devant la Cour des comptes et procédure pénale

100.  Tout d’abord, la Cour ne partage pas l’argument du requérant selon lequel la prescription prononcée dans le cadre de la procédure pénale était de nature à empêcher les juridictions nationales d’établir une responsabilité civile au titre des mêmes faits. Au contraire, elle a souligné à plusieurs reprises que « si l’acquittement prononcé au pénal devait être respecté dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne mettait pas obstacle à l’établissement, sur la base de critères de preuve moins stricts, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits » (Allen, précité, § 123, avec la jurisprudence qui y est mentionnée ; Fleischner c. Allemagne, no 61985/12, § 61, 3 octobre 2019 ; Ilias Papageorgiou c. Grèce, no 44101/13, § 46, 10 décembre 2020).

101.  La Cour a déjà constaté que dans le système italien une personne physique ou morale qui s’estime victime d’une infraction peut choisir, pour demander la réparation du préjudice éventuel ou une restitution, entre l’action devant le juge civil et la constitution de partie civile dans le cadre du procès pénal. Le rapport entre les deux procédures a été récemment clarifié par la Cour constitutionnelle, laquelle a rappelé l’autonomie de l’action civile en tant que telle et le caractère accessoire de l’action civile dans le cadre du procès pénal (paragraphe 56 ci-dessus, et voir Marinoni, précité, §§ 68 et suivants).

102.  Dans ces conditions, la Cour peut, d’une manière générale, examiner les questions dont elle est saisie en considérant à la lumière de sa propre jurisprudence les rapports existant en droit italien entre le jugement pénal de non-lieu pour prescription et l’action en dommages-intérêts engagée au civil, et laisser de côté les particularités de la présente affaire dans laquelle l’arrêt de la Cour des comptes constatant le dommage a été rendu à la suite d’un jugement de condamnation (condanna generica) prononcé par le tribunal pénal et ayant acquis force de chose jugée (paragraphe 89 ci-dessus), particularités relatives à des points qui ont connu depuis lors une évolution réglementaire et législative (paragraphes 47-50 ci-dessus).

103.  La Cour a déjà relevé que dans le système italien, une personne qui se considère lésée et qui a choisi pour demander réparation du préjudice qu’elle estime avoir subi de se constituer partie civile dans un procès pénal peut obtenir en sa faveur la condamnation au civil de l’auteur de l’infraction à un dédommagement même si l’infraction en question est déclarée prescrite. C’est ce que la Cour a noté dans l’arrêt Marinoni précité, où elle a examiné la possibilité pour une personne qui s’était constituée partie civile dans un procès pénal clos par un acquittement – circonstance différente de celle de l’espèce, où la partie civile a eu définitivement gain de cause pour des intérêts civils même si l’infraction a été déclarée prescrite – de faire appel de cet acquittement à des fins civiles. La Cour observe qu’en tout état de cause, la procédure ne se poursuit devant le « juge pénal » qu’aux fins d’examen des effets civils de l’infraction (paragraphes 55-58 ci-dessus).

104.  Elle a par ailleurs constaté que dans le cas où il est saisi en appel à des fins civiles, le juge pénal, malgré des différences de procédure relevées par la Cour constitutionnelle notamment en matière de preuves (paragraphes 56 et suivants ci-dessus), n’est pas détourné du rôle qui est le sien dans tout procès pénal : il est en effet appelé – même si ce n’est que pour déterminer les effets civils de l’infraction – à réexaminer la responsabilité de la personne mise en examen (Marinoni, précité, § 16).

105.  La Cour a déjà observé que ces dispositions répondent aux intérêts de la partie civile, laquelle peut demander réparation du préjudice qu’elle allègue sans engager une procédure distincte, et contribuent à l’efficacité de l’ensemble du système en ceci que l’examen des mêmes faits n’a pas à être repris et que le litige n’a pas à être renvoyé, une fois l’acquittement prononcé, devant la juridiction civile, ce qui entraînerait un allongement des délais (Marinoni, précité, § 60).

106.  Dans ce contexte, la Cour note également que dans le système italien, l’article 578 du CPP prévoit que l’autorité judiciaire appelée à statuer en appel ou en cassation sur une condamnation contestée devant elle peut, lorsqu’elle prononce un non-lieu pour prescription ou pour amnistie, trancher les aspects civils du recours (paragraphe 58 ci-dessus, et Marinoni, précité, § 17). Cet article complète aux yeux de la Cour les arguments des parties qui, de points de vue opposés, discutent la question de savoir si d’autres dispositions, telles que celles prévues par les articles 651 et 652 du code de procédure pénale, sont de nature à justifier en l’espèce la prescription civile de l’infraction pénale.

107.  La Cour observe du reste qu’à la suite de la décision de la cour d’appel de Milan (paragraphe 9 ci-dessus), le requérant, qui était assisté d’un avocat, a montré qu’il était pleinement conscient des enjeux de l’arrêt : en effet, refusant le non-lieu pour prescription prononcé en sa faveur, il s’est pourvu en cassation pour demander – en vain – à être acquitté sur le fond afin d’être libéré de toute responsabilité, y compris civile.

108.  La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner en détail les rapports – qu’au demeurant les parties n’ont pas évoqués – entre la condamnation civile « generica » (paragraphes 7 et 42 ci-dessus) prononcée par le tribunal pénal et la procédure en reconnaissance du préjudice causé à l’image de l’administration menée devant la Cour des comptes. Elle constate en effet que de toute évidence l’action en responsabilité dite « administrative » (c’est-à-dire menée contre des administrateurs publics), laquelle est par essence également civile (paragraphes 39-41 ci-dessus), non seulement a été postérieure à l’action pénale, mais également s’est déroulée devant une juridiction distincte – la Cour des comptes – composée d’autres juges. La procédure litigieuse n’était donc ni accessoire par rapport à la procédure pénale (a contrario, Lagardère c. France, no 18851/07, §§ 7 et 81, 12 avril 2012), ni la simple continuation de celle-ci (voir Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 41, CEDH 2003-II).

109.  À cet égard, la Cour observe que même si les conditions d’appréciation du préjudice résultant pour l’administration de l’atteinte portée à son image pouvaient recouper en partie celles qui avaient présidé à l’établissement de la responsabilité pénale de l’intéressé, la thèse du parquet de la Cour des comptes selon laquelle le requérant était responsable par son comportement des dommages en cause devait néanmoins être examinée sur la base des principes établissant la responsabilité civile en droit civil, principes qui trouvaient à s’appliquer en l’occurrence devant la Cour des comptes (paragraphe 40 ci-dessus, et Lundkvist c. Suède (déc.), no 48518/99, ECHR 2003‑XI).

110.  Elle relève à cet égard que la Cour des comptes, en se référant aux éléments constitutifs de la responsabilité pour préjudice à l’image de l’administration, a clairement indiqué (paragraphe 23 ci-dessus) qu’il lui incombait d’examiner la responsabilité pour dommage-intérêts pour atteinte à l’image de l’administration (Fleischner, précité, § 67), et que c’est à bon droit que cette juridiction a évoqué la « figura criminis », même établie provisoirement par un jugement de première instance et sous réserve d’un éventuel acquittement ultérieur au fond susceptible d’écarter alors la responsabilité, circonstance qui ne s’est pas vérifiée en l’espèce (voir, au paragraphe 24 ci-dessus, la référence faite par la Cour des comptes à l’article 651 du CCP). La question de l’indemnisation devait faire l’objet d’une appréciation juridique distincte, fondée sur des critères et des normes de preuve différant sur plusieurs points importants des règles applicables en matière d’établissement de la responsabilité pénale (Ilias Papageorgiou, précité, § 53).

111.  La Cour note à cet égard que les juridictions de la Cour des comptes ont tranché la question sur la base des preuves présentées devant elles. À la différence d’une procédure pénale, les juges des comptes devaient en effet se fonder sur les preuves présentées par les parties et les règles relatives à la charge de la preuve trouvaient à s’appliquer (Ilias Papageorgiou, précité, § 53 et Fleischner, précité, § 67). Si ces éléments de preuve se confondaient avec ceux qui avaient été présentés durant la procédure pénale, de sorte que la Cour des comptes a été amenée à y faire brièvement référence, il appartenait aux juridictions de ladite Cour de les réexaminer et de les réévaluer (ibid., § 68).

112.  Au demeurant, ces éléments n’ont pas été confrontés aux preuves apportées par le requérant, lequel, comme le fait valoir à juste titre le Gouvernement, avait le droit de demander à faire entendre des témoins et à produire des documents (paragraphe 79 ci-dessus). En effet, notamment devant la chambre centrale de la Cour des comptes, le requérant n’a pas demandé la production de nouvelles preuves, s’étant limité à alléguer que sa conduite n’avait pas été illicite et qu’il ne devait pas être condamné au paiement des frais de procédure (paragraphe 17 ci-dessus). L’ensemble des éléments de preuves, bien que provenant de la procédure pénale, a été porté à la connaissance de la Cour des comptes dans des conditions contradictoires, et c’est sur la base de ces éléments que la Cour des comptes a statué (voir, mutatis mutandis, Vella c. Malte, no 69122/10, § 59, 11 février 2014). En particulier, il ressort de l’arrêt de la Cour des comptes qu’elle a pris en considération non seulement la commission d’un acte objectivement qualifié de crime, mais aussi le retentissement des faits en cause et les frais, équitablement évalués, que l’administration locale avait eu à engager pour restaurer son image auprès du public (paragraphe 23 ci-dessus).

113.  La Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour établir si, dans l’examen des éléments de preuve, la Cour des comptes a considéré être juridiquement liée par l’arrêt au pénal entraînant une « condanna generica » (paragraphes 7 et 42 ci-dessus). En tout état de cause, il ne ressort pas que le requérant ait fait valoir devant la Cour des comptes, de quelque manière que ce soit, que cela était exclu, par exemple pour le fait que le requérant ne s’était pas vu garantir les droits de la défense dans la procédure devant les juridictions pénales.

114.  La Cour des comptes a donc non seulement procédé à une appréciation distincte des faits afin de déterminer si les éléments constitutifs d’une infraction étaient réunis, mais également tenu compte de données complémentaires permettant d’établir la responsabilité civile du requérant (Fleischner, précité, § 68 ; Ilias Papageorgiou, précité, § 54). Elle n’a pas cherché à démontrer d’abord que le requérant avait effectivement commis une infraction pénale pour pouvoir ensuite se prononcer sur la demande d’indemnisation (voir, a contrario, Lagardère, précité, § 81).

  1.   Le langage employé par la Cour des comptes

115.  La Cour rappelle que lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision d’une autorité judiciaire et du raisonnement qu’a suivi celle-ci pour y parvenir, les termes employés dans la décision en cause revêtent une importance cruciale.

116.  Dans les circonstances de l’espèce, la Cour note que dans le cadre de l’examen du fond de l’affaire, la chambre centrale de la Cour des comptes a partagé l’avis du parquet selon lequel les prétentions de l’administration devaient s’appuyer sur le constat de l’illégalité de la conduite en cause, à savoir sur « le fait de pot-de-vin établi au pénal par le juge à l’égard [de l’intéressé] » (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour relève également qu’afin d’évaluer le préjudice, la chambre centrale de la Cour des comptes a considéré que compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, et notamment de la gravité du « fait de corruption » (fatto corruttivo) en cause, il était raisonnable de condamner le requérant à payer le double de la somme qui avait été versée comme pot-de-vin (paragraphe 36 ci-dessus).

117.  À l’égard des expressions mentionnées ci-dessus, la Cour observe qu’elles ne sont pas réservées à la sphère du droit pénal et qu’elles peuvent également être utilisées dans le droit civil de la responsabilité civile (comparer N.A. c. Norvège, no 27473/11, § 48, 18 décembre 2014 ; Ilias Papageorgiou, précité, § 54), certains éléments d’une disposition pénale pouvant fonder à la fois la responsabilité pénale et la responsabilité civile (Fleischner, précité, § 63). Elle estime en conséquence que dans l’emploi qu’en a fait la Cour des comptes dans le contexte de l’arrêt considéré dans son ensemble, ces expressions ne peuvent raisonnablement être interprétées comme l’imputation d’une responsabilité pénale au requérant.

118.  La Cour fait observer par ailleurs que même à interpréter les expressions susmentionnées comme l’affirmation selon laquelle les agissements du requérant avaient réalisé les éléments constitutifs d’une ou de plusieurs infractions, ces expressions, employées dans le contexte d’une procédure visant à déterminer la responsabilité de l’intéressé pour les dommages liés à des infractions pénales pour lesquelles il avait entretemps bénéficié d’un non-lieu, ne doivent pas être comprises comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant, mais plutôt comme des notions juridiques et techniques correspondant aux éléments d’une disposition pénale sur lesquels les juges se sont fondés pour établir la responsabilité tant pénale que civile du requérant (voir Fleischner, précité, § 63, où la Cour examine le mot allemand « Tatbestand », comparable au mot « fait » figurant dans les expressions litigieuses en l’espèce ; a contrario, Lagardère, précité, §§ 85‑87).

119.  À cet égard, la Cour note que la Cour constitutionnelle a également précisé que le « fait » que l’acte d’accusation en matière pénale envisage
« historiquement » doit être évalué quant à ses effets juridiques au civil, en cherchant non pas s’il présente les éléments constitutifs d’un délit qui, au moment de cet examen a été déclaré prescrit, mais si la conduite en cause était de nature à provoquer un dommage (paragraphe 59 ci-dessus).

120.  Se tournant ensuite vers les expressions, également contenues dans l’arrêt, selon lesquelles les « faits » avaient été constatés par le juge au pénal (voir notamment paragraphes 33 et 34), la Cour fait observer que la circonstance est indubitablement vraie. Elle note en effet que la cour d’appel de Milan a requalifié en corruption les faits reprochés au requérant et a constaté la présence de tous les éléments constitutifs de cette infraction pénale tout en concluant à un non-lieu pour prescription. Elle relève que c’est précisément sur la base d’une telle constatation que la cour d’appel a confirmé la condamnation du requérant à la réparation des dommages subis par la commune de Besozzo, décision confirmée à son tour par la Cour de cassation (paragraphe 11 ci-dessus).

121.  En outre, la Cour observe que lesdites expressions s’expliquent à la lumière du système italien, lequel impose au juge pénal de continuer à traiter une affaire même lorsque l’action publique est prescrite et de se contenter de constater l’infraction à des fins civiles (paragraphes 52 et 55-58 ci-dessus ainsi que Marinoni, précité). Elle en conclut que ces expressions aussi – considérées dans le contexte du jugement, qui précisait que l’infraction était en toute hypothèse éteinte par prescription (paragraphe 20 ci-dessus) – n’étaient pas de nature à porter atteinte à la présomption d’innocence.

122.  Il est vrai que la référence faite dans l’arrêt litigieux aux « effets d’un jugement pénal définitif (giudicato penale) rendu contre des fonctionnaires publics, comme en l’espèce, coupables d’infractions réprimées par le code pénal aux fins de protection de l’administration publique » (paragraphe 27
ci-dessus) peut, d’un point de vue purement textuel, engendrer des craintes quant à sa compatibilité avec l’article 6 § 2 de la Convention car pourrait être lue comme indiquant qu’« en l’espèce » le requérant peut avoir commis une infraction pénale. À cet égard, la Cour rappelle qu’il convient d’être particulièrement prudent dans la motivation d’un jugement, et qu’il incombe au juge d’éviter les expressions qui, ne serait-ce que par leur ambiguïté, peuvent être interprétées comme reconnaissant une responsabilité pénale.

123.  Cependant, la Cour relève qu’en l’espèce une telle ambiguïté peut être écartée : il ressort du contexte (voir paragraphe 27 ci-dessus) que l’expression en question, insérée dans un obiter dictum concernant des considérations interprétatives relatives à la réforme de la procédure devant la Cour des comptes visait à clarifier les rapports entre les procédures pénale et civile en matière de détermination de la responsabilité civile, et qu’elle n’était pas relative à la situation spécifique du requérant. Le fait d’avoir inclut le cas d’espèce parmi ceux dans lesquels une culpabilité pénale avait été reconnue était fonctionnel pour établir le départ du délai de prescription et non pas la responsabilité civile ; par conséquent, l’expression n’était pas relative à la situation spécifique du requérant, sauf pour établir les conséquences juridiques dans l’abstrait.

124.  Enfin, même à supposer que le langage utilisé par la Cour des comptes fasse référence aux éléments constitutifs de la responsabilité pénale, la Cour note que l’établissement de ces éléments n’était pas suffisant pour déterminer la responsabilité civile. En effet, la Cour des comptes s’est prononcée également sur des éléments additionnels qui relèvent uniquement de la responsabilité civile (Fleischner, précité, § 67) tels que le “strepitus fori” et la “figura damni” (paragraphes 23 et suivants ci-dessus).

  1.   Conclusion

125.  En somme, après avoir ainsi examiné le raisonnement suivi par la Cour des comptes, la Cour n’y discerne, ni dans la description ni dans l’appréciation des faits au titre desquels cette juridiction a déclaré le requérant civilement responsable du dommage subi par la partie lésée et l’a condamné à le réparer, aucun élément susceptible d’être interprété comme l’affirmation de la culpabilité pénale du requérant. Elle estime que la partie centrale du raisonnement de la Cour des comptes ne contient non plus aucun passage suggérant, expressément ou en substance, que toutes les conditions étaient réunies pour retenir la responsabilité pénale du requérant à l’égard des charges ensuite abandonnées pour prescription (Ringvold, précité, § 38 ; Ilias Papageorgiou, précité, § 54).

126.  À la lumière de ce qui précède, la Cour, tout en rappelant qu’il convient d’être particulièrement prudent dans la motivation d’un jugement civil rendu à la suite d’une procédure pénale éteinte, estime qu’eu égard à la nature et au contexte de la procédure civile en l’espèce, le constat de la responsabilité civile, exprimé dans des termes qui ne peuvent raisonnablement être interprétés comme l’imputation au requérant d’une responsabilité pénale, n’a pas méconnu le principe de la présomption d’innocence.

127.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

SISMANIDIS et SITARIDIS c. GRÈCE du 9 mai 2016 requêtes 66602/79 et 71879/12

Violation de l'article 6-2, le requérant a été poursuivi devant les juridictions administratives alors qu'il a été relaxé au pénal et que les deux procédures ne sont pas autonomes.

i. Principes généraux

55. La Cour renvoie à cet égard aux paragraphes 82-85 de l’arrêt Kapetanios et autres (ci-dessus).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

56. La Cour note d’emblée qu’en ce qui concerne la nature de la procédure administrative en cause et le contexte dans lequel les décisions des juridictions administratives ont été adoptées, ceux-ci se rapportaient à la matière pénale (voir paragraphe 52 ci-dessus). En d’autres termes, à travers la procédure consécutive à l’acquittement du second requérant par l’arrêt no 501/1999 de la cour d’appel de Thessalonique, les juridictions administratives ont examiné, au sens de la Convention, le « bien-fondé » d’une accusation en matière pénale ; dans les deux séries de procédures, pénale et administrative, les sanctions prévues présentaient un caractère punitif. De surcroît, comme il ressort du dossier, les faits imputés au second requérant étaient identiques et les éléments constitutifs des infractions en cause étaient les mêmes.

57. La présente affaire se distingue ainsi clairement des affaires déjà examinées par la Cour où l’autorité administrative investie d’un pouvoir disciplinaire avait sanctionné des faits reprochés à un agent public suite à son acquittement au pénal (voir Moullet c. France (no 2) (déc.), no 27521/04, CEDH 2007‑X). Dans ces cas, la procédure disciplinaire présentait une certaine autonomie par rapport à la procédure pénale notamment dans les conditions de sa mise en œuvre et son objectif non répressif (voir, en ce sens, Vagenas c. Grèce (déc.), no 53372/07, 23 août 2011). En raison de cette autonomie, l’imposition d’une sanction administrative à l’agent concerné n’avait pas été considérée comme méconnaissant elle-même le principe de la présomption d’innocence, dans la mesure où la décision de la juridiction administrative ne renfermait pas une déclaration imputant une responsabilité pénale au requérant (voir Vanjak, précité, §§ 69-72; Hrdalo, précité, §§ 54‑55).

58. En l’occurrence, les juridictions administratives du fond ont considéré, après avoir procédé à une appréciation des éléments du dossier différente de celle de la cour d’appel de Thessalonique, que le second requérant avait commis la même infraction de contrebande pour laquelle il avait précédemment été acquitté par la juridiction pénale précitée. Ces considérations ont par la suite été confirmées, en dernière instance, par le Conseil d’État dans son arrêt no 735/2012. Étant donné l’identité de la nature des deux séries de procédures en cause, des faits litigieux et des éléments constitutifs des infractions concernées, la Cour considère que la conclusion précitée des juridictions administratives a méconnu le principe de la présomption d’innocence du second requérant déjà établi par l’arrêt d’acquittement de la cour d’appel de Thessalonique (voir Kapetanios et autres, précité, § 88). Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention quant au requérant dans la deuxième requête.

KAPETANIOS et autres c. GRÈCE du 30 avril 2015 requêtes 3453/12, 42941/12, 9028/13

Violation de l'article 6-2, les requérants sont condamnés à une forte amende devant les juridictions administratives, pour cause de contrebande alors qu'ils avaient été relaxés par les juridictions pénales. La présomption d'innocence n'est pas respectée !

i.  Principes généraux

82.  L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et Heaney et McGuinness c. Irlande, no 34720/97, § 40, CEDH 2000‑XII) ; la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès (Akay c. Turquie (déc.), no 34501/97, 19 février 2002, et G.C.P. c. Roumanie, no 20899/03, § 46, 20 décembre 2011) ; la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § § 35-36, série A no 308, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 février 2007).

83.  Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 94, CEDH 2013). Cela est dû au fait que la présomption d’innocence, en tant que droit procédural, participe principalement au respect des droits de la défense et favorise en même temps le respect de l’honneur et de la dignité de la personne poursuivie (Konstas c. Grèce, no 53466/07, § 32, 24 mai 2011). Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires. Ce qui est également en jeu une fois la procédure pénale achevée, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public. Dans une certaine mesure, la protection offerte par l’article 6 § 2 à cet égard peut recouvrir celle qu’apporte l’article 8 (voir, par exemple, Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, et Taliadorou et Stylianou c. Chypre, nos 39627/05 et 39631/05, §§ 27 et 56-59, 16 octobre 2008).

84.  A cet égard, la Cour rappelle qu’il n’existe pas une manière unique de déterminer les circonstances dans lesquelles il y a violation de l’article 6 § 2 dans le contexte d’une procédure postérieure à la clôture d’une procédure pénale. Comme le montre la jurisprudence de la Cour, les choses dépendent largement de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été adoptée. Dans tous les cas, et indépendamment de l’approche adoptée, les termes employés par l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du raisonnement suivi (Allen, précité, § 125).

85.  La Cour a déjà considéré qu’après l’abandon de poursuites pénales la présomption d’innocence exige de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intéressé n’a pas été condamné (Vanjak, précité, § 41). Elle a également indiqué que le dispositif d’un jugement d’acquittement doit être respecté par toute autorité qui se prononce, de manière directe ou incidente, sur la responsabilité pénale de l’intéressé (Vassilios Stavropoulos c. Grèce, no 35522/04, § 39, 27 septembre 2007). En somme,  la présomption d’innocence signifie que si une accusation en matière pénale a été portée et que les poursuites ont abouti à un acquittement, la personne ayant fait l’objet de ces poursuites est considérée comme innocente au regard de la loi et doit être traitée comme telle. Dans cette mesure, dès lors, la présomption d’innocence subsiste après la clôture de la procédure pénale, ce qui permet de faire respecter l’innocence de l’intéressé relativement à toute accusation dont le bien-fondé n’a pas été prouvé (Allen, précité, § 103).

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

86.  La Cour note d’emblée qu’en ce qui concerne la nature des procédures administratives et le contexte dans lequel les décisions des juridictions administratives ont été adoptées, ceux-ci se rapportaient à la matière pénale (voir paragraphe 74 ci-dessus). En d’autres termes, à travers les procédures consécutives à l’acquittement des requérants par les tribunaux pénaux, les juridictions administratives ont examiné, au sens de la Convention, le « bien-fondé » des accusations en matière pénale ; dans les deux séries de procédures, pénales et administratives, les sanctions prévues présentaient un caractère punitif. De surcroît, comme il ressort du dossier, les faits imputés aux requérants étaient identiques et les éléments constitutifs des infractions en cause étaient les mêmes.

87.  La présente affaire se distingue ainsi clairement des affaires déjà examinées par la Cour où l’autorité administrative investie d’un pouvoir disciplinaire avait sanctionné des faits reprochés à un agent public suite à son acquittement au pénal (voir Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007). Dans ces cas, la procédure disciplinaire présentait une certaine autonomie par rapport à la procédure pénale notamment dans les conditions de sa mise en œuvre et son objectif non répressif (voir, en ce sens, Vagenas c. Grèce (déc.), no 53372/07, 23 août 2011). En raison de cette autonomie, l’imposition d’une sanction administrative à l’agent concerné n’avait pas été considérée comme méconnaissant elle-même le principe de la présomption d’innocence, dans la mesure où la décision de la juridiction administrative ne renfermait pas une déclaration imputant une responsabilité pénale au requérant (voir Vanjak, précité, §§ 69-72; Hrdalo, précité, §§ 54‑55).

88.  En l’occurrence, les juridictions administratives de fond ont considéré, après avoir procédé à une appréciation des éléments des dossiers différente que celle appliquée par les juridictions pénales, que les requérants avaient commis les mêmes infractions de contrebande pour lesquelles ils avaient précédemment été acquittés par les juridictions pénales. Ces considérations ont par la suite été confirmées, en dernière instance, par le Conseil d’État. Étant donné l’identité de la nature des deux séries de procédures en cause, des faits litigieux et des éléments constitutifs des infractions concernées, la Cour considère que la conclusion précitée des juridictions administratives a méconnu le principe de la présomption d’innocence des requérants déjà établi par les jugements d’acquittement des tribunaux pénaux. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

LES PROCEDURES DISCIPLINAIRES

Bonnemaison c. France du 11 avril 2019 requête n° 32216/15

Articles 6-2, 6-1 et 1 du protocole 1, la requête de M. Bonnemaison pour sa révocation de l’Ordre des médecins est déclarée irrecevable

L’affaire porte sur la révocation de l’Ordre des médecins de M. Bonnemaison, à la suite de plusieurs décès subits de patients au sein de l’unité d’hospitalisation de courte durée (UHCD) du centre hospitalier de la Côte basque à Bayonne où il exerçait comme urgentiste.

LES FAITS

En 2011, un cadre de santé adressa un rapport de signalement d’évènements graves au directeur du centre hospitalier de la Côte basque à Bayonne. Il suspectait M. Bonnemaison d’avoir provoqué à l’insu des familles et de ses collègues le décès de quatre patients en fin de vie, les décès étant intervenus de manière brutale peu après qu’il eut quitté leurs chambres. Dans un article de 2011, le conseil de M. Bonnemaison déclara que celui-ci avait reconnu les faits, pratiqués pour abréger les souffrances des patients. Après avoir été mis en examen par un juge d’instruction, il fut finalement acquitté par une cour d’assises en 2014. Cette dernière considéra que s’il avait procédé aux injections mortelles sans en avoir informé l’équipe soignante et les familles et sans avoir renseigné le dossier médical des patients, l’intention d’homicide n’avait pas été établie compte tenu des effets possibles et non recherchés, des produits utilisés. En 2015, la cour d’assise statuant en appel acquitta M. Bonnemaison pour six décès, mais elle le déclara coupable du décès d’une patiente et le condamna à deux ans d’emprisonnement avec sursis. M. Bonnemaison ne forma pas de pourvoi en cassation. Dès septembre 2011, parallèlement à la procédure criminelle, le conseil national de l’Ordre des médecins saisit la juridiction disciplinaire. En 2012, après qu’il eut reconnu oralement la gravité des faits reprochés, la Chambre disciplinaire de première instance de l’Ordre des médecins décida de radier M. Bonnemaison du tableau de l’Ordre des médecins, en raison de la gravité et du caractère répété des manquements déontologiques commis. En 2014, la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins rejeta les recours de M. Bonnemaison et ceux du conseil départemental, en raison notamment de la régularité des poursuites disciplinaires, de l’indépendance des poursuites pénales et disciplinaires, et de l’absence de contestation de l’exactitude des faits par le requérant. Le Conseil d’État rejeta le pourvoi par un arrêt longuement motivé du 30 décembre 2014. En 2016, la Chambre disciplinaire nationale de l’Ordre des médecins, saisie d’un recours en révision par le requérant, maintint la sanction.

CEDH

A. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

21. Le requérant se plaint du manque d’indépendance des chambres disciplinaires, ainsi que du défaut d’impartialité du Conseil d’État. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

22. La Cour rappelle d’emblée qu’il ressort de sa jurisprudence constante qu’un contentieux disciplinaire dont l’enjeu, comme en l’espèce, est le droit de continuer à pratiquer la médecine à titre libéral, donne lieu à des « contestations sur des droits (...) de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, notamment, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, §§ 25-29, série A no 58, Diennet c. France, 26 septembre 1995, § 27, série A no 325-A, et Gubler c. France, no 69742/01, § 24, 27 juillet 2006).

23. La Cour constate ensuite que le requérant n’a pas soulevé le grief tiré du manque d’indépendance des chambres disciplinaires de première instance et d’appel devant le Conseil d’État.

24. Il s’ensuit qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Cette partie de la requête doit donc être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

25. Par ailleurs, la Cour ne relève aucun élément de nature à démontrer un quelconque défaut d’impartialité du Conseil d’État. Au soutien de cette allégation, le requérant fait valoir que cette juridiction se serait bornée à reprendre à son compte les accusations des chambres disciplinaires. La Cour ne partage pas cette analyse. Elle note tout d’abord que les décisions des chambres disciplinaires contiennent non pas des « accusations », comme le prétend le requérant, mais des motifs retenus pour conclure à des manquements déontologiques et prononcer une sanction disciplinaire, à l’issue d’un débat contradictoire au cours duquel le requérant, assisté de son avocat, a pu faire valoir tous ses arguments. Elle constate ensuite, d’une part, qu’il entre précisément dans les attributions du Conseil d’État de reprendre les constats des juridictions du fond pour en apprécier la légalité et, d’autre part, que l’arrêt du Conseil d’État ne se borne pas, comme le prétend le requérant, à réitérer les motifs des juges disciplinaires, mais qu’il est au contraire longuement motivé, répondant précisément à chacun des moyens soulevés.

26. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 2 de la Convention

27. Le requérant se plaint également d’une violation de la présomption d’innocence. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention qui se lit comme suit :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

28. La Cour rappelle qu’en l’espèce la procédure a donné lieu à des « contestations sur des droits (...) de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 22 ci-dessus). Elle souligne que le fait qu’une mesure constitue la sanction la plus grave dans l’échelle des sanctions disciplinaires ne fait pas, en soi, disparaître les caractéristiques d’une infraction disciplinaire ne pouvant se confondre avec une peine (Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007, et Vagenas c. Grèce (déc.), no 53372/07, 23 août 2011).

29. Dès lors, les procédures relatives aux sanctions disciplinaires ne portent pas, en principe, sur le « bien-fondé » d’une « accusation en matière pénale », de sorte que l’article 6 § 2 ne trouve pas à s’appliquer en général à ce type de litige (Moullet, précitée). Il reste que si une décision administrative interne devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale au requérant pour les faits reprochés dans le cadre de la procédure administrative, cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 (voir, mutatis mutandis, Y. c. Norvège, no 56568/00, §§ 41‑43, CEDH 2003‑II, et Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 38, CEDH 2003‑II). La Cour doit donc étudier la question de savoir si, par les termes employés dans la motivation de leurs décisions, les juridictions internes ont créé entre la procédure pénale et la procédure administrative un lien manifeste justifiant que l’on étende à la seconde le champ d’application de l’article 6 § 2 (Y c. Norvège, précité, § 43, et Moullet, précitée).

30. Or, en l’espèce, il ressort de la procédure disciplinaire, en particulier de l’arrêt du Conseil d’État, que les juges se sont tenus à la constatation des faits matériels – dont certains reconnus par le requérant – résultant des pièces du dossier disciplinaire, librement et contradictoirement débattues, et qu’ils se sont abstenus d’en tirer quelque qualification pénale que ce soit. Ainsi, les chambres disciplinaires et le Conseil d’État, en se fondant sur les dispositions pertinentes du code de la santé publique, ont su maintenir leurs décisions dans un domaine purement disciplinaire en lien avec des manquements déontologiques et étranger à la présomption d’innocence que le requérant invoque.

31. De plus, comme l’ont relevé tant les chambres disciplinaires que le Conseil d’État, l’issue de la procédure pénale n’était pas décisive pour la procédure administrative puisque, indépendamment de la décision rendue à l’issue de la procédure pénale, la procédure administrative en cause, parfaitement autonome dans ses conditions de mise en œuvre et son régime procédural, n’était pas le corollaire direct de cette dernière procédure.

32. En conclusion, la Cour estime que l’article 6 § 2 n’est pas applicable en l’espèce.

33. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

C. Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1

34. Le requérant se plaint enfin d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

35. La Cour constate qu’en l’espèce la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 n’a pas été expressément soulevée devant le Conseil d’État. Même en admettant que le requérant ait fait valoir ce grief en substance, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un revenu professionnel futur ne peut être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il a fait l’objet d’une créance certaine ; elle a ainsi jugé que l’arrêt d’une activité professionnelle, notamment à la suite d’une sanction disciplinaire de révocation, et la perte de gains futurs qu’elle entraîne, ne portent pas atteinte aux « biens » du requérant (De Diego Nafria c. Espagne (déc.), no 46833/99, 14 mars 2000, Yavuz c. Turquie (déc.), no 69912/01, 27 mai 2004, Marschner c. France (déc.), no 51360/99, 13 mai 2003, et Bessis c. France (déc.), no 207/05, 13 septembre 2011).

36. Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

LA POLICE, LE GOUVERNEMENT ET LE PARLEMENT

Kwiatkowski c. Pologne du 16 mai 2019 requête n° 58996/11

Articles 6-1, 6-2, 8 et 13 : Irrecevabilité d’une requête à l’encontre d’un rapport parlementaire portant sur des allégations de corruption

L’affaire porte sur l’adoption, par la Diète, d’un rapport relatif à des allégations de corruption dans le cadre d’une modification de la loi sur l’audiovisuel. Ce rapport aurait porté atteinte à la réputation du requérant et aurait constitué une condamnation en matière pénale, sans que celui-ci puisse exercer un recours effectif. La Cour juge que la Diète ne s’est pas prononcée sur la responsabilité pénale de l’intéressé mais qu’elle a exprimé un avis sur sa conduite en tant que personnalité publique. Le requérant n’a subi aucune sanction, n’a été ni inculpé ni condamné. La Cour relève également que les juridictions nationales n’ont pas décliné leur compétence pour connaître de l’affaire relative à la protection de la réputation de l’intéressé, et qu’elles ont examiné l’affaire au fond. Elle rappelle aussi que les autorités nationales ne sauraient être tenues pour responsable des actes de la presse. Enfin, la Cour estime que l’ingérence alléguée dans le droit du requérant au respect de sa vie privée n’a pas été disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis.

CEDH

A.  Sur l’équité du procès

22.  Le requérant se plaint d’avoir été déclaré coupable de l’infraction pénale par la Diète et non par un tribunal. Il invoque l’article 6 §§ 1 de la Convention, qui se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 6

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...). »

23.  La Cour doit déterminer si l’article 6 de la Convention sous son volet pénal s’applique en l’espèce. Autrement dit, il lui incombe de vérifier si, dans la procédure ayant conduit à l’adoption du rapport en cause, il a été statué sur une « accusation en matière pénale » portée contre l’intéressé.

24.  La Cour rappelle que les travaux de la commission d’enquête parlementaire, tels qu’ils sont régis par la législation et la jurisprudence polonaises pertinentes, ont fait l’objet de son analyse en profondeur dans l’affaire Rywin précitée (paragraphe 17 ci-dessus). Il en ressort plus particulièrement que les travaux de cette commission revêtent un caractère politique et peuvent, notamment, porter sur la conduite des personnalités politiques membres de l’exécutif (Rywin, précité, §§ 90 et 94). La procédure diligentée par la commission parlementaire d’enquête a une finalité distincte de celle de la procédure pénale : la commission enquête sur le fonctionnement des pouvoirs publics et sur les éventuelles irrégularités dans ce domaine (idem, § 95). La mission d’une telle commission est d’établir un rapport sur les circonstances factuelles d’une affaire à la demande du Parlement et, le cas échéant, d’exprimer un avis en la matière (idem, § 90). Ce rapport a vocation à servir de point de départ ou à nourrir un éventuel débat des assemblées sur les irrégularités constatées dans la sphère des autorités et des institutions publiques soumises au contrôle du Parlement (idem, § 209). Les éléments d’informations recueillis par la commission ont vocation à contribuer à l’adoption rapide par le Parlement d’éventuelles mesures de redressement, telles qu’une modification de la législation existante ou la mise en jeu de la responsabilité constitutionnelle ou politique des membres du gouvernement (idem, § 95).

25.  La Cour observe que, en l’espèce, le requérant se plaint des constats du même rapport de la commission d’enquête que celui qui incriminait M. Rywin. Dans ce contexte, elle rappelle avoir observé dans l’affaire Rywin précitée que les travaux de la commission d’enquête ayant donné lieu à l’adoption du rapport en cause ont été engagés à la suite de publications de presse suggérant que des irrégularités pouvaient avoir été commises par des personnes exerçant des fonctions officielles lors de la procédure parlementaire tendant à la révision de la loi sur l’audiovisuel (idem, § 212). Elle rappelle aussi avoir constaté que la commission d’enquête a été créée pour enquêter sur des allégations de corruption et d’immixtion irrégulière de hautes personnalités de l’État dans le déroulement de la procédure législative visant à réviser la loi sur l’audiovisuel (idem, § 213) et que la conclusion du rapport de la commission entériné par la Diète constatait que certaines hautes personnalités de l’État, parmi lesquelles le requérant, étaient fortement soupçonnées d’avoir commis le délit de corruption (idem, paragraphe 217).

26.  La Cour rappelle également avoir dit dans l’affaire Rywin précitée que, nonobstant leur libellé, les affirmations contenues dans le rapport de la commission – lues à la lumière du rapport entier et du contexte dans lequel elles ont été prononcées – devaient se comprendre comme une manière pour cette commission d’informer le Parlement que, au regard des éléments recueillis, les hautes personnalités de l’État qui s’y trouvaient désignées étaient fortement soupçonnées d’avoir commis le délit de corruption (Rywin, précité, § 217). En l’espèce, elle n’aperçoit aucune raison de se départir de sa conclusion sur ce point. Elle note, comme les juridictions nationales ayant statué sur l’action tendant à la protection de la réputation du requérant, qu’en entérinant le rapport en cause la Diète ne s’est pas prononcée sur la responsabilité pénale de l’intéressé mais a exprimé un avis sur la conduite de celui-ci en tant que personnalité publique (paragraphes 11 et 13 ci-dessus).

27.  La Cour observe que le requérant n’a subi aucune sanction à la suite du rapport de la commission d’enquête. Elle note qu’il ressort des attendus des juridictions nationales susmentionnées que l’intéressé n’a jamais été condamné ni même inculpé pour les faits examinés par cette commission, contrairement à M. Rywin.

28.  Dans ces circonstances, la Cour constate que la question dont la commission parlementaire était saisie n’était pas de nature à emporter décision sur une « accusation en matière pénale » pesant sur le requérant (voir, mutatis mutandis, Montera c. Italie (déc.), no 64713/01, 9 juillet 2002). L’article 6 de la Convention sous son volet pénal ne trouve donc pas à s’appliquer en l’espèce.

29.  Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de cette dernière et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B.  Sur la protection de la réputation

30.  Le requérant se plaint que les constats du rapport de la commission d’enquête ont porté atteinte à sa présomption d’innocence et ont nui à sa réputation et que les juridictions nationales ont manqué à leurs obligations en matière de protection de cette dernière. Il invoque les articles 6 § 2 et 8 de la Convention qui se lisent ainsi :

Article 6 § 2

« 2.  Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

31.  La Cour rappelle que lorsque aucune procédure pénale n’est en cours ou n’a été ouverte, les propos imputant à autrui la responsabilité d’une infraction ou d’une autre conduite répréhensible relèvent plutôt de la protection contre la diffamation ainsi que du droit de saisir les tribunaux d’une contestation portant sur des droits de caractère civil et soulèvent des problèmes potentiels sous l’angle des articles 8 et 6 de la Convention (Zollmann c. Royaume-Uni (déc.) ; Ismoilov et autres c. Russie, no 2947/06, § 160, 24 avril 2008 ; et Mikolajová c. Slovaquie, no 4479/03, §§ 42-48, 18 janvier 2011). Elle examinera donc ce grief sous l’angle de l’article 8 de la Convention, tout en soulignant que cela ne l’empêche pas de prendre en compte les intérêts protégés par l’article 6 § 2 dans l’exercice de mise en balance effectué ci-dessous (voir, mutatis mutandis, A. c. Norvège, no 28070/06, § 47, 9 avril 2009, et Mikolajova c. Slovaquie, précité, § 44).

32.  La Cour rappelle avoir dit que la réputation d’une personne, même si cette personne est critiquée dans le cadre d’un débat public, fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, et dès lors relève aussi de sa « vie privée » (Hoon c. Royaume-Uni (déc.), no 14832/11, § 32, 31 janvier 2011). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. précité, § 64).

33.  En l’espèce, la Cour note que le requérant se plaint d’une atteinte causée à sa réputation par les constats, entérinés par la Diète, du rapport de la commission d’enquête parlementaire. Compte tenu du libellé de ces constats et de la notoriété de l’autorité qui les a émis, la Cour accepte que l’adoption et la divulgation du rapport en question ont constitué une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice d’un droit que le paragraphe 1 de l’article 8 de la Convention garantit au requérant.

34.  Elle rappelle que pareille ingérence méconnaît l’article 8 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et peut passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts (Messina (no 2) c. Italie, no 25498/94, 29.9.2000, § 63).

35.  La Cour observe qu’il ressort des attendus des jugements des juridictions nationales que le requérant a saisies d’une action en protection de sa réputation que l’adoption du rapport dénoncée est intervenue en application des dispositions pertinentes de la Constitution polonaise et de celles de la loi sur la commission d’enquête parlementaire (paragraphes 11 et 13 ci-dessus). En l’espèce, elle-même ne voit aucune raison de se départir de la conclusion des juridictions nationales sur ce point. Elle estime dès lors que l’ingérence litigieuse avait une base légale aux termes du deuxième paragraphe de l’article 8 de la Convention.

36.  La Cour relève que la tâche confiée à la commission était, en substance, celle d’enquêter sur des allégations de corruption et d’immixtion irrégulière de hautes personnalités de l’État dans le déroulement de la procédure législative. Compte tenu de la gravité de ces questions, elle estime que le fait de porter à la connaissance du public les constats de la commission visait des buts compatibles avec la Convention, à savoir la sûreté publique, la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection des droits et libertés d’autrui (Hoon, décision précitée, § 36).

37.  Il reste à déterminer si l’ingérence incriminée par le requérant était « nécessaire dans une société démocratique ».

38.  La Cour rappelle que l’affaire sur laquelle la commission avait enquêté avait pour toile de fond des faits de corruption que l’on soupçonnait de la part de hautes personnalités de l’État et dont la révélation avait déclenché un scandale politique de grande envergure (Rywin, précité, § 235). Il s’agissait, sans conteste, d’une importante question d’intérêt général sur laquelle l’opinion publique avait le droit de recevoir les informations. L’éventuelle absence de divulgation du rapport de la commission d’enquête serait allée à l’encontre de l’intérêt légitime du public d’être informé du résultat de la procédure menée par cette commission (Hoon, décision précitée, § 37).

39.  La Cour observe que les juridictions nationales ayant statué dans l’affaire relative à la protection de la réputation du requérant ont établi que, en entérinant le rapport en cause, la Diète a exprimé un avis sur la conduite de l’intéressé en tant que personnalité publique et membre de l’exécutif. Elle rappelle dans ce contexte sa jurisprudence constante selon laquelle les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, p. 1567, § 54, et Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII).

40.  La Cour note que les juridictions nationales susmentionnées ont estimé que les constats du rapport incriminé par le requérant contenaient un jugement de valeur sur la conduite de l’intéressé dont l’exactitude était insusceptible de démonstration. Elle observe de plus que ces juridictions ont considéré que les constats précités ne visaient pas à humilier l’intéressé auprès de l’opinion publique (paragraphes 11 et 13 ci-dessus).

41.  La Cour estime que les conclusions auxquelles les juridictions nationales sont parvenues sur ce point correspondent au constat auquel elle‑même a abouti aux paragraphes 25-26 ci-dessus à propos de la nature des affirmations contenues dans le rapport en cause.

42.  Elle note qu’il ressort de l’affaire Rywin que la base factuelle sur laquelle reposaient les constats du rapport de la commission n’était pas inexistante. Elle relève plus particulièrement que ce rapport a été adopté sur la base des éléments recueillis par la commission au cours de ses travaux, parmi lesquels des témoignages et des documents (Rywin, précité, § 15). Elle constate de plus que le requérant a comparu devant la commission et a fait des déclarations (paragraphe 6 ci-dessus). En l’espèce, elle-même ne dispose pas d’éléments pour conclure que les constats du rapport de la commission d’enquête ont été arbitraires ou manifestement contraires à la réalité (voir, mutatis mutandis, Montera, décision précitée). Elle rappelle avoir observé au paragraphe 27 ci-dessus que, à la suite de l’adoption du rapport de la commission d’enquête parlementaire, le requérant n’a subi aucune sanction.

43.  Pour autant que le requérant se plaint d’un déni de protection par les juridictions nationales, la Cour note que celles-ci n’ont pas décliné leur compétence pour connaître de l’affaire relative à la protection de la réputation de l’intéressé mais qu’elles ont examiné cette affaire sur le fond avant de rejeter la demande du requérant y afférente, au motif qu’aucune atteinte à la réputation de celui-ci au sens des dispositions pertinentes en la matière du code civil polonais n’était à relever (paragraphes 11 et 13 ci‑dessus).

44.  Pour ce qui est du grief du requérant concernant la campagne de presse autour de l’affaire, la Cour rappelle que les autorités nationales ne sauraient être tenues pour responsables des actes de la presse (Rywin, précité, § 232).

45.  Eu égard aux éléments qui précèdent, la Cour estime que l’ingérence alléguée dans le droit du requérant au respect de sa vie privée n’a pas été disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis.

46.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

C.  Sur le recours effectif

47.  Le requérant allègue qu’il ne disposait d’aucun recours efficace pour contester les constats du rapport de la commission d’enquête parlementaire. Il invoque à cet égard l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

48.  La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cependant, pour que l’article 13 trouve à s’appliquer à un grief, il faut que celui-ci puisse passer pour défendable (Conka c. Belgique, no 51564/99, §§ 75-76, 5 février 2002).

49.  En l’espèce, la Cour vient de conclure que le grief tiré de l’article 6 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et que les doléances formulées par le requérant sous l’angle des articles 6 § 2 et 8 sont manifestement mal fondées. Les griefs principaux du requérant ne pouvant pas être considérés comme défendables, l’article 13 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer.

50.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et qu’il doit être rejeté, en application de l’article  35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

LOLOV ET AUTRES c. BULGARIE du 21 février 2019 Requête n° 6123/11

Violation de l'Article 6-2, le texte rédigé par les autorités policières a été repris par les médias à la vieille du procès

56. Les requérants soutiennent que le texte du communiqué de presse est authentique. Ils exposent que l’information en cause était très détaillée, qu’elle ne pouvait être connue que des autorités de l’État et que la parution du même texte sur des sites d’information la veille de la date du communiqué peut s’expliquer par une fuite d’informations vers les médias. Ils estiment que les autres arguments du Gouvernement sont peu convaincants et ils soutiennent que l’article 6 § 2 de la Convention a été violé en l’occurrence.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’établissement des faits

57. La Cour observe d’emblée que l’authenticité du texte du communiqué de presse présenté par les requérants est contestée par le Gouvernement. Elle estime donc opportun de se pencher d’abord sur cette question.

58. La Cour observe que le document en cause et les articles de presse publiés entre le 28 juin et le 1er juillet 2010 ont été présentés par les requérants en annexe de leur requête introduite le 10 décembre 2010, c’est‑à-dire peu de temps après les événements. Le communiqué porte en tête les mentions « Ministère de l’Intérieur, Direction « Centre de presse et relations publiques », Direction régionale du ministère de l’Intérieur à Burgas », ainsi que la date du 29 juin 2010. Il présente des données précises sur le cours des poursuites pénales menées contre les requérants, la détention de M. Stanchev pendant soixante-douze heures ordonnée par un procureur le 27 juin 2010 (paragraphe 22 ci-dessus), et se termine par un appel à témoins lancé par la police (paragraphe 14 ci-dessus). Ces mêmes éléments se retrouvent dans les articles publiés par les médias sur le sujet (paragraphe 13 ci-dessus).

59. La Cour constate que l’information en cause est apparue sur certains sites d’information la veille de la date indiquée sur le communiqué présenté par les requérants. Le Gouvernement en déduit que le texte présenté par les requérants n’est pas authentique. Or, la Cour observe que deux des articles publiés par la suite précisaient que leur source d’information était un communiqué de presse rendu public par la police de Burgas le lundi 28 juin 2010 (paragraphe 13 ci-dessus) et non pas le 29 juin. La Cour estime que cette différence de dates peut s’expliquer, par exemple, par une erreur de plume lors de la rédaction du communiqué de presse en question ou par une fuite d’informations vers les médias avant même la publication officielle de ce document.

60. Quoi qu’il en soit, compte tenu des éléments dont elle dispose et des arguments des parties, la Cour ne voit aucune raison d’écarter le communiqué de presse présenté comme preuve par les requérants. L’authenticité de son contenu et celle de sa provenance sont corroborées par les autres éléments de preuve et le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un quelconque autre communiqué de presse émis par la police à Burgas sur cette affaire pénale.

61. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que ce communiqué de presse a été rendu public par le service de presse de la police à Burgas et qu’il a servi de base à de nombreuses publications sur l’affaire pénale en cause ou qu’il a été repris tel quel par les médias.

b) Sur l’observation de l’article 6 § 2 en l’occurrence

62. La Cour rappelle que, si la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009, et Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011).

63. Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins de l’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir, par exemple, l’arrêt Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36‑41, série A no 49, où la portée de la motivation de la décision dénoncée d’un tribunal pénal a été appréciée à la lumière de l’arrêt subséquent de la Cour Suprême). Certes, la Cour reconnaît que, eu égard à l’article 10 de la Convention, l’article 6 § 2 ne saurait empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais elle rappelle qu’il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, et Lizaso Azconobieta, précité, § 39).

64. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants remettent en cause non pas les propos d’une personne particulière chargée d’exercer des fonctions publiques, mais le contenu d’un communiqué de presse rendu public par le service de presse de la police locale. Elle estime qu’il y a lieu d’appliquer à la situation en cause les mêmes principes que ceux énoncés ci-dessus (paragraphes 62 et 63 ci‑dessus). Elle relève à cet égard qu’il s’agissait d’un communiqué officiel, émanant d’une institution publique, chargée de défendre l’ordre public et de mener des enquêtes pénales.

65. La Cour observe ainsi que le communiqué en cause commence par énoncer la mise en examen de cinq personnes pour participation à un groupe criminel. Il continue par les phrases suivantes : « L’un des participants au groupe criminel, Rangel Stanchev, âgé de 35 ans et résidant à Burgas, a été mis en détention hier pour soixante-douze heures par le parquet et il sera bientôt déféré devant le tribunal. Les deux organisateurs du groupe, les époux Svetlozar Lolov et Rumyana Lolova (âgés de 46 ans et de 47 ans respectivement), ont été inculpés en leur absence parce qu’ils se trouvent à l’étranger. » Le communiqué se poursuit par les phrases suivantes : « (...) le groupe a commis des infractions financières et des extorsions au préjudice d’entreprises et d’individus (...) », « Le groupe a également lésé le Trésor public (...) » et « (...) certains membres de ce groupe ont réalisé des profits illicites par le biais de biens immobiliers appartenant à la municipalité et à l’État ».

66. La Cour note que ces affirmations ont été rendues publiques peu après l’inculpation des trois requérants et l’arrestation de M. Stanchev (paragraphes 10, 12 et 21 ci-dessus) et avant même la comparution de ce dernier devant un tribunal.

67. Compte tenu de toutes les circonstances de l’espèce, et du sens propre des mots employés, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’informations sur le déroulement de l’enquête pénale ou la description d’un état de suspicion. Elle considère qu’ils ont véhiculé l’idée que M. et Mme Lolovi étaient les organisateurs d’un groupe criminel et que M. Stanchev était l’un des membres actifs de cette même organisation de malfaiteurs, et ce avant même que les tribunaux pénaux aient eu la possibilité de se prononcer sur le bien-fondé des accusations pénales portées à l’encontre des intéressés. La Cour observe que ces mêmes expressions ont été employées à l’égard des trois requérants dans les articles publiées par différents médias (paragraphe 13 ci-dessus). Elle note encore que les poursuites pénales contre ces trois requérants ont été abandonnées par la suite (paragraphes 19 et 20 ci-dessus).

68. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention en l’espèce.

PAS DE PROCEDURE INTERNE

80. En examinant la recevabilité du grief des requérants sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour a conclu que dès lors que l’action en dommages et intérêts fondée sur l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi sur la responsabilité de l’État est devenu accessible uniquement après la fin de la procédure pénale, dans le cadre de laquelle les requérants cherchaient à faire respecter leur droit à la présomption d’innocence, cette action ne pourrait pas être considérée comme une voie de recours interne effective à épuiser dans le cas d’espèce (paragraphe 47 ci-dessus). S’agissant de l’action fondée sur l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats, la Cour a relevé que, en l’absence de décisions des juridictions internes étayant l’argument du Gouvernement quant à l’effectivité de cette voie de recours, elle ne pourrait non plus être considérée comme une voie de recours interne effective susceptible de remédier à la violation alléguée du droit à la présomption d’innocence dont bénéficiaient les requérants (paragraphes 49‑51 ci-dessus). Force est de constater que le Gouvernement n’a invoqué aucune autre voie de recours qui aurait permis aux requérants concernés de faire valoir leur droit au respect de la présomption d’innocence.

81. La Cour estime que, dans la présente affaire, ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen du grief défendable soulevé sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention et qu’ils suffisent pour conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leur droit à la présomption d’innocence protégé par l’article susmentionné (voir, mutatis mutandis, Popovi c. Bulgarie, précité, §§ 121 et 123, et Petrov et Ivanova c. Bulgarie, précité, §§ 57 et 58).

82. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention.

MASLAROVA c. BULGARIE du 31 janvier 2019 requête n° 26966/10

Article 6-2 : Les déclarations à la presse du député PN sont allés au-delà de la simple communication d’informations. Elles pouvaient être interprétées par le grand public comme une affirmation catégorique par un haut responsable de l’État sur la culpabilité de la requérante dans le cadre de la procédure pénale pour détournement de fonds publics. En revanche la demande du procureur général et les propos du premier ministre, pour demander la levée de l'immunité parlementaire de la requérante sont restés dans le cadre de l'information judiciaire.

LA CEDH

25. La Cour rappelle d’emblée que les principes relatifs au respect de l’article 6 § 2 de la Convention dégagés dans sa jurisprudence ont été résumés dans les arrêts Allen c. Royaume-Uni [GC] (no 25424/09, §§ 92 et 93, CEDH 2013), Gutsanovi (précité, §§ 191-193) et Slavov et autres c. Bulgarie (no 58500/10, §§ 116-118, 10 novembre 2015).

26. La Cour observe que la requérante a dénoncé sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention le texte de la demande du procureur général adressée le 5 novembre 2009 au Parlement, les déclarations de la porte‑parole du parquet général lors de la conférence de presse du 6 novembre 2009, les propos attribués au Premier ministre dans un article de presse du 24 février 2010 et les propos du député P.N. publiés le 26 mars 2010. Elle estime qu’il y a lieu de se prononcer d’abord sur la recevabilité des griefs relatifs à la demande du procureur général et aux propos attribués au Premier ministre et ensuite sur la recevabilité des griefs relatifs aux déclarations de la porte-parole du parquet général et du député P.N.

a) Sur la recevabilité des griefs relatifs à la demande du procureur général et aux propos du Premier ministre

27. La Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur l’objection du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes dans le cas de ces deux griefs, car, en tout état de cause, ceux-ci sont manifestement mal fondés pour les raisons exposées ci-dessous.

28. Elle observe que la demande du procureur général du 5 novembre 2009 avait pour finalité d’obtenir la levée de l’immunité de la requérante par décision du Parlement, afin de permettre l’ouverture d’une procédure pénale à son encontre (paragraphes 8 et 17 ci-dessus). Cette demande avait été adressée à l’Assemblée nationale par voie officielle et non au grand public par le biais des médias.

29. La Cour note que, conformément aux dispositions de la législation interne, la demande devait être motivée et devait permettre aux députés d’établir s’il existait des éléments suffisamment concordants et concrets pour soupçonner la requérante de la commission d’une infraction pénale (paragraphe 17 ci-dessus). Elle constate que la demande en question était rédigée de manière à présenter toutes les informations nécessaires à la prise de la décision par les membres du Parlement de lever ou non l’immunité de la requérante : elle contenait une partie présentant le développement de l’enquête pénale et les constatations factuelles des enquêteurs, une partie concernant les constats de manquements à la législation nationale régissant les marchés publics, une partie consacrée à l’élément moral des infractions reprochées à la requérante et une partie relative à la qualification pénale des faits reprochés (paragraphe 8 ci-dessus).

30. Même si certaines expressions employées dans ladite demande pouvaient, hors contexte, prêter à confusion, la Cour estime que, compte tenu de toutes les circonstances spécifiques de l’espèce, la demande du procureur général reflétait un état de suspicion vis-à-vis de la requérante et qu’elle n’a pas porté atteinte à la présomption d’innocence de l’intéressée.

31. La Cour note que la requérante a également dénoncé les propos du Premier ministre publiés le 24 février 2010 (paragraphe 13 ci-dessus). Elle relève à cet égard que la requérante se réfère à un article publié à la date précitée dans le quotidien 24 Heures et consacré à l’enquête pénale menée contre elle. Force est de constater que la phrase dont se plaint la requérante, figurant à la fin dudit article, était rédigée sous forme de discours rapporté et reflétait de ce fait l’interprétation de l’auteur de l’article des propos attribués au Premier ministre. La Cour estime par conséquent qu’il n’est pas établi que les propos ainsi attribués par l’auteur de l’article au premier ministre ont été prononcés par celui-ci.

32. Compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que ces deux griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

b) Sur la recevabilité des griefs relatifs aux déclarations de la porte-parole du parquet général, S.K., et du député P.N.

33. La Cour note que le Gouvernement a invoqué plusieurs voies que la requérante aurait omis d’utiliser : la défense de son innocence dans le cadre de la procédure pénale ; l’introduction d’une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats ; l’introduction d’une action fondée directement sur les dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou sur l’article 6 § 2 de la Convention. Elle constate que, à la différence d’autres affaires similaires contre la Bulgarie (voir, par exemple, Petrov et Ivanova c. Bulgarie, no 45773/10, § 38, 31 mars 2016 et Popovi c. Bulgarie, no 39651/11, § 78, 9 juin 2016) le Gouvernement n’a pas invoqué le défaut d’introduction d’une action fondée sur la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages.

34. La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)) et qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

35. Dans la présente affaire, elle note que le Gouvernement a cité, en premier lieu, sept jugements des tribunaux internes de première instance en application de l’article 45 de la loi sur les obligations et les contrats. Force est de constater que ces jugements ont été rendus après les événements dont se plaint la requérante (paragraphes 11, 14 et 21 ci-dessus), qu’ils concernaient des cas de figure différents de celui de l’espèce, les propos diffamatoires ou injurieux ayant été proférés par des particuliers à l’encontre d’autres particuliers ou d’agents de l’État et non par des représentants du parquet ou un responsable politique, et qu’il n’a pas été précisé si ces jugements étaient entrés en vigueur (paragraphe 21 ci-dessus).

36. La Cour note également que le Gouvernement a ensuite cité deux actes judiciaires à l’appui de sa thèse selon laquelle une action fondée directement sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ou sur la Convention serait une voie de recours disponible et effective. Force est de constater cependant qu’il s’agissait d’un jugement d’un tribunal de première instance, qui n’était pas définitif, et d’une décision de renvoi d’une affaire de dédommagement devant un tribunal de première instance. De surcroît, ces deux actes judiciaires ont été rendus en 2011 et en 2013, c’est-à-dire après les événements dont se plaint la requérante et après l’introduction de sa requête (paragraphes 11, 14 et 22 ci-dessus).

37. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu prouver son innocence dans le cadre de la procédure pénale, la Cour rappelle avoir déjà examiné et rejeté cette objection d’irrecevabilité à l’occasion d’une autre affaire similaire contre la Bulgarie. Dans son arrêt Gutsanovi (précité, § 176) elle a rejeté cette exception, au motif que tout recours interne effectif visant à redresser une violation alléguée de la présomption d’innocence intervenue au cours de poursuites pénales pendantes doit être immédiatement ouvert au justiciable et ne doit pas être assujetti à l’issue de son procès. Elle estime que les mêmes considérations trouvent à s’appliquer dans le cas d’espèce.

38. Ces éléments suffisent à la Cour pour constater que le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse selon laquelle les recours internes qu’il suggérait étaient effectifs et disponibles. Il convient donc de rejeter son exception de non-épuisement des voies de recours internes.

39. Constatant que ces deux griefs tirés de l’article 6 § 2 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

40. La requérante soutient que les propos de la porte-parole du parquet général, S.K., et du député P.N. ont violé le principe de la présomption d’innocence. Elle indique que la porte-parole avait prononcé les propos litigieux lors d’une conférence de presse consacrée spécialement à la procédure pénale engagée contre elle et que les expressions employées donnaient l’impression qu’elle était coupable des faits qui lui étaient reprochés. Elle déclare que les propos du député P.N. étaient tout aussi catégoriques et qu’ils reflétaient le sentiment qu’elle était coupable avant même que les tribunaux ne se soient prononcés sur les charges pesant à son encontre.

41. Le Gouvernement conteste les arguments de la requérante. Il considère que les propos de la porte-parole du parquet général avaient pour but d’informer le grand public sur le cours de la procédure pénale en cause, qui avait suscité l’intérêt des médias. Quant aux propos du député P.N., il estime que ceux-ci avaient pour but d’informer le public sur le travail du comité parlementaire présidé par l’intéressé et qu’ils ne remettaient aucunement en cause la présomption d’innocence de la requérante.

42. La Cour constate que les propos de la porte-parole du parquet général dénoncés par la requérante ont été prononcés lors d’une conférence de presse spéciale consacrée à la procédure pénale menée contre la requérante, qui a eu lieu le lendemain de la demande du procureur général de levée de l’immunité de l’intéressée et le jour même où celle-ci avait donné son accord pour être poursuivie pénalement, à un moment où le public manifestait un vif intérêt à l’égard de l’affaire (paragraphes 8-11 ci‑dessus). Elle considère que, dans ces circonstances et compte tenu de sa position de porte-parole du parquet général, S.K. était tenue de prendre les précautions qui s’imposaient pour éviter toute confusion quant à la portée de ses propos sur la conduite de l’enquête pénale.

43. La Cour estime que les propos contestés sont allés au-delà de la simple communication d’informations. À ses yeux, ils indiquaient sans équivoque que la requérante était à l’origine du détournement de fonds publics ayant consisté en l’attribution de marchés publics à l’entreprise de l’un de ses amis.

44. La Cour observe ensuite que P.N., dont les propos sont également dénoncés par la requérante, était membre de l’Assemblée nationale et président adjoint du comité parlementaire ad hoc chargé d’enquêter sur les dépenses du gouvernement précédent (paragraphe 14 ci-dessus), au sein duquel la requérante avait été ministre du Travail et de la Politique sociale (paragraphe 5 ci-dessus). Elle note que, dans son interview publiée le 26 mars 2010 et consacrée au travail du comité ad hoc, P.N. s’est référé à la procédure pénale pendante contre la requérante en mentionnant le nom et la qualité de ministre de celle-ci et en qualifiant les faits d’exemple particulièrement frappant de violation de la législation sur les marchés publics et de corruption (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour reconnaît que P.N. donnait l’entretien litigieux en tant que président adjoint du comité susmentionné et qu’il cherchait, comme le soutient le Gouvernement, à clarifier la mission de son comité et à mettre en exergue les marchés publics que celui-ci avait trouvé entachés d’irrégularités importantes.

45. Toutefois, elle estime que les propos de P.N. sont également allés au-delà de la simple communication d’informations. Ils pouvaient être interprétés par le grand public comme une affirmation catégorique par un haut responsable de l’État sur la culpabilité de la requérante dans le cadre de la procédure pénale pour détournement de fonds publics.

46. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les propos de la porte-parole du parquet général, S.K., et ceux du député P.N. ont porté atteinte à la présomption d’innocence de la requérante. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

POPOVI c. BULGARIE du 9 juin 2016 requête 39651/11

Violation de l'article 8 : les propos du 1er ministre, du ministre de l'intérieur et du procureur au moment de son arrestation, sont une violation à sa présomption d'innocence.

83. Le requérant allègue que les propos de deux hauts responsables politiques, à savoir le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre, ainsi que ceux du procureur R.V. ont porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

84. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief sans pour autant formuler d’observations sur le fond à cet égard.

85. La Cour rappelle que si le principe de la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011). L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50 et 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X) ; le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41). Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49). Certes, la Cour reconnaît que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, Lizaso Azconobieta , précité, § 39).

86. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que, le 2 avril 2010, les médias ont publié les propos suivants du ministre de l’Intérieur, visant le premier requérant : « Il s’agit, de toute évidence, d’un plan ayant pour objet d’influer sur l’issue d’une procédure pénale. L’argent proposé par Tencho Popov était destiné au juge pour que l’affaire pénale ait une issue favorable à l’ex-ministre Nikolay Tsonev ». Elle note que ces propos ont été prononcés devant les médias le jour même de l’arrestation du requérant et de deux autres personnes, tous soupçonnés de corruption d’un enquêteur, et qu’ils ont été publiés le lendemain.

87. Compte tenu de ces circonstances, et du sens propre des mots employés par le ministre, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’informations sur le déroulement de l’enquête pénale ou la description d’un état de suspicion. Elle considère qu’ils ont véhiculé l’idée que le requérant avait joué un rôle d’intermédiaire dans une affaire de corruption, et ce avant même que les tribunaux pénaux aient eu la possibilité de se prononcer sur le bien-fondé des accusations pénales portées à son encontre. La Cour note que le requérant a été ensuite acquitté par les tribunaux (paragraphe 25 ci-dessus). Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef. La Cour estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les autres propos en cause du ministre de l’Intérieur.

88. Pour ce qui est des propos du procureur R.V. et du Premier ministre (paragraphes 26 et 28 ci-dessus), la Cour constate que ceux-ci étaient d’interprétation malaisée et qu’ils portaient soit, de manière générale, sur l’opération policière contre les trois suspects, soit sur les soupçons pesant à l’encontre d’un des complices présumés du requérant, M. Nikolay Tsonev. Certes, les expressions employées, en particulier la référence à une importante fête religieuse, pouvaient heurter la sensibilité du requérant et du grand public. Cependant, la Cour considère que les propos du Premier ministre et du procureur R.V. n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence dont bénéficiait le requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

ALEXEY PETROV c. BULGARIE du 31 mars 2016 requête 30336/10

OPÉRATION PIEUVRE sur l'arrestation des membres de la mafia : Violation de l'article 6-2 pour le chef du parquet et de la police de la ville de Sofia mais pas pour les membres du Gouvernement plus prudents

65. Le requérant allègue que les propos tenus par un certain nombre de magistrats et responsables politiques – à savoir le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur, le secrétaire du ministère de l’Intérieur, le procureur général, le procureur général adjoint, le chef du parquet de la ville de Sofia, le procureur S.K. et deux députés à l’Assemblée nationale, V.S. et I.K – à l’occasion des poursuites pénales menées à son encontre ont constitué des atteintes à sa présomption d’innocence. Il critique la teneur de ces propos, en ce qu’il aurait été décrit comme le chef d’une puissante organisation de type mafieux, alors même qu’aucune condamnation n’aurait été prononcée à son encontre par un tribunal.

66. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il indique que les propos contestés avaient pour seul but d’informer l’opinion publique sur les progrès des investigations dans une affaire pénale qui avait suscité l’intérêt des médias et qui concernait le crime organisé. Il ajoute que les magistrats et responsables politiques susmentionnés n’ont aucunement remis en cause l’innocence présumée du requérant et qu’ils se sont limités à des commentaires sur l’existence de soupçons raisonnables pesant sur ce dernier. Le Gouvernement indique également que les responsables politiques et les procureurs en question ne pouvaient influencer ni l’issue des poursuites pénales ni les décisions des magistrats appelés à se prononcer sur la culpabilité du requérant.

67. La Cour rappelle que si le principe de la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011). L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50 et 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X) ; le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41). Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49). Certes, la Cour reconnaît que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, Lizaso Azconobieta, précité, § 39).

68. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’abord que le ministre de l’Intérieur s’est exprimé devant les médias à plusieurs reprises entre le 10 et le 19 février 2010 au sujet de l’opération « Pieuvre » et que cette période coïncidait avec la phase initiale de la procédure pénale dirigée contre le requérant et ses complices présumés (paragraphes 10-13 ci‑dessus). Dans ses propos, le ministre se référait au requérant en utilisant tantôt ses nom et prénom, tantôt le sobriquet « le Tracteur ».

69. La Cour tient à souligner la teneur des propos tenus par le ministre de l’Intérieur. Le jour même de l’arrestation du requérant, le ministre s’est exprimé ainsi : « Je peux tout de même vous dire que les détenus faisaient partie d’un groupe criminel bien hiérarchisé qui commettait des crimes depuis plus de dix ans. (...) Il s’agit d’un groupe criminel extrêmement bien organisé, [agissant] sur le territoire du pays, qui a réussi à créer dans les dix dernières années « la pieuvre », dont on parle aujourd’hui (...), par fraude à la TVA, blanchiment d’argent, trafic d’influence et tout ce qui est lié à cette partie du code pénal. (...) Je peux dire que tous les [individus] arrêtés hier soir et aujourd’hui sont des personnes qui se trouvent aux niveaux élevés de cette organisation criminelle hiérarchisée. Vous savez que ce matin ont été arrêtés les frères Dambov qui étaient à l’entrée et à la sortie de [l’usine] « Kremikovtsi » ces dernières années, mais aussi le « Tracteur », (...). » (paragraphe 16 ci-dessus). Deux jours plus tard, il a tenu les propos suivants : « Le simple fait qu’au cours des derniers jours on ne parle pas des autres membres du groupe, mais uniquement de Alexey Petrov, indique qu’il est placé beaucoup plus haut » (paragraphe 17 ci‑dessus). Trois jours après, dans une interview publiée dans la presse écrite, le ministre a répondu à la question du journaliste « Qui est à la tête de « la pieuvre », Alexey Petrov ou quelqu’un d’autre ? » ce qui suit : « Il est la figure respectée dans le processus de mise en place de ce groupe criminel hautement hiérarchisé et il a joué un rôle essentiel partout. (...) » (paragraphe 18 ci-dessus). De plus, un autre quotidien a cité les propos suivants du ministre : « Tout le monde sait qui est la personne qui contrôle la plupart des gens dans les milieux de l’assurance et des vols de voitures. Mais les agissements de H. ne sont pas [faits] à l’insu de celui qui se trouve au niveau supérieur, et c’est notamment Alexey Petrov, alias « le Tracteur ». (...) Le fait qu’Alexey Petrov a été agent d’infiltration n’est que de la poudre aux yeux. On peut affirmer sans hésitation que la mafia a fait infiltrer l’un de ses hommes dans l’État. (...) » (paragraphe 19 ci-dessus).

70. La Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’information sur le déroulement des enquêtes pénales ou la description d’un état de suspicion. Lesdits propos indiquaient sans équivoque que le requérant avait créé et dirigé une importante organisation criminelle. Compte tenu du court laps de temps qui s’était écoulé depuis l’arrestation du requérant et du vif intérêt manifesté par les médias et par le grand public à l’égard de cette affaire pénale, la Cour estime que ces propos du ministre étaient susceptibles de créer chez le grand public l’impression que l’intéressé était coupable des infractions pénales qui lui étaient reprochées.

71. S’agissant ensuite des propos tenus en février 2010 par le procureur N.K., chef du parquet de la ville de Sofia, la Cour note que celui‑ci a également fait des commentaires sur l’enquête (paragraphe 29 ci‑dessus). En parlant des preuves rassemblées, et notamment des dépositions de certains nouveaux témoins, le procureur a indiqué : « Quand le leader d’un groupe criminel est détenu, les témoins deviennent plus courageux. ».

72. La Cour constate que cette phrase visait directement le requérant et que le procureur en question déclarait sans équivoque que celui-ci était à la tête d’une organisation criminelle. La phrase en question constituait ainsi une affirmation de la culpabilité du requérant, et non pas un simple avis sur l’existence d’une suspicion à l’encontre de ce dernier.

73. Concernant, enfin, tous les autres propos des responsables politiques et des procureurs que le requérant a dénoncés, la Cour observe que ceux-ci visaient, de manière générale l’opération policière « Pieuvre » et le déroulement de l’enquête qui s’en est suivie. Certains de ces propos ne mentionnaient pas le requérant (voir paragraphes 20 et 21 ci-dessus), et d’autres mentionnaient celui-ci, sans pour autant aller jusqu’à affirmer qu’il était coupable des charges portées à son encontre (voir paragraphes 22-28 et 30 ci-dessus).

74. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour estime les propos du ministre de l’Intérieur et du procureur N.K., chef du parquet de la ville de Sofia, ont reflété le sentiment que le requérant était coupable des infractions pénales qui lui étaient reprochées avant même le prononcé des tribunaux sur le fond des accusations portées à son encontre. Ces derniers propos ont donc emporté violation de l’article 6 § 2 de la Convention. En revanche, les propos du Premier ministre, du secrétaire du ministère de l’Intérieur, du procureur général, du procureur général adjoint, du procureur S.K. et des députés à l’Assemblée nationale, V.S. et I.K., n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

PETROV ET IVANOVA c. BULGARIE du 31 mars 2016 requête 45773/10

OPÉRATION PIEUVRE sur l'arrestation des membres de la mafia : Violation de l'article 6-2 pour le chef du parquet et de la police de la ville de Sofia mais pas pour les membres du Gouvernement plus prudents.

42. Le requérant allègue que les propos de plusieurs responsables politiques et procureurs ont porté atteinte à sa présomption d’innocence. Il dénonce en particulier les interventions médiatiques du ministre de l’Intérieur, du Premier ministre, du secrétaire du ministère de l’Intérieur, du député V.S., du procureur général, du procureur général adjoint, du procureur de la ville de Sofia et du procureur S.K. qui ont eu lieu pendant la période comprise entre décembre 2009 et juillet 2010.

43. Le Gouvernement n’a pas formulé des observations sur ce grief.

44. La Cour rappelle que si le principe de la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011). L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50 et 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X) ; le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41). Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49). Certes, la Cour reconnaît que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, Lizaso Azconobieta , précité, § 39).

45. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que, de tous les propos des responsables politiques et procureurs mis en cause par le requérant, uniquement ceux du ministre de l’Intérieur ont fait référence directement à l’intéressé puisqu’il y a été mentionné par son sobriquet, « le Hamster ». Dans son interview publiée le 1er février 2010, le ministre de l’Intérieur a déclaré : « Puisque nous et le parquet avons inculpé le Hamster, il a fait partie de ce groupe criminel». Le 15 février 2010, le ministre a tenu les propos suivants concernant le requérant : « Dans les deux opérations « Les effrontés » et « Pieuvre », on retrouve les mêmes personnes. Un exemple typique est le « Hamster ». Tout le monde sait qui est la personne qui contrôle la plupart des gens dans les milieux de l’assurance et des vols de voitures. Mais les agissements du Hamster ne sont pas à l’insu de celui qui se trouve au niveau supérieur ... ».

46. Force est de constater que les propos litigieux ont été tenus à l’occasion de deux opérations consécutives de la police, où le requérant avait été détenu pour des soupçons de participations à un groupe criminel organisé et où son sobriquet était connu au large public grâce aux multiples publications dans la presse écrite et dans les médias électroniques qui se référaient à lui tantôt par ses nom et prénom, tantôt par son sobriquet (voir paragraphes 9, 10, 15 et 18 ci-dessus). Compte tenu de ces circonstances et du sens propre des mots employés par le ministre, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’information sur le déroulement des enquêtes pénales. La Cour considère qu’ils ont véhiculé l’idée que le requérant était un des membres les plus influents d’une organisation de type mafieux, avant même que les tribunaux pénaux aient eu la possibilité de se prononcer sur le bien-fondé des accusations pénales portées à son encontre. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

47. Pour ce qui est des tous les autres propos des responsables politiques et des procureurs que le requérant a dénoncés, la Cour observe que ceux-ci visaient, soit de manière générale les opérations policières « Les effrontés » et « Pieuvre » (voir paragraphes 23 et 24 ci-dessus), soit plus particulièrement trois autres suspects dans le cadre des enquêtes pénales menées à l’issue de ces opérations, notamment Alexey Petrov, K. et P. (voir paragraphes 13, 25 et 26 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime que les propos dénoncés du Premier ministre, du secrétaire du ministère de l’Intérieur, du député V.S., du procureur général, du procureur général adjoint, du procureur de la ville de Sofia et du procureur S.K. n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

STOYANOV ET AUTRES c. BULGARIE du 31 mars 2016 requête du 31 mars 2016

OPÉRATION PIEUVRE EN BULGARIE contre la mafia : Violation de l'article 6-2 : les propos du ministre de l'intérieur est une violation du droit à la présomption d'innocence.

101. La Cour rappelle que si le principe de la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011). L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50 et 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X) ; le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41). Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49). Certes, la Cour reconnaît que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, Lizaso Azconobieta , précité, § 39).

102. Les deux requérants dénoncent d’abord les propos suivants du Premier ministre, publiés le 10 février 2010 dans le quotidien Trud : « Je suis sûr que les preuves, rassemblées par le ministère de l’Intérieur durant l’opération « Pieuvre », tiendront devant les tribunaux ».

103. La Cour observe que le Premier ministre n’a pas mentionné de manière expresse les deux premiers requérants et qu’il s’est limité à affirmer sa confiance vis-à-vis du travail des forces de l’ordre au cours de l’opération « Pieuvre ». La Cour estime que la phrase en question n’a pas porté atteinte à la présomption d’innocence des deux requérants.

104. Par ailleurs, la Cour note que les requérants Plamen et Yordan Stoyanovi ont également dénoncé les nombreuses interventions médiatiques du ministre de l’Intérieur faites pendant la période comprise entre février et mai 2010.

105. La Cour observe que, le 10 février 2010, le ministre en question a donné une interview téléphonique pour le programme du matin de la télévision nationale (paragraphe 33 ci-dessus) et que le journaliste lui a demandé des informations sur le déroulement de l’opération « Pieuvre ». Dans sa réponse, le ministre a mentionné les sobriquets de quatre personnes détenues au cours de cette opération, y compris ceux des deux requérants : « les frères Dambov ». Il a affirmé ce qui suit à propos de ces personnes : « Il s’agit d’un groupe criminel extrêmement bien organisé [agissant] sur le territoire du pays, qui a réussi à créer dans les dix dernières années « la pieuvre », dont on parle aujourd’hui (...), par fraude à la TVA, blanchiment d’argent, trafic d’influence et tout ce qui est lié à cette partie du code pénal ». Se référant toujours aux mêmes personnes, il a ajouté : « Je peux dire que tous les [individus] arrêtés hier soir et aujourd’hui sont des personnes qui se trouvent aux niveaux élevés de cette organisation criminelle hiérarchisée. Vous savez que ce matin ont été arrêtés les frères Dambov qui étaient à l’entrée et à l’issue de [l’usine] Kremikovtsi ces dernières années (...) Ils s’occupent tous des activités qui viennent d’être énumérées et ce sont des personnes qui exerçaient l’influence nécessaire pour que cette organisation criminelle ne soit pas embêtée pendant ces dix dernières années ».

106. La Cour relève que l’interview en cause a été donnée le jour même de l’arrestation des deux requérants (paragraphe 24 ci-dessus), avant leur comparution devant un juge compétent pour se prononcer sur la légalité de leur détention (paragraphe 30 ci-dessus) et dans le contexte d’un large intérêt médiatique porté à cette affaire (paragraphe 32 ci-dessus). Compte tenu de ces circonstances et du sens propre des mots employés par le ministre, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’information sur le déroulement des enquêtes pénales : ils étaient susceptibles de créer chez le grand public l’impression que les intéressés occupaient une place privilégiée dans la hiérarchie d’une puissante organisation de type mafieux. De ce fait, elle considère que ces propos étaient incompatibles avec l’article 6 § 2 de la Convention.

107. Compte tenu de cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se pencher sur la question de savoir si les autres interventions médiatiques du ministre de l’Intérieur ont également porté atteinte à la présomption d’innocence des requérants.

108. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.

SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE du 10 novembre 2015 requête 58500/10

Violation de l'article 6-2 : les propos du ministre de l'intérieur est une violation du droit à la présomption d'innocence.

a) Principes généraux

116. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le deuxième paragraphe de l’article 6 figure parmi les éléments d’un procès pénal équitable (voir, entre autres, Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, 12 juillet 2013). Ce principe se trouve méconnu si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable. Dans ce contexte, le choix des termes employés par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction revêt une importance particulière (voir, parmi beaucoup d’autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X). Ce qui importe, néanmoins, c’est le sens réel des déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été formulées (Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 44, 28 octobre 2004).

117. Une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).

118. La Cour rappelle par ailleurs que l’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 49, 50, 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras, précité, § 44), ou le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 37 et 41, série A no 308).

b) Application de ces principes en l’espèce

119. L’intéressé se plaint d’abord des propos du ministre de l’Intérieur publiés le 1er avril 2010 par le journal Cherno more. La Cour observe que le ministre a divulgué des informations concrètes qui avaient été recueillies au cours de l’enquête pénale et qui portaient notamment sur le mode opératoire du groupe de suspects. Le ministre a affirmé que l’argent détourné avait été versé sur les comptes de ces personnes (paragraphe 38 ci-dessus). Il a aussi indiqué que deux des suspects, à savoir M. Gutsanov et le requérant – qu’il a désigné sous son sobriquet, Dankata –, entretenaient des relations privilégiées et il a ajouté : « (...) ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois contrats pour environ deux millions d’euros et pour des autobus de seconde main. ».

120. La Cour observe que l’interview en cause a été donnée par le ministre le lendemain de l’arrestation du requérant et avant toute comparution de ce dernier devant un tribunal (paragraphes 27 et 31 ci‑dessus), qu’elle a été publiée à un moment où le public manifestait un vif intérêt à l’égard de l’affaire et qu’elle visait exclusivement le déroulement de l’opération « Méduses ». La Cour considère que, dans ces circonstances et compte tenu de sa position de haut responsable du gouvernement en exercice, le ministre de l’Intérieur était tenu de prendre les précautions qui s’imposaient pour éviter toute confusion quant à la portée de ses propos sur la conduite et les résultats de l’opération « Méduses ».

121. Elle estime que les propos contestés sont allés au-delà de la simple communication d’informations. En particulier, la phrase « ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années (...) » visait expressément M. Slavov et l’un de ses complices présumés, M. Gutsanov. Elle indiquait sans équivoque que les opérations de malversation et de détournement de fonds publics avaient été effectuées par ces deux hommes. Compte tenu du court laps de temps qui s’était écoulé depuis l’arrestation du requérant et du vif intérêt manifesté par les médias et par le grand public à l’égard de cette affaire pénale, la Cour estime que ces propos du ministre étaient susceptibles de créer chez le grand public l’impression que l’intéressé faisait partie des « cerveaux » d’un groupe criminel ayant détourné des fonds publics importants.

122. Elle admet que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas de conclure qu’il s’agissait d’un acte prémédité de la part du ministre. Cela étant, elle rappelle que l’absence d’intention de nuire à la présomption d’innocence n’exclut pas le constat de violation de l’article 6 § 2 de la Convention et elle conclut que les propos du ministre de l’Intérieur ont porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant.

123. Le requérant se plaint ensuite que le procureur régional de Varna, Vl.Ch., ait également porté atteinte au principe de la présomption d’innocence. Il dénonce notamment ses propos rapportés par deux journaux différents le 1er et le 2 avril 2010.

124. La Cour observe que le premier des deux articles dénoncés, publié par le quotidien Dnevnik le 1er avril 2010 (paragraphe 39 ci-dessus), contenait plusieurs citations des propos du procureur régional. Le procureur avait révélé des éléments d’information factuels rassemblés au cours de l’enquête en cause. Force est de constater cependant que le requérant n’a été mentionné ni par ses nom et prénom, ni par son sobriquet. De surcroît, l’article citait les propos suivants du procureur régional : « L’opération « Méduses » en est à son stade initial (...). Le gros du travail reste à faire, il est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on fera savoir au public qui était à la tête du groupe. » Ces propos indiquaient clairement qu’il ne s’agissait que d’hypothèses qui émergeaient au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête et qui nécessitaient davantage de vérifications pour être confirmées ou démenties. Il est vrai que l’article se terminait par la phrase suivante : « D’après le procureur Ch., les agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont causé un préjudice de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. » La Cour constate cependant que ce sont des propos rapportés, qui émanaient de l’auteur de l’article et qu’ils n’indiquent pas clairement si le requérant faisait partie des personnes visées par cette phrase.

125. À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que l’article en cause ne contenait aucun propos émanant du procureur régional susceptible d’être considéré comme ayant porté atteinte au droit du requérant d’être présumé innocent.

126. Concernant le deuxième article de presse mis en cause par M. Slavov, paru le 2 avril 2010 dans le quotidien Standart, la Cour observe que le passage qui faisait référence au requérant était rédigé sous la forme du discours rapporté (paragraphe 40 ci-dessus). Elle n’est pas en mesure d’établir quels étaient les termes exacts que le procureur avait prononcés et que l’auteur de l’article en cause a rapportés sans les citer expressément. Elle estime dès lors qu’il n’est pas établi, au-delà de tout doute raisonnable, que le procureur régional a porté atteinte au droit à la présomption d’innocence du requérant.

127. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 pour ce qui est des propos du procureur régional de Varna.

128. M. Slavov dénonce enfin les motivations des décisions du 3 avril et du 18 mai 2010 du tribunal régional de Varna ordonnant son maintien en détention. La Cour observe pour sa part qu’il s’agissait d’une procédure qui avait pour but de déterminer si le maintien du requérant en détention provisoire était justifié et nécessaire. Dans le cadre de celle-ci, le juge du tribunal régional devait s’assurer d’abord qu’il existait toujours des raisons plausibles de soupçonner le requérant de la commission d’une infraction pénale. Dans la décision du 3 avril 2010, le magistrat a répondu à cette question en employant les termes suivants : « Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de savoir s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des preuves rassemblées à cette étape de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé ». Bien que la deuxième partie de la deuxième phrase paraisse quelque peu ambiguë, la Cour estime que ces termes n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence dès lors que l’on prend en compte la première partie de cette phrase, où il est mentionné sans ambivalence qu’« un tel soupçon existe ».

129. Dans sa décision du 18 mai 2010, le juge du tribunal régional s’est exprimé ainsi : « [Le tribunal] estime qu’une infraction pénale a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci (...) ».

130. La Cour considère que cette phrase, prononcée par un magistrat du siège, est allée au-delà de la simple description d’un état de suspicion et qu’elle s’analyse en une déclaration de culpabilité de l’intéressé prononcée avant toute décision sur le fond dans l’affaire pénale en question. Elle rappelle à cet effet qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pénale pour laquelle il a été inculpé (Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 48, CEDH 2006‑X).

131. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour estime que ni les propos du procureur régional de Varna ni la motivation de la décision du tribunal régional de Varna du 3 avril 2010 n’ont enfreint le droit du requérant à être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Elle estime, en revanche, que les propos tenus par le ministre de l’Intérieur dans l’interview publiée le 1er avril 2010 et la motivation de la décision du 18 mai 2010 du tribunal régional de Varna ont porté atteinte au droit à la présomption d’innocence de l’intéressé. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

PONCELET c. Belgique Requête no 44418/07 du 30 MARS 2010

45.  Le Gouvernement soutient que les procès-verbaux litigieux n'étaient pas publics et, par conséquent, on ne peut pas considérer que l'innocence présumée du requérant ait été publiquement ébranlée. Le pouvoir de décision des enquêteurs quant au résultat de la procédure est inexistant. Les constatations des enquêteurs sont examinées par les juridictions comme faisant partie du dossier. A cet égard, les procès-verbaux sont soumis à la contradiction des parties, notamment devant les juridictions de fond et sont appréciés de manière impartiale par les juges.

46.  Le Gouvernement souligne que si les enquêteurs ne peuvent communiquer leurs opinions personnelles dans les procès-verbaux, ils peuvent faire état de leurs constatations et conclusions. La force probante qui s'attache aux procès-verbaux ne concerne que les faits matériels et non pas les appréciations du verbalisateur.

47.  Le Gouvernement se livre à un examen des propos des enquêteurs en citant plusieurs extraits des procès-verbaux afin de démontrer que ceux-ci ne pouvaient pas porter atteinte à la présomption d'innocence du requérant.

48.  Le requérant reproche au Gouvernement de tenter de justifier longuement dans ses observations le comportement et les propos tenus par l'enquêteur dans ses procès-verbaux. De cette manière, il ne fait que continuer à violer la présomption d'innocence. La position du Gouvernement est d'autant plus blessante qu'au moment où il a rédigé ses observations, il avait parfaitement connaissance du jugement du 19 juin 2008. Le requérant soutient qu'une publicité a été donnée aux procès-verbaux litigieux puisqu'il a fait l'objet d'un procès public devant le tribunal correctionnel, puis devant la cour d'appel. Des articles sont également parus dans la presse au stade de l'instruction en novembre 1995, lors des perquisitions, et puis en mars 2008, suite aux audiences devant le tribunal correctionnel.

49.  La Cour rappelle que la présomption d'innocence consacrée par le paragraphe 2 de l'article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (voir notamment les arrêts Deweer c. Belgique du 27 février 1980, série A no 35, p. 30, § 56, Minelli c. Suisse du 25 mars 1983, série A no 62, p. 15, § 27, Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, série A no 308, p. 16, § 35, et Bernard c. France du 23 avril 1998, § 37).

50.  L'article 6 § 2 régit l'ensemble de la procédure pénale, indépendamment de l'issue des poursuites, et non le seul examen du bien-fondé de l'accusation (Minelli, précité, § 30).

51.  Cette disposition garantit à toute personne de ne pas être désignée ni traitée comme coupable d'une infraction avant que sa culpabilité n'ait été établie par un tribunal (voir, mutatis mutandis, Allenet de Ribemont, précité, pp. 16-17, §§ 35-36, et Y.B. et autres c. Turquie, arrêt du 28 octobre 2004, § 43). Dès lors, elle exige, entre autres, qu'en remplissant leurs fonctions, les membres du tribunal ne partent pas de l'idée préconçue que le prévenu a commis l'acte incriminé (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, arrêt du 6 décembre 1988, série A no 146, § 77). La présomption d'innocence se trouve atteinte par des déclarations ou des décisions qui reflètent le sentiment que la personne est coupable, qui incitent le public à croire en sa culpabilité ou qui préjugent de l'appréciation des faits par le juge compétent (Y.B. et autres, précité, § 50).

52.  Avec le Gouvernement, la Cour estime qu'il convient de distinguer la présente affaire des arrêts précités Allenet de Ribeaumont et Y.B. et autres dans lesquels elle a constaté une violation de la présomption d'innocence car les autorités avaient fait des déclarations publiques, notamment à la presse, qui incitaient le public à croire en la culpabilité des requérants et préjugeaient de l'appréciation des faits par les juges compétents.

53.  La Cour note, en premier lieu, que les procès-verbaux litigieux constituaient la base du dossier répressif qui a servi pour engager les poursuites contre le requérant. Ces procès-verbaux étaient établis par l'inspecteur principal du service d'enquêtes du comité supérieur de contrôle du ministère des travaux publics. Il ne s'agissait donc pas de documents émanant d'un juge d'instruction ou d'un membre d'une formation judiciaire ayant eu à juger le requérant

54.  La Cour relève par la suite que la chambre du conseil a considéré que la présomption d'innocence avait été violée en raison du parti pris adopté dès le départ par l'inspecteur principal tout au long du dossier et se manifestant par des considérations, non seulement peu objectives, mais résolument partisanes. La chambre du conseil a conclu ainsi : « S'il n'est pas exigé de la part des enquêteurs qu'ils enquêtent à charge et à décharge, il ne se conçoit pas qu'ils se muent en accusateur, en violation de la présomption d'innocence ».

55.  Toutefois, au moment de l'introduction de la requête, l'affaire du requérant n'avait pas encore été portée devant les juridictions de fond. La Cour considère que l'on ne saurait apprécier s'il y a eu violation de la présomption d'innocence sur la base du seul examen de la phase d'instruction sans examiner d'abord si le requérant a disposé d'un droit de contradiction effectif devant les juridictions de fond et si ces juridictions ont évalué avec impartialité tous les éléments portés devant elles, notamment les procès-verbaux rédigés par l'enquêteur. On pourrait en fait se demander si, eu égard au contexte et au stade auquel les déclarations et considérations incriminées ont été utilisées, l'inspecteur visait non la question de savoir si la culpabilité du requérant était établie, mais celle de savoir si le dossier renfermait suffisamment d'éléments pour justifier le renvoi du requérant en jugement.

56.  Or, la Cour ne perd pas de vue les constats du tribunal correctionnel dans son jugement du 19 juin 2008. Selon ce tribunal, dès son premier procès-verbal, l'inspecteur principal avait fait fi des explications qui lui étaient apportées ; il avait pris le parti que les éventuelles erreurs de l'administration n'en étaient pas et avaient été commises sciemment. Or, ce procès-verbal avait motivé la mise à l'instruction du chef de faux et de corruption. La suite de l'enquête s'est déroulée à partir de ces préjugés. Le tribunal a conclu que l'inspecteur avait initié son enquête avec des a priori défavorables aux prévenus et que les considérations formulées ne résultaient pas d'une analyse rigoureuse des éléments en sa possession mais bien de ses préjugés. Le tribunal concluait que l'enquête avait été menée en violation de la présomption d'innocence et des droits de la défense.

57.  Il ressort effectivement de l'examen du dossier que l'enquêteur a mené son enquête à charge, sans prendre en considération ni les éléments à décharge ni les explications fournies par le requérant. Du reste, dans le volet « P. » du dossier, l'utilisation de certaines expressions par l'enquêteur manifesterait l'attitude partisane de celui-ci : en effet, il relevait que le requérant avait « sciemment contourné toute la réglementation en vigueur », qu'il y avait « manifestement une volonté de ne pas nuire à P. et une complicité dans la fraude », qu'il était « manifeste que la raison des voyages effectués (...) sur le compte des fournisseurs était de passer quelques moments agréables ». De même, dans le volet « S. », l'enquêteur faisait état d'une « mascarade orchestrée par Poncelet » (paragraphes 9-10 ci-dessus).

58.  La Cour note que, statuant sur l'appel interjeté par le ministère public, la cour d'appel de Liège a infirmé les conclusions précitées du tribunal correctionnel. Par son arrêt du 10 juin 2009, elle a réformé le jugement entrepris et déclaré recevables les poursuites exercées à charge du requérant pour constater ensuite l'extinction de l'action publique par l'effet de la prescription en faveur de celui-ci.

59.  La Cour rappelle que l'article 6 ne consacre pas un droit à l'obtention d'un résultat déterminé à l'issue d'un procès pénal ni, par conséquent, au prononcé d'une décision expresse de condamnation ou d'acquittement sur les accusations formulées (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 68, 3 décembre 2009). Le fait que des poursuites pénales dirigées contre un accusé ne soient pas conclues par une telle décision expresse ne constitue pas une atteinte à la présomption d'innocence (Withey c. Royaume-Uni (déc.), no 59493/00, 26 août 2003).

60.  A n'en pas douter, l'arrêt de la cour d'appel ne contient aucun motif qui donnerait à penser que celle-ci considère le requérant comme coupable. Toutefois en réformant le jugement du tribunal correctionnel et en déclarant recevables les poursuites contre lui tout en constatant en même temps l'extinction des poursuites par prescription, la cour d'appel a en fait invalidé les effets de la décision de la chambre du conseil du 7 septembre 2006 et le jugement du tribunal correctionnel constatant une atteinte à la présomption d'innocence. Alors que les poursuites contre lui ont été engagées et maintenues en dépit de la méconnaissance de la présomption d'innocence et droits de la défense, comme l'a reconnu du reste le tribunal correctionnel, l'arrêt de la cour d'appel a cristallisé le sentiment que seule la prescription a pu éviter au requérant une condamnation.

61.  Dans la mesure où le Gouvernement évoque l'arrêt Daktaras c. Lituanie (no 42095/98, CEDH 2000-X), la Cour estime que la présente affaire s'en distingue par au moins trois éléments qui lui semblent déterminants. D'une part, dans cet arrêt, était en cause une déclaration du procureur proclamant le requérant coupable ; d'autre part, la procédure avait abouti à la condamnation du requérant ; enfin, et surtout, à la différence de la présente affaire, à aucun moment et par aucune autorité judiciaire,  il n'y avait eu reconnaissance de la violation de la présomption d'innocence du requérant. Il est vrai que la Cour apprécie de manière autonome les faits qui ont amené les juridictions nationales à pencher en faveur de l'une ou de l'autre thèse en matière de présomption d'innocence mais, en l'espèce, elle n'aperçoit aucune raison d'estimer que le constat du tribunal correctionnel était arbitraire.

62.  Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la présomption d'innocence du requérant, garantie par l'article 6 § 2 de la Convention, a été enfreinte.

Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995 Hudoc 497 requête 15175/89

L'arrêt concerne un individu accusé publiquement par le ministre de l'intérieur de complicité d'assassinat du ministre de Broglie. Cet individu bénéficia pourtant d'un non-lieu quelques temps plus tard:

"La Cour constate qu'en l'espèce, certains des plus hauts responsables de la police française désignant Monsieur Allenet de Ribemont sans nuance, ni réserve, comme l'un des instigateurs, et donc le complice, d'un assassinat. Il s'agit à l'évidence d'une déclaration de culpabilité qui, d'une part, incitait le public à croire en celle-ci et, de l'autre, préjugeant de l'appréciation des faits par les juges compétents. Partant, il y a violation de l'article 6§2 de la Convention"

HUSEYN et Autres C. Azeybaïdjan

requêtes 35485/05, 45553/05, 35680/05, 36085/05 du 26 juillet 2011

La procédure pénale engagée contre quatre opposants politiques accusés d’avoir incité des manifestants à la violence était inéquitable

Les requérants, Panah Chodar oglu Huseyn, Rauf Arif oglu Abbasov, Arif Mustafa oglu Hajili et Sardar Jalal oglu Mammadov, sont des ressortissants azerbaïdjanais nés respectivement en 1957, 1966, 1962 et 1957 et résidant à Bakou. Membres actifs bien connus de l’opposition politique, ils soutenaient tous Isar Gambar, principal candidat de l’opposition aux élections présidentielles de 2003.

M. Gambar perdit les élections du 15 octobre 2003. Le soir même, des sympathisants de l’opposition se rassemblèrent devant le siège de l’un des partis d’opposition, situé au centre de Bakou, pour revendiquer la victoire de leur candidat. Le lendemain, un certain nombre de sympathisants de l’opposition se rassemblèrent de nouveau dans le centre ville. D’après les rapports officiels, les manifestants, incités à la violence par les chefs de l’opposition, endommagèrent des voitures, des bâtiments et d’autres biens publics. La police anti-émeutes et des militaires arrivèrent sur les lieux pour disperser cette manifestation non autorisée, ce qui donna lieu à des heurts violents. D’après les récits des manifestants, les policiers eurent recours à une force excessive et indiscriminée contre toute personne se trouvant dans les parages.

Plusieurs centaines de personnes furent arrêtées pendant ces événements et les jours qui suivirent, dont les quatre requérants. M. Huseyn allègue avoir subi des mauvais traitements répétés dans un centre de détention du département du crime organisé du ministère de l’Intérieur, où on l’a tout d’abord gardé pendant quatre jours.

Les griefs qu’il a introduits en février 2004 devant le parquet puis devant le tribunal de première instance ont été rejetés pour défaut de fondement. Après leur arrestation, trois des requérants se seraient vu refuser l’accès à un avocat pendant plusieurs jours.

Les requérants furent accusés d’« organisation de troubles à l’ordre public » et d’« usage de violences contre des fonctionnaires de l’Etat », sur le fondement du code pénal. Une fois terminée l’enquête préliminaire en mars 2004, leurs avocats eurent très peu de temps – un jour ouvré pour l’avocat de M. Huseyn et moins de 100 heures pour les avocats de M. Abbasov – pour étudier le dossier, qui comportait des milliers de pages de documents et plusieurs vidéos. L’affaire des requérants (qui concernait aussi trois autres personnes) fut disjointe d’une autre affaire pénale ouverte en relation avec les manifestations d’octobre 2003 et concernant un grand nombre de personnes, et ce apparemment pour accélérer la procédure.

Lors d’une audience préliminaire tenue en mai 2004, les avocats des requérants se plaignirent au tribunal de première instance des risques qui pesaient selon eux sur leur sécurité, alléguant qu’ils avaient été agressés par des policiers alors qu’ils donnaient un entretien devant la salle d’audience. On ne sait pas si le tribunal a pris des mesures à cet égard. Les requérants récusèrent deux des juges, signalant que le fils de l’un d’eux travaillait au parquet général et était le subordonné du chef de l’équipe enquêtant dans leur affaire, et que l’autre juge était le frère d’un enquêteur du parquet général qui avait fait partie pendant quelques mois de l’équipe menant l’enquête sur leur affaire. Le tribunal rejeta ces demandes de récusation, considérant notamment que la dernière personne n’avait travaillé que sur l’affaire pénale dont celle des requérants avait été disjointe et ne faisait plus partie de l’équipe enquêtrice depuis janvier 2004.

Pendant le procès, les requérants s’opposèrent en outre à l’utilisation comme preuves de déclarations de plusieurs policiers produites par l’accusation au motif que, d’après le procès-verbal, elles avaient toutes été recueillies par le même enquêteur au même moment et étaient mot pour mot identiques. Lors d’un contre-interrogatoire, les avocats des requérants relevèrent un certain nombre d’incohérences dans les déclarations formulées par les policiers avant et pendant l’audience. Confrontés à ces incohérences, certains policiers se rétractèrent ou modifièrent en partie leur témoignage. Le tribunal admit toutefois ces déclarations à titre de preuves et ne fit ensuite pas état des objections des requérants dans son jugement. Il admit ensuite les témoignages de personnes précédemment condamnées dans le cadre de la manifestation d’octobre 2003, alors que certaines d’entre elles avaient rétracté leurs déclarations antérieures au procès dirigées contre les requérants, précisant qu’elles leur avaient été extorquées sous la torture ou les mauvais traitements. Le tribunal indiqua que les plaintes pour mauvais traitements émanant de ces personnes avaient été jugées sans fondement lors de leurs procès respectifs et que leurs déclarations constituaient des preuves solides.

Parallèlement, le tribunal rejeta les dépositions de plusieurs témoins favorables aux requérants, relevant que ces personnes étaient membres ou employées de leurs partis politiques.

Lors de la procédure, un certain nombre de hauts fonctionnaires de l’Etat et d’autorités publiques, dont le ministère de l’Intérieur et le chef du service de police de district, firent dans la presse des déclarations où ils dénonçaient les partis politiques des requérants et les déclaraient responsables d’actions « illégales ».

Invités par le tribunal à prononcer leur plaidoirie finale, les avocats de trois des requérants refusèrent de s’exécuter en faisant notamment valoir qu’ils n’avaient pas disposé du temps nécessaire pour préparer la défense de leurs clients et qu’ils n’avaient pas eu accès à certains des éléments de preuve à charge, qu’ils avaient subi des pressions, y compris des agressions physiques – que le tribunal avaient ignorées – et que l’issue du procès était connue d’avance puisque le président avait déclaré publiquement que les requérants étaient des criminels qui seraient châtiés. Le tribunal rejeta la demande des requérants tendant à ce qu’ils prononcent eux-mêmes la plaidoirie finale, mais les autorisa à exercer un droit de réponse au réquisitoire du parquet.

Toutefois, lorsqu’ils se lancèrent dans un long discours, le président du tribunal les interrompit puis leur ordonna de se taire.

En octobre 2004, les requérants furent reconnus coupables des faits qui leur étaient reprochés. Deux d’entre eux furent condamnés à une peine d’emprisonnement de quatre ans et six mois, et les deux autres à une peine d’emprisonnement de cinq ans. Le jugement fut confirmé par la cour d’appel puis, en mars 2005, par la Cour suprême. Ce même mois, ils furent tous quatre libérés de prison à la faveur d’une grâce présidentielle.

Article 6 § 2

Concernant le grief des requérants selon lequel leur droit à la présomption d’innocence a été méconnu, la Cour relève que les déclarations à la presse du ministère de l’Intérieur ont été formulées en dehors du cadre de la procédure pénale. Toutefois, elles ont été faites à un moment où l’enquête pénale venait juste de commencer et mentionnaient le nom de l’un des requérants, alors qu’il était particulièrement important au tout début de l’enquête de ne pas prononcer publiquement d’allégations susceptibles d’être interprétées comme une confirmation de la culpabilité des requérants.

Quant aux articles de journaux signés par le chef du service de police de district, il ressort clairement de leur contenu qu’aucun d’eux ne visait à informer le public de l’enquête pénale en cours. Toutefois, sachant que le chef de la police était un fonctionnaire de police de haut rang et non un politicien, les déclarations qu’il a formulées en sa qualité de policier ne sauraient passer pour faisant partie d’un débat politique légitime, dont on pourrait dire qu’il autorise un certain degré d’exagération et une utilisation assez libre de jugements de valeur à propos de rivaux politiques.

Ces déclarations, non assorties des restrictions ou réserves nécessaires, étaient rédigées en des termes revenant à affirmer de manière expresse et sans équivoque que les requérants avaient commis des infractions pénales. Partant, elles ont préjugé de l’appréciation des faits à laquelle allait procéder l’autorité judiciaire compétente. En conséquence, il y a eu violation de l’article 6 § 2.

DECISION D'IRRECEVABILITE du 6 mars 2012

de la requête no 27062/04 TRIPON contre ROUMANIE

LE LICENCIEMENT D'UN FONCTIONNAIRE QUI N'EST PAS A SON POSTE POUR CAUSE DE DÉTENTION PRÉVENTIVE N'EST PAS UNE VIOLATION

SON LICENCIEMENT EST JUSTIFIE PAR SON ABSENCE !

EN FAIT

A.  Les circonstances de l’espèce

2.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

1.  La procédure concernant la décision de licenciement du requérant

3.  Le 21 septembre 2001, le requérant, fonctionnaire public qui travaillait comme contrôleur douanier à un poste frontière, fut mis en détention provisoire par décision du parquet, étant soupçonné, avec six autres collègues du même poste de douane, d’avoir commis un abus en service contre les intérêts de l’Etat, infraction réprimée par l’article 248 du code pénal. Par une décision du 21 novembre 2001, le tribunal de première instance d’Oradea prolongea la durée de la détention provisoire du requérant jusqu’au 1er décembre 2001, date à laquelle il fut libéré.

4.  Le 28 novembre 2001, par une décision du ministère des Finances publiques, le requérant fut licencié sur le fondement de l’article 130 j) du code du travail, disposition qui autorisait les employeurs à licencier un employé s’il était placé en détention provisoire pour une durée de plus de soixante jours, quels qu’en aient été les motifs.

5.  L’intéressé contesta la décision de licenciement devant la cour d’appel d’Oradea.

6.  Par une décision avant dire droit du 29 avril 2002, la cour d’appel d’Oradea saisit d’office la Cour constitutionnelle pour qu’elle examine, par la voie d’une exception d’inconstitutionnalité, si l’article 130 j) du code du travail était ou non conforme au droit au respect de la présomption d’innocence du requérant garanti par la Constitution. Selon la cour d’appel, l’article 130 j) du code du travail était contraire au droit à la présomption d’innocence dès lors qu’il permettait de tirer des conséquences sur le plan du droit du travail avant même que la culpabilité de l’intéressé ait été reconnue par une décision définitive et cela de façon tout à fait indépendante des raisons ayant motivé le placement en détention.

7.  Par une décision du 14 janvier 2003, la Cour constitutionnelle rejeta l’exception d’inconstitutionnalité, en faisant valoir que le droit, pour un employeur, de licencier un employé faisant l’objet d’une mesure de détention provisoire de plus de soixante jours était justifié par un fait objectif, à savoir par son absence prolongée du travail, et non pas par des considérations liées la culpabilité de celui-ci pour les faits qui avaient justifié l’adoption d’une mesure privative de liberté à son encontre. Selon la Cour constitutionnelle, la raison d’être de l’article 130 j) du code du travail était de protéger l’employeur contre les effets préjudiciables que pouvait avoir sur lui l’absence prolongée au travail de l’employé, qui ne remplissait pas, de ce fait, ses obligations contractuelles.

8.  Dans les conclusions écrites déposées par son avocat devant la cour d’appel, le requérant acquiesça au point de vue formulé par celle-ci, estimant, à son tour, que l’article 130 j) du code du travail était contraire au droit au respect de la présomption d’innocence, garanti par la Constitution. Sans nier qu’il avait fait l’objet d’une mesure privative de liberté de plus de soixante jours, l’intéressé soulignait qu’une simple suspension de son contrat de travail jusqu’au jour où une décision définitive sur sa culpabilité serait rendue par la juridiction compétente, mesure possible en vertu de l’article 79 de la loi no 188/1999 sur le statut des fonctionnaires publics, serait plus respectueuse de la présomption d’innocence.

9.  Par une décision du 24 février 2003, la cour d’appel d’Oradea rejeta la contestation du requérant. Elle considéra que le licenciement du requérant était conforme à la loi et n’était pas contraire à la Constitution, eu égard à la décision de la Cour constitutionnelle et aux dispositions du code du travail. Elle nota que loi no 188/1999 sur le statut des fonctionnaires publics, qui prévoyait la possibilité de suspendre un fonctionnaire de ses fonctions s’il avait été renvoyé en jugement pour des faits incompatibles avec ses attributions, prévoyait expressément que les dispositions du code du travail s’appliquaient en la matière à titre supplétif. Dès lors, l’article 130 j) du code du travail était également applicable aux fonctionnaires publics, tels que le requérant.

10.  Par un arrêt définitif du 16 janvier 2004, la Cour suprême de justice rejeta le recours du requérant contre la décision de la cour d’appel, dont il confirma le bien-fondé.

2.  Événements postérieurs au 16 janvier 2004

11.  Après le 1er décembre 2001, quand la décision du 21 novembre 2001 du tribunal de première instance d’Oradea prolongeant la détention provisoire du requérant arriva à échéance, le requérant fut libéré. Il resta libre durant le restant de la procédure pénale dirigée contre lui.

12.  Par un jugement du 11 octobre 2004, le tribunal de première instance d’Oradea condamna le requérant à une peine d’un an et huit mois de prison avec sursis. Il déduisit de cette durée la période que le requérant s’était trouvé en détention provisoire, du 21 septembre au 10 décembre 2001. Le tribunal estima, après avoir entendu le requérant, défendu par un avocat, et à l’issue d’une procédure publique et contradictoire, que le requérant, ainsi que six autres collègues à lui du même poste de douane avaient commis les infractions d’abus en service contre les intérêts publics et faux intellectuel, réprimées respectivement par les articles 248 et 289 du code pénal, ayant causé au ministère des Finances, à travers leurs malversations dans l’activité de contrôle douanier, un préjudice de 2 201 573 847 lei roumains (soit environ 519 424 189 euros) représentant des taxes et accises non réalisées au budget de l’Etat.

13.  Sur appel du requérant et des autres coïnculpés, qui demandaient leur acquittement au motif que le tribunal de première instance avait fait une interprétation et une application erronées des lois applicables, le tribunal départemental de Timiş confirma par une décision du 17 décembre 2007 le bien-fondé du jugement rendu par les premiers juges.

14.  Par un arrêt du 30 septembre 2008, la cour d’appel de Timişoara renvoya l’affaire devant le tribunal départemental de Timiş. Devant cette juridiction, le requérant demanda que le tribunal constate l’expiration du délai de prescription applicable aux infractions qui lui étaient reprochées ; il demanda néanmoins au tribunal de continuer son procès pénal en vertu de l’article 13 § 2 du code de procédure pénale, afin d’obtenir une décision d’acquittement.

15.  Par une décision du 31 mars 2010, le tribunal départemental de Timiş annula le jugement du 11 octobre 2004. Tout en prenant note de la prescription des infractions reprochées au requérant, il accueillit sa demande de continuer son procès pénal en vertu de l’article 13 § 2 du code de procédure pénale. Réexaminant l’ensemble des éléments de preuve rapportés au dossier (déclarations de témoins et des coïnculpés, rapports d’expertises techniques, écrits divers, etc.), le tribunal estima qu’une solution d’acquittement du requérant pour les chefs d’inculpation pour lesquels il était poursuivi n’était pas envisageable au regard des éléments de preuve à charge rapportés au dossier, qui prouvaient sa culpabilité. Le tribunal ordonna ensuite l’arrêt du procès pénal à son encontre pour tous ses chefs d’inculpation, en vertu de l’article 13 § 3 du code de procédure pénale, donnant ainsi effet à l’intervention de la prescription spéciale applicable.

16.  Sur recours du requérant, qui demandait son acquittement, la cour d’appel de Timişoara, par un arrêt définitif du 14 décembre 2010, confirma le bien-fondé de la décision du 31 mars 2010 du tribunal départemental de Timiş.

B.  Le droit interne pertinent

17.  L’article 130 j) du code du travail prévoyait, à la date des faits, qu’il était loisible à l’employeur de licencier un employé si sa détention venait à durer plus de 60 jours. Le nouveau code du travail qui entra en vigueur le 5 février 2003 indiquait initialement de façon similaire, à l’article 61 b), qu’il était loisible à l’employeur de licencier un employé s’il était en détention provisoire pour une durée supérieure à 60 jours, dans les conditions du code de procédure pénale. Le délai de 60 jours à été ramené à 30 jours par l’ordonnance du gouvernement no 65/2005 sur la modification du code du travail.

18.  En matière de mise en détention provisoire, le Code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits prévoyait qu’au-delà d’un plafond de trente jours, jusqu’auquel le parquet était, à l’époque, compétent pour délivrer un mandat de dépôt, toute prolongation de la durée de la détention provisoire devait être ordonnée exclusivement par un tribunal. L’article 159 du Code de procédure pénale était libellé comme suit à l’époque des faits :

« Le dossier d’instruction est déposé par le procureur [au tribunal] au moins deux jours avant l’audience et peut être consulté par l’avocat sur demande. L’inculpé est amené devant le tribunal, assisté par un avocat. (...) Si le tribunal octroie la prolongation [de la durée de la détention], elle ne saurait dépasser 30 jours. Le procureur ou l’inculpé peuvent introduire un recours contre le jugement avant dire droit par lequel le tribunal a statué sur la prolongation de la durée de la détention provisoire. Le délai de recours est de trois jours et court à compter du prononcé du jugement pour ceux qui y sont présents et à compter de la date de la notification pour ceux qui n’y sont pas. Le recours contre une décision de prolongation de la durée de la détention provisoire n’est pas suspensif de l’exécution (...) Le tribunal peut octroyer d’autres prolongations de la durée de la détention provisoire, mais chacune d’entre elles ne saurait dépasser 30 jours. »

19.  Après l’adoption de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 109 du 24 octobre 2003, le parquet n’est plus compétent pour ordonner la mise en détention provisoire d’une personne accusée d’avoir commis une infraction ; seul un tribunal indépendant et impartial peut ordonner la mise en détention provisoire ou sa prolongation, par une décision motivée susceptible de recours, prise après avoir entendu l’accusé, en présence de son avocat.

EN DROIT

21.  La Cour note que le requérant invoque plusieurs dispositions de la Convention. Elle rappelle d’emblée que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir mutatis mutandis, Guerra et autres c. Italie du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, § 44, et Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001). A la lumière de ces principes, la Cour considère nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, d’examiner l’ensemble du grief du requérant notamment sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention, qui garantit à toute personne de ne pas être désignée ni traitée comme coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, série A no 308, §§ 35­36 et, mutatis mutandis, Tehanciuc c. Roumanie, no 20286/08, (déc.), § 18, 22 novembre 2011).

22.  Selon une jurisprudence constante, la présomption d’innocence se trouve atteinte par des déclarations ou des actes émanant d’un juge ou d’un tribunal, mais aussi d’autres autorités publiques, qui reflètent le sentiment que la personne est coupable, incitant le public à croire en sa culpabilité ou préjugeant de l’appréciation des faits par le juge compétent (voir, parmi d’autres, Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 50, 28 octobre 2004). Il incombe à la Cour d’examiner, au regard des circonstances de l’espèce, si la décision de licenciement du requérant, prise par son employeur, la Direction générale des douanes, en conformité avec la législation nationale en matière de droit du travail avant une décision définitive de condamnation, peut passer pour une déclaration ou un acte qui reflèterait le sentiment que l’intéressé était coupable ou qui préjugerait de l’appréciation des faits par le juge compétent.

23.  La Cour relève tout d’abord que le droit pour un employeur de licencier un employé qui faisait l’objet d’une mesure de détention provisoire de plus de soixante jours en vertu de l’article 130 j) du code du travail était fondé sur un élément objectif, à savoir l’absence prolongée de celui-ci du travail, et non pas sur des considérations liées à sa culpabilité de celui-ci pour les faits qui avaient justifié l’adoption d’une mesure privative de liberté à son encontre (voir, mutatis mutandis, Tehanciuc (déc.) précitée, § 19). Il est certain qu’à travers cette disposition du code du travail, le législateur national cherchait, comme l’a remarqué à juste titre la Cour constitutionnelle par sa décision du 14 janvier 2003, à protéger les employeurs, qu’ils soient publics ou privés, contre les effets préjudiciables que pourrait avoir sur eux l’absence prolongée au travail d’un employé qui, du fait d’être privé de liberté, ne remplit pas ses obligations contractuelles.

24.  La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de s’immiscer dans de tels choix de politique législative d’un Etat. Il en est ainsi d’autant plus si la législation nationale prévoit suffisamment de garanties pour éviter des mesures arbitraires ou abusives au détriment d’un employé en cas d’absence prolongée au travail déterminée par une privation de liberté. Or, la législation roumaine à la date des faits renfermait bien de telles garanties : au-delà d’un plafond de trente jours, jusqu’auquel le parquet était, à l’époque, compétent pour délivrer un mandat de dépôt, toute prolongation de la durée de la détention provisoire devait être ordonnée exclusivement par un tribunal, et seulement en cas de besoin et de façon motivée (voir paragraphe 18 ci-dessus).

25.  La Cour constate en outre qu’aucun représentant de l’Etat – que ce soit un juge ou un tribunal ou une autre autorité publique – n’a fait en l’espèce de déclarations reflétant l’idée que le requérant serait coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par le jugement du 11 octobre 2004 du tribunal de première instance d’Oradea. En particulier, les décisions rendues par les juridictions nationales sur le bien-fondé de son licenciement ne contiennent aucune affirmation laissant entrevoir qu’il avait été considéré coupable des faits pour lesquels il était mis en examen.

26.  La Cour relève par ailleurs que c’est à l’issue d’un examen approfondi, lors d’une procédure publique et contradictoire, que les tribunaux ont confirmé le bien-fondé des accusations d’abus en service contre les intérêts publics et de faux intellectuel qu’avait portées le parquet à l’encontre du requérant. Les tribunaux ont donné, malgré tout, effet aux dispositions de la législation de procédure pénale les plus favorables à son encontre en ordonnant l’arrêt du procès pénal dirigé contre lui au motif que le délai de prescription de la responsabilité pénale était échu. Il est vrai que, si à l’issue de la procédure pénale, le requérant avait été acquitté, la loi n’obligeait pas pour autant son ancien employeur à le réintégrer sur son ancien poste. Néanmoins, il aurait alors été possible au requérant d’introduire une action en réparation contre l’Etat, en vue d’obtenir des dédommagements pour l’erreur judiciaire dont il aurait fait l’objet (voir, mutatis mutandis, parmi d’autres, Pantea c. Roumanie, no 33343/96, §§ 151 et 152, CEDH 2003-VI (extraits)).

27.  La Cour note, enfin, que la législation roumaine actuellement en vigueur qui a ramené, depuis 2005, à trente jours le délai d’absence d’un employé de son poste en raison de sa mise en détention provisoire au delà duquel son employeur est en droit de le licencier, a accompagné cette évolution législative favorable aux employeurs d’un renforcement les garanties permettant d’éviter des mesures arbitraires ou abusives au détriment des employés. En effet, seul un magistrat indépendant et impartial, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, est désormais compétent pour ordonner, par une décision motivée et susceptible de recours, la mise en détention provisoire d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction (paragraphe 19 ci-dessus).

28.  A la lumière de tous ces éléments, la Cour estime que la décision de licenciement du requérant, prise par son employeur en conformité avec la législation nationale en vigueur à l’époque des faits, ne peut pas passer pour une déclaration ou un acte qui reflèterait le sentiment que l’intéressé était coupable ou qui préjugerait de l’appréciation des faits par le juge compétent. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle était compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des autres droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles invoqués par le requérant.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité, Déclare la requête irrecevable.

UNE FOIS CONDAMNÉ LA PRÉSOMPTION D'INNOCENCE TOMBE

Wanner c. Allemagne du 22 novembre 2018 requête n° 26892/12

Article 6-2 : Irrecevabilité du grief tiré de l'obligation de témoigner contre d’anciens complices

L’affaire concerne la condamnation du requérant pour avoir livré un faux témoignage dans le procès de ses anciens complices. La Cour a constaté que, la condamnation de M. Wanner pour agression étant devenue définitive, il n’y avait aucune possibilité juridique de l’inculper une nouvelle fois pour sa participation à cette infraction. Elle a conclu qu’il ne pouvait plus opposer le principe de la présomption d’innocence, la protection offerte par celui-ci prenant fin dès que l’accusé a été dûment jugé coupable de l’infraction en question.

LES FAITS

Le 23 mars 2007, un tribunal de district le condamna notamment pour agression aggravée perpétrée en bande. Il établit que, la nuit du 29 avril 2006, M. Wanner et trois complices inconnus étaient entrés dans l’appartement de la victime et l’avaient sommée, en la frappant à coups de pied et de poing, de rembourser 3 500 euros. M. Wanner fit appel devant le tribunal régional mais y renonça. En septembre 2007, à la demande du parquet, M. Wanner fut entendu comme témoin par le juge d’instruction dans la procédure ouverte contre ses complices inconnus. Le juge l’informa que, en qualité de témoin, il se devait de dire la vérité. M. Wanner affirma qu’il ne s’était pas trouvé sur le lieu de l’infraction et que, de ce fait, il n’avait rien à dire au sujet des personnes qui y avaient participé. Par la suite, il fut inculpé de faux témoignage non livré sous serment. En première instance devant le tribunal de district, il fut acquitté. Cependant, en appel, il fut reconnu coupable de ce chef et condamné à six mois d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal régional considéra qu’il n’y avait aucun danger de nouvelle inculpation pour les mêmes faits d’agression puisque la condamnation de M. Wanner était devenue définitive. Il en conclut que M. Wanner n’avait pas à être informé de son droit de ne pas apporter de réponses susceptibles de l’incriminer. Le pourvoi et le recours constitutionnel ultérieurement formés par M. Wanner furent rejetés.

Article 6

La Cour rappelle que le droit de ne pas témoigner contre soi-même est étroitement lié au principe de la présomption d’innocence consacré à l'article 6 § 2. Toutefois, la protection offerte par ce droit prend fin dès que l’accusé a été dûment jugé coupable de l’infraction en question. Sur le premier volet du grief formulé par M. Wanner, dans le cadre duquel il soutient que répondre en disant la vérité en tant que témoin aurait pu conduire pour lui à une nouvelle inculpation pour des infractions dont il n’avait pas encore été reconnu coupable, la Cour estime que l’article 6 (volet pénal) n’est pas applicable. Les faits de la cause ne permettent pas d’étayer sa thèse selon laquelle il risquait d’être inculpé pour d’autres infractions. Son audition en qualité de témoin dans le procès de ses complices inconnus au sujet de l’agression dont il avait déjà été reconnu coupable avait pour seul but d’identifier ces personnes. M. Wanner ne pouvait donc être regardé comme faisant l’objet d’une « accusation en matière pénale » au sens de l'article 6 § 1. S’agissant de l’autre grief, tiré de ce que les autorités auraient cherché à faire rétroactivement avouer M. Wanner après la clôture de son procès pénal, la Cour note qu’il n’y avait aucune possibilité juridique de l’inculper une nouvelle fois pour sa participation à l’agression puisque le jugement du tribunal de district était devenu définitif. D’un point du vue juridique, l’obligation pour lui, en sa qualité de témoin, de répondre aux questions posées par le juge d’instruction en disant la vérité n’a pas eu de « répercussions importantes » sur sa situation. La Cour en conclut que M. Wanner ne pouvait plus opposer son droit de ne pas témoigner contre lui-même puisqu’il ne risquait plus d’être poursuivi une nouvelle fois. Au contraire, la bonne administration de la justice exige du témoin qu’il accomplisse son devoir civique de livrer un témoignage conforme à la vérité et au droit procédural pertinent. L’article 6 n’accorde aucun privilège à un ancien accusé dont la condamnation est devenue définitive lorsqu’il est censé témoigner au sujet de l’infraction dont il a été reconnu coupable. La Cour en conclut que cet article n’est pas applicable au grief tiré par M. Wanner de ce que les autorités auraient eu l’intention de le faire auditionner afin de le faire avouer rétroactivement. La Cour estime donc que le grief de violation de l’article 6 est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et elle déclare donc irrecevable ce volet de la requête.

Article 10

La Cour n’exclut pas qu’un droit négatif à la liberté d’expression soit protégé par l’article 10, mais elle estime qu’il n’aurait fallu trancher cette question que si M. Wanner s’était plaint d’avoir été forcé à témoigner. Or, en l’espèce, il tire grief d’avoir été jugé coupable de faux témoignage. À supposer même l’article 10 applicable en pareil cas, la Cour estime que, en tout état de cause, le grief serait irrecevable au motif que l’ingérence est conforme au paragraphe 2 de l’article 10. Le grief est donc, dans tous les cas de figure, manifestement mal fondé et doit donc être déclaré irrecevable.

COUR DE CASSATION FRANÇAISE

Cour de Cassation, 1ere chambre civile, arrêt du 10 avril 2013, pourvoi n° 11-19530 Rejet

Attendu, selon l’arrêt confirmatif attaqué (Aix en Provence, 20 octobre 2011), rendu en référé, que M. X..., médecin, avait affiché sur la porte de la salle d’attente de son cabinet de consultation, lieu public par destination, le jugement correctionnel condamnant son associé M. Y... pour abus de confiance, en une version expurgée, et précédée de la mention par laquelle il informait ainsi les patients de sa séparation d’avec celui ci;

Attendu que M. X... fait grief à l’arrêt de lui ordonner le retrait du jugement ainsi affiché

Mais attendu que la cour d’appel, qui a condamné sous astreinte M. X... à faire cesser l’affichage du jugement, a par motifs propres et adoptés, relevé qu’avait été supprimé le passage relatif à l’argumentation par laquelle M. Y... avait plaidé sa relaxe, et omise l’indication que celui ci avait relevé appel de la décision, puis exactement énoncé que l’atteinte portée à la présomption d’innocence est réalisée chaque fois qu’avant sa condamnation irrévocable, une personne est publiquement présentée comme nécessairement coupable des faits pénalement répréhensibles pour lesquels elle est poursuivie, ajoutant que l’affichage d’une décision de justice ne peut s’assimiler à l’immunité propre dont bénéficie celui qui se livre au compte rendu de débats judiciaires, une telle activité devant du reste être menée avec fidélité et bonne foi, conditions que démentent les expurgations opérées sur la pièce affichée ; que la décision, qui fait ainsi ressortir le caractère manifestement illicite du trouble présent dans le litige sur lequel elle statue, est légalement justifiée

Cour de Cassation, chambre criminelle, arrêt du 17 décembre 2013, pourvoi n° 13-85717 Rejet

Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, préliminaire, 11, 99-3, 591 et 593 du code de procédure pénale

en ce que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles a dit n’y avoir lieu à annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure qu’au cours d’une information ouverte, notamment, des chefs d’escroqueries en bande organisée et d’association d e malfaiteurs en bande organisée, il est apparu que Mme X..., avocat, était susceptible d’avoir participé à l’activité frauduleuse d’une société de dépannage en contraignant des personnes à régler à cette société des sommes indues, en leur adressant des mises en demeure ou en leur demandant dans certains cas d’établir des chèques à son ordre; que les enquêteurs, agissant sur commission rogatoire, ont requis auprès des banques dans lesquelles Mme X... avait ouvert ses comptes professionnels, la fourniture de ses relevés et des copies des chèques ayant crédité ces comptes, puis ont interrogé les émetteurs de ces chèques, afin de déterminer si les règlements qu’ils avaient ainsi effectués étaient en lien avec l’activité de la société ; qu’à la suite de ces réquisitions, des victimes des faits objet de l’information ont été identifiées ; que postérieurement à sa mise en examen des chefs de blanchiment en bande organisée et complicité d’escroquerie en bande organisée, Mme X... a présenté une requête en nullité en faisant valoir que les pièces sollicitées auprès des banques n’avaient pas été remises avec son consentement, en méconnaissance, selon elle, des dispositions de l’article 99-3 du code de procédure pénale et que les réquisitions judiciaires avaient été envoyées à l’ensemble de ses clients en violation du secret de l’instruction

Attendu que, pour rejeter cette requête, l’arrêt prononce par les motifs repris au moyen ;

Attendu qu’en l’état de ces énonciations, la chambre de l’instruction a justifié sa décision, dès lors que, d’une part, l’accord de l’une des personnes mentionnées aux articles 56-1 à 56-3 du code de procédure pénale, parmi lesquelles figurent les avocats, n’est requis par l’article 99-3 dudit code que pour la remise des documents détenus par cette personne même, et que, d’autre part, les réquisitions critiquées ont été adressées dans le cadre de la saisine du juge d’instruction sans qu’il soit porté atteinte aux dispositions conventionnelles invoquées

Cour de Cassation, chambre criminelle, arrêt du 28 janvier 2014, pourvoi n° 12-88430 Cassation Partielle

Vu les articles 38, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 et 593 du code de procédure pénale ;

Attendu que, d'une part, est punie par le premier de ces textes la publication, même partielle, des actes d'accusation et de tous autres actes de procédure criminelle ou correctionnelle avant qu'ils aient été lus en audience publique ;

Attendu que, d'autre part, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que, le 16 mars 2010, l'édition nationale du journal "Le parisien libéré" et le site Internet de ce journal ont publié le point de vue technique d'un expert relatif à la commission de deux infractions imputées au docteur X..., alors médecin-chef du ministère de la Santé, qui faisait l'objet d'une information, ouverte des chefs d'homicide involontaire et omission de porter secours et non encore clôturée ; qu'à la suite de la dénonciation de cette publication par Mme X..., le procureur de la République a fait citer à comparaître Mme B..., directrice de publication, M. Z..., rédacteur de l'article, en qualité de prévenus, et le journal "Le parisien libéré" en qualité de civilement responsable ; que le tribunal correctionnel a relaxé les prévenus et débouté Mme X..., partie civile, de ses demandes; que Mme X... et le ministère public ont relevé appel de la décision ;

Attendu que, pour confirmer le jugement entrepris, après avoir relevé que les deux extraits d'un rapport d'expertise publiés concernaient un point de vue technique soumis à la contestation des parties à la procédure d'instruction et ne valant pas appréciation de la culpabilité de Mme X..., l'arrêt retient que cette publication n'a porté atteinte ni à l'autorité et à l'impartialité de la justice, ni au droit de Mme X..., qui a exercé son droit de réponse, de bénéficier d'un procès équitable ; que les juges du second degré ajoutent que l'application de l'article 38 de la loi du 29 juillet 1881 constituerait en l'espèce une ingérence disproportionnée dans l'exercice du droit à la liberté d'expression et ne répondrait pas à un besoin impérieux de protection de la réputation et des droits d'autrui ou de garantie de l'autorité et de l'impartialité de la justice ;

Mais attendu qu'en se déterminant par ces seuls motifs, sans apprécier l'incidence de la publication, dans son contexte, sur les droits de la personne mise en cause, et, notamment, sur son droit à la présomption d'innocence, au sens de l'article 6 § 2 de la Convention européenne des droits de l'homme, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision au regard des textes susvisés et des principes ci-dessus rappelés

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