DROIT A L'INSTRUCTION ET AUX ÉLECTIONS LIBRES

ARTICLES 2 ET 3 DU PROTOCOLE 1 DE LA CONVENTION

Pour plus de sécurité, fbls instruction et élections libres est sur : https://www.fbls.net/P1-2;3.htm

Rédigé par Frédéric Fabre docteur en droit.

La SUISSE et MONACO ont signé mais n'ont pas ratifié le Protocole n°1. Les deux États ne peuvent donc pas être condamnés.

Cliquez sur un bouton ou un lien bleu pour accéder gratuitement à la JURISPRUDENCE DE LA CEDH :

- L'article 2 du Protocole 1 concernant le Droit à l'instruction

- L'article 3 du Protocole 1 concernant le Droit aux élections libres

Nous pouvons analyser GRATUITEMENT et SANS AUCUN ENGAGEMENT vos griefs pour savoir s'ils sont susceptibles d'être recevables devant le parlement européen, la CEDH, le Haut Commissariat aux droits de l'homme, ou un autre organisme de règlement international de l'ONU. Contactez nous à fabre@fbls.net.

Si vos griefs semblent recevables, pour augmenter réellement et concrètement vos chances, vous pouvez nous demander de vous assister pour rédiger votre requête, votre pétition ou votre communication individuelle.

ARTICLE 2 SUR LE DROIT A L'INSTRUCTION

"Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques"

Cliquez sur un lien bleu pour accéder

- A L'EXCLUSION TEMPORAIRE

- A LA RELIGION A L'ÉCOLE

- AU NON ACCES A L'ÉCOLE

- AU NON ACCES A L'UNIVERSITÉ.

EXCLUSION TEMPORAIRE

MEMLIKA c. GRÈCE du 6 Octobre 2015 requête 37991/12

Violation de l'article 2 du protocole 1, une exclusion doit être proportionnelle au danger, le retard avec lequel les examens médicaux ont été faits, a privé inutilement les requérants d'accès à l'école alors qu'il n'y avait plus de danger.

50. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, le droit à l’instruction, tel qu’il est prévu par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, garantit à quiconque relève de la juridiction des Etats contractants « un droit d’accès aux établissements scolaires existant à un moment donné », l’accès à ces derniers ne formant qu’une partie de ce droit fondamental (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique, 23 juillet 1968, §§ 3-5, série A no 6; Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 52, série A no 23; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 152, CEDH 2005-XI, Oršuš et autres, précité, § 146, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06, § 137, CEDH 2012). Pour important qu’il soit, ce droit n’est toutefois pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il « appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat ». Certes, des règles régissant les établissements d’enseignement peuvent varier dans le temps en fonction entre autres des besoins et des ressources de la communauté ainsi que des particularités de l’enseignement de différents niveaux. Par conséquent, les autorités nationales jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention. Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, elle n’est pas liée par une énumération exhaustive des « buts légitimes » sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 36, CEDH 2002-II). En outre, pareille limitation ne se concilie avec ledit article que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, précité, § 154, et Ali c. Royaume-Uni, no 40385/06, § 53, 11 janvier 2011).

51. En l’espèce, la Cour constate que les requérants mineurs, âgés alors de 11 et 7 ans, ont été exclus de leur école primaire du 2 juin au 12 décembre 2011. Ils ont ainsi été empêchés d’assister aux cours pendant plus de trois mois à partir de la rentrée scolaire 2011. L’exclusion prononcée par les autorités était fondée sur les dispositions de l’article 20 de la loi no 3172/2003 et des articles 3 et 8 de la loi no 1371/1981. Elle était donc régulière et prévisible.

52. Par ailleurs, la Cour relève que, le 2 juin 2011, date à laquelle les requérants ont été autorisés à quitter l’hôpital de Rion, le chef de la direction de la santé publique de la région de la Grèce de l’Ouest a adressé au directeur de l’école susmentionnée une lettre dans laquelle il précisait que la scolarité des requérants mineurs se poursuivrait seulement après avis de la commission prévue à l’article 8 de la loi no 1137/1981. Elle constate que ce même responsable a réitéré sa position, le 15 juillet 2011, après que les requérants lui aient communiqué les résultats des tests subis à l’hôpital « Aghia Varvara », contestés par le Gouvernement, et aient sollicité la levée des mesures litigieuses. Elle note également que la commission susmentionnée n’avait été instituée ni à la première date ni à la deuxième date.

53. En outre, la Cour relève que, le 18 novembre 2011, nonobstant sa position selon laquelle la scolarisation des requérants mineurs n’était pas possible avant l’examen de leur état de santé par ladite commission, le chef de la direction de la santé publique informa les plaignants qu’il n’avait pris aucune décision formelle prohibant la poursuite de la scolarité des troisième et quatrième requérants.

54. La Cour note enfin que la commission dont il s’agit, n’a été instituée que le 21 novembre 2011. Elle s’est réunie le 8 décembre 2011 et a conclu que les requérants n’étaient pas atteints de la maladie de Hansen et ne représentaient pas un danger pour la santé publique. La transmission par voie administrative d’une copie de cette commission est intervenue le 12 décembre 2011, date à laquelle les troisième et quatrième requérants ont pu reprendre leur scolarité.

55. Au vu des circonstances de la présente affaire, la Cour a conscience de la nécessité pour les autorités chargées de la protection de la santé publique de prendre les mesures appropriées afin de s’assurer qu’une maladie aussi grave et infectieuse que celle en cause en l’espèce cesse de produire ses effets et d’éviter ainsi tout risque de contamination. Par conséquent, la mesure litigieuse poursuivait un but légitime : la protection de la santé des enfants et des enseignants de l’école. La Cour considère toutefois que, afin de respecter la proportionnalité entre la protection des intérêts de la collectivité et celle de l’intérêt des individus soumis à de telles mesures, lesquelles peuvent avoir par leur nature même de graves conséquences sur la vie de ces derniers, les autorités ont l’obligation de faire preuve de diligence et de célérité dans la gestion de ces mesures. Elle estime ainsi qu’il convient de veiller à ce que des mesures particulièrement restrictives et contraignantes soient maintenues uniquement pendant la durée strictement nécessaire au but pour lequel elles ont été prises et soient levées aussitôt que la raison pour laquelle elles ont été imposées aura cessé d’exister.

56. Ces considérations sont particulièrement évidentes dans un cas comme celui de la présente espèce. En l’occurrence, la Cour estime que le diagnostic initial fait à l’hôpital de Rion justifiait l’examen clinique des troisième et quatrième requérants et donc leur absence obligée de l’école pendant une certaine période. A cet égard, la Cour note que, dans sa décision du 6 juin 2011, alors que les requérants avaient été autorisés à quitter l’hôpital le 2 juin 2011, le chef de la direction de la santé publique de la région de la Grèce de l’Ouest précisait que ceux-ci ne risquaient plus de contaminer ceux qui les approchaient. Elle observe toutefois que, à deux reprises, d’abord le 2 juin puis surtout le 15 juillet 2011, à la suite du diagnostic de l’hôpital spécialisé dans le traitement de la maladie de Hansen, ce même chef avait subordonné la reprise des cours par les deux requérants mineurs à la décision de la commission précitée alors même que cette dernière n’avait pas encore été instituée. Elle constate également que, en dépit de la reprise des cours début septembre et des démarches des requérants pour faire accélérer le processus, ladite commission n’a été instituée que le 21 novembre 2011 et qu’elle n’a procédé à l’examen des requérants que le 8 décembre 2011.

57. De l’avis de la Cour, un tel retard dans la mise en œuvre du processus, lequel devait aboutir à une décision définitive sur l’application des mesures ayant une incidence grave sur la vie des requérants – notamment sur la scolarité des deux enfants –, n’était pas, dans les circonstances de l’espèce, proportionnel au but légitime poursuivi. Par conséquent, la mesure litigieuse a méconnu le droit à l’instruction des requérants mineurs, s’agissant notamment de l’accès à leur établissement scolaire. Il y a donc eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

58. Compte tenu de cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de cet article combiné avec l’article 13 de la Convention.

ALI C. ROYAUME UNI du 11 JANVIER 2011 Requête no 40385/06

La Cour relève que le droit à l’instruction garanti par la Convention comporte l’accès à un établissement d’enseignement ainsi que le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque Etat, la reconnaissance officielle des études accomplies. Toute restriction à cet égard doit être prévisible par les personnes concernées et viser un but légitime. En même temps, le droit à l’instruction ne comporte pas nécessairement le droit d’accès à un établissement d’enseignement particulier et n’exclut pas en principe les mesures disciplinaires, telles que le renvoi ou l’exclusion définitive, destinées à faire respecter le règlement interne.

La Cour juge que l’exclusion d’Abdul Ali n’a pas entraîné un déni de son droit à l’instruction. En effet, cette mesure découlait du fait qu’une enquête était en cours et visait à ce titre un but légitime. Par ailleurs, étant conforme à la loi de 1998, elle était prévisible.

En outre, Abdul Ali n’a été exclu qu’à titre temporaire, jusqu’à la conclusion de l’enquête sur le feu qui s’était déclaré dans une des corbeilles à papier de l’établissement. Ses parents ont été invités à participer à une réunion en vue de faciliter sa réintégration, mais ils ne s’y sont pas rendus. S’ils l’avaient fait, il est probable que leur fils aurait été réintégré. Or ils n’ont cherché à prendre contact avec l’établissement qu’à la mi-octobre 2001, alors que leur fils avait été rayé de la liste des inscrits et que sa place avait été attribuée à un élève figurant sur la liste d’attente.

Enfin, un autre mode d’enseignement a été proposé à Abdul Ali pendant son exclusion, mais il n’a pas donné suite à cette proposition.

Dès lors, la Cour est convaincue que l’exclusion d’Abdul Ali était proportionnée au but légitime visé et n’a pas constitué une atteinte à son droit à l’instruction. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

LA RELIGION A L'ÉCOLE

Papageorgiou et autres c. Grèce du 31 octobre 2019 requêtes n° 4762/18 et 6140/18

Violation de l'article 2 du Protocole 1 : Le système grec de dispense de cours de religion à l’école est contraire à la Convention européenne

L’affaire concerne l’éducation religieuse obligatoire dans les établissements scolaires grecs. La Cour souligne que les autorités ne sont pas en droit d’obliger des personnes à dévoiler leurs croyances. Or, le système de dispense de cours de religion actuellement en vigueur en Grèce contraint les parents à déclarer solennellement que leurs enfants ne sont pas chrétiens orthodoxes. Cette règle impose indûment aux parents de divulguer des informations à partir desquelles il est possible de déduire qu’eux-mêmes et leurs enfants appartiennent, ou n’appartiennent pas, à telle ou telle religion. De plus, pareil système est même susceptible de dissuader des parents de faire une demande de dispense, surtout s’il s’agit de personnes telles que les requérants, qui vivent sur une petite île où l’immense majorité de la population se réclame d’une religion donnée et où le risque de stigmatisation est nettement plus élevé.

FAIT

Les requérants sont cinq ressortissants grecs, des parents et leurs enfants, qui résident sur les petites îles grecques de Milos et Sifnos. Les trois premiers requérants sont Petros Papageorgiou et Ekaterini Berdologlou ainsi que leur fille, Maria Rafaella Papageorgiou ; les quatrième et cinquième requérantes sont Rodopi Anastasiadou et sa fille, Smaragda Raviolou.

En vertu de la Constitution grecque ainsi que d’autres textes législatifs, comme la loi sur l’éducation et diverses décisions ministérielles, l’éducation religieuse est obligatoire pour tous les élèves de l’enseignement primaire et secondaire. En juillet 2017, les requérants prièrent le Conseil d’État d’annuler deux décisions ministérielles récentes qui établissaient le programme d’éducation religieuse pour l’année scolaire 2017/2018.

À cette époque-là, Maria Rafaella Papageorgiou était en terminale au lycée d’enseignement général de Milos, tandis que Smaragda Raviolou était en quatrième année à l’école primaire de Sifnos. Les requérants demandèrent que leur affaire fût examinée en urgence avant la rentrée scolaire suivante mais le Conseil d’État rejeta leurs demandes, qu’il ne jugea pas d’une importance suffisante.

Le Conseil d’État ne statua même jamais sur leur affaire, la première audience n’ayant cessé d’être reportée pour être finalement fixée à septembre 2018, c’est-à-dire après la fin de l’année scolaire concernée. Dans leurs demandes, les requérants exposèrent de manière détaillée en quoi la procédure de dispense pour les cours de religion était contraire à la Convention européenne.

CEDH

La Cour décide d’examiner le grief des requérants sous l’angle de l’article 2 du Protocole n° 1 à la Convention, qui donne aux parents le droit d’exiger de l’État le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’enseignement du fait religieux.

Elle interprète aussi cette disposition à la lumière de l’article 9 de la Convention, qui garantit aux élèves un droit à l’instruction dans le respect de leur droit de croire ou de ne pas croire.

En premier lieu, la Cour considère que le principal problème que soulève cette affaire tient à ce que si les parents requérants voulaient faire dispenser leurs enfants de cours de religion, ils étaient obligés de déclarer solennellement que leurs enfants n’étaient pas chrétiens orthodoxes.

Ce type de mécanisme de dispense – ou la possibilité d’assister à un cours de remplacement dans une autre matière – existe dans la quasi-totalité des États membres. La Cour estime toutefois qu’il importe de savoir si les conditions d’exemption ou de dérogation étaient de nature à faire peser une charge indue sur les parents, par exemple en les contraignant à révéler leurs convictions philosophiques ou religieuses.

La Cour conclut que tel fut le cas pour les parents requérants : ceux-ci auraient dû faire une déclaration qui aurait permis de déduire qu’eux-mêmes et leurs enfants appartenaient, ou n’appartenaient pas, à telle ou telle religion.

De fait, le système actuel de dispense d’éducation religieuse pour les élèves grecs risquait d’entraîner la divulgation d’aspects sensibles de la vie privé des requérants. Ce système a pu de surcroît dissuader ceux-ci de solliciter pareille dispense car il supposait que le directeur de l’établissement vérifiât les informations figurant dans la déclaration et alertât le procureur en cas d’incohérence. Le potentiel de conflit se trouvait exacerbé dans le cas des requérants, qui vivaient sur de petites îles où l’immense majorité de la population se réclamait d’une religion donnée et où le risque de stigmatisation était nettement plus élevé que dans les grandes villes. De plus, comme l’observent les requérants, les élèves dispensés n’avaient pas la possibilité de suivre un cours de remplacement, de sorte que leurs enfants auraient perdu des heures de classe rien que pour avoir révélé leurs croyances.

Soulignant que les autorités ne sont pas en droit d’intervenir dans le domaine de la conscience de l’individu, de vérifier les croyances religieuses des personnes ou d’obliger celles-ci à les révéler, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole n o 1, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9 de la Convention.

LAUTSI et AUTRES c. ITALIE du 18 MARS 2011 Requête no 30814/06

LES CRUCIFIX DANS LES CLASSES EN ITALIE N'EST PAS UNE VIOLATION PUISQUE LE PORT DE SIGNE RELIGIEUX DE TOUTES LES RELIGIONS SONT ACCEPTES

LES FAITS

Les requérants sont des ressortissants italiens, nés respectivement en 1957, 1988 et 1990. La requérante, Mme Soile Lautsi, et ses deux fils, Dataico et Sami Albertin, résident en Italie. Ces derniers étaient scolarisés en 2001-2002 dans l’école publique Istituto comprensivo statale Vittorino da Feltre, à Abano Terme. Un crucifix était accroché dans les salles de classe de l’établissement.

Le 22 avril 2002, au cours d’une réunion du conseil d’école, le mari de Mme Lautsi souleva le problème de la présence de symboles religieux dans les salles de classe, du crucifix en particulier, et posa la question de leur retrait. Suite à la décision du conseil d’école de maintenir les symboles religieux dans les salles de classe, Madame Lautsi saisit, le 23 juillet 2002, le tribunal administratif de Vénétie, dénonçant notamment une violation du principe de laïcité.

Le 30 octobre 2003, le ministre de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche qui en octobre 2002 avait pris une directive aux termes de laquelle les responsables scolaires devaient s’assurer de la présence du crucifix dans les salles de classe, se constitua partie dans la procédure initiée par Mme Lautsi, dont la requête était, selon lui, dénuée de fondement puisque la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques se fondait sur deux décrets royaux de 1924 et 1928.

En 2004, la Cour constitutionnelle déclara la question de constitutionnalité, dont l’avait saisi le tribunal administratif, manifestement irrecevable car les textes qu’elle visait – les articles pertinents des deux décrets royaux – ne pouvaient faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité, ayant rang réglementaire et non de loi.

Le 17 mars 2005, le tribunal administratif rejeta le recours de Mme Lautsi. Il conclut que les dispositions des décrets royaux en question étaient encore en vigueur et que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques ne se heurtait pas au principe de laïcité de l’Etat, qui faisait « partie du patrimoine juridique européen et des démocraties occidentales ». Le tribunal estima, notamment, que le crucifix était davantage un symbole du christianisme en général que du seul catholicisme, de sorte qu’il renvoyait à d’autres confessions. Il considéra de surcroît qu’il s’agissait d’un symbole historico-culturel, ayant une « valeur identitaire » pour le peuple italien, ainsi qu’un symbole du système de valeurs innervant la charte constitutionnelle italienne.

Saisi par Mme Lautsi, le Conseil d’Etat confirma, dans un arrêt du 13 avril 2006, que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques trouvait son fondement légal dans les décrets royaux de 1924 et 1928 et que, eu égard à la signification qu’il fallait lui donner, était compatible avec le principe de laïcité. En tant qu’il véhiculait des valeurs civiles caractérisant la civilisation italienne – tolérance, affirmation des droits de la personne, autonomie de la conscience morale face à l’autorité, solidarité, refus de toute discrimination – le crucifix dans les salles de classes pouvait, dans une perspective « laïque », avoir une fonction hautement éducative.

Article 2 du Protocole 1

Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’obligation des Etats membres du Conseil de l’Europe de respecter les convictions religieuses et philosophiques des parents ne vaut pas seulement pour le contenu de l’instruction et la manière de la dispenser : elle s’impose à eux « dans l’exercice » de l’ensemble des « fonctions » qu’ils assument en matière d’éducation et d’enseignement. Cela inclut l’aménagement de l’environnement scolaire lorsque le droit national prévoit que cette fonction incombe aux autorités publiques. La décision relative à la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques relevant des fonctions assumées par l’Etat italien, elle tombe sous l’empire de l’article 2 du Protocole no 1. Cette disposition confère à l’Etat l’obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions qu’il assume dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques.

Selon la Cour, s’il faut voir avant tout un symbole religieux dans le crucifix, il n’y a pas d’élément attestant de l’éventuelle influence que l’exposition d’un symbole de cette nature sur des murs de salles de classe pourrait avoir sur les élèves. De plus, s’il est néanmoins compréhensible que la requérante puisse voir dans l’exposition d’un crucifix dans les salles de classe de l’école publique où ses enfants étaient scolarisés un manque de respect par l’Etat de son droit d’assurer l’éducation et l’enseignement de ceux-ci conformément à ses convictions philosophiques, sa perception subjective ne suffit pas à caractériser une violation de l’article 2 du Protocole no 1.

Le gouvernement italien soutenait que la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques correspond aujourd’hui à une tradition qu’il juge important de perpétuer. Pour lui, au-delà de sa signification religieuse, le crucifix symbolise les principes et valeurs qui fondent la démocratie et la civilisation occidentale, sa présence dans les salles de classe étant justifiable à ce titre. Sur le premier point, la Cour souligne que, si la décision de perpétuer une tradition relève en principe de la marge d’appréciation des Etats membres du Conseil de l’Europe, l’évocation d’une tradition ne saurait les exonérer de leur obligation de respecter les droits et libertés consacrés par la Convention et ses Protocoles. Sur le second point, relevant que le Conseil d’Etat et la Cour de cassation italiens ont des positions divergentes sur la signification du crucifix et que la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée, elle considère qu’il ne lui appartient pas de prendre position sur un débat entre les juridictions internes.

Il reste que les Etats jouissent d’une marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de concilier l’exercice des fonctions qu’ils assument dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement et le respect du droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. La Cour se doit donc en principe de respecter les choix des Etats dans ces domaines, y compris quant à la place qu’ils donnent à la religion, dans la mesure toutefois où ces choix ne conduisent pas à une forme d’endoctrinement. Ainsi le choix de mettre des crucifix dans les salles de classes relève en principe de la marge d’appréciation de l’Etat, d’autant plus en l’absence de consensus européen. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle par la Cour, à qui il appartient de s’assurer que ce choix ne relève pas d’une forme d’endoctrinement.

A cet égard, elle constate qu’en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, la réglementation italienne donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l’environnement scolaire. Elle estime toutefois que cela ne suffit pas pour caractériser une démarche d’endoctrinement de la part de l’Italie et pour établir un manquement aux prescriptions de l’article 2 du Protocole no 1. Elle rappelle sur ce point avoir déjà jugé qu’au regard de la place prépondérante d’une religion dans l’histoire d’un pays, le fait qu’une part plus large que les autres religions lui soit accordée dans les programmes scolaires ne s’analyse pas en soi en une telle démarche. Elle souligne ensuite qu’un crucifix apposé sur un mur est un symbole essentiellement passif, dont l’influence sur les élèves ne peut être comparée à un discours didactique ou à la participation à des activités religieuses.

La Cour estime en outre que les effets de la visibilité accrue que la présence de crucifix donne au christianisme dans l’espace scolaire méritent d’être encore relativisés au vu des éléments suivants : cette présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme; selon le Gouvernement, l’espace scolaire en Italie est ouvert à d’autres religions (port des symboles et tenues à connotation religieuse non prohibé chez les élèves, prise en compte des pratiques religieuses non majoritaires, possibilité de mettre en place un enseignement religieux facultatif pour toutes les religions reconnues, fin du Ramadan souvent fêtée dans les écoles...) ; rien n’indique que les autorités se montrent intolérantes à l’égard des élèves adeptes d’autres religions, non croyants ou tenants de convictions philosophiques qui ne se rattachent pas à une religion. Elle note ensuite que les requérants ne prétendent pas que la présence du crucifix en classe a suscité des pratiques d’enseignement à connotation prosélyte, ou que Dataico et Sami Albertin ont été confrontés à un enseignant qui se serait tendancieusement appuyé sur cette présence. Enfin, la Cour observe que Madame Lautsi, en tant que parent, a conservé entier son droit d’éclairer et conseiller ses enfants et de les orienter dans une direction conforme à ses propres convictions philosophiques.

La Cour conclut qu’en décidant de maintenir les crucifix dans les salles de classe de l’école publique fréquentées par les enfants de la requérante, les autorités ont agi dans les limites de la latitude dont dispose l’Italie dans le cadre de son obligation de respecter, dans l’exercice des fonctions qu’elle assume dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, le droit des parents d’assurer cette instruction conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ; par conséquent, il n’y pas eu de violation de l’article 2 du Protocole no 1 concernant la requérante. La Cour considère en outre qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 9.

La Cour parvient à la même conclusion s’agissant du cas des deuxième et troisième requérants.

MANSUR YALÇIN ET AUTRES c. TURQUIE

du 16 septembre 2014 requête 21163/11

VIOLATION DE L'ARTICLE 2 DU PROTOCOLE 1 : Pas de respect des convictions religieuses des parents dans l'enseignement de la religion à l'École Turque.

Dans cette affaire, les requérants, qui sont de confession alévie, une branche minoritaire et hétérodoxe de l’islam, soutenaient que le contenu des cours obligatoires de culture religieuse et morale à l’école était axé sur l’approche sunnite de l’islam. L'Etat turque doit réformer son enseignement, il n'y a pas que la Sunna dans la vie !

LA CEDH

63.  En ce qui concerne l’interprétation générale de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, en particulier, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, §§ 50‑54, série A no 23, Campbell et Cosans, précité, §§ 36‑37, Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, §§ 25‑28, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, 29 juin 2007, et Hasan et Eylem Zengin, précité, §§ 47-55).

64.  En l’espèce, la Cour observe d’abord que, pour examiner le programme du cours de « culture religieuse et de connaissances morales » et les manuels y relatifs sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1, il faut, tout en évitant d’apprécier l’opportunité de ceux-ci, avoir égard à la situation concrète à laquelle ces outils ont cherché et cherchent encore à faire face. En effet, si, par le passé, les organes de la Convention ont jugé qu’un enseignement dispensant des informations sur les religions n’était pas contraire à la Convention, ils avaient au préalable minutieusement vérifié si les élèves étaient obligés de participer à une forme de culte ou s’ils étaient exposés à un quelconque endoctrinement religieux. Dans le même contexte, il y a lieu de prendre également en considération les modalités de dispense du cours de CRCM en cause en l’espèce (Hasan et Eylem Zengin précité, § 53).

65.  La Cour note ensuite que, en vertu de la Constitution, les enfants des trois requérants, qui fréquentaient des écoles primaires et des établissements du second degré à l’époque des faits, ont suivi le cours obligatoire de CRCM de la classe de 4ème de l’école primaire jusqu’à la fin de leurs études secondaires, tout comme l’ensemble des élèves de leur âge scolarisés dans les établissements d’enseignement public ou privé. Seuls les élèves chrétiens et juifs étaient dispensés de ce cours. Aucune autre exception, qu’elle soit partielle ou totale, n’est prévue à ce jour dans le système éducatif turc.

66.  La Cour observe qu’il n’est pas controversé entre les parties que la matière en question a subi des changements de contenu importants non seulement à la suite de l’arrêt Hasan et Eylem Zengin (précité, §§ 58-63), mais aussi depuis l’introduction de la présente requête. Au cours de la procédure devant la Cour, les parties ont présenté leurs observations en tenant compte des modifications apportées. Par conséquent, la Cour examinera la présente affaire non seulement à la lumière du programme du cours de CRCM dispensé à l’époque des faits, mais aussi, eu égard à la position des parties, à la lumière des changements intervenus depuis l’introduction de l’instance, dans la mesure où cet examen présente un intérêt certain dans l’appréciation du programme et des manuels du cours de CRCM dénoncés par les requérants (voir, mutatis mutandis, Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 73, CEDH 2008).

67.  La Cour relève que, pour le Gouvernement, la partie consacrée à la culture religieuse dans les manuels a été rédigée selon une approche supra-confessionnelle, qu’elle est axée sur des valeurs telles que le Coran et la sunna et qu’elle ne privilégie aucune des branches de l’islam. Par ailleurs, le Gouvernement explique que le contenu des manuels scolaires mis à la disposition des enseignants à partir de l’année 2011-2012 a été élaboré en prenant en considération les demandes exprimées par des dignitaires de la communauté alévie bektachie. En particulier, les sujets relatifs à la confession alévie bektachie contenus dans le programme de l’école primaire et des cycles du second degré prendraient en compte le niveau de maturité des élèves.

68.  La Cour note que des modifications ont été apportées au programme du cours de CRCM. Elle observe d’emblée que ces changements ont été introduits principalement pour que des informations puissent être dispensées sur les diverses croyances existant en Turquie, dont la confession alévie, mais qu’ils n’a pas été procédé pour autant à un véritable remaniement des axes principaux de ce cours, qui accorde une part prédominante à la connaissance de l’islam tel qu’il est pratiqué et interprété par la majorité de la population en Turquie. À cet égard, elle constate que, même si les requérants admettent que les manuels en question contiennent désormais des informations sur leur confession, ils soutiennent toutefois que celle-ci y est présentée dans une optique « sunnite », comme étant un concept culturel et traditionnel et non comme une branche à part entière de l’islam, et ce tant dans l’ancien que dans le nouveau programme. Les intéressés ajoutent que, dans le cadre de ce cours, les élèves alévis se voient enseigner les cultes principaux uniquement selon l’interprétation sunnite de l’islam. En outre, ils soutiennent que le fait que l’apprentissage des sourates du Coran et de la pratique de la prière (salât) soit considéré comme un des acquis à obtenir est susceptible d’entraîner chez les enfants un conflit d’allégeance avec les croyances qui leur sont transmises par leurs parents. Ils expliquent à cet égard que les rites principaux des alévis (à savoir notamment le cem et le semah) sont présentés comme s’il s’agissait d’activités culturelles ou folkloriques et non comme des rites cultuels, et qu’il n’est pas reconnu au cemevi le caractère de lieu de culte que lui confère la confession alévie. De même, se référant à l’analyse faite par A. Yaman, membre de la commission chargée de réviser le contenu du programme de cette matière (paragraphe 22 ci-dessus), ils soutiennent que les modifications apportées aux manuels sont manifestement insuffisantes par rapport aux propositions qui auraient été faites par ladite commission.

69.  La Cour observe ainsi que le point principal de litige entre les parties est le contenu de l’enseignement de la religion islamique dispensé dans le cadre du cours obligatoire. Selon le Gouvernement, en dépit de la prédominance du Coran et de la sunna, le programme de ce cours n’est pas de nature à privilégier un enseignement sectaire ou confessionnel et les manuels scolaires correspondants ont été élaborés selon une démarche supra-confessionnelle. Les requérants, quant à eux, récusent cette thèse, soutenant que c’est l’approche sunnite qui prédomine dans le cours en question et qu’il existe d’importantes disparités entre l’islam sunnite et leur confession, laquelle présenterait de nombreuses particularités. À leurs yeux, c’est à cause de cette prédominance que leurs enfants sont pris en étau entre les informations dispensées à l’école et celles transmises par leurs familles.

70.  Pour autant que l’affaire a trait à un débat qui relève de la théologie islamique, il n’incombe pas à la Cour de prendre position ; cela serait manifestement en dehors de sa compétence. À propos de pareilles questions, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle, dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière et dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances, l’État, en tant qu’ultime garant du pluralisme dans une société démocratique, y compris du pluralisme religieux, se doit d’être neutre et impartial (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000‑XI). Elle réaffirme que le rôle des autorités ne consiste pas à prendre des mesures qui peuvent privilégier l’une des interprétations de la religion au détriment des autres ou qui visent à contraindre une communauté divisée ou une partie de celle-ci à se placer, contre son gré, sous une direction unique (Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, § 45, CEDH 2010, et Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999‑IX). Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996‑IV). En effet, les convictions religieuses et philosophiques ont trait à l’attitude des individus envers le divin (Sinan Işık, précité, § 49), dans laquelle même les perceptions subjectives peuvent revêtir de l’importance, compte tenu du fait que les religions forment un ensemble dogmatique et moral très vaste qui a ou peut avoir des réponses à toute question d’ordre philosophique, cosmologique ou éthique (voir, mutatis mutandis, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 53).

71.  Cela étant, la Cour observe qu’il ressort du dossier (paragraphe 11 ci-dessus) et des observations du Gouvernement (paragraphe 66 ci-dessus) que le programme du CRCM est axé sur les notions fondamentales de l’islam, telles que le Coran et la sunna. Certes, le fait que ce programme accorde une part plus large à l’islam tel qu’il est pratiqué et interprété par la majorité de la population en Turquie qu’aux diverses interprétations minoritaires de l’islam et des autres religions et philosophies ne peut passer en soi pour un manquement aux principes de pluralisme et d’objectivité susceptible de s’analyser en un endoctrinement (voir, mutatis mutandis, Folgerø et autres, précité, § 89). Toutefois, compte tenu des particularités de la confession alévie par rapport à la conception sunnite de l’islam (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 66) et eu égard aux arguments des requérants, étayés par plusieurs études produites devant les juridictions nationales (paragraphe 11 ci-dessus) et devant elle (paragraphes 19-21 ci-dessus), la Cour estime que les intéressés pourraient légitimement considérer que les modalités d’enseignement de la matière en question sont susceptibles d’entraîner chez leurs enfants un conflit d’allégeance entre l’école et leurs propres valeurs, de sorte qu’une question peut se poser sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Folgerø précité, § 94).

72.  À ce sujet, la Cour rappelle l’obligation positive des Parties contractantes découlant de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, qui donne aux parents le droit d’exiger de l’État le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques dans l’enseignement du fait religieux (Hasan et Eylem Zengin précité, § 71). Dès lors qu’un État contractant intègre l’enseignement du fait religieux dans les matières des programmes d’étude, il faut, autant que faire se peut, éviter que les élèves ne se retrouvent face à des conflits entre l’éducation religieuse donnée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents.

73.  Se pose alors la question de savoir si le système éducatif turc a été doté des moyens appropriés aux fins d’assurer le respect des convictions des parents (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 57).

74.  À ce sujet, le Gouvernement souligne principalement que, à la suite de l’arrêt Hasan et Eylem Zengin (précité), alors que la procédure engagée par les requérants était en cours, les sujets relatifs à la confession alévie bektachie ont été intégrés au programme des niveaux d’enseignement primaire et secondaire en prenant en compte le niveau de maturité des élèves. En outre, il précise que, conformément aux demandes et attentes des alévis, certaines informations relatives à la confession alévie ont également été insérées dans le programme des cours de religion facultatifs (connaissances religieuses de base, Islam 1-2).

75.  La Cour voit mal comment, en l’absence d’un système de dispense approprié résultant du caractère obligatoire du cours de CRCM, l’on pourrait éviter que les élèves soient confrontés à un conflit entre l’instruction religieuse donnée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents. Comme le Gouvernement l’a précisé, même les personnes adeptes d’une même religion peuvent avoir des points de vue différents quant à l’interprétation et à la pratique de celle-ci. Certes, les parents peuvent toujours éclairer et conseiller leurs enfants, exercer à leur égard leur fonction naturelle d’éducateur et les orienter dans une direction conforme à leurs propres convictions religieuses ou philosophiques (Valsamis, précité, § 31 in fine). Néanmoins, pour la Cour, les écarts dénoncés par les requérants entre, d’une part, l’approche adoptée dans le programme et, d’autre part, les particularités de leur confession par rapport à la conception sunnite de l’islam sont tels qu’ils pouvaient difficilement être suffisamment atténués par les seules informations relatives aux convictions et à la pratique alévies qui ont été insérées dans les manuels. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel de plus amples informations peuvent être communiquées aux élèves dans le cadre des cours de religion optionnels, la Cour considère que pareille possibilité ne saurait dispenser l’État de son obligation de veiller à ce que l’enseignement de telles matières obligatoires réponde aux critères d’objectivité et de pluralisme en respectant les convictions religieuses ou philosophiques.

76.  Par ailleurs, la Cour note que le système turc offre une possibilité de dispense du cours de CRCM uniquement à deux catégories d’élèves de nationalité turque, à savoir ceux dont les parents sont de religion chrétienne ou de religion juive. Comme elle l’a dit dans son arrêt Hasan et Eylem Zengin (précité, § 74), cela donne nécessairement à penser que l’enseignement dispensé en la matière est susceptible d’amener ces élèves à faire face à un conflit entre l’instruction religieuse dispensée par l’école et les convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents. Dans cet arrêt, la Cour a estimé, à l’instar de l’ECRI, que pareille situation était critiquable, dans la mesure où, « s’il [s’agissait] bien d’un cours sur les différentes cultures religieuses, le fait de limiter le caractère obligatoire du cours aux enfants musulmans n’aurait pas [eu] lieu d’être. Par contre, si le cours vis[ait] essentiellement à enseigner la religion musulmane, en tant que cours sur une religion spécifique, il ne dev[ait] pas avoir de caractère obligatoire pour préserver la liberté religieuse des enfants et de leurs parents » (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 74 ; voir également, au paragraphe 33 ci-dessus, les parties pertinentes en l’espèce du rapport de l’ECRI). Ces considérations valent mutatis mutandis pour la présente espèce. Au demeurant, elle rappelle avoir souligné dans l’affaire précitée que, en ce qui concerne l’enseignement religieux en Europe, malgré la diversité des modalités d’enseignement, la quasi-totalité des États membres offrent au moins un moyen permettant aux élèves de ne pas suivre un enseignement religieux, en prévoyant un mécanisme de dispense, en donnant la possibilité de suivre une matière de substitution, ou en laissant toute liberté de s’inscrire ou non à un cours de religion (ibidem, §§ 34 et 71). Or, la Cour constate que le système éducatif turc offre une possibilité de dispense très limité. Elle rappelle avoir également précisé que ce mécanisme est susceptible de soumettre les parents d’élève à une lourde charge et à la nécessité de dévoiler leur convictions religieuses ou philosophiques afin que leurs enfants soient dispensés de suivre les cours de religion (ibidem, §§ 75-76).

77.  Par conséquent, nonobstant les changements importants intervenus en 2011-2012 dans le programme du cours de CRCM et dans les manuels y relatifs, il apparaît que le système éducatif de l’État défendeur n’est toujours pas doté des moyens appropriés aux fins d’assurer le respect des convictions des parents. En particulier, la Cour constate que, dans le système éducatif turc, aucune possibilité de choix appropriée n’a été envisagée pour les enfants des parents ayant une conviction religieuse ou philosophique autre que l’islam sunnite, et que le mécanisme de dispense très limité est susceptible de soumettre les parents d’élève à une lourde charge et à la nécessité de dévoiler leur convictions religieuses ou philosophiques afin que leurs enfants soient dispensés de suivre les cours de religion. Il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 2 du Protocole no 1.

NON ACCES A L'ÉCOLE

ENFANT HANDICAPE

S. c. République Tchèque du 7 novembre 2024 requête 37612/22

Art 14 (+ Art 2 P1) • Discrimination • Droit à l’instruction • Obligations positives • Absence de reproches à l’action diligente requise de l’école pour permettre à un enfant présentant des troubles du spectre autistique de suivre sa première année scolaire dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficiaient les autres enfants • Question de savoir si l’État a effectué, en faveur du requérant, les « modifications et ajustements nécessaires et appropriés » ne lui imposant pas de « charge disproportionnée ou indue »

Frederic Fabre

Cette décision mérite un appel. La CEDH considère que les troubles du spectre de l'autisme sont un handicap comme un autre handicap alors qu'ils ne sont pas un handicap  et alors qu'un autiste asperger est surdoué. Les troubles du spectre de l'autisme, touchent une grande partie de la population européenne sans que ça ne se sache.  La Tchéquie est curieusement protégée, alors qu'il faut une vraie politique pour accueillir les autistes qui représentent une vraie richesse.

Les faits vus par la CEDH 

4.  Le requérant présente des troubles du spectre autistique de type Asperger, qui auraient été diagnostiqués en août 2011.

5.  Le 24 octobre 2011, après avoir en septembre entamé sa première année d’école primaire dans une autre école ordinaire, le requérant fut admis dans l’école K. à Brno, où il fréquenta également la garderie périscolaire (družina). Les requérants soutiennent qu’ils avaient au préalable informé la psychologue de l’établissement non seulement du fait que le requérant était un élève à haut potentiel intellectuel mais aussi qu’il pourrait avoir besoin de l’assistance d’un auxiliaire de vie scolaire (AVS). Ils affirment par ailleurs que, dans un échange de courriels du 2 novembre 2011, une employée d’un centre pédagogique spécialisé a confirmé à la requérante que le directeur de l’école K. allait discuter avec l’enseignante concernée de la mise à disposition d’un AVS. En revanche, selon le Gouvernement, qui se fonde sur les conclusions des juridictions internes, la première occasion à laquelle l’école put en toute vraisemblance prendre connaissance du handicap du requérant se présenta le 22 novembre 2011, date à laquelle fut émis un avis médical concernant les cours de patinage.

6.  Une recommandation en vue de l’intégration scolaire du requérant, précisant la nature du handicap du requérant et préconisant l’établissement d’un projet d’accueil individualisé (PAI), fut établie par un centre pédagogique spécialisé le 6 décembre 2011. La requérante ayant apposé des notes manuscrites sur ce document (pour préciser qu’un AVS n’avait pas été recommandé en raison du manque de ressources financières de l’école), ce qui selon les tribunaux l’avait invalidée, ladite recommandation (dans une nouvelle version dépourvue d’annotations manuscrites) ne fut soumise au directeur de l’école K., par les parents du requérant, que le 25 janvier 2012. Un PAI préparé en février 2012 pour la période du 1er décembre 2011 au 30 juin 2012, que les parents du requérant refusèrent de signer, dut être révisé en raison du changement d’enseignante et fut finalisé le 28 mai 2012. À la suite d’une nouvelle recommandation du centre spécialisé établie le 30 mai 2012, laquelle faisait état du besoin du requérant de bénéficier d’un AVS, l’école prévit de mettre une telle mesure en place à compter de septembre 2012. Une nouvelle règle fut ensuite introduite dans le règlement de la garderie périscolaire, selon laquelle les enfants ayant un trouble de comportement ou nécessitant une assistance spécialisée seraient exclus de la garderie périscolaire en 2012/2013.

7.  À la fin de l’année scolaire 2011/2012, le requérant quitta l’école K. pour une autre école primaire.

CEDH

 a) Principes généraux

38.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de souligner que dans une société démocratique, le droit à l’instruction est indispensable à la réalisation des droits de l’homme et occupe une place fondamentale (Velyo Velev, précité, § 33 ; G.L. c. Italie, précité, § 49). Tout en réaffirmant que l’enseignement est l’un des services publics les plus importants dans un État moderne, la Cour reconnaît qu’il s’agit d’un service complexe à organiser et onéreux à gérer, et que les ressources que les autorités peuvent y consacrer sont nécessairement limitées. Il est vrai également que lorsqu’il décide de la manière de réglementer l’accès à l’instruction, l’État doit ménager un équilibre entre, d’une part, les besoins éducatifs des personnes relevant de sa juridiction et, d’autre part, sa capacité limitée à y répondre. Cependant, la Cour ne peut faire abstraction du fait que, à la différence de certaines autres prestations assurées par les services publics, l’instruction est un droit directement protégé par la Convention (G.L. c. Italie, précité, § 49 ; Şanlısoy c. Turquie (déc.), no 77023/12, § 56, 8 novembre 2016).

39.  La Cour rappelle aussi que, dans l’interprétation et l’application de l’article 2 du Protocole no 1, il faut tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les parties contractantes, et que la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante. Il faut donc tenir compte en l’espèce des dispositions relatives aux droits des personnes handicapées qui sont énoncées dans la CDPH, ainsi que d’autres textes pertinents (Enver Şahin c. Turquie, no 23065/12, § 60, 30 janvier 2018 ; G.L. c. Italie, précité, § 51).

40.  En outre, lorsqu’elle examine une affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention, la Cour doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et notamment du consensus susceptible de se dessiner en la matière. Elle note en ce sens l’importance dans l’exercice du droit à l’instruction des principes fondamentaux d’universalité et de non-discrimination, lesquels ont été consacrés à maintes reprises dans des textes internationaux. Elle souligne en outre avoir déjà constaté que l’éducation inclusive a été reconnue comme le moyen le plus approprié pour garantir ces principes fondamentaux (Çam, précité, § 64, avec les références qui s’y trouvent citées). L’éducation inclusive est donc sans conteste une composante de la responsabilité internationale des États dans ce domaine (Enver Şahin, précité, § 62 ; G. L. c. Italie, précité, § 53).

41.  Dans des affaires antérieures relatives aux droits des personnes en situation de handicap, la Cour, s’appuyant sur la CDPH, a considéré que l’article 14 de la Convention devait être lu à la lumière des exigences de ce texte au regard des « aménagements raisonnables » – entendus comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée » – que les personnes en situation de handicap sont en droit d’attendre, aux fins de se voir assurer « la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (article 2 de la CDPH). De tels aménagements raisonnables permettent de corriger des inégalités factuelles qui, ne pouvant être justifiées, constituent une discrimination (Çam, § 65 ; Şanlısoy, § 60, tous deux précités).

42.  Cela étant admis, la Cour souligne qu’il ne lui appartient aucunement de définir les moyens à mettre en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs des enfants en situation de handicap. En effet, les autorités nationales, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux à cet égard (Çam, précité, § 66). Elles doivent cependant être particulièrement attentives à l’impact des choix opérés sur des groupes dont la vulnérabilité est la plus grande, au nombre desquels figurent les enfants autistes (Şanlısoy, précité, § 61). De plus, toutes les actions relatives aux enfants en situation de handicap doivent poursuivre en priorité l’intérêt supérieur de l’enfant (G.L. c. Italie, précité, § 54).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

43.  La Cour considère tout d’abord que la présente affaire doit être envisagée sous l’angle de la question de savoir si les autorités internes ont satisfait à l’obligation positive qui leur incombait de prendre des mesures appropriées pour permettre au requérant, qui présente des troubles du spectre autistique, d’exercer son droit à l’instruction dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficient les autres enfants (voir G.L. c. Italie, précité, § 70). Ainsi, eu égard aux faits de l’espèce, la Cour se bornera à rechercher, dans le cadre de son analyse, si l’État a réalisé, pour aider le requérant et réduire ses difficultés, les « modifications et ajustements nécessaires et appropriés » ne lui « imposant pas de charge disproportionnée ou indue » (paragraphe 41 ci-dessus).

Pour ce faire, elle bénéficie de l’appréciation préalable du fond de l’affaire effectuée par les juridictions internes, qui se sont employées à mettre en balance les intérêts concurrents en jeu et à déterminer si des mesures suffisantes avaient été mises en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs du requérant (comparer avec Arnar Helgi Lárusson c. Islande, no 23077/19, § 62, 31 mai 2022).

44.  La Cour observe que les faits dénoncés par les requérants se sont déroulés après la ratification de la CDPH par la République tchèque mais avant la révision de la loi no 561/2004, entrée en vigueur le 1er mai 2015, qui a consacré le principe de l’éducation inclusive. À l’époque des faits, la législation nationale applicable reposait sur le principe d’une intégration individuelle, au sein des écoles ordinaires, des élèves ayant des besoins spécifiques ; selon la loi, les écoles avaient donc la possibilité, mais non l’obligation – qui était cependant imposée à l’État par la CPDH –, d’adopter des aménagements raisonnables (mesures de soutien) sur recommandation d’un centre pédagogique spécialisé. La Cour prend note à cet égard que, selon le Défenseur public des droits (paragraphes 33-36 ci‑dessus), ce système présentait des défaillances et fonctionnait mal.

45.  En l’espèce, la Cour note d’emblée que le requérant n’a pas été privé d’instruction puisqu’il a fréquenté l’école K. jusqu’à la fin de sa première année scolaire en suivant le programme scolaire correspondant (voir, mutatis mutandis, Şanlısoy, précité, § 60), et qu’il semble ensuite avoir poursuivi sa scolarité sans entrave dans un autre établissement.

46.  La Cour relève néanmoins les versions divergentes des parties sur certains éléments de fait, notamment quant aux informations que les parents du requérant auraient adressées à l’école K. et à la date de transmission de ces informations. Elle observe à cet égard que l’échange entre les parents et la psychologue de l’établissement, à laquelle les requérants se réfèrent (paragraphe 5 ci-dessus), n’a pas été soumis à la Cour. De plus, les seuls faits qui ressortent de l’échange de courriels entre la requérante et l’employée du centre pédagogique spécialisé, en date du 2 novembre 2011, sont que le requérant ne s’entendait pas avec les autres enfants durant les récréations et que le centre avait contacté le directeur de l’école K. pour qu’il aborde avec l’enseignante concernée la possibilité d’une assistance (paragraphe 5 ci‑dessus).

47.  Ces éléments ne permettent pas à la Cour d’établir que les parents du requérant avaient informé directement l’école K. avant le 22 novembre 2011 que le requérant présentait des troubles du spectre autistique et que ces troubles lui avaient été diagnostiqués en août 2011 (paragraphe 4 ci-dessus). Il ressort également du dossier que la recommandation d’un centre pédagogique spécialisé, qui était nécessaire pour que le requérant puisse bénéficier d’une intégration individuelle au moyen d’un PAI ou d’un AVS, a été établie le 6 décembre 2011. Celle-ci, annotée par la requérante, et de ce fait déclarée invalide par les tribunaux (paragraphe 6 ci-dessus), n’a été transmise au directeur de l’école K. que le 10 janvier 2012 ; enfin, une nouvelle version, dépourvue d’annotations, a été remise à ce dernier le 25 janvier 2012. La Cour note que le PAI a ensuite été préparé dès le mois de février 2012, mais que les parents du requérant ont refusé de le signer (paragraphe 6 ci-dessus). La Cour considère dès lors qu’elle ne dispose pas d’éléments suffisants pour remettre en cause l’avis des tribunaux nationaux selon lequel les parents du requérant n’ont pas fait preuve de la coopération nécessaire, contribuant de ce fait à compliquer la situation, et ce alors que le requérant a intégré l’école K. presque deux mois après la rentrée scolaire.

48.  Ceci étant, tout en notant l’argument du Gouvernement tiré du fait que les parents du requérant ne se sont adressés à un centre spécialisé qu’en cours d’année scolaire, la Cour observe qu’il peut parfois être difficile pour les parents d’un enfant d’accepter que celui-ci présente des troubles nécessitant une assistance. Elle estime qu’un rôle actif de l’État et des établissements concernés est essentiel dans ce domaine, dans un souci de protection des intérêts de l’enfant.

49.  La Cour relève ensuite que les juridictions internes ont établi que, une fois que les besoins éducatifs du requérant ont été identifiés et que l’école en a été dûment informée, cette dernière s’est conformée à la recommandation du centre spécialisé en adoptant des mesures de soutien. S’il est vrai qu’un PAI définitif n’a été établi qu’en mai 2012, il a été démontré que cela était dû notamment à l’arrivée en cours d’année d’une nouvelle enseignante, laquelle avait néanmoins adopté une approche individualisée à l’égard du requérant dès qu’elle avait repris sa classe (paragraphe 12 ci‑dessus). Les tribunaux ont également constaté qu’en réaction à une nouvelle recommandation du centre, datée du 30 mai 2012, préconisant de mettre en place un AVS, l’école a fait les démarches nécessaires pour s’y conformer à la rentrée 2012 (paragraphe 6 ci‑dessus).

50.  En ce qui concerne les mesures éducatives restrictives dénoncées par les requérants (paragraphe 9 ci-dessus), la Cour estime que de telles mesures semblent en principe inappropriées et stigmatisantes, surtout quand elles visent les enfants, tel le requérant, souffrant de troubles du spectre autistique. Elle note néanmoins qu’il a été établi dans la procédure interne qu’il s’agissait non de sanctions mais de mesures de bon ordre visant à remédier à des incidents isolés, survenus dans des situations où la sécurité du requérant et le bon déroulement des cours étaient sérieusement en jeu. Par ailleurs, la Cour relève que les enseignants s’étaient montrés prêts à en discuter avec la requérante. Dans ces conditions, la Cour est disposée à considérer que ces mesures n’étaient pas en elles-mêmes, dans les circonstances de l’espèce, constitutives d’une discrimination.

51.  Enfin, pour ce qui est de la garderie périscolaire, il n’est pas contesté par les parties que le requérant l’a fréquentée tout au long de l’année scolaire et que la règle excluant les enfants ayant besoin d’une assistance spécialisée, qui a été considérée comme discriminatoire par les autorités nationales (paragraphe 8 ci-dessus), ne l’a pas affecté puisqu’il a quitté l’école avant son entrée en vigueur. Par ailleurs, la Cour ne trouve aucune raison de mettre en doute la conclusion des autorités nationales selon laquelle il n’y avait aucun lien de causalité entre cette règle et le départ du requérant pour une autre école.

52.  La Cour est consciente du fait que chaque enfant a des besoins pédagogiques qui lui sont propres et qu’il en va ainsi particulièrement des enfants en situation de handicap. Dans le domaine de l’éducation, elle reconnaît que les aménagements raisonnables peuvent prendre différentes formes, aussi bien matériels qu’immatériels, pédagogiques ou organisationnels. Cela étant, la Cour souligne qu’il ne lui appartient aucunement de définir les moyens à mettre en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs des enfants en situation de handicap. En effet, les autorités nationales, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux à cet égard (voir Çam, précité, § 66). Il importe cependant que ces dernières soient particulièrement attentives à leurs choix dans ce domaine, compte tenu de l’impact de ces choix sur les individus en situation de handicap, dont la particulière vulnérabilité ne peut être ignorée (voir Enver Şahin, précité, § 68).

53.  En l’espèce, la Cour reconnaît que les requérants étaient confrontés à une situation difficile, résultant en partie des défaillances systémiques imputables à l’État, telles que décrites par le Défenseur public des droits (paragraphes 34-37 ci-dessus). Il ressort néanmoins du dossier que les autorités nationales étaient conscientes de leur obligation, résultant du droit interne ainsi que des engagements internationaux de l’État, d’assurer au requérant une jouissance effective et sans discrimination de son droit à l’instruction, qu’elles n’ont pas fermé les yeux sur ses difficultés et qu’elles se sont employées à trouver des solutions susceptibles d’y répondre.

54.  Au vu des éléments qui précèdent, et tout en admettant que l’école K. aurait pu réagir avec plus de célérité aux besoins éducatifs du requérant une fois ces besoins déterminés, la Cour conclut que l’on ne saurait lui reprocher de n’avoir pas agi avec la diligence requise pour permettre au requérant de suivre sa première année scolaire dans des conditions équivalentes, dans la mesure du possible, à celles dont bénéficiaient les autres enfants. Conclure autrement reviendrait, dans les circonstances de l’espèce, à imposer à l’État une « charge disproportionnée ou indue » relativement à ses obligations positives de procéder à des aménagements raisonnables en faveur du requérant, telles qu’établies dans la jurisprudence de la Cour.

55.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1.

Stoian c. Roumanie du 25 juin 2019 Requête n° 289/14

Article 2 du Protocole 1, article 8 et 14 de la Convention : La Roumanie a pris des mesures suffisantes afin de mettre en place des aménagements raisonnables pour la scolarisation d’un enfant handicapé

La Cour a jugé que les autorités avaient respecté leur obligation d’offrir au premier requérant des aménagements raisonnables en affectant des ressources de manière à répondre aux besoins éducatifs des enfants handicapés.

FAITS

M. Stoian est atteint de quadriplégie spastique, qui affecte sa motricité mais pas ses facultés mentales. Il utilise des appareils tels que des chaises roulantes électriques, des vélomoteurs et des tricycles pour se déplacer. Il est cloué à son fauteuil roulant depuis une opération des vertèbres en 2011. En 2007, les autorités décidèrent qu’il devait être scolarisé dans un établissement ordinaire. Cependant, selon les requérants, les deux écoles où M. Stoian avait été inscrit, à savoir l’école n° 131 de 2007 à 2013 et le lycée Mihail Eminescu de 2015 à 2017, n’étaient pas adaptées à ses besoins. En particulier, le premier établissement n’aurait pas été doté de sanitaires adaptés aux handicapés ni de rampes d’accès. Sa mère aurait souvent été contrainte de le porter, lui et ses appareils d’aide à la marche, aux étages supérieurs, et de l’aider à aller aux toilettes et à faire ses exercices de physiothérapie. Des problèmes similaires auraient existé dans le second établissement, où en raison d’un défaut d’accès, sa mère aurait été obligée de porter son fils. Cette école n’aurait pas non plus pourvu à ses besoins essentiels, s’agissant par exemple de son hygiène personnelle et intime, de son alimentation ou de ses déplacements. Son programme n’aurait pas non plus été adapté aux besoins de M. Stoian. Selon le Gouvernement, les deux établissements disposaient d’installations pour les besoins du premier requérant et les autorités ont pris des mesures pour les améliorer et les adapter progressivement. Le premier requérant bénéficia d’une aide éducative dans les deux écoles, ainsi qu’en matière de physiothérapie et d’ergothérapie. En 2011, Mme Stoian demanda un auxiliaire de vie pour son fils et, au mois de juillet de cette année, un tribunal en ordonna la désignation. Les autorités organisèrent des entretiens et M. Stoian bénéficia d’un auxiliaire pendant de courtes périodes en 2014 et 2015. Mme Stoian saisit différentes autorités, par exemple le Conseil national de lutte contre les discriminations, les tribunaux et le parquet, pour se plaindre d’un défaut d’aménagements et d’aide adéquats pour scolariser son fils. En juin 2016, un tribunal départemental ordonna aux autorités locales de prendre des mesures pour faciliter l’accès de M. Stoian à l’instruction, notamment en adaptant les programmes, en offrant un environnement sécurisé et un personnel spécialisé, et en améliorant l’accès. Mme Stoian chercha à faire exécuter cette décision relativement à l’absence d’un auxiliaire pour son fils, et le tribunal conclut que les autorités avaient partiellement manqué à leur obligation d’en désigner un. En janvier 2018, le tribunal leur ordonna de verser aux requérants 200 lei d’astreinte par jour de retard.

CEDH

Les requérants invoquent plusieurs dispositions différentes dans leur requête mais la Cour décide d’examiner celle-ci sur le terrain de l’article 8 et de l'article 2 du Protocole n° 1 isolément et en combinaison avec l’article 14.

Elle note que les autorités avaient décidé que M. Stoian serait scolarisé dans des établissements ordinaires, ce qui est conforme aux normes internationales. En revanche, il ressort clairement des tierces observations que personnes handicapées rencontrent des difficultés en raison du manque d’infrastructures et d’aménagements raisonnables pour les personnes ayant des besoins spéciaux. Le Gouvernement admet l’existence de retards pour ce qui est de rendre accessibles les bâtiments scolaires en question. Selon la jurisprudence de la Cour, lorsqu’il y a des carences en matière d’accessibilité, les États ont l’obligation d’offrir des aménagements raisonnables aux personnes handicapées à partir du moment où la demande en est faite, pour autant qu’il n’en résulte aucune charge disproportionnée ou indue pour les autorités.

En matière scolaire, les aménagements raisonnables peuvent prendre la forme d’une accessibilité aux bâtiments, d’une formation pour les enseignants, ou de l’adaptation du programme ou des installations. La Cour constate que M. Stoian n’a jamais été complètement privé d’instruction parce qu’il a été scolarisé et noté, et qu’il a avancé dans le programme. Les autorités étaient conscientes des obligations qu’elles avaient à son égard et les tribunaux les leur ont rappelées de manière constante.

En outre, les tribunaux ont réagi rapidement et adéquatement aux changements dans la situation du premier requérant et ont renouvelé leurs instructions aux autorités. Il était difficile de trouver pour M. Stoian des auxiliaires de vie adéquats, bien que certaines de ces difficultés eussent été créées par les requérants eux-mêmes, en particulier Mme Stoian, qui avait demandé aux auxiliaires d’accomplir des tâches ne relevant pas de leurs responsabilités.

Mme Stoian s’est également opposée à certaines autres démarches des autorités, refusant l’aide d’un orthophoniste ou d’un soutien scolaire, ainsi que plusieurs possibilités d’installation d’un monteescalier dans la seconde école. Soulignant qu’elle n’a pas pour tâche de dire quelles ressources sont nécessaires pour satisfaire aux besoins éducatifs des enfants handicapés, la Cour ajoute que les autorités avaient néanmoins minutieusement réfléchi aux décisions qu’elles ont prises, en tenant compte de la vulnérabilité particulière des personnes handicapées. En l’espèce, les autorités n’ont pas fermé les yeux face aux besoins du premier requérant : elles ont affecté des ressources aux écoles de ce dernier de manière à répondre à ses besoins spéciaux.

Au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour conclut que les autorités se sont conformées à leur obligation d’offrir au premier requérant des aménagements spéciaux sans qu’il y ait de charge disproportionnée ou indue.

Elles ont également alloué des ressources permettant de répondre aux besoins éducatifs des enfants handicapés selon des modalités conformes aux limites de leur latitude (« marge d’appréciation »). Il n’y a donc pas eu violation de ces articles de la Convention.

La Cour rejette, pour défaut manifeste de fondement, le grief tiré par les requérants de l’expulsion de Mme Stoian par la police à la suite d’une dispute entre son fils et un enseignant en avril 2013.

Dupin c. France du 24 janvier 2019 requête n° 2282/17

Non violation de l'article 2 du Protocole 1 : Le placement d’un enfant autiste en institut médico-éducatif plutôt qu’en milieu scolaire ordinaire ne viole pas son droit à l’éducation

L’affaire concerne le droit à l’éducation des enfants autistes, et plus spécifiquement le droit d’être scolarisé en milieu ordinaire. La Cour juge que le grief tiré de la violation du droit à l’éducation d’un enfant autiste est irrecevable comme manifestement mal fondée. Elle considère, en outre, que le grief reprochant aux autorités françaises d’avoir manqué à prendre les mesures nécessaires à l’égard des enfants en situation de handicap est également manifestement mal fondé, faute d’être étayé. La Cour observe, enfin, que le grief relatif à l’absence de moyens spécifiques attribués par l’État pour les enfants autistes est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

LES FAITS

Mme Dupin est la mère de E., un enfant autiste né le 26 septembre 2002. Elle est divorcée et exerce l’autorité parentale partagée avec le père de l’enfant. Depuis 2009, la résidence de ce dernier est fixée chez son père. En avril 2011, la requérante présenta auprès de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) d’Ille-et-Vilaine une demande de parcours de scolarisation et orientation en classe pour l’inclusion scolaire (CLIS) avec un accompagnement en Service d’éducation spéciale et de soins à domicile (SESSAD). En août 2011, cette demande fut rejetée. La CDAPH préconisa une orientation en Institut médico-éducatif (IME) et, dans l’attente qu’une place se libère, une prise en charge en hôpital de jour. En septembre 2011, Mme Dupin saisit le tribunal du contentieux de l’incapacité (TCI) de Rennes pour demander la révision de cette décision. En juillet 2012, l’expert désigné par le TCI estima que tant l’intégration en CLIS que la prise en charge en IME étaient possibles, l’une ou l’autre de ces options devant cependant reposer sur une prise en charge adaptée aux enfants autistes. En août 2012, le TCI considéra que l’état d’E. justifiait une orientation vers un IME pour la période d’août 2011 à juillet 2014 avec l’accompagnement d’une auxiliaire de vie sur le temps scolaire de l’enfant et la mise en place de méthodes éducatives adaptées. Mme Dupin interjeta appel du jugement devant la cour nationale de l’incapacité et de la tarification de l’assurance des accidents du travail (CNITAAT). En avril 2014, la CNITAAT confirma le jugement. Elle constata notamment que l’expérience en 2013 de scolarisation de l’adolescent en milieu ordinaire avait été difficile. La requérante forma un pourvoi en cassation. Le conseiller rapporteur conclut au rejet du pourvoi. Il indiqua notamment qu’une affectation en milieu ordinaire s’appréciait de manière concrète en fonction des capacités de l’enfant. Il souligna qu’en l’espèce, il ne saurait raisonnablement être soutenu qu’une admission en IME puisse être assimilée à une méconnaissance du droit à l’éducation de l’enfant handicapé. Enfin, il estima qu’en retenant la solution d’une orientation vers un IME, la CNITAAT avait opéré, dans l’intérêt de l’enfant, une synthèse fidèle des préconisations des experts. En juillet 2016, la Cour de cassation, suivant son conseiller rapporteur, rejeta le pourvoi.

LA CEDH

26. La Cour renvoie aux principes généraux rappelés dans l’affaire Sanlisoy c. Turquie ((déc.), no 77023/12, §§ 56-61, 8 novembre 2016). Elle y a notamment souligné l’importance du droit à l’instruction, directement protégé par la Convention, tout en reconnaissant qu’il s’agit d’un « service complexe » à organiser et onéreux à gérer alors même que les ressources que les autorités peuvent y consacrer sont nécessairement limitées. S’agissant en particulier des besoins éducatifs des enfants en situation de handicap, la Cour a jugé qu’il ne lui appartient pas de définir les moyens à mettre en œuvre car les autorités nationales, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux à cet égard. Elle a indiqué cependant que les autorités doivent être particulièrement attentives à l’impact des choix opérés sur des groupes dont la vulnérabilité est la plus grande, au nombre desquels figurent les enfants autistes.

27. La Cour rappelle également qu’elle a souligné à plusieurs occasions l’importance de l’éducation inclusive aux fins d’intégration de tous les enfants de la société (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, CEDH 2007‑IV, Lavida et autres c. Grèce, no 7973/10, 30 mai 2013, Çam c. Turquie, no 51500/08, § 64, 23 février 2016).

28. Faisant application de ces principes, la Cour observe à titre liminaire que le droit français garantit le droit à l’éducation des enfants en situation de handicap. La législation prévoit, en priorité, la scolarisation des enfants et adolescents autistes dans des établissements de droit commun. Elle consacre l’inscription de droit de tout enfant handicapé, y compris les enfants autistes, dans une école ordinaire, avec une scolarisation rendue possible grâce à l’assistance d’auxiliaire de vie ou une scolarisation en classe spécifique comme les classes d’inclusion scolaire (paragraphes 17 à 19 ci‑dessus). Le droit interne prévoit de plus la mise en place de structures et de mécanismes permettant d’assurer un enseignement spécialisé. Le droit d’accès à l’instruction des enfants en situation de handicap est ainsi garanti de jure par le système éducatif français, que ce soit sous la forme d’une éducation spéciale dans des établissements spéciaux comme les IME ou d’une éducation inclusive au sein des écoles ordinaires.

29. Examinant les circonstances particulières de l’espèce, la Cour observe que les juridictions nationales ont opté, s’agissant du fils de la requérante, pour une scolarisation en milieu spécialisé au sein d’un IME avec des méthodes adaptées à son handicap telles que celles préconisées par les experts. Elle constate que l’orientation ainsi retenue permet à cet adolescent de bénéficier d’une prise en charge adaptée à ses troubles autistiques, comprenant un temps de scolarité.

30. S’il est vrai que la décision contestée par la requérante n’a pu être mis en œuvre immédiatement, faute de place dans un IME, la Cour note que pendant ce laps de temps, le fils de la requérante a été pris en charge en hôpital de jour et scolarisé une demi-journée par semaine à l’école ordinaire. Cette expérience a révélé, comme l’a indiqué la CNITAAT, qu’il avait peu de contacts avec les élèves, ne parlait pas, n’écrivait pas, ne lisait pas, ce qui laisse entendre, d’après cette juridiction, qu’il n’était pas capable d’assumer les contraintes et les exigences minimales de comportement qu’implique la vie dans une école normale. La Cour relève également que le conseiller rapporteur devant la Cour de cassation a confirmé que le projet d’orientation préconisée par la requérante pour son fils pouvait difficilement être réalisé en milieu ordinaire.

31. La Cour déduit de ces éléments que les autorités nationales ont considéré l’état du fils de la requérante comme un obstacle à son éducation dans le cadre du droit commun, après avoir mis en balance le niveau de son handicap et le bénéfice de l’accès à l’enseignement inclusif qu’il pourrait en tirer (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). Elles ont opté pour une éducation appropriée à ses besoins, en milieu spécialisé, une orientation dont il convient de noter qu’elle satisfait son père qui en a la garde (paragraphe 9 ci-dessus). Au regard de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne saurait, comme l’affirme la requérante, considérer que ce choix a été fait par défaut, en raison d’une déficience de moyens et de l’assistance scolaire au sein de l’école ordinaire.

32. La Cour relève enfin que depuis octobre 2013, E. bénéficie d’un accompagnement éducatif effectif au sein d’un IME, et qu’il ressort du dossier à sa disposition que cette prise en charge scolaire, certes sur des temps partiels, convient à son épanouissement (paragraphe 15 ci‑dessus).

33. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le refus d’admettre le fils de la requérante en milieu scolaire ordinaire ne saurait constituer un manquement de l’État à ses obligations au titre de l’article 2 du Protocole no 1 ni une négation systémique de son droit à l’instruction en raison de son handicap. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ÇAM c. TURQUIE du 23 février 2016 requête 51500/08

Violation de l'article 2 du Protocole 1 ensemble avec l'article 14 de la Convention : La requérante n'a pas été inscrite au conservatoire de musique uniquement parce qu'elle est aveugle.

a. Principes généraux

52. En ce qui concerne le droit à l’instruction, la Cour rappelle avoir déjà eu l’occasion de souligner que dans une société démocratique, ce droit est indispensable à la réalisation des droits de l’homme et occupe une place fondamentale (Velyo Velev c. Bulgarie, no 16032/07, § 33, CEDH 2014 (extraits)). À cet égard, tout en réitérant que l’enseignement est l’un des plus importants services publics dans un État moderne, la Cour reconnaît qu’il s’agit d’un « service complexe » à organiser et onéreux à gérer tandis que les ressources que les autorités peuvent y consacrer sont nécessairement limitées. Il est vrai également que lorsqu’il décide de la manière de réglementer l’accès à l’instruction, l’État doit ménager un équilibre entre, d’une part, les besoins éducatifs des personnes relevant de sa juridiction et, d’autre part, sa capacité limitée à y répondre. Cependant, la Cour ne peut faire abstraction du fait que, à la différence de certaines autres prestations assurées par les services publics, l’instruction est un droit directement protégé par la Convention (ibidem).

53. La Cour réitère que dans l’interprétation et l’application de l’article 2 du Protocole no 1, il faut tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les parties contractantes, et la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (voir Catan et autres, précité, § 136). Les dispositions relatives au droit à l’éducation énoncées dans les instruments tels que la Charte sociale européenne ou la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées sont donc à prendre en considération. Enfin, la Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à interpréter et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (ibidem).

54. En ce qui concerne l’interdiction de la discrimination, la Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables et qu’un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Sejdić et Finci, précité, § 42). Toutefois, l’article 14 de la Convention n’interdit pas à un État membre de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (entre autres, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV). Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits)).

b. Application de ces principes au cas d’espèce

55. La Cour estime que le traitement éventuellement discriminatoire de la requérante se trouve au cœur de son grief. Dès lors, elle considère qu’il y a lieu d’examiner l’affaire d’abord sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 (pour une approche similaire, Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, §§ 143-145, CEDH 2010). À cet égard, elle rappelle avoir déjà affirmé que le champ d’application de l’article 14 de la Convention englobe l’interdiction de la distinction fondée sur le handicap (Glor c. Suisse, no 13444/04, § 80, CEDH 2009).

56. En l’espèce, la requérante soutient que le rejet de sa demande d’inscription au conservatoire de musique était discriminatoire, car fondé sur sa cécité. À cet égard, la Cour observe que diverses dispositions législatives en vigueur au moment des faits consacraient le droit à l’éducation des enfants en situation de handicap, sans discrimination (voir droit interne pertinent, paragraphes 35-36 ci-dessus).

57. Cela étant, la Cour relève également que parmi les différentes conditions présidant à l’inscription au conservatoire figurait celle de fournir un certificat médical d’aptitude physique à suivre un enseignement au sein de cet établissement. Dès lors, la source de l’exclusion de la requérante de l’accès à l’éducation au sein du conservatoire ne résidait pas dans la loi mais dans le règlement de l’école. À cet égard, la Cour constate en outre, à la lecture des arguments en défense présentés par le rectorat de l’université technique d’Istanbul devant les instances nationales (paragraphe 17 ci‑dessus), que le conservatoire n’était pas en mesure d’accueillir les personnes présentant un handicap, quelle que fût la nature de celui-ci.

58. En l’espèce, il convient donc de vérifier si l’État ayant décidé d’offrir un enseignement musical spécialisé, l’accès à celui-ci pouvait être refusé à un groupe de personnes en particulier car la discrimination englobe les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification objective et raisonnable, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Glor, précité, § 73).

59. Certes, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 49 ci‑dessus), la réglementation régissant l’inscription au conservatoire ne contient pas de dispositions excluant les personnes non-voyantes. Il est également vrai que tous les candidats à l’inscription au conservatoire sont dans l’obligation de fournir un certificat médical attestant de leur aptitude physique. Pour autant, la Cour ne saurait ignorer les effets d’une telle exigence sur les personnes, comme la requérante, qui présentent un handicap physique, compte tenu en particulier de l’interprétation faite de cette exigence par l’établissement scolaire mis en cause.

60. En effet, la Cour observe que la requérante a bien remis à l’administration scolaire un rapport médical d’aptitude physique, lequel contenait toutefois une réserve, tenant compte de sa cécité (paragraphe 11 ci-dessus). Or, le conservatoire a refusé d’admettre celui-ci, allant jusqu’à exiger sa modification par le médecin qui l’avait établi (paragraphes 14 et 29 ci-dessus). Dès lors, même si le conservatoire a cherché à justifier le refus d’inscription de la requérante par le non-accomplissement des formalités administratives nécessaires à cet égard, notamment par l’absence d’un rapport médical qui aurait été établi par un hôpital entièrement équipé, la Cour estime, au vu de tout ce qui précède et de la lettre adressée par la direction de l’administration du conservatoire au médecin chef de l’hôpital de Bakɪrköy (paragraphe 29 ci-dessus), qu’il ne fait aucun doute que la cécité de la requérante a constitué le seul motif de ce refus.

61. Au demeurant, constatant la facilité avec laquelle le conservatoire a pu obtenir la révision du rapport médical initialement établi par le médecin chef de l’hôpital de Bakɪrköy (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime qu’en tout état de cause, la requérante n’aurait pas été en mesure de satisfaire l’exigence d’aptitude physique, la définition de celle-ci apparaissant laissée à la discrétion du conservatoire. À cet égard, la Cour se réfère également aux critiques formulées sur ce point par le conseil d’administration de l’ordre des médecins d’Istanbul (paragraphe 29 ci-dessus).

62. La Cour observe que le Gouvernement justifie les règles d’inscription au conservatoire tout d’abord par la circonstance que cet établissement serait destiné à accueillir uniquement les élèves dotés de certains talents (paragraphe 49 ci-dessus). Or, si la Cour estime que les autorités internes disposent indéniablement d’une marge d’appréciation pour définir les qualités requises des candidats au conservatoire, cet argument ne saurait prévaloir dans les circonstances de la présente affaire. En effet, si la vocation du conservatoire est de délivrer un enseignement aux étudiants présentant certains dons, la requérante ayant réussi au concours d’admission préalable à toute demande d’inscription (paragraphes 16 et 32 ci-dessus), elle a démontré qu’elle disposait de toutes les qualités requises à cet égard.

63. Le Gouvernement argue ensuite qu’à l’époque des faits, le conservatoire n’avait pas d’infrastructures adaptées pour accueillir des élèves en situation de handicap.

64. À cet égard, la Cour réitère que la Convention vise à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 88, CEDH 2013 et, Dvorski c. Croatie [GC], no 25703/11, § 82, 20 octobre 2015 ; voir également paragraphe 54 ci-dessus). Dans le contexte de la présente affaire, la Cour rappelle également qu’elle doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour à ces niveaux quant aux normes à atteindre (voir, mutatis mutandis, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012 (extraits), et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013 (extraits)). Elle note en ce sens l’importance des principes fondamentaux d’universalité et de non-discrimination dans l’exercice du droit à l’instruction, lesquels ont été consacrés à maintes reprises dans des textes internationaux (voir droit international pertinent, paragraphes 37-38 ci-dessus, et Catan et autres, précité, §§ 77-81). Elle souligne en outre qu’aux termes de ces instruments internationaux, l’éducation inclusive a été reconnue comme le moyen le plus approprié pour garantir ces principes fondamentaux.

65. À cet égard, la Cour considère que l’article 14 de la Convention doit être lu à la lumière des exigences de ces textes au regard des aménagements raisonnables – entendus comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportée, en fonction des besoins dans une situation donnée » – que les personnes en situation de handicap sont en droit d’attendre, aux fins de se voir assurer « la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (article 2 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, paragraphe 38 ci-dessus). De tels aménagements raisonnables permettent de corriger des inégalités factuelles qui, ne pouvant être justifiées, constituent une discrimination (voir paragraphe 54, ci-dessus).

66. La Cour n’ignore pas que chaque enfant a des besoins pédagogiques qui lui sont propres et qu’il en va ainsi particulièrement des enfants en situation de handicap. Dans le domaine de l’éducation, elle reconnaît que les aménagements raisonnables peuvent prendre différentes formes, aussi bien matériels qu’immatériels, pédagogiques ou organisationnels, que ce soit en termes d’accessibilité architecturale aux établissements scolaires, de formation des enseignants, d’adaptation des programmes ou d’équipements adéquats. Cela étant, la Cour souligne qu’il ne lui appartient aucunement de définir les moyens à mettre en œuvre pour répondre aux besoins éducatifs des enfants en situation de handicap. En effet, les autorités nationales, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la situation et les besoins locaux à cet égard.

67. Pour la Cour, il importe cependant que les États soient particulièrement attentifs à leurs choix dans ce domaine compte tenu de l’impact de ces derniers sur les enfants en situation de handicap, dont la particulière vulnérabilité ne peut être ignorée. Elle considère en conséquence que la discrimination fondée sur le handicap englobe également le refus d’aménagements raisonnables.

68. Or, en l’espèce, au vu des pièces du dossier, la Cour observe que les instances nationales compétentes ne cherchèrent aucunement à identifier les besoins de la requérante ni ne précisèrent dans quelle mesure sa cécité pouvait constituer un obstacle à son accès à une éducation musicale. Elles ne cherchèrent pas non plus à envisager des aménagements pour pourvoir aux besoins pédagogiques spécifiques que la cécité de la requérante pouvait requérir (comparer McIntyre c. Royaume-Uni, no 29046/95, décision de la Commission du 21 octobre 1998, non publiée). La Cour ne peut que constater que depuis 1976, le conservatoire n’a fait aucune tentative pour adapter son enseignement afin que celui-ci puisse également être accessible aux enfants non-voyants.

69. Au vu de tout ce qui précède, la Cour observe que le refus d’inscription de la requérante au conservatoire reposait sur la seule circonstance qu’elle était non-voyante et que les instances nationales n’avaient, à aucun moment, envisagé l’éventualité que des aménagements raisonnables eussent peut-être pu permettre sa scolarisation au sein de cet établissement. Dès lors, la Cour estime que la requérante s’est vu dénier, sans justification objective et raisonnable, la possibilité de suivre une éducation au sein du conservatoire de musique, à cause de son seul handicap visuel. Elle conclut en conséquence à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no1.

70. Eu égard à cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 (pour une approche similaire, voir Oršuš et autres, précité, § 186).

FRAIS DE SCOLARITE

Anatoliy et Vitaliy Ponomaryovy C. Bulgarie du 21 juin 2011 requête 5335/05

Deux garçons russes habitant en Bulgarie n'auraient pas dû être obligés de payer des frais de scolarité pour leur éducation secondaire

Les requérants, Anatoliy et Vitaliy Ponomaryovy, sont deux ressortissants russes nés respectivement en 1986 et 1988 dans la république socialiste soviétique kazakhe et résidant à Pazardzhik (Bulgarie).

Après le divorce de leurs parents, Anatoliy et Vitaliy suivirent leur mère en Bulgarie où elle épousa un Bulgare et où ils s'installèrent en 1994. La mère obtint un permis de séjour permanent par le biais de son mariage et ses enfants obtinrent le droit de séjourner en Bulgarie grâce à leur mère. Les garçons furent scolarisés dans des établissements d'enseignement primaire et secondaire à Pazardzhik et parlent couramment le bulgare.

En 2005, lorsqu'Anatoliy en était à sa dernière année d'enseignement secondaire et Vitaliy à son avant-dernière, ils furent obligés de payer des frais de scolarité, d'un montant respectif de 800 et 2 600 euros (EUR), faute de quoi l'accès à l'école leur serait refusé et aucun certificat de scolarité ne leur serait attribué pour l'année en question.

Les autorités scolaires invoquèrent une décision ministérielle de 2004 ainsi que la législation bulgare pertinente, en l'occurrence la loi de 1991 sur l'éducation nationale, qui prévoyait que les étrangers non titulaires de permis de séjour permanent devaient payer des frais pour leur éducation secondaire.

Anatoliy et Vitaliy saisirent les tribunaux, mais en vain. Apparemment, leurs établissements scolaires ne les empêchèrent pas en pratique d'assister aux cours, bien que le diplôme d'enseignement secondaire d'Anatoliy ne lui fût délivré que deux ans après la date normale.

Applicabilité de l'article 14

La Cour rappelle que l'interdiction de discrimination énoncée dans la Convention européenne des droits de l’homme s'applique à l'ensemble des droits que les Etats ont décidé de reconnaître en vertu de la Convention et de ses Protocoles. Dès lors que l'État subventionne tel ou tel établissement d'enseignement, il doit en garantir l'accès effectif.

Cet élément étant inhérent au droit à l'instruction prévu par l’article 2 du Protocole n° 1, l'article 14 trouve à s’appliquer.

Anatoliy et Vitaliy étant alors des élèves du secondaire qui, au contraire d’autres camarades de classe, ont dû payer des frais de scolarité, ils ont été à l'évidence traités moins favorablement que d'autres personnes dans une situation comparable, en raison de leur statut personnel.

Interdiction de discrimination

La Cour souligne que son rôle n’est pas de dire si l’Etat peut exiger des frais de scolarité mais seulement si, dans l’hypothèse où il aurait décidé de son plein gré d'assurer un enseignement gratuit, il peut en priver un groupe de personnes sans justification.

Certes, l'enseignement est une activité onéreuse et complexe. Les ressources des États étant inévitablement limitées, ils doivent ménager un équilibre entre les besoins de la population en la matière et leur capacité limitée à y répondre.

Néanmoins, le droit à l'instruction est directement protégé par la Convention, dans le cadre du Protocole n° 1. Il bénéficie non seulement aux individus mais aussi à la société tout entière qui, si elle se veut pluraliste et démocratique, doit intégrer les minorités.

De manière générale, les Etats sont libres de demander des frais de scolarité dans l'enseignement supérieur, qui, au moins à l’époque des faits, demeurait optionnel pour beaucoup de gens. En revanche, ils doivent assurer un enseignement primaire accessible permettant l'apprentissage de notions élémentaires de lecture, d'écriture et de calcul.

Consciente que de plus en plus de pays adhèrent à la notion de société « fondée sur la connaissance », la Cour constate que l'enseignement secondaire joue un rôle d’importance croissante pour le développement de l'individu et pour la société dans son ensemble.

Anatoliy et Vitaliy séjournent régulièrement en Bulgarie. Les autorités ne se sont pas opposées à ce qu'ils puissent demeurer sur le territoire et n'ont jamais eu sérieusement l'intention de les expulser. En outre, à l'époque où ils ont fait des démarches pour obtenir des permis de séjour permanents, les deux garçons n'ont en aucun cas cherché à abuser du système éducatif bulgare, étant donné qu'ils ont fini par habiter et étudier en Bulgarie parce qu’ils avaient suivi leur mère qui s'y était mariée. Parfaitement intégrés à la société de leur pays d’accueil, ils parlent couramment le bulgare.

Or les autorités bulgares n'ont tenu compte d'aucun de ces éléments lorsqu'elles ont décidé de leur imposer des frais de scolarité. En effet, la loi applicable ne permettait aucune exception au paiement de ces frais.

Rien ne permettant de justifier les frais de scolarité imposés à Anatoliy et Vitaliy, la Cour conclut à une violation de l'article 14 en combinaison avec l’article 2 du Protocole n° 1.

Article 41

En vertu de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour dit que la Bulgarie doit verser à Anatoliy et Vitaliy Ponomaryovy 2 000 euros chacun pour dommage moral et 2 000 EUR pour frais et dépens.

ENFANTS MOLDAVES ET LE RMT RUSSE

Arrêt de Grande Chambre CATAN ET AUTRES c. MOLDOVA ET RUSSIE

du 19 octobre 2012 Requêtes nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06

La fermeture forcée d’écoles de langue moldave/roumaine en Transnistrie relevait de la juridiction de la Russie. La fermeture d'école de langues régionales, est contraire à l'article 2 du Protocole 1.

1.  Principes généraux

136.  En interprétant et en appliquant l’article 2 du Protocole no 1, la Cour doit garder à l’esprit que le contexte de cet article réside dans un traité pour la protection effective des droits individuels de l’homme et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005‑X ; Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 54, 15 mars 2012). Dès lors, il faut lire les deux phrases de l’article 2 du Protocole no 1 à la lumière non seulement l’une de l’autre, mais aussi, notamment, des articles 8, 9 et 10 de la Convention qui proclament le droit de toute personne, y compris les parents et les enfants, « au respect de sa vie privée et familiale », à « la liberté de pensée, de conscience et de religion » et à « la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées » (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 52, série A no 23 ; Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84, CEDH 2007‑III ; Lautsi et autres c. Italie [GC], no 30814/06, § 60, CEDH 2011 ; voir également Chypre c. Turquie, précité, § 278). Dans l’interprétation et l’application de l’article en question, il faut aussi tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les parties contractantes, et la Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI ; Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008 ; Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008 ; Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 273-274, CEDH 2010). Les dispositions relatives au droit à l’éducation énoncées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Convention relative aux droits de l’enfant sont donc à prendre en considération (paragraphes 77-81 ci-dessus ; voir aussi Timichev, précité, § 64). Enfin, la Cour souligne que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir notamment Soering, précité, § 87, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37).

137.  En s’engageant, par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, à ne pas « refuser le droit à l’instruction », les Etats contractants garantissent à quiconque relève de leur juridiction un droit d’accès aux établissements scolaires existant à un moment donné (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, §§ 3 et 4, série A no 6). Ce droit d’accès ne forme qu’une partie du droit à l’instruction énoncé dans la première phrase. Pour qu’il produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque Etat et sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies (ibidem, § 4). De plus, bien que les termes de l’article 2 du Protocole no 1 ne spécifient pas la langue dans laquelle l’enseignement doit être dispensé, le droit à l’instruction serait vide de sens s’il n’impliquait pas, pour ses titulaires, le droit de recevoir un enseignement dans la langue nationale ou dans une des langues nationales, selon le cas (ibidem, § 3).

138.  Sur le droit fondamental à l’instruction consacré par la première phrase se greffe le droit énoncé par la seconde phrase de l’article. C’est aux parents qu’il incombe en priorité d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants ; en conséquence, les parents peuvent exiger de l’Etat le respect de leurs convictions religieuses et philosophiques (ibidem, §§ 3-5, et Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 52). La seconde phrase vise à sauvegarder la possibilité d’un pluralisme éducatif, essentielle à la préservation de la « société démocratique » telle que la conçoit la Convention. Cette phrase implique que l’Etat, en s’acquittant des fonctions assumées par lui en matière d’éducation et d’enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière objective, critique et pluraliste. Elle lui interdit de poursuivre un but d’endoctrinement qui puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses et philosophiques des parents (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, §§ 50 et 53 ; Folgerø et autres, précité, § 84 ; Lautsi et autres, précité, § 62).

139.  Les droits énoncés à l’article 2 du Protocole no 1 s’appliquent aux établissements publics comme privés (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, précité, § 50). De plus, la Cour a déclaré que cette disposition vaut pour les niveaux primaire, secondaire et supérieur de l’enseignement (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 134 et 136, CEDH 2005‑XI).

140.  La Cour reconnaît toutefois que, pour important qu’il soit, le droit à l’instruction n’est pas absolu mais peut donner lieu à des limitations. Celles‑ci sont implicitement admises tant qu’il n’y a pas d’atteinte à la substance du droit ; en effet, le droit d’accès « appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat » (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique », arrêt précité, § 3). Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, l’article 2 du Protocole no 1 ne lie pas la Cour par une énumération exhaustive des « buts légitimes » (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 36, CEDH 2002-II). En outre, une limitation ne se concilie avec ladite clause que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, précité, § 154). S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le domaine de l’instruction. Cette marge s’accroît à mesure que l’on s’élève dans le niveau d’enseignement, et ce de manière inversement proportionnelle à l’importance que revêt cet enseignement pour l’individu et pour la société dans son ensemble (Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 56, CEDH 2011).

2.  Sur la question de savoir s’il y a eu en l’espèce violation du droit des requérants à l’instruction

141.  La Cour relève que ni l’un ni l’autre des gouvernements défendeurs ne contestent les allégations des requérants relatives à la fermeture des établissements scolaires. D’ailleurs, les principaux événements survenus en 2002 et en 2004 ont été observés et attestés par un certain nombre d’organisations internationales, notamment l’OSCE (paragraphe 66 ci‑dessus). Même si les écoles ont par la suite été autorisées à rouvrir leurs portes, les requérants se plaignent aussi de ce que les autorités de la « RMT » aient réquisitionné les bâtiments des établissements en question, qui ont dû s’installer dans d’autres locaux, moins bien équipés et moins bien situés. Les requérants affirment avoir été la cible d’une campagne systématique de harcèlement et d’intimidation menée par des représentants du régime de la « RMT » et par des particuliers. Les enfants auraient été insultés sur le chemin de l’école et arrêtés et fouillés par la police de la « RMT » et les garde-frontières, qui auraient confisqué les manuels en alphabet latin trouvés par eux. De plus, les deux écoles situées sur le territoire contrôlé par la « RMT » auraient été la cible d’actes répétés de vandalisme. L’alternative, pour les parents et les enfants appartenant à la communauté moldave, aurait consisté soit à subir ce harcèlement soit à opter pour un établissement scolaire où l’enseignement était dispensé en russe, en ukrainien ou en « moldavien », c’est-à-dire en moldave/roumain écrit avec l’alphabet cyrillique. Le « moldavien » ne serait ni utilisé ni reconnu ailleurs dans le monde, bien qu’il eût été l’une des langues officielles de la Moldova à l’époque soviétique. De ce fait, le seul matériel pédagogique à la disposition des écoles de langue « moldavienne », dans la Transnistrie actuelle, daterait de l’ère soviétique. Compte tenu de l’absence d’instituts ou d’universités de langue « moldavienne », les enfants issus de telles écoles et désireux de faire des études supérieures seraient contraints d’apprendre un nouvel alphabet ou une nouvelle langue.

142.  Si la Cour a du mal à établir précisément ce que les requérants ont vécu après la réouverture des écoles, elle relève toutefois ce qui suit. Premièrement, l’article 6 de la « loi de la RMT sur les langues » était en vigueur et l’usage de l’alphabet latin constituait une infraction au sein de la « RMT » (paragraphe 43 ci-dessus). Deuxièmement, il est clair que les établissements en question ont dû déménager dans de nouveaux bâtiments : ainsi, les locaux de l’école Alexandru cel Bun ont été répartis sur trois sites et les élèves de l’établissement Ştefan cel Mare se sont trouvés contraints de parcourir chaque jour quarante kilomètres. Troisièmement, selon des chiffres fournis par le gouvernement moldave, entre 2007 et 2011 les effectifs des deux écoles demeurées sur le territoire contrôlé par la « RMT » ont diminué de moitié environ et le nombre d’élèves étudiant en moldave/roumain dans l’ensemble de la Transnistrie a lui aussi considérablement chuté. Même s’il semble que la population de Transnistrie soit vieillissante et que les Moldaves, en particulier, aient tendance à émigrer (paragraphes 8 et 42 ci-dessus), la Cour estime que la baisse de fréquentation de 50 % accusée par les écoles Evrica et Alexandru cel Bun est trop forte pour s’expliquer uniquement par des facteurs démographiques. Pour la Cour, ces éléments incontestés viennent corroborer l’essentiel des allégations formulées dans les quatre-vingt-une déclarations sous serment dans lesquelles les parents et élèves requérants relatent le harcèlement constant subi par eux.

143.  De tout temps, les écoles en question ont été enregistrées auprès du ministère moldave de l’Education, ont suivi un programme établi par celui‑ci et dispensé un enseignement dans la première langue officielle de la Moldova. C’est pourquoi la Cour considère que la fermeture forcée des écoles, sur le fondement de « loi de la RMT sur les langues » (paragraphes 43-44 ci-dessus), et les mesures de harcèlement consécutives ont porté atteinte au droit d’accès des élèves requérants aux établissements scolaires qui existaient à un moment donné, ainsi qu’à leur droit de recevoir un enseignement dans leur langue nationale (paragraphe 137 ci-dessus). De plus, la Cour estime que les mesures en question s’analysent en une atteinte au droit des parents requérants d’assurer à leurs enfants une éducation et un enseignement conformes à leurs convictions philosophiques. Comme indiqué ci-dessus, l’article 2 du Protocole no 1 doit être lu à la lumière de l’article 8 de la Convention, qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale, notamment. Les parents requérants en l’espèce souhaitaient que leurs enfants reçoivent un enseignement dans la langue officielle de leur pays, qui était aussi leur propre langue maternelle. Au lieu de cela, ils ont été placés dans la situation ingrate d’avoir à choisir entre, d’une part, envoyer leurs enfants dans des écoles où ils seraient désavantagés par le fait de devoir accomplir toute leur scolarité secondaire dans une combinaison langue/alphabet que les parents requérants jugent artificielle, qui n’est reconnue nulle part ailleurs dans le monde et qui implique l’utilisation d’un matériel pédagogique conçu à l’époque soviétique et, d’autre part, obliger leurs enfants à effectuer de longs trajets ou à aller dans des locaux ne répondant pas aux normes, et à subir des actes de harcèlement et d’intimidation.

144.  Rien dans le dossier ne donne à penser que les mesures prises par les autorités de la « RMT » contre ces établissements scolaires poursuivaient un but légitime. Il apparaît en effet que la politique linguistique de la « RMT », telle qu’appliquée à ces écoles, avait pour but la russification de la langue et de la culture de la communauté moldave de Transnistrie, conformément aux objectifs politiques généraux poursuivis par la « RMT », à savoir le rattachement à la Russie et la sécession d’avec la Moldova. Compte tenu de l’importance fondamentale que revêt l’enseignement primaire et secondaire pour l’épanouissement personnel et la réussite future de tout enfant, il était inadmissible d’interrompre la scolarité des élèves concernés et de forcer ceux-ci et leurs parents à faire des choix si difficiles à la seule fin d’enraciner l’idéologie séparatiste.

3.  La responsabilité des Etats défendeurs

a)  La République de Moldova

145.  La Cour doit ensuite déterminer si la République de Moldova a satisfait à son obligation de prendre des mesures appropriées et suffisantes pour garantir aux requérants les droits découlant de l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 110 ci-dessus). Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 339-340), elle avait dit que les obligations positives incombant à la Moldova concernaient tant les mesures nécessaires pour rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien, en tant qu’expression de sa juridiction, que les mesures destinées à assurer le respect des droits des requérants individuels. L’obligation relative au rétablissement du contrôle sur la Transnistrie supposait, d’une part, que la Moldova s’abstînt de soutenir le régime séparatiste et, d’autre part, qu’elle agît et prît toutes les mesures politiques, juridiques ou autres à sa disposition pour rétablir son contrôle sur ce territoire.

146.  Concernant l’exécution de ces obligations positives, la Cour avait jugé dans l’arrêt Ilaşcu et autres que, du début des hostilités en 1991-1992 au prononcé de l’arrêt (juillet 2004), la Moldova avait pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour rétablir son contrôle sur le territoire transnistrien (ibidem, §§ 341-345). Or rien n’indique que la Cour doive conclure différemment en l’espèce.

147.  La Cour avait dit par ailleurs que, dans la mesure où elle n’avait pas pris toutes les mesures qui étaient à sa disposition lors des négociations avec les autorités de la « RMT » et de la Russie pour faire cesser la violation des droits des requérants à cet égard, la Moldova n’avait pas satisfait pleinement à son obligation positive (ibidem, §§ 348-352). En l’espèce, elle estime en revanche que le gouvernement moldave a déployé des efforts considérables pour soutenir les requérants. Ainsi, après la réquisition par la « RMT » des anciens bâtiments des écoles concernées, le gouvernement moldave a payé le loyer et la rénovation de nouveaux locaux, de même que l’ensemble de l’équipement, les salaires du personnel et les frais de transport, ce qui a ainsi permis aux écoles de continuer à fonctionner et aux enfants de poursuivre leur apprentissage en langue moldave, même si les conditions étaient loin d’être idéales (paragraphes 49-53, 56 et 61-63 ci-dessus).

148.  A la lumière de ce qui précède, la Cour juge que la République de Moldova a satisfait à ses obligations positives à l’égard des requérants en l’espèce. Dès lors, elle estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 par cet État.

b)  La Fédération de Russie

149.  La Cour observe qu’il n’y a aucune preuve d’une participation directe d’agents russes aux mesures prises contre les requérants. De même, rien n’indique que la Fédération de Russie soit intervenue dans la politique linguistique de la « RMT » en général ou qu’elle l’ait approuvée. De fait, c’est grâce aux efforts de médiateurs russes, agissant de concert avec des médiateurs ukrainiens et de l’OSCE, que les autorités de la « RMT » ont autorisé les écoles à rouvrir en tant qu’« établissements scolaires privés étrangers » (paragraphes 49, 56 et 66 ci-dessus).

150.  Cela étant, la Cour a établi que la Russie exerçait un contrôle effectif sur la « RMT » pendant la période en question. Eu égard à cette conclusion, et conformément à la jurisprudence de la Cour, il n’y a pas lieu de déterminer si la Russie exerçait un contrôle précis sur les politiques et les actes de l’administration locale subordonnée (paragraphe 106 ci-dessus). Du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à la « RMT », laquelle n’aurait pu survivre autrement, la responsabilité de la Russie se trouve engagée au regard de la Convention à raison de l’atteinte au droit des requérants à l’instruction. Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention par la Fédération de Russie.

75.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, le droit à l’instruction, tel qu’il est prévu par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, garantit à quiconque relève de la juridiction des Etats contractants « un droit d’accès aux établissements scolaires existant à un moment donné », l’accès à ces derniers ne formant qu’une partie de ce droit fondamental. Pour que ce droit « produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque Etat, sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies » (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique », 23 juillet 1968, §§ 3-5, série A no 6 ; Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 52, série A no 23 ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 152, CEDH 2005‑XI, Oršuš et autres, précité, § 146 et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06, § 137, 19 octobre 2012).

Iovcev et autres c. République de Moldova et Russie du 10 septembre 2019 requête n° 40942/14

Écoles de langue roumaine/moldave dans la région de Transnistrie : la Russie a violé plusieurs droits garantis par la Convention, dont le droit à l'instruction.

  1. SUR LA RECEVABILITÉ

    1. Sur l’exception soulevée par le gouvernement russe

51.  Le gouvernement russe excipe du non-épuisement des voies de recours internes disponibles selon lui en « RMT » et en Fédération de Russie.

52.  Les requérants contestent cette thèse.

53.  La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu, notamment dans l’affaire Draci c. République de Moldova et Russie (no 5349/02, § 41, 17 octobre 2017), qu’il n’était pas démontré que les voies de recours internes indiquées par le gouvernement russe étaient effectives pour se plaindre des violations de la Convention commises par les autorités de la « RMT » (voir également Mozer, précité, §§ 211 et 218). Elle juge que rien dans la présente affaire ne lui permet de s’écarter de ce constat. Partant, elle rejette l’exception du gouvernement russe tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

  1. Sur le grief tiré d’une interception des conversations téléphoniques et de la correspondance

54.  La Cour relève que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas de conclure que les requérants ayant soulevé ce grief (paragraphe 38 ci‑dessus) ont fait l’objet de mesures de surveillance de la part des autorités de la « RMT ». Eu égard également à la teneur des allégations des intéressés, elle n’est pas non plus en mesure d’établir, avec un degré suffisant de certitude, que ceux-ci risquaient de faire l’objet de telles mesures (comparer avec Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, §§ 171-172, CEDH 2015). Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

  1. Conclusion quant à la recevabilité

55.  Constatant que les autres griefs soulevés par les requérants ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

    1. Sur le fond

56.  Les requérants nommés dans l’annexe no 2 au présent arrêt allèguent que leur droit à l’instruction a été méconnu par les autorités de la « RMT ». Ils affirment avoir subi une campagne systématique de harcèlement et d’intimidation de la part de celles-ci. Ils énoncent que la portée de leur grief ne se limite pas au seul usage du tel ou tel alphabet, mais concerne également le choix du programme d’études et l’impact de ce choix sur la future intégration sociale. Ils soutiennent que la solution de remplacement offerte par les autorités de la « RMT » aux élèves parlant roumain/moldave aurait été de suivre un programme approuvé par les autorités de la « RMT », utilisant du matériel pédagogique qui daterait de l’époque soviétique et qui rendrait difficile l’intégration des enfants dans la société moldave.

57.  Le gouvernement moldave admet que les requérants en question ont subi une violation de leurs droits garantis par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Cependant, il argue que la République de Moldova s’est acquittée en l’espèce des obligations positives qui lui incombaient.

58.  Le gouvernement russe soutient que le droit à l’enseignement d’une certaine langue ou à l’utilisation d’un certain alphabet, y compris le latin, conformément à un programme d’études spécifique, n’est pas garanti par la Convention. Il allègue que le grief est mal fondé au motif que, en l’espèce, les convictions religieuses et philosophiques des requérants n’entraient pas en jeu. Selon lui, l’affaire concerne seulement les préférences linguistiques (orthographiques) des parents, ce qui ne serait pas couvert par les garanties de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

59.  La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, tels qu’ils se trouvent énoncés dans l’arrêt Catan et autres (précité, §§ 136-140).

60.  En l’espèce, la Cour relève que les gouvernements défendeurs ne contestent pas les allégations des requérants relatives à la campagne de harcèlement et d’intimidation orchestrée en 2013-2014 par les autorités de la « RMT ». D’ailleurs, les principaux événements relatés par les requérants ont été attestés par d’autres acteurs internationaux (voir, notamment, Catan et autres, précité, § 141). Eu égard à ce constat, elle note qu’il n’y a pratiquement pas de différence entre la présente affaire et l’affaire Catan et autres (précitée). Dans cette dernière affaire, elle a notamment jugé que la fermeture forcée des écoles, sur le fondement de loi de la « RMT » sur les langues, et les mesures de harcèlement consécutives avaient porté atteinte au droit d’accès des élèves requérants aux établissements scolaires qui existaient à un moment donné, ainsi qu’à leur droit de recevoir un enseignement dans leur langue nationale, et que ces mesures s’analysaient également en une atteinte au droit des parents requérants d’assurer à leurs enfants une éducation et un enseignement conformes à leurs convictions philosophiques (Catan et autres, précité, § 143). Tout en rappelant que l’article 2 du Protocole no 1 devait être lu à la lumière de l’article 8 de la Convention, elle a en outre estimé que les parents requérants avaient été placés dans la situation ingrate d’avoir à choisir entre, d’une part, envoyer leurs enfants dans des écoles où ils seraient désavantagés par le fait de devoir accomplir toute leur scolarité secondaire dans une combinaison langue/alphabet que les parents requérants jugeaient artificielle, qui n’était reconnue nulle part ailleurs dans le monde et qui impliquait l’utilisation d’un matériel pédagogique conçu à l’époque soviétique et, d’autre part, obliger leurs enfants à effectuer de longs trajets ou à aller dans des locaux ne répondant pas aux normes, et à subir des actes de harcèlement et d’intimidation (ibidem). Compte tenu des circonstances de l’espèce, qu’elle estime similaires à celles de l’affaire Catan et autres, la Cour conclut à l’existence d’une ingérence dans les droits des élèves et parents requérants, garantis par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

61.  La Cour rappelle ensuite avoir estimé, dans l’arrêt Catan et autres, que rien ne donnait à penser que les mesures prises par les autorités de la « RMT » contre les établissements scolaires de langue roumaine/moldave poursuivaient un but légitime, et qu’il apparaissait que la politique linguistique de la « RMT », telle qu’appliquée à ces écoles, avait pour but la russification de la langue et de la culture de la communauté moldave de la région de Transnistrie, conformément aux objectifs politiques généraux poursuivis par la « RMT », à savoir le rattachement à la Russie et la sécession d’avec la Moldova (Catan et autres, précité, § 144).

62.  La Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire. Par conséquent, elle estime que l’ingérence dans les droits des requérants mentionnés dans l’annexe no 2 au présent arrêt, garantis par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, ne poursuivait aucun but légitime et que, dès lors, il y a eu en l’espèce violation de cette disposition dans leur chef.

  1. Sur la responsabilité des États défendeurs

63.  La Cour doit ensuite déterminer si la République de Moldova s’est acquittée en l’espèce de son obligation positive de prendre des mesures appropriées et suffisantes pour garantir aux requérants les droits découlant de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 45-46 ci‑dessus). Dans l’arrêt Mozer, elle a dit que les obligations positives incombant à la République de Moldova concernaient tant les mesures nécessaires au rétablissement de son contrôle sur le territoire transnistrien, en tant qu’expression de sa juridiction, que les mesures destinées à assurer le respect des droits des requérants individuels (Mozer, précité, § 151).

64.  Concernant le premier aspect des obligations de la République de Moldova, à savoir le rétablissement de son contrôle sur le territoire national, la Cour a jugé dans l’affaire Mozer que, du début des hostilités en 1991‑1992 au mois de juillet 2010, l’État avait pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir (Mozer, précité, § 152). En l’espèce, les parties n’ont présenté aucun argument indiquant que le gouvernement moldave ait modifié sa position sur la région de Transnistrie pendant la période à considérer en l’espèce. Dès lors, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente (ibidem).

65.  Quant au second aspect des obligations positives de la République de Moldova, à savoir le fait d’assurer le respect des droits des requérants, la Cour estime que les autorités étatiques ont déployé en l’espèce des efforts considérables pour protéger les intérêts des ceux-ci. En effet, il n’est pas contesté entre les parties que c’est le gouvernement moldave qui finance les établissements scolaires de langue roumaine/moldave en Transnistrie, ce qui leur permet de continuer à fonctionner et aux enfants de poursuivre leur apprentissage.

66.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la République de Moldova n’a pas manqué à ses obligations positives à l’égard des requérants. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention par cet État.

67.  Quant à la Fédération de Russie, la Cour a établi que cet État exerçait un contrôle effectif sur la « RMT » pendant la période en question (paragraphes 47-48 ci-dessus). Eu égard à cette conclusion, et conformément à sa jurisprudence, il n’y a pas lieu de déterminer si la Russie exerçait un contrôle précis sur les politiques et les actes de l’administration locale subordonnée (Mozer, précité, § 157). Du fait de son soutien militaire, économique et politique continu à la « RMT », sans lequel celle-ci n’aurait pu survivre, la responsabilité de la Russie se trouve engagée au regard de la Convention à raison de l’atteinte aux droits des requérants (ibidem).

68.  En somme, au vu de sa conclusion selon laquelle les requérants mentionnés dans l’annexe no 2 au présent arrêt ont subi une violation de leurs droits garantis par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 62 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a eu violation de cette disposition par la Fédération de Russie.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION DANS LE CHEF DES REQUÉRANTS FIGURANT DANS LES ANNEXES NOS 1 ET 3

69.  Les requérants mentionnés dans les annexes nos 1 et 3 au présent arrêt soutiennent que le droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 englobe un droit à la reconnaissance de la langue en tant qu’élément de l’identité ethnique ou culturelle. La langue serait un moyen essentiel d’interaction sociale et de développement de l’identité personnelle. Tel serait particulièrement le cas lorsque, comme en l’espèce, la langue est la caractéristique qui définit et distingue un groupe ethnique ou culturel spécifique. Ils affirment que les mesures prises par les autorités de la « RMT » pour les empêcher d’utiliser l’alphabet correspondant à leur propre langue, aspect essentiel de leur identité linguistique et culturelle, aurait constitué une atteinte directe à leurs droits résultant de l’article 8. Cette atteinte serait particulièrement grave car l’imposition de l’alphabet étranger aurait délibérément visé à anéantir le patrimoine linguistique de la population moldave sur le territoire de la « RMT » et à forcer cette population à adopter une nouvelle identité. Selon eux, les actes de harcèlement et d’intimidation subis parce qu’ils étaient membres du personnel des écoles enseignant en roumain/moldave et parce qu’ils appartenaient à la communauté roumaine/moldave de la région de Transnistrie auraient engendré chez eux des sentiments d’humiliation et de peur, et seraient contraires aux exigences de l’article 8 de la Convention.

70.  Le gouvernement moldave s’est abstenu de commenter le fond de ce grief.

71.  Le gouvernement russe soutient que la liberté linguistique en tant que telle n’est pas garantie par l’article 8 de la Convention. Il rappelle la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle, à l’exception des droits spécifiques énoncés dans les articles 5 § 2 et 6 § 3 a) et e), la Convention ne garantit per se ni le droit d’utiliser une langue déterminée dans les rapports avec les autorités publiques, ni le droit de recevoir des informations dans une langue de son choix.

72.  La Cour rappelle que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle peut englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 191, 8 novembre 2016, Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 159, 24 janvier 2017, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour rappelle de plus avoir admis par le passé que l’identité ethnique d’un individu doit être considérée comme un élément important de sa vie privée (S. et Marper, précité, § 66, Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 49, 27 avril 2010, et Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 58, CEDH 2012). Elle redit également que l’origine ethnique procède de l’idée que les groupes sociétaux sont marqués notamment par une communauté de nationalité, de foi religieuse, de langue, d’origine culturelle et traditionnelle et de milieu de vie (Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 43, CEDH 2009). Elle rappelle enfin que, à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe (Aksu, précité, § 58). Cette atteinte est à fortiori plus grave lorsque les autorités mènent une campagne d’intimidation et de harcèlement à l’encontre des membres d’un groupe spécifique.

73.  La Cour redit en outre que la notion de « vie privée » peut inclure les activités professionnelles, eu égard au fait que c’est dans le cadre de leur travail que la majorité des gens ont beaucoup d’occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur (Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B, et Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 71, 5 septembre 2017 (extraits), et Denisov, précité, § 100). Lorsqu’une mesure touchant la vie professionnelle d’une personne est prise, une question peut se poser sur le terrain de l’article 8, notamment si cette mesure a eu ou peut avoir de graves conséquences négatives sur sa vie privée (Denisov, précité, § 107).

74.  Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que les requérants qui ont soulevé le présent grief occupent des postes au sein des écoles de langue roumaine/moldave de Transnistrie et qu’ils se revendiquent comme appartenant à la communauté roumaine/moldave de cette région. De tout temps, les écoles en question ont été enregistrées auprès du ministère moldave de l’Éducation et dispensé un enseignement dans la première langue officielle de la République de Moldova, qui est aussi la propre langue maternelle des intéressés. La Cour note que ces derniers jugent artificielle la combinaison langue/alphabet que les autorités de la « RMT » imposent à la communauté moldave de la région de Transnistrie et que cette combinaison n’est reconnue nulle part ailleurs dans le monde.

75.  Elle relève ensuite que les mesures de harcèlement de la part de la « RMT » à l’encontre des écoles dont les requérants susmentionnés étaient membres du personnel ont engendré chez ceux-ci des sentiments fondés de peur et d’humiliation. Elle ajoute que les pressions subies par les écoles en l’espèce s’inscrivent dans une campagne plus large d’intimidation à l’encontre des établissements scolaires de langue roumaine/moldave de la région de Transnistrie (Catan et autres, précité, §§ 45-63) et que cela a nécessairement affecté les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi du personnel de ces écoles, y compris des requérants. La Cour rappelle avoir déjà estimé que les mesures de harcèlement des autorités de la « RMT » avaient porté atteinte au droit des élèves et parents requérants garanti par l’article 2 du Protocole no 1, lequel devait être lu à la lumière de l’article 8 de la Convention (paragraphe 60 ci-dessus). Elle juge que ces mêmes agissements ont nécessairement touché de manière particulièrement notable la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention, des requérants nommés dans les annexes nos 1 et 3 au présent arrêt à travers leur identité ethnique et leurs activités professionnelles.

76.  Il reste à examiner si cette ingérence se justifiait au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est-à-dire si elle était prévue par la loi, correspondait à un ou plusieurs buts légitimes et était nécessaire à la réalisation du ou des but recherchés.

77.  Comme pour l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphes 61-62 ci‑dessus), la Cour juge que l’ingérence dans le droit à la vie privée des requérants en question ne poursuivait aucun but légitime. Ce constat rend superflu l’examen du respect des autres exigences évoquées au paragraphe précédent. Partant, il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des requérants nommés dans les annexes nos 1 et 3 au présent arrêt.

78.  Pour les mêmes raisons que celles qu’elle a formulées dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 63-65 ci-dessus), la Cour dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention par la République de Moldova.

79.  Pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le même cadre (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour conclut à la violation de cette disposition par la Fédération de Russie.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 § 1 ET 8 DE LA CONVENTION DANS LE CHEF DES REQUÉRANTS FIGURANT DANS L’ANNEXE No 1
    1. Sur le fond du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention

80.  Les trois requérants mentionnés dans l’annexe no 1 au présent arrêt allèguent que, le 5 février 2014, ils ont été privés de liberté par les autorités de la « RMT » et que cette privation de liberté était illégale.

81.  Le gouvernement moldave ne se prononce pas sur le fond de ce grief. Il soutient toutefois que la République de Moldova s’est acquittée en l’espèce des obligations positives qui lui incombaient.

82.  Le gouvernement russe affirme qu’aucun représentant de la Fédération de Russie n’a été impliqué dans l’incident du 5 février 2014 et que, dès lors, la responsabilité de cet État ne saurait être retenue.

83.  La Cour note qu’il n’est pas contesté que les trois requérants en question étaient, pendant plusieurs heures, sous le contrôle des autorités de la « RMT », qui les ont interpellés et puis soumis à des perquisitions. Elle rappelle que l’existence d’un élément de coercition dans l’exercice de pouvoirs policiers d’interpellation et de fouille indique une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention, nonobstant la brièveté de ces mesures (voir, par exemple, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, no 4158/05, § 57, CEDH 2010 (extraits), Brega et autres c. Moldova, no 61485/08, § 43, 24 janvier 2012, et Ürün c. Turquie, no 36618/06, § 45, 4 octobre 2016). Elle estime dès lors que, en l’espèce, les trois requérants en question ont subi une privation de liberté, ce qui n’est d’ailleurs pas non plus contesté par les gouvernements défendeurs.

84.  La Cour rappelle qu’il est bien établi dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Cette expression impose que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne ; elle concerne aussi la qualité de la loi, qui doit être compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (voir, par exemple, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013, et Mozer, précité, § 134).

85.  Dans l’affaire Mozer, la Cour a jugé qu’il n’existait pas dans la région transnistrienne un système reflétant une tradition judiciaire conforme à la Convention (Mozer, précité, § 148). Dès lors, ni les tribunaux de la « RMT » ni, par implication, aucune autre autorité de la « RMT » ne pouvaient ordonner que le requérant dans cette affaire fût « arrêté et détenu [régulièrement] » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (ibidem, § 150).

86.  En l’absence d’information pertinente nouvelle prouvant le contraire, la Cour considère que les constatations formulées dans l’arrêt Mozer demeurent valables en ce qui concerne la période à laquelle se rapporte la présente cause. Partant, elle estime qu’il y a eu violation en l’espèce de l’article 5 § 1 de la Convention dans le chef des trois requérants mentionnés dans l’annexe no 1 au présent arrêt.

  1. Sur le fond du grief tiré de l’article 8 de la Convention

87.  Les trois requérants susmentionnés soutiennent que les fouilles auxquelles ils ont été soumis le 5 février 2014, ainsi que la saisie durant plus de deux mois de leurs biens personnels, notamment leurs téléphones portables, n’avaient aucune base légale.

88.  Le gouvernement moldave s’est abstenu de commenter le fond de ce grief.

89.  Le gouvernement russe affirme que les représentants de la Fédération de Russie n’ont pas effectué les perquisitions des requérants en question, ni saisi leurs biens. Il soutient, dès lors, que la responsabilité de cet État ne saurait être retenue.

90.  La Cour estime que les perquisitions des trois requérants précités et la saisie de leurs biens personnels constituent une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée et de leur domicile, tel que garanti par l’article 8 § 1 de la Convention (comparer avec Gillan et Quinton, précité, § 65). Elle souligne en outre que les gouvernements défendeurs ne contestent pas ce point.

91.  Elle note qu’aucun élément dans la présente affaire ne lui permet de conclure que l’ingérence litigieuse avait une base légale (comparer avec Mozer, précité, § 193, et Eriomenco c. République de Moldova et Russie, no 42224/11, § 85, 9 mai 2017). Ce constat rend superflu l’examen du respect des autres conditions prévues par le paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.

92.  Au vu de ce qui précède, la Cour juge qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des trois requérants nommés dans l’annexe no 1 au présent arrêt.

  1. Sur la responsabilité des États défendeurs

93.  Pour les mêmes raisons que celles qu’elle a formulées dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 63-65 ci-dessus) et compte tenu également du fait que les autorités moldaves ont ouvert une enquête pénale concernant les évènements du 5 février 2014 (paragraphe 23 ci-dessus), la Cour estime que la République de Moldova n’a pas manqué, à l’égard des présents griefs, aux obligations positives lui incombant. Partant, il n’y a pas eu violation des articles 5 § 1 et 8 de la Convention par cet État.

94.  Pour les mêmes motifs que ceux exposés dans le même cadre (paragraphe 67 ci-dessus), la Cour conclut à la violation de ces dispositions par la Fédération de Russie.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

95.  Les requérants allèguent n’avoir eu aucun moyen à leur disposition pour faire valoir leurs droits face aux actes des autorités de la « RMT ».

96.  Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle des articles 5 et 8 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour estime qu’il ne s’impose pas de statuer séparément sur les griefs tirés de l’article 13 de la Convention (voir, pour une approche similaire, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, 17 juillet 2014).

LA GRECE ET LES ENFANTS ROOMS

SAMPANI et autres c. GRÈCE du 11 décembre 2012 requête 59608/09

140 enfants roms se plaignent qu'ils ne peuvent pas aller à l'école en Grèce. Ils sont dirigés dans des écoles destinées aux roms. Comme ces écoles ne sont pas aménagées du fait de la crise budgétaire, il n'y a pas d'enseignement.

76. Dans l’arrêt Oršuš et autres (précité), la Cour a souligné que, bien que cette affaire concernât la situation individuelle des requérants, elle ne pouvait faire abstraction de ce que ceux-ci appartenaient à la minorité rom et qu’elle tiendrait compte dans son analyse du fait que, par son histoire, la minorité rom était un type particulier de minorité vulnérable ayant besoin d’une protection spéciale. La Cour rappelle également que, comme en témoignent les activités de nombreux organismes européens et internationaux et les recommandations des organes du Conseil de l’Europe, cette protection s’étend également au domaine de l’éducation. Comme indiqué dans de précédentes affaires, la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décisions dans des cas particuliers (Oršuš et autres, précité, §§ 147-148).

77.  La Cour rappelle aussi que l’article 14 n’a pas d’existence autonome, mais qu’il joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles puisqu’il protège les individus placés dans des situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions. Lorsqu’elle a constaté une violation séparée d’une clause normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de celui-ci, mais il en va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999‑III, et Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 53, CEDH 2005‑XII).

78.  La Cour rappelle en outre avoir également admis qu’une discrimination potentiellement contraire à la Convention pouvait résulter d’une situation de fait (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 76, CEDH 2006‑VIII). Lorsqu’un requérant produit un commencement de preuve de discrimination relativement à l’effet d’une mesure ou d’une pratique, la charge de la preuve incombe ensuite à l’Etat défendeur, qui doit démontrer que la différence de traitement est justifiée (D.H. et autres c. République tchèque, précité, §§ 180 et 189).

b)  Application des principes à la présente affaire

79.  En l’espèce, les requérants se plaignent d’une discrimination relativement à leur droit d’instruction en ce que, en dépit des conclusions de la Cour dans l’arrêt Sampanis et autres c. Grèce (précité), ils auraient continué à être placés, sur la base de critères purement ethniques, pendant les années scolaires 2008-2009 et 2009-2010, dans une école qui aurait été séparée des écoles fréquentées par les élèves non roms et dont l’état aurait exclu de fait toute scolarité effective.

80.  La Cour observe d’emblée qu’elle se trouve confrontée à des versions divergentes sur certains éléments de fait, notamment en ce qui concerne l’état général de la 12e école et la situation individuelle de certains élèves.

81.  La Cour rappelle qu’elle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose. Elle note aussi que, même si plusieurs faits demeurent incertains, il existe suffisamment d’éléments factuels objectifs ressortant des documents soumis par les parties pour qu’elle puisse apprécier l’affaire (voir, mutatis mutandis, Sampanis et autres, précité, § 75).

82.  La Cour examinera, dans un premier temps, si les faits de la cause laissent ou non présumer l’existence d’une différence de traitement. Dans l’affirmative, elle recherchera ensuite si la distinction présumée se fondait sur une base objective et raisonnable.

i.  Sur le point de savoir s’il y a eu une différence de traitement

83.  La Cour rappelle que, dans l’arrêt Sampanis et autres c. Grèce (précité), elle a conclu que les éléments de preuve présentés par les requérants et ceux figurant au dossier de l’affaire faisaient naître une forte présomption de discrimination exercée contre les intéressés : celle-ci résultait de la pratique consistant, pendant l’année scolaire 2004-2005, à commencer par refuser d’inscrire les enfants roms à l’école pour ensuite les placer dans des classes spéciales logées dans une annexe du bâtiment principal de la 10e école primaire, combinée à un certain nombre d’incidents à caractère raciste survenus dans l’école à l’instigation des parents d’enfants non roms (Sampanis et autres, précité, §§ 81-83). A cet égard, la Cour note que la réunion du 11 mars 2008, organisée à la 10e école par le médiateur de la République dans le but de convaincre les parents d’élèves non roms de renoncer à leur opposition à l’intégration d’élèves roms dans des classes ordinaires n’a pas abouti en raison d’une intervention hostile du maire d’Aspropyrgos. Il n’a même pas été possible d’inscrire dans les classes ordinaires trois élèves roms qui avaient un niveau scolaire suffisant.

84.  Or la Cour note que, pour les années scolaires 2008-2009 et 2009‑2010 qui sont en cause en l’espèce, la situation n’avait guère évolué. Certes, les classes préparatoires spéciales situées dans l’annexe de la 10e école avaient été supprimées et les ministres de l’Education et des Finances avaient créé, le 25 janvier 2008, la 12e école primaire d’Aspropyrgos, qui était censée accueillir indistinctement des élèves roms et non roms.

85.  Toutefois, certains éléments sont de nature à démontrer que la 12e école, malgré les intentions des autorités éducatives, était restée une école réservée aux élèves roms.

86.  La Cour note ainsi que les élèves roms du quartier de Psari ont continué à fréquenter, durant toute la période mise en cause dans la présente affaire, les locaux de l’annexe de la 10e école d’Aspropyrgos, rebaptisés 12e école primaire d’Aspropyrgos.

87.  La Cour relève que, lorsque les autorités ont fixé, le 8 avril 2008, les limites de la zone de recrutement de la 12e école, les 9e, 10e et 12e écoles se sont vu attribuer la même zone. Toutefois, aucun des enfants non roms domiciliés dans ce périmètre n’a été inscrit à la 12e école, ni pour l’année scolaire 2008-2009 ni pour l’année scolaire 2009-2010.

88.  C’est d’ailleurs le constat auquel est parvenu le médiateur lui-même, qui s’est impliqué activement dans la recherche d’une solution pour la scolarisation des élèves roms d’Aspropyrgos en multipliant les démarches auprès des autorités. Dans sa lettre du 8 décembre 2008 au préfet, il qualifiait la 12e école d’« école ghetto », notant que tous les élèves inscrits pour l’année 2008-2009 faisaient partie de la communauté rom alors que le décret présidentiel no 201/1998 disposait que le transfert de tous les élèves résidant dans la zone de recrutement d’une école à cette école était obligatoire et devait s’effectuer même en l’absence de demande des parents. Il ajoutait que le refus d’autoriser la fusion des 12e  et 11e écoles constituait une discrimination injustifiée à l’égard des élèves roms en ce qu’il les aurait empêchés de se fondre dans l’environnement culturel de la région. Le médiateur faisait ici référence au fait que le 17 octobre 2008, le préfet de l’Attique de l’Ouest a refusé de donner son autorisation pour la fusion des 12e et 11e écoles au motif qu’il souhaitait éviter des problèmes d’ordre social, culturel et éducatif.

89.  La Cour relève donc qu’il n’y a eu aucun changement notable dans les faits à l’origine de l’arrêt Sampanis et autres, si ce n’est la volonté affichée du ministère de l’Education d’intégrer les élèves roms dans le système éducatif ordinaire, manifestée par la création de la 12e école, laquelle, pour diverses raisons relevant de la politique des autorités municipales et préfectorales, n’a pas pu fonctionner comme prévu, ce qui a eu pour effet de faire perdurer une différence de traitement à l’égard de la communauté rom de l’aire de Psari. Il existe donc un commencement de preuve d’une pratique de discrimination.

ii.  Sur le point de savoir si la différence de traitement avait une justification objective et raisonnable

90.  Selon la jurisprudence de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Larkos c. Chypre [GC], no 29515/95, § 29, CEDH 1999-I, et D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 196). En cas de différence de traitement fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique, la notion de justification objective et raisonnable doit être interprétée de manière aussi stricte que possible (Sampanis et autres, précité, § 84).

91.  La scolarisation des enfants roms dans des conditions satisfaisantes soulève de grandes difficultés dans un certain nombre d’Etats européens. Toutefois, dans leurs efforts pour parvenir à l’intégration sociale et éducative du groupe défavorisé que forment les Roms, les autorités nationales se heurtent à de nombreuses difficultés tenant notamment aux particularités culturelles de cette minorité et à une certaine hostilité manifestée par les parents d’enfants non roms (voir Oršuš et autres précité, § 180). Il n’est pas facile de choisir le meilleur moyen de résoudre les difficultés d’apprentissage d’enfants n’ayant pas une connaissance suffisante de la langue dans laquelle l’enseignement est dispensé. Cela implique de procéder à un exercice difficile de mise en balance des divers intérêts en jeu. Pour ce qui est de la définition et de l’aménagement du programme des études, il s’agit, dans une large mesure, d’un problème d’opportunité sur lequel la Cour n’a pas à se prononcer (D.H. et autres, précité, § 205, et Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

92.  Malgré les particularités et différences factuelles que peut présenter chaque affaire, ces considérations valent aussi en l’espèce.

93.  En premier lieu, la Cour note que la 12e école d’Aspropyrgos, créée en janvier 2008 sur les prémices de la 10e école où fonctionnaient auparavant les classes préparatoires fréquentées exclusivement par des élèves roms, était censée accueillir indistinctement des élèves roms et non roms. Cependant, seuls des élèves roms l’ont fréquentée durant les années 2008-2009 et 2009-2010.

94.  En deuxième lieu, elle relève que les salles de l’école ont été endommagées pendant les vacances d’été 2008. Peu avant la rentrée scolaire, le 8 septembre 2008, le directeur de la 12e école a rapporté en détail aux autorités scolaires régionales du ministère de l’Education les dommages causés en concluant que cet établissement n’était pas en état d’accueillir des élèves. Il affirmait que les installations ne pouvaient pas couvrir les besoins élémentaires de l’école et qu’elles mettaient en péril la sécurité des élèves et du personnel enseignant (paragraphe 15 ci-dessus).

95.  A plusieurs reprises entre septembre 2008 et juin 2009, le directeur de la 12e école a adressé des lettres aux autorités régionales d’éducation, au préfet et au maire d’Aspropyrgos pour les alerter sur les carences auxquelles l’école avait à faire face, notamment en ce qui concernait l’itinéraire du bus scolaire affecté à l’école, la construction d’un préau, l’installation du chauffage et de toilettes supplémentaires, la construction de deux salles de classe supplémentaires et la création d’un jardin d’enfants. Le 11 juin 2009, le directeur de la 12e école a en vain attiré l’attention du ministre de l’Education sur le fait que les livres scolaires étaient inappropriés pour les Roms, dont la langue maternelle n’était pas le grec (paragraphe 27 ci‑dessus).

96.  Le 23 juillet 2009, donc après la fin de l’année scolaire 2008-2009, le médiateur a écrit au ministère de l’Education pour l’informer que le maire d’Aspropyrgos avait ignoré une invitation du ministère à faire le nécessaire pour la remise en état immédiate de la 12e école (paragraphe 28 ci-dessus).

97.  Il existe donc plusieurs éléments établissant que, pendant l’année scolaire 2008-2009, les élèves de la 12e école ont été maintenus dans des conditions matérielles telles qu’elles rendaient sinon impossible, du moins très difficile la poursuite de leur scolarité. Prévue pour une durée provisoire à l’époque, faute d’espace disponible, la scolarisation des enfants dans l’annexe du bâtiment de la 10e école s’est poursuivie pendant la période 2009-2010.

98.  En troisième lieu, la Cour note que le 8 octobre 2008, les autorités scolaires régionales du ministère de l’Education ont élaboré un plan visant à la fusion des 11e et 12e écoles afin que cette dernière perde son caractère d’école ghetto. Toutefois, tant le maire d’Aspropyrgos que le préfet de l’Attique de l’Ouest ont refusé d’autoriser une telle fusion par souci d’éviter de nouveaux incidents de la part des parents d’élèves non roms de la 11e école (paragraphes 20 et 28 ci-dessus). De plus, dans sa lettre du 26 septembre 2008 au ministère de l’Education, le maire affirmait qu’une ségrégation des enfants roms des autres élèves était devenue une nécessité incontournable, car les « Tsiganes auraient choisi de vivre dans des décharges qu’ils auraient eux-mêmes créées » et de « s’adonner à des activités illégales ». Il concluait que leurs enfants ne pouvaient par conséquent pas « exiger de partager les mêmes salles de classe que les autres élèves d’Aspropyrgos » (paragraphe 19 ci-dessus).

99.  La Cour constate de surcroît que le ministère de l’Education n’a pas répondu aux lettres des requérants du 30 mai et du 20 juillet 2009 lui demandant d’autoriser les élèves roms à fréquenter la 10e école et l’invitant à établir un programme scolaire spécialement conçu pour leurs besoins (paragraphe 26 ci-dessus).

100.   A cela s’ajoute l’attitude des autorités municipales et préfectorales qui, par crainte de susciter de nouveaux incidents de la part de la population locale hostile aux Roms, sont restées inactives face aux appels du directeur de l’école et du médiateur demandant que les élèves roms puissent être intégrés dans des écoles ordinaires et y bénéficier de cours adaptés à leur niveau éducatif et linguistique.

101.  Quant à l’année scolaire 2009-2010, la Cour note que, alors que tous les mineurs requérants sauf quatre (paragraphe 40 ci-dessus) avaient été inscrits à l’école avec l’aide de leur représentant devant la Cour, un grand nombre d’entre eux ont cessé de fréquenter les cours au courant de l’année. Compte tenu de la manière dont l’école avait fonctionné pendant l’année 2008-2009 et de l’absence de toute mesure par l’Etat ou les autorités locales pour améliorer la situation, la Cour ne peut pas conclure que les élèves roms et leurs parents se sont simplement désintéressés de la poursuite de la scolarité.

102.  Dans ces conditions et eu égard au fait qu’il n’a pas été possible d’inscrire dans des classes ordinaires trois élèves roms de la 12e école qui avaient le niveau suffisant pour intégrer la 10e école (paragraphe 9 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la situation individuelle des requérants mineurs et de se prononcer sur leur assiduité, sur la signification des termes scolarité « suffisante » ou occasionnelle » ou sur le taux d’absentéisme, comme le font les parties. Au vu de ses conclusions quant à l’année 2008-2009, la Cour n’estime pas non plus nécessaire de se pencher sur le cas des trois premiers requérants mentionnés au paragraphe 40 pour l’année 2009-2010. Toutefois, la Cour constate qu’aucun problème ne se pose pour Paraskevi Sampani qui avait terminé ses études primaires en 2008 dans une autre école.

103.  Il apparaît donc que les mesures prises pour la scolarisation des enfants roms de l’aire de Psari à Aspropyrgos n’étaient pas accompagnées des garanties suffisantes permettant la prise en compte suffisante par l’Etat, dans l’exercice de sa marge d’appréciation dans le domaine de l’éducation, des besoins particuliers de ces enfants en tant que membres d’un groupe défavorisé (voir, mutatis mutandis, Oršuš et autres, précité, § 182). En outre, la Cour ne peut que constater que le Gouvernement ne fournit pas d’explication convaincante sur les raisons pour lesquelles aucun élève non rom n’était scolarisé à la 12e école, à part une vague mention au fait qu’ils étaient « inscrits ailleurs ».

104.  La Cour considère que, dans les circonstances de la présente espèce, les conditions dans lesquelles la 12e école a fonctionné pendant les années scolaires 2008-2009 et 2009-2010 ont en définitive eu pour résultat de discriminer une nouvelle fois les requérants.

105.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef des requérants.

Lavida et autres C. Grèce du 30 mai 2013 requête n° 7973/10

Pas d'accès à l'école pour des enfants room de Sofades. Ils sont cantonnés à la fréquentation d’une école primaire n’accueillant que des élèves handicapés.

61.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence bien établie, le droit à l’instruction, tel qu’il est prévu par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, garantit à quiconque relève de la juridiction des Etats contractants « un droit d’accès aux établissements scolaires existant à un moment donné », l’accès à ces derniers ne formant qu’une partie de ce droit fondamental. Pour que ce droit « produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque Etat, sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies » (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique », 23 juillet 1968, §§ 3-5, série A no 6 ; Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 52, série A no 23 ; Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 152, CEDH 2005‑XI, et Oršuš et autres, précité, § 146).

62.  Dans l’arrêt Oršuš et autres (précité), la Cour a souligné que, bien que cette affaire concernât la situation individuelle des requérants, elle ne pouvait faire abstraction de ce que ceux-ci appartenaient à la minorité rom et qu’elle tiendrait compte dans son analyse du fait que, par son histoire, la minorité rom était un type particulier de minorité vulnérable ayant besoin d’une protection spéciale. La Cour rappelle également que, comme en témoignent les activités de nombreux organismes européens et internationaux et les recommandations des organes du Conseil de l’Europe, cette protection s’étend également au domaine de l’éducation. Comme indiqué dans de précédentes affaires, la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décisions dans des cas particuliers (Oršuš et autres, précité, §§ 147-148).

63.  La Cour rappelle ensuite que l’article 14 n’a pas d’existence autonome, mais qu’il joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles puisqu’il protège les individus placés dans des situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions. Lorsqu’elle a constaté une violation séparée d’une clause normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de celui-ci, mais il en va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999‑III, et Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 53, CEDH 2005‑XII).

64.  La Cour rappelle enfin avoir également admis qu’une discrimination potentiellement contraire à la Convention pouvait résulter d’une situation de fait (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, § 76, CEDH 2006‑VIII). Lorsqu’un requérant produit un commencement de preuve de discrimination relativement à l’effet d’une mesure ou d’une pratique, la charge de la preuve incombe ensuite à l’Etat défendeur, qui doit démontrer que la différence de traitement est justifiée (D.H. et autres, précité, §§ 180 et 189).

2.  Application de ces principes à la présente espèce

65.  La Cour considère d’abord qu’il ne fait aucun doute, comme cela ressort des faits de la cause et des arguments des parties, que la 4e école primaire de Sofades est une école exclusivement fréquentée par des enfants roms. Y sont scolarisés non seulement les enfants roms qui vivent dans l’ancien lotissement de Sofades, au sein duquel l’école est située, mais aussi les enfants qui vivent dans le nouveau lotissement et qui sont transportés en car (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour observe que, en dépit de la règle selon laquelle les élèves sont scolarisés dans les écoles situées à proximité de leur domicile, aucun enfant non rom qui habite dans le secteur rattaché à la 4e école n’est scolarisé dans cette école.

66.  La Cour note ensuite, comme le Gouvernement l’a lui-même souligné, que la 4e école n’a pas été créée comme une école devant accueillir exclusivement des enfants roms et qu’elle ne comporte pas de classes préparatoires ou de soutien pour des enfants roms souhaitant intégrer l’école publique normale après avoir acquis le niveau scolaire suffisant. La 4e école constitue une école ordinaire offrant un programme similaire à celui des autres écoles primaires publiques et permettant en fin de cycle le passage à l’école secondaire.

67.  La Cour relève encore que les autorités compétentes, notamment le ministère de l’Education, étaient informées de l’existence d’une ségrégation ethnique des Roms de Sofades en matière de scolarisation. Cette situation était exposée dans les lettres du 30 mai et du 20 juillet 2009 adressées à ce ministère (paragraphe 13 ci-dessus), mais aussi dans le rapport envoyé par la direction régionale de l’éducation de Thessalie à ce même ministère (paragraphe 17 ci-dessus). Le rapport en question attirait l’attention de celui-ci sur la situation existante et sollicitait des instructions pour y remédier. Il préconisait, pour mettre un terme à l’exclusion sociale et promouvoir l’intégration des Roms dans tous les niveaux et activités de la société locale, d’éviter de scolariser les Roms dans des écoles fréquentées exclusivement par des élèves roms. Il suggérait que de nouvelles écoles fussent construites et qu’il fût procédé à un redécoupage de la carte scolaire. Il constatait que la scolarisation des enfants roms dans les écoles déjà existantes de Sofades (1re, 2e et 3e) était irréalisable en raison du grand nombre d’élèves et de l’insuffisance des infrastructures de ces écoles. Enfin, il épinglait le refus du conseil municipal de Sofades de fermer la 4e école et surtout les réactions, qu’il qualifiait de démesurées, des parents d’élèves non roms lors de l’inscription d’enfants roms dans d’autres écoles de Sofades.

68.  La Cour note de plus que, à une date non précisée en 2009, la direction de l’enseignement primaire de Karditsa a souligné que si l’on voulait régler le problème de l’exclusion des Roms, il fallait arrêter aussi de scolariser les enfants roms dans des écoles réservées aux Roms (paragraphe 20 ci-dessus).

69.  La Cour observe également que les autorités compétentes ont reconnu officiellement l’existence d’une situation ségrégationniste dans cette école et la nécessité d’y mettre un terme. En effet, les démarches des instances précitées ont incité le ministère de l’Education, du moins dans un premier temps, à s’attaquer au problème : ainsi, en 2011, celui-ci a proposé de transférer, à partir du 1er janvier 2012, tous les enfants roms inscrits dans la première classe de la 4e école dans cinq autres écoles de la commune de Sofades, à savoir les 1re et 2e écoles primaires de Sofades et les écoles primaires de Kypseli, de Karpochori et de Mataraga, et d’affecter à ces écoles des éducateurs spécialisés pour faciliter l’intégration de ces nouveaux élèves ; de plus, le ministère a proposé, à partir de l’année scolaire 2012-2013, de ne plus inscrire à la 4e école les élèves qui devaient commencer leur scolarité dans le cycle primaire, mais de les répartir dans les écoles précitées. En outre, le secrétaire spécial pour l’éducation interculturelle a décidé de prendre les mesures nécessaires afin de mettre en œuvre ces propositions (paragraphes 21-22 ci-dessus).

70.  La Cour relève que ces propositions, adoptées à partir de 2010, ne se sont toutefois pas concrétisées en raison de l’hostilité manifestée les parents d’enfants non roms (paragraphe 22 ci-dessus). Ainsi, le 26 janvier 2012, il a été décidé de prendre les mesures suivantes : a)  maintenir la 4e école en fonctionnement et la pourvoir de plus d’équipements et d’enseignants ; b) construire une nouvelle école pour les enfants roms ; c) inscrire, si leurs parents le souhaitaient, neuf élèves en début de scolarisation et considérés comme aptes à suivre les cours aux 1re et 2e écoles dans des classes préparatoires mais qui fonctionneraient dans les locaux de la 5e école maternelle (située dans le nouveau lotissement des Roms et fréquentée exclusivement par des enfants roms) ; d)  à partir de la rentrée scolaire 2012-2013, inscrire les élèves de la 5e école maternelle dans les différentes écoles primaires de la ville de Sofades en veillant à ce que leur nombre ne dépassât pas 20 % du total des élèves dans chaque école (paragraphe 23 ci-dessus).

71.  La Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel il aurait suffi, pour l’année 2009-2010, aux parents requérants de demander le transfert de leurs enfants dans une autre école ordinaire de Sofades pour ne plus se sentir discriminés. A cet égard, elle se réfère, d’une part, aux capacités d’accueil réduites des autres écoles (paragraphe 9 ci-dessus) et, d’autre part, aux constats effectués par la direction régionale de l’éducation de Thessalie quant à la réaction des parents d’élèves non roms lorsque trois enfants roms ont été inscrits dans d’autres écoles du secteur de Sofades en 2009 (paragraphe 17 ci-dessus).

72.  La Cour estime utile de rappeler que le principe de non-discrimination des Roms dans le domaine scolaire est inclus dans plusieurs instruments internationaux. La Recommandation CM/Rec(2009)4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe préconise que des politiques éducatives visant à assurer un accès non discriminatoire à un enseignement de qualité pour les enfants roms soient élaborées au niveau national et que les Etats membres veillent à ce que des mesures juridiques interdisant la ségrégation sur une base ethnique ou raciale dans le domaine de l’éducation soient mises en place (paragraphe 29 ci-dessus). Dans sa recommandation générale no 27 du 16 août 2000 concernant la discrimination à l’égard des Roms, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale recommandait aux Etats de prévenir et d’éviter autant que possible la ségrégation des élèves roms (paragraphe 32 ci-dessus). La Convention de l’Unesco concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement qualifie de discriminatoires les mesures ayant pour objet d’instituer ou de maintenir des systèmes ou des établissements d’enseignement séparés pour des personnes ou des groupes (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour souligne que l’essentiel du contenu de ces différents instruments internationaux est reflété aussi dans les circulaires 11684//Γ1/10.09.2008 et Φ.3/960/102679/Γ1/20.08.2010 du ministère de l’Education (paragraphes 26-27 ci-dessus).

73.  Eu égard à ce qui précède, et même en l’absence de toute intention discriminatoire de la part de l’Etat, la Cour estime que la position qui consiste à pérenniser la scolarisation des enfants roms dans une école publique fréquentée exclusivement par des Roms et à renoncer à des mesures antiségrégationnistes effectives – par exemple, répartir les élèves roms dans des classes mixtes dans d’autres écoles de Sofades ou procéder à un redécoupage de la carte scolaire –, et ce en raison, notamment, de l’opposition manifestée par des parents d’élèves non roms, ne peut être considérée comme objectivement justifiée par un but légitime. La situation dénoncée par les requérants pour l’année 2009-2010 a perduré jusqu’à la rentrée scolaire 2012-2013 (voir, mutatis mutandis, Sampani et autres c. Grèce, no59608/09, 11 décembre 2012).

74.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention dans le chef des requérants.

NON ACCES A L'UNIVERSITÉ

Telek et autres c. Türkiye du 21 mars 2023 requêtes nos 66763/17, 66767/17 et 15891/18

Article 2 du Protocole 1 et article 8 : Le retrait des passeports de trois universitaires, à la suite de la tentative de coup d’État de 2016, a violé la Convention

L’affaire concerne le retrait des passeports de trois universitaires consécutivement à leur révocation de la fonction publique à la suite de l’état d’urgence déclaré après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 en Türkiye. Cette mesure dura deux ans et huit mois pour les deux premiers requérants, et trois ans et dix mois pour la troisième requérante. En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée, la Cour juge que le retrait des passeports des trois requérants par des actes de l’exécutif, édictés dans le cadre de l’état d’urgence, était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité. L’ingérence dans le droit au respect de la vie privée des requérants n’était donc pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 de la Convention. En ce qui concerne le droit à l’instruction, la Cour précise qu’il découle de l’article 2 du Protocole n o 1 une obligation à la charge des États membres de ne pas entraver de manière injustifiée l’exercice du droit à l’instruction sous forme des études supérieures dans des établissements d’enseignement supérieur existant à l’étranger. Elle considère, en l’espèce, que l’impossibilité pour les deux premiers requérants de poursuivre des études doctorales dans les universités étrangères où ils avaient été admis, en raison du retrait de leurs passeports, n’était pas prévisible.

Art 8 • Retrait illégal et susceptible d’arbitraire des passeports d’universitaires, pendant une durée considérable, en application de décrets-lois adoptés lors de l’état d’urgence ayant eu une incidence significative sur leur vie professionnelle universitaire et privée à l’étranger • Consécutif à leur révocation de la fonction publique pour des liens présumés avec une organisation terroriste non prouvés par les autorités • Absence de garanties procédurales entourant le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives • Contrôle juridictionnel inadéquat et ineffectif • Non-respect de la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence

Art 2 P1 • Mesure ayant rendu impossible la poursuite de doctorats au sein d’universités à l’étranger dans lesquelles les universitaires avaient été admis • Art 2 P1 applicable aux études doctorales dans les établissements de l’enseignement supérieur • Obligation à la charge des États membres de ne pas entraver de manière injustifiée l’exercice du droit à l’instruction sous forme des études supérieures dans des établissements d’enseignement supérieur existant à l’étranger • Restriction imprévisible

FAITS

Les requérants, Alphan Telek, Edgar Şar et Zeynep Kıvılcım, sont des ressortissants turcs nés respectivement en 1990, 1991 et 1971. Les deux premiers requérants résident en Türkiye et la troisième requérante réside en Allemagne. À l’époque des faits, les trois requérants travaillaient dans des universités turques. Ils faisaient partie des signataires d’une pétition intitulée « Nous ne serons pas les complices de ce crime » et signée par 1 128 universitaires et intellectuels se présentant comme les « Académiciens de la paix ». Par la suite, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques fit une tentative de coup d’État dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Quelques jours plus tard, le gouvernement déclara ’état d’urgence, et le Conseil des ministres adopta plusieurs décrets-lois prévoyant notamment la révocation de fonctionnaires considérés comme ayant ou ayant eu un lien – appartenance, affiliation ou association – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes dont le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État. Ces décrets-lois prévoyaient également l’annulation des passeports des personnes visées. À différentes dates entre 2016 et 2017, les trois requérants – considérés comme ayant un lien avec des organisations terroristes ou se livrant à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État – furent révoqués de la fonction publique, et leurs passeports furent annulés. À cette époque, MM. Telek et Şar étaient assistants de recherche à l’Université Yıldız Teknik d’Istanbul. M. Telek était en outre inscrit dans le cadre de ses études doctorales à l’Institut d’études politiques de Paris où il avait été admis dans un programme en tant que chercheur. M. Şar avait été admis à un programme de doctorat à l’Institut universitaire européen de Florence. Quant à Mme Kıvılcım, elle était enseignante-chercheuse à l’Université d’Istanbul et était en déplacement en Allemagne lorsque son passeport fut annulé. Elle ne rentra pas en Türkiye et s’installa en Allemagne où elle commença à travailler auprès d’une institution universitaire. Plus tard, les trois requérants introduisirent des recours administratifs et des recours individuels contre les décisions d’annulation de leurs passeports, mais ceux-ci furent rejetés par les juridictions administratives et la Cour constitutionnelle turque. Par ailleurs, en mai 2019, une procédure pénale fut engagée à l’encontre de Mme Kıvılcım au motif qu’elle avait signé la pétition. Elle fut toutefois acquittée en octobre 2019, la juridiction pénale s’étant conformée à l’arrêt de la Cour constitutionnelle Zübeyde Füsun Üstel et autres2 dans lequel la Haute juridiction avait jugé que la condamnation pénale de neuf signataires de ladite pétition violait le droit à la liberté d’expression des intéressés. Finalement, les trois requérants obtinrent de nouveaux passeports à la suite de l’entrée en vigueur, en 2019, de l’article 7 additionnel à la loi n° 5682 sur les passeports.

CEDH au sens de l'Art 8

a) Existence de l’ingérence

108.  La Cour note d’emblée que le grief des requérants porte sur le retrait des passeports de ces derniers en application des décrets-lois qui furent adoptés dans le cadre de l’état d’urgence ayant fait suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, et que cette mesure a été maintenue pendant environ deux ans et huit mois pour les deux premiers requérants et trois ans et dix mois pour la troisième requérante.

109.  La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention protège le droit à l’épanouissement personnel, que ce soit sous la forme du développement personnel ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important sous-jacent dans l’interprétation des garanties de l’article 8. Elle considère en outre que la notion de « vie privée » peut inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un cadre public. Des restrictions apportées à la vie professionnelle peuvent tomber sous le coup de l’article 8 lorsqu’elles se répercutent sur la façon dont l’individu forge son identité sociale par le développement de relations avec autrui (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, §§ 70-71, 5 septembre 2017).

110.  La Cour rappelle ensuite avoir déjà considéré qu’une mesure de confiscation et de non-restitution, des années durant, du passeport d’un requérant par les autorités administratives, privant l’intéressé de la possibilité de retourner dans le pays où il avait longtemps vécu et où sa famille résidait, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée (İletmiş, précité, § 42). Réaffirmant qu’à l’époque actuelle, la liberté de circulation, et en particulier la liberté de circulation transfrontalière, est considérée comme essentielle pour l’épanouissement de la vie privée (Paşaoğlu, précité, § 42), elle ajoute que priver un individu de son passeport, en faisant ainsi obstacle à la poursuite de ses activités professionnelles normales et à l’entretien de ses relations avec son cercle habituel de connaissances, peut avoir des répercussions négatives sur sa vie privée et porter atteinte à son droit au respect de la vie privée au sens de la Convention (Kotiy, précité, § 63).

111.  La Cour note que les requérants sont des universitaires travaillant dans le domaine des relations internationales (paragraphes 13, 20 et 31 ci-dessus). Il va sans dire qu’il est crucial pour un universitaire de participer à des réunions et conférences internationales, de partager et débattre de ses idées, recherches et conclusions avec ses homologues du monde entier et de rester en contact permanent avec la communauté académique. En ce sens, les mesures restrictives imposées à la liberté de circulation des universitaires sont par essence même de nature à entraver leurs activités professionnelles et le développement de leurs relations dans le domaine académique.

112.  À cet égard, la Cour note en particulier qu’à l’époque où les passeports des requérants Alphan Telek et Edgar Şar ont été annulés en application du décret-loi no 686, sur le fondement duquel ils avaient également été révoqués de la fonction publique, les intéressés étaient admis respectivement à l’Institut des sciences politiques de Paris et à l’Institut universitaire européen de Florence pour leurs études doctorales (paragraphes 13 et 20 ci-dessus). Le premier requérant avait également été accepté à un programme d’accueil pour travailler en tant que chercheur à l’Institut des sciences politiques de Paris et le deuxième requérant devait bénéficier d’une bourse de l’Institut universitaire européen de Florence pour la durée de ses études doctorales (idem). À cause de l’annulation de leurs passeports pendant deux ans et huit mois en application des décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence, les deux premiers requérants se sont trouvés privés de la possibilité de poursuivre leurs études doctorales et leurs travaux de recherche dans ces instituts. De même, la requérante Zeynep Kıvılcım, qui a commencé à vivre et travailler en Allemagne après sa révocation de la fonction publique en application du décret-loi no 675, avait besoin d’un passeport valide, celui-ci valant pièce d’identité principale dans un pays étranger. Le fait qu’elle n’ait pas disposé d’un passeport valide pendant trois ans et dix mois, c’est-à-dire pendant la période qui s’est écoulée entre l’annulation de son passeport en application du décret-loi susmentionné et l’obtention d’un nouveau passeport, lui a sans doute causé des difficultés dans sa vie quotidienne durant son séjour dans ce pays.

113.  La Cour observe que les requérants étaient tous trois des universitaires qui avaient à l’évidence besoin de suivre des activités académiques se déroulant à l’étranger et d’y participer, et qui avaient également pour projet de poursuivre des études et mener des recherches dans des universités étrangères ou de vivre dans un pays étranger. Ils avaient ainsi des liens professionnels et privés étroits avec les pays dans lesquels ils souhaitaient se rendre ou résider. Dès lors, le fait qu’ils n’aient pas pu disposer d’un passeport valide pendant un laps de temps considérable, en application de mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, a incontestablement eu une incidence significative sur leur vie professionnelle et privée.

114.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la mesure litigieuse s’analyse en une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leur vie privée.

b)  Justification de l’ingérence

115.  Pareille ingérence enfreint l’article 8, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs buts légitimes au regard du second paragraphe dudit article et apparaît comme « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

116.  La Cour rappelle que toute atteinte à un droit garanti par la Convention doit avoir une base en droit interne. Les mots « prévue par la loi » figurant à l’article 8 § 2 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)). Pour satisfaire à la condition de prévisibilité, la loi doit en effet formuler avec suffisamment de précision les modalités d’application d’une mesure pour permettre aux personnes concernées – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de régler leur conduite (Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 54, 9 avril 2019, et Klaus Müller c. Allemagne, no 24173/18, § 50, 19 novembre 2020). En particulier, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif avec une netteté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 56, CEDH 2000-II).

117.  En l’espèce, le Gouvernement indique que la mesure de retrait des passeports des requérants avait comme base légale les décrets lois nos 675 et 686 et l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports. Il soutient en particulier que les passeports des requérants ont été annulés en application des décrets lois nos 675 et 686 et que les demandes de délivrance d’un nouveau passeport introduite par ces derniers ont été rejetées en application de l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports (paragraphe 104 ci-dessus). Les requérants, quant à eux, remettent en cause la qualité de loi de ces dispositions. Ils allèguent notamment qu’elles renferment des expressions vagues et sont donc imprévisibles (paragraphe 102 ci-dessus).

118.  La Cour note que les décrets lois nos 675 et 686, en application desquels les requérants ont été révoqués de la fonction publique du fait de leurs liens supposés – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes dont il était établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale de l’État, prévoyaient également l’annulation des passeports des intéressés en vertu de leurs articles 1 § 2 (paragraphes 14, 21, 32 et 44 ci-dessus). Ces décrets-lois suivent à cet égard la prescription générale prévue à l’article 5 du décret-loi no 667 relatif aux mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, qui dispose que sera annulé le passeport de toute personne faisant l’objet d’une mesure administrative en raison de ses liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec une organisation terroriste ou une organisation, une structure ou un groupe dont il a été établi qu’il constitue une menace pour la sécurité nationale (paragraphe 43 ci-dessus). Les passeports des requérants semblent donc avoir été annulés parce que ceux-ci ont été visés par une mesure administrative adoptée dans le cadre de l’état d’urgence, à savoir la révocation de la fonction publique.

119.  À la suite de l’annulation des passeports des requérants consécutivement à leur révocation de la fonction publique, les autorités ont inscrit aux passeports des intéressés une annotation de restriction à l’effet d’autoriser le maintien de la mesure d’annulation de leurs passeports et le rejet de leurs demandes ultérieures de délivrance de nouveaux passeports conformément à l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports. En effet, cette dernière disposition prévoit qu’un passeport ne peut être délivré, entre autres, aux personnes dont la sortie du territoire est considérée comme gênante au regard de la sûreté générale (paragraphe 45 ci-dessus). Les autres situations citées dans cette disposition comme étant de nature à justifier un refus de délivrer un passeport à une personne – être visé par une interdiction de sortie du territoire ordonnée par un tribunal ou être fondateur, dirigeant ou employé d’une structure d’éducation, de formation ou de santé, fondation, association ou société basée à l’étranger dont les liens (appartenance, adhésion, affiliation ou association) avec une organisation terroriste sont connus – ne semblent pas concerner les requérants. Le cadre légal tel que décrit concernant l’application de la mesure de retrait des passeports dans le cadre de l’état d’urgence est resté inchangé jusqu’à l’entrée en vigueur de l’article 7 additionnel à la loi no 5682 sur les passeports. Cette dernière disposition, en vertu de laquelle les requérants ont pu obtenir un nouveau passeport, permet, sous certaines conditions, la délivrance d’un passeport aux personnes ayant été révoquées de la fonction publique (paragraphe 46 ci-dessus).

120.  La Cour observe donc qu’en l’occurrence, la mesure de retrait des passeports des requérants a été adoptée dans le cadre de l’état d’urgence parce que les intéressés avaient été révoqués de la fonction publique, mesure administrative qui avait été ordonnée en raison de leurs liens supposés – appartenance, adhésion, affiliation ou association – avec des organisations terroristes ou des organisations, structures ou groupes considérés comme exerçant des activités préjudiciables à la sécurité nationale. Elle note que les décrets-lois nos 675 et 686, en application desquels les requérants ont été révoqués, sont ultérieurement devenues des lois ordinaires à la suite de leur approbation par les lois nos 7082 et 7086 adoptées par la Grande Assemblée nationale de Türkiye le 8 mars 2018. Elle relève toutefois que ni les décrets-lois nos 675 et 686, ni aucune autorité ou juridiction ayant statué sur les recours que les intéressés ont introduits pour contester la mesure litigieuse, n’ont apporté la moindre précision quant à l’organisation terroriste ou l’organisation représentant une menace pour la sécurité de l’État avec laquelle les requérants étaient supposés avoir des liens – appartenance, adhésion, affiliation ou association –, ou quant aux actes qu’ils étaient supposés avoir commis et qui auraient motivé pareille conclusion. Elle note en outre que les motifs et éléments factuels sous-tendant la mesure adoptée contre les requérants n’ont pas davantage été exposés, explicités ou examinés dans les actes administratifs en question ou dans les décisions rendues dans le cadre de diverses procédures menées devant les autorités nationales.

121.  La Cour observe en particulier que les requérants ne se sont pas vu reprocher une implication, quelle qu’elle fût, à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, ni un lien quelconque avec les groupes et organisations ayant fomenté et perpétré cette tentative de coup d’État, laquelle se trouve à l’origine de l’instauration de l’état d’urgence. En effet, les intéressés n’ont à aucun moment été visés par une enquête ou des poursuites pénales en lien avec la tentative de coup d’État. Ainsi, il ne ressort d’aucun acte ou décision administratif et judiciaire adopté concernant les requérants que la mesure de retrait des passeports des intéressés ait été rendue nécessaire par l’état d’urgence. La Cour relève par conséquent que les autorités nationales n’ont pas fourni d’éléments circonstanciés de nature à justifier l’adoption de la mesure litigieuse contre les requérants par des décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence. À ce propos, elle tient à noter que la Cour constitutionnelle avait fait des constats similaires dans son arrêt de violation rendu sur le recours individuel 2018/32475 concernant le demandeur dont le passeport avait été annulé par un décret-loi et qui n’était visé par aucune enquête ou des poursuites pénales, ni par une décision de juge, de nature à démontrer l’affiliation de l’intéressé à une organisation terroriste (voir ci‑dessus §§ 50-54).

122.  Quant à l’article 22 de la loi no 5682 sur les passeports, que le Gouvernement invoque pour justifier le refus des autorités de délivrer un nouveau passeport aux requérants, la Cour note que cette disposition permet à l’administration de refuser de délivrer un passeport à une personne dont elle considère la sortie du territoire comme « gênante ». À cet égard, elle rappelle qu’elle a déjà considéré dans le contexte d’affaires relatives à la correspondance des détenus qu’une règlementation contenant l’expression « gênant », sans apporter aucune précision quant à sa portée ni définir ce qu’il convenait d’entendre par elle, n’indiquait pas avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (Ali Koç c. Turquie, no 39862/02, §§ 30-32, 5 juin 2007, et Tan, no 9460, §§ 22-24, 3 juillet 2007).

123.  La Cour observe par ailleurs que ni l’article 22 de la loi no 5682, ni les décrets-lois nos 675 et 686 en application desquels les passeports des requérants ont été annulés initialement, ni aucune autre disposition légale invoquée par les autorités en l’espèce, ne précisent les modalités et la durée d’application de la mesure de retrait des passeports et les conditions devant être réunies pour qu’elle puisse prendre fin. D’ailleurs, il est à noter que l’article 7 additionnel à la loi no 5682, en vertu duquel les requérants ont pu récupérer leurs passeports, a été censuré par la Cour constitutionnelle au motif que cette disposition, qui réservait un pouvoir discrétionnaire à l’administration en matière de délivrance des passeports même lorsqu’étaient réunies les conditions énoncées dans son texte, était contraire aux articles 13 et 23 de la Constitution, qui exigeaient qu’une mesure de cette nature fût ordonnée par un juge pour des motifs précis (paragraphe 47 ci-dessus).

124.  La Cour note par ailleurs que les juridictions nationales ont rejeté les recours introduits par les requérants pour contester le retrait de leurs passeports en se fondant principalement sur le motif que cette mesure avait été prise en lien avec leur révocation de la fonction publique en application de décrets-lois adoptés dans le cadre de l’état d’urgence, et sans procéder à un examen approfondi de la mesure en cause, dont les répercussions sur le droit au respect de la vie privée des intéressés étaient pourtant importantes. Pour la Cour, même lorsque des considérations de sécurité nationale entrent en ligne de compte dans le contexte d’un état d’urgence, les principes de légalité et de la prééminence du droit applicables dans une société démocratique exigent que toute mesure touchant les droits fondamentaux de la personne puisse être soumise à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision en question et les preuves pertinentes. En effet, s’il était impossible de contester effectivement un impératif de sécurité nationale invoqué par l’administration, les autorités de l’État pourraient porter arbitrairement atteinte aux droits protégés par la Convention (voir, mutatis mutandis, Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, §§ 85-87, 26 juillet 2011, et Al‑Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, §§ 123-124, 20 juin 2002). Dans ces conditions, il apparaît qu’en l’espèce les juridictions nationales ont manqué à leur obligation de vérifier si des raisons concrètes avaient justifié le retrait des passeports des requérants. Par conséquent, le contrôle juridictionnel de l’application de la mesure litigieuse n’a pas été adéquat et effectif en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Pişkin, précité, §§ 226-228).

125.  Dès lors, la Cour ne peut que constater que le pouvoir discrétionnaire dont les autorités administratives jouissaient pour prescrire la mesure de retrait des passeports des requérants en application des dispositions susmentionnées du droit interne n’était subordonné à aucune condition, que l’étendue et les modalités d’exercice de ce pouvoir n’étaient pas définies et qu’aucune autre garantie spécifique n’était prévue à cet égard. Par conséquent, elle considère que dans les circonstances de l’espèce, l’adoption de la mesure litigieuse contre les requérants par des actes de l’exécutif édictés dans le cadre de l’état d’urgence était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité (voir, mutatis mutandis, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 81, 10 mars 2009, et Vig c. Hongrie, no 59648/13, § 62, 14 janvier 2021).

126.  À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. En outre, pour les motifs exposés ci-dessus à l’appui de cette conclusion, elle juge que la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par les circonstances particulières de l’état d’urgence (Pişkin, précité, §§ 152, 153 et 229).

127.  Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8.

128.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention.

CEDH et article 2 du Protocole 1

RECEVABILITE

130.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité. Il soutient que la jurisprudence de la Cour ne renferme aucun précédent permettant de considérer que les études doctorales, notamment celles poursuivies à l’étranger, soient couvertes par le droit à l’instruction. Il ajoute qu’imposer aux États de garantir la possibilité de faire des études à l’étranger élargirait excessivement les limites de leurs obligations qui leur incombent au titre de l’article 2 du Protocole no 1. Par conséquent, il invite la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.

131.  Les requérants contestent l’exception du Gouvernement. Ils rappellent que, selon la jurisprudence établie de la Cour, les études supérieures sont couvertes par le droit à l’instruction. Selon eux, même si la Cour n’a pas encore eu l’occasion d’examiner un grief portant sur l’impossibilité de poursuivre des études doctorales à l’étranger et formulé sur le terrain du droit à l’instruction, on ne peut pas en déduire que ce type d’études n’entre pas dans le champ d’application de ce dernier droit. Ils soutiennent que si une personne veut poursuivre des études supérieures, notamment des études doctorales, à l’étranger, l’État n’a pas seulement l’obligation négative de s’abstenir de toute ingérence dans le droit à l’instruction de l’intéressé, mais également l’obligation positive de permettre à cette personne, en lui délivrant un passeport, d’assister à ses cours à l’étranger.

132.  Bien que le champ d’application du droit protégé par l’article 2 du Protocole no 1 ne soit pas défini ni précisé par la Convention, la Cour rappelle avoir déjà déclaré que celui-ci comprenait l’enseignement scolaire élémentaire (Sulak c. Turquie, décision de la Commission, no 24515/94, 17 janvier 1996), l’enseignement secondaire (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 278, CEDH 2001-IV), ainsi que l’enseignement supérieur (Leyla Şahin c. Turquie ([GC], no 44774/98, §§ 134-142, CEDH 2005-XI). En effet, l’accès à tout établissement d’enseignement supérieur existant à un moment donné constitue un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Mürsel Eren c. Turquie, no 60856/00, § 41, CEDH 2006-II et İrfan Temel et autres c. Turquie, no 36458/02, § 39, 3 mars 2009).

133.  En l’espèce, les requérants se plaignent d’une entrave à leur accès à des études doctorales. Ayant déjà considéré que les établissements de l’enseignement supérieur, s’ils existent à un moment donné, entrent dans le champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Leyla Şahin, précité, § 141), la Cour ne voit aucune raison d’en exclure les études doctorales menées dans de tels établissements.

134.  La Cour rappelle à cet égard que le contenu du droit à l’instruction varie dans le temps et dans l’espace en fonction des circonstances économiques et sociales (Leyla Şahin, précité, § 136). Elle rappelle aussi et surtout que dans une société démocratique, le droit à l’instruction, indispensable à la réalisation des droits de l’homme, occupe une place si fondamentale qu’une interprétation restrictive de la première phrase de l’article 2 ne correspondrait pas au but et à l’objet de cette disposition (ibidem, § 137). Elle est d’avis que, compte tenu du rôle crucial qu’elles jouent aujourd’hui dans la conduite et le progrès des recherches scientifiques dans tous les domaines, les études et les recherches avancées de spécialisation, telles que les études doctorales, constituent une partie intégrante du droit à l’instruction.

135.  Cela étant, l’enseignement supérieur sous forme d’études doctorales qui fait l’objet du grief des requérants est en l’espèce dispensé par des universités étrangères et non par des établissements d’enseignement supérieur se trouvant en Türkiye. La présente affaire pose alors la question de savoir si l’article 2 du Protocole no 1 impose aux États une obligation de ne pas entraver l’accès à des études doctorales proposées par les établissements d’enseignement supérieur se trouvant à l’étranger, en l’occurrence dans d’autres États parties à la Convention.

136.  La Cour réitère à cet égard que l’accès à tout établissement de l’enseignement supérieur existant à un moment donné constitue un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Leyla Şahin, précité, §§ 134-142, Mürsel Eren, précité, § 41, et İrfan Temel et autres, précité, § 39). Elle rappelle en outre qu’il est d’une importance cruciale que la Convention, qui est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions actuelles, soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (Leyla Şahin, précité, § 136).

137.  La Cour souligne dans ce cadre le rôle central que jouent aujourd’hui la coopération et les échanges entre les pays en matière d’enseignement et de recherche, notamment sous la forme de la mobilité des étudiants et du personnel universitaire, en tant que composants essentiels de l’enseignement supérieur et des recherches académiques au sein du Conseil de l’Europe. Elle renvoie à cet égard à la Convention de reconnaissance de Lisbonne, ratifiée par la Türkiye, qui vise la reconnaissance par les États contractants, des études, des certificats, des diplômes et des titres obtenus dans un autre pays de la région européenne et qui pose plus spécialement en son article VI.3 le principe de reconnaissance par une Partie, d’une qualification d’enseignement supérieur délivrée par une autre Partie, entraînant comme conséquence, l’accès à des études d’enseignement supérieur complémentaires et aux préparations au doctorat (paragraphe 70 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que découle de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 une obligation à la charge des États membres de ne pas entraver de manière injustifiée l’exercice du droit à l’instruction sous forme des études supérieures dans des établissements d’enseignement supérieur existant à l’étranger. Cette obligation se distingue de celle d’offrir un accès inconditionnel à de tels établissements.

138.  Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour estime qu’à raison du retrait leurs passeports pendant une durée considérable, les requérants ont été privés de la possibilité de se rendre à l’étranger en vue d’y poursuivre, dans l’exercice de leur droit à l’instruction, des études doctorales au sein d’établissements d’enseignement supérieur étrangers dans lesquels ils avaient été admis (paragraphes 13 et 20 ci-dessus). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

139.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

FOND

149.  La Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 2 du Protocole no 1 et qui sont énoncés notamment dans l’arrêt Leyla Şahin (précité, §§ 152-156).

150.  Elle considère que nonobstant les faits qu’ils ont eu accès aux universités turques pour suivre un cursus de niveau doctoral similaire et que le retrait de leurs passeports a duré deux ans et huit mois, l’impossibilité pour les requérants, en raison de cette mesure, de poursuivre des études doctorales dans les universités étrangères où ils avaient été admis pour de telles études a constitué une limitation à leur droit à l’instruction.

151.  Afin de s’assurer que les limitations ainsi imposées ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. En outre, pareilles limitations ne se concilient avec l’article 2 du Protocole no 1 que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, précité, § 154).

152.  La Cour note que son analyse du grief tiré du droit à l’instruction ne saurait en l’espèce se dissocier de la conclusion à laquelle elle est parvenue plus haut sous l’angle de l’article 8. À cet égard, la Cour a déjà conclu que l’adoption des mesures de retrait de passeport à l’encontre des requérants par des actes de l’exécutif édictés dans le cadre de l’état d’urgence était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité (paragraphes 125 et 126 ci-dessus). Les considérations énoncées à cet égard valent pour le grief tiré de la violation de l’article 2 du Protocole no 1 (voir, à cet égard, Enver Şahin c. Turquie, no 23065/12, § 59, 30 janvier 2018).

153.  En conséquence, la Cour estime que la limitation apportée au droit des requérants à l’instruction n’était pas prévisible pour les intéressés. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier en l’espèce le respect des autres exigences mentionnées ci-dessus.

154.  Partant, la Cour conclut à la violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1.

MEHMET REŞİT ARSLAN ET ORHAN BİNGÖL c. TURQUIE

du 18 juin 2019 requête n° 47121/06, 13988/07 et 34750/07

Violation de l'article 2 du Protocole 1 : des détenus condamnés pour terrorisme demandent un accès à un ordinateur pour s'inscrire à l'université. Le refus de l'administration pénitentiaire confirmé par les juridictions, ne respecte pas le droit à l'éducation.

1.  Champ d’application de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention

51.  Aux termes de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1, nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. Si l’article 2 du Protocole no 1 ne peut s’interpréter en ce sens qu’il obligerait les États contractants à créer ou subventionner des établissements d’enseignement particuliers, un État qui a créé de tels établissements a l’obligation d’offrir un accès effectif à ces établissements. En d’autres termes, l’accès à des institutions d’enseignement existant à un moment donné fait partie intégrante du droit consacré par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, §§ 3-4, série A no 6, Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 49, CEDH 2011, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 137, CEDH 2012 (extraits)). Cette disposition vaut pour les niveaux primaire, secondaire et supérieur de l’enseignement (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 134 et 136, CEDH 2005‑XI).

52.  En l’espèce, la Cour observe que, en 2006, les requérants avaient participé au concours d’entrée dans des établissements supérieurs. À l’issue de ce concours, M. Arslan, ancien étudiant de la faculté de médecine de l’université d’Istanbul, a été admis à la faculté d’économie-gestion à l’université d’Anadolu, qui dispensait un enseignement à distance pour l’année universitaire 2006-2007. Par ailleurs, M. Bingöl avait obtenu une note, d’après lui suffisante, qui devait lui permettre d’être admis dans un établissement d’enseignement supérieur, même s’il ne s’était inscrit à aucun établissement d’enseignement supérieur pour l’année universitaire 2006‑2007.

53.  La Cour note que les demandes que les requérants ont présentées aux autorités des établissements pénitentiaires portaient pour l’essentiel sur l’utilisation de matériels audiovisuels, informatiques ou électroniques et qu’elles avaient pour but leur préparation au concours d’entrée à l’université ou la poursuite de leurs études universitaires. Par conséquent, aux yeux de la Cour, il importe peu que M. Bingöl se soit ou non inscrit auprès d’un établissement d’enseignement. Il ressort clairement des éléments du dossier que les deux requérants projetaient de poursuivre des études supérieures dans des établissements dispensant un enseignement à distance et que, pour ce faire, ils avaient participé en 2006 au concours d’entrée dans des établissements d’enseignement supérieur et qu’ils ont justifié leurs demandes dans le cadre de cette démarche.

À cet égard, comme la Cour constitutionnelle turque l’a précisé dans son arrêt du 10 décembre 2014, la législation turque pertinente en l’espèce (qui était également en vigueur à l’époque des faits des présentes affaires) offre aux condamnés la possibilité de poursuivre leurs études au sein des établissements pénitentiaires dans la mesure des moyens de ces centres. En particulier, selon la haute juridiction, les établissements pénitentiaires ont l’obligation de ne pas empêcher l’accès à une activité éducative dispensée en leur sein. À cet égard, en vertu de l’article 67 § 3 de la loi no 5275, l’utilisation d’outils de formation audiovisuels et d’ordinateurs et l’accès à internet ont été autorisés, sous contrôle, dans les locaux désignés à cet effet par l’administration pénitentiaire dans le cadre de programmes de réinsertion ou de formation. Cette possibilité constitue certainement un moyen matériel indispensable à l’exercice réel du droit à l’éducation, dans la mesure où elle permet aux condamnés de se préparer aux concours d’entrée dans les établissements d’enseignement et de poursuivre, le cas échéant, leurs études. Selon la jurisprudence établie de la Cour, l’accès aux établissements d’enseignement existant à un moment donné fait partie intégrante du droit énoncé à la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 (Ponomaryovi, précité, § 49). Il s’ensuit que le grief en question relève du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1.

À la lumière de ce qui précède, il convient de rejeter également l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime de M. Bingöl.

54.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2.  Sur le fond

a)  Principes pertinents

55.  La Cour souligne tout d’abord que, d’une manière générale, les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté, lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention. Par exemple, les détenus ne peuvent être soumis à des mauvais traitements ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, interdits par l’article 3 ; ils continuent de jouir du droit au respect de la vie familiale, du droit à la liberté d’expression, du droit de pratiquer leur religion, du droit d’avoir un accès effectif à un avocat ou à un tribunal aux fins de l’article 6, du droit au respect de la correspondance et du droit de se marier. Toute restriction à ces autres droits doit être justifiée, même si pareille justification peut tout à fait reposer sur les considérations de sécurité, notamment la prévention du crime et la défense de l’ordre, qui découlent inévitablement des circonstances de l’emprisonnement (voir Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 69, CEDH 2005‑IX, et les arrêts qui y sont cités ; voir également Velyo Velev c. Bulgarie (no 16032/07 § 30). Dans l’arrêt Hirst (précité, § 70), la Cour s’est exprimée ainsi : « [i]l n’est (...) nullement question qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du simple fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation (...) »

56.  En ce qui concerne le droit à l’instruction, la Cour reconnaît que, pour important qu’il soit, ce droit n’est pas absolu mais peut donner lieu à des limitations. Celles-ci sont implicitement admises tant qu’il n’y a pas d’atteinte à la substance du droit ; en effet, le droit d’accès « appelle de par sa nature même une réglementation par l’État ». Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et qu’elles tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, l’article 2 du Protocole no 1 ne lie pas la Cour par une énumération exhaustive des « buts légitimes ». En outre, une limitation ne se concilie avec ladite clause que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le domaine de l’instruction (Velyo Velev, précité, § 32).

57.  Il est vrai que l’enseignement est un « service complexe » à organiser et onéreux à gérer tandis que les ressources que les autorités peuvent y consacrer sont nécessairement limitées. Il est vrai également que, lorsqu’il décide de la manière de réglementer l’accès à l’instruction, l’État doit ménager un équilibre entre, d’une part, les besoins éducatifs des personnes relevant de sa juridiction et, d’autre part, sa capacité limitée à y répondre. Cependant, la Cour ne peut faire abstraction du fait que, à la différence de certaines autres prestations assurées par les services publics, l’instruction est un droit directement protégé par la Convention. De plus, l’enseignement est un type très particulier de service public, qui ne profite pas seulement à ses usagers directs mais qui sert aussi d’autres buts sociétaux. En fait, la Cour a déjà eu l’occasion de souligner que « [d]ans une société démocratique, le droit à l’instruction [était] indispensable à la réalisation des droits de l’homme [et] occup[ait] une place (...) fondamentale » (idem, § 33).

58.  Bien que la Cour soit consciente des recommandations du Comité des Ministres selon lesquelles des possibilités d’éducation doivent être offertes à tous les détenus (paragraphe 36 ci-dessus) (Velyo Velev, précité, §§ 21-24), elle rappelle que l’article 2 du Protocole no 1 n’impose pas aux États contractants l’obligation de prévoir de telles possibilités pour les détenus lorsqu’elles n’existent pas encore (idem, § 34 ; voir aussi les arrêts qui y sont cités). Elle relève toutefois que le grief des requérants en l’espèce porte sur le refus de les autoriser à accéder à une institution d’enseignement préexistante, à savoir la possibilité d’utiliser un ordinateur et internet, ainsi que d’autres matériels électroniques ou audiovisuels destinés à la formation, autant d’outils qui étaient indispensables à la poursuite de leurs études supérieures et à l’approfondissement de leur culturelle générale. Ainsi qu’il a été noté ci-dessus, le grief des requérants relève de l’article 2 du Protocole no 1. Toute restriction à ce droit doit donc être prévisible et poursuivre un but légitime auquel elle doit être proportionnée. Si l’article 2 du Protocole no 1 n’impose pas une obligation positive de prévoir un enseignement en prison en toutes circonstances, lorsqu’une telle possibilité existe elle ne doit pas être soumise à des restrictions arbitraires et déraisonnables (idem, § 34).

59.  Enfin, la Cour relève que, comme expliqué ci-dessus, la restriction du droit à l’instruction des requérants reposait sur le refus de leurs demandes, fondées sur l’article 67 de la loi no 5275, d’utiliser un ordinateur et d’avoir accès à internet afin de participer aux études qu’ils souhaitaient poursuivre. Ainsi, ils ne se sont pas, en tant que tels, autorisés à demander l’admission à un programme éducatif existant de leur choix. En conséquence, lors de l’examen du grief des requérants au titre de l’article 2 du Protocole no 1, la Cour tiendra dûment compte de sa jurisprudence, développée jusqu’à présent au titre de l’article 10 de la Convention, relative au droit des détenus d’accéder à internet (voir les arrêts Kalda et Jankovskis, précités). Il ressort de cette jurisprudence que, pour déterminer si le refus de fournir l’accès à internet à des détenus est justifié dans une affaire donnée, il convient d’examiner la question de savoir si les juridictions nationales ont procédé à une évaluation suffisante des risques concrets pour la sécurité inhérents à un cas particulier, mettant en balance ainsi de manière adéquate les intérêts contradictoires en jeu.

Notamment, dans son arrêt Kalda (précité, § 45), la Cour a noté que la détention implique nécessairement un certain nombre de restrictions à la communication des détenus avec le monde extérieur, notamment à leur capacité de recevoir des informations. À cet égard, elle a estimé que l’article 10 ne saurait s’interpréter comme imposant une obligation générale de fournir aux détenus un accès à internet ou à des sites internet spécifiques. Tout en notant que, bien que les considérations sécuritaires et économiques invoquées par les autorités internes puissent être considérées comme pertinentes, la Cour a relevé que les juridictions nationales ne se sont livrées à aucune analyse détaillée des risques en matière de sécurité qui pouvaient découler du fait d’accorder au requérant l’autorisation d’accéder aux sites internet en question. Pour arriver à cette conclusion, la Cour a également tenu compte du fait que les juridictions nationales avaient limité leur analyse sur ce point à une affirmation assez générale selon laquelle l’octroi d’un accès à des sites internet en question pourrait accroître le risque que les détenus communiquent de manière interdite, ce qui nécessiterait un contrôle accru (ibidem, § 53, voir aussi, Jankovskis, précité, § 61).

b)  Application de ces principes à l’espèce

60.  En l’espèce, la Cour observe d’emblée que le droit interne reconnaissait aux prisonniers la possibilité d’utiliser un ordinateur et d’accéder à internet sous certaines conditions. Cet usage pouvait toutefois être soumis au contrôle de l’administration pénitentiaire et être restreint dans les conditions prévues à l’article 67 § 4 de la loi no 5275. La Cour est disposée à admettre que la restriction qui a été apportée aux droits des requérants à cet égard était prévue par la loi, même si la pratique des autorités pénitentiaires manquait de cohérence. Elle note que le Gouvernement ne précise pas le but légitime poursuivi par la mesure litigieuse. Elle estime qu’une disposition légale réglementant l’utilisation de l’ordinateur par des condamnés et l’accès de ceux-ci à internet pourrait poursuivre les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. En effet, en vertu du quatrième paragraphe de l’article 67, les droits en question peuvent être restreints à l’égard des personnes présentant une certaine dangerosité ou de celles condamnées pour appartenance à une organisation illégale.

61.  En ce qui concerne le principe de proportionnalité, la Cour examinera les motifs avancés par les juridictions nationales et par le Gouvernement pour justifier la limitation litigieuse en l’espèce afin de déterminer s’ils étaient pertinents et suffisants et si la mesure en question était proportionnée au but légitime visé, compte tenu du juste équilibre à ménager entre le droit à l’instruction des requérants et les raisons exposées par les autorités turques à l’appui du refus qu’elles ont opposé aux demandes des intéressés.

62.  La Cour relève ainsi que, durant la procédure interne et devant la Cour, les autorités nationales ont invoqué diverses raisons pour justifier le refus opposé aux demandes des requérants tendant à bénéficier de la possibilité offerte par la loi no 5275. La demande présentée par M. Arslan le 13 mars 2006 a été rejetée en application du quatrième paragraphe de l’article 67 de la loi no 5275, sur la base d’un avis des autorités pénitentiaires selon lequel l’intéressé maintenait des relations avec les autres détenus membres de l’organisation illégale durant sa détention et ne s’était inscrit à aucun établissement d’enseignement. Or la Cour observe que la demande que le requérant a faite le 9 mars 2007 après son inscription auprès d’un établissement d’enseignement supérieur a également été rejetée, cette fois au motif qu’il ne pouvait de toute façon pas bénéficier de la possibilité d’utiliser un ordinateur, au motif que les condamnés purgeant leur peine dans les établissements pénitentiaires fermés de haute sécurité avaient été exclus catégoriquement du bénéfice de l’article 67 § 3 de la loi no 5275. Il ressort toutefois des observations du Gouvernement que ce même requérant a été autorisé à bénéficier de ce droit à partir de 2011. Quant à M. Bingöl, selon les éléments présentés par les parties, sa demande a été rejetée en vertu de l’article 67 § 4 de la loi no 5275.

63.  Durant la procédure devant la Cour, le Gouvernement a précisé la justification des refus opposés aux requérants. S’agissant de M. Arslan, condamné pour terrorisme, il s’est référé à l’article 67 § 4 de la loi no 5275 et il a indiqué que, si l’autorisation d’accéder à internet lui était accordée, ce détenu était susceptible de poursuivre ses activités terroristes. Par ailleurs, d’après le Gouvernement, M. Arslan avait la possibilité d’utiliser dans la bibliothèque de la prison les matériels qui lui auraient été nécessaires. Dès lors, selon le Gouvernement, le rejet de la demande que M. Arslan avait présentée aux fins de disposer des matériels en question dans sa cellule était justifié. Quant à M. Bingöl, selon le Gouvernement, le refus était justifié au motif que ce requérant ne s’était inscrit à aucun établissement d’enseignement et qu’il avait fait l’objet de nombreuses sanctions disciplinaires.

64.  La Cour observe que la législation et la pratique turques ne prévoient pas une interdiction absolue relative à l’usage d’ordinateur et à l’accès à l’internet dans les établissements pénitentiaires, y compris des prisons de haute sécurité. L’article 67 § 3 de la loi no 5275 offre aux condamnés la possibilité d’utiliser les outils de formation audiovisuels et l’ordinateur et d’accéder à internet, sous contrôle, dans les locaux désignés à cet effet par l’administration pénitentiaire dans le cadre de programmes de réinsertion ou de formation. Pour la Cour, il ne fait pas de doute que la manière de réglementer les modalités d’accès à ces types de possibilité dans le milieu carcéral relève de la marge d’appréciation de l’État contractant. Il lui suffit de rechercher si les juridictions nationales ont rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration dans l’application des règles internes.

65.  La Cour observe que l’article 67 § 3 de la loi no 5275 offre aux condamnés la possibilité d’utiliser un ordinateur et d’accéder à internet dans les locaux désignés à cet effet par l’administration pénitentiaire et dans le cadre de programmes de réinsertion ou de formation. Par ailleurs, internet peut être utilisé sous contrôle de l’administration et dans la mesure rendue nécessaire par les programmes de formation et de réinsertion. Il n’est pas contesté en l’espèce que les établissements pénitentiaires dont il s’agit disposaient des moyens permettant de fournir aux condamnés la possibilité offerte par l’article 67 § 3 de la loi no 5275. De plus, aucune justification concrète tenant à un manque de ressources des établissements en question n’a été avancée, ni lors des procédures internes ni devant la Cour.

66.  Par ailleurs, rien ne permet de remettre en cause l’assertion des requérants selon laquelle leur souhait de bénéficier de la possibilité offerte par la législation pertinente découlait de leur volonté de poursuivre leurs études, circonstance que la Cour juge importante dans la présente affaire. Les deux requérants ont participé en 2006 aux concours d’entrée dans un établissement d’enseignement supérieur et ont manifesté un grand intérêt à poursuivre leurs études supérieures, qu’ils avaient interrompues à la suite de leur condamnation définitive. Selon les éléments du dossier, M. Bingöl n’a présenté aucune demande d’inscription à la suite du refus que les autorités pénitentiaires avaient opposé à sa demande d’utiliser un ordinateur dans les conditions prévues à la disposition en question. En revanche, M. Arslan a été ultérieurement admis dans un établissement d’enseignement supérieur.

67.  Pour ce qui est de l’usage d’un appareil électronique possédant les fonctions de calcul et de traduction anglais-turc dans sa cellule, la Cour est disposée à admettre l’argument du Gouvernement selon lequel le refus opposé à la demande du requérant était justifié, ce d’autant plus que l’utilisation de cet appareil a été autorisée sous surveillance dans un endroit qui serait précisé par la prison. Toutefois, elle observe que cet élément a été porté à la connaissance de la Cour afin d’illustrer les différentes approches des autorités pénitentiaires en la matière. En effet, alors que M. Arslan était autorisé à disposer de cet appareil dans sa cellule à la prison d’Izmir, le même bénéfice lui avait été refusé par l’administration pénitentiaire et le juge à la prison de Bolu au motif que l’appareil électronique en question ne figurait pas sur la liste des objets autorisés par le décret du 17 juin 2005 relatif aux biens et produits autorisés dans les établissements pénitentiaires.

68.  Quant à M. Bingöl, il est vrai que ce requérant a fait l’objet de plusieurs sanctions disciplinaires et était condamné pour appartenance à une organisation terroriste. Cependant, dans sa décision du 23 août 2006, le juge d’exécution des peines s’est borné à citer la disposition en question sans donner aucun motif susceptible de justifier le refus de l’administration et sans procéder à aucune mise en balance des intérêts en jeu.

69.  Il convient à cet égard de rappeler que l’importance de l’éducation en prison a été reconnue par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe dans ses recommandations sur l’éducation en prison et dans ses Règles pénitentiaires européennes (Velyo Velev, précité, § 41 ; voir aussi, mutatis mutandis, Jankovskis, précité, § 61). La Cour réitère que la manière de réglementer les modalités d’accès à ces types de possibilité dans le milieu carcéral relève de la marge d’appréciation de l’État contractant. À cet égard, bien que les considérations de sécurité invoquées par les autorités nationales et par le Gouvernement puissent être considérées comme pertinentes en l’espèce, elle observe que, comme dans les affaires Kalda (arrêt précité, § 53) et Jankovskis (arrêt précité, § 61), les juridictions nationales n’ont procédé à aucune analyse détaillée des risques pour la sécurité et qu’elles n’ont pas rempli, d’une part, leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu dans la présente affaire et, d’autre part, leur obligation d’empêcher tout abus de la part de l’administration. Dans ces conditions, elle n’est pas convaincue que des motifs suffisants ont été avancés en l’espèce pour justifier le refus que les autorités ont opposés aux demandes visant au bénéfice du droit créé par l’article 67 § 3 de la loi no 5275.

70.  Les mêmes lacunes empêchent également la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies par sa jurisprudence concernant la mise en balance des intérêts en jeu.

71.  Examinant ces circonstances, la Cour conclut que, au cours du processus décisionnel ayant abouti aux décisions en question, les juges ont failli à leur obligation de se livrer à un exercice de mise en balance entre l’intérêt des requérants et les impératifs de l’ordre public.

72.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les juridictions nationales n’ont pas ménagé un juste équilibre entre le droit des requérants au droit à l’instruction, au sens de l’article 2 du Protocole no 1, et les impératifs de l’ordre public. Partant, elle juge qu’il y a eu, en l’espèce, violation de la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 dans le chef des deux requérants.

ENVER ŞAHİN c. TURQUIE du 30 janvier 2018 requête n° 23065/12

Article 14 de la Conv EDH et article 2 du Protocole 1 : L'Université n'est pas aménagée pour recevoir des handicapés.

RECEVABILITÉ

8. En l’espèce, la Cour observe que le 17 mars 2007 le requérant a adressé aux instances universitaires compétentes une demande tendant à l’aménagement de leurs locaux afin qu’il pût y accéder (paragraphe 7 ci‑dessus). L’administration lui ayant répondu que la réalisation de tels travaux n’était pas envisageable à court terme, le requérant a saisi, en vain, les juridictions administratives (paragraphes 11 à 20 ci-dessus).

Il ressort du dossier et des observations du Gouvernement (paragraphes 15 et 33 ci-dessus) que la faculté à laquelle le requérant avait été inscrit a été fermée et remplacée par une faculté de technologie, dont les bâtiments seraient, à l’heure actuelle, adaptés aux besoins des personnes handicapées. De plus, d’après le Gouvernement, le requérant peut bénéficier des dispositions de la loi d’amnistie étudiante pour demander, à tout moment, sa réinscription universitaire (paragraphes 34 et 35 ci-dessus), ce que l’intéressé ne conteste pas (paragraphe 37 ci-dessus).

39. Pour déterminer si le requérant peut, en l’espèce, continuer à se prétendre victime des violations alléguées, il convient de tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire en question, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010). En l’occurrence, les travaux d’aménagement réalisés en faveur des personnes handicapées, que le Gouvernement mentionne, s’inscrivent assurément dans ce cadre. Reste cependant que ces améliorations n’ont pu être apportées qu’en 2010 (paragraphe 33 ci-dessus), en raison de contraintes budgétaires et/ou administratives qui se seraient imposées jusqu’alors (paragraphes 8 et 10 ci‑dessus).

Le requérant peut donc légitimement se prétendre victime d’une atteinte discriminatoire à son droit à l’instruction durant la période ayant précédé lesdits travaux, la création ultérieure d’une nouvelle faculté accessible aux personnes handicapées ne pouvant, dans les circonstances de la présente affaire, s’entendre comme une reconnaissance et une réparation de la violation alléguée par rapport aux années universitaires 2007-2008, 2008‑2009 et 2009-2010 (pour les principes, voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suivants, série A no 51, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 115 et 116, CEDH 2010).

Il en va de même des facilités d’inscription à l’université offertes au requérant, dans la mesure où les conditions matérielles régnant dans le bâtiment visé sont demeurées les mêmes tout au long de la période en cause.

40. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.

41. Constatant par ailleurs que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

SUR LE FOND

a) Principes généraux

59. La Cour rappelle que, dans l’interprétation et l’application de l’article 2 du Protocole no 1, elle doit garder à l’esprit que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres, décision précitée, § 42, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09 et 2 autres, § 54, CEDH 2012). Aussi l’article 2 du Protocole no 1 doit-il être considéré, entre autres, à la lumière de l’article 8 de la Convention, qui proclame le droit de toute personne « au respect de sa vie privée » (Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 136 et 143, CEDH 2012 (extraits)).

60. Dans la même perspective, il faut aussi tenir compte de toute règle et de tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes. La Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante ; les dispositions relatives au droit à l’éducation énoncées dans les instruments tels que la Charte sociale européenne ou la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées sont donc à prendre en considération (Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 64, CEDH 2005‑XII, Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04, 8252/05 et 18454/06, § 136, CEDH 2012 (extraits), et Çam, précité, § 53).

61. En ce qui concerne l’article 14 de la Convention, la Cour rappelle qu’une discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables et qu’un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Stec et autres, décision précitée, § 51, Zarb Adami, précité, § 72, Sejdić et Finci, précité, § 42, et Çam, précité, § 54). Toutefois, l’article 14 de la Convention n’interdit pas à un État de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c’est l’absence d’un tel traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, sans justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (voir, entre autres, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV). Les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits)), et une ample latitude leur est d’ordinaire laissée dans ce domaine pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI).

62. Sous l’angle de l’article 14 de la Convention également, la Cour doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour à ces niveaux quant aux normes à atteindre. Elle note en ce sens l’importance des principes fondamentaux d’universalité et de non-discrimination dans l’exercice du droit à l’instruction, lesquels ont été consacrés à maintes reprises dans des textes internationaux. Elle souligne en outre qu’aux termes de ces instruments, le moyen reconnu comme étant le plus approprié pour garantir ces principes fondamentaux est l’éducation inclusive, qui vise à promouvoir l’égalité des chances pour chacun et notamment pour les personnes en situation de handicap (Çam, précité, § 64, et les références qui y figurent). L’éducation inclusive est sans conteste une composante de la responsabilité internationale des États dans ce domaine.

b) Application de ces principes à la présente espèce

i. Délimitation du cadre de l’examen

63. La Cour note d’emblée l’accent que le Gouvernement met sur les travaux d’aménagement finalisés en 2010 (paragraphes 49, 53 et 54 à 58 ci‑dessus) ainsi que sur l’adéquation de la législation interne qui érigerait en droit fondamental l’accès aux lieux publics des personnes handicapées (paragraphe 51 ci-dessus).

Dans la présente affaire toutefois, il n’y a pas lieu de considérer l’état actuel de l’accessibilité en Turquie des bâtiments d’enseignement aux personnes handicapées, la Cour ayant déjà conclu (paragraphe 39 ci-dessus) que pareille évolution – aussi positive puisse-t-elle être – était insusceptible de remédier aux violations s’étant prétendument produites antérieurement à 2010 (voir, mutatis mutandis, Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 78, CEDH 2006‑II, Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, § 157, 22 octobre 2009, et V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 153, CEDH 2011 (extraits)). L’existence d’une législation a priori propre à protéger les droits des personnes atteintes d’un handicap ne tire pas non plus à conséquence, car ce qui importe est de savoir si, en l’espèce, la Turquie s’est effectivement acquitté des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention, dans le chef du requérant.

À cette fin, la tâche de la Cour est d’apprécier la diligence avec laquelle les instances universitaires, puis les autorités judiciaires, ont réagi face à la situation portée à leur attention.

ii. La position prise par les instances universitaires

64. En l’espèce, pour expliquer au requérant que les adaptations matérielles qu’il avait demandées (paragraphe 48 ci-dessus) ne pouvaient être réalisées à court terme, les instances universitaires – tout comme le Gouvernement (paragraphes 53 et 58 ci-dessus) – ont principalement avancé une absence de ressources financières susceptibles d’être rapidement consacrées à de tels aménagements (paragraphes 8 et 10 ci‑dessus).

La Cour admet que, pour ce qui est notamment d’offrir aux personnes handicapées un accès adéquat aux établissements d’enseignement, les autorités nationales jouissent d’une marge et qu’elles sont les mieux placées pour apprécier cette marge en fonction des fonds disponibles (voir, mutatis mutandis, O’Reilly et autres c. Irlande (déc.), no 54725/00, 28 février 2002, Sentges c. Pays-Bas (déc.), no 27677/02, 8 juillet 2003, Mółka, décision précitée, et Ponomaryoponovi, précité, § 56).

65. Cela étant, la Cour ne saurait accepter que la question de l’accessibilité des locaux de la faculté au requérant pouvait rester suspendue jusqu’à l’obtention de tous les fonds nécessaires à l’achèvement de l’ensemble des grands travaux d’aménagement imposés par la loi.

Il y va du principe que, lorsque l’exécution d’un engagement assumé en vertu de la Convention appelle des mesures positives de l’État, celui-ci ne saurait se borner à demeurer passif (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31).

66. À cet égard, réitérant que la Convention vise à garantir des droits concrets et effectifs, la Cour rappelle derechef que, dans le contexte du cas présent, elle doit tenir compte de l’évolution du droit international et européen et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour à ces niveaux quant aux normes à atteindre dans le domaine en jeu en l’espèce (paragraphes 60 et 62 ci-dessus).

67. Aussi la Cour affirme-t-elle, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus), que l’article 14 de la Convention doit effectivement être lu à la lumière des exigences des textes susmentionnés, notamment de la CRDPH, au regard des « aménagements raisonnables » – entendus comme « les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportée, en fonction des besoins dans une situation donnée » – que les personnes en situation de handicap sont en droit d’attendre, aux fins de se voir assurer « la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales » (article 2 de la CRDPH – paragraphe 25 ci-dessus). De tels aménagements ont pour but de corriger des inégalités factuelles (paragraphe 61 ci-dessus) et la discrimination fondée sur le handicap « comprend toutes les formes de discrimination, y compris le refus d’aménagement raisonnable » (paragraphe 25 ci-dessus – voir, mutatis mutandis, Çam, précité, §§ 65 et 67, et Şanlısoy c. Turquie (déc.), no 77023/12, § 60, 8 novembre 2016).

68. Il n’appartient certes pas à la Cour de définir les « aménagements raisonnables » – qui peuvent prendre différentes formes, aussi bien matérielles qu’immatérielles – à mettre en œuvre dans le domaine de l’enseignement pour répondre aux besoins éducatifs des personnes en situation de handicap ; les autorités nationales se trouvent bien mieux placées qu’elle pour ce faire (voir, par exemple, Çam, précité, § 66).

Il importe cependant que ces dernières soient particulièrement attentives à leurs choix dans ce domaine, compte tenu de l’impact de ces choix sur les individus en situation de handicap, dont la particulière vulnérabilité ne peut être ignorée.

69. Revenant aux faits de la cause, l’on constate que la faculté n’a pas opposé au requérant un refus pur et simple (comparer Çam, précité, § 58) relativement à ses demandes (paragraphes 8, 10 et 12 ci‑dessus). À ce sujet, la Cour ne s’attardera pas sur la promesse abstraite de l’aide que la faculté disait pouvoir apporter au requérant, dans la mesure de ses moyens, ni sur l’expression d’une préoccupation par rapport au caractère éprouvant des cours dispensés dans les ateliers ; celles-ci ne contiennent aucune proposition concrète qui se prête à une évaluation.

Reste donc l’offre de l’aide d’un accompagnant (paragraphe 10 ci‑dessus). Si le Gouvernement n’a pas exposé en détail l’objet et la nature exacte de cette aide, force est de conclure qu’elle ne pouvait viser qu’à assurer les déplacements du requérant, paraplégique, dans l’enceinte de la faculté comptant trois étages.

70. À cet égard, la Cour rappelle que la possibilité pour les personnes souffrant d’un handicap de vivre de façon autonome et dans le plein épanouissement du sentiment de dignité et d’estime de soi est d’une importance capitale et elle figure parmi les éléments qui sont au cœur de la CRDPH (articles 3 a), 9 § 1, 20 in limine et 24 § 1 a) – paragraphe 25 ci‑dessus) ainsi que parmi les considérations mises en exergue dans les recommandations adoptées au sein du Conseil de l’Europe. De même, la Cour a elle-même jugé que la dignité et la liberté de l’homme, y compris forcément la liberté de faire ses propres choix, sont l’essence même de la Convention (Pretty, précité, §§ 61 et 65, Mółka, décision précitée, et McDonald, précité, § 47).

71. Il est vrai que les textes de droit international reconnaissent la mise à disposition des formes d’aide humaine parmi les mesures visant à assurer la mobilité personnelle des personnes handicapées ainsi qu’à leur faciliter l’accès des bâtiments (articles 9 § 2 e) et 20 b) de la CRDPH – paragraphe 25 ci-dessus). Cependant, la solution offerte par le rectorat ne saurait s’inscrire dans ce cadre, car rien dans le dossier ne convainc la Cour qu’elle ait été proposée au terme d’une évaluation réelle des besoins du requérant et d’une considération sincère de ses effets potentiels sur sa sécurité, sa dignité et son autonomie.

72. Certes, le requérant n’a pas pâti de tels effets. Cependant, étant donné que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 de la Convention (Pretty, précité, Mółka, décision précitée, et McDonald, précité, ibidem) – qui présente des affinités avec l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 59 ci-dessus) –, la Cour observe qu’une telle mesure, à savoir l’offre de l’aide d’un accompagnant, proposée par la faculté sans une évaluation individualisée de la situation concrète du requérant ne pouvait passer pour raisonnable, sur le terrain de l’article 8, puisqu’elle faisait abstraction du besoin de l’intéressé de vivre, autant que possible, de façon indépendante et autonome.

iii. La réaction judiciaire donnée en l’espèce

73. C’est justement l’ensemble de ces aspects que le requérant avait fait valoir, en s’appuyant de surcroît sur l’article 2 du Protocole no 1 (paragraphe 13 ci-dessus), devant le tribunal administratif d’Elazığ, lequel s’était ainsi vu saisi de griefs substantiellement les mêmes que ceux devant la Cour. En vertu du principe de subsidiarité, c’est à cette juridiction qu’il appartenait au premier chef de mettre en œuvre les droits en jeu, en vérifiant notamment si les besoins éducatifs du requérant et la capacité restreinte de l’administration à y répondre avaient bien été mis en balance, c’est-à-dire, si un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents de l’intéressé et de la société dans son ensemble (voir, parmi beaucoup d’autres, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 98, CEDH 2003-VIII, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-72, 25 mars 2014, et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 114, CEDH 2015).

74. Or, le jugement du 9 avril 2010 du tribunal administratif d’Elazığ (paragraphe 16 ci-dessus) est muet sur ces aspects. Pour l’essentiel, tout en reconnaissant vaguement que les administrations étaient tenues d’appliquer les directives techniques adoptées en faveur des personnes handicapées, les juges administratifs ont tout simplement dispensé la faculté intimée de ce devoir, au seul motif que son bâtiment avait été érigé en 1988, soit avant l’entrée en vigueur de ces directives.

Pour le reste, partant de la présomption que « des mesures architecturales seraient adoptées en fonction des possibilités budgétaires » – alors qu’aucune proposition concrète n’existait dans ce sens (paragraphes 8 et 69 ci-dessus) –, le tribunal a estimé suffisant de rappeler qu’une personne serait désignée pour assister le requérant, sans étayer en quoi pareille solution pouvait s’avérer adéquate. Ce faisant, le tribunal a, lui aussi, omis (paragraphe 71 in fine ci-dessus) de chercher à identifier les vrais besoins du requérant et les solutions susceptibles d’y pourvoir, en vue de permettre à M. Enver Şahin de reprendre ses études dans des conditions, autant que faire se peut, équivalentes à celles octroyées aux étudiants valides, sans pour autant que cela constituât pour l’administration une charge disproportionnée ou indue.

Aux yeux de la Cour, pareille réaction pèche par manque de considération du juste équilibre qui devait être ménagé entre l’intérêt du requérant dans la jouissance de ses droits protégés par l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et tout autre intérêt concurrent que le tribunal administratif d’Elazığ ait pu privilégier.

iv. Conclusions de la Cour

75. Au vu de tous les éléments qui précèdent, la Cour conclut qu’en l’espèce, le Gouvernement n’a pas démontré que les autorités nationales, dont notamment les instances universitaires et judiciaires, ont réagi avec la diligence requise pour que le requérant puisse continuer à jouir de son droit à l’éducation sur un pied d’égalité avec les autres étudiants et pour que, en conséquence, le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu ne soit pas rompu.

Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

76. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention pris seul (voir, mutatis mutandis, Darby c. Suède, 23 octobre 1990, § 35, série A no 187, Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, § 64, CEDH 2004‑VIII, Oršuš et autres, précité, § 186, et Çam, précité, § 70).

Tarantino et autres C. Italie du 2 avril 2013 requête n° 25851/09, 29284/09 et 64090/09

La législation italienne limitant l’accès à la faculté de médecine et à l’école dentaire est raisonnable pour éviter le chômage des médecins. En revanche cet arrêt ouvre la voie de la suppression du numerus clausus quand un État doit faire appel à des médecins étrangers.

Les juridictions italiennes ayant constamment débouté les demandeurs dans des affaires similaires, la Cour estime que leur saisine n’aurait eu aucune chance de succès. Dès lors, même si certains des requérants n’ont pas esté devant elles, leurs griefs doivent néanmoins être déclarés recevables.

La Cour considère que, en l’espèce, les restrictions imposées aux étudiants sur la base de la législation étaient prévisibles. De plus, elles poursuivaient le but légitime de garantir un niveau suffisant de compétences pour les futurs professionnels grâce à un enseignement de haute qualité.

La Cour axe principalement son raisonnement sur la proportionnalité des restrictions.

Pour ce qui est du concours d’entrée obligatoire, elle estime que trier les étudiants les plus méritants par des examens adéquats est une mesure proportionnée visant à garantir un niveau minimal d’enseignement à l’université.

Quant au nombre maximal de candidats autorisés à entrer à l’université (numerus clausus), les critères appliqués par les autorités italiennes, à savoir les ressources matérielles de l’université et le besoin social pour telle ou telle profession, ont ménagé un équilibre entre les intérêts des requérants et ceux de la société en général, y compris des autres étudiants. En effet, le droit à l’instruction ne s’applique que dans la mesure où il existe et dans les limites qui l’encadrent. Ces restrictions valent pour les universités tant publiques que privées, ces dernières étant en partie tributaires de subventions de l’État. En tout état de cause, la Cour estime que l’accès aux établissements privés n’a pas à être ouvert en fonction des seules ressources financières des candidats, indépendamment de leurs qualifications. Par ailleurs, il est raisonnable pour l’État de prétendre à l’intégration au marché du travail de chaque candidat reçu, le chômage pouvant être considéré comme un fardeau pour la société dans son ensemble. Il n’est pas non plus déraisonnable que l’État privilégie la prudence et fasse reposer sa politique sur l’hypothèse que les diplômés n’iront pas forcément à l’étranger pour rechercher un emploi, un pourcentage élevé d’entre eux restant effectivement en Italie.

Enfin, les requérants ne se sont vu refuser le droit ni de demander à suivre un autre cursus ni à poursuivre leurs études à l’étranger et ils peuvent repasser le concours d’entrée aussi souvent que nécessaire pour le réussir.

La Cour en conclut que l’État n’a pas excédé la marge d’appréciation étendue dont il dispose pour statuer sur une question telle que la réglementation de l’accès à l’instruction. Elle estime donc, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 1.

La Cour conclut en outre, à l’unanimité, à l’absence de violation de l’article 2 du Protocole no 1, pour ce qui est du grief supplémentaire tiré par M. Marcuzzo qu’il ait été contraint de repasser le concours d’entrée après avoir été exclu du cursus à la suite de son absence de huit ans. Elle considère qu’il n’était pas déraisonnable d’exclure un étudiant qui ne s’était pas présenté aux examens huit années de suite, surtout s’agissant d’un cursus universitaire faisant l’objet d’un numerus clausus.

ALTINAY c. TURQUIE du 9 juillet 2013 requête 37222/04

L'ACCES A L'UNIVERSITÉ EST AUSSI PROTÉGÉ

Le requérant alléguait en particulier avoir été victime d’une discrimination en raison de modifications apportées au système d’accès à l’université et de l’absence de clauses de transition. Il alléguait que, parce qu’il était un bachelier issu d’un lycée professionnel, le nouveau système de sélection l’avait défavorisé, d’une part, par rapport aux bacheliers issus des lycées d’enseignement général et, d’autre part, par rapport aux bacheliers des années ayant précédé ou suivi l’année de la mise en place du nouveau système. Il invoquait sur ces points l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

CEDH

a.  Sur l’applicabilité de l’article 2 du Protocole no 1

31.  S’agissant de la thèse selon laquelle l’article 2 du Protocole no 1 ne serait pas applicable à un grief portant exclusivement sur la réglementation en matière d’accès à l’université, la Cour rappelle avoir énoncé dans des arrêts antérieurs (Leyla Şahin c. Turquie ([GC], no 44774/98, §§ 134‑142, CEDH 2005-XI, et Mürsel Eren c. Turquie, no 60856/00, § 40-41, CEDH 2006‑II) que l’accès à tout établissement d’enseignement supérieur existant à un moment donné constituait un élément inhérent au droit qu’énonce la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1. L’objet du grief relève donc du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

b.  Critères employés par la Cour aux fins de l’application de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1

32.  La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables, et qu’un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009, et Ali c. Royaume-Uni, n 40385/06, § 53, 11 janvier 2011). Elle rappelle également que l’étendue de la marge d’appréciation dont les Parties contractantes jouissent à cet égard varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 82, CEDH 2009).

33.  Pour important qu’il soit, le droit à l’instruction garanti par la première phrase de l’article 2 du Protocole no 1 n’est toutefois pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il « appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat » (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, §§ 5, série A no 6). Certes, des règles régissant les établissements d’enseignement peuvent varier dans le temps en fonction entre autres des besoins et des ressources de la communauté ainsi que des particularités de l’enseignement de différents niveaux. Par conséquent, les autorités nationales jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Leyla Şahin, [GC], précité, § 154, et Ali, précité, § 53).

34.  Afin de s’assurer que les limitations mises en œuvre ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, la Cour doit se convaincre que celles-ci sont prévisibles pour le justiciable et tendent à un but légitime. Toutefois, à la différence des articles 8 à 11 de la Convention, elle n’est pas liée par une énumération exhaustive des « buts légitimes » sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 1. En outre, pareille limitation ne se concilie avec ledit article que s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Leyla Şahin, [GC], précité, § 154).

35.  La Cour rappelle aussi que l’article 2 d Protocole no 1 autorise qu’on réserve l’accès aux universités à ceux qui s’inscrivent, en bonne et due forme, aux concours concernés et les réussissent (Lukach c. Russie (déc.), n 48041/99, 16 novembre 1999).

c.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

i.  Sur la différence de traitement en matière d’accès à une faculté des sciences de la communication en raison de l’application de coefficients différents à la moyenne des notes de lycée des bacheliers issus de lycées professionnels et de ceux issus de lycées d’enseignement général

-  Sur l’existence d’une différence de traitement

36.  La Cour relève que l’admission au concours national d’accès à l’enseignement supérieur à la date des faits (pour l’année scolaire 1998‑1999) dépendait de deux résultats : la moyenne des notes que les bacheliers avaient obtenues au lycée et les notes obtenues aux épreuves auxquelles participaient tous les candidats sans distinction.

37.  La Cour note que les résultats du requérant aux épreuves équivalaient à ceux des candidats issus des lycées d’enseignement général ayant obtenu, à l’issue du concours, le droit d’intégrer une faculté des sciences de la communication et que, en revanche, la moyenne de ses notes obtenues au lycée, affectée du coefficient réservé aux candidats issus comme lui de lycées professionnels, a entraîné son échec au concours. Elle observe que le nouveau système mis en place appliquait à la moyenne obtenue au lycée un coefficient de 0,5 pour les bacheliers issus des lycées d’enseignement général et ayant acquis des connaissances dans les matières qui, selon la circulaire, concordaient avec les matières enseignées dans les facultés des sciences de la communication, et un coefficient de 0,2 pour les bacheliers issus des lycées professionnels de communication et ayant acquis des connaissances dans des matières « qui ne concordaient pas » avec celles enseignées dans les facultés en question.

38.  Ainsi, bien qu’ayant obtenu des notes « suffisantes » aux épreuves du concours, le requérant, du fait de la différence de traitement dont la moyenne de ses notes de lycée a fait l’objet en raison de la catégorie de lycée dont il était issu, n’a pas pu intégrer une faculté des sciences de la communication.

39.  Partant, la Cour estime que le requérant a subi une différence de traitement dans l’exercice de son droit d’accès à l’enseignement supérieur garanti par l’article 2 du Protocole no 1 du fait du système de pondération appliqué aux résultats obtenus par les candidats au lycée.

40.  Il appartient à la Cour de rechercher, à la lumière des principes exposés ci-dessus, si le système mis en cause poursuivait un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’application de ces deux critères aux faits de la cause lui permettra de répondre à la question de savoir si les mesures litigieuses sont constitutives d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention et/ou ont porté atteinte à la substance même du droit à l’instruction garanti par l’article 2 du Protocole no 1.

-  Sur la question de savoir si la différence de traitement visait un but légitime

43.  La Cour ne saurait cependant perdre de vue que, dans les pays européens, la tendance est à l’élargissement de la gamme des voies d’accès à l’université par l’extension des critères d’admission à d’autres voies que celle, classique, du diplôme sanctionnant la fin des études secondaires au lycée, notamment par la reconnaissance de « la formation professionnelle de haut niveau comme une préparation appropriée à l’enseignement supérieur » (voir, par exemple, l’article 4.2 de l’annexe à la Recommandation no R(98)3 du Comité des Ministres).

44.  En l’espèce, la Cour relève que, dans les lycées professionnels de communication, l’enseignement des matières fondamentales comme les mathématiques, les sciences techniques (physique, chimie, biologie) ou les sciences sociales (philosophie, littérature, histoire, géographie) avait progressivement diminué jusqu’à disparaître du programme des deux dernières années du cycle. Elle estime qu’un enseignement de lycée amputé de la sorte peut avoir des difficultés à remplir l’objectif d’une formation professionnelle de haut niveau, comme cela figure dans la recommandation du Comité des Ministres mentionnée ci-dessus.

45.  La Cour admet alors que, en attendant que la formation professionnelle atteigne le niveau requis par l’enseignement supérieur, ce qui nécessite un investissement de l’Etat dans la formation professionnelle pré-universitaire, l’Etat concerné puisse prendre en compte, pour l’accès à l’université, la nature des établissements du cycle secondaire. Elle rappelle que la définition et l’aménagement du programme des études relèvent principalement de la compétence des Etats contractants.

46.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le système de sélection qui valorise l’enseignement dispensé aux élèves des lycées d’enseignement général poursuit le but légitime d’une amélioration du niveau des études universitaires.

-  Sur la proportionnalité de la différence de traitement

47.  La Cour observe en premier lieu que le coefficient de pondération mis en place dans le cadre du concours d’accès à l’université s’appliquait aux candidats en fonction de l’orientation qu’ils avaient choisie au stade de l’entrée au lycée. Ce coefficient était de 0,5 pour les bacheliers issus des lycées d’enseignement général et de 0,2 pour ceux issus des lycées professionnels. Afin de vérifier si la différence de traitement découlant de l’application des coefficients en question était ou non disproportionnée, la Cour en évaluera d’abord les effets. Elle examinera ensuite les mesures correctives mises en place.

48.  Elle relève d’abord que les bacheliers des lycées professionnels disputent les épreuves du concours national d’accès à l’enseignement sur un pied d’égalité avec les candidats issus des lycées d’enseignement général et que leurs résultats à ces épreuves sont évalués de la même façon. Elle relève ensuite qu’à la moyenne de leurs notes obtenues au lycée est appliqué un coefficient moins élevé qu’à celle des candidats titulaires d’un baccalauréat général.

49.  La Cour relève aussi que les élèves en âge d’entrer au lycée sont libres de s’inscrire soit dans un lycée d’enseignement général soit dans un lycée professionnel dans lequel l’enseignement est limité à un domaine spécifique.

50.  Au vu de ses observations ci-dessus, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse, dans la mesure où elle porte sur la distinction entre les lycées d’enseignement général et les lycées professionnels, est raisonnablement proportionnée au but visé consistant en l’amélioration du niveau des études dans l’enseignement supérieur. Partant, il n’y a pas eu, sur ce point, violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

ii.  Sur la différence de traitement du requérant par rapport aux bacheliers des années ayant précédé ou suivi sa dernière année de lycée en raison de la mise en place, plusieurs années après que le requérant eut choisi son orientation, d’un nouveau système d’accès à l’université, et ce en l’absence de mesures transitoires

-  Sur l’existence d’une différence de traitement

51.  La Cour relève que, lorsque le requérant avait choisi d’entrer dans un lycée professionnel de communication avec comme objectif d’intégrer ensuite une faculté des sciences de la communication pour s’y former à la profession de journaliste, tous les candidats, qu’ils fussent titulaires d’un baccalauréat général ou d’un baccalauréat professionnel, voyaient appliquer un coefficient de 0,5 à la moyenne de leurs résultats de lycée. La note ainsi obtenue était prise en compte, avec celle obtenue aux épreuves nationales, pour le calcul de la note finale au concours d’accès à l’université. Ce coefficient a été réduit à 0,2 alors que le requérant entamait sa dernière année de lycée. Le requérant a demandé à pouvoir changer de lycée pour fréquenter un lycée d’enseignement général, mais il s’est vu opposer un refus formel. Un an plus tard, alors que le requérant avait terminé ses études secondaires, le Conseil de l’enseignement supérieur a mis en place la possibilité de passer, sous certaines conditions, d’un lycée professionnel à un lycée d’enseignement général, le conseil ayant reconnu que l’absence de mesures transitoires avait des conséquences défavorables pour les élèves des lycées professionnels.

52.  La Cour observe que, d’une part, le requérant n’a pas bénéficié de l’affectation du coefficient de 0,5 à la moyenne de ses notes de lycée, comme c’était le cas pour les lycéens des années précédentes, et que, d’autre part, il n’a pas été autorisé à intégrer un lycée d’enseignement général, dont les bacheliers voyaient appliquer à leur moyenne le coefficient de 0,5, alors que, dès l’année suivante, une telle passerelle a été mise en place. Elle estime dès lors que, en l’absence de mesure transitoire dans le contexte de la modification apportée au système de sélection des candidats à l’université, le requérant a fait l’objet d’une différence de traitement dans l’exercice de son droit d’accès à l’université par rapport aux bacheliers des années ayant précédé ou suivi sa dernière année de lycée.

-  Sur la question de savoir si la différence de traitement visait un but légitime

53.  La Cour prend en compte sur ce point le constat du Conseil d’Etat selon lequel l’absence de mesures transitoires dans le contexte de la nouvelle réglementation relative à l’accès à l’université visait à un traitement égalitaire des candidats à l’université et à une amélioration rapide du niveau des études universitaires. Dans le cadre de la présente affaire, elle admet que l’application immédiate des nouvelles dispositions avait pour but une amélioration rapide de la qualité de l’enseignement supérieur.

-  Sur la proportionnalité de la différence de traitement

54.  Dans son examen du point de savoir s’il existe en l’espèce un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la Cour observe en premier lieu que le requérant, qui s’est orienté dès son inscription au lycée vers une carrière de journaliste, a choisi d’intégrer un lycée professionnel de communication. Cet établissement dispensait à ses élèves, notamment dans les deux dernières années du cycle, un programme comprenant des cours sur les divers aspects du journalisme, qui présentait de grandes ressemblances avec les programmes dispensés en première année au sein des facultés des sciences de la communication. De plus, la moyenne des notes obtenues dans les lycées professionnels de communication bénéficiait, jusqu’à l’entrée du requérant en classe de terminale, d’un coefficient de pondération de 0,5 dans le cadre du concours d’accès aux facultés des sciences de la communication.

55.  La Cour en déduit que le requérant est de bonne foi lorsqu’il affirme avoir choisi de fréquenter un lycée professionnel de communication pour suivre ensuite des études universitaires de communication et enfin embrasser la profession de journaliste.

56.  La Cour observe ensuite que la modification des règles d’accès à l’université, qui a eu pour effet concret de déprécier les études suivies au sein des lycées professionnels de communication par rapport à la préparation aux études de journalisme, a effectivement privé le requérant de la possibilité d’intégrer une faculté des sciences de la communication. Ainsi, bien que le requérant eût achevé avec succès ses années de lycée par l’obtention du baccalauréat et qu’il eût obtenu aux épreuves du concours national d’accès à l’université autant de points que les candidats issus des lycées d’enseignement général et reçus à ce concours, il n’a pas pu accéder à l’université.

57.  La Cour relève également que, malgré le caractère inopiné de la modification des règles en question, le requérant n’a pas bénéficié de mesures correctives.

58.  D’une part, sa demande de passage dans un lycée d’enseignement général a été formellement refusée. Or la possibilité d’une telle passerelle était prévue par la législation comme mesure corrective, mais elle n’a été mise en pratique qu’à partir de l’année scolaire qui a suivi l’application des nouvelles règles.

59.  D’autre part, le programme que le requérant suivait en classe de terminale du lycée professionnel de communication n’a pas fait l’objet d’une adaptation au nouveau niveau requis pour l’accès à une faculté des sciences de la communication. En effet, ce programme n’a pas été complété par des cours de mathématiques, de sciences techniques et de sciences sociales, autant de matières dans lesquelles, en 1999, les nouvelles règles d’accès aux universités exigeaient des connaissances.

60.  Au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue quant à l’absence de prévisibilité pour le requérant des modifications apportées aux règles d’accès à l’enseignement supérieur et quant à l’absence de toute mesure corrective applicable à son cas, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse a réduit le droit d’accès du requérant à l’enseignement supérieur en le privant d’effectivité, qu’elle n’était pas raisonnablement proportionnée au but visé et qu’elle était donc contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

61.  Partant, il y a eu violation de ces dispositions.

ARTICLE 3 : DROIT AUX ÉLECTIONS LIBRES

"Les hautes Parties contractantes s'engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif"

Cliquez sur un lien bleu pour accéder au :

- ÉLECTION AU SUFFRAGE INDIRECT AU LIEU DU SUFFRAGE DIRECT

- CANDIDATS SOUMIS A UN ENREGISTREMENT PRÉALABLE

- CANDIDAT SOUMIS A UNE ENQUÊTE D'ACCUSATION PÉNALE

- CANDIDAT SANS ÉTIQUETTE OU D'UN PETIT PARTI

- CANDIDAT SANS NATIONALITÉ DANS LES ÉTATS FÉDÉRAUX

- CANDIDATS REPRÉSENTANT UNE MINORITÉ NATIONALE

- DROIT DE VOTE DES DÉTENUS

- DROIT DE VOTE DES PERSONNES DEPOURVUES DE CAPACITE JURIDIQUE

- CHANGEMENT DE LOI QUELQUES MOIS AVANT LES ÉLECTIONS

- SONDAGES AVANT LES ÉLECTIONS

- PARLEMENTAIRE INTERDIT DE POURSUIVRE SON MANDAT

- CONTRÔLE DU CONTENTIEUX POST ELECTORAL

ÉLECTION AU SUFFRAGE INDIRECT AU LIEU DU SUFFRAGE DIRECT

Dupré c. France du 26 mai 2016, requête no 77032/12

Inadmissibilité de la requête au sens de l'article 3 du Protocole 1 : L’affaire concerne l’élection, en 2011, de deux représentants français supplémentaires au Parlement européen, à laquelle le requérant, M. Dupré, ne put se présenter ou voter. La Cour estime que le choix, opéré par la France, de restreindre aux membres de l’Assemblée nationale le champ des candidatures potentielles et de leur élection, répondait à un but légitime, en ce qu’il permettait d’éviter l’organisation d’une élection trop coûteuse, prévenait un problème de conformité à la Constitution et une complexité organisationnelle excessive. La procédure aboutissant à l’élection de seulement deux représentants, pour une période de deux ans et demi, et M. Dupré ayant participé au scrutin organisé en 2009 pour la même législature, la Cour conclut qu’il n’a pas été porté atteinte n'à la substance même du droit de se porter candidat à une élection.

LA CEDH :

23. La Cour rappelle que cette disposition implique notamment le droit de se porter candidat aux élections législatives (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, §§ 47-51, série A no 113) et s’applique aux élections des membres du Parlement européen (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, §§ 44 et 64, CEDH 1999‑I).

24. Elle rappelle également que les droits garantis par cette disposition ne sont pas absolus : il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants ont une marge d’appréciation en la matière. Ils disposent tout particulièrement d’une grande latitude pour établir les critères d’éligibilité et, d’un point de vue général, ils peuvent fixer des conditions plus strictes pour l’éligibilité que pour le droit de voter. Toutefois, si la marge d’appréciation est large, elle n’est pas illimitée, et il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1. Il lui faut s’assurer que les limitations en question ne réduisent pas le droit dont il s’agit au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés ; en particulier, ces limitations ne doivent pas contrecarrer « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». S’agissant du but poursuivi, l’article 3 du Protocole no 1 ne contenant pas une liste de « buts légitimes » susceptibles de justifier des restrictions à l’exercice des droits qu’il garantit, ni ne renvoyant à ceux qui sont énumérés par les articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants sont libres de se fonder sur un but qui n’est pas mentionné par ces dernières dispositions, sous réserve de sa compatibilité avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention (voir les principes généraux relatifs à l’article 3 du Protocole no 1 tels qu’il se trouvent notamment exposés dans les arrêts Ždanoka c. Lettonie [GC] (no 58278/00, § 115, CEDH 2006‑IV) et Paksas c. Lituanie [GC] (no 34932/04, §§ 96 et 100, CEDH 2011 (extraits)).

25. En l’espèce, la Cour relève que le Gouvernement souligne que son choix parmi les trois possibilités offertes par le protocole du 23 juin 2010 de faire désigner les deux membres supplémentaires du Parlement européen par l’Assemblée nationale était guidé par les spécificités des règles électorales et le souci d’assurer des élections loyales et claires. Elle constate par ailleurs qu’il ressort de l’étude d’impact du projet de loi relatif à l’élection des représentants au Parlement européen que ce choix a été fait au vu des problèmes que posaient les deux autres possibilités : risque de faible participation et coût élevé pour seulement deux sièges dans le premier cas ; problème de conformité à la Constitution et complexité organisationnelle dans le deuxième cas (paragraphe 7 ci-dessus). Elle admet que de telles considérations sont de nature à caractériser un but légitime dans le contexte de l’article 3 du Protocole no 1.

26. Cela étant, la Cour constate que la mesure dénoncée par le requérant était transitoire, qu’elle n’a duré que la moitié de la législature (soit deux années et demie sur cinq), qu’elle a pris fin avec les élections de 2014, et qu’elle ne concernait que deux des soixante-quatorze sièges réservés aux députés européens français. La limitation du droit de se porter candidat qu’elle a induit doit donc être significativement relativisée, d’autant plus en l’espèce que le requérant avait participé au scrutin organisé en 2009 pour la même législature. On ne saurait donc retenir que cette mesure a réduit le droit de se porter candidat garanti par l’article 3 du Protocole no 1 au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité, ni qu’elle était autrement disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.

27. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

CONDITIONS D'ENREGISTREMENT PRÉALABLE DES CANDIDATS

Cegolea c. Roumanie du 24 mars 2020 requête n° 25560/13

Violation de l'article 3 du Protocole 1 combiné de l'article 14 : Droit de se présenter aux élections parlementaires de 2012 : la candidate d’une fondation représentant la minorité italienne a subi une discrimination

Art 14 + Art 3 P1 • Discrimination • Se porter candidat aux élections • Absence de contrôle judiciaire contre l’arbitraire quant au respect d’une condition d’éligibilité désavantageant les organisations de minorités nationales non encore représentées au Parlement • Justification insuffisante de la différence de traitement par rapport aux organisations déjà représentées

Dans cette affaire, Mme Cegolea se plaignait d’avoir subi une discrimination concernant son droit de se porter candidate aux élections parlementaires du 9 décembre 2012 au nom d’une fondation représentant la minorité italienne de Roumanie. Eu égard à un ensemble d’éléments décrits ci-dessous et notamment à l’absence de contrôle judiciaire contre l’arbitraire, la Cour juge que la différence de traitement dont Mme Cegolea a fait l’objet – par rapport aux organisations des minorités nationales déjà représentées au Parlement – n’était pas suffisamment justifiée au regard du but légitime poursuivi (qui visait à garantir une représentativité effective et à éviter les candidatures dépourvues de sérieux).

FAITS

La requérante, Gabriela Cegolea, est une ressortissante roumaine et italienne. Elle est née en 1948 et réside à Cernica (Roumanie). En 2012, la fondation « Vox Mentis », dont Mme Cegolea est la présidente, entreprit des démarches pour obtenir le statut d’utilité publique. Cette condition était requise par la loi électorale n o 35/2008 pour que Mme Cegolea puisse présenter sa candidature aux élections parlementaires du 9 décembre 2012 au nom de la fondation en tant qu’organisation représentant la minorité italienne. En mai 2012, le Secrétariat général du Gouvernement (SGG) enregistra cette demande et la transmit à la Direction pour les relations interethniques (DRI) ainsi qu’au ministère de la Culture et du Patrimoine national (le ministère) pour avis. Le mois suivant, la DRI refusa de reconnaître le statut d’utilité publique de la fondation. Mme Cegolea contesta cette décision, sans succès. En juillet 2012, la loi n o 145/2012, portant modification de l’ordonnance du gouvernement n o 26/2000 sur les associations et les fondations, entra en vigueur. Les modifications portaient essentiellement sur les dispositions relatives à l’octroi du statut d’utilité publique. En octobre 2012, Mme Cegolea déposa son dossier de candidature en tant que candidate de la fondation aux élections parlementaires. Deux jours plus tard, le bureau électoral central (BEC) l’informa que sa candidature n’avait pas été enregistrée car la fondation n’avait pas le statut d’utilité publique. Mme Cegolea contesta cette décision devant le tribunal départemental, invoquant entre autres un traitement discriminatoire et l’inconstitutionnalité de la loi. Le tribunal départemental rejeta sa contestation pour absence de statut d’utilité publique de la fondation. Il fit cependant droit à sa demande de saisine de la Cour constitutionnelle, laquelle déclara irrecevable l’exception d’inconstitutionnalité. Quelques jours plus tard, le délai pour déposer les candidatures aux élections parlementaires du 9 décembre 2012 expira. En janvier 2013, Mme Cegolea se vit notifier la réponse du ministère qui précisait que, lors du dépôt et de l’examen du dossier, la fondation remplissait les conditions légales en vigueur au moment des faits pour se voir reconnaître le statut d’utilité publique, mais qu’après le 1 er août 2012, soit après l’entrée en vigueur de la loi n o 145/2012 portant modification de l’ordonnance 26/2000, de nouvelles conditions pour l’acquisition du statut d’utilité publique avaient été fixées et que la fondation ne remplissait plus ces conditions.

Article 14 et Article 3 du protocole 1

Mme Cegolea a subi une différence de traitement dans l’exercice de ses droits électoraux car, à la différence des organisations déjà représentées au Parlement, la fondation dont elle était membre et candidate devait obtenir le statut d’utilité publique afin de présenter sa candidature. Le but de cette différence de traitement visait à garantir une représentativité effective et d’éviter les candidatures dépourvues de sérieux. Mme Cegolea n’a pas été prise au dépourvu par une nouvelle condition et a donc pu organiser l’activité de sa fondation pour demander l’octroi du statut d’utilité publique avant les élections du 9 décembre 2012. Toutefois, la Cour relève ce qui suit. Les conditions qui devaient être remplies pour pouvoir demander le statut d’utilité publique ont été modifiées moins de cinq mois avant les élections du 9 décembre 2012 et après que la fondation a fait sa demande. L’ordonnance n o 26/2000 a donc eu un impact direct sur la législation nationale. La demande de Mme Cegolea a été soumise à deux autorités distinctes – la Direction pour les relations interethniques du gouvernement de la Roumanie (DRI) et le ministère de de la Culture et du Patrimoine national – et a été traitée de manière différente par ces autorités.

L’ordonnance n° 26/2000 prévoit des délais – de 60 et 90 jours respectivement – pour le traitement par l’autorité administrative compétente et ensuite par le gouvernement des demandes d’octroi du statut d’utilité publique. Le Gouvernement n’a pas expliqué si ces délais sont indicatifs ou impératifs. Or, cette question est importante puisque Mme Cegolea devait obtenir le statut avant la date limite pour présenter sa candidature. D’ailleurs, la DRI a répondu avant cette date limite, mais le ministère a répondu après les élections. Les autorités auxquelles la demande de Mme Cegolea a été soumise avaient des avis divergents sur les critères que la fondation était tenue de remplir. Le refus de la DRI était justifié par le fait que l’activité de la fondation ne concernait pas les relations interethniques et que Mme Cegolea ne remplissait pas les critères légaux. Le ministère a estimé que lors du dépôt et de l’examen du dossier la fondation remplissait toutes les conditions légales, mais qu’en raison des critères nouvellement introduits par la loi n° 145/2012 elle ne les remplissait plus. Les réponses données à Mme Cegolea par les autorités administratives saisies ne sont pas uniformes sur l’interprétation à donner aux caractères légaux et à leur application dans le temps, et la nature juridique de ces réponses ne ressort pas clairement de la législation et de la pratique internes. Dans son arrêt du 3 octobre 2007, la Haute Cour de cassation et de justice roumaine a rejeté une action par laquelle une association contestait le refus de l’exécutif de lui octroyer le statut d’utilité publique même si cette association remplissait les critères légaux. En effet, la Haute Cour a jugé que l’octroi d’un tel statut relève de la discrétion de l’exécutif même si l’association ou la fondation qui en fait la demande remplit les critères légaux. La Cour estime que dans le contexte électoral où, pour présenter sa candidature, Mme Cegolea devait prouver que la fondation avait acquis ledit statut, une telle discrétion laissée à l’exécutif est sujette à caution. Qui plus est, la procédure par laquelle Mme Cegolea aurait pu contester le refus de l’exécutif de reconnaître le statut d’utilité publique à la fondation ne donnait pas aux tribunaux internes un vrai pouvoir de contrôle et n’était donc pas accompagnée de suffisamment de garanties pour éviter l’arbitraire. Par conséquent, eu égard à l’ensemble de ces éléments et notamment à l’absence de contrôle judiciaire contre l’arbitraire, et tout en tenant compte de la large marge d’appréciation de l’État en la matière, la Cour conclut que la différence de traitement dont Mme Cegolea a fait l’objet par rapport aux organisations des minorités nationales déjà représentées au Parlement n’était pas suffisamment justifiée par rapport au but légitime poursuivi. Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole n o 1 à la Convention.

CEDH

a)     Principes généraux

37.  La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009). Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 82, CEDH 2009).

38.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et qu’il revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Le rôle de l’État, en tant qu’ultime garant du pluralisme, implique l’adoption de mesures positives pour « organiser » des élections démocratiques dans des « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (ibidem, § 54).

39.  La Cour rappelle également que les mots « libre expression de l’opinion du peuple » signifient que les élections ne sauraient comporter une quelconque pression sur le choix d’un ou de plusieurs candidats et que, dans ce choix, l’électeur ne doit pas être indûment incité à voter pour un parti ou pour un autre. Le mot « choix » implique qu’il faut assurer aux différents partis politiques des possibilités raisonnables de présenter leurs candidats aux élections (Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 108, CEDH 2008).

40.  Cela étant, les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites » et les États contractants doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la matière (voir, parmi d’autres, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999‑I, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000‑IV). Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la démarche adoptée par la Cour se limite pour l’essentiel à vérifier l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 50 in fine, 30 juin 2009 ; voir également Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 57, CEDH 2004‑X, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 115 in fine, CEDH 2006‑IV).

41.  Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés le droit de vote ou le droit de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

42.  La Cour rappelle également que l’objet et le but de la Convention appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Or le droit de se porter candidat aux élections, garanti par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention et inhérent à la notion de régime véritablement démocratique, ne serait qu’illusoire si l’intéressé pouvait à tout moment en être arbitrairement privé. Par conséquent, s’il est vrai que les États disposent d’une grande marge d’appréciation pour établir des conditions d’éligibilité in abstracto, le principe d’effectivité des droits exige que la procédure qui permet de déterminer l’éligibilité s’accompagne de suffisamment de garanties pour éviter l’arbitraire (Melnitchenko, précité, § 59).

43.  La Cour rappelle enfin que la stabilité de la législation électorale revêt une importance particulière pour le respect des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. En effet, si un État modifie trop souvent les règles électorales fondamentales ou s’il les modifie à la veille d’un scrutin, il risque de saper le respect du public pour les garanties censées assurer des élections libres ou sa confiance dans leur existence (Parti travailliste géorgien c. Géorgie, no 9103/04, § 88, CEDH 2008). La Cour se doit d’examiner avec un soin particulier toute mesure adoptée dans le domaine de la législation électorale qui semble opérer, seule ou à titre principal, au détriment de l’opposition, surtout si de par sa nature la mesure compromet les chances mêmes des partis d’opposition de parvenir un jour au pouvoir. L’adoption d’une telle mesure peu de temps avant le scrutin, à un moment où la part des voix revenant au parti au pouvoir est en déclin, peut servir d’indication de son caractère disproportionné (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 179, CEDH 2010, et Ekoglasnost c. Bulgarie, no 30386/05, § 68, 6 novembre 2012).

(b)     Application de ces principes en l’espèce

(i)    Sur l’existence d’une différence de traitement

44.  La Cour note que la requérante allègue avoir subi une différence de traitement par rapport aux organisations des minorités nationales déjà représentées au Parlement en ce qui concerne la présentation d’une candidature à un mandat de député. De l’avis de la requérante, l’organisation représentant déjà la minorité italienne au Parlement roumain avait simplement renouvelé sa candidature, alors qu’elle avait dû remplir des conditions supplémentaires (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle a examiné des arguments similaires dans l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque c. Roumanie (no 16632/09, 21 avril 2015). Elle a constaté dans cette dernière affaire que la loi no 35/2008 avait instauré, lors des élections parlementaires de 2008, un double système d’évaluation des candidatures des organisations des minorités nationales : d’un côté, les organisations représentées au Parlement renouvelaient automatiquement leur candidature, leur représentativité étant présumée du seul fait qu’elles avaient remporté les élections précédentes, et, de l’autre, les organisations non représentées devaient entreprendre des démarches supplémentaires afin d’apporter la preuve de leur représentativité (ibid., § 41).

45.  La présente affaire concerne les élections parlementaires de décembre 2012, ce qui semblerait la distinguer de l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque, laquelle portait sur les élections parlementaires de novembre 2008 et sur la modification récente de la loi no 35/2008, qui avait introduit une nouvelle condition pour les organisations non représentées au Parlement, à savoir l’octroi du statut d’utilité publique (ibid., §§ 8-9). Toutefois, lorsqu’il s’agit de statuer sur l’existence d’une différence de traitement dans la présentation de candidatures pour un mandat de député, la Cour estime que les conclusions auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque précitée quant à l’existence d’un double système d’évaluation des candidatures des organisations des minorités nationales demeurent valables.

46.  La Cour constate en effet que, lors des élections de décembre 2012, les organisations non représentées au Parlement étaient toujours tenues d’entreprendre des démarches supplémentaires afin de présenter leur candidature, notamment en prouvant avoir obtenu le statut d’utilité publique (paragraphe 15 ci‑dessus), comme cela a été le cas lors des élections de novembre 2008 dans l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque précitée. La présente affaire se distingue de cette dernière par un seul aspect formel, qui est l’étendue des conditions légales nécessaires pour acquérir le statut d’utilité publique puisque celles-ci ont été modifiées le 29 juillet 2012, lorsque la loi no 145/2012 portant modification de l’ordonnance no 26/2000 est entrée en vigueur (paragraphes 16 et 17 ci‑dessus). Cependant, dans les deux affaires, les organisations des minorités nationales non‑représentées dans le Parlement étaient tenues d’entreprendre des démarches supplémentaires. Il s’ensuit que la différence de traitement vis‑à‑vis des organisations déjà représentées au Parlement n’a subi aucun changement.

47.  Partant, la Cour est d’avis que la requérante a fait l’objet d’une différence de traitement dans l’exercice de ses droits électoraux protégés par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention à raison du fait que, à la différence des organisations déjà représentées au Parlement, la fondation dont elle était membre et candidate devait obtenir le statut d’utilité publique afin de présenter sa candidature aux élections parlementaires de décembre 2012.

48.  La présente affaire se distingue ainsi de l’affaire Ofensiva tinerilor précitée, à laquelle le Gouvernement a fait référence dans ses observations (paragraphe 36 ci-dessus). En effet, cette affaire portait sur les élections parlementaires de 2004 (ibid., §§ 9-10) qui avaient été organisées sur une base légale différente de celle visée dans l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque, précitée, et dans la présente affaire (paragraphes 15-17 ci-dessus). En outre, la requérante dans l’affaire Ofensiva tinerilor précitée se plaignait d’avoir dû prouver son appartenance à une minorité nationale (ibid., § 69), ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire.

(ii)    Sur le but légitime poursuivi par la différence de traitement

49.  La Cour note que, selon le Gouvernement, dont les arguments ne sont pas contredits par la requérante, la différence de traitement subie par l’intéressée avait pour but d’assurer la représentativité des organisations qui entendaient présenter des candidatures et le sérieux de ces candidatures (paragraphe 36 ci-dessus).

50.  La Cour a accepté des arguments similaires de la part du Gouvernement dans l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque (précité, § 44). En l’absence d’arguments déterminants présentés par la requérante, la Cour accepte ainsi que la différence de traitement consistant à exiger des conditions supplémentaires de la part des organisations non représentées au Parlement avait pour but de garantir une représentativité effective et d’éviter les candidatures dépourvues de sérieux (voir également, mutatis mutandis, Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP), précité, § 42).

(iii)    Sur la justification de la différence de traitement

51.  La Cour rappelle que les conditions de participation aux élections imposées aux formations politiques font partie des règles électorales fondamentales. Dans les systèmes électoraux qui imposent un certain nombre de conditions spécifiques aux formations politiques pour qu’elles puissent participer au scrutin, l’introduction de nouvelles exigences peu de temps avant la date des élections peut amener, dans des cas extrêmes, à la disqualification d’office de partis et coalitions d’opposition bénéficiant d’un soutien populaire important, et ainsi favoriser les formations politiques au pouvoir. Il va de soi qu’une telle pratique est incompatible avec l’ordre démocratique et qu’elle sape la confiance des citoyens dans les pouvoirs publics de leur pays. La Cour rappelle à cet égard que les conditions de présentation des formations politiques aux élections doivent bénéficier de la même stabilité temporelle que les autres éléments fondamentaux du système électoral (Ekoglasnost, précité, § 69).

52.  La Cour examinera la justification de la différence de traitement subie par la requérante à la lumière de ces principes. En effet, il ressort des faits de l’espèce, et le Gouvernement n’a pas soutenu le contraire, que les organisations des minorités nationales participent aux élections parlementaires au même titre que les partis ou autres formations politiques (paragraphe 15 ci-dessus).

53.  Il convient donc d’examiner si, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 36 ci-dessus), l’exigence imposée à la fondation d’obtenir le statut d’utilité publique en remplissant les critères énoncés et en poursuivant la procédure prévue par la loi no 145/2012 portant modification de l’ordonnance no 26/2000 (paragraphe 17 ci-dessus) était justifiée. À la différence de l’affaire Danis et Association des personnes d’origine turque précitée, dans laquelle la Cour a conclu que, en modifiant la législation électorale sept mois avant les élections parlementaires de 2008, les autorités nationales n’ont pas donné aux requérants dans cette affaire l’occasion d’organiser leur activité afin de pouvoir se voir reconnaître le statut d’utilité publique (ibid., § 54), la requérante dans la présente affaire n’a pas été prise au dépourvu par une nouvelle condition. Elle a pu organiser, avant les élections de décembre 2012, l’activité de sa fondation afin de demander l’octroi du statut d’utilité publique (paragraphe 5 ci‑dessus).

54.  La Cour note que la requérante a bien demandé la reconnaissance de ce statut pour la fondation et que cette demande a reçu des réponses négatives de la part des autorités administratives auxquelles le SGG l’avait envoyée pour examen : une première fois avant les élections de décembre 2012, de la part de la DRI (paragraphe 7 ci-dessus), et une seconde fois après les élections, de la part du ministère (paragraphe 13 ci‑dessus). Dès lors, la Cour estime nécessaire de vérifier, comme l’y invite le Gouvernement (paragraphes 29 et 35 ci‑dessus), si la procédure d’octroi du statut d’utilité publique, telle que régie par les modifications législatives subséquentes, a été transparente et dépourvue d’arbitraire et si la requérante pouvait contester devant les juridictions nationales le refus de reconnaître à la fondation le statut en question.

55.  La Cour observe que les parties ne soutiennent pas, en l’espèce, que la loi électorale, à savoir la loi no 35/2008, avait subi des modifications répétées (paragraphe 15 ci-dessus). Elle relève que c’est plutôt la législation qui régissait les associations et les fondations, l’ordonnance no 26/2000 en l’occurrence, et notamment les conditions qui devaient être remplies pour pouvoir demander la reconnaissance du statut d’utilité publique, qui ont été modifiées moins de cinq mois avant les élections parlementaires de décembre 2012 (paragraphe 17 ci-dessus) et après que la fondation avait demandé le statut d’utilité publique. Or, en édictant les conditions que devait remplir toute organisation d’une minorité nationale qui entendait présenter sa candidature aux élections pour la première fois, notamment l’acquisition du statut d’utilité publique, l’ordonnance no 26/2000 a eu un impact direct sur la législation électorale. Dès lors, la Cour estime qu’il convient de rechercher la manière dont la modification de l’ordonnance no 26/2000 a affecté le droit de la requérante de présenter sa candidature aux élections parlementaires.

56.  S’agissant de l’application de l’ordonnance no 26/2000, la Cour prend en considération les éléments suivants. Elle observe tout d’abord que la demande d’octroi du statut d’utilité publique formulée par la requérante a été soumise par le SGG à deux autorités distinctes : la DRI (la Direction pour les relations interethniques du gouvernement de la Roumanie) et le ministère de la Culture et du Patrimoine national (paragraphe 5 ci‑dessus) et que la demande de l’intéressée a été traitée de manière différente en fonction de l’autorité publique à laquelle elle a été soumise. Le Gouvernement n’a pas expliqué devant la Cour pourquoi un traitement de la demande de la requérante par deux autorités distinctes était nécessaire en l’espèce.

57.  Ensuite, la Cour note que l’ordonnance no 26/2000 prévoit des délais – de soixante et quatre-vingt-dix jours respectivement – pour le traitement, par l’autorité administrative compétente et ensuite par le gouvernement, des demandes d’octroi du statut d’utilité publique (paragraphe 18 ci-dessus), mais que le Gouvernement n’a pas expliqué devant elle si ces délais sont indicatifs ou impératifs. Or la Cour estime que la question de la nature de ces délais est importante dans les circonstances de l’espèce puisque la requérante devait obtenir ce statut avant la date limite pour la présentation de sa candidature aux élections. Ainsi, la requérante a reçu la réponse de la DRI les 27 juin et 14 août 2012 (paragraphe 7 ci‑dessus), c’est-à-dire avant la date limite de la présentation des candidatures, qui était fixée au 30 octobre 2012 (paragraphe 12 ci-dessus). Toutefois, la réponse du ministère ne lui a été communiquée que le 8 janvier 2013, soit après les élections parlementaires (paragraphe 13 ci‑dessus).

58.  La Cour note également que les autorités auxquelles la demande de la requérante a été soumise avaient des avis divergents sur les critères que la fondation était tenue de remplir pour se voir octroyer le statut d’utilité publique. Le refus de la DRI était justifié par le fait que l’activité de la fondation ne concernait pas les relations interethniques, ce qui semble suggérer que la requérante ne remplissait pas les critères légaux. Néanmoins, il ressort clairement du libellé de la réponse de la DRI, communiquée à la requérante le 14 août 2012, que le simple fait que les conditions requises par les dispositions pertinentes en l’espèce étaient remplies n’obligeait pas le Gouvernement à octroyer le statut d’utilité publique à la fondation, l’exécutif conservant le pouvoir de décider s’il était opportun ou non d’adopter une telle décision (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour relève ensuite que le ministère a exprimé l’avis que, lors du dépôt et de l’examen du dossier, la fondation remplissait toutes les conditions légales en vigueur au moment des faits pour se voir reconnaître le statut d’utilité publique. Toutefois, le ministère a indiqué à la requérante que sa demande devait être analysée en fonction des critères nouvellement introduits par la loi no 145/2012, qu’elle ne remplissait plus (paragraphe 13 ci‑dessus). Par ailleurs, il ne ressort pas des éléments présentés à la Cour que le ministère a envisagé de donner à la requérante une occasion de compléter sa demande initiale en fonction des critères nouvellement introduits.

59.  La Cour relève que les réponses données à la requérante par les autorités administratives saisies ne sont pas uniformes sur l’interprétation à donner aux critères légaux et à leur application dans le temps. Elle observe ensuite que la nature juridique de ces réponses ne ressort pas clairement de la législation et de la pratique internes telles que présentées par le Gouvernement. L’article 40 de l’ordonnance no 26/2000 dispose que l’autorité administrative communique au demandeur « une réponse motivée » dans un délai de trente jours calculé à compter de la date de « la prise de la décision » (paragraphe 18 ci‑dessus). Cependant, en l’espèce, le SGG a demandé à la DRI et au ministère de communiquer leurs avis (punct de vedere ; paragraphe 5 ci-dessus). Ces éléments ne permettent pas de conclure avec certitude que la DRI et le ministère ont accompli des actes préparatoires ou qu’ils ont pris de décisions administratives. De plus, il ne ressort pas du libellé de l’article 40 de l’ordonnance no 26/2000 que, en cas de refus, la réponse de l’administration doit ensuite être communiquée au SGG en vue de l’adoption d’une décision formelle, comme c’est le cas lorsque l’administration propose la reconnaissance du statut d’utilité publique (paragraphe 18 ci-dessus). La Cour en déduit que la réponse de la DRI et celle du ministère ont été définitives dans le cas de la requérante et qu’elles ont mis fin à la procédure administrative en l’espèce.

60.  Ceci étant, il convient d’examiner si les tribunaux internes, auxquels il revient au premier chef la tâche d’interpréter et d’appliquer la législation nationale, pouvaient procéder à un contrôle juridictionnel des réponses de la DRI et du ministère. La Cour note que le texte de l’ordonnance no 26/2000 prévoit que la compétence d’octroyer à une association ou à une fondation le statut d’utilité publique relève du « gouvernement roumain », donc de l’exécutif (paragraphes 16 et 17 ci‑dessus). Elle remarque que le Gouvernement estime qu’un refus de l’exécutif est susceptible d’un contrôle juridictionnel dans le cadre du contentieux administratif. Les arguments du Gouvernement se fondent sur les avis que lui avaient communiqués plusieurs cours d’appel roumaines (paragraphe 29 ci‑dessus).

61.  Toutefois, la Cour observe que, dans son arrêt du 3 octobre 2007, la Haute Cour de cassation et de justice roumaine a rejeté une action par laquelle une association contestait le refus de l’exécutif de lui octroyer le statut d’utilité publique même si cette association remplissait les critères légaux (paragraphe 19 ci‑dessus). Pour arriver à cette conclusion, la Haute Cour a jugé que l’exécutif était le plus apte à décider de la recevabilité d’une telle demande compte tenu des conséquences de la reconnaissance d’un tel statut pour l’association ou la fondation. La Cour en déduit que, de l’avis de la Haute Cour de cassation et de justice, l’octroi d’un tel statut est à la discrétion de l’exécutif, même si l’association ou la fondation qui en fait la demande remplit les critères légaux, et que le refus de l’exécutif d’octroyer ce statut ne peut pas faire l’objet d’un contrôle juridictionnel.

62.  Dès lors, même si l’on accepte l’argument du Gouvernement, fondé sur les opinions des cours d’appel, selon lequel la requérante pouvait contester le refus de la DRI d’octroyer à la fondation le statut d’utilité publique (paragraphe 29 ci-dessus), la Cour doute de l’utilité d’un tel recours. En effet, le contrôle de légalité allégué aurait de toute manière eu un caractère limité, dans la mesure où il aurait seulement permis aux tribunaux de vérifier si la fondation remplissait les conditions légales pour obtenir le statut d’utilité publique, sans leur attribuer le pouvoir d’octroyer à celle‑ci ledit statut. En effet, la décision finale à cet égard était fondée sur des critères d’opportunité et non pas de légalité puisqu’elle relevait, selon la jurisprudence de la Haute Cour, de la discrétion de l’exécutif, qui pouvait refuser l’octroi du statut d’utilité publique même si la requérante remplissait tous les critères prévus par la loi (paragraphe 19 ci-dessus).

63.  Il s’ensuit que la requérante ne disposait pas d’une voie de recours effective pour contester la réponse de la DRI par laquelle celle-ci refusait d’octroyer à la fondation le statut d’utilité publique. D’ailleurs, la réponse du ministère a été notifiée à la requérante après les élections de décembre 2012 (paragraphe 13 ci-dessus). À cet égard, la Cour estime que la requérante n’était pas tenue d’exercer un recours qui n’était pas, en tout état de cause, susceptible de remédier à son grief dans un délai lui permettant de soumettre sa candidature aux élections. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 29 et 31 ci-dessus) doit être rejetée.

64.  La Cour note ensuite que, comme souligné au paragraphe 61 ci‑dessus, de l’avis de la Haute Cour de cassation et de justice, l’octroi du statut d’utilité publique relève du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif (paragraphe 19 ci-dessus). Elle estime que, dans le contexte électoral de la présente espèce, où, pour présenter sa candidature, la requérante devait prouver que la fondation avait acquis ce statut, une telle discrétion laissée à l’exécutif est sujette à caution (voir, mutatis mutandis, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 36, CEDH 2002‑II). Qui plus est, la procédure par laquelle la requérante aurait pu contester le refus de l’exécutif de reconnaître le statut d’utilité publique à la fondation ne donnait pas aux tribunaux internes un vrai pouvoir de contrôle et n’était donc pas accompagnée de suffisamment de garanties pour éviter l’arbitraire (voir la jurisprudence citée au paragraphe 42 ci-dessus).

65.  Ayant égard à l’ensemble des éléments mentionnés ci-dessus et notamment à l’absence de contrôle judiciaire contre l’arbitraire (paragraphe 62 ci‑dessus), et tout en tenant compte de la large marge d’appréciation de l’État en la matière (voir la jurisprudence citée au paragraphe 42 ci-dessus), la Cour conclut que la différence de traitement dont la requérante a fait l’objet par rapport aux organisations des minorités nationales déjà représentées au Parlement n’était pas suffisamment justifiée par rapport au but légitime poursuivi.

66.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

Yabloko Russian United Democratic Party et autres c. Russie

du 8 novembre 2016 requête no 18860/07

Violation de l'article 3 du Protocole 1 pour violation des droits électoraux du parti Yabloko en République de Carélie

La deuxième requérante (Mme Petelyayeva)

La Cour rejette la requête de Mme Petelyayeva pour irrecevabilité. En effet, bien que Mme Petelyayeva ait fait déposer sa requête par son supposé représentant, aucun pouvoir écrit établi par elle n’a été produit et le formulaire de requête n’a pas été signé.

Le premier et le troisième requérant (Yabloko et M. Klimchuk)

L’annulation de l’enregistrement de la liste du parti Yabloko et de ses candidats individuels a constitué une restriction au droit à des élections libres à l’égard du parti Yabloko et du troisième requérant, M. Klimchuk. La Cour dit que cette restriction n’était ni prévisible ni proportionnée. En particulier, la Cour s’intéresse aux deux principales motivations avancées par la Cour suprême de Carélie pour justifier sa décision d’annuler l’enregistrement. La première était le constat que la procédure de sélection des candidats appliquée par Yabloko avait enfreint les principes de base de la représentation démocratique et la règle de la majorité. Pour parvenir à ce constat, la Cour suprême de Carélie ne s’est pas appuyée directement sur une disposition du droit interne, mais sur sa propre interprétation de la loi sur les partis politique et de la loi sur les garanties fondamentales. La Cour estime que cette interprétation n’était pas prévisible, tant pour la signification qu’elle donnait au contenu de la législation que parce qu’aucun fait nouveau n’était apparu depuis que la Commission électorale avait enregistré les candidats de Yabloko, deux semaines plus tôt. Pareille interprétation a aussi pesé sur l’organisation interne de Yabloko et porté atteinte à son autonomie. La Cour se fonde également sur les documents pertinents de la Commission de Venise, qui fixent les limites de l’ingérence des États dans l’organisation interne des partis. La seconde raison avancée par la Cour suprême de Carélie pour justifier l’annulation de l’enregistrement était que Yabloko s’était appuyé sur une version invalide de sa charte. Cependant, la Cour note en particulier que des règles similaires existaient dans l’ancienne comme dans la nouvelle version de cette charte ; qu’une transparence suffisante avait été assurée pour que les membres du parti puissent déterminer quelles étaient les règles pertinentes, en dépit des modifications ; qu’aucun membre du parti Yabloko ne s’était plaint auprès des autorités et que les deux versions de la charte avaient été déposées auprès du Service d’enregistrement fédéral et acceptées par celui-ci. Dans ces conditions, la décision d’annuler l’enregistrement des candidats du parti pour ce motif formaliste était disproportionnée. La Cour analyse donc cette décision en une violation du droit de Yabloko et de M. Klimchuk à des élections libres.

La quatrième requérante (Mme Fillipenkova)

Se fondant sur sa jurisprudence, la Cour note la règle générale selon laquelle l’absence d’un parti ou d’un nom donnés sur les bulletins de vote ne saurait à elle seule justifier le constat d’une violation du droit d’un électeur déçu à des élections libres, à moins que les restrictions à la libre expression de la volonté du peuple ne fussent d’une gravité telle qu’elles aient effectivement pu porter atteinte à l’essence même du droit en question. Dans le cas de Mme Fillipenkova, il faut noter que sept partis différents, qui défendaient des programmes politiques divers, ont tout de même pris part aux élections en cause. En l’absence de toute preuve solide du contraire, on peut en déduire que Mme Fillipenkova a disposé d’une possibilité raisonnable de donner sa voix à l’une des formations politiques représentées lors du scrutin, ou de choisir un autre moyen d’exprimer son mécontentement (par exemple en rendant son bulletin de vote nul, ce qu’elle dit avoir fait).

La Cour estime par conséquent que la restriction de la libre expression de la volonté du peuple n’a pas été suffisamment grave et conclut donc à la non-violation de l’article 3 du Protocole no 1 dans le cas de Mme Fillipenkova.

CANDIDAT SOUMIS A UNE ENQUÊTE D'ACCUSATION PÉNALE

Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2) du 22 décembre 2020 requête n° 14305/17

La Cour constate plusieurs violations de la Convention et ordonne la libération immédiate de l’opposant politique M. Demirtaş

à l’unanimité, violation de l’article 3 du Protocole n° 1 (droit à des élections libres)

par seize voix contre une, violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) combiné avec l’article 5,

par seize voix contre une, violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme,

par quinze voix contre deux, violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté),

par seize voix contre une, violation de l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté),

par seize voix contre une, non-violation de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention),

par quinze voix contre deux, que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la remise en liberté immédiate du requérant (Article 46 de la Convention).

L’affaire concerne l’arrestation et la mise en détention provisoire de M. Selahattin Demirtaş, qui était à l’époque des faits un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti pro-kurde de gauche. La Cour constate que les ingérences dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression – à savoir la levée de l’immunité parlementaire de M. Demirtaş par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, le placement et le maintien en détention provisoire de l’intéressé, et la procédure pénale engagée à son encontre sur le fondement de ces éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique pour des infractions liées au terrorisme – n’étaient pas prévues par la loi au sens de l’article 10 de la Convention. Quant à l’article 5, aucun fait ni aucune information spécifique de nature à faire naître des soupçons justifiant la détention provisoire du requérant n’ont été exposés par lesjuridictions nationales à aucun moment de la privation de liberté de l’intéressé et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions en question. Ces mêmes constats conduisent aussi à une violation du droit de M. Demirtaş d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. La Cour estime que les autorités judiciaires n’ont pas rempli leurs obligationssousl’article 3 du Protocole n° 1 de vérifiersi M. Demirtaş bénéficiait ou non de l’immunité parlementaire pour les propos incriminés. Elles n’ont pas non plus mise en balance les intérêts concurrents, ni tenu compte du fait que l’intéressé était un des leaders de l’opposition politique dans son pays. Enfin, la Cour considère établi que la privation de liberté subie par le requérant, notamment pendant deux campagnes critiques, celles du référendum du 16 avril 2017 et de l’élection présidentielle du 24 juin 2018, poursuivait un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. La Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant.

Art 10 • Liberté d’expression • Levée imprévisible de l’immunité d’un député et détention provisoire de celui-ci basée sur des accusations de terrorisme liées à des discours politiques • Non-examen par les autorités internes du point de savoir si les discours étaient protégés par l’irresponsabilité parlementaire • Abus de la procédure de modification constitutionnelle pour cibler l’opposition • Interprétation et application des infractions liées au terrorisme si larges qu’elles n’ont pas offert de protection adéquate contre les ingérences arbitraires

Art 3 P1 • Libre expression de l’opinion du peuple • Candidature à une élection • Député tenu à l’écart des travaux parlementaires par son maintien prolongé en détention provisoire sans justification suffisante • Droit pour un député, au regard de l’art 3 P1, de siéger au Parlement une fois qu’il a été élu • La détention d’un député incompatible avec l’art 10 emporte aussi violation de l’art 3 P1 • Manquement des juridictions nationales à mettre en balance l’ensemble des intérêts pertinents et à déterminer si les accusations avaient un fondement politique • Mesures alternatives à la détention non envisagées

Art 18 (+ art 5) • Restrictions associées à des buts non autorisés • Détention provisoire poursuivant le but inavoué consistant à étouffer le pluralisme et à limiter le libre jeu du débat politique

Art 5 § 1 • Art 5 § 3 • Absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction et caractère déraisonnable de sa détention provisoire • L’action en indemnisation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du code de procédure pénale ne constitue pas un recours effectif pour de tels griefs

Art 5 § 4 • Célérité du contrôle • La durée du contrôle (treize mois) effectué par la Cour constitutionnelle n’emporte pas violation au vu des circonstances spécifiques de l’affaire, notamment de la charge de travail exceptionnelle de la haute juridiction pendant la période d’état d’urgence.

FAITS

Le requérant, M. Selahattin Demirtaş, est un ressortissant turc, né en 1973. À la date d’introduction de sa requête, il était détenu à Edirne (Turquie). À l’époque desfaits, M. Demirtaş était l’un des coprésidents du Parti démocratique des peuples(HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. Entre 2007 et 2018, il était député à la Grande Assemblée nationale de Turquie (« l’Assemblée nationale »). Lors des élections présidentielles tenues en 2014 et 2018, il s’était porté candidat et avait obtenu 9,76 % et 8,32 % des voix respectivement. En septembre et en octobre 2014, des membres de l’organisation terroriste armée Daech lancèrent une offensive sur la ville syrienne de Kobané quise trouve à environ 15 kilomètres de la ville frontalière turque de Suruç. Des affrontements armés eurent lieu entre les forces de Daech et celles des Unités de protection du peuple (YPG), une organisation fondée en Syrie et considérée comme terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Après le déclenchement des affrontements en Syrie, le gouvernement turc ouvrit sa frontière à des milliers de réfugiés qui s’étaient amassés à la frontière turco-syrienne mais ferma cette frontière dans le sens des départs vers la Syrie, afin d’empêcher les personnes volontaires de partir se battre à Kobané. À partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations eurent lieu en Turquie et plusieurs organisations non gouvernementales publièrent des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané contre le siège de Daech. Il était notamment demandé au gouvernement de permettre aux combattants de passer en Syrie. Le 6 octobre 2014, troistweets appelant à protester contre les attaques de Daesh à Kobané et contre le gouvernement turc furent publiés sur le compte Twitter officiel du HDP. À partir du 6 octobre 2014, les manifestations devinrent violentes, faisant 50 morts et des centaines de blessés. Ces actes de violence avaient été, selon les procureurs de la République, provoqués par les appels publiés sur le compte Twitter du HDP. À la fin de l’année 2012, un processus de paix connu sous le nom de « processus de résolution » avait été entamé afin de trouver une solution pacifique et permanente à la question kurde. Des élections législatives eurent lieu le 7 juin 2015 et, pour la première fois, un parti politique prokurde franchit le seuil permettant d’être représenté au sein de l’Assemblée nationale. Le HDP obtint 13,12 % des voix et devint le deuxième parti politique d’opposition. L’AKP (le Parti de la justice et du développement) perdit la majorité au Parlement, pour la première fois depuis 2002. À la suite des élections, plusieurs attaques terroristes, commises prétendument par le PKK et par Daech, frappèrent la Turquie au fil des mois. Au lendemain de l’attaque terroriste du 22 juillet 2015, qui signifia de facto la fin du « processus de résolution », les affrontements armés entre les forces de sécurité et le PKK recommencèrent. Le 28 juillet 2015, le président de la République fit une déclaration à la presse dans laquelle il soutint que les dirigeants du HDP auraient à « payer le prix » des actes de terrorisme. À la suite de l’échec de la formation d’un gouvernement de coalition, des élections anticipées eurent lieu le 1er novembre 2015, à l’issue desquelles le HDP obtint 10,76 % des voix. L’AKP remporta les élections et reforma sa majorité au sein de l’Assemblée nationale. Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle selon laquelle l’immunité parlementaire était levée dans tous les cas de demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de ladite modification. Cette modification concernait au total cent cinquante-quatre députés. À la suite de l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle, le procureur de la République de Diyarbakır décida de réunir en un seul dossier trente et une enquêtes pénales distinctes menées contre M. Demirtaş. Entre juillet et octobre 2016, les procureurs de la République compétents lui adressèrentsix convocations distinctes. Toutefois, M. Demirtaş ne se présenta pas devant les autorités d’enquête. Le 4 novembre 2016, les forces de sécurité menèrent des opérations contre douze députés du HDP, dont l’intéressé, qui furent arrêtés et placés en garde à vue. Le même jour, le 2e juge de paix de Diyarbakır ordonna la mise en détention provisoire de M. Demirtaş pour appartenance à une organisation terroriste armée et pour incitation publique à commettre une infraction. Huit autres députés du HDP furent également mis en détention provisoire par les juges de paix compétents de différentes villes. À partir du 8 novembre 2016, M. Demirtaş forma plusieurs recours contre sa détention provisoire. Les juridictions nationales examinèrent la question de la détention de l’intéressé plus de soixante fois. À l’issue de chaque examen, jusqu’au 2 septembre 2019, elles ordonnèrent son maintien en détention. Le 2 février 2017, la cour d’assises de Diyarbakır admit l’acte d’accusation du procureur de la République, qui requit la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et cent quarante-deux ans, essentiellement pour des infractions liées au terrorisme. Le 22 mars 2017, la Cour de cassation transféra l’affaire à la cour d’assises d’Ankara. Le 7 décembre 2017, la 19e cour d’assises d’Ankara tint sa première audience dans l’affaire. Durant le procès pénal, M. Demirtaş,soutenant qu’il avait été mis en détention pour avoir exprimé des opinions critiques envers les politiques du président de la République, nia avoir commis une quelconque infraction pénale. Il affirma que son placement et son maintien en détention provisoire n’étaient pas conformes à la loi. Il allégua en particulier que cette privation de liberté avait pour but de faire taire les membres de l’opposition politique. Il soutint que les accusations portées contre lui et pour lesquelles il avait été placé en détention provisoire étaient liées à ses discours politiques, dont les contenus étaient d’après lui protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Entre temps, le parquet d’Istanbul avait ouvert une enquête pénale contre M. Demirtaş, auquel il reprochait d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. À l’issue de la procédure pénale, par un arrêt du 7 septembre 2018, la cour d’assises d’Istanbul le condamna à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison d’un discours qu’il avait prononcé le 17 mars 2013, lors d’un meeting tenu à Istanbul. Le 7 décembre 2018, M. Demirtaş commença à purger sa peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement. Le 2 septembre 2019, eu égard au fait que M. Demirtaş avait terminé d’exposer sa défense, la cour d’assises d’Ankara décida de mettre fin à sa détention provisoire et de le remettre en liberté à condition qu’il ne fût pas détenu ou condamné dans le cadre d’une autre procédure. Cependant, l’intéressé demeura en prison en raison de sa condamnation à l’issue de la procédure pénale menée devant les juridictions d’Istanbul. À la suite de la décision de remise en liberté de M. Demirtaşrendue le 2 septembre 2019,sur demande des avocats de l’intéressé la 26e cour d’assises d’Istanbul décida, le 20 septembre 2019, que les jours que l’intéressé avait passés en détention provisoire fussent déduits de la peine définitive prononcée par la cour d’assises d’Istanbul. En vertu de cette décision, l’intéressé devait pouvoir bénéficier de la libération conditionnelle. Le même jour, le procureur de la République d’Ankara demanda au juge de paix d’Ankara de placer le requérant et Mme Figen Yüksekdağ (l’ancienne coprésidente du HDP) en détention provisoire, dans le cadre d’une autre enquête pénale entamée en 2014 sur les événements des 6-8 octobre 2014, pour entre autres infractions : atteinte à l’unité et à l’intégrité territoriale de l’État, incitation au meurtre, incitation au vol avec violence afin d’aider une organisation criminelle. Toujours le même jour, le 1er juge de paix d’Ankara ordonna la mise en détention provisoire de M. Demirtaş et de Mme Figen Yüksekdağ.

Le 31 octobre 2019, à la suite de la demande du requérant, la cour d’assises d’Istanbul sursit à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois qui avait été prononcée et elle ordonna la remise en liberté de l’intéressé à condition qu’il ne fût pas détenu dans le cadre d’une autre procédure. Cependant, le requérant demeura en prison, en raison de l’ordonnance du 20 septembre 2019 relative à sa détention provisoire. À l’heure actuelle, le requérant est privé de sa liberté uniquement sur le fondement de cette décision. Entre le 17 novembre 2016 et le 11 décembre 2018, le requérant forma plusieurs recours individuels devant la Cour constitutionnelle. Le 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle rendit une première décision concernant la détention provisoire de M. Demirtaş et elle déclara le recours de l’intéressé irrecevable. Dans son arrêt rendu le 9 juin 2020, la Cour constitutionnelle considéra, à l’unanimité, qu’il y avait eu une violation de l’article 19 § 7 de la Constitution (correspondant à l’article 5 § 3 de la Convention) en raison de la durée de la détention provisoire subie par M. Demirtaş. Elle rappela avoir déjà conclu dans une décision rendue le 21 décembre 2017 qu’il y avait une forte présomption de commission d’une infraction. Mais, examinant les décisions de maintien en détention au regard des motifs de la détention et de la proportionnalité de la mesure, elle conclut que les décisions relatives au maintien en détention manquaient de pertinence et étaient insuffisamment motivées. Eu égard à son constat de violation, la haute juridiction estima qu’il y avait lieu d’octroyer à M. Demirtaş 50 000 livresturques (soit environ 6 500 euros) pour dommage moral. En ce qui concerne sa détention provisoire actuelle, M. Demirtaş a saisi la Cour constitutionnelle d’un nouveau recours constitutionnel qui est toujours pendant devant elle.

Article 10

L’examen de la Cour concernant ce grief se concentre sur la question de savoir s’il existait une base juridique suffisante pour justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant, à savoir la levée de son immunité parlementaire par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, son placement et son maintien en détention provisoire, et la procédure pénale engagée contre lui sur le fondement des éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique. La Cour estime qu’il incombait aux autorités nationales, notamment aux juridictions internes, de déterminer d’emblée si les discours pour lesquels le requérant a été accusé et placé en détention provisoire relevaient ou non de l’irresponsabilité parlementaire telle que prévue par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Le requérant a plaidé dès le début de sa détention provisoire qu’au regard du premier paragraphe de l’article 83 il ne pouvait être privé de sa liberté. Pourtant cette question a été ignorée par tous les magistrats qui se sont prononcés sur la légalité de la privation de liberté de l’intéressé. Nonobstant la garantie offerte par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, les autorités judiciaires ont placé le requérant en détention provisoire et l’ont soumis à des poursuites pénales essentiellement en raison de ses discours à caractère politique, sans qu’il y ait eu examen du point de savoir si ses déclarations étaient protégées par l’irresponsabilité parlementaire. En outre, la Cour estime que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 pose en elle-même un problème de prévisibilité. Elle considère qu’il s’est agi d’une modification ad hoc, ponctuelle et ad hominem sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque et qu’il s’agit là d’une « utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution ». La Cour estime que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, car lorsqu’il défendait une opinion politique l’intéressé pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du cadre juridique constitutionnel en place offrant la protection de l’immunité pour le discours politique et des garanties procédurales constitutionnelles. De plus, le requérant a été placé et maintenu en détention provisoire sur le fondement de ses discours politiques pour des infractions liées au terrorisme, en particulier celles prévues par l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, à savoir la fondation ou la direction d’une organisation terroriste armée et l’appartenance à une telle organisation. Les déclarations à caractère politique dans lesquelles l’intéressé a exprimé son opposition à certaines politiques du Gouvernement ou le simple fait qu’il a participé au Congrès de la société démocratique – une organisation légale – ont été jugés suffisants pour être considérés comme des actes propres à établir l’existence d’un lien actif entre le requérant et une organisation armée. Aux yeux de la Cour, une interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne peut être justifiée lorsqu’elle entraîne l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée ou de fonder ou diriger une telle organisation, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien. La Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

Article 5 § 1 et 5 § 3

Ayant considéré tous les motifs pris en compte par les juridictions nationales, la Cour estime qu’aucune des décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne contient d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien clair entre les actes de l’intéressé – ses discours à caractère politique et sa participation à certaines réunions légales – et les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu. Le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments de preuve prétendument à la disposition de la cour d’assises d’Ankara répondaient au critère de « soupçons plausibles » requis par l’article 5 de la Convention, et pouvaient ainsi convaincre un observateur objectif que le requérant avait pu commettre les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu. Non seulement les accusations portées contre le requérant étaient essentiellement fondéessur desfaits qui ne pouvaient raisonnablement pas être considérés comme un comportement criminel en vertu du droit interne, mais de plus elles concernaient principalement l’exercice par celui-ci des droits garantis par la Convention. La Cour conclut qu’il y a eu par conséquent violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction. Quant à l’article 5 § 3 de la Convention, la Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition indispensable de la régularité du maintien en détention (voir Merabishvili, précité, § 222). En l’absence de telles raisons, la Cour estime qu’il y a également eu violation de cette disposition.

Article 5 § 4

Souscrivant au raisonnement et à la conclusion de la chambre, la Grande Chambre conclut à la nonviolation de l’article 5 § 4 de la Convention. La chambre avait considéré que le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe et soulevait des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député à la suite de la levée de son immunité parlementaire. De plus, elle avait estimé qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016. Bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne pouvait pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, la chambre avait considéré dans les circonstances spécifiques de l’affaire qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

Article 3 du Protocole n° 1

La Cour estime que ses constats, sous l’angle des articles 10 et 5 § 1 de la Convention sont également pertinents à l’égard de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention. La Cour rappelle que l’immunité parlementaire n’est pas un privilège accordé aux parlementaires à titre individuel, mais un privilège attribué au parlement, en tant qu’institution, pour garantir son bon fonctionnement. Dans ce contexte, les juridictions nationales doivent veiller à ce que le député concerné ne bénéficie pas de l’immunité parlementaire pour des actesincriminés. Or, en l’occurrence, bien que le requérant ait demandé à la cour d’assises d’examiner si les discours litigieux étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution turque, les juridictions nationales n’ont pas effectué le moindre examen, de sorte qu’elles n’ont pas rempli leurs obligations procédurales découlant de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention.

En cas d’application à un député d’une mesure privative de liberté, les autorités judiciaires qui ordonnent cette mesure sont tenues de démontrer qu’elles ont procédé à une mise en balance entre les intérêts concurrents. Dans le cadre de cet exercice de mise en balance, elles doivent protéger la libre expression des opinions politiques du député en question. Ellessont notamment tenues de veiller à ce que l’infraction reprochée n’ait pas de lien direct avec l’activité politique du député concerné. En outre, le système juridique des États membres doit offrir une voie de droit permettant à un député placé en détention de contester de manière effective sa privation de liberté et d’obtenir un examen au fond de ses griefs. En l’espèce, le Gouvernement n’a pas pu démontrer que les juridictions nationales compétentes pour se prononcer sur la détention provisoire du requérant avaient procédé à une mise en balance au regard de l’article 3 du Protocole n° 1 lorsqu’elles s’étaient prononcées sur la légalité du placement et du maintien en détention provisoire de l’intéressé. La Cour constitutionnelle n’a pas recherché si les infractions en question étaient directement liées aux activités politiques du requérant. La Cour conclut que les autorités judiciaires n’ont pas tenu compte de manière effective du fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique en Turquie, dont l’exercice du mandat parlementaire appelait un niveau élevé de protection. De surcroît, les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante dans le cas concret du requérant n’ont pas été justifiées par les juges de première instance. Même si le requérant a pu conserver son statut de parlementaire tout au long de son mandat, l’impossibilité pratique pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit de l’intéressé d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. En conséquence, la Cour conclut que la détention provisoire du requérant était incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire découlant de l’article 3 du Protocole n° 1. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole n° 1 à la Convention.

Article 18 combiné avec l’article 5

La Cour relève d’emblée que dès avant 2014 les procureurs de la République avaient soumis à l’Assemblée nationale plusieurs rapports d’enquête concernant le requérant. Jusqu’à l’éveil de l’antagonisme politique entre, d’un côté, le HDP et, de l’autre, le président de la République et le parti au pouvoir, le requérant n’avait pas été exposé au risque d’être privé de sa liberté. Cependant, à partir de la fin du « processus de résolution » et après les discours du président de la République, qui avait notamment déclaré, au mois de juillet 2015, que les « dirigeants de ce parti [le HDP] [devraient] en payer le prix », les enquêtes pénales menées contre le requérant se sont multipliées et accélérées. La modification constitutionnelle adoptée le 20 mai 2016 a levé l’inviolabilité parlementaire de cent cinquante-quatre députés et quatorze députés appartenant au parti politique du requérant, dont les deux coprésidents, ont été placés en détention provisoire. Le Gouvernement n’a pas été en mesure de démontrer que des députés membres du bloc des partis au pouvoir, à savoir l’AKP et le MHP, avaient aussi été condamnés et/ou privés de leur liberté. Seuls les députés des partis d’opposition, à savoir le CHP et le HDP, ont été privés de leur liberté et/ou condamnés, à la suite de procédures pénales menées à leur encontre. La Cour accorde un poids considérable aux constats des tiers intervenants, et plus particulièrement à ceux de la Commissaire aux droits de l’homme, qui souligne que la législation nationale est de plus en plus utilisée pour étouffer les voix dissidentes. La Cour estime donc que les décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne sont pas un cas isolé. Au contraire, elles semblent suivre une certaine constante. La Cour note que l’intéressé a été privé de sa liberté notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir celle du référendum du 16 avril 2017 et celle des élections présidentielles du 24 juin 2018.

Aux yeux de la Cour, la détention provisoire subie par le requérant a certainement empêché celui-ci de contribuer effectivement, lors du référendum, à la campagne contre l’introduction d’un système présidentiel en Turquie. En outre, il apparaît que ses adversaires politiques ont tiré profit du fait qu’il a dû mener sa campagne électorale au sein de l’institution pénitentiaire. Observant l’existence de liens temporels étroits entre la remise en liberté du requérant, ordonnée par la cour d’assises d’Ankara le 2 septembre 2019, la décision de la 26e cour d’assises d’Istanbul du 20 septembre 2019, le retour immédiat du requérant, le même jour, en détention provisoire et le discours prononcé juste après par le président de la République, la Cour estime que les autorités nationales ne semblent guère intéressées parl’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêche d’exercer ses activités politiques. La Cour note également les considérations de la Commission de Venise relatives à l’indépendance de la justice en Turquie, et plus particulièrement celles concernant le Conseil supérieur des juges et des procureurs. Dans son avis n° 875/2017 sur les modifications de la Constitution, la Commission de Venise a émis l’avis que la nouvelle composition de ce Conseil était « extrêmement problématique » et qu’elle compromettrait gravement l’indépendance de la justice. Selon la Cour, il ressortait des rapports et avis d’observateurs internationaux, en particulier des commentaires de la Commissaire aux droits de l’homme, que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années avait créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence, lorsque des centaines de magistrats avaient été révoqués de leurs fonctions, et surtout concernant les procédures pénales engagées contre les voix dissidentes. Aux yeux la Cour, les éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement à la conduite du requérant, l’un des leaders de l’opposition, à celle d’autres députés et maires élus membres du HDP, et, plus généralement, face aux voix dissidentes. Le placement et le maintien en détention provisoire du requérant ont non seulement privé des milliers d’électeurs de leur représentation au sein de l’Assemblée nationale, mais ils ont de surcroît envoyé un message dangereux à l’ensemble de la population, réduisant considérablement la portée du débat démocratique libre. La Cour conclut donc que les buts avancés par les autorités relativement à la détention provisoire de l’intéressé n’étaient qu’une couverture pour un but politique inavoué, ce qui est d’une gravité incontestable pour la démocratie. Elle considère qu’il est établi audelà de tout doute raisonnable que la privation de liberté subie par le requérant, notamment pendant deux campagnes critiques, celles du référendum du 16 avril 2017 et de l’élection présidentielle du 24 juin 2018, poursuivait un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5

Article 46

Le requérant a été placé en détention provisoire le 20 septembre 2019 sur le fondement d’une nouvelle qualification juridique des « actes et incidents » relatifs à la période du 6-8 octobre 2014 qui faisaient déjà partie des motifs invoqués pour justifier la privation de liberté qui fait précisément l’objet de sa requête et qui a pris fin le 2 septembre 2019. Le maintien en détention provisoire du requérant, pour des motifs relatifs au même contexte factuel, impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour. Partant, la Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Turquie doit verser au requérant 3 500 euros (EUR) pour dommage matériel, 25 000 EUR pour dommage moral, et 31 900 EUR pour frais et dépens.

CEDH

III SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

a) Sur la liberté d’expression des parlementaires

242.  La Cour rappelle qu’elle a constamment souligné dans sa jurisprudence l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, vecteurs par excellence du discours politique. Dans son arrêt Castells c. Espagne (23 avril 1992, série A no 236), qui portait sur la condamnation d’un sénateur qui avait insulté le gouvernement dans un article de presse, elle a dit :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts ».

243.  Ces principes ont été confirmés dans un certain nombre d’affaires relatives à la liberté d’expression de membres de parlements nationaux ou régionaux (voir, entre autres, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011), ainsi que dans une série d’affaires portant sur des restrictions au droit d’accès à un tribunal par l’effet de l’immunité parlementaire (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 79, 17 décembre 2002, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003‑I, Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 60, CEDH 2003‑I (extraits), Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 52, 3 juin 2004, Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, § 61, 20 avril 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 71, 24 février 2009).

244.  À ce titre, il ne fait aucun doute que tout propos tenu par un député appelle un haut degré de protection (Karácsony et autres, précité, § 138). La règle de l’immunité parlementaire, en particulier, atteste ce haut degré de protection, dans la mesure notamment où elle tend à protéger l’opposition parlementaire. La Cour estime important de protéger la minorité parlementaire de tout abus de la majorité (ibidem, § 147).

245.  Cela étant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu (Castells, précité, § 46). La Cour a déjà indiqué qu’une certaine réglementation peut être considérée comme nécessaire afin de prévenir des formes d’expression telles que des appels directs ou indirects à la violence (Karácsony et autres, précité, § 140). Toutefois, dans le but de vérifier que la liberté d’expression demeure préservée, le contrôle opéré par la Cour doit en ce cas être plus rigoureux (Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, § 38, 3 octobre 2019).

b) Y a-t-il eu une ingérence ?

246.  En l’occurrence, en application de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, les députés visés par cette disposition ont perdu la protection constitutionnelle qui était prévue avant ladite modification par le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution en ce qui concerne les demandes de levée de l’immunité soumises au Parlement. Il ressort de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci était prévue car, « [a]lors que la Turquie [menait] contre le terrorisme la lutte la plus vigoureuse et la plus intense de son histoire, certains députés, avant ou après leur élection, [avaient] fait des discours soutenant moralement le terrorisme », ce qui avait « suscité l’indignation au sein de l’opinion publique » (paragraphe 56 ci-dessus). La modification constitutionnelle avait donc pour but de limiter le discours politique des parlementaires en question, y compris le requérant. À la suite de celle-ci, le procureur de la République de Diyarbakır a décidé de réunir en un seul dossier trente et une enquêtes pénales menées contre le requérant. Par la suite, le 4 novembre 2016, le requérant a été arrêté. Dans son ordonnance du même jour relative à la mise en détention provisoire de l’intéressé, le 2e juge de paix de Diyarbakır s’est appuyé essentiellement sur les éléments de preuve suivants : les tweets publiés au nom du comité exécutif du HDP et les événements ayant eu lieu du 6 au 8 octobre 2014 ; les discours dans lesquels le requérant avait qualifié de « résistance » certains actes des membres du PKK, notamment le creusement de tranchées et l’établissement de barricades dans les villes ; le fait que l’intéressé avait participé aux activités du Congrès de la société démocratique (paragraphe 70 ci-dessus). Pour ce qui est de la procédure qui a débuté le 11 janvier 2017 (paragraphe 78 ci‑dessus) et qui est actuellement pendante, la quasi-totalité des preuves présentées concernent des discours prononcés par l’intéressé.

247.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’on ne saurait nier que la combinaison de toutes ces mesures, à savoir la levée de l’immunité parlementaire du requérant par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, le placement et le maintien en détention provisoire de l’intéressé, et la procédure pénale engagée à son encontre sur le fondement de ces éléments de preuve comprenant ses discours à caractère politique, s’analysent en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention. En conséquence, elle rejette l’exception de défaut de qualité de victime soulevée par le Gouvernement.

248.  Une telle ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique » (Karácsony et autres, précité, § 121).

(c)  L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

(i) Principes généraux

249.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une mesure litigieuse doit avoir une base en droit interne et être compatible avec la prééminence du droit, expressément mentionnée dans le préambule de la Convention et inhérente à tous les articles de celle-ci. Plus particulièrement, cela irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé aux autorités compétentes ne connaissait pas de limites. La loi doit donc définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, §§ 228 et 230, CEDH 2015, Malone c. Royaume‑Uni, 2 août 1984, § 67, série A n82, Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 61, série A no 130, et Navalnyy, précité, § 115). Dans ce contexte, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Karácsony et autres, précité, § 123). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 72, CEDH 2008). Les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 108, CEDH 2015, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015).

250.  L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Aux yeux de la Cour, on ne peut considérer comme une « loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141, et Delfi AS, précité, § 121). L’exigence de prévisibilité ne saurait être interprétée comme une règle commandant que les modalités détaillées d’application d’une loi soient énoncées dans le texte lui-même ; elle peut se trouver respectée si les points qu’il n’est pas possible de trancher de manière satisfaisante sur la base du droit interne sont énoncés dans des textes de rang infra-législatif. Ne la méconnaît pas non plus, en elle-même, une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 94, 20 janvier 2020).

251.  La Cour rappelle dans ce contexte qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine. En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).

252.  La Cour confirme également que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 96).

253.  La Cour estime qu’un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne peut être considérée comme « imprévisible » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004‑I). Par ailleurs, la Cour a conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97).

254.  S’agissant de la portée de la notion de prévisibilité, elle dépend dans une large mesure du contenu du texte en question, du domaine que ce texte est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il s’adresse (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 142, Delfi AS, précité, § 122, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 144, 27 juin 2017). Cela étant, la qualité de la loi implique que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits), et Güler et Uğur c. Turquie, nos 31706/10 et 33088/10, § 47, 2 décembre 2014).

(ii) Application de ces principes en l’espèce

255.  Dans la présente affaire, la Cour observe tout d’abord que les parties s’accordent à reconnaître l’accessibilité, au moment du placement en détention provisoire, de la totalité des dispositions juridiques appliquées en l’espèce, c’est-à-dire la Constitution, la modification constitutionnelle, le CPP et la législation sur le fondement de laquelle le parquet a requis la condamnation du requérant. Il n’est pas contesté par les parties que, après la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, le requérant a été placé en détention provisoire sur la base des articles 100 et suivants du CPP. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est de savoir si la modification constitutionnelle en cause et les dispositions du code pénal (CP) relatives à l’appartenance et/ou à la direction d’une organisation terroriste armée peuvent en l’occurrence être considérées comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ». La Cour doit donc vérifier si, sur les deux points susmentionnés, l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression du requérant peut être tenue pour « prévue par la loi ». En particulier, la Cour examinera si le droit interne, tel qu’interprété et appliqué en l’espèce, était prévisible lorsque le requérant a prononcé les discours qui ont conduit aux poursuites contre lui.

(1) Sur l’immunité parlementaire

256. La Cour rappelle qu’elle a déjà reconnu que les particularismes inhérents au régime des immunités parlementaires et la dérogation au droit commun qu’il emporte visent à permettre la libre expression des représentants du peuple et à empêcher que des poursuites partisanes puissent porter atteinte à la fonction parlementaire (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 88, CEDH 2009 (extraits)).

257.  La Cour observe d’emblée que la plupart des États membres reconnaissent aux députés, comme le fait l’article 83 de la Constitution de 1982, deux types d’immunités parlementaires, à savoir l’irresponsabilité et l’inviolabilité (Kart, précité, §§ 42 et 85, Karácsony et autres, précité, §§ 138-140, et Pastörs, précité, § 38).

258.  Le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution concerne l’irresponsabilité des députés, qui protège leur liberté d’expression et qui soustrait ceux-ci à toute poursuite judiciaire à raison des votes émis et des opinions exprimées au sein de l’Assemblée nationale et de leur répétition ou diffusion en dehors de celle-ci, à moins que l’Assemblée nationale n’en décide autrement au cours d’une séance tenue sur proposition du Bureau de la présidence (voir le paragraphe 134 ci-dessus).

259.  La Cour observe que l’irresponsabilité parlementaire est absolue, ne ménage aucune exception, n’autorise aucune mesure d’investigation et, comme l’ont indiqué les parties lors de l’audience, continue à protéger les députés même après la fin de leur mandat. Comme les deux parties l’ont également dit au cours de l’audience, il est clair que répéter un discours politique en dehors de l’Assemblée nationale ne saurait être interprété comme le fait de simplement répéter les mêmes mots que ceux prononcés au Parlement.

260.  L’article 20 provisoire de la Constitution (paragraphe 137 ci‑dessus), tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale le 20 mai 2016, n’a pas modifié le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Autrement dit, les cent cinquante‑quatre députés touchés par la modification constitutionnelle ont continué à jouir de la protection juridique grâce à l’irresponsabilité parlementaire telle que définie par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. En l’absence d’une décision contraire de l’Assemblée nationale, ils ne peuvent donc être tenus pour responsables devant les tribunaux pénaux à raison de votes qu’ils ont émis et d’opinions qu’ils ont exprimées lors de travaux parlementaires ou de leur répétition ou diffusion en dehors de l’Assemblée nationale.

261.  En l’occurrence, le Gouvernement affirme que dans les discours incriminés le requérant a défendu l’auto-gouvernance, qu’il a qualifié les actes terroristes prétendument commis par les membres du PKK de « guerre d’autodéfense » légitime et d’actes de « résistance », et qu’il a critiqué les opérations menées par les forces de sécurité en les taxant de « massacres ». Le Gouvernement ajoute que l’intéressé a fait l’apologie du chef du PKK et qu’il a appelé la population à descendre dans la rue. Le requérant soutient quant à lui qu’il a fait des discours similaires lors des travaux de l’Assemblée nationale et qu’en conséquence les discours incriminés étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Sur ce point, la Cour estime qu’il incombait aux autorités nationales, notamment aux juridictions internes, de déterminer d’emblée si les discours pour lesquels le requérant a été accusé et placé en détention provisoire relevaient ou non de l’irresponsabilité parlementaire telle que prévue par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Dans ce contexte, la Cour rappelle que les autorités nationales ont une obligation à caractère procédural : celle d’effectuer un contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (voir, Karácsony et autres, précité, §§ 133-136 et les références qui y sont citées).

262.  En l’espèce, le Gouvernement déclare que le requérant n’a jamais affirmé devant les juridictions nationales que ses discours visés par la procédure pénale relevaient du premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. Or le requérant a au contraire plaidé dès le début de sa détention provisoire qu’au regard du premier paragraphe de l’article 83 il ne pouvait être privé de sa liberté. En effet, il s’agissait là de l’un de ses principaux arguments (voir notamment le paragraphe 70 ci-dessus). Dans ce contexte, il a formé plusieurs recours aux fins de sa remise en liberté (voir notamment les paragraphes 77 et 80 ci-dessus). De même, le 3 avril 2018, il a prié la 19e cour d’assises d’Ankara d’examiner les discours qu’il avait prononcés durant les travaux du Parlement et de comparer leur contenu avec celui des discours incriminés. À cette fin, il a également demandé qu’un expert fût nommé pour déterminer si les discours incriminés étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution (paragraphe 91 ci‑dessus). Il ressort toutefois des documents fournis par les parties que cet examen n’a pas eu lieu. Lorsqu’il a ordonné la mise en détention provisoire du requérant, le 2e juge de paix de Diyarbakır a tout simplement observé que la modification constitutionnelle avait eu pour effet de lever l’immunité parlementaire de l’intéressé pour les infractions en cause. Quant à la Cour constitutionnelle, elle a de manière similaire relevé que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 avait permis d’accéder aux demandes de levée de l’immunité parlementaire du requérant qui avaient été transmises à l’Assemblée nationale avant la date de son adoption. Néanmoins, les juges de paix qui ont ordonné le placement ou le maintien en détention provisoire du requérant, les procureurs qui ont engagé l’action pénale contre lui, les juges des cours d’assises qui ont décidé de son maintien en détention provisoire et, enfin, les juges de la Cour constitutionnelle n’ont aucunement examiné la question de savoir si les discours incriminés étaient ou non protégés par l’irresponsabilité parlementaire de l’intéressé. Dans ce contexte, la Cour est frappée par l’absence d’une quelconque analyse concernant cet argument du requérant.

263.  La Cour estime qu’en l’espèce le requérant a argué de manière plausible que, du point de vue de leur contenu, ses discours cités par le Gouvernement et ceux qu’il avait prononcés lors des travaux de l’Assemblée nationale étaient similaires (voir notamment les paragraphes 28, 36, 46, 50, 51, 52 et 54 ci-dessus). Or, malgré la plausibilité de cet argument, et nonobstant la garantie offerte par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, les autorités judiciaires ont placé le requérant en détention provisoire et l’ont soumis à des poursuites pénales essentiellement en raison de ses discours à caractère politique, sans qu’il y ait eu examen du point de savoir si ses déclarations étaient protégées par l’irresponsabilité parlementaire.

264.  En outre, à supposer même que les discours incriminés ne relevaient pas de la protection offerte par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution, la Cour estime que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 pose en elle-même un problème de prévisibilité. Le second paragraphe de l’article 83 de la Constitution, dans sa version non modifiée, prévoit l’inviolabilité parlementaire, qui met les élus du peuple à l’abri de toute arrestation, détention ou procédure judiciaire pendant leur mandat parlementaire, sauf autorisation de l’Assemblée nationale. Il s’agit là d’une protection temporaire, ce qui veut dire qu’une procédure pénale peut suivre son cours normal après l’expiration du mandat d’un parlementaire (Kart, précité, § 69).

265.  Le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution ne prévoit que deux exceptions au principe d’inviolabilité parlementaire : i) les cas de flagrant délit ; et ii) les cas indiqués à l’article 14 de la Constitution, à condition que les poursuites pénales aient été entamées avant les élections. Étant donné que la situation du requérant ne relevait d’aucune de ces exceptions, sans la modification constitutionnelle les autorités nationales auraient dû demander la levée de l’immunité parlementaire de l’intéressé pour pouvoir engager une procédure pénale contre lui.

266.  La Constitution turque prévoit des garanties procédurales contre les demandes relatives à la levée de l’immunité d’un parlementaire. Selon le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, un député ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé que lorsque l’Assemblée nationale prend une décision de lever l’immunité parlementaire. À cette fin, l’Assemblée nationale doit procéder à un examen individualisé de la situation du député concerné, lui assurant ainsi la possibilité de se défendre devant le Parlement. En outre, aux termes de l’article 85 de la Constitution, le député concerné ou un autre député peuvent faire appel auprès de la Cour constitutionnelle contre une décision de l’Assemblée nationale de lever une immunité, dans un délai de sept jours à compter de la date de la décision. La Cour constitutionnelle doit se prononcer sur cet appel dans un délai de quinze jours. Elle peut annuler la décision du Parlement si elle estime que celle-ci est contraire à la Constitution, à la loi ou au règlement intérieur de l’Assemblée nationale.

267.  Aux termes de la modification constitutionnelle, la disposition contenue dans la première phrase du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, qui prévoit qu’aucun député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé sans décision de l’Assemblée nationale, ne s’applique pas aux députés visés, dont le requérant. C’est donc le cadre législatif normal qui est applicable, sans que les parlementaires en question bénéficient d’un statut privilégié par rapport aux citoyens ordinaires. Ainsi, comme la Cour constitutionnelle l’a dit dans son arrêt no 2016/117 rendu le 3 juin 2016, les parlementaires concernés n’ont pas de droit d’appel contre cette modification, dont le contrôle de constitutionnalité n’est possible que suivant la procédure décrite à l’article 148 de la Constitution.

268.  Aux termes du préambule général de la modification constitutionnelle, l’objet de celle-ci est de répondre à l’indignation du public concernant les déclarations de certains députés soutenant émotionnellement et moralement le terrorisme, l’appui et l’aide que certains députés apportent à des membres d’organisations terroristes et les appels à la violence lancés par certains députés. De plus, dans son avis sur la suspension du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, la Commission de Venise relève qu’à l’issue de cette modification les déclarations à caractère politique des députés sont devenues passibles de sanctions pénales, sans que les intéressés puissent bénéficier des garanties constitutionnelles prévues aux articles 83 et 85 de la Constitution. En effet, en raison de cette modification, l’Assemblée nationale n’était plus tenue de procéder à un examen individualisé des cas des députés visés, et cela au détriment des droits des parlementaires reconnus par la Constitution. Aux yeux de la Cour, la modification en question a créé une situation imprévisible pour les députés concernés.

269.  En outre, la Cour considère, toujours à l’instar de la Commission de Venise, qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification ad hoc, ponctuelle et ad hominem sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque. Il ressort de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci visait expressément certaines déclarations spécifiques de députés, surtout ceux de l’opposition. À ce propos, la Cour a déjà dit que les lois visant uniquement des individus donnés sont contraires à l’état de droit (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 117, 23 juin 2016). En effet, après l’adoption de cette modification, l’Assemblée nationale a, d’un côté, conservé le régime de l’immunité tel qu’établi par les articles 83 et 85 de la Constitution et, de l’autre, rendu ce régime inapplicable à l’égard de certains députés identifiables en utilisant une formulation générale et objective. Dans ce contexte, la Cour souscrit pleinement au constat clair de la Commission de Venise selon lequel il s’agit là d’une « utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution ». Aux yeux de la Cour, eu égard à la pratique et à la tradition parlementaires turques, un député ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, au cours de son mandat parlementaire, une telle procédure fût introduite, affaiblissant par là même la liberté d’expression des membres de l’Assemblée nationale.

270.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la législation pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité (voir, entre autres, Güler et Uğur, précité, § 50, et Kudrevičius et autres, précité, § 108). Or, en l’espèce, eu égard au libellé des deux premiers paragraphes de l’article 83 de la Constitution et à l’interprétation ou plutôt à l’absence d’interprétation de cette disposition par les juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant n’était pas « prévue par la loi » en ce qu’elle ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, car lorsqu’il défendait une opinion politique l’intéressé pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du cadre juridique constitutionnel en place offrant la protection de l’immunité pour le discours politique et des garanties procédurales constitutionnelles (voir, mutatis mutandis, Lykourezos c. Grèce, n33554/03, §§ 54-56, CEDH 2006‑VIII).

(2) Sur les infractions liées au terrorisme : article 314 §§ 1 et 2 du CP

271. La Cour observe que, le 4 novembre 2016, le procureur de la République de Diyarbakır a demandé au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour deux infractions, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée, telle que réprimée par l’article 314 § 1 du CP, et l’incitation publique à commettre une infraction, prévue par l’article 214 § 1 du CP.

272.  Le même jour, le 2e juge de paix de Diyarbakır a d’abord relevé, eu égard aux tweets publiés sur le compte Twitter du HDP et aux événements violents des 6-8 octobre 2014, qu’il existait de forts soupçons selon lesquels le requérant avait incité publiquement à commettre une infraction (article 214 § 1 du code pénal). Ensuite, prenant en considération plusieurs discours de l’intéressé et le fait que plusieurs enquêtes pénales le visant étaient pendantes auprès du parquet compétent pour des infractions liées au terrorisme (paragraphe 70 ci-dessus), il a estimé qu’il existait de forts soupçons selon lesquels le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 § 2 du code pénal). En outre, compte tenu de la nature de l’infraction relative à la fondation et à la direction d’une organisation terroriste armée – infraction qui n’avait pas été reprochée à l’intéressé jusqu’au 11 janvier 2017, date du dépôt de l’acte d’accusation – et du fait que cette infraction figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, le juge de paix a estimé qu’il existait également de forts soupçons concernant la commission de cette infraction (article 314 § 1 du code pénal). La décision rendue le 4 novembre 2016 par le 2e juge de paix de Diyarbakır n’indique donc pas clairement pour quelle(s) infraction(s) l’intéressé a été placé en détention. Cette incertitude a été aggravée par les décisions relatives au maintien de l’intéressé en détention provisoire. En effet, dans sa décision du 11 novembre 2016, le 3e juge de paix de Diyarbakır a indiqué que le requérant était détenu pour deux infractions, à savoir l’appartenance à une organisation terroriste armée et l’incitation publique à commettre une infraction. Quant au 1er juge de paix de Diyarbakır, il a indiqué par une décision du 6 décembre 2016 que le requérant était détenu uniquement pour appartenance à une organisation terroriste armée.

273.  La Cour observe de plus que, par un acte d’accusation du 11 janvier 2017, le procureur de la République de Diyarbakır a requis la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et cent quarante-deux ans pour les infractions suivantes : fondation ou direction d’une organisation terroriste armée, propagande en faveur d’une organisation terroriste, incitation publique à commettre une infraction, apologie du crime et de criminels, incitation du public à la haine et à l’hostilité, incitation à désobéir à la loi, organisation de réunions et défilés illégaux et participation à de tels réunions et défilés, et refus d’obtempérer à l’ordre de dispersion d’une manifestation illégale émis par les forces de sécurité (voir le paragraphe 78 ci-dessus). Jusqu’au 2 septembre 2019, à la fin de chaque audience, les cours d’assises ont ordonné le maintien en détention provisoire du requérant sans préciser pour quelle(s) infraction(s), en se référant uniquement à l’ensemble du dossier constitué contre lui.

274.  En tout état de cause, il est clair que le requérant a été placé et maintenu en détention provisoire sur le fondement de ses discours pour des infractions liées au terrorisme, en particulier celles prévues par l’article 314 §§ 1 et 2 du CP, à savoir la fondation ou la direction d’une organisation terroriste armée et l’appartenance à une telle organisation (paragraphes 143‑146 ci-dessus).

275.  La Cour est consciente des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la formulation de lois pénales contre le terrorisme. Par la force des choses, les États membres utilisent des formules assez générales dont l’application dépend de l’interprétation qu’en donnent en pratique les autorités judiciaires. Dans ce contexte, lorsqu’ils interprètent la loi, les juges nationaux doivent fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire.

276.  La Cour rappelle qu’elle a récemment estimé, dans deux arrêts contre la Turquie, que le fait de formuler des critiques contre les gouvernements et le fait de diffuser des informations qui sont considérées comme dangereuses pour les intérêts nationaux par les leaders et dirigeants d’un pays ne doivent pas aboutir à la formulation d’accusations pénales particulièrement graves comme l’appartenance ou l’assistance à une organisation terroriste armée, la tentative de renversement du gouvernement ou de l’ordre constitutionnel ou la propagande en faveur du terrorisme. De plus, même dans les cas où il existe des accusations de cette gravité, la détention provisoire devrait être utilisée uniquement de manière exceptionnelle, en dernier ressort, quand les autres mesures ne suffisent pas à garantir véritablement la bonne conduite de la procédure (Mehmet Hasan Altan, précité, § 211, et Şahin Alpay, précité, § 181).

277.  La Cour relève, à l’instar de la Commission de Venise dans son avis sur les articles 216, 299, 301 et 314 du CP, que le CP ne définit pas les notions d’« organisation armée » et de « groupe armé ». C’est la jurisprudence de la Cour de cassation qui indique les critères qualificatifs d’une organisation criminelle : une telle organisation doit compter au moins trois membres ; il doit exister un lien hiérarchique entre les membres de celle-ci ; ses membres doivent avoir l’intention commune de commettre des infractions ; le groupe doit présenter une continuité dans le temps ; et la structure du groupe, le nombre de ses membres, ses réserves et ses équipements doivent être appropriés pour commettre les infractions envisagées. En ce qui concerne l’ « appartenance à une organisation armée », la Cour de cassation prend en compte la continuité, la diversité et l’intensité des actes attribués aux suspects pour déterminer s’ils prouvent que la personne concernée entretenait un « lien organique » avec l’organisation ou si ces actes peuvent être considérés comme commis sciemment et délibérément au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation (voir le paragraphe 160 ci-dessus).

278.  En l’occurrence, les autorités judiciaires nationales, notamment les procureurs de la République qui ont mené l’enquête pénale et accusé le requérant, les juges de paix qui ont ordonné son placement et/ou son maintien en détention provisoire, les juges des cours d’assises qui ont décidé de son maintien en détention provisoire et enfin les juges de la Cour constitutionnelle, ont donné une interprétation large aux infractions prévues par l’article 314 §§ 1 et 2 du CP. Les déclarations à caractère politique dans lesquelles l’intéressé a exprimé son opposition à certaines politiques du Gouvernement ou le simple fait qu’il a participé au Congrès de la société démocratique – une organisation légale – ont été jugés suffisants pour être considérés comme des actes propres à établir l’existence d’un lien actif entre le requérant et une organisation armée. En effet, les juridictions nationales ne semblent pas avoir pris en considération la « continuité, la diversité et l’intensité » des actes du requérant ni examiné si celui‑ci avait commis des infractions au sein de la structure hiérarchique de l’organisation terroriste en question, comme le requiert la jurisprudence de la Cour de cassation.

279.  Dans ce contexte, la Commissaire aux droits de l’homme signale qu’il est de plus en plus fréquent en Turquie que les éléments de preuve utilisés pour justifier les détentions se limitent exclusivement à des déclarations et à des actes qui sont manifestement non violents et qui devraient a priori être protégés par l’article 10 de la Convention. Elle considère cette situation comme une omission systématique des parquets et tribunaux turcs de procéder à une analyse contextuelle appropriée et de filtrer les éléments de preuve à la lumière de la jurisprudence bien établie de la Cour concernant l’article 10 de la Convention.

280.  En outre, dans son avis susmentionné la Commission de Venise a indiqué que, dans l’application de l’article 314 du CP, les juridictions nationales ont souvent tendance à déterminer l’appartenance d’une personne à une organisation armée au regard d’éléments de preuve très minces (paragraphe 160 ci-dessus). La présente affaire semble confirmer cette observation. En effet, l’éventail des actes susceptibles de justifier la détention provisoire du requérant pour des infractions graves visées à l’article 314 du CP est si large que la teneur de cette disposition, combinée avec l’interprétation qu’en ont donnée les juridictions nationales, n’offre pas une protection adéquate contre les ingérences arbitraires des autorités nationales. Aux yeux de la Cour, une interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne peut être justifiée lorsqu’elle entraîne l’assimilation de l’exercice du droit à la liberté d’expression au fait d’appartenir à une organisation terroriste armée ou de fonder ou diriger une telle organisation, en l’absence de tout élément de preuve concret d’un tel lien.

(3) Conclusion

281.  Ayant établi que les ingérences dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression n’ont pas satisfait à l’exigence de qualité de la loi, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention à raison du non-examen de la question de l’application du premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution et eu égard à la modification constitutionnelle ainsi qu’à l’interprétation et à l’application qui ont été faites, dans le cas de l’intéressé, des dispositions sur les infractions liées au terrorisme.

282. Cette conclusion rend inutile l’examen de la question de savoir si les ingérences poursuivaient un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et étaient « nécessaires dans une société démocratique ».

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

a)  Recevabilité

310.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

b) Sur le fond

(i) Principes généraux

311.  La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II). Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et en tant que tel, il revêt une importance primordiale (Buzadji, précité, § 84). Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII).

312.  Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. Trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et l’importance de la promptitude ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis (Buzadji, précité, § 84, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 73, 22 octobre 2018).

313.  En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées).

314.  La Cour rappelle ensuite que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000‑XI, et Poyraz c. Turquie (déc.), no 21235/11, § 53, 17 février 2015). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A n182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, Çiçek c. Turquie (déc.), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015, Mehmet Hasan Altan, précité, § 124, et Şahin Alpay, précité, § 103).

315.  La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A n300-A, Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016, et Alparslan Altan c. Turquie, no 12778/17, § 127, 16 avril 2019).

316.  En effet, la tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 126).

317.  En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits (Włoch, précité, §§ 108-109). Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008, Mammadli c. Azerbaïdjan, no 47145/14, § 52, 19 avril 2018, Aliyev c. Azerbaïdjan, nos 68762/14 et 71200/14, § 152, 20 septembre 2018, et Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 128, 10 décembre 2019).

318.  En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux‑mêmes aient été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (Kavala, précité, § 129).

319.  Selon sa jurisprudence constante, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (Fox, Campbell et Hartley, précité, § 34 in fine, O’Hara, précité, § 35, Ilgar Mammadov, précité, § 89, et Alparslan Altan, précité, § 129).

320.  Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (Ilgar Mammadov, précité, § 90). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102, et Alparslan Altan, précité, § 130).

321.  L’obtention ultérieure de preuves à charge concernant un chef d’accusation peut parfois renforcer les soupçons associant le requérant à des infractions de type terroriste. Cependant, elle ne peut pas constituer la base exclusive de soupçons justifiant la détention. En tout état de cause, l’obtention ultérieure de telles preuves ne décharge pas les autorités nationales de leur obligation de fournir une base factuelle suffisante propre à justifier la mise en détention d’une personne. Conclure autrement irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention, à savoir la protection de l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Alparslan Altan, précité, § 139).

(ii) Application de ces principes en l’espèce

322.  Lorsqu’elle examine un grief relatif à l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un requérant d’avoir commis une infraction, la Cour doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes pour déterminer s’il existait des informations objectives montrant que les soupçons contre l’intéressé étaient « plausibles » au moment de sa mise en détention provisoire (ibidem, § 133).

323.  La Cour a déjà estimé, dans l’affaire Fox, Campbell et Hartley (précitée, § 32), que les difficultés inhérentes à la recherche et à la poursuite des infractions liées au terrorisme empêchaient d’apprécier toujours d’après les mêmes critères que pour les infractions de type classique la « plausibilité » des soupçons motivant les privations de liberté. Cela étant, aux yeux de la Cour, la nécessité de combattre la criminalité terroriste ne saurait justifier que l’on étende la notion de « plausibilité » jusqu’à porter atteinte à la substance de la garantie assurée par l’article 5 § 1 c) de la Convention (ibidem, § 32). Par conséquent, la tâche de la Cour consiste à vérifier si en l’espèce il existait au moment de la mise en détention du requérant des éléments suffisants pour convaincre un observateur objectif que l’intéressé pouvait avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées par le parquet (paragraphe 271 ci-dessus). Pour ce faire, il convient d’apprécier si cette mesure était justifiée au regard des faits et des informations qui étaient disponibles à l’époque pertinente et qui ont été portés à l’examen des autorités judiciaires ayant ordonné ladite mesure.

324.  Le 4 novembre 2016, le procureur de la République de Diyarbakır a demandé au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée et pour incitation publique à commettre une infraction. Le même jour, l’intéressé a été traduit devant le 2e juge de paix de Diyarbakır, qui a ordonné sa mise en détention provisoire. Pour ce faire, il a tout d’abord souligné que la modification constitutionnelle avait eu pour effet de lever l’immunité parlementaire du requérant pour les infractions en cause. Ensuite, il a noté qu’au moment de l’intensification des conflits entre Daech et le PYD en Syrie, en octobre 2014, les responsables du PKK avaient publié plusieurs appels invitant la population à descendre dans la rue. Il a ajouté que, presque simultanément, trois tweets avaient été publiés au nom du comité exécutif du HDP, dont le requérant était membre et coprésident, appelant également la population à sortir dans la rue. Le juge de paix a relevé en outre qu’au cours des événements des 6-8 octobre 2014 les sympathisants du PKK avaient commis plusieurs infractions et qu’ils avaient notamment causé la mort de 50 personnes, blessé 678 autres individus et endommagé 1 113 bâtiments. Pour le juge de paix, les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP établissaient l’existence de forts soupçons selon lesquels le requérant avait commis l’infraction d’incitation publique à commettre une infraction, dans le cadre de ses fonctions au sein du parti politique en question. Le juge de paix a également observé que le requérant avait prononcé plusieurs discours dans lesquels il avait qualifié de « résistance » certains actes des membres du PKK, notamment le creusement de tranchées et l’établissement de barricades dans les villes, et qu’il avait participé aux activités du Congrès de la société démocratique. Il a ajouté que plusieurs enquêtes pénales menées contre le requérant étaient pendantes devant le parquet, notamment pour des infractions liées au terrorisme. Selon lui, ces éléments étaient suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Le juge de paix a encore noté que l’infraction relative à la fondation et à la direction d’une organisation terroriste armée – infraction pour laquelle le requérant n’avait pas été interrogé – figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP. Enfin, considérant l’importance de l’affaire et la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, il a estimé que la mesure de détention provisoire était nécessaire et proportionnée et que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes.

325.  Appelée à examiner la légalité de la détention provisoire du requérant, la Cour constitutionnelle, après avoir décrit les événements des 6‑8 octobre 2014, a estimé qu’il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif du HDP et les actes de violence en question. Concernant ensuite les « événements des tranchées », la juridiction constitutionnelle a considéré que, compte tenu des propos du requérant, des lieux où il s’était exprimé et de sa qualité de coprésident du HDP, la mise en détention provisoire de l’intéressé pour une infraction liée au terrorisme n’était pas dénuée de fondement. Ainsi, se penchant sur le contenu de deux discours prononcés par le requérant le 13 novembre 2012 et le 21 avril 2013, la haute juridiction a relevé qu’il existait en l’espèce une indication de commission d’une infraction. Enfin, eu égard aux documents saisis lors de la perquisition du domicile d’A.D. et au contenu des conversations entre les hauts responsables présumés du PKK et entre eux et le requérant, elle a jugé que l’on pouvait considérer que ce dernier avait agi conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste armée. Elle a déclaré en conséquence que ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.

326.  Pour déterminer s’il existait de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur plusieurs éléments de preuve qui n’étaient pas mentionnés dans l’ordonnance du 4 novembre 2016 relative au placement en détention provisoire de l’intéressé. Dans ce contexte, la Cour relève notamment que les discours prononcés par le requérant le 13 novembre 2012 et le 21 avril 2013 ne figurent pas parmi ceux cités par le 2e juge de paix de Diyarbakır pour justifier la privation de liberté de l’intéressé. De plus, le juge de paix n’a pas justifié la mise en détention provisoire du requérant en se fondant sur les conversations téléphoniques évoquées par la Cour constitutionnelle et il n’a pas pris en compte les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile d’une tierce personne. Ces éléments de preuve n’ont été présentés devant les juges qu’après le dépôt de l’acte d’accusation du 11 janvier 2017, soit plus de deux mois après la mise en détention provisoire initiale du requérant. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’examiner ces éléments de preuve pour établir la plausibilité des soupçons ayant motivé la décision initiale de placement en détention provisoire, dans la mesure où ils ont été sans effet sur la décision rendue le 4 novembre 2016 par le 2e juge de paix de Diyarbakır. Ils ne peuvent être pris en compte que pour l’examen de la question relative à la persistance ou à l’existence apparente de soupçons plausibles dans le cadre du maintien en détention de l’intéressé durant le procès pénal.

327.  En l’occurrence, le 2e juge de paix de Diyarbakır a au départ justifié le placement en détention provisoire du requérant en s’appuyant sur les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP. Dans les trois tweets litigieux le HDP avait appelé à la solidarité avec la population de Kobané, qui à l’époque faisait face à une offensive militaire lancée par les membres de l’organisation terroriste armée Daech. La Cour est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Turquie était confrontée en raison de la menace constituée par les attentats terroristes, notamment au lendemain de la crise en Syrie. Le mois d’octobre 2014 s’inscrit dans une période où le conflit interne à ce pays menaçait la sécurité nationale de la Turquie. C’est dans ce contexte sensible que le HDP a publié les tweets en question, par lesquels il appelait la population à descendre dans la rue. Ces appels ont sans doute créé une situation difficile, en particulier dans le sud-est de la Turquie. En effet, des événements d’une grande violence se sont produits après la publication de ces appels (paragraphes 23 et 25 ci-dessus). La Cour estime malgré tout que ces appels sont restés dans les limites du discours politique, dans la mesure où ils ne peuvent pas être interprétés comme un appel à la violence. Les violences survenues du 6 au 8 octobre 2014, aussi regrettables soient-elles, ne peuvent pas être interprétées comme une conséquence directe des tweets en question et ne peuvent pas justifier le placement en détention provisoire du requérant pour les infractions en question.

328.  Ensuite, le 2e juge de paix de Diyarbakır s’est référé à certaines déclarations politiques par lesquelles le requérant avait exprimé son avis sur les événements des 6-8 octobre 2014 et sur ceux des « tranchées », ou plus généralement sur la question kurde. Le contenu des discours du requérant peut être considéré comme une attaque très sévère contre les politiques du gouvernement. Les opinions du requérant, notamment sur les « événements des tranchées », et son utilisation de notions telles que la « résistance » peuvent être tenues pour offensantes par l’État ou par une fraction de la population. Elles sont également de nature à les heurter, les choquer ou les inquiéter. Toutefois, dans ses discours litigieux le requérant n’a pas fait un appel à l’usage de méthodes violentes et ses propos ne relevaient certainement pas de l’endoctrinement terroriste, de l’apologie de l’auteur d’un attentat, du dénigrement de victimes d’un attentat, de l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires (voir, notamment, Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 51, 17 décembre 2013, et Güler et Uğur, précité, § 52). Aux yeux de la Cour, ces discours ne sauraient convaincre un observateur objectif que l’intéressé a pu commettre les infractions pour lesquelles il a été placé en détention provisoire, à moins que d’autres motifs et éléments de preuve justifiant sa privation de liberté ne soient présentés. La notion de « soupçons raisonnables » ne saurait être interprétée de manière à porter atteinte au droit de la liberté d’expression du requérant tel que garanti par l’article 10 de la Convention.

329.  La participation du requérant à l’assemblée générale du Congrès de la société démocratique a été retenue comme un motif justifiant sa détention provisoire. Or le requérant soutient qu’il s’agissait d’un rassemblement public légal. À cet égard, le Gouvernement n’a présenté aucun élément de preuve spécifique qui puisse récuser cette affirmation. En conséquence, la Cour estime que la participation du requérant à une réunion pacifique et le fait qu’il y ait prononcé un discours sont également impropres à convaincre un observateur objectif que l’intéressé a pu commettre une des infractions en question (paragraphe 69 ci-dessus). Ces faits reprochés au requérant étaient liés à l’exercice par lui de ses droits découlant de la Convention, notamment des articles 10 et 11.

330.  Le 2e juge de paix de Diyarbakır a estimé que le nombre d’enquêtes pénales menées contre le requérant pour des infractions liées au terrorisme permettait d’établir l’existence de forts soupçons selon lesquels il avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée. Pour la Cour, une référence vague et générale aux autres enquêtes menées par les procureurs de la République ne peut aucunement être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire du requérant.

331.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté à l’encontre de l’intéressé. En conséquence, elle estime que, au moment du placement en détention provisoire du requérant, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propres à convaincre un observateur objectif que l’intéressé avait commis les infractions reprochées.

332.  La Cour doit ensuite déterminer si les autres motifs pris en compte par la Cour constitutionnelle peuvent faire apparaître des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions en cause, justifiant ainsi sa détention provisoire à partir du 4 novembre 2016. Dans ce contexte, la Cour examinera trois séries d’éléments de preuve que la Cour constitutionnelle a tirées de l’acte d’accusation, à savoir les discours prononcés par le requérant les 13 novembre 2012 et 21 avril 2013, les documents saisis lors de la perquisition effectuée au domicile d’A.D., et les conversations entre les hauts responsables présumés du PKK et entre eux et le requérant.

333. Lors d’une manifestation organisée le 13 novembre 2012, le requérant a dit notamment que la sculpture d’Abdullah Öcalan allait être exposée. Quelle que soit la raison de cette déclaration, la Cour admet qu’il s’agit d’une remarque qui peut être considérée comme offensante, choquante, dérangeante ou polémique pour une grande partie de la population en Turquie. À cet égard, la Cour a déjà jugé par le passé que l’ampleur et les effets particuliers de l’activité terroriste du PKK, dont le chef est Abdullah Öcalan, avaient indubitablement créé un « danger public menaçant la vie de la nation » (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 70, Recueil 1996‑VI). Cependant, comme l’indique l’intéressé, les propos litigieux ont été tenus dans un cadre spécifique, à savoir durant le « processus de résolution », pendant lequel les autorités nationales avaient engagé des négociations avec les responsables du PKK, y compris Abdullah Öcalan, afin de trouver une solution pacifique et permanente à la question kurde. Le requérant explique qu’en s’exprimant ainsi il avait voulu dire que ceux qui apportaient la paix par le biais du processus de résolution, méritaient que leur réussite fût mise en avant. À cet égard, jusqu’à la fin du « processus de résolution », aucune mesure importante n’a été prise à l’encontre du requérant pour ces propos. Ce n’est qu’après la fin de ce processus, soit plus de quatre ans après le discours litigieux, que les autorités judiciaires l’ont considéré comme un élément suffisant pour justifier la détention provisoire du requérant, sans rechercher quelle avait été l’intention de ce dernier. En l’absence d’autres motifs et éléments de preuve légitimant une telle mesure, la Cour n’est donc pas convaincue que le discours prononcé par le requérant le 13 novembre 2012 pouvait justifier un soupçon plausible selon lequel il avait commis les infractions en question.

334.  Dans son discours du 21 avril 2013, le requérant a exprimé son opinion sur le mouvement kurde. À cette occasion, il a d’abord indiqué que ce mouvement avait considéré la guerre comme une guerre d’autodéfense légitime. Puis il a dit qu’il était mal d’utiliser des armes dans la mesure où il était possible de résister et de réussir avec des méthodes non violentes. Il a ajouté que sans le mouvement du PKK il n’y aurait pas de peuple kurde en Turquie. Les propos du requérant montrent qu’il estimait que le peuple kurde en Turquie devait son existence, en partie, à la lutte armée menée par cette organisation terroriste. Le commentaire en question peut se comprendre comme une description des faits historiques liés à la question kurde en Turquie, telle qu’interprétée par l’intéressé. Il est vrai que dans son discours le requérant a parlé du « coup de 1984 » et de la « résistance à Şemdinli [et] à Eruh » comme d’actes ayant créé la réalité du peuple kurde. En fait, comme le suggère le procureur de la République (paragraphe 79 ci-dessus), il n’est pas déraisonnable de dire que le requérant a qualifié les premières attaques terroristes du PKK de « coup de 1984 » et de « résistance à Şemdinli [et] à Eruh ». La Cour estime cependant qu’il faut également replacer ce discours dans le contexte général du « processus de résolution », pendant lequel la société turque a débattu de manière ouverte de l’origine de la question kurde. Pour la Cour, les propos litigieux relèvent d’une évaluation faite par l’intéressé des affrontements armés survenus en Turquie plutôt que d’une incitation à la violence et de l’apologie du terrorisme. Dans l’ensemble, ils ne sauraient passer pour susceptibles d’inciter à la poursuite de la violence ou d’aggraver la situation en matière de sécurité dans telle ou telle région de Turquie.

335.  Le procureur de la République de Diyarbakır a accusé le requérant d’être le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK. À cet égard, il a d’abord présenté deux documents découverts dans un disque dur saisi lors de la perquisition effectuée au domicile d’une tierce personne, lesquels démontraient selon lui que le requérant avait transmis une lettre d’un dénommé İ.E. à sa famille, sur instruction du PKK. Or le requérant plaide que la cour d’assises a établi qu’il s’agissait d’un élément de preuve fictif. La Cour observe que le Gouvernement n’a pu fournir aucun élément de preuve propre à réfuter l’argument présenté par le requérant à ce sujet. Compte tenu des doutes relatifs à leur authenticité, la Cour estime que les documents en question ne sauraient fournir la base qui permettrait à un observateur objectif de conclure que des soupçons raisonnables étayaient les accusations portées contre le requérant.

336.  En outre, à l’appui de ses accusations, le procureur de la République de Diyarbakır a présenté des comptes rendus d’écoutes de conversations téléphoniques entre S.O. et K.Y., et entre K.Y. et le requérant (paragraphe 79 ci-dessus). Selon lui, il ressortait de ces comptes rendus que S.O. avait donné des instructions au requérant afin qu’il participe à certaines réunions à l’étranger, notamment au Conseil de l’Europe. Le requérant conteste l’authenticité des comptes rendus en question. Il note à cet égard que toutes ses demandes de vérification de leur authenticité ont été rejetées par la cour d’assises. En ce qui concerne les écoutes téléphoniques, la Cour est consciente de l’importance de tels éléments de preuve dans la lutte contre la criminalité organisée. Néanmoins, lorsqu’un accusé met en cause leur authenticité, les autorités judiciaires ont l’obligation de démontrer leur crédibilité (voir mutatis mutandis, Gäfgen, précité, § 164 et Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 43, CEDH 2002‑IX). Cela est d’autant plus vrai quand il s’agit de prolonger la détention provisoire d’une personne sur le fondement de tels éléments de preuve. Or, en l’occurrence, les juridictions nationales ne semblent pas avoir cherché à vérifier l’authenticité des comptes rendus présentés par le parquet. À supposer même qu’il s’agisse de comptes rendus dignes de foi, la Cour estime que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir si le requérant a effectivement obéi aux « instructions » en question. De plus, elle ne voit pas comment la participation à un programme organisé au sein du Conseil de l’Europe en 2008 pourrait constituer un fait justifiant les soupçons en question et la mise en détention provisoire de l’intéressé plusieurs années après.

337.  La Cour a déjà constaté sous l’angle de l’article 10 de la Convention que la présente affaire confirmait la tendance des juridictions nationales à déterminer l’appartenance d’une personne à une organisation armée au regard d’éléments de preuve très minces (voir le paragraphe 280 ci-dessus). Elle a conclu à cet égard que l’éventail des actes susceptibles de justifier la détention provisoire du requérant sur le fondement de l’article 314 du CP était si large que la teneur de cette disposition, combinée avec l’interprétation qu’en avaient donnée les juridictions nationales, n’offrait pas une protection adéquate contre les ingérences arbitraires des autorités nationales. En conséquence, elle a estimé que les infractions liées au terrorisme qui étaient en cause, telles qu’interprétées et appliquées en l’espèce, n’étaient pas « prévisibles ». Aux yeux de la Cour, cette considération est également valable concernant l’incrimination des discours prononcés par le requérant. Selon elle, les propos tenus par le coprésident du deuxième parti politique d’opposition ne peuvent pas être considérés comme suffisants pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de fondement à la détention provisoire de l’intéressé.

338.  Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour estime qu’aucune des décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne contient d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien clair entre les actes de l’intéressé – à savoir principalement ses discours à caractère politique et sa participation à certaines réunions légales – et les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu.

339.  En l’occurrence, le Gouvernement n’a pas démontré que les éléments de preuve prétendument à la disposition de la cour d’assises d’Ankara répondaient au critère de « soupçons plausibles » requis par l’article 5 de la Convention, et pouvaient ainsi convaincre un observateur objectif que le requérant avait pu commettre les infractions liées au terrorisme pour lesquelles il avait été détenu. Non seulement les accusations portées contre le requérant étaient essentiellement fondées sur des faits qui ne pouvaient raisonnablement pas être considérés comme un comportement criminel en vertu du droit interne, mais de plus elles concernaient principalement l’exercice par celui-ci des droits garantis par la Convention (Kavala, précité, § 157).

340.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction.

  1. Sur le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention

353.  La Cour renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87-91) et Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, §§ 222-225, 28 novembre 2017).

354.  En l’occurrence, la Cour a déjà constaté qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la détention provisoire du requérant n’avaient été exposés par les juridictions nationales, à aucun moment de la privation de liberté de l’intéressé (paragraphes 338 et 339 ci-dessus) et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.

355.  La Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’absence de telles raisons, la Cour estime qu’il y a également eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

356.  Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention provisoire subie par l’intéressé ou bien si elles ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

368.  La Cour rappelle d’emblée les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relative à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Ilnseher c. Allemagne ([GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 251-256, 4 décembre 2018) et Kavala (précité, §§ 176-184). Elle se réfère également aux conclusions qu’elle a formulées dans les affaires Mehmet Hasan Altan (précitée, §§ 161-167) et Şahin Alpay (précitée, §§ 133-139), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.

369.  La Cour rappelle les constatations suivantes de l’arrêt de la chambre :

« 214.  [La Cour] rappelle aussi que, dans [les affaires Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay], elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait de plus relevé que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours (...) Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (...), la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours et, dans l’affaire Şahin Alpay (...), seize mois et trois jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

215.  La Cour estime que ces conclusions valent aussi dans le cadre de la présente requête. La Cour souligne à cet égard que la requête introduite par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe étant donné qu’elle était une des premières affaires types qui soulevaient des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député à la suite de la levée de son immunité parlementaire. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (...) En l’espèce, elle observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 17 novembre 2016 et que cette juridiction a rendu son arrêt final le 21 décembre 2017. Elle note que la période à prendre en considération a donc duré treize mois et quatre jours.

216.  À la lumière de ce qui précède, bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention. »

370.  La Grande Chambre souscrit au raisonnement et à la conclusion de la chambre. Elle conclut donc à la non-violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

a) Principes généraux

382.  La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Karácsony et autres, précité, § 141, et Mugemangango c. Belgique [GC], no 310/15, § 67, 10 juillet 2020).

383.  Elle a déjà déclaré, dans ses arrêts Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (2 mars 1987, § 47, série A no 113) et Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, §§ 41 et 42, série A no 103), que des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (voir aussi Tănase, précité, § 154). La Convention établit ainsi un lien étroit entre le caractère véritablement démocratique d’un régime politique et le fonctionnement efficace du parlement. Il est donc incontestable que le fonctionnement efficace du parlement est une valeur essentielle à une société démocratique (Karácsony et autres, précité, § 141).

384.  Dans le cadre d’affaires relatives à la liberté d’expression, la Cour a notamment déclaré ceci :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (Castells, précité, § 42).

Comme la Cour l’a déjà dit (voir le paragraphe 243 ci-dessus), elle a par la suite confirmé ces principes à maintes reprises. Bien que la liberté d’expression des représentants du peuple n’ait pas un caractère absolu, il est de la plus haute importance de protéger les propos tenus par ces personnes, en particulier s’il s’agit de membres de l’opposition. À cet égard, la Cour admet toutefois qu’il puisse y avoir des limitations, notamment pour prévenir des appels directs ou indirects à la violence. Cela étant, elle opérera en tout état de cause un contrôle rigoureux afin de vérifier que la liberté d’expression est préservée.

385.  L’article 3 du Protocole no 1 à la Convention diffère des autres dispositions de la Convention et de ses Protocoles garantissant des droits en ce qu’il énonce l’obligation pour les Hautes Parties contractantes d’organiser des élections dans des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple et non un droit ou une liberté en particulier. Eu égard aux travaux préparatoires de l’article 3 du Protocole no 1 et à l’interprétation qui est donnée de cette clause dans le cadre de la Convention dans son ensemble, la Cour a établi que cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 102, CEDH 2006‑IV).

386.  La Cour réaffirme que l’objet et le but de la Convention appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives (voir, par exemple, Grosaru c. Roumanie, no 78039/01, § 47, CEDH 2010, avec les références qui y sont citées). Or les droits garantis par l’article 3 du Protocole n1, droits inhérents à la notion de régime véritablement démocratique, ne seraient qu’illusoires si un élu du peuple ou ses électeurs pouvaient à tout moment en être arbitrairement privés (Lykourezos, précité, § 56). En outre, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 3 du Protocole no 1 garantit le droit de tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002‑IV, Ilıcak c. Turquie, no 15394/02, § 30, 5 avril 2007, Sılay c. Turquie, no 8691/02, § 27, 5 avril 2007, Kavakçı c. Turquie, no 71907/01, § 41, 5 avril 2007, Sobacı c. Turquie, no 26733/02, § 26, 29 novembre 2007, et Riza et autres c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 141, 13 octobre 2015). Elle relève à cet égard que la règle de l’immunité parlementaire, présente dans la plupart des États contractants, y compris la Turquie, est cruciale pour cette garantie.

387.  La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus (Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 48, 30 juin 2009). Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002‑II, Sadak et autres, précité, § 31, et Kavakçı, précité, § 40). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole n1 ; il lui faut s’assurer que les restrictions imposées à l’exercice des droits découlant de cet article ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

388.  La notion de « limitation implicite » signifie que les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » que la Cour utilise dans le cadre de ses examens sous l’angle des articles 8 à 11 de la Convention ne sont pas appliqués dans les affaires relatives à l’article 3 du Protocole no 1. La Cour recherche plutôt, pour commencer, s’il y a eu un traitement arbitraire ou un manque de proportionnalité. Ensuite, elle examine si la limitation a constitué une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, et Ždanoka, précité, § 115).

389.  En matière de privation de liberté d’un député, la Cour n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur un grief tiré de l’article 3 du Protocole n1 à la Convention relatif aux conséquences de la détention provisoire d’un député élu sur l’exercice de son mandat parlementaire. Dans ce contexte, l’article 3 du Protocole no 1 n’interdit pas l’application d’une mesure privative de liberté à un député ou à un candidat aux élections parlementaires. Autrement dit, l’application d’une telle mesure ne constitue pas automatiquement une violation de cette disposition. Cela étant, eu égard à l’importance dans une société démocratique du droit à la liberté et à la sûreté d’un député, les juridictions nationales doivent démontrer, dans le cadre de l’exercice de leur pouvoir d’appréciation, que pour ordonner le placement et/ou le maintien en détention provisoire d’une personne elles ont mis en balance les intérêts en jeu, en particulier, d’un côté, ceux de la personne concernée protégés par l’article 3 du Protocole no 1 et, de l’autre, l’intérêt général à priver cette personne de liberté lorsque cela est nécessaire dans le cadre d’une procédure pénale. Un élément important de cet exercice de mise en balance est la question de savoir si les charges ont une base politique (Uspaskich c. Lituanie, no 14737/08, § 94, 20 décembre 2016). La tâche de la Cour se limite ensuite à apprécier sous l’angle de la Convention les décisions rendues par les juridictions nationales, sans se substituer aux autorités internes compétentes.

b) Application de ces principes en l’espèce

390.  Le requérant en l’espèce voit dans sa détention provisoire une mesure politique visant en réalité à l’empêcher d’exercer son mandat de député. Compte tenu des répercussions de cette privation de liberté sur l’exercice réel du mandat parlementaire de l’intéressé, la Cour doit d’abord rechercher s’il y a eu ingérence dans l’exercice par lui de ses droits découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

391.  Dans ce contexte, la Cour ne saurait accepter l’argument du Gouvernement selon lequel le grief du requérant tiré de l’article 3 du Protocole no 1 doit être déclaré irrecevable pour absence de qualité de victime. En effet, comme la chambre l’a précisé, le droit à des élections libres ne se limite pas à la simple possibilité de participer aux élections législatives ; une fois élue, la personne concernée doit également voir reconnaître son droit d’exercer son mandat. En l’espèce, entre le 4 novembre 2016 et le 24 juin 2018, le requérant n’a pas pu participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire. Autrement dit, il n’a pas été en mesure de participer aux activités du corps législatif pendant un an, sept mois et vingt jours. Bien qu’il ait pu conserver son statut de député et qu’il ait eu la possibilité de poser des questions par écrit, la Cour admet que la détention provisoire du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de ses droits résultant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Dès lors, elle rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

392.  La Cour rappelle que les droits découlant de l’article 10 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 sont interdépendants et qu’ils se renforcent mutuellement (Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 42, Recueil 1998‑I). Cette interdépendance est particulièrement prononcée lorsqu’il s’agit de représentants démocratiquement élus qui sont maintenus en détention provisoire pour avoir exprimé leurs opinions politiques. Les parlementaires représentent les électeurs et leur liberté d’expression nécessite donc une protection renforcée. Compte tenu de cette importance qu’elle accorde à la liberté d’expression des parlementaires, surtout de l’opposition, comme le requièrent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, la Cour estime que la privation de liberté d’un député qui ne peut pas être tenue pour conforme aux exigences de l’article 10 de la Convention emportera également violation de l’article 3 du Protocole no 1.

393.  De plus, la Cour a déjà dit que la privation de liberté était une ingérence si grave dans l’exercice des droits fondamentaux qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 143, CEDH 2012). En effet, la détention est une mesure provisoire dont la durée doit être aussi courte que possible. Ces considérations valent a fortiori pour la détention d’un député. Dans une démocratie, le parlement est une tribune indispensable au débat politique, dont l’exercice du mandat parlementaire fait partie (voir, mutatis mutandis, Cordova (no 1), précité, § 59). Pendant l’exercice de son mandat, un député représente les électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts.

394.  En l’espèce, la Cour rappelle ses conclusions relatives aux violations des articles 10 et 5 § 1 de la Convention. Elle a déjà constaté sous l’angle de l’article 10 que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant, à savoir sa détention provisoire en raison de l’expression de ses opinions d’homme politique, n’était pas « prévue par la loi » en ce qu’elle ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité. Elle a notamment relevé qu’en l’espèce les juridictions nationales n’avaient aucunement examiné la question de savoir si les discours incriminés étaient couverts ou non par l’irresponsabilité parlementaire de l’intéressé telle que protégée par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution. De plus, elle a estimé qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Ces constats sont également pertinents à l’égard de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. En fait, la Cour rappelle que l’immunité parlementaire n’est pas un privilège accordé aux parlementaires à titre individuel, mais un privilège attribué au parlement, en tant qu’institution, pour garantir son bon fonctionnement (Kart, précité, § 53). Dans ce contexte, si un État prévoit l’immunité parlementaire contre les poursuites pénales et les privations de liberté, les juridictions nationales doivent tout d’abord veiller à ce que le député concerné ne bénéficie pas de l’immunité parlementaire pour les actes incriminés. Or, en l’occurrence, bien que le requérant ait demandé à la cour d’assises d’examiner si les discours litigieux étaient protégés par le premier paragraphe de l’article 83 de la Constitution turque, les juridictions nationales n’ont pas effectué le moindre examen, de sorte qu’elles n’ont pas rempli leurs obligations procédurales découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention (voir les paragraphes 70, 77, 80 et 91 ci‑dessus).

395.  En outre, en cas d’application à un député d’une mesure privative de liberté, les autorités judiciaires qui ordonnent cette mesure sont tenues de démontrer qu’elles ont procédé à une mise en balance entre les intérêts concurrents. Dans le cadre de cet exercice de mise en balance, elles doivent protéger la libre expression des opinions politiques du député en question. Elles sont notamment tenues de veiller à ce que l’infraction reprochée n’ait pas de lien direct avec l’activité politique du député concerné. Dans ce contexte, le système juridique des États membres doit offrir une voie de droit permettant à un député placé en détention de contester de manière effective sa privation de liberté et d’obtenir un examen au fond de ses griefs. Or, en l’espèce, le Gouvernement n’a pas pu démontrer que les juridictions nationales compétentes pour se prononcer sur la détention provisoire du requérant avaient procédé à une mise en balance au regard de l’article 3 du Protocole no 1 lorsqu’elles s’étaient prononcées sur la légalité du placement et du maintien en détention provisoire de l’intéressé. La Cour note que la Cour constitutionnelle n’a pas recherché si les infractions en question étaient directement liées aux activités politiques du requérant. Dans son arrêt du 21 décembre 2017, la haute juridiction a déclaré irrecevable le grief du requérant qui soutenait que, eu égard à son statut de député, son placement en détention provisoire constituait une violation de son droit à des élections libres. Dans son récent arrêt du 9 juin 2020, elle a dit que les juridictions inférieures n’avaient pas évalué les allégations du requérant selon lesquelles son maintien en détention était déraisonnable en raison de ses qualités de député, de coprésident d’un parti politique et de candidat à l’élection présidentielle ; or ce constat, pour la juridiction constitutionnelle, ne concernait que le grief de l’intéressé relatif à la durée de la détention provisoire. La Cour conclut que les autorités judiciaires n’ont pas tenu compte de manière effective du fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique en Turquie, dont l’exercice du mandat parlementaire appelait un niveau élevé de protection.

396.  De surcroît, comme il ressort de l’opinion dissidente du juge minoritaire de la Cour constitutionnelle dans la décision du 21 décembre 2017, les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante dans le cas concret du requérant n’avaient pas été justifiées par les juges de première instance. Le Gouvernement n’a pas pu démontrer que les juges nationaux avaient effectivement envisagé l’application de mesures alternatives à la détention provisoire, qui sont prévues en droit interne. Il est vrai que les juridictions nationales ont estimé de manière systématique que de telles mesures étaient insuffisantes, et qu’elles n’ont fourni aucun raisonnement concret et individualisé.

397.  Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que, même si le requérant a pu conserver son statut de parlementaire tout au long de son mandat, l’impossibilité pratique pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit de l’intéressé d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. En conséquence, la Cour conclut que la détention provisoire du requérant était incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire découlant de l’article 3 du Protocole no 1.

398.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

  1.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 CONVENTION

a)  Principes généraux

421.  Les principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention ont été établis dans l’arrêt Merabishvili (précité, §§ 287-317) et par la suite confirmés dans l’arrêt Navalnyy (précité, §§ 164-165). La Cour estime particulièrement pertinent pour son examen le passage suivant de l’arrêt Merabishvili :

« 287.  Comme l’article 14, l’article 18 de la Convention n’a pas d’existence indépendante (...) ; il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés (...) Cette règle découle, d’une part, du libellé de l’article 18, qui complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11, qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent, et, d’autre part, de sa place dans la Convention, à la fin du titre I, qui contient les articles qui énoncent ces droits et libertés ou définissent les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé.

288.  L’article 18 n’est toutefois pas seulement destiné à préciser la portée des clauses de restriction. Il interdit aussi expressément aux Hautes Parties contractantes de restreindre les droits et libertés consacrés par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle-même. Dans cette mesure, il possède une portée autonome (...) Par conséquent, comme l’article 14, il peut être violé sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée (...)

290.  Il découle également du libellé de l’article 18 qu’il ne peut y avoir violation que si le droit ou la liberté en question peuvent faire l’objet de restrictions autorisées par la Convention.

291.  Le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non-conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (...) »

422.  S’agissant de la question de la preuve aux fins de son examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention, la Cour a estimé, toujours dans son arrêt Merabishvili (précité), que le critère applicable était celui de la preuve ordinaire :

« 309.  Une lecture de la jurisprudence citée (...) ci-dessus à la lumière des précisions qui viennent d’être apportées montre que ce que la Cour a réellement voulu dire en parlant d’un critère de preuve plus strict sous l’angle de l’article 18, c’est qu’elle considère qu’il y a toujours un but prévu par la Convention qui sert de paravent à un but non‑conventionnel. Mais si l’on distingue clairement les deux points, les questions concernant la preuve impliquent simplement de rechercher comment établir l’existence de ce but non-conventionnel et si celui-ci revêtait un caractère prédominant.

310.  À cet égard, la Cour estime qu’elle peut, et doit, s’en tenir à son approche habituelle de la question de la preuve, au lieu de suivre des règles spéciales (...)

311.  Le premier aspect de cette approche, initialement exposé dans l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni (...) et confirmé plus récemment dans les arrêts Chypre c. Turquie et Géorgie c. Russie (I) (...), est le principe général selon lequel la charge de la preuve ne pèse pas sur l’une ou l’autre partie, car la Cour étudie l’ensemble des éléments en sa possession, d’où qu’ils proviennent, et au besoin elle s’en procure d’office d’autres. Dès l’arrêt Artico c. Italie (...), la Cour a expliqué que ce principe général vaut non seulement dans les affaires interétatiques, mais aussi dans celles tirant leur origine de requêtes individuelles. Depuis lors, elle s’est appuyée sur la notion de la charge de la preuve dans certains contextes particuliers. Elle a reconnu à plusieurs reprises, notamment dans des cas où les difficultés auxquelles les requérants s’étaient heurtés pour prouver leurs allégations justifiaient pareille conclusion, qu’il n’était pas possible d’appliquer de manière rigide le principe affirmanti incumbit probatio, selon lequel la charge de la preuve d’une allégation pèse sur la partie qui la formule (...)

312.  En effet, bien que la Cour se fonde sur des éléments que les parties produisent spontanément, elle demande régulièrement d’office aux requérants et aux gouvernements défendeurs d’en présenter qui soient susceptibles de corroborer ou de réfuter les allégations formulées devant elle. Si le gouvernement défendeur ne répond pas à la demande, la Cour ne peut pas le forcer à le faire, mais, s’il n’explique pas son abstention ou son refus de façon satisfaisante, elle peut en tirer des conclusions (...) Elle peut également combiner ces conclusions avec des éléments circonstanciels. L’article 44C § 1 du règlement de la Cour lui donne une grande latitude à cet égard.

313.  La faculté pour la Cour de tirer des conclusions du comportement adopté par le gouvernement défendeur au cours de la procédure devant elle est particulièrement importante lorsque l’État défendeur est seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du requérant, par exemple lorsque des personnes sont détenues par les autorités (...) Cette faculté trouve sans doute particulièrement à s’appliquer lorsqu’un but non-conventionnel est allégué.

314.  Le deuxième aspect de l’approche adoptée par la Cour est que le critère de la preuve retenu devant elle est celui de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Ce critère ne coïncide toutefois pas avec celui employé dans certains systèmes juridiques nationaux. Premièrement, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Deuxièmement, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion est intrinsèquement lié à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour a constamment réitéré ces principes (...)

315.  Le troisième aspect de l’approche en question, qui lui aussi apparaît déjà dans l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni (...), est que la Cour apprécie en toute liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la valeur probante de chaque élément du dossier. Dans l’arrêt Natchova et autres (...), elle a encore précisé cet aspect en déclarant que, dans l’appréciation des éléments de preuve, elle n’est pas liée par des formules et adopte les conclusions qui se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Elle a ajouté qu’elle était consciente des éventuelles difficultés d’administration de la preuve qu’une partie pouvait rencontrer. Elle s’en est constamment tenue à cette position, l’appliquant à des griefs tirés de divers articles de la Convention (...)

316.  La Cour n’a donc aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention.

317.  Il y a lieu toutefois de souligner que, dans ce contexte, on entend par éléments circonstanciels des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux (...) Les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour (...) »

b)   Application de ces principes en l’espèce

423.  En l’occurrence, la Cour rappelle avoir conclu ci-dessus que la détention provisoire du requérant n’était pas fondée sur des « raisons plausibles de [le] soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention (paragraphes 338 et 339 ci-dessus). Pour la Cour, le constat de violation de l’article 5 § 1 ne peut pas être considéré comme suffisant en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 de la Convention (Navalnyy, précité, § 166). Il lui faut encore déterminer si, en l’absence de raisons plausibles, un but non-conventionnel identifiable au sens de l’article 18 de la Convention peut être décelé.

424.  Le requérant tire principalement grief de ce qu’il aurait été spécifiquement ciblé et privé de sa liberté en raison de son opposition au gouvernement au pouvoir en Turquie. Selon lui, son placement et son maintien en détention provisoire avaient pour but de le faire taire. Dans ce contexte, à la lumière du mémorandum du Commissaire aux droits de l’homme suite à ses visites en Turquie en 2016, de l’avis de la Commission de Venise sur les modifications de la Constitution, du rapport d’Amnesty International ainsi que des observations des tiers intervenants, la Cour remarque que, eu égard au rôle du requérant – l’un des leaders emblématiques de l’opposition politique en Turquie –, au climat politique tendu depuis 2014 et aux discours tenus par les adversaires politiques de l’intéressé, notamment le président de la République, il est naturel qu’un observateur objectif puisse soupçonner l’existence d’une motivation politique au placement et au maintien en détention provisoire du requérant. Cependant, la Cour a déjà estimé par le passé que le simple fait que des poursuites pénales avaient été engagées contre des personnalités politiques ou que celles-ci avaient été privées de leur liberté, même pendant une campagne électorale ou un référendum, ne démontrait pas automatiquement que le but poursuivi avait été de restreindre le débat politique (Merabishvili, précité, § 323).

425.  Vu la formulation du grief du requérant, la Cour est appelée à rechercher en l’espèce si les décisions des juridictions nationales relatives au placement et au maintien en détention provisoire de l’intéressé, en violation de l’article 5 de la Convention, avaient en fait pour but premier d’éloigner de la scène politique turque et de réduire au silence le requérant, l’un des leaders de l’opposition politique.

426.  Dans ce contexte, la Cour relève d’emblée que dès avant 2014 les procureurs de la République avaient soumis à l’Assemblée nationale plusieurs rapports d’enquête concernant le requérant. Cependant, aucune mesure n’avait été prise jusqu’à la fin du « processus de résolution » et jusqu’aux élections du 7 juin 2015, à l’issue desquelles le parti au pouvoir a perdu la majorité à l’Assemblée nationale, pour la première fois depuis 2002, en grande partie en raison du succès du HDP. En effet, jusqu’à l’éveil de l’antagonisme politique entre, d’un côté, le HDP et, de l’autre, le président de la République et le parti au pouvoir, le requérant n’avait pas été exposé au risque d’être privé de sa liberté. Cependant, au terme du « processus de résolution » et après les discours du président de la République, qui avait notamment déclaré le 28 juillet 2015 que les « dirigeants de ce parti [le HDP] [devraient] en payer le prix », les enquêtes pénales menées contre le requérant se sont multipliées et accélérées.

427.  La modification constitutionnelle adoptée le 20 mai 2016 a levé l’inviolabilité parlementaire de cent cinquante-quatre députés. C’est ainsi que le HDP, qui comptait à l’époque cinquante-neuf députés, s’est retrouvé dans une situation où cinquante-cinq d’entre eux étaient privés de leur inviolabilité parlementaire visée au deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution. En conséquence, quatorze députés appartenant au parti politique du requérant, dont les deux coprésidents, ont été placés en détention provisoire. La Cour observe que, contrairement à ce qu’allègue le requérant, le Gouvernement soutient que les députés du HDP n’ont pas été les seuls députés à faire face à une condamnation pénale. Selon lui, cinq députés de l’AKP, neuf députés du CHP et un député du MHP ont également été condamnés à la suite de la levée de leur immunité parlementaire. Lors de l’audience tenue le 18 septembre 2019, une question spécifique a été posée aux parties relativement à ce point de désaccord. Le Gouvernement, tout en répétant sa thèse, n’a pas été en mesure de démontrer que des députés membres du bloc des partis au pouvoir, à savoir l’AKP et le MHP, avaient aussi été condamnés et/ou privés de leur liberté. En conséquence, la Cour ne saurait accorder de poids à cet argument du Gouvernement, en l’absence d’un quelconque élément de preuve présenté pour l’étayer. Dès lors, elle juge établi que les députés des partis d’opposition, à savoir le CHP et le HDP, sont les seuls à avoir été privés de leur liberté et/ou condamnés, à la suite de procédures pénales menées à leur encontre. Autrement dit, les parlementaires appartenant aux partis politiques d’opposition sont les seuls membres de l’Assemblée nationale qui ont été touchés de manière effective par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016.

428.  Plusieurs dirigeants et maires élus du HDP ont également été placés en détention provisoire. Bien que la Cour n’ait pas accès à la teneur des procédures pénales contre ces personnes, elle relève que, selon plusieurs rapports et avis d’observateurs internationaux, la raison principale des mesures privatives de liberté subies par lesdites personnes réside dans leurs discours politiques. Dans ce contexte, la Cour accorde un poids considérable aux constats des tiers intervenants, et plus particulièrement à ceux de la Commissaire aux droits de l’homme, qui souligne que la législation nationale est de plus en plus utilisée pour étouffer les voix dissidentes. La Cour estime donc que les décisions relatives au placement et au maintien en détention provisoire du requérant ne sont pas un cas isolé. Au contraire, elles semblent suivre une certaine constante.

429.  En outre, les dates du placement et du maintien en détention provisoire du requérant sont également un facteur à prendre en compte dans son examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention. À cet égard, la Cour note que l’intéressé a été privé de sa liberté notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir celle du référendum du 16 avril 2017 et celle des élections présidentielles du 24 juin 2018.

430.  Dans ce contexte, la Cour observe tout d’abord que le requérant s’était déclaré fermement opposé à tout système présidentiel proposé à l’époque des faits par le président Erdoğan et que ce sujet constituait une vaste polémique entre les dirigeants de l’AKP et ceux du HDP. Or, alors que l’opinion publique turque débattait de ce qui était probablement l’une des plus grandes révisions constitutionnelles depuis la proclamation de la République en 1923, le requérant s’est retrouvé en détention provisoire, et ce en violation de l’article 5 §§ 1 et 3 et de l’article 10 de la Convention, ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1. Comme la Cour l’a déjà dit, des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (paragraphe 383 ci-dessus). Cela vaut également dans le contexte d’un référendum constitutionnel. En effet, aux yeux de la Cour, la détention provisoire subie par le requérant a certainement empêché celui-ci de contribuer effectivement à la campagne contre l’introduction d’un système présidentiel en Turquie.

431.  Lors des élections présidentielles du 24 juin 2018, six candidats se sont présentés, dont le requérant qui était incarcéré. Celui-ci a donc dû mener sa campagne électorale au sein de l’institution pénitentiaire, dans une situation plus difficile que celle des autres candidats. Il apparaît que les adversaires politiques de l’intéressé ont tiré profit du fait qu’il était privé de sa liberté.

432.  La Cour note également les circonstances liées à la remise en détention provisoire du requérant (paragraphes 114 et 118 ci‑dessus). Elle observe à cet égard que, le 2 septembre 2019, la cour d’assises d’Ankara a ordonné la remise en liberté de l’intéressé. Malgré cette décision, celui-ci est resté privé de sa liberté en raison de sa condamnation prononcée à l’issue de la procédure pénale menée devant la cour d’assises d’Istanbul. Le 20 septembre 2019, la 26e cour d’assises d’Istanbul a décidé que les jours passés par le requérant en détention provisoire dans le cadre de son procès devant la cour d’assises d’Ankara devaient être déduits aux fins de l’exécution de la peine définitive. En vertu de cette décision, l’intéressé devait pouvoir bénéficier de la libération conditionnelle. Toutefois, plus tard au cours de la même journée, et nonobstant la procédure pénale pendante devant la cour d’assises d’Ankara, le procureur de la République d’Ankara a demandé au juge de paix d’Ankara de replacer le requérant et sa coprésidente en détention provisoire, dans le cadre d’une autre enquête pénale entamée en 2014 sur les événements des 6‑8 octobre 2014. Toujours le 20 septembre 2019, le juge de paix d’Ankara a, suivant la demande du procureur de la République, ordonné le placement en détention provisoire du requérant et de l’autre ex-coprésidente du HDP. Le lendemain, le président de la République a fait une déclaration à la presse dans laquelle il a accusé le requérant d’être le « tueur » de cinquante-trois personnes. Il a également dit qu’il suivait cette affaire et que l’on ne pouvait pas « relâcher » les deux coprésidentes (paragraphe 118 ci-dessus). En conséquence, même si le 31 octobre 2019 la cour d’assises d’Istanbul a décidé de surseoir à l’exécution de la peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement prononcée contre le requérant, celui-ci est demeuré privé de sa liberté, cette fois en raison de sa remise en détention provisoire.

433.  Dans ce contexte, le but apparent de la remise en détention provisoire du requérant était d’enquêter sur les événements des 6-8 octobre 2014. Or, malgré une qualification différente des infractions reprochées, cette enquête pénale concernait une partie des faits à l’origine du procès pénal qui est toujours pendant devant la cour d’assises d’Ankara et dans le cadre duquel l’intéressé était déjà placé en liberté provisoire (paragraphe 70 ci-dessus). Combinant ces éléments avec les liens temporels étroits entre la remise en liberté du requérant, ordonnée par la cour d’assises d’Ankara le 2 septembre 2019 (paragraphe 114 ci-dessus), la décision de la 26e cour d’assises d’Istanbul du 20 septembre 2019 (paragraphe 115 ci-dessus), le retour immédiat du requérant, le même jour, en détention provisoire (paragraphe 117 ci-dessus) et le discours prononcé juste après par le président de la République (paragraphe 118 ci-dessus), la Cour estime que les autorités nationales ne semblent guère intéressées par l’implication présumée du requérant dans une infraction prétendument commise entre le 6 et le 8 octobre 2014, soit environ cinq ans auparavant, mais plutôt par son maintien en détention, qui l’empêche d’exercer ses activités politiques.

434.  Par ailleurs, les constats de la Commission de Venise relatives à l’indépendance de la justice en Turquie, et plus particulièrement celles concernant le Conseil supérieur des juges et des procureurs (« le Conseil supérieur »), sont également pertinentes pour l’examen de la Cour sous l’angle de l’article 18 de la Convention. En effet, dans son avis no 875/2017 sur les modifications de la Constitution, adopté lors de sa 110e session plénière (paragraphe 162 ci-dessus), la Commission de Venise a souligné que dans le nouveau système constitutionnel le président de la République avait le pouvoir de nommer six membres du Conseil supérieur sur treize et que les sept autres membres seraient nommés par l’Assemblée nationale. Elle a noté à ce propos que le projet prévoyait des élections au Conseil supérieur dans les trente jours suivant l’entrée en vigueur de la révision constitutionnelle. La Commission de Venise a émis l’avis que cette nouvelle composition du Conseil supérieur était « extrêmement problématique ». Elle a rappelé à cet égard que, dans le nouveau système constitutionnel, le président de la République n’était pas un pouvoir neutre mais qu’il appartenait à une mouvance politique. De plus, considérant la possibilité que le parti du président de la République détienne la majorité parlementaire, situation selon elle pratiquement garantie par le système d’élections simultanées, la Commission de Venise a estimé que cette composition compromettrait gravement l’indépendance de la justice, du fait que le Conseil supérieur était le principal organe de gestion autonome de la justice, chargé des nominations, des promotions, des transferts, des mesures disciplinaires et de la révocation des juges et des procureurs. Elle a ajouté ceci : « contrôler [le Conseil supérieur] revient à contrôler les juges et les procureurs, surtout dans un pays où les révocations de juges sont devenues fréquentes et les transferts de juges sont monnaie courante ». Il ressort des rapports et avis d’observateurs internationaux, en particulier des commentaires de la Commissaire aux droits de l’homme, que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années a créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence, lorsque des centaines de magistrats ont été révoqués de leurs fonctions, et surtout concernant les procédures pénales engagées contre les voix dissidentes.

435.  De son côté le Gouvernement expose qu’en novembre 2017 et en janvier 2018 l’intéressé a été acquitté à l’issue de trois procédures pénales dont il avait fait l’objet. De plus, il indique que le 11 juillet 2018 le tribunal de Diyarbakır a accordé une indemnité au requérant sur le fondement de l’article 141 du CPP, en raison de l’absence d’examen d’office de la question relative à sa détention provisoire. Enfin, il ajoute que seuls huit députés du HDP sur les quinze qui avaient été placés en détention provisoire en novembre 2016 se trouvent toujours en détention. Aux yeux de la Cour, les faits tels que présentés par le Gouvernement peuvent attester que tout l’appareil juridique de l’État défendeur n’a pas été utilisé systématiquement de manière abusive et que les autorités judiciaires n’ont pas sans cesse agi de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention dans toutes les affaires concernant les voix dissidentes (voir, mutatis mutandis, Năstase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, § 109, 18 novembre 2014). Toutefois, la Cour voit mal comment ces faits pourraient avoir une influence sur sa décision relative à la détention provisoire subie par le requérant dans les circonstances de la présente affaire.

436.  En l’occurrence, les éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement à la conduite du requérant, l’un des leaders de l’opposition, à celle d’autres députés et maires élus membres du HDP, et, plus généralement, face aux voix dissidentes. Le placement et le maintien en détention provisoire du requérant ont non seulement privé des milliers d’électeurs de leur représentation au sein de l’Assemblée nationale, mais ils ont de surcroît envoyé un message dangereux à l’ensemble de la population, réduisant considérablement la portée du débat démocratique libre. Ces éléments permettent à la Cour de conclure que les buts avancés par les autorités relativement à la détention provisoire de l’intéressé n’étaient qu’une couverture pour un but politique inavoué, ce qui est d’une gravité incontestable pour la démocratie (Cebotari c. Moldova, no 35615/06, §§ 52‑53, 13 novembre 2007, Ilgar Mammadov, précité, § 143, Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 162, 17 mars 2016, et Mammadli, précité, § 104).

437.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que la privation de liberté subie par le requérant, notamment pendant deux campagnes critiques, celles du référendum et de l’élection présidentielle, poursuivait un but inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique.

438.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.

ARTICLE 46

440.  La Cour renvoie aux développements relatifs au retour en détention provisoire du requérant, le 20 septembre 2019 (paragraphes 114-118 ci‑dessus). À cet égard, elle a déjà dit qu’au vu des divers éléments factuels et des liens temporels et matériels étroits existant entre eux, pris dans leur globalité, les autorités à l’origine du placement initial et du maintien en détention du requérant ne semblaient pas être intéressées principalement par l’enquête sur l’implication présumée de celui-ci dans une infraction prétendument commise en 2014 (paragraphes 426-433 ci-dessus). Pour la Cour, le but ultime des autorités judiciaires était de priver le requérant de sa liberté en dépit de la décision de la cour d’assises d’Ankara ayant ordonné sa libération (paragraphe 93 ci-dessus). Le Gouvernement a plaidé que les infractions pour lesquelles le requérant avait été placé en détention provisoire le 20 septembre 2019 (résumées aux paragraphes 116-117 ci‑dessus) n’étaient pas les mêmes que celles qui font l’objet de la présente requête, parce que ces dernières concernaient non seulement les faits survenus les 6-8 octobre 2014 mais aussi les « actes et incidents » signalés dans plusieurs autres rapports d’enquête (paragraphe 415 ci-dessus). Ainsi, selon le Gouvernement lui-même, la décision de mise en détention du 20 septembre 2019 porte aussi sur les faits qui se sont produits du 6 au 8 octobre 2014, bien qu’elle soit formulée de manière plus étroite que les accusations ayant conduit au placement initial du requérant en détention. Or l’ouverture d’une nouvelle enquête pénale concernant des faits qui ont déjà été jugés insuffisants pour justifier la détention, en recourant à une nouvelle qualification juridique, sont de nature à permettre aux autorités de contourner le droit à la liberté.

441.  En l’espèce, la Cour ne peut donc pas ignorer le fait que l’intéressé a été placé en détention provisoire sur le fondement d’une nouvelle qualification juridique des « actes et incidents » relatifs à la période du 6‑8 octobre 2014 qui faisaient déjà partie des motifs invoqués pour justifier la privation de liberté qui est précisément visée dans sa requête et qui a pris fin le 2 septembre 2019. À la lumière des conclusions auxquelles elle est parvenue, en particulier de son constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5, la Cour souligne que les mesures d’exécution qui doivent maintenant être prises par l’État défendeur, sous la surveillance du Comité des Ministres, concernant la situation du requérant doivent être compatibles avec les conclusions et l’esprit du présent arrêt (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, § 182, 29 mai 2019).

442.  Lorsque la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier, la Cour peut décider d’indiquer une mesure individuelle particulière, comme elle l’a fait dans les arrêts Assanidzé (précité, §§ 202‑203), Ilaşcu et autres (précité, § 490), Alexanian c. Russie (no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008), Fatullayev c. Azerbaïdjan (no 40984/07, §§ 176-177, 22 avril 2010), Del Río Prada c. Espagne ([GC], no 42750/09, §§ 138-139, CEDH 2013), Şahin Alpay (précité, §§ 194-195) et Kavala (précité, § 240). Pour le requérant en l’espèce, le maintien en détention provisoire, pour des motifs relatifs au même contexte factuel, impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour. Partant, la Cour considère que l’État défendeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate du requérant.

Uspaskich c. Lituanie du 20 décembre 2016 requête no 14737/08

Article 3 du Protocole  1 : L’assignation à résidence d’un politicien lituanien connu pendant une enquête sur une affaire de corruption n’a pas violé ses droits électoraux

LES FAITS

En mai 2006, une enquête pénale pour fraude financière fut ouverte à l’encontre du Parti travailliste, présidé à l’époque par M. Uspaskich. Celui-ci était soupçonné d’avoir falsifié les comptes du parti. µ

L’affaire fut largement relayée dans les médias. Le procureur tenta de convoquer M. Uspaskich pour l’interroger, mais fut informé qu’il avait quitté le pays pour la Russie. En conséquence, en août 2006, les juges lituaniens ordonnèrent l’arrestation et la mise en détention provisoire du suspect, au motif que, bien qu’il eût connaissance de la procédure pénale dirigée contre lui, il était parti se cacher en Russie. Le parquet s’efforça, en vain, d’obtenir son extradition vers la Lituanie.

En février 2007, alors qu’il se trouvait toujours en Russie, M. Uspaskich fut élu au conseil municipal de la ville de Kėdainiai. Cependant, il renonça à ce mandat quelques mois plus tard. En juillet 2007, le Parti travailliste le désigna comme candidat aux élections parlementaires. Entre l’automne 2008 et le printemps 2014, il fut élu tantôt au Seimas (le Parlement lituanien), tantôt au Parlement européen ; à chaque fois qu’il était élu, il renonçait au siège qu’il avait déjà à ce moment-là. Pendant cette période, son immunité de poursuites2 fut levée plusieurs fois, notamment en 2008 (lorsqu’il fut élu au Seimas) et en 2010 et 2015 (le Parlement européen refusa alors de le tenir à l’abri des poursuites en cours en Lituanie).

LA MISE EN RÉSIDENCE SURVEIL E

Le 26 septembre 2007, juste avant les élections parlementaires, M. Uspaskich revint de son plein gré en Lituanie. Il fut immédiatement arrêté, interrogé et mis en détention provisoire. Le lendemain, les juges décidèrent de convertir la détention en assignation à résidence. M. Uspaskich contesta devant la Commission électorale centrale et les tribunaux les mesures prises à son encontre. En particulier, il argua que son placement en détention provisoire pendant les élections municipales de février 2007 portait atteinte à ses droits électoraux. Cet argument fut écarté d’abord par la Commission électorale centrale puis par la Cour administrative suprême, essentiellement au motif que la levée de l’immunité de M. Uspaskich n’avait aucun lien avec sa participation aux élections municipales. Par la suite, lors des élections parlementaires de 2007, M. Uspaskich forma un recours contre la décision d’assignation à résidence prise à son égard. Les juges tinrent compte de son droit de se présenter à des élections, mais estimèrent que l’intérêt public exigeait la confirmation de la mesure. Ils observèrent notamment que M. Uspaskich avait déjà pris la fuite auparavant et qu’il y avait des raisons de penser qu’il risquait d’essayer d’entraver l’enquête dirigée contre lui.

LA CEDH

Sur le point de savoir si M. Uspaskich a pu participer effectivement à la campagne pour les élections au Seimas

La Cour considère qu’en juillet 2007, lorsque le parti politique de M. Uspaskich l’a désigné comme candidat aux élections parlementaires, l’intéressé savait nécessairement qu’il était soupçonné dans le cadre d’une procédure pénale relative à une falsification alléguée des comptes de son parti, puisqu’en août 2006, dans la même procédure, il avait fait l’objet d’une décision judiciaire ordonnant son arrestation et sa mise en détention. Il ne pouvait donc pas raisonnablement espérer participer aux élections au Seimas sur un pied d’égalité avec les autres candidats, qui ne faisaient pas l’objet de poursuites pénales. De plus, dès qu’il était rentré de Russie, la détention provisoire avait été remplacée par une mesure moins contraignante, à savoir l’assignation à résidence, qui lui permettait de mener sa campagne électorale à partir de son domicile s’il le souhaitait. Étant donné qu’il était alors une personnalité politique connue et que des membres de son parti avaient participé à des rencontres avec les électeurs en personne, la Cour considère que l’assignation à résidence imposée au requérant n’a pas limité son droit de participer aux élections à un point tel que le résultat électoral final en ait été affecté. En outre, M. Uspaskich a été élu aux élections municipales de février 2007, alors qu’il se trouvait en Russie et ne pouvait donc pas non plus rencontrer les électeurs.

Sur le point de savoir si M. Uspaskich a eu la possibilité de contester sa détention provisoire/son assignation à résidence

Le droit lituanien prévoit un système d’examen des plaintes et recours individuels en matière électorale, constitué de la Commission électorale centrale et des tribunaux et M. Uspaskich en a fait pleinement usage. Son recours dirigé contre la mesure de détention provisoire dont il a fait l’objet pendant les élections municipales a d’abord été rejeté par la Commission électorale centrale, puis par une décision motivée de la Cour administrative suprême. En ce qui concerne les élections parlementaires, rien n’indique que l’appréciation qu’ont faite la Commission électorale centrale et les tribunaux lituaniens du caractère raisonnable de l’assignation à résidence du requérant ait été arbitraire. Au contraire, après avoir mis en balance le droit pour l’intéressé de se présenter à des élections et les raisons militant pour la restriction de ce droit, ces institutions ont estimé que l’intérêt public exigeait de maintenir la mesure. Enfin, lorsque le Parlement européen a rejeté les demandes que M. Uspaskich avait introduites en 2010 et 2015 afin d’être tenu à l’abri des poursuites en cours en Lituanie, il a relevé plus d’une fois l’absence de mobiles politiques derrière les poursuites dirigées contre l’intéressé. Par ailleurs, la Commission électorale centrale a refusé d’accueillir une demande que le Parti travailliste avait présentée en octobre 2007 afin de faire obstacle à la décision judiciaire de mise en détention de M. Uspaskich, car elle a considéré que cela aurait été contraire au principe de séparation des pouvoirs. La Cour juge cette approche conforme à sa jurisprudence, qui exige des autorités chargées de l’administration des élections qu’elles fonctionnent de manière transparente et qu’elles restent impartiales et indépendantes de toute manipulation politique. µ

Sur la couverture médiatique de l’affaire

La Cour rappelle le rôle essentiel, notamment celui de « chien de garde public », que joue la presse dans une société démocratique, et elle estime qu’il n’y a rien à reprocher à l’État en ce qui concerne l’attention que la presse a accordée à l’affaire en cause, qui concernait la corruption politique et la disparition de millions de litai lituaniens.

Sur l’immunité de poursuites de M. Uspaskich

La Cour observe que, au cours de sa carrière politique, M. Uspaskich a été titulaire de plusieurs mandats électifs et que, à chaque fois que son immunité expirait ou était levée, il a refusé d’exercer son mandat. Il a utilisé – jusqu’à ce que le Parlement européen lève encore son immunité en 2015 – ce contournement du système, qui s’est achevé avec la confirmation de sa condamnation par la cour d’appel en février 2016. Par conséquent, le Gouvernement présente un argument qui n’est pas manifestement dénué de fondement lorsqu’il soutient que c’est pour éviter les poursuites que M. Uspaskich a voulu participer à des élections à différentes assemblées politiques et changer d’assemblée à chaque fois qu’il perdait l’immunité. En effet, le propre parti politique de M. Uspaskich l’a tenu à l’abri des poursuites en le désignant systématiquement comme candidat aux élections municipales et parlementaires ainsi qu’à celles au Parlement européen.

En conclusion, la Cour constate l’absence d’irrégularité restreignant le droit pour le requérant de se présenter de manière effective à des élections. Elle juge donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 du Protocole no 1.;

CANDIDAT SANS ÉTIQUETTE OU D'UN PETIT PARTI

Cernea c. Roumanie du 27 février 2018 requête n° 43609/10

Article 3 du Protocole 1 combiné à l'article 14 de la convention : Un candidat n’ayant pas pu se présenter à des élections partielles car son parti n’était pas représenté au Parlement n’a pas subi de discrimination. La CEDH veut lutter contre l'émiettement des partis politiques.

Non-violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) européenne des droits de l’homme, combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 (droits à des élections libres) à la Convention.

L’affaire concerne le rejet de la candidature de M. Cernea – président exécutif du parti écologiste « Partidul Verde » à l’époque des faits – aux élections législatives partielles du 17 janvier 2010 au motif qu’il n’était pas le candidat d’un parti représenté au Parlement, sur le fondement d’une loi modifiée moins d’un an avant les élections partielles par une loi organique.

La Cour juge en particulier que la modification de la loi électorale ayant eu pour conséquence la limitation du droit de M. Cernea de se présenter aux élections partielles du 17 janvier 2010 au motif qu’il n’était pas le candidat d’un parti politique représenté au Parlement reposait sur une justification objective et raisonnable (en l’occurrence, préserver la structure du Parlement et éviter une fragmentation des tendances politiques qui le composent à la suite des élections générales), que ladite modification n’a pas porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple et que, dès lors, elle n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi.

CEDH

a) Principes généraux

38. La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009). L’étendue de la marge d’appréciation dont les Parties contractantes jouissent à cet égard varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 82, CEDH 2009).

39. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention consacre un principe caractéristique d’un régime politique véritablement démocratique et qu’il revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). En ce qui concerne le mode de désignation du « corps législatif », l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention se borne à prescrire des élections « libres » se déroulant « à des intervalles raisonnables », « au scrutin secret » et « dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple ». Sous cette réserve, il n’engendre aucune « obligation d’introduire un système déterminé » tel que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un ou à deux tours. Là également, la Cour reconnaît aux États contractants une large marge d’appréciation eu égard à la diversité dans l’espace, et à la variabilité dans le temps de leurs lois en la matière (ibidem, § 54).

40. Les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs parfois peu compatibles entre eux : d’un côté refléter de manière approximativement fidèle les opinions du peuple, de l’autre canaliser les courants de pensée pour favoriser la formation d’une volonté politique d’une cohérence et d’une clarté suffisantes. Dès lors, le membre de phrase « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » implique pour l’essentiel, outre la liberté d’expression déjà protégée, du reste, par l’article 10 de la Convention, le principe de l’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice de leur droit de vote et de leur droit de se présenter aux suffrages. Il ne s’ensuit pourtant pas que tous les bulletins doivent avoir un poids égal quant au résultat, ni tout candidat des chances égales de l’emporter. Ainsi, aucun système ne saurait éviter le phénomène des « voix perdues ». Aux fins d’application de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, tout système électoral doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre pour autant du moins que le système adopté réponde à des conditions assurant « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (ibidem, § 54).

41. La Cour rappelle également que les mots « libre expression de l’opinion du peuple » signifient que les élections ne sauraient comporter une quelconque pression sur le choix d’un ou de plusieurs candidats et que, dans ce choix, l’électeur ne doit pas être indûment incité à voter pour un parti ou pour un autre (Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 108, CEDH 2008). Le mot « choix » implique qu’il faut assurer aux différents partis politiques des possibilités raisonnables de présenter leurs candidats aux élections (Yumak et Sadak, précité, § 108).

42. Cela étant, les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus. Il y a place pour des limitations implicites et les États contractants doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la matière (voir, parmi d’autres, Matthews c. Royaume‑Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999‑I, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000‑IV). Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect passif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément actif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 (voir, en ce sens, Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 50, 30 juin 2009, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 115, CEDH 2006‑IV).

43. Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés le droit de vote ou le droit de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52). En particulier, aucune des conditions imposées le cas échéant ne doit entraver la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif – autrement dit, elles doivent refléter, ou ne pas contrecarrer, le souci de maintenir l’intégrité et l’effectivité d’une procédure électorale visant à déterminer la volonté du peuple par l’intermédiaire du suffrage universel (Ždanoka, précité, § 104).

b) Application de ces principes en l’espèce

i. Existence d’une différence de traitement prévue par la loi

44. La Cour note que le requérant dénonce l’impossibilité de présenter sa candidature aux élections législatives partielles du 17 janvier 2010 en raison de la modification de la loi électorale. Elle relève que le requérant, en tant que candidat d’un parti non représenté au Parlement, n’a pas pu présenter sa candidature aux élections partielles, alors qu’il aurait pu le faire si son parti était déjà représenté au Parlement. Il y a donc eu une différence de traitement en l’espèce pour autant qu’elle visait la possibilité pour le requérant de présenter sa candidature en tant que représentant d’un parti politique.

45. La Cour relève ensuite que les autorités internes ont également répondu à l’argument du requérant tiré des recommandations contenues dans le Code de bonne conduite en matière électorale de la Commission de Venise. La Cour constitutionnelle s’est référée à cet égard aux dispositions des lignes directrices de ce code qui préconisent soit d’éviter la modification de la loi électorale moins d’un an avant les élections, soit de faire passer de telles modifications « au niveau constitutionnel ou à un niveau supérieur à celui de la loi ordinaire » (paragraphe 25 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a jugé que la recommandation de la Commission de Venise avait été respectée puisque la modification de la loi no 35/2008 avait été opérée par une loi organique, laquelle répond au critère de supériorité à la loi ordinaire. La Cour prend note de la conclusion de la Cour constitutionnelle dans la mesure où, selon le système roumain concerné par les recommandations de la Commission de Venise, les lois organiques exigent un consensus plus large puisqu’elles sont adoptées à la majorité des membres de chaque chambre du Parlement, à la différence des lois ordinaires qui sont adoptées à la majorité des membres présents (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour prend également en compte le contexte particulier des élections partielles, notant qu’elles ne sont pas censées être organisées à des intervalles réguliers et prévisibles, qu’elles ont un caractère aléatoire et qu’elles dépendent de la vacance des mandats parlementaires. Par ailleurs, la Cour note que le processus législatif tendant à modifier la loi électorale a commencé en août 2008 et a été finalisé par l’adoption de la loi no 323/2009 du 20 octobre 2009 (paragraphe 23 ci-dessus) et que les élections partielles en cause en la présente espèce ont eu lieu en janvier 2010.

ii. But légitime de la différence de traitement

46. Il appartient ensuite à la Cour de rechercher, à la lumière des principes exposés ci-dessus, si cette différence de traitement poursuivait un but légitime et s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’application de ces deux critères lui permettra de répondre à la question de savoir si les mesures litigieuses sont constitutives d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention et si elles ont porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple au sens de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

47. La Cour note qu’il existe une divergence de vues entre les parties quant à l’existence d’un but légitime poursuivi par la différence de traitement. Le Gouvernement estime que la limitation apportée aux candidatures lors des élections partielles visait à respecter la volonté du peuple exprimée lors des élections générales, ce que le requérant conteste au motif que les mêmes règles et principes doivent s’appliquer tant aux élections générales qu’aux élections partielles (paragraphes 35 et 36 ci‑dessus).

48. À l’inverse de certaines autres dispositions de la Convention, l’article 3 du Protocole no 1 ne précise ni ne limite les buts qu’une mesure doit poursuivre. Une grande variété de buts peuvent donc se trouver compatibles avec lui (Soukhovetski c. Ukraine, no 13716/02, § 62, CEDH 2006‑VI). En l’espèce, la Cour peut convenir avec le Gouvernement que, en exigeant des candidats aux élections partielles qu’ils proviennent des partis politiques qui étaient représentés au Parlement et qui avaient donc franchi le seuil électoral lors des élections législatives générales, la nouvelle loi électorale avait pour but de renforcer l’expression de l’opinion du peuple quant au choix du corps législatif (voir, mutatis mutandis, Yumak et Sadak, précité, §§ 121-125 pour ce qui est des seuils électoraux, et Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP) c. Turquie, no 7819/03, §§ 37-42, CEDH 2012, pour ce qui est du financement public des partis politiques en fonction d’un seuil de représentativité).

49. La Cour note que le requérant a saisi les autorités internes de son grief tel qu’il l’a soulevé devant elle ; il s’est plaint, notamment, du caractère discriminatoire à ses yeux de l’interdiction faite aux candidats des partis non représentés au Parlement de se présenter aux élections partielles et de la modification de la loi électorale moins d’un an avant la tenue des élections partielles, ce qui aurait contrevenu aux recommandations de la Commission de Venise (paragraphe 12 ci-dessus). Les autorités internes ont examiné tous ses arguments et ont rejeté sa demande par des décisions motivées. La Cour observe notamment que la Cour constitutionnelle roumaine a jugé, dans sa décision du 14 janvier 2010, que la limitation imposée lors des élections partielles était justifiée par la nécessité de préserver la structure du Parlement telle qu’elle avait été décidée à l’issue des élections générales (paragraphe 14 ci-dessus). À l’instar de la Cour constitutionnelle roumaine, la Cour ne remet pas en question l’objectif de préserver la structure du Parlement et d’éviter une fragmentation des tendances politiques qui le composent à la suite des élections générales, cet objectif pouvant justifier la limitation faite aux candidats des partis non représentés au Parlement souhaitant se présenter aux élections partielles.

iii. Proportionnalité de la différence de traitement

50. La Cour rappelle avoir dit que la fixation des seuils électoraux relève de la marge d’appréciation des autorités nationales, dans la mesure où de tels seuils visent à favoriser les courants de pensée suffisamment représentatifs et permettent d’éviter une fragmentation excessive du Parlement (Yumak et Sadak, précité, §§ 113-115, avec les références y citées). En l’espèce, la Cour constitutionnelle a pris en compte, pour justifier la limitation imposée lors des élections partielles, la condition du seuil électoral à franchir par un parti politique pour pouvoir accéder au Parlement. La Cour note que le requérant ne conteste pas explicitement la fixation des seuils électoraux dans le système électoral roumain et qu’il expose d’ailleurs que les mêmes règles et principes doivent s’appliquer tant aux élections générales qu’aux élections partielles (paragraphe 35 ci‑dessus).

51. À cet égard, elle note que les élections partielles en cause avaient été organisées pour un seul siège de député devenu vacant dans une circonscription de Bucarest (paragraphe 9 ci-dessus). Dès lors, la limitation du droit du requérant doit être relativisée, d’autant plus qu’il s’était présenté aux élections générales de 2008, mais que son parti n’avait pas franchi le seuil électoral pour pouvoir accéder au Parlement (voir, mutatis mutandis, Dupré c. France (déc.), no 77032/12, § 26, 3 mai 2016). Dans ce contexte, la Cour prend note de l’argument de la Cour constitutionnelle selon lequel le but des élections partielles n’est pas d’offrir à un parti une voie détournée pour obtenir un mandat de parlementaire qui n’a pas pu être remporté à l’issue des élections générales (paragraphe 14 ci‑dessus). Elle estime dès lors que les autorités nationales ont fourni une justification objective et raisonnable à la limitation du droit en question et que cette limitation est restée dans des proportions raisonnables.

iv. Conclusion

52. En conclusion, la Cour estime que la modification de la loi électorale ayant eu pour conséquence la limitation du droit du requérant de se présenter aux élections partielles du 17 janvier 2010 au motif qu’il n’était pas le candidat d’un parti politique représenté au Parlement reposait sur une justification objective et raisonnable, que ladite modification n’a pas porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple et que, dès lors, elle n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi.

53. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

ORAN C. Turquie du 15 avril 2014 requête 28881/07 et 37920/07

Pour la CEDH, les candidats sans étiquette peuvent être  un danger pour la démocratie. Les partis politiques doivent être privilégiés aux sans étiquettes pour assurer la stabilité politique d'un Etat. Cette jurisprudence vaut pour l'Europe puisque les populistes se présentent toujours sans étiquette ni droite ni gauche.

Les candidats sans étiquette doivent accepter les restrictions liées à des spécifications comme le fait qu'il  n'y a pas de bulletin de vote à leur nom dans tous les bureaux de vote (pas de bulletins de votes dans les postes douaniers destinés aux votes des turques partis vivre dans les pays voisins, alors que le scrutin était un scrutin de circonscription et que le candidat se présentait à Istanbul)

Les candidats sans étiquette doivent accepter de ne pas passer sur les chaînes de télévision publique.

49.  La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1, qui prescrit des élections « libres » se déroulant « à des intervalles raisonnables », « au scrutin secret » et « dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple », implique les droits subjectifs de vote et d’éligibilité. Pour importants qu’ils soient, ces droits ne sont cependant pas absolus. Comme l’article 3 les reconnaît sans les énoncer en termes exprès ni moins encore les définir, il y a place pour des « limitations implicites » (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 52, série A no 113). Dans leurs ordres juridiques respectifs, les États contractants entourent les droits de vote et d’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en principe pas obstacle. Ils jouissent en la matière d’une large marge d’appréciation, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que lesdites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999‑I, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000‑IV, Aziz c. Chypre, no 69949/01, § 25, CEDH 2004‑V, Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 62, CEDH 2005‑IX, Yumak et Sadak, précité, § 109, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 161, CEDH 2010).

50.  En particulier, aucune des conditions imposées le cas échéant ne doit entraver la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif – autrement dit, elles doivent refléter, ou ne pas contrecarrer, le souci de maintenir l’intégrité et l’effectivité d’une procédure électorale visant à déterminer la volonté du peuple par l’intermédiaire du suffrage universel (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 104, CEDH 2006‑IV).

51.  De surcroît, des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime. Les deux droits sont interdépendants et se renforcent l’un l’autre : par exemple, comme la Cour l’a relevé dans le passé, la liberté d’expression est l’une des « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 54). C’est pourquoi il est particulièrement important, en période préélectorale, de permettre aux opinions et aux informations de tous ordres de circuler librement (Parti communiste de la Russie et autres c. Russie, no 29400/05, § 107, 19 juin 2012).

52.  Néanmoins, dans certaines circonstances, ces droits peuvent entrer en conflit, ce qui peut inciter à juger nécessaire, avant ou pendant une élection, de prévoir certaines restrictions à la liberté d’expression, alors qu’elles ne seraient habituellement pas admissibles, afin de garantir « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». La Cour reconnaît qu’en ménageant un équilibre entre ces deux droits, les États contractants disposent d’une marge d’appréciation, comme c’est généralement le cas s’agissant de l’organisation de leur système électoral (Bowman, § 43, précité).

53.  En ce qui concerne les restrictions à l’exercice du droit de vote à l’étranger fondées sur le critère de la résidence de l’électeur, les organes de la Convention ont admis dans le passé que plusieurs raisons peuvent les justifier : premièrement, la présomption qu’un citoyen non résident est moins directement ou moins continuellement concerné par les problèmes quotidiens de son pays et les connaît moins bien ; deuxièmement, les citoyens résidant à l’étranger ont moins d’influence sur la sélection des candidats ou sur l’établissement de leurs programmes électoraux ; troisièmement, le lien étroit entre le droit de vote aux élections législatives et le fait que l’on est directement touché par les actes des organes politiques ainsi élus ; et, quatrièmement, le souci légitime que peut avoir le législateur de limiter l’influence des citoyens résidant à l’étranger sur des élections se rapportant à des questions qui, tout en étant assurément fondamentales, touchent au premier chef les personnes qui résident dans le pays (Hilbe c. Liechtenstein (déc.), no 31981/96, CEDH 1999‑VI, X et association Y c. Italie, no 8987/80, décision de la Commission du 6 mai 1981, Décisions et rapports (DR) 24, p. 192, et Polacco et Garofalo c. Italie, no 23450/94, décision de la Commission du 15 septembre 1997, DR 90-B, p. 5). Plus récemment, la Cour a considéré que devoir satisfaire à une condition de résidence ou de durée de résidence afin de pouvoir jouir du droit de voter au cours d’une élection ou exercer celui-ci ne constitue pas en principe une restriction arbitraire à ce droit et n’est donc pas incompatible avec l’article 3 du Protocole no 1 (Doyle c. Royaume-Uni (déc.), no 30158/06, 6 février 2007, et Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 69, CEDH 2012).

54.  Toute dérogation au principe du suffrage universel risque de saper la légitimité démocratique du corps législatif ainsi élu et des lois promulguées par lui. L’exclusion de groupes ou catégories quelconques de la population doit en conséquence se concilier avec les principes sous-tendant l’article 3 du Protocole no 1 (Soukhovetski c. Ukraine, no 13716/02, § 52, CEDH 2006‑VI, Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres c. Russie, nos 55066/00 et 55638/00, § 49, 11 janvier 2007, Krasnov et Skouratov c. Russie, nos 17864/04 et 21396/04, § 41, 19 juillet 2007, et Kovatch c. Ukraine, no 39424/02, § 50, CEDH 2008).

Application de ces principes au cas d’espèce

1.  Quant à la requête no 28881/07 : concernant l’article 94 II a) de la loi no 298

55.  La Cour note d’abord que la situation du requérant se distingue par rapport à d’autres affaires dans lesquelles elle a examiné l’impossibilité pour les ressortissants nationaux expatriés de voter aux élections législatives depuis leur lieu actuel de résidence et la question de savoir s’il existe une l’obligation pour les États parties, au regard de l’article 3 du Protocole additionnel, d’adopter une loi permettant le vote de tels expatriés depuis l’étranger (Sitaropoulos et Giakoumopoulos [GC], précité, § 70, et Shindler c. Royaume-Uni, no 19840/09, § 109, 7 mai 2013).

56.  En l’occurrence, elle observe que le requérant se plaint que les citoyens turcs expatriés ou vivant à l’étranger depuis plus de six mois ne peuvent voter que pour les partis politiques et non pas pour les candidats indépendants, comme lui, dans les bureaux de vote installés dans les postes de douane, conformément à l’article 94 II a) de la loi no 298, amendé le 28 mars 1986. Ainsi, le grief du requérant se fonde sur l’impossibilité pour ces électeurs expatriés de voter pour lui dans la mesure où, en sa qualité de candidat indépendant, son nom n’apparaissait pas sur les bulletins de vote installés dans les postes de douane. À cet égard, il convient de dresser un certain parallèle entre la situation du cas d’espèce, où des électeurs expatriés ne peuvent pas voter pour le requérant, et celle d’un requérant qui ne peut pas voter pour le parti politique de son choix dans la mesure où ce parti s’était vu refuser l’enregistrement à l’élection donnée (Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres c. Russie, nos 55066/00 et 55638/00, § 78, 11 janvier 2007).

57.  Dans ce dernier contexte, la Cour a jugé que le droit de vote ne saurait s’interpréter comme le fondement d’une garantie générale que chaque électeur doit pouvoir trouver sur les bulletins de vote le nom du candidat ou du parti pour lequel il avait l’intention de voter. Elle rappelle néanmoins que la libre expression de l’opinion du peuple ne saurait se concevoir sans le concours d’une pluralité de partis politiques représentant les courants d’opinion qui traversent la population d’un pays (Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres, précité, § 79, et Federación nacionalista Canaria c. Espagne (déc.), no 56618/00, CEDH 2001-VI).

58.  Cela étant posé, pour ce qui est de la présente affaire, la Cour a déjà dit que l’entrée en force des candidats indépendants était l’une des caractéristiques des élections du 22 juillet 2007. Cette stratégie avait pour but de contourner le seuil électoral national de 10 % imposé à tout parti politique devant participer aux élections législatives. Même si un tel seuil apparaît excessif, sa finalité était néanmoins d’assurer la stabilité gouvernementale sans porter atteinte à la substance des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 (Yumak et Sadak, précité, § 147, et paragraphe 7 ci-dessus).

59.  Examinant la situation du requérant à la lumière de ce constat fait dans l’arrêt Yumak et Sadak, il convient de relever que quatorze partis politiques ont pris part aux élections législatives du 22 juillet 2007. Le requérant s’est présenté, en tant que candidat indépendant sans étiquette, dans la deuxième circonscription électorale d’Istanbul. Contrairement à d’autres candidats indépendants, il a fait le choix de ne pas se présenter comme candidat indépendant sous l’étiquette d’un parti politique. N’ayant pas pu obtenir un nombre de voix nécessaire et suffisant parmi tous les candidats en lice dans la circonscription dans laquelle il se présentait, le requérant n’a pas été élu député en tant que candidat indépendant sans étiquette lors des élections législatives du 22 juillet 2007.

60.  La Cour rappelle que les pratiques nationales concernant le droit de vote des ressortissants expatriés et son exercice sont loin d’être uniformes parmi les États parties. D’une manière générale, l’article 3 du Protocole n1 n’impose pas aux États parties une obligation de rendre possible l’exercice du droit de vote par les citoyens résidant à l’étranger (Sitaropoulos et Giakoumopoulos [GC], précité, §§ 74 et 75). De plus, il ressort des travaux de la Commission de Venise que le refus d’accorder le droit de vote aux expatriés ou les limitations à ce droit ne constituent pas une restriction au principe du suffrage universel. En effet, il convient de mettre en balance les différents intérêts en présence, tels le choix pour un État de rendre possible l’exercice du droit de vote pour les citoyens expatriés, les considérations d’ordre pratique et de sécurité quant à l’exercice de ce droit ainsi que les modalités techniques quant à sa mise en œuvre.

61.  En l’occurrence, la Cour note que le législateur national a soupesé les différents intérêts en présence, celui des électeurs expatriés, des partis politiques et des candidats indépendants. Le législateur national a également tenu compte des difficultés techniques quant à la mise en œuvre d’un tel droit, tels le lieu où ce droit peut être exercé, les restrictions pouvant être apportées quant à l’étendue de ce droit par rapport aux votes exprimés par les électeurs résidant sur le territoire national et la manière dont les votes exprimés peuvent être comptabilisés. C’est pourquoi le législateur national a fait le choix d’accorder le droit de vote aux électeurs expatriés en y apportant une limitation justifiée par le motif qu’il n’était pas possible de constituer une circonscription électorale à part entière pour ces électeurs expatriés, ni de les attribuer à une des circonscriptions électorales existantes, alors que les électeurs résidant sur le territoire national votaient dans une circonscription électorale déterminée, celle dans laquelle ils résidaient. L’État défendeur a donc accordé le droit de vote aux citoyens turcs résidant à l’étranger à condition qu’ils ne puissent voter uniquement pour les partis politiques participant aux élections législatives. De plus, pour des raisons techniques, le législateur national a estimé légitime de comptabiliser les votes des électeurs expatriés avec les votes exprimés pour les partis politiques sur le territoire national.

62.  À cet égard, la Cour constate que les motifs du législateur national ont été jugés conformes à la Constitution par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 22 mai 1987 (paragraphe 24 ci-dessus). Pour ce faire, la Cour constitutionnelle a considéré que face à la difficulté d’instaurer le droit de vote pour les ressortissants expatriés depuis plus de six mois dans une circonscription déterminée par rapport aux ressortissants vivant sur le territoire national, le choix du législateur consistant en ce que ces électeurs puissent voter uniquement pour les partis politiques, et non pas pour les candidats indépendants, ménageait un juste équilibre entre les électeurs expatriés et ceux vivant sur le territoire national.

63.  La Cour estime ainsi que le souhait du législateur national d’instaurer un tel droit de vote pour les ressortissants expatriés ne pouvait être rendu possible qu’en apportant une limitation à leur droit de ne pas pouvoir voter pour les candidats indépendants. Cette limitation doit être lue à la lumière du critère du lieu de résidence des électeurs vivant à l’étranger et des motivations avancées par la Cour constitutionnelle dans son arrêt précité du 22 mai 1987. De plus, cette limitation doit aussi être évaluée en tenant compte des restrictions générales admises à l’exercice du droit de vote pour les expatriés (Sitaropoulos et Giakoumopoulos [GC], précité, § 69, et Shindler, précité, § 105). En particulier, la restriction est fondée sur le souci légitime que peut avoir le législateur de limiter l’influence des citoyens résidant à l’étranger sur des élections se rapportant à des questions qui, tout en étant assurément fondamentales, touchent au premier chef les personnes qui résident dans le pays.

64.  À cela, il convient d’ajouter le rôle joué par les partis politiques, seules formations à même d’accéder au pouvoir, qui ont la faculté d’exercer une influence sur l’ensemble du régime de leur pays. Par les projets de modèle global de société qu’ils proposent aux électeurs et par leur capacité à réaliser ces projets une fois arrivés au pouvoir, les partis politiques se distinguent des autres organisations intervenant dans le domaine politique (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 87, CEDH 2003‑II).

65.  De surcroît, pour ce qui est de la présente requête, la Cour est d’avis que le fait que les non-résidents ne puissent voter que pour les partis politiques dans les bureaux de vote installés dans les postes de douane poursuivait en outre deux autre buts légitimes : conforter le pluralisme démocratique tout en évitant une fragmentation excessive du scrutin et renforcer l’expression de l’opinion du peuple quant au choix du corps législatif (voir, mutatis mutandis, Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP) c. Turquie, no 7819/03, § 42, CEDH 2012).

66.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le fait que les électeurs non‑résidents ne puissent voter que pour les partis politiques et non pour les candidats indépendants sans étiquette, à l’instar du requérant, dans les bureaux de vote installés dans les postes de douane, répond au souci légitime du législateur d’assurer la stabilité politique du pays et du gouvernement qui sera chargé de le diriger à l’issue de ces élections. Par conséquent, prenant en considération la large marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour considère que le traitement dénoncé par le requérant en sa qualité de candidat indépendant sans étiquette reposait sur une justification objective et raisonnable.

67.  Dès lors, il n’a pas été porté atteinte en l’espèce à la substance même du droit à la libre expression du peuple ni au droit du requérant de se présenter à des élections au sens de l’article 3 du Protocole no 1 pris seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention.

68.  Partant, il n’y a pas eu violation de ces dispositions.

2.  Quant à la requête no 37920/07 : concernant l’article 52 de la loi no 298

69.  Pour ce qui est de la présente requête, la Cour rappelle d’emblée que la TRT émet sur l’ensemble du territoire national pour toutes les chaînes de télévision et de radio qui la composent. La Cour constate ensuite que le requérant avance qu’en vertu de l’article 52 de la loi no 298 les partis politiques qui ont participé aux élections législatives du 22 juillet 2007 disposaient pour leur propagande électorale d’un temps de parole à la TRT alors que lui-même, en tant que candidat indépendant sans étiquette, ne jouissait pas d’un tel avantage. Le Gouvernement soutient pour sa part que les dispositions de cet article s’appliquent également à tout candidat désigné par un parti politique lorsqu’il agit pour son propre compte et non pas au nom du parti politique qui l’a désigné. Du reste, le requérant ne conteste pas cet argument.

70.  A l’appui de son argumentation en réponse aux observations du Gouvernement, le requérant soutient par ailleurs qu’il ne lui était pas non plus possible de faire de la propagande électorale sur les chaînes de télévision et de radio privées. La Cour constate que le Conseil électoral supérieur, dans sa décision du 4 mai 2007, a fixé les règles concernant la diffusion de la propagande électorale pour les partis politiques et les candidats indépendants sur toutes les chaînes de télévision et toutes les radios en vue des élections législatives du 22 juillet 2007. Le Conseil électoral supérieur a ainsi fixé des règles de loyauté et de neutralité devant s’appliquer à tous les partis politiques et à tous les candidats indépendants qui se présentent aux élections législatives.

71.  Cela étant posé, la Cour souligne que l’objet de la présente requête, telle qu’elle a été communiquée au Gouvernement, concerne l’impossibilité pour le requérant de faire de la propagande électorale sur la TRT. Elle limitera donc son examen à l’allégation du requérant selon laquelle, conformément à l’article 52 § 1 de la loi no 298, il ne pouvait pas, en tant que candidat indépendant, faire de la propagande électorale à la TRT comme les partis politiques participant aux élections législatives de 2007.

72.  La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1, ou d’ailleurs les autres dispositions de la Convention, n’empêchent pas en principe les États contractants d’introduire des programmes de politique générale au moyen de mesures législatives en vertu desquelles une certaine catégorie ou un certain groupe d’individus sont traités différemment des autres, sous réserve que l’ingérence dans l’exercice des droits de l’ensemble de cette catégorie ou de ce groupe définis par la loi puisse se justifier au regard de la Convention (Ždanoka, précité, § 112).

73.  En l’occurrence, la Cour observe que les partis politiques peuvent faire de la propagande électorale à la TRT mais que les candidats indépendants sans étiquette comme le requérant ne le peuvent pas. De par leur rôle, les partis politiques, seules formations à même d’accéder au pouvoir, ont la faculté d’exercer une influence sur l’ensemble du régime de leur pays. C’est pourquoi les partis politiques ont vocation à s’adresser à toutes les couches de la population du pays et à leur présenter le projet de société qu’ils souhaitent mettre en œuvre après les élections s’ils sont élus. De ce fait, les partis politiques ne limitent pas non plus leur propagande électorale à la seule circonscription dans laquelle ils présentent un candidat mais l’étendent à toutes les circonscriptions considérées ensemble. En revanche, un candidat indépendant sans étiquette, comme le requérant, a vocation à s’adresser à la seule circonscription dans laquelle il se présente. De par son rôle et son envergure, un candidat indépendant sans étiquette n’a pas la faculté d’exercer une influence similaire à celle d’un parti politique sur l’ensemble du régime de son pays.

74.  De plus, la Cour a bien noté que le requérant n’était pas membre d’une formation politique et qu’il ne s’est pas présenté à ce titre comme candidat indépendant sous l’étiquette d’un parti politique dans le but de contourner le seuil électoral national de 10 % et de faire élire par ricochet sa formation à l’Assemblée nationale. En conséquence, la Cour n’est pas convaincue que le requérant, en sa qualité de candidat indépendant sans étiquette, d’une part, et les partis politiques, d’autre part, puissent être considérés comme « placés dans une situation comparable » aux fins de l’article 14 de la Convention.

75.  La Cour admet d’ailleurs qu’il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux ainsi qu’une multitude de différences au sein de l’Europe notamment dans l’évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique, qu’il incombe à chaque État contractant d’incorporer dans sa propre vision de la démocratie (Scoppola c.Italie (no 3) [GC], no 126/05, § 83, 22 mai 2012). Étant en prise directe et permanente avec les forces vives de leur pays, avec leur société et avec les besoins de celle-ci, les autorités nationales, tant législatives que judiciaires, sont en principe les mieux placées pour apprécier les difficultés particulières qu’implique la sauvegarde de l’ordre démocratique dans leur État (Ždanoka, précité, § 134, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 111, CEDH 2013).

76.  En l’espèce, il est à noter que lors des élections législatives du 22 juillet 2007 plusieurs centaines de candidats indépendants s’étaient présentés dans différentes circonscriptions électorales sur l’ensemble du territoire national. À la lumière de ce constat, il faut mettre en balance, d’une part, le processus électoral en tant qu’élément de l’ordre démocratique et, d’autre part, la réglementation des ressources publiques y relatives pendant la période électorale. La Cour a déjà eu l’occasion de dire qu’il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du législateur national concernant le choix et la manière d’utiliser les ressources nationales de manière optimale (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, et Uzan et autres c. Turquie (déc.), no 18240/03, § 83, 29 mars 2011). Dans ce contexte, le requérant n’a pas été empêché de mener une campagne dans la circonscription dans laquelle il s’était présenté comme candidat indépendant. S’il n’a pas pu bénéficier de la propagande électorale sur la TRT – dont les chaînes de télévision et de radio émettent sur l’ensemble du territoire national – il n’a pas été empêché d’utiliser tous les autres moyens de propagande disponibles qui étaient à la portée de tout candidat indépendant sans étiquette à l’époque des faits. Par conséquent, à la lumière des considérations qui viennent d’être indiquées, la Cour est d’avis que la mesure dénoncée par le requérant en sa qualité de candidat indépendant sans étiquette reposait sur une justification objective et raisonnable.

77.  Partant, après avoir mis en balance les différents intérêts en jeu, la Cour considère que le fait que le requérant, en sa qualité de candidat indépendant sans étiquette, n’ait pas pu disposer pour sa propagande électorale de temps de parole à la TRT, contrairement aux partis politiques, lors des élections législatives du 22 juillet 2007, peut passer pour une mesure conforme aux exigences de l’article 3 du Protocole no 1. La mesure litigieuse, telle qu’appliquée au requérant, ne constitue pas une atteinte disproportionnée à la substance même du droit à la libre expression du peuple ni au droit du requérant de se présenter à des élections au sens de l’article 3 du Protocole no 1, pris seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention.

78.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de ces dispositions.

CANDIDAT SANS NATIONALITÉ DANS UN ÉTAT FÉDÉRAL

Zornić c. Bosnie-Herzégovine du 15 juillet 2014 Requête 3681/06

Violation de l'article 3 du protocole 1 : La Bosnie-Herzégovine doit mettre en place un système électoral non discriminatoire où les candidats n'ont pas à se déclarer appartenir à une des trois communautés (Bosniaque, Croate ou Serbe) pour avoir le droit de se présenter à la chambre des peuples ou comme la requérante, à la présidence de la Bosnie-Herzégovine.

Par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 3 du Protocole n° 1 (droit à des élections libres) à la Convention en raison de l’inégibilité de Mme Zornić à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine, et
à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 12 (interdiction générale de la discrimination) à la Convention en raison de l’inégibilité de Mme Zornić à la Chambre des peuples et à la présidence de Bosnie-Herzégovine.
L’affaire concerne l’inégibilité de Mme Zornić à la Chambre des peuples et à la présidence de Bosnie- Herzégovine parce qu’elle refuse de déclarer son appartenance à un groupe ethnique en particulier mais se déclare citoyenne de Bosnie-Herzégovine. En effet, conformément à la Constitution, seules les personnes déclarant leur appartenance à l’un des « peuples constituants » du pays (à savoir les Bosniaques, les Croates et les Serbes) ont le droit de se présenter aux élections.
La Cour dit que cette affaire est identique à l’affaire de Grande Chambre Sejdić et Finci c. Bosnie- Herzégovine (arrêt de décembre 2009), qui portait sur l’impossibilité pour un Rom et un juif de se présenter aux élections à la Chambre des peuples et à présidence de Bosnie-Herzégovine. Comme dans l’affaire Sejdić et Finci, elle conclut donc que les dispositions constitutionnelles qui empêchent Mme Zornić – et qui empêchaient les requérants dans l’affaire antérieure – de se présenter aux élections sont fondées sur l’origine et ont été instaurées pour assurer la paix à la suite du conflit brutal qui a eu lieu en Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 et qui a été marqué par des actes de génocide et de « nettoyage ethnique ». Toutefois, notant les importantes évolutions positives qu’a connues le pays et l’existence d’autres mécanismes de partage du pouvoir ne conduisant pas automatiquement à l’exclusion totale des représentants d’autres communautés, la Cour dit que le maintien de l’inéligibilité de la requérante ne repose pas sur une justification objective et raisonnable et s’analyse donc en une différence de traitement discriminatoire.
La nature du conflit était telle que l’approbation des « peuples constituants » était nécessaire pour assurer la paix. La Cour considère toutefois que, à plus forte raison aujourd’hui, plus de 18 ans après la fin de ces événements tragiques, il ne se justifie plus de maintenir les dispositions constitutionnelles contestées. De fait, le moment est venu d’adopter un système politique apte à offrir à tout citoyen de Bosnie-Herzégovine le droit de se porter candidat à la présidence et à la Chambre des peuples sans distinction fondée sur l’appartenance ethnique et sans conférer des droits spéciaux aux seuls « peuples constituants » à l’exclusion des minorités ou citoyens de Bosnie- Herzégovine. Cela impliquerait obligatoirement d’amender la Constitution.

GRIEF DE MADAME ZORNIC

Quant au grief de Mme Zornić relatif à son inéligibilité à la Chambre des peuples de Bosnie- Herzégovine, la Cour juge que, quelles que soient ses raisons pour ne pas déclarer d’appartenance à un groupe ethnique en particulier (mariage mixte, parents ayant chacun une origine ethnique différente ou simple désir de se déclarer citoyenne de Bosnie-Herzégovine), elle ne doit pas être empêchée de se présenter à ces élections en raison de la manière dont elle se qualifie elle-même puisque la Constitution ne prévoit aucun critère objectif pour définir l’appartenance ethnique. De fait, dans l’arrêt Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine ([GC], nos 27996/06 et 34836/06, CEDH 2009), qui portait sur l’impossibilité pour un Rom et un juif de se présenter aux élections législatives, la Cour a déjà conclu que les mêmes dispositions constitutionnelles que celles qui empêchent Mme Zornić de se porter candidate s’analysent en une discrimination. La Cour estime que la situation de Mme Zornić est identique à celle des requérants dans l’affaire Sejdić et Finci. En effet, Mme Zornić s’est trouvée elle aussi dans l’impossibilité de se présenter aux élections à la Chambre des peuples à cause de son origine. Dans l’arrêt Sejdić et Finci, la Cour a dit que pareille exclusion visait un but globalement compatible avec la Convention, à savoir le rétablissement de la paix. La nature du conflit qui a sévi en Bosnie- Herzégovine de 1992 à 1995, marqué par des actes de génocide et de nettoyage ethnique, était telle que l’approbation des « peuples constituants » était nécessaire pour assurer la paix, ce qui pouvait expliquer l’absence de représentants des autres communautés, comme les communautés rom et juive locales, aux négociations de paix. Toutefois, notant les évolutions positives importantes intervenues dans le pays après les accords de Dayton3 et l’existence d’autres mécanismes de partage du pouvoir ne conduisant pas automatiquement à l’exclusion complète des représentants des autres communautés, la Cour a dit que le maintien de l’inéligibilité des requérants à la Chambre des peuples ne se fondait sur aucune justification objective et raisonnable et s’analysait donc en une différence de traitement discriminatoire contraire à l’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole n° 1. Pour les mêmes motifs que ceux exposés dans cet arrêt, la Cour conclut en l’espèce qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 du Protocole n° 1 ainsi que de l’article 1 du Protocole n° 12 en raison du maintien de l’inéligibilité de Mme Zornić à la Chambre des peuples de Bosnie- Herzégovine. Elle considère en revanche qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir s’il y a aussi eu violation de l’article 3 du Protocole n° 1 pris isolément s’agissant des élections à la Chambre des peuples. Pour ce qui est du grief de Mme Zornić relatif à son inéligibilité à la présidence de Bosnie- Herzégovine, la Cour réitère là aussi les conclusions exposées dans l’arrêt Sejdić et Finci, où elle a dit que les dispositions constitutionnelles empêchant les requérants de se présenter aux élections à la présidence étaient discriminatoires, ne voyant aucune raison de s’en écarter en l’espèce. Partant, elle dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 12 en raison de l’inéligibilité de Mme Zornić à la présidence.

CANDIDAT REPRÉSENTANT UNE MINORITÉ NATIONALE

OFENSIVA TINERILOR c. ROUMANIE du 15 décembre 2015 Requête 16732/05

Violation de l'article 3 du Protocole 1 : les juges qui considéraient sa candidature étaient...... les autres partis et la loi manque de clarté considérant les minorités nationales.

a) Les principes généraux

49. La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Le rôle de l’État, en tant qu’ultime garant du pluralisme, implique l’adoption de mesures positives pour organiser des élections démocratiques dans des « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP) c. Turquie, no 7819/03, § 27, CEDH 2012).

50. En particulier, les États disposent d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives au statut de parlementaire, dont les critères d’inéligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État ; la multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l’application de l’article 3, toute loi électorale doit toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays, de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déterminé peuvent se justifier dans celui d’un autre. Cette marge de manœuvre reconnue à l’État est toutefois limitée par l’obligation de respecter le principe fondamental de l’article 3, à savoir « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (Mathieu-Mohin et Clerfayt précité, § 54 et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 106, CEDH 2006‑IV).

51. Les droits garantis par l’article 3 précité ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites » et les États contractants doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la matière (voir, parmi d’autres, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999 I, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV). Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » des droits garantis par le même article.

52. Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention : si le droit de se porter candidat n’est pas absolu, les limitations implicites dont il peut faire l’objet ne doivent pas le réduire au point de l’atteindre dans sa substance même et de le priver de son effectivité. Pareilles limitations doivent également pouvoir se concilier avec l’état de droit et être entourées de suffisamment de garanties pour éviter l’arbitraire (Petkov et autres c. Bulgarie, nos 77568/01, 178/02 et 505/02, § 59, 11 juin 2009).

53. Enfin, la Cour rappelle qu’elle a toujours souligné la nécessité d’éviter les décisions arbitraires et les abus de pouvoir en matière électorale spécialement en ce qui concerne l’enregistrement des candidats (voir, parmi d’autres, Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 59, CEDH 2004‑X, et Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 35, CEDH 2002‑II). Elle a également toujours estimé que les procédures prévues pour l’enregistrement des candidats devaient se caractériser par l’équité procédurale et la sécurité juridique (Ždanoka précité, §§ 107, 108 et 115, et Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres c. Russie, nos 55066/00 et 55638/00, § 50, 11 janvier 2007).

b) L’application des principes en l’espèce

54. La Cour constate à titre liminaire que cette affaire vise le contexte législatif très spécifique à la Roumanie qui prévoit des règles particulières, en faveur des organisations appartenant aux minorités, pour participer aux élections. En effet, la Roumanie a choisi d’assurer une représentation spéciale des minorités au Parlement et c’est le pays européen où le plus grand nombre de partis et d’organisations de minorités participe aux élections et ont des représentants au Parlement (voir les conclusions du Rapport sur le droit électoral et les minorités nationales, paragraphe 40 ci‑dessus).

55. La Cour estime que l’article 1 du Protocole no 3 à la Convention n’astreint pas les États contractants à instaurer des conditions spécifiques en faveur des minorités pour participer aux élections. Néanmoins, un État qui se dote d’un tel système doit en principe s’assurer que les règles électorales applicables sont claires afin d’éviter une interprétation arbitraire lors de leur application (voir, pour une situation concernant la manière dont le BEC avait interprété les dispositions législatives pertinentes en matière d’élection des députés représentant des minorités nationales, l’affaire Grosaru c. Roumanie, no 78039/01, CEDH 2010).

56. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate que l’affaire porte sur les conditions d’éligibilité prévues par la loi pour se porter candidat. Or le droit de se porter candidat aux élections, garanti par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention et inhérent à la notion de régime véritablement démocratique, ne serait qu’illusoire si la personne concernée pouvait à tout moment en être arbitrairement privée. Par conséquent, s’il est vrai que les États disposent d’une grande marge d’appréciation pour établir des conditions d’éligibilité in abstracto, le principe d’effectivité des droits exige que les décisions constatant le non‑respect de ces conditions dans le cas de tel ou tel candidat soient conformes à un certain nombre de critères permettant d’éviter l’arbitraire. En particulier, ces décisions doivent être prises par un organe présentant un minimum de garanties d’impartialité. De même, le pouvoir autonome d’appréciation de cet organe ne doit pas être exorbitant : il doit être, à un niveau suffisant de précision, circonscrit par les dispositions du droit interne. Enfin, la procédure aboutissant à un constat d’inéligibilité doit être de nature à garantir une décision équitable et objective, ainsi qu’à éviter tout abus de pouvoir de la part de l’autorité compétente (Podkolzina, précité, § 33).

57. La Cour constate que le BEC a fondé sa décision du 26 octobre 2004 sur l’article 4 § 1 de la loi no 373/2004 et a estimé que le logo et les documents présentés à l’appui de sa demande par la requérante ne prouvaient pas l’identification de celle-ci à l’ethnie polonaise. Or la Cour constate que ni l’article 4 § 1 de la loi no 373/2004, ni l’article 4 dans son ensemble, n’imposaient aux candidats souhaitant représenter les intérêts des minorités nationales des conditions quant aux logos choisis. Or, une telle précision s’est avérée décisive au moment de la détermination de la validité d’une candidature, d’autant plus que l’article en cause visait la situation spécifique des minorités nationales qui, comme le soutient d’ailleurs le Gouvernement, s’adresse en premier lieu à un électorat ciblé.

58. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si ce manque de clarté des règles électorales pouvait donner lieu à une interprétation arbitraire lors de leur application. À cet égard, elle note que le BEC a rejeté la demande de la requérante en indiquant que le logo et le contenu des documents « ne prouvent pas [son] identification avec l’ethnie polonaise, telle que requise par l’article 4 § 1 de la loi no 373/2004 ». Elle observe toutefois que cette disposition définissait la minorité qui avait le droit de participer au processus électoral comme étant « l’ethnie représentée au Conseil des minorités nationales ». Il ne fait pas de doute que la minorité d’origine polonaise faisait partie de cette catégorie, étant donné que ses intérêts étaient déjà représentés au Parlement et au Conseil des minorités nationales par l’UPR. La Cour note aussi qu’après avoir reçu un avis favorable à sa constitution de la part du Gouvernement, représenté par le département pour les relations interethniques (paragraphe 6 ci-dessus), la requérante s’était constituée comme association. Elle remarque enfin que le jugement du 6 septembre 2004 faisant droit à la demande d’inscription de la requérante au registre des associations et de fondations n’avait pas été contesté (paragraphe 8 ci-dessus).

59. Compte tenu des raisons invoquées par le BEC pour rejeter la candidature de la requérante en vertu de la base légale mentionnée dans la décision du 26 octobre 2004, la Cour estime que la loi n’énonçait pas clairement les conditions que les représentants des minorités non représentés au Parlement devaient remplir. De même, l’étendue du pouvoir décisionnel exercé par le BEC en la matière n’était pas suffisamment définie.

60. La Cour note ensuite qu’en tant qu’organisation représentant une minorité nationale non représentée au Parlement, la requérante devait déposer sa candidature auprès du BEC qui agissait, dans ce cas, comme un bureau électoral de circonscription. Après avoir examiné le dossier qui lui avait été soumis et sans informer l’intéressé de l’existence d’une contestation concernant sa candidature (paragraphe 14 ci-dessus), le BEC a refusé d’enregistrer la candidature de la requérante, au motif que le logo électoral et le contenu des documents ne prouvaient pas son identification avec l’ethnie polonaise. Étant donné que les décisions du BEC rendues en tant qu’autorité compétente pour enregistrer la candidature d’une minorité nationale aux élections n’étaient pas susceptibles, selon la loi, d’un recours devant les juridictions internes, la Cour doit examiner si en l’espèce, le BEC constituait un organe présentant un minimum de garanties d’impartialité. À cet égard, elle constate que le BEC était constitué de sept juges, de seize représentants des partis, des formations politiques et de leurs coalitions qui participent aux élections, ainsi que d’un représentant désigné par le groupe parlementaire des minorités nationales de la Chambre des députés. Elle note également que les intérêts des minorités nationales étaient représentés par un seul représentant qui était désigné par les organisations des minorités nationales déjà représentées au Parlement (voir le paragraphe 31 ci-dessus, et plus particulièrement l’article 31 de la loi no 373/2004). Dès lors, la majorité des membres du BEC était représentée par des formations politiques participant aux élections. De l’avis de la Cour, une association dont la candidature aux élections a été rejetée a des raisons légitimes de craindre que la grande majorité de certains membres de l’organe ayant examiné sa candidature – en l’occurrence les membres représentant les autres partis politiques du bureau central – peuvent avoir un intérêt contraire au sien. Les règles de composition de cet organe, constitué d’une majorité de membres représentant des partis politiques ne paraissent donc pas de nature à fournir un gage minimum d’impartialité, sans autre mesure compensatoire (voir, en ce sens, Grosaru, précité, § 54).

61. En outre, la Cour note qu’en l’espèce aucun tribunal national ne s’est prononcé sur l’interprétation de la disposition légale appliquée par le BEC. En effet, bien que la requérante ait saisi la Haute Cour et la cour d’appel d’actions fondées sur la loi no 29/1990 relative au contentieux administratif, ses actions ont été enregistrées au rôle de la chambre civile de la Haute juridiction et elles ont été déclarées irrecevables au motif que, selon la loi no 373/2004, les décisions du BEC – comme celle rendue dans la présente affaire – étaient définitives et n’étaient pas susceptibles de recours. Aucune explication n’a été fournie quant à la requalification des actions engagées par la requérante en contentieux administratif en actions fondées sur la loi électorale. De plus, la requérante n’a pas été citée à l’audience du 28 octobre 2004 devant la Haute Cour et elle n’a donc pas eu l’occasion d’exposer ses arguments (paragraphe 18 ci-dessus).

62. Dans ces conditions, la Cour estime que, en l’absence de garanties suffisantes quant à l’impartialité de l’organe chargé d’examiner la demande la candidature de la requérante, la procédure en l’espèce était incompatible avec les exigences en matière d’éligibilité de candidats (paragraphe 39 et 56 ci-dessus). La Cour prend acte de ce que lors des élections suivantes, le BEC a rendu un arrêté qui indiquait l’autorité compétente pour juger les contestations contre ses propres décisions, rendues quant à une candidature unique au niveau national déposée par une organisation des citoyens appartenant à une minorité nationale (paragraphe 37 ci-dessus).

63. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que le manque de clarté de la loi électorale en ce qui concerne les minorités nationales et l’absence de garanties suffisantes quant à l’impartialité des organes chargés d’examiner la demande de candidature de la requérante ont porté atteinte à la substance même de ses droits garantis par l’article 3 du Protocole no1 à la Convention.

Partant, il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.

SUPPRESSION DU DROIT DE VOTE DES DÉTENUS

Kulinski et Sabev c. Bulgarie du 21 juillet 2016 requête no 63849/09

Violation de l'article 3 du protocole 1 : L’interdiction de voter frappant automatiquement et de manière indiscriminée les détenus en Bulgarie est disproportionnée.

La Cour rappelle qu’il convient d’adopter une interprétation de l’article 3 du Protocole no 1 qui inclut dans son champ d’application les droits individuels subjectifs de participation – le « droit de vote » et le « droit de se présenter à des élections législatives ».

L’interdiction faite aux requérants de voter aux élections au Parlement européen et au Parlement bulgare représentait une ingérence dans l’exercice de leur droit consacré par l’article 3 du Protocole no 1. La Cour accueille l’argument présenté par le Gouvernement, selon lequel l’interdiction de voter opposée aux prisonniers condamnés visait à promouvoir l’état de droit et à renforcer la responsabilité civique, deux objectifs légitimes sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 1.

Toutefois, la Cour juge que la restriction imposée était disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 relativement aux deux requérants en ce qui concerne les élections qui se déroulèrent en 2009, et relativement à M. Sabev seul en ce qui concerne les élections qui se déroulèrent en 2013 et 2014.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour fait observer que les requérants ont été privés du droit de vote du fait d’une interdiction générale de voter applicable à tous les détenus condamnés. Cette interdiction claire et catégorique trouve son origine dans la Constitution et est transcrite dans plusieurs lois ordinaires. Ainsi, la Cour estime que la situation des requérants est comparable à celle qu’elle avait examinée dans l’affaire Anchugov et Gladkov c. Russie qui concernait une interdiction générale de voter édictée dans la Constitution et visant toutes les personnes condamnées purgeant une peine de prison. La Cour avait jugé que cela représentait une violation de la Convention.

Dans l’affaire Scoppola c. Italie (no 3), où la loi édictait une interdiction de voter applicable uniquement aux personnes condamnées à une peine de prison de trois ans ou plus, la Cour avait souligné que le retrait du droit de vote – résultant non pas d’une décision judiciaire mais d’une disposition législative – ne donnait pas lieu, en soi, à une violation de l’article 3 du Protocole no 1.

Toutefois, la présente espèce est différente, puisque la disposition législative interdisant aux détenus de voter ne pouvait être ajustée en fonction des circonstances de l’espèce, de la gravité de l’infraction ou du comportement du délinquant.

Si les États jouissent d’une marge de manoeuvre (« marge d’appréciation ») en ce qui concerne le droit de vote, une restriction automatique, indiscriminée et générale de ce droit consacré par l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas acceptable.

Enfin, la Cour examine en particulier l’argument du gouvernement bulgare selon lequel les détenus recouvrent le droit de vote à leur sortie de prison. Elle fait observer que cela ne change rien au fait qu’en application de la loi en vigueur au moment des élections en question, tous les détenus condamnés en Bulgarie, y compris les requérants, quelles que soient leurs circonstances personnelles, leur comportement et la gravité des infractions commises, ont été privés du droit de vote.

LA SITUATION EN GRANDE BRETAGNE

Le 26 mars 2013, la Cour suspend l’examen de 2 354 affaires relatives au droit de vote des détenus en Grande Bretagne, durant 6 mois jusqu'au 30 septembre 2013.

La Cour européenne des droits de l’homme a décidé de suspendre l’examen de 2 354 affaires ayant pour origine des requêtes relatives au droit de vote des détenus dirigées contre le Royaume-Uni.

Dans le premier arrêt qu’elle a rendu sur la question du droit de vote des détenus au Royaume-Uni – Hirst c. Royaume-Uni (no 2), (requête no 74025/01, 6 octobre 2005) – la Grande Chambre de la Cour a conclu que l’interdiction générale de voter imposée à tous les détenus reconnus coupables d’une infraction, quelles qu’en soient la nature et la gravité, emportait violation de l’article 3 du Protocole no 1 (droit à des élections libres) à la Convention européenne des droits de l’homme. Elle n’a pas précisé quelles étaient les mesures que le Royaume-Uni devait prendre pour mettre sa législation en conformité avec l’article 3 du Protocole no 1, se contentant de dire qu’il y avait de nombreuses manières d’organiser et d’appliquer les systèmes électoraux et qu’il appartenait à chaque Etat membre du Conseil de l’Europe d’établir ses propres règles en la matière. Dans son arrêt de chambre Greens et M.T. c. Royaume-Uni (requêtes nos 60041/08 et 60054/08, 23 novembre 2010), elle a conclu à nouveau à la violation du droit à des élections libres, le Royaume-Uni n’ayant pas modifié l’interdiction générale posée dans sa législation. Elle a alors dit que le Gouvernement devait présenter des propositions de modification de la loi en cause en vue de la promulgation d’un texte dans un délai à déterminer par le Comité des Ministres, l’organe exécutif du Conseil de l’Europe responsable du contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour. Elle a ensuite accordé au Gouvernement un délai supplémentaire dans l’attente de l’issue d’une affaire italienne relative au droit de vote des détenus portée devant la Grande Chambre (Scoppola c. Italie (no 3), requête no 126/05, arrêt de Grande Chambre du 22 mai 2012).

Le Comité des Ministres suit les progrès accomplis par le Royaume-Uni dans l’exécution de ces arrêts. Le 22 novembre 2012, le Gouvernement a publié un avant-projet de loi sur le droit de vote des détenus. Ce texte prévoit trois possibilités : 1) interdiction de voter pour les individus condamnés à quatre années de prison ou plus ; 2) interdiction de voter pour les individus condamnés à plus de six mois de prison ; ou 3) interdiction de voter pour tous les détenus (c’est-à-dire maintien de la situation actuelle). Le Comité des Ministres surveille le cheminement de cet avant-projet de loi. Il a décidé de reprendre l’examen des affaires Hirst (n° 2) et Greens et M.T. au plus tard à sa réunion de septembre 2013.

Au vu de la décision du Comité des Ministres, la Cour a décidé de suspendre l’examen des affaires pendantes concernant des requêtes relatives au droit de vote des détenus dirigées contre le Royaume-Uni, jusqu’au 30 septembre 2013 au plus tard. Entre-temps, elle a invité le Comité des Ministres à la tenir régulièrement informée de l’évolution de la situation.

ARRÊT PILOTE GREENS ET MT C. ROYAUME UNI du 21 NOVEMBRE 2010 REQUÊTE nos 60041/08 et 60054/08

Les détenus n'ont pas le droit de vote au Royaume Uni, la CEDH impose une procédure article 46

L’affaire concerne le fait que que le Royaume-Uni n’a toujours pas modifié sa législation retirant systématiquement aux détenus condamnés le droit de voter aux élections nationales et européennes.

La Cour considère que la violation constatée en l’espèce est due à l’inexécution de l’arrêt de Grande Chambre rendu le 6 octobre 2005 en l’affaire Hirst c. Royaume-Uni no 2 (no 74025/01), où elle avait également conclu à une violation de l’article 3 du Protocole no 1.

Appliquant sa procédure d’arrêt pilote, elle donne au Royaume-Uni six mois à compter de la date à laquelle l’arrêt Greens et M.T. sera devenu définitif pour introduire des propositions législatives visant à mettre les dispositions litigieuses en conformité avec la Convention. Le Royaume-Uni est en outre tenu d’adopter les textes pertinents dans le délai dont décidera le Comité des Ministres – l’organe exécutif du Conseil de l’Europe, qui contrôle l’exécution des arrêts de la Cour.

La Cour décide également que, dans l’attente de l’adoption de la nouvelle législation, elle n’examinera pas d’affaires analogues. Elle se propose de rayer du rôle toutes ces affaires une fois ladite législation adoptée.

La Cour observe que la qualité de détenus condamnés des requérants les a empêchés de voter aux élections européennes de juin 2009 et aux élections législatives de mai 2010. Cependant, l’un comme l’autre étaient libérables avant les élections au Parlement écossais du 5 mai 2011. Elle n’examine donc leurs griefs tirés de l’article 3 du Protocole no 1 qu’en ce qui concerne les élections de 2009 et 2010.

L’article 3 de la loi de 1983 n’a pas été modifié depuis l’arrêt Hirst. En conséquence, les requérants n’ont pas pu voter aux élections législatives de mai 2010. Du fait de l’article 8 de la loi de 2002, ils n’ont pas pu non plus voter aux élections européennes de juin 2009. La Cour conclut donc à la violation de l’article 3 du Protocole no 1 dans le chef des deux requérants.

NOTE DE FREDERIC FABRE

Cet arrêt est mal perçu par le Gouvernement Anglais. Le 25 janvier 2012, Monsieur le Premier Ministre Cameron déclare de manière virulente au siège du Conseil de l'Europe (photo à droite), que l'opinion publique britannique n'a jamais compris que la CEDH se soit formellement opposée à l'interdiction de vote prévue pour les prisonniers anglo-saxons.

Le 26 janvier 2012, Monsieur Nicolas Bratza, le président anglais de la CEDH, a répondu que «les États européens devaient assumer leur part de la responsabilité commune que constitue la protection des droits de l'homme».

Firth et autres c. Royaume-Uni du 12 août 2014 no 47784/09 et 7 autres requêtes

47806/09, 47812/09, 47818/09, 47829/09, 49001/09, 49007/09, 49018/09, 49033/09 et 49036/09

L’affaire concerne dix détenus qui se plaignent d’avoir été privés du droit de voter aux élections européennes de 2009.

Les requérants sont dix ressortissants britanniques nés entre 1947 et 1984. Reconnus coupables de différentes infractions pénales, tous purgeaient une peine de prison au moment des faits. Invoquant l’article 3 du Protocole no 1 (droit à des élections libres), ils se plaignent d’avoir été, en vertu de la loi, automatiquement privés du droit de voter aux élections européennes du 4 juin 2009.

Malgré la grosse colère du Premier Ministre anglais qui menace de tout quitter, la CEDH confirme sa jurisprudence et constate la violation de l'article 3 du Protocole Additionnel 1.

La Cour note que dans l’affaire Greens et M.T. elle a estimé que l’interdiction légale de voter imposée aux prisonniers aux élections européennes du 4 juin 2009 était incompatible avec l’article 3 du Protocole no 1 en raison de son caractère général. Elle observe que dans cet arrêt elle a indiqué que des modifications législatives seraient requises pour rendre le droit électoral compatible avec la Convention.

En l’espèce, la Cour reconnaît que le Royaume-Uni a pris récemment des mesures en publiant un projet de loi et le rapport de la Commission parlementaire mixte chargée d’examiner ce projet. Toutefois, étant donné que la loi n’a toujours pas été modifiée, la Cour conclut à la violation de l’article 3 du Protocole no 1.

ARTICLE 41 :

Comme dans les arrêts antérieurs concernant le droit de vote de détenus (notamment Hirst (no 2) c. Royaume-Uni, Greens et M.T. c. Royaume-Uni et Scoppola (no 3) c. Italie), la Cour dit que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral qu’auraient subi les requérants. Elle n’accorde donc aucune indemnité de ce chef.

Elle rejette également la demande des requérants pour frais et dépens. Elle renvoie aux observations qu’elle a formulées dans l’arrêt Greens et M.T., au paragraphe 120, dans lequel elle indiquait qu’elle n’octroierait probablement aucune somme au titre des frais et dépens dans les futures affaires de suivi. Elle explique que les requérants en l’espèce, en introduisant leur requête, n’avaient été amenés qu’à citer l’article 3 du Protocole no 1, alléguer qu’ils étaient détenus en exécution d’une peine d’emprisonnement à la date des élections en question et confirmer qu’ils auraient eu le droit de voter à ces élections s’ils n’avaient pas été détenus. La Cour estime que l’introduction de pareille requête est simple et ne requiert pas d’assistance juridique. Elle conclut donc que les frais réclamés n’étaient ni raisonnables ni nécessaires.

NOTE DE FRÉDÉRIC FABRE : La motivation de la CEDH, pour refuser de rembourser les frais de justice, est incompatible avec l'obligation de répondre aux observations du Gouvernement, par voix d'avocat. Comment ne pas penser que sur ce point, la CEDH s'est soumise à la colère de Monsieur Cameron, actuel premier ministre anglais ?

McHugh et autres c. Royaume-Uni du 10 février 2015

requête no 51987/08 et 1 014 autres requêtes

Violation de l'article 3 du Protocole 1, la CEDH reconnaît que la suppression systématique du droit de vote des détenus est incompatible mais elle n'indemnise pas .

Article 3 du Protocole n° 1 (droit à des élections libres)

La Cour rappelle qu'elle a estimé que l’impossibilité pour tout détenu, en vertu de la loi, de voter dans le cadre d'élections, de par son caractère global, était incompatible avec l'article 3 du Protocole n° 1. Elle rappelle que dans l'affaireGreens et M.T. c. Royaume-Uni (nos 60041/08 et 60054/08), elle a indiqué qu’il était nécessaire de modifier la loi pour rendre le droit électoral compatible avec les exigences de la Convention.

Étant donné toutefois que la législation est demeurée inchangée, la Cour conclut, comme dans les affaires Hirst (n° 2) c. Royaume-Uni (n° 74025/01), Greens et M.T. c. Royaume-Uni et Firth et autres c. Royaume-Uni (n° 47784/09 et neuf autres), à la violation de l'article 3 du Protocole n° 1.

Article 41 (satisfaction équitable)

Comme dans les arrêts précédents concernant le droit de vote de détenus (notamment Hirst (n° 2), Greens et M.T., Scoppola (n° 3) c. Italie etFirth et autres, la Cour estime que le constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants.

Elle n’octroie donc aucune indemnité à ce titre aux intéressés.

La Cour rejette également la demande des requérants au titre des frais et dépens. Elle estime que l'assistance d’un conseil juridique n'était pas requise pour introduire une requête, pour les raisons détaillées dans son arrêt en l'affaire Firth et autres. La Cour a clairement exposé l’approche qu’elle comptait adopter pour les affaires de suivi dans cet arrêt, qui était à la fois concis et dénué d'ambiguïté. L’assistance d’un avocat n'était pas nécessaire pour en saisir toutes les implications.

DROIT DE VOTE DES PERSONNES

DEPOURVUES DE CAPACITE JURIDIQUE

Strøbye et Rosenlind c. Danemark du 2 février 2021 requêtes nos 25802/18 et 27338/18

Article 3 du Protocole 1 : Le retrait des droits de vote de requérants dépourvus de capacité juridique est jugé légal

non-violation de l’article 3 du Protocole n° 1 (droit à des électionslibres) à la Convention européenne des droits de l’homme, et non violation de l’article 14 (interdiction de la discrimination). L’affaire concerne la privation des droits de vote des requérants résultant du retrait de leur capacité juridique. La Cour juge que les autorités danoises ont évalué et fait évoluer la réponse juridique à des situations comme celle des requérants et que ces derniers n’ont pas été traités de manière disproportionnée, concluant qu’il n’y a pas eu de violation de leurs droits.

FAITS

Les requérants, Tomas Strøbye et Martin Rosenlind, sont des ressortissants danois, nés en 1966 et 1987 et résidant à Frederiksberg et Greve (Danemark) respectivement. En 1984 et 2009 respectivement, les requérants furent privés de leur capacité juridique. En conséquence, ils perdirent le droit de vote. Ils engagèrent une procédure contre le ministère danois de l’Intérieur, faisant valoir qu’ils avaient été privés du droit de vote aux élections parlementaires de 2015. La cour régionale du Danemark oriental rejeta les plaintes, estimant que le fait de retirer le droit de vote à des personnes qui avaient été privées de leur capacité juridique était conforme à la législation en vigueur depuis de nombreuses années et à la doctrine, et que les obligations internationales du Danemark n’avaient aucune incidence sur cela. La Cour suprême confirma cette décision, faisant remarquer que le droit de vote n’était pas absolu. Un débat public s’ensuivit, qui déboucha sur des amendements législatifs visant à restituer les droits de vote à certaines personnes qui les avaient perdus, sans pour autant revenir totalement sur la privation de la capacité juridique. Les requérants recouvrèrent le droit de vote aux élections générales le 20 mai 2019 et le 9 novembre 2019 respectivement.

CEDH

Les requérants font valoir que leur privation du droit de vote était injustifiée et arbitraire, mettant en doute sa compatibilité avec les obligations internationales du Danemark. Le Gouvernement affirme que les restrictions ont été proportionnées à l’objectif légitime poursuivi – garantir que les électeurs aient le niveau de compétence mentale requis –, notamment, contrairement à d’autres cas, parce qu’elles ne s’appliquaient qu’à un petit groupe spécifique de personnes. La Cour réaffirme que le droit de vote joue un rôle essentiel dans une démocratie véritable, mais que les États membres jouissent d’une grande latitude dans ce domaine. La Cour observe que les requérants ont perdu leur droit de vote parce qu’ils ont été déclarés juridiquement incapables, conformément à la loi. Elle constate que la situation juridique danoise est comparable à celle de nombreux États européens. La Cour a également examiné l’affaire à la lumière des obligations du Danemark découlant des traités internationaux et des droits de l’homme. La Courre connaît qu’il est objectivement difficile de justifier le fait d’être autorisé à voter aux élections européennes mais pas aux élections législatives. Néanmoins, la Cour estime que le législateur a fait des efforts louables pour évaluer et traiter la situation au fil du temps, reflétant les changements dans la société. L’État a agi dans le cadre du pouvoir discrétionnaire que lui confère la Convention, du fait, notamment, de la qualité du contrôle juridictionnel interne sur ces questions. La Cour est également convaincue que la différence de traitement dont ont fait l’objet les requérants a été proportionnée au but recherché. En conséquence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation des droits des requérants.

CHANGEMENT DE LOI AVANT LES ÉLECTIONS

Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie du 30 novembre 2017 requête n° 48818/17

Article 3 du Protocole 1 : Irrecevabilité du grief d’un parti de l’opposition turc au sujet du référendum d’avril 2017 sur les pouvoirs du président. La Conv EDH ne prévoit pas ce cas. C'est une incompétence ratione materiae pour la CEDH.

LES FAITS

Le 16 avril 2017 eut lieu en Turquie un référendum qui entraîna une extension notable des pouvoirs du président, lui conférant notamment le pouvoir de dissoudre le Parlement, de nommer et de révoquer les vice-présidents et les ministres ainsi que d’autres hauts fonctionnaires, y compris les juges de la Cour constitutionnelle. Le jour du référendum, alors que certains suffrages étaient en train d’être décomptés, la commission électorale nationale fut informée que dans certains bureaux de vote on avait utilisé des tampons comportant le mot « oui » au lieu du mot « choix ». Le même jour, la commission décida que ces tampons étaient valables. Par ailleurs, on lui indiqua ultérieurement que certains bulletins de vote et des enveloppes ne comportaient pas les sceaux requis. Elle déclara par la suite que ces enveloppes et bulletins étaient valables dans tout le pays. Selon les résultats du référendum, un peu plus de 54 % des votants ont approuvé l’ensemble de la réforme constitutionnelle et un peu plus de 48 % ont voté contre ; le taux de participation s’est élevé à environ 85 %. Le parti requérant saisit la commission d’une plainte concernant le référendum, dont il demandait l’annulation. Il plaida que la commission avait enfreint la loi en validant les bulletins non tamponnés. Il exposa que l’obligation de tamponner les bulletins visait à éviter la fraude électorale et indiqua que certains bulletins et enveloppes avaient peut-être été déposés après avoir été volés. Il estima que la commission aurait dû déterminer le nombre de bulletins non tamponnés puis vérifier leur validité, et ajouta que, les bulletins en cause ayant été acceptés, il était impossible de remédier à ces irrégularités. Le parti soutint que des actes illégaux et inéquitables commis pendant la conduite du référendum avaient porté atteinte à la légitimité du scrutin, dont il demandait à la commission d’annuler le résultat. La commission rejeta la plainte du parti. Cette décision était définitive et insusceptible de recours au regard de la Constitution.

CEDH

Après avoir joint le grief tiré de l’article 11 de la Convention à celui fondé sur l’article 3 du Protocole n° 1, la Cour conclut à la majorité que ce dernier est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit dès lors être déclaré irrecevable.

La Cour renvoie au libellé de l’article invoqué dans la requête du parti requérant et observe que cette disposition mentionne une obligation d’organiser, « à des intervalles raisonnables, des élections » qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le « choix du corps législatif ».

La Cour estime que l’on ne peut déduire du sens ordinaire du terme « élections » contenu à l’article 3 du Protocole n o 1 qu’un « référendum » relève du champ d’application de cette disposition.

Premièrement, les référendums, contrairement aux élections, ne sont pas organisés « à des intervalles raisonnables » car dans la plupart des cas, voire tous les cas, ils constituent un moyen de déterminer quelle est l’opinion du peuple sur une question qui n’est pas un sujet récurrent, comme le référendum constitutionnel en l’espèce, qui était limité à un moment et à un sujet particuliers.

Deuxièmement, qui plus est, les référendums ne sont généralement pas organisés pour permettre d’élire des citoyens à certaines charges, autrement dit comme une élection donnant aux électeurs la possibilité de choisir le corps législatif.

Dans la présente affaire, bien que le référendum constitutionnel ait porté sur des modifications nombreuses et importantes de la Constitution, le peuple turc n’était clairement pas appelé à choisir une ou des personne(s) particulière(s) pour une ou des charge(s) parlementaire(s).

La Cour examine également l’argument formulé par le parti requérant selon lequel la réforme soumise au référendum était si fondamentale qu’elle devrait relever du champ d’application de l’article 3 du Protocole n° 1.

La Cour considère que le parti lui demandait d’adopter une approche téléologique (fondée sur le but) en raison de la nature de cette réforme et du fait qu’elle était indissociablement liée à la notion de régime politique véritablement démocratique en Turquie.

La Cour relève l’importance des droits garantis par la disposition en question, mais là encore souligne que le texte de l’article 3 du Protocole n° 1 indique clairement que son champ d’application se borne aux élections et montre les limites d’une interprétation extensive et téléologique de son applicabilité. Se fondant sur ses propres considérations dans l’affaire et sur sa jurisprudence, la Cour juge que l’on ne saurait étendre l’applicabilité de l’article 3 du Protocole n°1 de manière à englober les référendums.

Article 13 :

La Cour observe que l’article 13 s’applique uniquement lorsqu’il existe un « grief défendable », ce qui n’est pas le cas en l’espèce, le grief tiré de l’article 3 du Protocole n° 1 étant irrecevable.

DANIS ET L’ASSOCIATION DES PERSONNES D’ORIGINE TURQUE c. ROUMANIE DU 21 AVRIL 2015 REQUÊTE 16639/09

Violation de l'article 3 du Protocole 1 et de l'article 14 de la Convention : le changement de loi électorale 8 mois avant les élections pour exiger des associations représentants les minorité nationale turque soit inscrite comme d'utilité publique est non conforme à la Convention.

35.  La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu’il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu’il n’existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 42, CEDH 2009). L’étendue de la marge d’appréciation dont les Parties contractantes jouissent à cet égard varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 82, CEDH 2009).

36.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et qu’il revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Le rôle de l’État, en tant qu’ultime garant du pluralisme, implique l’adoption de mesures positives pour « organiser » des élections démocratiques dans des « conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif » (idem, § 54).

37.  La Cour rappelle également que les mots « libre expression de l’opinion du peuple » signifient que les élections ne sauraient comporter une quelconque pression sur le choix d’un ou de plusieurs candidats et que, dans ce choix, l’électeur ne doit pas être indûment incité à voter pour un parti ou pour un autre (Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 108, CEDH 2008 ; voir également en ce sens Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 104, CEDH 2006‑IV). Le mot « choix » implique qu’il faut assurer aux différents partis politiques des possibilités raisonnables de présenter leurs candidats aux élections (Yumak et Sadak précité, § 108).

38.  Cela étant, les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites » et les États contractants doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la matière (voir, parmi d’autres, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 63, CEDH 1999-I, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 201, CEDH 2000-IV). Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 (Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 57, CEDH 2004‑X, Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03, 35613/03, 35626/03 et 35634/03, § 50, 30 juin 2009, et Ždanoka précité, § 115).

39.  Cependant, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés le droit de vote ou le droit de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

3.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

a)  Existence d’une différence de traitement

40.  La Cour note que la requérante, une association de la minorité turque de Roumanie, s’était déjà portée candidate aux élections parlementaires de 2004 lors desquelles une autre organisation de la minorité turque a remporté un nombre de voix légèrement supérieur et a désigné le député de la minorité turque (paragraphe 7 ci‑dessus). Toutefois, lors des élections de 2008, en application de la loi no 35/2008 nouvellement adoptée, cette autre organisation de la minorité turque a pu renouveler sa candidature sans avoir à remplir d’autres démarches, alors que l’association requérante et le requérant, son candidat au mandat de député, se sont vu imposer une nouvelle condition, à savoir celle de bénéficier du statut d’utilité publique (paragraphe 19 ci-dessus).

41.  Il s’ensuit que la loi no 35/2008 a instauré un double système d’évaluation des candidatures des organisations des minorités nationales : d’un côté, les organisations représentées au Parlement ont pu renouveler automatiquement leur candidature, leur représentativité étant présumée du seul fait qu’elles avaient remporté les élections précédentes, et, de l’autre, les organisations non représentées ont été contraintes d’entreprendre des démarches supplémentaires afin d’apporter la preuve de leur représentativité. La candidature des premières a ainsi été facilitée. Partant, la Cour observe que les requérants ont fait l’objet d’une différence de traitement dans l’exercice de leurs droits électoraux protégés par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention à raison de l’adoption de la nouvelle loi électorale (Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP), précité, § 35).

42.  Il appartient ensuite à la Cour de rechercher, à la lumière des principes exposés ci-dessus, si cette différence de traitement poursuivait un but légitime et s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. L’application de ces deux critères lui permettra de répondre à la question de savoir si les mesures litigieuses sont constitutives d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention « et/ou [si elles] ont porté atteinte à la substance même du droit à la libre expression du peuple au sens de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ».

b)  But légitime de la différence de traitement

43.  Les parties sont en désaccord sur la question de la légitimité du but poursuivi par la modification législative en cause. Les requérants soutiennent que l’adoption de la loi no 35/2008 visait à favoriser l’organisation de la minorité turque déjà représentée au Parlement, tandis que le Gouvernement soutient que cette modification avait comme finalité d’assurer un certain degré de représentativité des organisations des minorités nationales et d’éviter un éventuel exercice abusif du droit d’être élu.

44.  La Cour peut convenir avec le Gouvernement que la nouvelle loi électorale avait pour but de garantir le droit à une représentativité effective des organisations non encore représentées au Parlement et d’éviter les candidatures dépourvues de sérieux (voir, mutatis mutandis, Özgürlük ve Dayanışma Partisi (ÖDP), précité, § 42, et Soukhovetski c. Ukraine, no 13716/02, § 62, CEDH 2006‑VI).

c)  Proportionnalité de la différence de traitement

45.  La Cour rappelle que les conditions de participation aux élections imposées aux formations politiques font partie des règles électorales fondamentales. Dans les systèmes électoraux qui conditionnent la participation de ces formations à un certain nombre d’exigences spécifiques, l’introduction de nouvelles exigences peu de temps avant la date des élections peut amener, dans des cas extrêmes, à la disqualification d’office de partis et coalitions d’opposition bénéficiant d’un soutien populaire important, et ainsi favoriser les formations politiques au pouvoir. Il va de soi qu’une telle pratique est incompatible avec l’ordre démocratique et qu’elle sape la confiance des citoyens dans les pouvoirs publics de leur pays. La Cour rappelle à cet égard que les conditions de présentation des formations politiques aux élections doivent bénéficier de la même stabilité temporelle que les autres éléments fondamentaux du système électoral (Ekoglasnost c. Bulgarie, no 30386/05, § 69, 6 novembre 2012).

46.  Elle rappelle en outre que, si l’introduction d’une nouvelle condition peut ne pas poser en soi un problème au regard de la Convention (Ekoglasnost, précité, § 67), il lui revient d’examiner avec un soin particulier toute mesure adoptée dans le domaine de la législation électorale qui semble opérer, seule ou à titre principal, au détriment de l’opposition. Cela est d’autant plus vrai si, de par sa nature, la mesure compromet les chances mêmes des partis ou des formations d’opposition de parvenir un jour au pouvoir (Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova, no 28793/02, § 67, CEDH 2006, Tănase précité, § 177, et Ekoglasnost, précité, § 68).

47.  Enfin, lorsqu’elle examine la proportionnalité d’une modification législative mise en cause, la Cour prend aussi en considération les recommandations de la Commission de Venise selon laquelle il convient d’éviter la révision du mode de scrutin dans l’année qui précède les élections (paragraphe 21 ci‑dessus ; voir également Tănase, précité, § 179, Parti travailliste géorgien c. Géorgie, no 9103/04, § 88, CEDH 2008, et Ekoglasnost, précité, §§ 69-70).

48.  Se tournant vers les faits d’espèce, la Cour note d’abord que la loi no 35/2008, qui régissait les élections du 30 novembre 2008, est entrée en vigueur le 16 mars 2008. Selon l’article 29 de cette nouvelle loi, les candidatures devaient être présentées au moins quarante jours avant les élections, soit le 20 octobre 2008 au plus tard (paragraphe 19 ci‑dessus). Il en résulte que les requérants ont disposé d’environ sept mois pour présenter leur candidature.

49.  Elle note ensuite que la loi no 35/2008 exigeait des seules organisations des minorités nationales non représentées au Parlement de remplir des conditions d’éligibilité, à savoir bénéficier du statut d’utilité publique et présenter une liste de leurs membres (paragraphe 19 ci-dessus). Alors que la législation électorale en vigueur en 2004 prévoyait déjà la condition relative à la présentation de la liste des membres, la condition relative à la reconnaissance du statut d’utilité publique n’a été introduite que par la loi no 35/2008 (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Le grief des requérants ne visant que la modification législative opérée en 2008, la Cour limitera son analyse à la nouvelle condition relative à la reconnaissance du statut d’utilité publique.

50.  À cet égard, la Cour note que, selon l’article 38 § 1 c) de l’ordonnance du Gouvernement no 26/2000, l’un des critères de reconnaissance du statut d’utilité publique suppose une « activité antérieure significative » pendant les trois années ayant précédé la demande de reconnaissance de ce statut (paragraphe 20 ci-dessus).

51.  Elle constate que les requérants n’ont pas demandé la reconnaissance du statut d’utilité publique pour l’association requérante, faute de remplir le critère relatif à l’activité antérieure significative (paragraphe 9 ci‑dessus), mais se pose la question de savoir si ce manquement est imputable aux requérants ou s’il a été une conséquence insurmontable de l’adoption de la nouvelle loi électorale. Dans ce contexte, la Cour doit aussi tenir compte de la marge d’appréciation dont l’État bénéficie pour réglementer l’aspect « passif » du droit de vote (Melnitchenko précité, § 57, Etxeberria et autres précité, § 50, et Ždanoka précité, § 115).

52.  La Cour note que, en application de l’ordonnance du Gouvernement no 26/2000, le caractère significatif de l’activité antérieure exigée des organisations désireuses d’obtenir le statut d’utilité publique s’appréciait en fonction du fait d’avoir « déroulé des programmes ou des projets spécifiques à [leur] but » (paragraphe 20 ci-dessus). Elle estime que, même si cette législation ne définit pas les termes « programmes » ou « projets », ces notions ne peuvent relever de la catégorie des obligations légales d’une organisation, telle, par exemple, l’obligation de présenter ses rapports financiers à la Cour des comptes (voir, a contrario, Ekoglasnost, précité, § 65). Au contraire, la conduite de tels programmes et projets relève du choix de l’organisation en cause et il appartient à celle-ci de décider de leurs objectifs, de leur durée et des activités qu’ils comportent, en fonction de ses buts et des ressources disponibles.

53.  À cet égard, la Cour note que l’association requérante s’est présentée aux élections de 2004 et qu’elle a obtenu un nombre de voix légèrement inférieur à celui de l’association qui a remporté le siège de la minorité turque (paragraphe 7 ci-dessus). Elle en déduit qu’en 2004 la requérante remplissait toutes les conditions d’éligibilité requises par le droit interne et qu’elle a organisé son activité ultérieure en fonction des dispositions légales applicables à ce moment-là. Il ne saurait donc être reproché aux requérants de ne pas avoir prévu que, sept mois avant les élections de 2008, il leur serait demandé de remplir un nouveau critère, à savoir avoir mené des programmes ou des projets spécifiques pendant au moins trois ans.

54.  La Cour estime donc que, en modifiant la législation électorale sept mois avant les élections parlementaires de 2008, les autorités n’ont pas donné aux requérants l’occasion d’organiser leur activité afin de pouvoir se voir reconnaître le statut d’utilité publique. Il s’ensuit que les requérants ont été placés dans une impossibilité objective d’obtenir le statut d’utilité publique et de remplir ainsi une condition d’éligibilité requise par la nouvelle loi électorale.

55.  Au vu des considérations qui précèdent, elle estime que la nouvelle condition d’éligibilité imposée aux requérants pour pouvoir présenter leur candidature aux élections parlementaires, à la différence des organisations des minorités nationales qui étaient déjà représentées au Parlement, s’analyse en une mesure disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.

56.  Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

LES SONDAGES AVANT LES ÉLECTIONS

Irrecevabilité Dimitras c. Grèce requête 59573/09 du 7 septembre 2017

et Voulgaris et autres c. Grèce requête 65211/09 du 7 septembre 2017

La non diffusion des sondages d'opinion à 15 jours d'une élection, ne porte pas atteinte aux droits des requérants qui ne sont que de simples électeurs.

28. La Cour rappelle que, pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d’une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention. Il est toutefois loisible à un particulier de soutenir qu’une loi viole ses droits, en l’absence d’acte individuel d’exécution, si l’intéressé est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, §§ 33 et 34, CEDH 2008, Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, § 44, série A no 246‑A, et Klass et autres c. Allemagne, no 5929/71, § 33, 6 septembre 1978).

29. En l’espèce, la Cour note que les requérants s’érigent contre une disposition législative en tant que telle, qui, à l’époque des faits, prévoyait une peine d’emprisonnement de six mois au minimum et une amende comprise entre 30 000 et 300 000 euros en cas de publication de sondages d’opinion au cours des quinze jours précédant les élections. Elle constate que ces dispositions concernaient uniquement les personnes procédant à cette diffusion ou publication, telles que, par exemple, celles impliquées dans les stations de radiotélévision ou dans les journaux et magazines (paragraphe 14 ci-dessus). Or les requérants, en leur qualité d’électeurs, ne pouvaient pas être concernés par de telles poursuites et n’ont pas été obligés de changer leur comportement sous peine de celles-ci. La question qui se pose dans la présente affaire est plutôt de savoir si l’on peut ou non considérer que les requérants ont subi directement les effets de la législation en cause.

30. La Cour constate à cet égard que tous les intéressés disposaient du droit de vote aux élections du 4 octobre 2009. Elle note l’argument des requérants selon lequel le manque d’accès aux informations en cause leur était si utile dans l’exercice de leur droit de vote que soit ils ont décidé de ne pas exercer ce droit, soit ils ont estimé qu’ils auraient voté différemment soit ils ont considéré que leur activité politique avait été entravée. Or la Cour attache une importance particulière au fait que les requérants n’étaient assurément pas personnellement visés par la législation en cause et qu’ils ont été affectés exactement de la même manière que tous les électeurs du 4 octobre 2009, qui, dans leur ensemble, n’avaient pas accès aux sondages. Elle note en outre qu’aucune interdiction de voter aux élections n’a été imposée aux requérants et qu’il leur était toujours possible, tant en théorie que dans la pratique, d’exprimer leur choix en votant.

31. La Cour relève par ailleurs que, pour que l’on puisse considérer que les requérants ont subi directement les effets de la loi en cause, la simple existence d’une législation qui touchait tout citoyen grec ayant une capacité électorale ne suffit pas. Encore faut-il qu’il existe un lien direct entre la loi en cause et les obligations ou les effets pesant sur les intéressés, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (voir, a contrario, Tănase, précité, § 108). Le fait que, par l’effet de l’article 13 de la loi no 3783/2009, qui a remis en vigueur l’article 7 de la loi no 3603/2007, les requérants n’ont pas pu recevoir, pendant une période de quinze jours précédant les élections, les résultats de sondages d’opinion sur les intentions de vote ne suffit pas pour que la Cour considère qu’ils ont subi directement les effets de la loi.

32. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 10 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention du fait de la mesure litigieuse. Il s’ensuit que ces griefs sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

33. La Cour rappelle que l’article 13 a été interprété comme n’exigeant un recours en droit interne que lorsqu’il s’agit de griefs pouvant passer pour « défendables » au regard de la Convention (voir, entre autres, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 21 juin 1988, § 52, série A no 131).

34. Compte tenu de ses conclusions précitées pour le grief tiré de l’article 10, la Cour estime que les requérants n’ont pas de grief défendable (Passaris c. Grèce (déc.), no 5334/07, 24 septembre 2009).

35. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

36. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 14 de la Convention dans la requête no 59573/09, la Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence constante, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, notamment, Katlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, § 22, série A no 291-B). En l’espèce, la Cour ayant conclu que les requérants ne peuvent pas se prétendre victimes d’une violation de l’article 10 de la Convention, l’article 14 ne saurait être combiné avec cette disposition. Il en découle que ce grief doit être rejeté comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3.

37. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner les autres exceptions soulevées par le Gouvernement.

PARLEMENTAIRE INTERDIT DE POURSUIVRE

SON MANDAT OU DE SE REPRESENTER

Galan c. Italie du 17 juin 2021 requête no 63772/16

Article 3 du Protocole 1 : Déchéance d’un mandat de député et interdiction de se porter candidat aux élections en raison d’une condamnation pénale : requête irrecevable

L’affaire concerne la déchéance du requérant de son mandat de député en raison du constat par le Parlement de l’existence d’une cause d’inéligibilité consécutive à une condamnation pour corruption. La Cour accorde du poids à l’approche de la Cour constitutionnelle italienne, dont la jurisprudence a établi que l’interdiction de se porter candidat et la déchéance du mandat ne sont ni des sanctions ni des effets de la condamnation relevant de la sphère pénale. L’élu déchu de ses fonctions est exclu de l’assemblée élective dont il relève parce qu’il a perdu l’aptitude morale, condition essentielle pour pouvoir continuer à siéger en tant que représentant des électeurs. La Cour estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections et la déchéance litigieuses ne sauraient être assimilées à des sanctions pénales au sens de l’article 7 de la Convention. Ce grief est incompatible avec les dispositions de la Convention et doit donc être rejeté. La Cour considère que l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-à-dire écarter du Parlement les élus condamnés pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. Cette interdiction de se porter candidat aux élections ne peut être jugée arbitraire ou disproportionnée. Enfin, eu égard aux garanties prévues par la procédure parlementaire de « triple validation » - Comité permanent des incompatibilités, des inéligibilités et des déchéances, Junte des élections et Chambre des Députés -, la Cour considère que la Convention ne saurait exiger un contrôle juridictionnel d’une décision adoptée par le Parlement dans le cadre d’une réserve constitutionnelle de compétence. Cette décision est définitive

FAITS

Le requérant, M. Giancarlo Galan, est un ressortissant italien, né en 1956 et résidant à Rovolon. M. Galan se porta candidat aux élections législatives de février 2013 et fut élu et proclamé député le 5 mars 2013. Dans le cadre d’investigations le Parquet près le tribunal de Venise demanda au juge des investigations préliminaires (G.I.P.) le placement en détention provisoire de M. Galan, président de la Région Vénétie, et la saisie conservatoire d’une somme égale à environ 4 800 000 euros au motif qu’il lui était reproché d’avoir commis, notamment, le délit de corruption entre 2005 et 2011, délit puni d’une peine d’emprisonnement allant de six ans à dix ans. Le G.I.P. accueillit la demande, puis, le 4 juin 2014, s’adressa au Président de la Chambre des Députés afin d’obtenir l’autorisation de l’Assemblée à l’exécution de la mesure de sûreté. Le 10 juillet 2014, la Junte pour les autorisations de la Chambre des Députés proposa à l’Assemblée, qui accepta, la concession de l’autorisation. Le 8 octobre 2014, après avoir obtenu l’accord du parquet, M. Galan demanda à bénéficier de la procédure abrégée de l’application de la peine sur demande des parties (« patteggiamento », prévue par l’article 444 du code de procédure pénale) de deux ans et dix mois de réclusion et de la saisie conservatoire de 2 600 000 euros. Le 16 octobre 2014, le juge de l’audience préliminaire appliqua ladite peine et ordonna la saisie. La décision devint définitive le 2 juillet 2015, date du rejet par la Cour de cassation du pourvoi de M. Galan. Le 11 novembre 2015, le Parquet communiqua à la Chambre des Députés la copie du jugement du G.I.P. du 16 octobre 2014. La Présidente de l’Assemblée chargea ensuite la Junte des élections de décider sur la contestation de l’élection de M. Galan sur la base des dispositions du décret législatif n° 235/2012. Le 23 février 2016, le Comité permanent décida à la majorité de proposer à la Junte de déclarer la survenance d’une cause d’inéligibilité et la déchéance de M. Galan de son mandat de député. La Junte rejeta les arguments du requérant quant à la rétroactivité du décret législatif en estimant que l’inéligibilité et la déchéance ne relevaient pas du domaine pénal mais s’analysaient comme les conséquences de la disparition d’une condition objective au maintien du mandat électif. Le 8 mars 2016, la Junte des élections approuva à la majorité la proposition du Comité permanent, puis, le 9 mars, son président informa M. Galan de la décision, de la fixation au 7 avril de la date de la séance publique de discussion, de la faculté de présenter des nouveaux documents et de se faire représenter par un conseil et prendre la parole.La Junte annonça publiquement sa décision de proposer à l’Assemblée de déclarer M. Galan déchu de son mandat. Le 27 avril 2016, la Chambre des Députés déclara le requérant déchu de son mandat avec effet immédiat en raison de la survenance d’une cause d’inéligibilité.

Article 7

Le requérant affirme que l’application des dispositions du décret législatif n° 235/2012 a entraîné l’infliction d’une peine, en sus de la peine principale, ayant résulté de sa condamnation définitive pour corruption. La question qui se pose est donc de savoir si l’interdiction de se porter candidat aux élections et la déchéance du mandat de député relèvent du champ d’application de l’article 7 de la Convention. La Cour rappelle qu’en principe le domaine des droits politiques et électoraux ne relève pas des articles 6 § 1 et 7 de la Convention. Afin de définir la nature des mesures subies par le requérant, la Cour applique les critères fixés dans l’affaire Del Río Prada et la jurisprudence qui y est citée. La Cour analyse leur nature, leur but, leur qualification en droit interne, la procédure de leur adoption et de leur exécution, ainsi que leur gravité. La Cour relève tout d’abord que les mesures subies par le requérant ont eu comme préalable nécessaire la condamnation pénale définitive de juillet 2015. En ce qui concerne la nature et le but de ces mesures, la Cour observe que l’interdiction de se porter candidat et la déchéance du mandat avaient pour but de renforcer l’action de lutte contre le phénomène de l’infiltration de la criminalité organisée au sein de l’administration. La Cour observe encore que dans son rapport publié le 1 er juillet 2013, le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) s’est félicité de l’adoption de la loi n° 190/2012 et des progrès réalisés par les autorités nationales dans la clarification de la politique de lutte contre la corruption. En ce qui concerne la qualification en droit interne de ces mesures, la Cour accorde du poids à l’approche de la Cour constitutionnelle italienne, dont la jurisprudence sur ce point a établi que les mesures litigieuses ne sont ni des sanctions ni des effets de la condamnation relevant de la sphère pénale. Ces mesures résultent de la perte de la condition subjective permettant l’accès aux fonctions électives et leur exercice. L’élu déchu de ses fonctions est exclu de l’assemblée élective dont il relève parce qu’il a perdu l’aptitude morale, condition essentielle pour pouvoir continuer à siéger en tant que représentant des électeurs. L’interdiction d’exercer des fonctions publiques entraîne, selon l’article 28 du code pénal, la perte des droits électoraux, du droit d’exercer des fonctions publiques, du droit d’être tuteur, des titres académiques ainsi que des salaires, des pensions et des indemnités à la charge de l’État. Quant aux droits électoraux en leurs volets actif et passif, leur perte comporte l’impossibilité de voter pour le premier volet et de se faire élire pour le second volet. L’interdiction de se porter candidat aux élections prévue par l’article 1 du décret législatif n° 235/2012 entraîne quant à elle la perte du droit de vote « passif », dans la mesure où une candidature déposée en dépit d’une interdiction sera rayée de la liste des candidatures par le bureau électoral compétent. Le volet actif du droit de vote ne se trouve en revanche nullement atteint. Cette interdiction correspond à l’incapacité absolue d’exercer des fonctions électives, car elle a une incidence sur l’exigence objective d’aptitude morale dont l’absence conduit à priver une personne de ses droits électoraux sous leur volet passif. La Cour rappelle ensuite que l’extinction de l’interdiction de se porter candidat par la réhabilitation s’explique par la nécessité d’éliminer cette limitation du droit électoral passif dans la mesure où, tout en ayant son préalable nécessaire en une condamnation définitive, la mesure n’est pas appliquée par l’autorité judiciaire dans le cadre d’une procédure pénale et ne ressortit pas des effets pénaux de celle-ci. En ce qui concerne la procédure ayant abouti à la déchéance, la Cour rappelle qu’elle s’est déroulée en trois phases devant l’organe auquel appartenait le requérant : devant le Comité permanent pour les incompatibilités, les inéligibilités et les déchéances, la deuxième devant la Junte des élections et la troisième devant la Chambre des Députés. Chacune des phases a comporté des débats répondant à des règles précises fixées par la Constitution et le règlement de la Chambre des Députés. Enfin, en ce qui concerne la gravité des mesures, la Cour observe que si l’inaptitude à exercer le mandat de député et la perte du droit de se porter candidat aux élections ont eu pour le requérant des conséquences sur le plan politique, cela ne saurait suffire à qualifier ces mesures de sanctions de nature pénale d’autant plus que le droit de vote sous le volet actif n’a pas été touché. En conclusion, la Cour estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections et la déchéance litigieuses ne sauraient être assimilées à des sanctions pénales au sens de l’article 7 de la Convention. En conséquence, ce grief est incompatible avec les dispositions de la Convention et doit donc être rejeté.

Article 3 du Protocole n° 1

La Cour souligne le contexte spécifique de l’affaire. Avant l’entrée en vigueur de la loi n° 190/2012 et du décret législatif n° 235/2012, la loi n° 50/1990 avait déjà prévu, dans le cadre de la lutte contre le phénomène de l’infiltration mafieuse dans l’administration, des cas de restrictions au droit électoral passif visant à exclure de l’administration locale toute personne qui en occupant un poste aurait pu nuire à la crédibilité des institutions. La Cour souligne que l’interdiction de se porter candidat et la déchéance pour les parlementaires ont été introduites par le législateur italien avec la loi de délégation n° 190/2012 et par le gouvernement de l’époque, dans le cadre des pouvoirs délégués, au moyen du décret législatif n° 235/2012 ; il s’agissait de combler une lacune législative, puisque des restrictions des droits électoraux existaient déjà au plan local depuis la loi n° 50/1990. À l’évidence, l’interdiction de se porter candidat, tout comme la déchéance, répond à l’impératif d’assurer de manière générale le bon fonctionnement des administrations publiques, garantes de la gestion de la res publica. En ce qui concerne le cadre légal, la Cour relève que l’interdiction de se porter candidat aux élections est entourée de garanties. Avant tout, cette interdiction a pour condition préalable l’existence d’une condamnation pénale définitive telle que celle prévue pour un certain nombre de délits graves strictement définis par la loi. Le requérant est tombé sous le coup de la mesure en question en raison de sa condamnation pour corruption, délit relevant de la troisième catégorie indiquée à l’article 1 du décret législatif n° 235/2012. En ce qui concerne la méconnaissance supposée du principe de prévisibilité de la loi en raison de la condamnation du requérant pour des faits commis avant l’entrée en vigueur du décret législatif litigieux, la Cour fait remarquer que, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de limitation de la capacité électorale passive des personnes, les exigences de l’article 3 du Protocole no 1 sont moins strictes que celles relatives à l’article 7 de la Convention. En l’occurrence, il s’agissait pour l’État d’organiser aussi vite que possible son système de lutte contre l’illégalité et la corruption au sein de l’administration.

La Cour considère que l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-à-dire écarter du Parlement les élus condamnés pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. La Cour accepte le choix du législateur italien, qui a pris comme base, pour l’application de l’interdiction, la date à laquelle la condamnation pénale devient définitive et non la date de la commission des faits poursuivis. La condamnation définitive de juillet 2015 a constitué le préalable nécessaire à l’interdiction de se porter candidat aux élections, préalable prévu par l’article 1 du décret législatif entré en vigueur en janvier 2013. Enfin, la Cour souligne que l’interdiction litigieuse est limitée dans le temps. Si le requérant a perdu sa capacité électorale passive pour six ans, il avait la faculté d’introduire devant le tribunal de l’application des peines compétent une demande de réhabilitation. En conclusion, la Cour considère que l’interdiction de se porter candidat aux élections ne peut être jugée arbitraire ou disproportionnée.

Article 3 du Protocole n° 1 combiné avec l’article 14

La Cour considère que les circonstances liées à la cause du requérant ne soulèvent pas de questions sous l’angle de l’article 14. Le décret législatif n° 235/2012 prévoir clairement des situations objectives justifiant l’application de la mesure d’interdiction de se porter candidat en fonction des délits commis et des condamnations infligées. Ces situations objectives sont à la base de la décision de déchoir le requérant de son mandat, adoptée par le Chambre des députés en application de l’article 66 de la Constitution. Mal fondé, ce grief doit être rejeté.

Article 13

La Cour ne saurait exiger le contrôle, par un juge, de la procédure parlementaire relative à la composition de l’organe – et, en particulier, de la décision de l’assemblée élective d’empêcher qu’un élu condamné puisse continuer à exercer ses fonctions – en dehors de toute considération relative à la nature même du droit constitutionnel en cause. Ce système contient en effet une réserve constitutionnelle relative au pouvoir du Parlement de juger non seulement des titres d’admission de ses membres mais également des causes d’inéligibilité et d’incompatibilité pouvant survenir. Il s’agit en l’occurrence d’un principe général d’indépendance du Parlement dans l’accomplissement de sa mission et de la nécessité de garantir le fonctionnement efficace de cet organe, valeur essentielle à une société démocratique. Eu égard aux garanties prévues par la procédure parlementaire de « triple validation » - Comité permanent des incompatibilités, des inéligibilités et des déchéances, Junte des élections et Chambre des Députés -, la Cour considère que l’article 13 de la Convention ne saurait exiger un contrôle juridictionnel d’une décision adoptée par le Parlement dans le cadre d’une réserve constitutionnelle de compétence.

CEDH

ARTICLE 7

a)      Principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour

70.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Del Río Prada c. Espagne [GC], (no 42750/09, CEDH 2013), elle a énoncé les principes généraux de sa jurisprudence sur l’article 7 de la Convention (voir §§ 77-93). Elle a relevé en particulier ce qui suit :

« 81. La notion de « peine » contenue dans l’article 7 § 1 de la Convention possède, comme celles de « droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation en matière pénale » figurant à l’article 6 § 1, une portée autonome. Pour rendre effective la protection offerte par l’article 7, la Cour doit demeurer libre d’aller au-delà des apparences et d’apprécier elle-même si une mesure particulière s’analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause (Welch, précité, § 27, et Jamil, précité, § 30).

82. Le libellé de l’article 7 § 1, seconde phrase, indique que le point de départ de toute appréciation de l’existence d’une « peine » consiste à déterminer si la mesure en question a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale. D’autres éléments peuvent être jugés pertinents à cet égard : la nature et le but de la mesure en cause, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité (Welch, § 28, Jamil, § 31, Kafkaris, § 142, et M. c. Allemagne, § 120, tous précités). La gravité de la mesure n’est toutefois pas décisive en soi, puisque de nombreuses mesures non pénales de nature préventive peuvent avoir un impact substantiel sur la personne concernée (Welch, précité, § 32, et Van der Velden c. Pays-Bas (déc.), no 29514/05, CEDH 2006‑XV).

(...)

88. La Cour tient à souligner que le terme « infligé » figurant à la seconde phrase de l’article 7 § 1 ne saurait être interprété comme excluant du champ d’application de cette disposition toutes les mesures pouvant intervenir après le prononcé de la peine. Elle rappelle à cet égard qu’il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 175, CEDH 2012, et Scoppola, précité, § 104).

89. Au vu de ce qui précède, la Cour n’exclut pas que des mesures prises par le législateur, des autorités administratives ou des juridictions après le prononcé d’une peine définitive ou pendant l’exécution de celle-ci puissent conduire à une redéfinition ou à une modification de la portée de la « peine » infligée par le juge qui l’a prononcée. En pareil cas, la Cour estime que les mesures en question doivent tomber sous le coup de l’interdiction de la rétroactivité des peines consacrée par l’article 7 § 1 in fine de la Convention. S’il en allait différemment, les États seraient libres d’adopter – par exemple en modifiant la loi ou en réinterprétant des règles établies – des mesures qui redéfiniraient rétroactivement et au détriment du condamné la portée de la peine infligée, alors même que celui-ci ne pouvait le prévoir au moment de la commission de l’infraction ou du prononcé de la peine. Dans de telles conditions, l’article 7 § 1 se verrait privé d’effet utile pour les condamnés dont la portée de la peine aurait été modifiée a posteriori, et à leur détriment (...) ».

b)     Approche de la Commission et de la Cour dans des affaires similaires à la présente

71.  Bien que la présente espèce porte sur l’article 7 de la Convention, la Cour se penchera également sur des affaires similaires ayant concerné l’applicabilité du volet pénal de l’article 6, car les notions d’« accusation en matière pénale » et de « peine », contenues dans les articles 6 et 7 respectivement, se correspondent (voir, mutatis mutandis, Paksas, précité, § 68 et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC], nos 68273/14 et 68271/14, § 112, 22 décembre 2020).

72.  Dans l’affaire Estrosi c. France (n24359/94, décision de la Commission du 30 juin 1995, Décisions et rapports 82-A, pp. 56-71), la Commission a estimé que l’inéligibilité d’un an, prononcée par le Conseil constitutionnel en application du code électoral pour non-respect des règles relatives aux dépenses électorales, ne relevait pas du droit pénal mais de la réglementation de l’exercice d’un droit politique qui, par nature, ne rentrait pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention.

73.  Dans l’affaire Tapie c. France (n32258/96, décision de la Commission du 13 janvier 1997, non publiée), la Commission a estimé qu’une inéligibilité de cinq ans découlant d’une procédure de mise en liquidation judiciaire relevait du droit commercial et non pas du champ d’application pénal de l’article 6 § 1. Quant à la nature de l’infraction, celle-ci découlait pour la Commission d’une cessation de paiement dans le cadre d’une activité commerciale, les juridictions compétentes ayant constaté l’impossibilité de recouvrer le passif des sociétés et du requérant lui-même, en sa qualité d’associé. Selon la Commission, même si elle était d’une durée supérieure à celle examinée dans l’affaire Estrosi, l’inéligibilité, ni par sa nature ni par son degré de gravité, ne faisait relever la procédure litigieuse du volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention.

74.  Dans l’affaire Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, §§ 56 et 57, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI), qui portait elle aussi sur une inéligibilité d’un an ainsi que sur la démission d’office du mandat de député, mesures prononcées par le Conseil constitutionnel en application du code électoral pour non-respect des règles relatives aux dépenses électorales, la Cour est parvenue à une conclusion identique à celle de la Commission dans l’affaire Estrosi. Analysant la nature et le degré de sévérité de l’inéligibilité que le Conseil constitutionnel avait infligée au requérant, elle a observé que compte tenu de sa finalité, à savoir le bon déroulement des élections législatives, la mesure échappait au domaine pénal. La Cour a ajouté que, limitée à un an, cette mesure se distinguait aussi des inéligibilités prononcées par les juridictions répressives à titre de peines accessoires.

75.  Dans l’arrêt Paksas (précité, §§ 66-68), la Cour a examiné la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son volet pénal à deux procédures devant la Cour constitutionnelle. La première avait porté sur la conformité avec la Constitution d’un décret adopté par le requérant dans l’exercice de ses fonctions de président de la République ; la seconde, concernant une phase de la procédure d’impeachment initiée par le Parlement pour manquement à la Constitution ou au serment constitutionnel, avait abouti à ce que le requérant fût déchu de son mandat présidentiel, mesure qui était accompagnée d’une inéligibilité à vie. La Cour a conclu que les deux procédures échappaient, par leur finalité, au domaine pénal dès lors qu’elles ne visaient pas à l’infliction d’une sanction par la Cour constitutionnelle à l’encontre du requérant, et que, dans le cadre de la seconde procédure, la destitution et l’inéligibilité de l’intéressé répondaient à la responsabilité constitutionnelle du chef de l’État. L’article 6 § 1 de la Convention n’étant donc pas applicable ni sous son volet civil ni sous son volet pénal, lesdites procédures n’avaient pas abouti à une condamnation ou à l’infliction d’une « peine » au sens de l’article 7 de la Convention, lequel n’était pas davantage applicable en l’espèce.

76.  Dans les affaires Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie (déc.) no 41340/98 et 3 autres, 3 octobre 2000) et Sobaci c. Turquie (déc.), no 26733/02, 1er juin 2006), la Cour a exclu que la dissolution du Refah Partisi et du Fazilet Partisi ainsi que les effets de cette mesure sur les droits politiques du premier parti et des autres requérants eussent correspondu à des sanctions pénales. Elle a considéré que la nature par excellence politique des droits en question (poursuite de l’activité politique du parti) et de l’interdiction litigieuse (interdiction faite aux dirigeants d’être fondateurs et dirigeants ou comptables d’un nouveau parti) ne relevait pas de la garantie de l’article 6 § 1 de la Convention. En conséquence, elle a aussi rejeté le grief tiré de l’article 7 pour incompatibilité ratione materiae. Dans ces deux affaires, la dissolution des partis et l’interdiction faite aux requérants étaient non pas la conséquence d’une condamnation pénale mais celle de l’application par la Cour constitutionnelle de la Constitution et de la loi sur les partis politiques.

77.  La Cour a également examiné la question de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 aux procédures dites de lustration, relatives à la publication de listes de personnes ayant collaboré avec les services secrets des régimes communistes. Dans la décision Matyjek c. Pologne (précitée, §§ 48-59), elle a estimé qu’une procédure de lustration entraînant la perte du siège de député du requérant et une inéligibilité de dix ans relevait de la notion d’accusation en matière pénale au sens de l’article 6 § 1. Premièrement, elle a considéré que, bien que la procédure de lustration ne fût pas qualifiée de pénale en droit interne, elle présentait des caractéristiques ayant une forte coloration pénale, à savoir l’application des règles du code de procédure pénale et un tribunal composé de juges siégeant dans les chambres criminelles des juridictions. Concernant la nature de l’infraction, la Cour a constaté que celle-ci consistait en un mensonge dans une déclaration que l’intéressé était légalement tenu de fournir, ce qui était très proche de l’infraction pénale de parjure. Elle a observé par ailleurs que la disposition légale méconnue touchait un grand nombre de citoyens (tous ceux qui occupaient de multiples sortes d’emplois publics et qui étaient nés avant mai 1972) et non un petit groupe d’individus dotés d’un statut particulier. Quant à la nature et au degré de gravité de la sanction encourue, la Cour a noté qu’un arrêt de lustration entraînait la révocation de l’individu condamné de son poste dans la fonction publique (la perte du siège de député dans le cas du requérant) et l’interdiction pour lui de poser sa candidature à un grand nombre de postes de ce type pendant dix ans. Elle a relevé que cette sanction pouvait avoir un impact très grave sur la personne, la privant de la possibilité de poursuivre sa vie professionnelle, ce qui lui conférait un caractère au moins en partie répressif et préventif. Elle a indiqué que la procédure visait à punir les personnes qui n’avaient pas respecté l’obligation de faire connaître au public leur collaboration passée avec les services secrets, et non à sanctionner des actes pénalement répréhensibles commis par le passé.

78.  En revanche, la Cour a estimé que l’article 6 sous son volet pénal ne s’appliquait pas à d’autres types de procédures nationales de lustration, notamment celles qui étaient en cause en Lituanie (Sidabras et Džiautas c. Lituanie (déc.), nos 55480/00 et 59330/00, 1er juillet 2003) et dans l’ex-République yougoslave de Macédoine (Ivanovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29908/11, § 121, 21 janvier 2016). Contrairement à la situation dans l’affaire polonaise, dans ces deux pays la procédure de lustration avait touché les requérants en raison d’actes commis sous le régime communiste (notamment pour avoir travaillé ou collaboré avec les services secrets), et non en raison de déclarations mensongères soumises par les intéressés. Dans ces affaires, la Cour a adopté une approche plus restrictive, bien que la sanction appliquée aux requérants ne différât pas beaucoup de celle appliquée dans le système polonais. Dans l’affaire lituanienne, par exemple, la sanction consistait en la perte d’un emploi public (touchant un inspecteur du fisc et un procureur qui étaient d’anciens agents du KGB) et en des restrictions d’une durée de dix ans frappant l’accès à l’emploi public et à certains domaines du secteur privé. Dans l’affaire concernant l’ex-République yougoslave de Macédoine, le requérant, qui était juge à la Cour constitutionnelle, avait été démis de ses fonctions et s’était vu interdire tout emploi dans la fonction publique ou dans le milieu universitaire pendant une période de cinq ans.

79.  La Cour a toutefois considéré que la finalité de ces mesures était d’empêcher d’anciens agents des services secrets étrangers d’occuper des postes dans l’administration publique et dans des secteurs importants pour la sécurité nationale. Quant à la gravité, la Cour a indiqué qu’elle n’atteignait pas un degré suffisant pour faire tomber la sanction dans la sphère pénale.

c)      Application de la jurisprudence précitée en l’espèce

80.  La Cour observe que le requérant affirme en substance que l’application des dispositions du décret législatif n235/2012 a entraîné l’infliction d’une peine, en sus de la peine principale, ayant résulté de sa condamnation définitive pour corruption.

81.  La question à laquelle la Cour est appelée à répondre est donc celle de savoir si l’interdiction de se porter candidat aux élections et la déchéance du mandat de député - ayant découlé de la décision de la Chambre des Députés du 27 avril 2016 de ne pas valider l’élection du requérant - relèvent du champ d’application de l’article 7 de la Convention.

82.  La Cour rappelle qu’en principe le domaine des droits politiques et électoraux ne relève pas des articles 6 § 1 et 7 de la Convention. Ainsi, dans la plupart des affaires traitées relatives à l’inéligibilité ou à la perte d’un mandat électif, les organes de la Convention ont exclu l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal ainsi que celle de l’article 7 (paragraphes 71-73 ci-dessus).

83.  Afin de définir la nature des mesures fustigées par le requérant, la Cour prendra soin d’appliquer les critères fixés dans l’affaire Del Río Prada (précitée) et la jurisprudence qui s’y trouve citée (paragraphe 70 ci-dessus). Après avoir déterminé si l’incandidabilità et la déchéance du mandat électif ont été imposées à la suite d’une condamnation pénale, la Cour analysera leur nature et leur but, leur qualification en droit interne, les procédures associées à leur adoption et à leur exécution, ainsi que leur gravité.

  1. Mesures imposées à la suite de la condamnation pénale

84.  La Cour relève que les mesures subies par le requérant ont eu comme préalable nécessaire la condamnation pénale définitive de juillet 2015. L’incandidabilità a privé l’intéressé, après sa condamnation pour corruption, du droit de se porter candidat aux élections, aux fins de l’article 1 du décret législatif no 235/2012. Quant à la déchéance, imposée à la suite d’une procédure parlementaire régie par des dispositions spécifiques et ayant porté sur l’invalidation de son élection prononcée par la Chambre des Députés en avril 2016, en vertu de l’article 66 de la Constitution, elle a écarté le requérant de ladite Assemblée.

  1. Nature et but des mesures

85.  En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel ces mesures ont un caractère punitif, la Cour fait d’abord observer que les rapports explicatifs de la loi no 190/2012 et du décret législatif no 235/2012 indiquent explicitement que l’objectif de la lutte contre l’illégalité et la corruption devait être poursuivi par une approche dans le cadre de laquelle les sanctions n’étaient qu’une partie des éléments de l’action. Le choix de la condamnation définitive pour des délits prédéfinis comme base justifiant l’interdiction d’exercer des fonctions électives (avec le préalable de l’incandidabilità) reposait sur la volonté du législateur de se fonder sur des critères abstraits. Cette condamnation correspond à une inaptitude fonctionnelle irrévocable de la personne condamnée, le but étant de préserver le bon fonctionnement et la transparence de l’administration, et également la libre prise de décision des organes électifs (paragraphe 31 ci-dessus). En outre, le rapport de présentation au Parlement du projet qui devint plus tard la loi no 190/2012 faisait état de ce que l’introduction d’un plan national de lutte contre la corruption était devenu une exigence compte tenu, d’une part, des conclusions de l’évaluation effectuée par le GRECO en 2008 et en 2009 et, d’autre part, du constat selon lequel la plupart des États européens possédaient déjà un tel plan (paragraphe 3 ci-dessus).

86.  La Cour souligne ensuite que l’approche suivie dans les affaires relatives aux procédures de lustration susmentionnées montre la portée que, dans son examen du caractère pénal ou non d’une mesure, elle attribue au but poursuivi par les autorités nationales. Il s’ensuit que, par exemple, le lien entre une mesure donnée et le domaine pénal peut subsister ou s’effacer selon qu’il s’agisse de sanctionner une fausse déclaration (affaire Matyjek précitée, paragraphe 77 ci-dessus) ou d’éloigner les personnes ayant collaboré avec les services secrets de certaines postes à haut niveau de responsabilité (affaires Sidabras et Džiautas et Ivanovski précitées, paragraphe 78 ci-dessus).

87.  Dans le cadre de l’affaire du requérant, l’incandidabilità et la déchéance du mandat tendaient à renforcer, en l’étendant aux plans national (élections législatives) et supranational (élections européennes), l’action de lutte contre le phénomène de l’infiltration de la criminalité organisée au sein de l’administration. Ainsi que la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt n236/2015 (paragraphe 45 ci-dessus), des restrictions des droits électoraux étaient déjà en vigueur auparavant au plan local.

88.  La Cour observe encore que dans l’Addendum au Rapport de conformité sur l’Italie (Greco RC-I/II (2011) 1 F), publié le 1er juillet 2013, le GRECO s’est félicité de l’adoption de la loi no 190/2012 et des progrès réalisés par les autorités nationales dans la clarification de la politique de lutte contre la corruption, et a indiqué que « [l]e temps et l’expérience dir[aient] si le nouveau dispositif répond suffisamment aux objectifs de prévention et de dissuasion de la corruption » (paragraphe 58 ci-dessus).

  1. Qualification des mesures en droit interne

89.  La Cour accorde du poids à l’approche de la Cour constitutionnelle italienne (paragraphes 38-46 ci-dessus), dont la jurisprudence sur ce point, et tout particulièrement les arrêts nos 236/2015 et 276/2016 (qui reprennent les principes fixés au sujet des cas d’interdiction de se porter candidat et de déchéance relatifs aux élections locales réglementées par la loi no 55/1990), a établi que les mesures litigieuses ne sont ni des sanctions ni des effets de la condamnation relevant de la sphère pénale. Elles résultent de la perte de la condition subjective permettant l’accès aux fonctions électives et leur exercice. L’élu déchu de ses fonctions à la suite de la perte de sa capacité électorale passive n’est pas sanctionné en fonction de la gravité des faits qui lui ont été reprochés et pour lesquels il a été condamné par les juridictions pénales ; il est exclu de l’assemblée élective dont il relève parce qu’il a perdu l’aptitude morale, condition essentielle pour pouvoir continuer à siéger en tant que représentant des électeurs.

90.  S’il est vrai que ces deux arrêts ne concernent pas des élus au Parlement, la Cour constitutionnelle y précise que, comme la condamnation définitive peut justifier la déchéance du mandat en cours, une condamnation non définitive peut exiger que l’élu soit suspendu de ses fonctions. Il s’agit, toujours selon la Cour constitutionnelle, d’un choix qui ne dépasse pas les limites d’une évaluation raisonnable des intérêts constitutionnels en jeu. La juridiction constitutionnelle exclut également le but punitif des mesures prévues par la loi pertinente.

91.  Quant aux éléments de droit pénal matériel et procédural qui, selon le requérant, seraient contenus dans la loi no 190/2012 et le décret législatif n235/2012, la Cour souligne d’abord que la peine accessoire de l’interdiction d’exercer des fonctions publiques et l’incandidabilità ont certes des points communs, mais qu’elles sont essentiellement différentes en ce qui concerne à la fois leur base légale, leur durée et leurs conséquences respectives pour les droits des individus.

92.  L’interdiction d’exercer des fonctions publiques entraîne, selon l’article 28 du code pénal, la perte des droits électoraux, du droit d’exercer des fonctions publiques, du droit d’être tuteur, des titres académiques ainsi que des salaires, des pensions et des indemnités à la charge de l’État (paragraphe 34 ci-dessus). Quant aux droits électoraux en leurs volets actif et passif, leur perte comporte l’impossibilité de voter pour le premier volet et de se faire élire pour le second volet.

93.  L’interdiction de se porter candidat aux élections (incandidabilità) prévue par l’article 1 du décret législatif no 235/2012 entraîne quant à elle la seule perte du droit de vote « passif », dans la mesure où une candidature déposée en dépit d’une interdiction sera rayée de la liste des candidatures par le bureau électoral compétent. Le volet actif du droit de vote ne se trouve en revanche nullement atteint. Cette interdiction correspond à l’incapacité absolue d’exercer des fonctions électives, car elle a une incidence sur une exigence objective (l’aptitude morale) dont l’absence conduit à priver une personne de ses droits électoraux sous leur volet passif.

94.  La Cour rappelle ensuite que l’extinction de l’incandidabilità par la réhabilitation s’explique par la nécessité d’éliminer cette limitation du droit électoral passif dans la mesure où, tout en ayant son préalable nécessaire en une condamnation définitive, la mesure n’est pas appliquée par l’autorité judiciaire dans le cadre d’une procédure pénale et ne ressort pas des effets pénaux de celle-ci.

  1. Procédure ayant abouti à la déchéance

95.  Quant à la procédure ayant abouti à la perte du mandat électif, la Cour rappelle qu’elle s’est entièrement déroulée devant l’organe auquel appartenait le requérant, et ce en trois phases : la première devant le Comité permanent pour les incompatibilités, les inéligibilités et les déchéances, la deuxième devant la Junte des élections et la troisième devant la Chambre des Députés. Elles ont toutes été marquées par des débats ayant porté sur la contestation de l’élection de l’intéressé et répondant à des règles précises fixées par la Constitution et le règlement de la Chambre des Députés (paragraphes 22 et 32 ci-dessus).

  1. Gravité des mesures

96.  En ce qui concerne la gravité des mesures, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, elle ne permet pas en soi de déterminer si la « sanction » est de nature pénale (Del Río Prada, précité, § 82, Brown c. Royaume-Uni (déc.), no 38644/97, 24 novembre 1998, Welch, précité, § 32, Müller-Hartburg c. Autriche, no 47195/06, § 47, 19 février 2013). En l’occurrence, l’inaptitude à exercer le mandat de député et la perte du droit de se porter candidat aux élections ont eu pour le requérant des conséquences sur le plan politique. Toutefois, cela ne saurait suffire à les qualifier de sanctions de nature pénale d’autant plus que le droit de vote sous le volet actif n’a pas été touché.

d)     Conclusion

97.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections et la déchéance litigieuses ne sauraient être assimilées à des sanctions pénales au sens de l’article 7 de la Convention. En conséquence, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

ARTICLE 3 DU PROTOCOLE 1

a)      Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

102.  La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Outre qu’il prévoit explicitement l’obligation d’organiser des élections libres, cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (ibidem, § 51), et garantit le droit de tout élu d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002-IV, Lykourezos c. Grèce, n33554/03, § 50, CEDH 2006 VIII, Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 63, CEDH 2012).

103.  Il s’agit de droits cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Ždanoka, précité, § 103, Scoppola (no 3), précité, § 82, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 141, CEDH 2016 (extraits)).

104.  Les organes de la Convention ont rarement eu l’occasion d’examiner des allégations de violation de l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. À ce propos, la Cour a souligné que les États contractants disposaient d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, des règles relatives au statut de parlementaire, dont les critères d’éligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État. La multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l’application de l’article 3, toute loi électorale doit donc toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays concerné (Ždanoka, précité, § 106).

105.  En ce qui concerne l’interprétation générale de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour a énoncé les grands principes dans sa jurisprudence (voir, parmi d’autres, Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, §§ 46-51, Ždanoka, précité, § 115, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II). Plus particulièrement, dans l’arrêt Ždanoka (précité, § 115), relatif à l’interdiction faite à une ancienne dirigeante communiste durant l’ère soviétique de se présenter aux élections législatives, la Cour a fixé les critères à appliquer pour rechercher si l’article 3 du Protocole no 1 avait été observé. Elle s’est exprimée ainsi :

« 115. (...) :

a) L’article 3 du Protocole no 1 s’apparente à d’autres dispositions de la Convention protégeant divers droits civiques et politiques tels que, par exemple, l’article 10, qui garantit le droit à la liberté d’expression, ou l’article 11, qui consacre le droit à la liberté d’association, y compris le droit de chacun à la liberté d’association politique avec d’autres personnes au sein d’un parti. Il existe indéniablement un lien entre toutes ces dispositions, à savoir la nécessité de garantir le respect du pluralisme d’opinions dans une société démocratique par l’exercice des libertés civiques et politiques. De plus, la Convention et ses Protocoles doivent être considérés comme un tout. Cependant, lorsqu’une atteinte à l’article 3 du Protocole no 1 est en cause, la Cour ne doit pas automatiquement avoir recours aux mêmes critères que ceux qui sont appliqués pour les ingérences autorisées par le paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention, ni ne doit systématiquement fonder ses conclusions au regard de l’article 3 du Protocole no 1 sur les principes découlant de l’application des articles 8 à 11 de la Convention. Étant donné l’importance de l’article 3 du Protocole no 1 pour le système institutionnel de l’État, cette disposition est rédigée en des termes très différents de ceux des articles 8 à 11 de la Convention. L’article 3 du Protocole no 1 est libellé en des termes collectifs et généraux, bien que cette disposition ait été interprétée par la Cour comme impliquant également des droits individuels spécifiques. Les normes à appliquer pour établir la conformité à l’article 3 du Protocole no 1 doivent donc être considérées comme moins strictes que celles qui sont appliquées sur le terrain des articles 8 à 11 de la Convention.

b) La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l’article 3 du Protocole no 1 revêt une importance majeure quand il s’agit de déterminer la légitimité des buts poursuivis par les restrictions aux droits garantis par cette disposition. Étant donné que l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas limité par une liste précise de « buts légitimes », tels que ceux qui sont énumérés aux articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants peuvent donc librement se fonder sur un but qui ne figure pas dans cette liste pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire donnée.

c) La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l’article 3 du Protocole no 1 signifie également que la Cour n’applique pas les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » qui sont utilisés dans le cadre des articles 8 à 11 de la Convention. Lorsqu’elle a à connaître de questions de conformité à l’article 3 du Protocole no 1, la Cour s’attache essentiellement à deux critères : elle recherche d’une part s’il y a eu arbitraire ou manque de proportionnalité, et d’autre part si la restriction a porté atteinte à la libre expression de l’opinion du peuple. Elle réaffirme toujours alors l’ample marge d’appréciation dont jouissent les États contractants. De plus, elle souligne la nécessité d’apprécier toute législation électorale à la lumière de l’évolution politique du pays concerné, ce qui implique que des caractéristiques inacceptables dans le cadre d’un système peuvent se justifier dans le contexte d’un autre (voir, notamment, les affaires Mathieu-Mohin et Clerfayt et Podkolzina précitées).

d) La nécessité qu’une mesure législative prétendument contraire à la Convention soit individualisée et le degré d’individualisation requis le cas échéant par celle-ci dépendent des circonstances de chaque affaire particulière, c’est-à-dire de la nature, du type, de la durée et des conséquences de la restriction légale litigieuse. Pour qu’une mesure de restriction soit conforme à l’article 3 du Protocole no 1, il peut suffire d’un moindre degré d’individualisation que dans les situations concernant un manquement allégué aux articles 8 à 11 de la Convention.

e) Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Melnitchenko précité (§ 57), elle a observé que le droit de se présenter aux élections législatives peut être encadré par des exigences plus strictes que le droit de vote. En fait, alors que le critère relatif à l’aspect « actif » de l’article 3 du Protocole no 1 implique d’ordinaire une appréciation plus large de la proportionnalité des dispositions légales privant une personne ou un groupe de personnes du droit de vote, la démarche adoptée par la Cour quant à l’aspect « passif » de cette disposition se limite pour l’essentiel à vérifier l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (...) ».

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

106.  La Cour note d’abord que ce grief soulève des questions nouvelles quant au but des mesures litigieuses, à l’espérance légitime du corps électoral et aux garanties procédurales qui accompagnent en particulier la procédure d’invalidation de l’élection et la déchéance du mandat.

107.  Elle souligne encore une fois le contexte spécifique de l’affaire. Avant l’entrée en vigueur de la loi n190/2012 et du décret législatif n235/2012, la loi n50/1990 avait déjà prévu, dans le cadre de la lutte contre le phénomène de l’infiltration mafieuse dans l’administration, des cas de restrictions au droit électoral passif visant à exclure de l’administration locale toute personne qui en occupant un poste aurait pu nuire à la crédibilité des institutions.

108.  En mai 2010, le ministre de la Justice du gouvernement « Berlusconi IV » présenta au Sénat le projet de loi no 2156 portant « Dispositions pour la prévention et la répression de la corruption et de l’illégalité dans l’administration publique ». Le projet, qui deviendra la loi no 190/2012, fixait déjà le cadre strict des critères à suivre dans le travail consistant à réunir en un seul texte de loi les règles relatives à l’« inéligibilité » aux fonctions électives, y compris nationales et supranationales (paragraphe 4 ci-dessus).

109.  La loi no 190/2012 entra en vigueur le 28 novembre 2012 (paragraphe 23 ci-dessus). Le décret législatif n235/2012 fut adopté le 6 décembre 2012 et entra en vigueur le 5 janvier 2013 (paragraphes 27 ci-dessus). Parmi les amendements apportés par le Parlement au projet de loi n2156 figure l’allongement de la durée de l’interdiction de se porter candidat aux élections, qui passa de cinq ans à six ans.

  1. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits du requérant

110. La Cour observe que les mesures litigieuses ont entraîné une ingérence dans l’exercice des droits électoraux du requérant garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Il reste à établir si cette ingérence poursuivait un but légitime et était entourée de garanties adéquates contre l’arbitraire, au sens de la jurisprudence de la Cour.

  1. Le but des mesures litigieuses

111. L’article 3 du Protocole no 1 n’étant pas limité par une liste précise de buts légitimes, les États contractants peuvent librement se fonder sur un but légitime qui ne figure pas dans la liste de ceux contenus aux articles 8 à 11 de la Convention pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire (Ždanoka, précité, § 115).

112.  La Cour souligne que l’interdiction de se porter candidat et la déchéance pour les parlementaires ont été introduites par le législateur italien avec la loi de délégation no 190/2012 et par le gouvernement de l’époque, dans le cadre des pouvoirs délégués, au moyen du décret législatif no 235/2012 ; il s’agissait de combler une lacune législative, puisque des restrictions des droits électoraux existaient déjà au plan local depuis la loi no 50/1990. À l’évidence, l’incandidabilità, tout comme la déchéance, répond à l’impératif d’assurer de manière générale le bon fonctionnement des administrations publiques, garantes de la gestion de la res publica. Elle règle l’accès à la vie publique au plus haut niveau et préserve la libre prise de décision des organes électifs. Il existe un lien étroit entre, d’une part, le caractère démocratique d’un régime politique et, d’autre part, le fonctionnement du Parlement (Karácsony et autres, précité, § 141). Il s’agit là d’un but compatible avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention.

  1. La protection contre l’arbitraire

113.  Lorsque la Cour est appelée à examiner des questions relatives à l’aspect passif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, elle suit une approche marquée par un contrôle circonscrit essentiellement à la vérification de l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (Ždanoka, précité, § 115 in fine, et Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, §§ 57-59, CEDH 2004-X). Pour ce faire en l’espèce, la Cour, concernant l’incandidabilità, se penchera sur le cadre légal, en particulier la prévisibilité et l’application immédiate de la mesure, ainsi que sa durée. Pour ce qui est de la déchéance, elle prendra en compte le cadre légal, y compris la prévisibilité de la mesure et les garanties procédurales entourant sa déclaration.

1)        L’incandidabilità

114.  En ce qui concerne le cadre légal, la Cour relève que l’interdiction de se porter candidat aux élections est entourée de garanties. Avant tout, cette interdiction a pour condition préalable l’existence d’une condamnation pénale définitive telle que celle prévue pour un certain nombre de délits graves strictement définis par la loi. Le choix de ce préalable spécifique a été effectué sur la base d’une appréciation abstraite, la condamnation définitive étant la condition qui préside à l’interdiction de se porter candidat aux élections. Cette interdiction est une conséquence automatique pour laquelle il n’est prévu ni pondération des situations individuelles ni appréciation discrétionnaire. En effet, dans le cadre des critères fixés par la loi no 190/2012 (article 1, alinéa 64 – paragraphe 26 ci-dessus), le décret législatif no 235/2013 indique en son article 1 les délits pour lesquels une peine de plus de deux ans est prévue : ceux relatifs à une association de malfaiteurs de type mafieux et à une entreprise terroriste, ceux contre l’administration, et ceux commis avec dol pour lesquels la loi prévoit une peine d’emprisonnement non inférieure au plafond de quatre ans (paragraphe 28 ci-dessus). La mesure litigieuse n’est pas applicable de manière indifférenciée à tous les condamnés du seul fait de la condamnation, mais à une catégorie de personnes prédéfinie et en fonction de la nature des délits (voir, mutatis mutandis, Scoppola (no 3), précité, §§ 97-102). Le requérant est tombé sous le coup de la mesure en question en raison de sa condamnation pour corruption, délit relevant de la troisième catégorie indiquée à l’article 1 du décret législatif no 235/2012 (paragraphe 28 ci-dessus).

115.   En ce qui concerne la méconnaissance supposée du principe de prévisibilité de la loi en raison de l’application de l’incandidabilità à la suite de la condamnation du requérant pour des faits commis avant l’entrée en vigueur du décret législatif litigieux, la Cour fait remarquer que, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de limitation de la capacité électorale passive des personnes, les exigences de l’article 3 du Protocole no 1 sont moins strictes que celles relatives à l’article 7 de la Convention. En l’occurrence, il s’agissait pour l’État d’organiser aussi vite que possible son système de lutte contre l’illégalité et la corruption au sein de l’administration (paragraphes 26 et 85 ci-dessus).

116.  La Cour considère que, dans ce contexte national, l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-à-dire écarter du Parlement les élus condamnés pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. La Cour accepte le choix du législateur italien, qui a pris comme base, pour l’application de l’interdiction, la date à laquelle la condamnation pénale devient définitive et non la date de la commission des faits poursuivis. En appliquant la mesure à toute personne condamnée pour les délits mentionnés dans le décret législatif no 235/2012 après l’entrée en vigueur de celui-ci (5 janvier 2013), il entendait clairement compléter et renforcer l’arsenal législatif pour lutter contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique, objectif qui avait guidé les travaux parlementaires ayant abouti à l’adoption de la loi anticorruption no 190/2012.

117.  L’argument du requérant selon lequel la mesure serait contraire aux principes de prévisibilité et de non-rétroactivité de la loi pénale ne saurait donc être retenu. En effet, la condamnation définitive de juillet 2015 a constitué le préalable nécessaire à l’interdiction de se porter candidat aux élections, préalable prévu par l’article 1 du décret législatif entré en vigueur en janvier 2013.

118.  Enfin, la Cour souligne que l’interdiction litigieuse est limitée dans le temps : en l’espèce, le requérant a perdu sa capacité électorale passive pour six ans, à compter du 2 juillet 2015. Toutefois, en vertu de l’alinéa 3 de l’article 13 du décret législatif no 235/2012, il avait la faculté d’introduire devant le tribunal de l’application des peines compétent une demande de réhabilitation.

119.  En conclusion, la Cour considère qu’au vu des critères contenus dans les dispositions législatives pertinentes, de la durée de la mesure et du but poursuivi par le législateur, l’incandidabilità ne peut être jugée arbitraire ou disproportionnée.

2)        La déchéance

120.  La Cour rappelle que la déchéance du mandat qui a touché le requérant est la conséquence de la décision de la Chambre des Députés du 27 avril 2016 de ne pas valider son élection en raison de la perte de la capacité électorale passive. Ses effets sur le droit d’exercer le mandat ont certes été décalés car, à la différence de ladite incapacité qui est automatique, la mesure exigeait le contrôle par l’Assemblée de l’existence des conditions prévues par la loi, et ce dans le cadre du pouvoir décisionnel que l’article 66 de la Constitution lui réserve et à l’issue de la procédure prévue par son règlement intérieur (paragraphes 22, 32 et 33 ci-dessus).

121.  La Cour estime que cette procédure n’est pas destinée à aggraver les conséquences de la condamnation mais à préserver l’organe électif auquel appartient un candidat élu. Il est tout à fait raisonnable que le Parlement soit doté, pour la défense de l’ordre démocratique, d’un pouvoir de contrôle de son fonctionnement et du droit d’exclure de son sein tout membre ayant failli, comme en l’espèce, par une conduite pénalement répréhensible, face à l’exigence du respect du principe de légalité. Pour la Cour, dans son action de reconquête de la confiance de l’électorat vis-à-vis des institutions, un État doit pouvoir bénéficier d’une latitude assez ample.

122.  Le requérant a affirmé que la mesure n’était pas prévisible car non prévue expressément par la loi no 190/2012 ou par le décret législatif no 235/2012 qui, lus à la lumière du libellé de l’article 66 de la Constitution, conféreraient au Parlement un très large pouvoir discrétionnaire.

    Le cadre légal

123.  Concernant le point de savoir si la perte du mandat électif était prévisible pour l’intéressé et son électorat, la Cour rappelle que, dans l’arrêt Lykourezos (précité, §§ 53-57), elle a examiné la question de la compatibilité avec l’article 3 du Protocole no 1 de la déchéance d’un mandat parlementaire proclamée (en juillet 2003) par la Cour suprême spéciale en vertu du nouvel article 57 de la Constitution qui avait introduit une nouvelle cause d’incompatibilité professionnelle avec les fonctions de parlementaire. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’en évaluant l’élection du requérant – intervenue en avril 2000 – sous l’angle de cette disposition qui avait fixé au 1er janvier 2003 au plus tard l’entrée en vigueur de l’incompatibilité, la Cour suprême spéciale avait privé injustement le requérant de son mandat, méconnaissant en même temps le principe de la confiance légitime du corps électoral. La Cour a estimé que la nouvelle incompatibilité n’avait en effet pas été annoncée avant les élections et avait donc surpris le requérant et privé ses électeurs du candidat qu’ils avaient librement et démocratiquement choisi pour les représenter.

124.  Pour la Cour, la situation dénoncée dans la présente affaire est différente : le décret législatif no 235/2012 est entré en vigueur avant les élections législatives de février 2013, tout comme la loi no 190/2012 qui déléguait au gouvernement, dans un cadre strict et selon des principes clairement indiqués, le pouvoir de réunir en un texte les dispositions en matière d’incandidabilità aux fonctions, notamment, de député de la République.

125.  Comme la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt no 236/2015, l’application immédiate de ce type de mesure aux mandats en cours n’est pas une création du décret législatif n235/2012. Se référant à son arrêt n118/1994, la haute juridiction a rappelé ceci : « il n’est (...) pas déraisonnable que [la loi] opère immédiatement (...) au détriment de la personne légitimement élue avant son entrée en vigueur : l’attribution à la condamnation définitive pour certains délits graves d’une importance telle – sur le plan de l’inaptitude morale – qu’elle appelle (...) des conséquences négatives pour le maintien des fonctions électives en cours au moment de l’entrée en vigueur [de la loi] résulte d’un choix discrétionnaire du législateur qui n’est assurément pas irrationnel (...) » (paragraphe 45 ci-dessus).

126.  Il s’ensuit que, au moment des élections, tant le requérant que le corps électoral étaient à même de savoir qu’un élu condamné pour l’un des délits graves visés à l’article 1 du décret législatif perdrait sa capacité électorale passive et s’exposerait à une procédure de contestation de l’élection susceptible de déboucher sur une décision du Parlement emportant invalidation de l’élection et déchéance du mandat.

127.  De plus, la date limite pour la présentation des listes électorales auprès des bureaux compétents ayant été fixée au 21 janvier 2013 (paragraphe 8 ci-dessus), le requérant a pu bénéficier d’un certain laps de temps qui lui a permis d’évaluer les conséquences éventuelles du maintien de sa candidature en cas de condamnation définitive.

    Les garanties procédurales

128.  Quant aux garanties procédurales, la Cour rappelle que le requérant se plaint d’un pouvoir discrétionnaire que le législateur aurait conféré au Parlement. Il met l’accent sur les risques de manipulations politiques et d’abus de pouvoir que, faute de contrôle juridictionnel, cela pourrait selon lui engendrer.

129.  La Cour relève que, selon les informations dont elle dispose (paragraphes 59 et 61), la quasi-totalité des trente-cinq États membres du Conseil de l’Europe dont elle a examiné le système prévoient une procédure de déchéance du mandat ou de cessation anticipée. À l’exception d’un État, tous prévoient, parmi d’autres causes de déchéance, la condamnation pénale (en fonction soit de la nature de l’infraction soit des caractéristiques de la peine prononcée). Ce dénominateur commun témoigne à n’en pas douter d’un très large consensus européen en la matière. Il en va autrement des garanties procédurales. Le niveau de ces garanties accordées au cours de la procédure de déchéance varie grandement, allant de l’ensemble des garanties du procès équitable à aucune garantie. Compte tenu de la diversité observée quant à l’organe compétent et à la procédure applicable, on peut distinguer deux hypothèses principales : soit la décision est prise par les tribunaux, et parfois entérinée ensuite par le Parlement, soit c’est au Parlement lui-même qu’il appartient d’adopter la décision.

130.  La Cour observe enfin que, selon la Commission de Venise, si les États se dotent de dispositions de loi sur la perte du mandat qui garantissent la proportionnalité de la mesure, il n’existe pas au regard de la Convention d’obligation de prévoir la garantie d’une procédure judiciaire. Toujours selon la Commission (paragraphe 57 ci-dessus), dans les systèmes où le Parlement a une compétence discrétionnaire relativement à la déchéance, la décision parlementaire faisant suite à une condamnation définitive ne constitue pas une ingérence autonome dans l’exercice par l’élu du droit de garder son siège. Dans ce cas, un nombre limité de garanties procédurales s’appliquent : en particulier le droit de déposer des observations, d’être entendu en personne par le Parlement et de se faire assister par un conseil, la tenue d’une audition publique et la publicité de la décision du Parlement.

131.   La Cour n’a toutefois pas pour tâche de porter un jugement abstrait sur les procédures de déchéance. Elle estime qu’il y a lieu de rechercher si, en l’espèce, la procédure de contestation de l’élection du requérant - ayant abouti à la perte du mandat de député - s’est déroulée de manière à garantir une protection suffisante contre l’arbitraire. Seule est donc en cause la conformité de ladite procédure aux exigences de l’article 3 du Protocole n1.

132.  Elle observe que, dans le système italien, le Parlement peut, après avoir évalué l’existence des conditions requises – une condamnation définitive en l’occurrence –, décider d’exclure ou non de l’assemblée l’un de ses membres. Il s’agit certes d’un pouvoir largement discrétionnaire mais qui, de l’avis de la Cour, ne saurait être déterminant eu égard à l’ample marge d’appréciation dont, selon sa jurisprudence, les États doivent pouvoir bénéficier en la matière. Pour la Cour, le choix constitutionnel de confier la « validation » du mandat d’un élu à l’assemblée d’appartenance se justifie par la reconnaissance de la particularité et de l’indépendance du pouvoir législatif par rapport aux pouvoirs exécutif et judiciaire, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, et est guidé par les facteurs historiques et politiques propres à l’État concerné.

133.  La Cour remarque que le cas de l’intéressé a fait l’objet d’un examen approfondi par la Chambre des Députés et que l’intéressé a été informé de ce qu’il avait la faculté de déposer des observations et des documents, de se faire représenter par un avocat et de prendre la parole au cours de la procédure. Un débat a eu lieu d’abord devant le Comité permanent des incompatibilités, des immunités et des déchéances puis devant la Junte des élections, pendant lequel les membres dudit comité ont analysé les arguments et demandes du requérant (paragraphes 16, 19, 20 ci-dessus).

134.  À l’issue de ces discussions, un rapport exhaustif relatant le processus décisionnel et proposant l’invalidation de l’élection du requérant a été soumis à la Chambre des Députés afin que celle-ci se prononce sur la question (paragraphe 20 ci-dessus). L’Assemblée s’est ensuite réunie et a entendu l’exposé par le rapporteur des motifs concluant à la proposition de déchéance, ainsi que les points de vue des certains députés. La transparence a été assurée par le fait que la séance se déroulait en public. À l’issue des débats, et après avoir constaté que les conditions de l’invalidation de l’élection du requérant étaient réunies, la Chambre des Députés a déchu l’intéressé de son mandat (paragraphe 21 ci-dessus).

135.  Au vu de ce qui précède, et indépendamment de la qualification que le Comité des incompatibilités, des inéligibilités et des déchéances a donnée à la procédure prévue par le règlement de la Chambre des Députés, la Cour considère que le requérant a bénéficié de garanties procédurales suffisantes et adéquates.

c)      Conclusion

136.  En conclusion, eu égard au fait que la mesure d’interdiction de se porter candidat aux élections et la déchéance du mandat électif n’étaient pas disproportionnées, et au fait que la décision du Parlement de ne pas valider l’élection du requérant a été adoptée à l’issue d’une procédure dont les garanties procédurales ont aussi permis d’écarter tout risque d’arbitraire, la Cour estime que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 3 du Protocole n1 combiné avec l’article 14 de la Convention

137.  Le requérant dénonce un traitement discriminatoire en ce que : les mesures litigieuses ne s’appliquent pas en cas de condamnation à l’étranger des parlementaires européens, elles sont appliquées de manière automatique indépendamment du délit commis, de sa gravité et du choix du patteggiamento ; la déchéance d’un membre du Parlement n’est susceptible d’aucun recours judiciaire contrairement aux cas des administrateurs locaux et régionaux. Il en infère que le décret litigieux a porté atteinte à l’article 3 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention.

138.  Selon l’article 14 de la Convention,

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

139.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 de la Convention et que, pour qu’un problème se pose, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable (voir, entre autres, Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010 ; Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 113, CEDH 2017 (extraits)). Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. Par ailleurs, s’agissant des différences de traitement qui ne sont pas fondées sur l’un des critères énumérés à l’article 14 de la Convention, seules celles qui sont fondées sur une caractéristique personnelle par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres sont susceptibles de relever de « toute autre situation » au sens de l’article 14 de la Convention, et de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de cette disposition (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008, et Carson, précité, § 70).

140.  Or les circonstances liées à la cause du requérant ne soulèvent pas de question sous l’angle de l’article 14. Le décret législatif no 235/2012 prévoit clairement des situations objectives justifiant l’application de la mesure d’interdiction de se porter candidat, en fonction des délits commis et des condamnations infligées indépendamment de l’existence ou de la durée de la peine accessoire. Et ces situations objectives sont à la base de la décision de le déchoir de son mandat adoptée par la Chambre des Députés en application l’article 66 de la Constitution.

141.  En conséquence, ce grief ne présente aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Étant donc manifestement mal fondé, il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

 

 

Miniscalco c. Italie du 17 juin 2021 requête no 55093/13

Art 3 P1 :Les critères d’inéligibilité aux élections régionales italiennes, en cas de condamnation définitive d’un candidat, ne violent pas la Convention

Art 3 P1 • Interdiction de se porter candidat aux élections régionales, déclenchée par la condamnation pénale définitive pour abus de pouvoir • Mesure prévisible et proportionnée au but légitime de lutter contre la corruption et la criminalité organisée au sein de l’administration

Art 7 • Applicabilité • Mesure non assimilée à une sanction pénale • Pas de perte du droit de vote « actif » • Procédures contradictoires associées à l’adoption et à l’exécution de la mesure

un requérant (Marcello Miniscalco) se plaignait de l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales de 2013 en raison de sa condamnation pour le délit d’abus de pouvoir devenue définitive en 2011.

Cette interdiction résultait de l’entrée en vigueur, en janvier 2013, du décret législatif n o 235/2012. M. Miniscalco estimait que l’application des dispositions de ce décret à sa candidature avait entraîné l’infliction d’une nouvelle peine, en sus de celle ayant résulté de sa condamnation définitive de 2011, et qu’il s’agissait d’une norme pénale rétroactive plus sévère. Il invoquait à ce titre l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 3 du Protocole n° 1 (droit à des élections libres) à la Convention. La Cour déclare le grief tiré de l’article 7 (pas de peine sans loi) irrecevable. Elle estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales ne saurait être assimilée à une sanction pénale au sens de l’article 7 de la Convention. La Cour dit ensuite, à l’unanimité, qu’il y a eu non-violation de l’article 3 du Protocole n o 1 (droit à des élections libres), jugeant que la mesure d’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’était pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi par les autorités italiennes (assurer de manière générale le bon fonctionnement des administrations publiques). La Cour considère en particulier que, dans ce contexte national, l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-à-dire écarter des procédures électorales les personnes condamnées pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. La Cour accepte le choix du législateur italien, qui a pris comme base, pour l’application de l’interdiction, la date à laquelle la condamnation pénale devient définitive et non la date de la commission des faits poursuivis. En appliquant la mesure à toute personne condamnée pour les délits mentionnés dans le décret législatif n o 235/2012, après l’entrée en vigueur de celui-ci, le législateur italien entendait clairement compléter et renforcer l’arsenal législatif pour lutter contre l’illégalité dans l’administration publique.

FAITS

Le requérant, Marcello Miniscalco, est un ressortissant italien né en 1965. Il réside à Rocchetta a Volturno (Italie). En 2013, le Bureau Central Régional (BCR) examina la liste des candidats aux élections régionales de 2013 sur laquelle se trouvait le nom de M. Miniscalco. Puis, il constata que la déclaration de M. Miniscalco attestant l’absence de causes d’interdiction de se porter candidat aux élections n’était pas véridique et qu’il ressortait du certificat du casier judiciaire de l’intéressé qu’il avait écopé de trois condamnations du chef d’abus de pouvoir dont la troisième était devenue définitive en décembre 2011. Le BCR décida de rayer le nom de M. Miniscalco de la liste de candidats auxdites élections en application de l’article 7 du décret législatif n o 235/2012 (entré en vigueur le 5 janvier 2013) qui interdit notamment de se porter candidat aux élections régionales en cas de condamnation définitive pour, entre autres, abus de pouvoir (article 323 du code pénal). M. Miniscalco contesta cette décision mais fut débouté par les juridictions italiennes. En 2017, après avoir obtenu sa réhabilitation, M. Miniscalco put se porter de nouveau candidat aux élections régionales.

Article 7 (pas de peine sans loi)

M. Miniscalco affirme en substance que l’application des dispositions du décret législatif n o 235/2012 a entraîné l’infliction d’une nouvelle peine, en sus de celle ayant résulté de sa condamnation définitive en 2011 pour abus de pouvoir. La Cour rappelle qu’en principe le domaine des droits politiques et électoraux ne relève pas des articles 6 § 1 (droit à un procès équitable) et 7 de la Convention. Ainsi, dans la plupart des affaires traitées relatives à l’inéligibilité ou à la perte d’un mandat électif, les organes de la Convention ont exclu l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal ainsi que celle de l’article 7. La Cour constate que, en l’espèce, la mesure subie par M. Miniscalco a eu comme préalable nécessaire sa condamnation pénale définitive de décembre 2011 pour abus de pouvoir. Elle note que les rapports explicatifs de la loi n o 190/2012 et du décret législatif n o 235/2012 indiquent explicitement que l’objectif de la lutte contre l’illégalité et la corruption devait être poursuivi par une approche dans le cadre de laquelle les sanctions n’étaient qu’une partie des éléments de l’action. Le choix de la condamnation définitive pour des délits prédéfinis comme base justifiant l’interdiction d’exercer des fonctions électives reposait sur la volonté du législateur de se fonder sur des critères abstraits. Cette condamnation correspond à une inaptitude fonctionnelle irrévocable de la personne condamnée, le but étant de préserver le bon fonctionnement et la transparence de l’administration, et également la libre prise de décision des organes électifs. L’inclusion de l’abus de pouvoir parmi les causes justifiant l’interdiction litigieuse tendait à renforcer l’action de lutte contre le phénomène de l’infiltration de la criminalité organisée au sein de l’administration. Ainsi que la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt n o 236/2015, des restrictions des droits électoraux étaient déjà en vigueur auparavant. La Cour accorde aussi du poids à l’approche de la Cour constitutionnelle italienne qui a établi que la mesure litigieuse n’est ni une sanction ni un effet de la condamnation relevant de la sphère pénale. Elle résulte de la perte de la condition subjective permettant l’accès aux fonctions électives et leur exercice. Le candidat dont le nom a été rayé de la liste de candidature à la suite de la perte de sa capacité électorale passive n’est pas sanctionné en fonction de la gravité des faits qui lui ont été reprochés et pour lesquels il a été condamné par les juridictions pénales ; il est exclu de la liste parce qu’il a perdu l’aptitude morale, condition essentielle pour pouvoir accéder aux fonctions de représentant des électeurs. Par ailleurs, l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales entraîne la seule perte du droit de vote « passif », dans la mesure où une candidature déposée en dépit d’une interdiction sera rayée de la liste des candidatures par le bureau électoral compétent. Le volet actif du droit de vote ne se trouve en revanche nullement atteint. En outre, M. Miniscalco a pu contester son exclusion devant le BCR, puis devant les juridictions administratives devant lesquelles une procédure contradictoire a eu lieu. Enfin, la perte du droit de se porter candidat aux élections régionales a eu pour M. Miniscalco des conséquences sur le plan politique. Toutefois, cela ne saurait suffire à la qualifier de sanction de nature pénale, d’autant plus qu’en 2017 il a pu se porter candidat à des nouvelles élections régionales après avoir obtenu sa réhabilitation et que le droit de vote sous le volet actif n’a pas été touché. Par conséquent, la Cour estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales ne saurait être assimilée à une sanction pénale au sens de l’article 7 de la Convention. Ce grief est donc irrecevable, étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

Article 3 du Protocole n o 1 (droit à des élections libres)

La Cour observe que la mesure litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits électoraux de M. Miniscalco garantis par l’article 3 du Protocole n o 1. Le but de la mesure d’interdiction de se porter candidat est de renforcer l’arsenal des restrictions des droits électoraux qui existaient déjà sur le plan local, et répond à l’impératif d’assurer de manière générale le bon fonctionnement des administrations publiques, garantes de la gestion de la res publica. Elle règle l’accès à la vie publique et préserve la libre prise de décision des organes électifs. Il s’agit là d’un but compatible avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention. En outre, cette mesure est entourée de garanties. Avant tout, l’interdiction a pour condition préalable l’existence d’une condamnation pénale définitive telle que celle prévue pour un certain nombre de délits graves strictement définis par la loi. Le choix de ce préalable spécifique a été effectué sur la base d’une appréciation abstraite, la condamnation définitive étant la condition qui préside à l’interdiction de se porter candidat aux élections. Cette interdiction est une conséquence automatique pour laquelle il n’est prévu ni pondération des situations individuelles ni appréciation discrétionnaire. La mesure litigieuse n’est pas applicable de manière indifférenciée à tous les condamnés du seul fait d’une condamnation, mais à une catégorie de personnes prédéfinie et en fonction de la nature des délits. Ainsi, M. Miniscalco est tombé sous le coup de la mesure en question en raison de sa condamnation définitive de 2011 pour un délit contre l’administration.

En ce qui concerne la question de la prévisibilité de la loi (en raison de l’application de l’inéligibilité à la suite de la condamnation de M. Miniscalco pour des faits commis avant l’entrée en vigueur du décret législatif litigieux), la Cour fait remarquer que, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de limitation de la capacité électorale passive des personnes, les exigences de l’article 3 du Protocole n o 1 sont moins strictes que celles relatives à l’article 7 de la Convention. En l’occurrence, il s’agissait pour l’État d’organiser son système de lutte contre l’illégalité et la corruption au sein de l’administration. La Cour considère que, dans ce contexte national, l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-àdire écarter des procédures électorales les personnes condamnées pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. La Cour accepte le choix du législateur italien, qui a pris comme base, pour l’application de l’interdiction, la date à laquelle la condamnation pénale devient définitive et non la date de la commission des faits poursuivis. En appliquant la mesure à toute personne condamnée pour les délits mentionnés dans le décret législatif n o 235/2012 après l’entrée en vigueur de celui-ci, il entendait clairement compléter et renforcer l’arsenal législatif pour lutter contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique, objectif qui avait guidé les travaux parlementaires ayant abouti à l’adoption de la loi anticorruption n o 190/2012. Enfin, la Cour souligne que s’il est vrai que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’est pas limitée dans le temps, en l’espèce, M. Miniscalco avait sollicité sa réhabilitation puis renoncé à la demande avant l’échéance électorale de 2013 « au motif que le décret législatif n’était pas encore en vigueur. Par ailleurs, l’intéressé a ensuite réitéré une telle demande en obtenant la réhabilitation et le droit de se présenter aux nouvelles élections régionales de 2017. En conclusion, eu égard au fait que la mesure d’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’était pas disproportionnée, la Cour constate qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 du Protocole n o 1

CEDH

ART 7

a)      Principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour

50.  La Cour rappelle que dans l’arrêt Del Río Prada c. Espagne [GC], (no 42750/09, CEDH 2013), elle a énoncé les principes généraux de sa jurisprudence sur l’article 7 de la Convention (voir §§ 77-93). Elle a relevé en particulier ce qui suit :

« 81. La notion de « peine » contenue dans l’article 7 § 1 de la Convention possède, comme celles de « droits et obligations de caractère civil » et d’« accusation en matière pénale » figurant à l’article 6 § 1, une portée autonome. Pour rendre effective la protection offerte par l’article 7, la Cour doit demeurer libre d’aller au-delà des apparences et d’apprécier elle-même si une mesure particulière s’analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause (Welch, précité, § 27, et Jamil, précité, § 30).

82. Le libellé de l’article 7 § 1, seconde phrase, indique que le point de départ de toute appréciation de l’existence d’une « peine » consiste à déterminer si la mesure en question a été imposée à la suite d’une condamnation pour une infraction pénale. D’autres éléments peuvent être jugés pertinents à cet égard : la nature et le but de la mesure en cause, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité (Welch, § 28, Jamil, § 31, Kafkaris, § 142, et M. c. Allemagne, § 120, tous précités). La gravité de la mesure n’est toutefois pas décisive en soi, puisque de nombreuses mesures non pénales de nature préventive peuvent avoir un impact substantiel sur la personne concernée (Welch, précité, § 32, et Van der Velden c. Pays-Bas (déc.), no 29514/05, CEDH 2006‑XV).

(...)

88. La Cour tient à souligner que le terme « infligé » figurant à la seconde phrase de l’article 7 § 1 ne saurait être interprété comme excluant du champ d’application de cette disposition toutes les mesures pouvant intervenir après le prononcé de la peine. Elle rappelle à cet égard qu’il est d’une importance cruciale que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives, et non pas théoriques et illusoires (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 175, CEDH 2012, et Scoppola, précité, § 104).

89. Au vu de ce qui précède, la Cour n’exclut pas que des mesures prises par le législateur, des autorités administratives ou des juridictions après le prononcé d’une peine définitive ou pendant l’exécution de celle-ci puissent conduire à une redéfinition ou à une modification de la portée de la « peine » infligée par le juge qui l’a prononcée. En pareil cas, la Cour estime que les mesures en question doivent tomber sous le coup de l’interdiction de la rétroactivité des peines consacrée par l’article 7 § 1 in fine de la Convention. S’il en allait différemment, les États seraient libres d’adopter – par exemple en modifiant la loi ou en réinterprétant des règles établies – des mesures qui redéfiniraient rétroactivement et au détriment du condamné la portée de la peine infligée, alors même que celui-ci ne pouvait le prévoir au moment de la commission de l’infraction ou du prononcé de la peine. Dans de telles conditions, l’article 7 § 1 se verrait privé d’effet utile pour les condamnés dont la portée de la peine aurait été modifiée a posteriori, et à leur détriment (...) ».

b)     Approche de la Commission et de la Cour dans des affaires similaires à la présente

51.  Bien que la présente espèce porte sur l’article 7 de la Convention, la Cour se penchera également sur des affaires similaires ayant concerné l’applicabilité du volet pénal de l’article 6, car les notions d’ « accusation en matière pénale » et de « peine », contenues dans les articles 6 et 7 respectivement, se correspondent (voir, mutatis mutandis, Paksas, précité, § 68 et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC], nos 68273/14 et 68271/14, § 112, 22 décembre 2020).

52.  Dans l’affaire Estrosi c. France (no 24359/94, décision de la Commission du 30 juin 1995, Décisions et rapports 82-A, pp. 56-71), la Commission a estimé que l’inéligibilité d’un an, prononcée par le Conseil constitutionnel en application du code électoral pour non-respect des règles relatives aux dépenses électorales, ne relevait pas du droit pénal mais de la réglementation de l’exercice d’un droit politique qui, par nature, ne rentrait pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention.

53.  Dans l’affaire Tapie c. France (no 32258/96, décision de la Commission du 13 janvier 1997, non publiée), la Commission a estimé qu’une inéligibilité de cinq ans découlant d’une procédure de mise en liquidation judiciaire relevait du droit commercial et non pas du champ d’application pénal de l’article 6 § 1. Quant à la nature de l’infraction, celle-ci découlait pour la Commission d’une cessation de paiement dans le cadre d’une activité commerciale, les juridictions compétentes ayant constaté l’impossibilité de recouvrer le passif des sociétés et du requérant lui-même, en sa qualité d’associé. Selon la Commission, même si elle était d’une durée supérieure à celle examinée dans l’affaire Estrosi, l’inéligibilité, ni par sa nature ni par son degré de gravité, ne faisait relever la procédure litigieuse du volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention.

54.  Dans l’affaire Pierre-Bloch (précitée, §§ 56 et 57), qui portait elle aussi sur une inéligibilité d’un an ainsi que sur la démission d’office du mandat de député, mesures prononcées par le Conseil constitutionnel en application du code électoral pour non-respect des règles relatives aux dépenses électorales, la Cour est parvenue à une conclusion identique à celle de la Commission dans l’affaire Estrosi. Analysant la nature et le degré de sévérité de l’inéligibilité que le Conseil constitutionnel avait infligée au requérant, elle a observé que compte tenu de sa finalité, à savoir le bon déroulement des élections législatives, la mesure échappait au domaine pénal. La Cour a ajouté que, limitée à un an, cette mesure se distinguait aussi des inéligibilités prononcées par les juridictions répressives à titre de peines accessoires.

55.  Dans l’arrêt Paksas (précité, §§ 66-68), la Cour a examiné la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son volet pénal à deux procédures devant la Cour constitutionnelle. La première avait porté sur la conformité avec la Constitution d’un décret adopté par le requérant dans l’exercice de ses fonctions de président de la République ; la seconde, concernant une phase de la procédure d’impeachment initiée par le Parlement pour manquement à la Constitution ou au serment constitutionnel, avait abouti à ce que le requérant fût déchu de son mandat présidentiel, mesure qui était accompagnée d’une inéligibilité à vie. La Cour a conclu que les deux procédures échappaient, par leur finalité, au domaine pénal dès lors qu’elles ne visaient pas à l’infliction d’une sanction par la Cour constitutionnelle à l’encontre du requérant, et que, dans le cadre de la seconde procédure, la destitution et l’inéligibilité de l’intéressé répondaient à la responsabilité constitutionnelle du chef de l’État. L’article 6 § 1 de la Convention n’étant donc pas applicable ni sous son volet civil ni sous son volet pénal, lesdites procédures n’avaient pas abouti à une condamnation ou à l’infliction d’une « peine » au sens de l’article 7 de la Convention, lequel n’était pas davantage applicable en l’espèce.

56.  Dans les affaires Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie (déc.) no 41340/98 et 3 autres, 3 octobre 2000) et Sobaci c. Turquie (déc.), no 26733/02, 1er juin 2006), la Cour a exclu que la dissolution du Refah Partisi et du Fazilet Partisi ainsi que les effets de cette mesure sur les droits politiques du premier parti et des autres requérants eussent correspondu à des sanctions pénales. Elle a considéré que la nature par excellence politique des droits en question (poursuite de l’activité politique du parti) et de l’interdiction litigieuse (interdiction faite aux dirigeants d’être fondateurs et dirigeants ou comptables d’un nouveau parti) ne relevait pas de la garantie de l’article 6 § 1 de la Convention. En conséquence, elle a aussi rejeté le grief tiré de l’article 7 pour incompatibilité ratione materiae. Dans ces deux affaires, la dissolution des partis et l’interdiction faite aux requérants étaient non pas la conséquence d’une condamnation pénale mais celle de l’application par la Cour constitutionnelle de la Constitution et de la loi sur les partis politiques.

57. La Cour a également examiné la question de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 aux procédures dites de lustration, relatives à la publication de listes de personnes ayant collaboré avec les services secrets des régimes communistes. Elle a, en particulier, conclu à l’inapplicabilité de cette disposition sous son volet pénal à des procédures de lustration, notamment celles qui étaient en cause en Lituanie (Sidabras et Džiautas c. Lituanie (déc.), nos 55480/00 et 59330/00, 1er juillet 2003) et en Macédoine (Ivanovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 29908/11, § 121, 21 janvier 2016). Dans ces deux pays la procédure de lustration avait touché les requérants en raison d’actes commis sous le régime communiste, notamment pour avoir travaillé ou collaboré avec les services secrets. Dans l’affaire lituanienne, par exemple, la sanction consistait en la perte d’un emploi public (touchant un inspecteur du fisc et un procureur qui étaient d’anciens agents du KGB) et en des restrictions d’une durée de dix ans frappant l’accès à l’emploi public et à certains domaines du secteur privé. Dans l’affaire concernant la Macédoine, le requérant, qui était juge à la Cour constitutionnelle, avait été démis de ses fonctions et s’était vu interdire tout emploi dans la fonction publique ou dans le milieu universitaire pendant une période de cinq ans.

58.  La Cour a considéré que la finalité de ces mesures était d’empêcher d’anciens agents des services secrets d’occuper des postes dans l’administration publique et dans des secteurs importants pour la sécurité nationale. Quant à la gravité, la Cour a indiqué qu’elle n’atteignait pas un degré suffisant pour faire tomber la sanction dans la sphère pénale.

c)      Application de la jurisprudence précitée en l’espèce

59.  La Cour observe que le requérant affirme en substance que l’application des dispositions du décret législatif no 235/2012 a entraîné l’infliction d’une nouvelle peine, en sus de celle ayant résulté de sa condamnation définitive en 2011 pour abus de pouvoir.

60.  La question à laquelle la Cour est appelée à répondre est donc celle de savoir si l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales relève du champ d’application de l’article 7 de la Convention.

61.  La Cour rappelle qu’en principe le domaine des droits politiques et électoraux ne relève pas des articles 6 § 1 et 7 de la Convention (paragraphes 52-58 ci-dessus). Ainsi, dans la plupart des affaires traitées relatives à l’inéligibilité ou à la perte d’un mandat électif, les organes de la Convention ont exclu l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal ainsi que celle de l’article 7.

62.  Afin de définir la nature de la mesure fustigée par le requérant, la Cour prendra soin d’appliquer les critères fixés dans l’affaire Del Río Prada (précitée) et la jurisprudence qui s’y trouve citée (paragraphe 50 ci-dessus). Après avoir déterminé si l’incandidabilità a été imposée à la suite d’une condamnation pénale, la Cour analysera sa nature et son but, sa qualification en droit interne, les procédures associées à son adoption et à son exécution, ainsi que sa gravité.

  1. Mesures imposées à la suite de la condamnation pénale

63.  La Cour relève que la mesure subie par le requérant a eu comme préalable nécessaire la condamnation pénale définitive de décembre 2011. L’incandidabilità a privé l’intéressé, en raison de sa condamnation pour abus de pouvoir, du droit de se porter candidat aux élections régionales de 2013, aux fins de l’article 7 du décret législatif no 235/2012.

  1. Nature et but des mesures

64. En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel l’interdiction de se porter candidat a un caractère punitif, la Cour fait d’abord observer que les rapports explicatifs de la loi no 190/2012 et du décret législatif no 235/2012 indiquent explicitement que l’objectif de la lutte contre l’illégalité et la corruption devait être poursuivi par une approche dans le cadre de laquelle les sanctions n’étaient qu’une partie des éléments de l’action. Le choix de la condamnation définitive pour des délits prédéfinis comme base justifiant l’interdiction d’exercer des fonctions électives (avec le préalable de l’incandidabilità) reposait sur la volonté du législateur de se fonder sur des critères abstraits. Cette condamnation correspond à une inaptitude fonctionnelle irrévocable de la personne condamnée, le but étant de préserver le bon fonctionnement et la transparence de l’administration, et également la libre prise de décision des organes électifs (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). En outre, le rapport de présentation au Parlement du projet qui devint plus tard la loi no 190/2012 faisait état de ce que l’introduction d’un plan national de lutte contre la corruption était devenu une exigence compte tenu, d’une part, des conclusions de l’évaluation effectuée par le GRECO en 2008 et en 2009 et, d’autre part, du constat selon lequel la plupart des États européens possédaient déjà un tel plan (paragraphe 41 ci-dessus).

65.  L’inclusion de l’abus de pouvoir parmi les causes justifiant l’interdiction litigieuse tendait à renforcer l’action de lutte contre le phénomène de l’infiltration de la criminalité organisée au sein de l’administration. Ainsi que la Cour constitutionnelle l’a souligné dans son arrêt no 236/2015 (paragraphes 31-38 ci-dessus), des restrictions des droits électoraux étaient déjà en vigueur auparavant.

66.  La Cour observe encore que dans l’Addendum au Rapport de conformité sur l’Italie (Greco RC-I/II (2011) 1 F), publié le 1er juillet 2013, le GRECO s’est félicité de l’adoption de la loi no 190/2012 et des progrès réalisés par les autorités nationales dans la clarification de la politique de lutte contre la corruption, et a indiqué que « [l]e temps et l’expérience dir[aient] si le nouveau dispositif répond suffisamment aux objectifs de prévention et de dissuasion de la corruption » (paragraphe 41 ci-dessus).

  1. Qualification des mesures en droit interne

67.  La Cour accorde du poids à l’approche de la Cour constitutionnelle italienne (paragraphes 31-39 ci-dessus), dont la jurisprudence sur ce point, et tout particulièrement les arrêts nos 236/2015 et 276/2016 (qui reprennent les principes fixés au sujet des cas d’interdiction de se porter candidat et de déchéance relatifs aux élections locales réglementées par la loi no 55/1990), a établi que la mesure litigieuse n’est ni une sanction ni un effet de la condamnation relevant de la sphère pénale. Elle résulte de la perte de la condition subjective permettant l’accès aux fonctions électives et leur exercice. Le candidat dont le nom a été rayé de la liste de candidature à la suite de la perte de sa capacité électorale passive n’est pas sanctionné en fonction de la gravité des faits qui lui ont été reprochés et pour lesquels il a été condamné par les juridictions pénales ; il est exclu de la liste parce qu’il a perdu l’aptitude morale, condition essentielle pour pouvoir accéder aux fonctions de représentant des électeurs.

68.  S’il est vrai que ces deux arrêts ne concernent pas l’exclusion d’un candidat d’une liste de candidature, la Cour constitutionnelle y précise que, comme la condamnation définitive peut justifier la déchéance du mandat en cours, une condamnation non définitive peut exiger que l’élu soit suspendu de ses fonctions. Il s’agit, toujours selon la Cour constitutionnelle, d’un choix qui ne dépasse pas les limites d’une évaluation raisonnable des intérêts constitutionnels en jeu. La juridiction constitutionnelle exclut également le but punitif des mesures prévues par le décret législatif pertinent.

69.  La Cour rappelle que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales prévue par l’article 7 du décret législatif no 235/2012 entraîne la seule perte du droit de vote « passif », dans la mesure où une candidature déposée en dépit d’une interdiction sera rayée de la liste des candidatures par le bureau électoral compétent (paragraphe 25 ci-dessus). Le volet actif du droit de vote ne se trouve en revanche nullement atteint. Cette interdiction correspond à l’incapacité absolue d’exercer des fonctions électives, car elle a une incidence sur une exigence objective (l’aptitude morale) dont l’absence conduit à priver une personne de ses droits électoraux sous leur volet passif.

70.  La Cour souligne ensuite que l’inapplicabilité de l’incandidabilità à une procédure simplifiée dite patteggiamento (antérieure à l’entrée en vigueur du décret législatif no 235/2012) se justifie par le fait que celle-ci n’est pas totalement comparable à une procédure pénale ordinaire : font par exemple défaut, dans la première, un constat complet de culpabilité, les peines accessoires, la condamnation au paiement des frais. Enfin, l’extinction de l’incandidabilità par la réhabilitation s’explique par la nécessité d’éliminer cette limitation du droit électoral passif dans la mesure où, tout en ayant son préalable nécessaire en une condamnation définitive, la mesure n’est pas appliquée par l’autorité judiciaire dans le cadre d’une procédure pénale et ne ressort pas des effets pénaux de celle-ci.

  1. Procédures ayant abouti au retrait du nom du requérant de la liste de candidatures

71.  La Cour rappelle que le retrait litigieux est intervenu à la suite de l’examen par le BCR compétent (paragraphe 25 ci-dessus) des listes de candidats sur la base des documents en sa possession. Le requérant a pu contester son exclusion devant le BCR puis les juridictions administratives, TAR et Conseil d’État, devant lesquelles une procédure contradictoire a eu lieu.

  1. Gravité de la mesure

72.  En ce qui concerne la gravité de la mesure, la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, elle ne permet pas en soi de déterminer si la « sanction » est de nature pénale (Del Río Prada, précité, § 82, Brown c. Royaume-Uni (déc.), no 38644/97, 24 novembre 1998, Welch, précité, § 32, Müller-Hartburg c. Autriche, no 47195/06, § 47, 19 février 2013). En l’occurrence, la perte du droit de se porter candidat aux élections régionales a eu pour le requérant des conséquences sur le plan politique. Toutefois, cela ne saurait suffire à la qualifier de sanction de nature pénale, d’autant plus qu’en 2017 l’intéressé a pu se porter candidat à des nouvelles élections régionales après avoir obtenu sa réhabilitation (paragraphe 19 ci-dessus) et que le droit de vote sous le volet actif n’a pas été touché.

  1. Conclusion

73.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales ne saurait être assimilée à une sanction pénale au sens de l’article 7 de la Convention. En conséquence, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

ART 3 P1

a) Les principes établis par la jurisprudence de la Cour

85.  La Cour rappelle que l’article 3 du Protocole no 1 consacre un principe fondamental dans un régime politique véritablement démocratique et revêt donc dans le système de la Convention une importance capitale (mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113). Outre qu’il prévoit explicitement l’obligation d’organiser des élections libres, cet article implique également des droits subjectifs, dont le droit de vote et celui de se porter candidat à des élections (ibidem, § 51), et garantit le droit de tout élu d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002-IV, Lykourezos c. Grèce, n33554/03, § 50, CEDH 2006 VIII, Sitaropoulos et Giakoumopoulos c. Grèce [GC], no 42202/07, § 63, CEDH 2012 ; Repetto Visentini c. Italie, décision précitée, § 26 ).

86.  Il s’agit de droits cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Ždanoka, précité, § 103, Scoppola c. Italie (no 3), no 126/05, § 82, 18 janvier 2011 et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 141, CEDH 2016 (extraits)).

87.  Les organes de la Convention ont rarement eu l’occasion d’examiner des allégations de violation de l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. À ce propos, la Cour a souligné que les États contractants disposaient d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, notamment les critères d’éligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des élus mais aussi la liberté des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État. La multitude de situations prévues dans les constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aux fins de l’application de l’article 3, toute loi électorale doit donc toujours s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays concerné (Ždanoka, précité, § 106).

88.  En ce qui concerne l’interprétation générale de l’article 3 du Protocole no 1, la Cour a énoncé les grands principes dans sa jurisprudence (voir, parmi d’autres, Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, §§ 46-51, Ždanoka, précité, § 115, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II). Plus particulièrement, dans l’arrêt Ždanoka (précité, § 115), relatif à l’interdiction faite à une ancienne dirigeante communiste durant l’ère soviétique de se présenter aux élections législatives, la Cour a fixé les critères à appliquer pour rechercher si l’article 3 du Protocole no 1 avait été observé. Elle s’est exprimée ainsi :

« 115. (...) :

a) L’article 3 du Protocole no 1 s’apparente à d’autres dispositions de la Convention protégeant divers droits civiques et politiques tels que, par exemple, l’article 10, qui garantit le droit à la liberté d’expression, ou l’article 11, qui consacre le droit à la liberté d’association, y compris le droit de chacun à la liberté d’association politique avec d’autres personnes au sein d’un parti. Il existe indéniablement un lien entre toutes ces dispositions, à savoir la nécessité de garantir le respect du pluralisme d’opinions dans une société démocratique par l’exercice des libertés civiques et politiques. De plus, la Convention et ses Protocoles doivent être considérés comme un tout. Cependant, lorsqu’une atteinte à l’article 3 du Protocole no 1 est en cause, la Cour ne doit pas automatiquement avoir recours aux mêmes critères que ceux qui sont appliqués pour les ingérences autorisées par le paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention, ni ne doit systématiquement fonder ses conclusions au regard de l’article 3 du Protocole no 1 sur les principes découlant de l’application des articles 8 à 11 de la Convention. Étant donné l’importance de l’article 3 du Protocole no 1 pour le système institutionnel de l’État, cette disposition est rédigée en des termes très différents de ceux des articles 8 à 11 de la Convention. L’article 3 du Protocole no 1 est libellé en des termes collectifs et généraux, bien que cette disposition ait été interprétée par la Cour comme impliquant également des droits individuels spécifiques. Les normes à appliquer pour établir la conformité à l’article 3 du Protocole no 1 doivent donc être considérées comme moins strictes que celles qui sont appliquées sur le terrain des articles 8 à 11 de la Convention.

b) La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l’article 3 du Protocole no 1 revêt une importance majeure quand il s’agit de déterminer la légitimité des buts poursuivis par les restrictions aux droits garantis par cette disposition. Étant donné que l’article 3 du Protocole no 1 n’est pas limité par une liste précise de « buts légitimes », tels que ceux qui sont énumérés aux articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants peuvent donc librement se fonder sur un but qui ne figure pas dans cette liste pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire donnée.

c) La notion de « limitation implicite » qui se dégage de l’article 3 du Protocole no 1 signifie également que la Cour n’applique pas les critères traditionnels de « nécessité » ou de « besoin social impérieux » qui sont utilisés dans le cadre des articles 8 à 11 de la Convention. Lorsqu’elle a à connaître de questions de conformité à l’article 3 du Protocole no 1, la Cour s’attache essentiellement à deux critères : elle recherche d’une part s’il y a eu arbitraire ou manque de proportionnalité, et d’autre part si la restriction a porté atteinte à la libre expression de l’opinion du peuple. Elle réaffirme toujours alors l’ample marge d’appréciation dont jouissent les États contractants. De plus, elle souligne la nécessité d’apprécier toute législation électorale à la lumière de l’évolution politique du pays concerné, ce qui implique que des caractéristiques inacceptables dans le cadre d’un système peuvent se justifier dans le contexte d’un autre (voir, notamment, les affaires Mathieu-Mohin et Clerfayt et Podkolzina précitées).

d) La nécessité qu’une mesure législative prétendument contraire à la Convention soit individualisée et le degré d’individualisation requis le cas échéant par celle-ci dépendent des circonstances de chaque affaire particulière, c’est-à-dire de la nature, du type, de la durée et des conséquences de la restriction légale litigieuse. Pour qu’une mesure de restriction soit conforme à l’article 3 du Protocole no 1, il peut suffire d’un moindre degré d’individualisation que dans les situations concernant un manquement allégué aux articles 8 à 11 de la Convention.

e) Quant au droit de se présenter aux élections, c’est-à-dire l’aspect « passif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour se montre encore plus prudente dans son appréciation des restrictions dans ce contexte que lorsqu’elle est appelée à examiner des restrictions au droit de vote, c’est-à-dire l’élément « actif » des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Dans l’arrêt Melnitchenko précité (§ 57), elle a observé que le droit de se présenter aux élections législatives peut être encadré par des exigences plus strictes que le droit de vote. En fait, alors que le critère relatif à l’aspect « actif » de l’article 3 du Protocole no 1 implique d’ordinaire une appréciation plus large de la proportionnalité des dispositions légales privant une personne ou un groupe de personnes du droit de vote, la démarche adoptée par la Cour quant à l’aspect « passif » de cette disposition se limite pour l’essentiel à vérifier l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (...) ».

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

89.  La Cour note d’abord que ce grief soulève des questions nouvelles quant au but de la mesure.

90.  Elle souligne le contexte spécifique de l’affaire. Avant l’entrée en vigueur de la loi no 190/2012 et du décret législatif no 235/2012, la loi n50/1990 avait déjà prévu, dans le cadre de la lutte contre le phénomène de l’infiltration mafieuse dans l’administration, des cas de restrictions au droit électoral passif visant à exclure de l’administration locale toute personne qui en occupant un poste aurait pu nuire à la crédibilité des institutions.

91.  En mai 2010, fut présenté au Sénat le projet de loi no 2156 portant « Dispositions pour la prévention et la répression de la corruption et de l’illégalité dans l’administration publique ». Le projet, qui deviendra la loi no 190/2012, fixait déjà le cadre strict des critères à suivre dans le travail consistant à réunir en un seul texte de loi les règles relatives à l’ « inéligibilité » aux fonctions électives, y compris nationales et supranationales.

92.  La loi no 190/2012 entra en vigueur le 28 novembre 2012 (paragraphe 4. ci-dessus). Le décret législatif no 235/2012 fut adopté le 6 décembre 2012 et entra en vigueur le 5 janvier 2013 (paragraphes 6 ci-dessus).

  1. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice des droits du requérant

93. La Cour observe qu’il n’est pas contesté entre les parties que la mesure litigieuse a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits électoraux du requérant garantis par l’article 3 du Protocole no 1. Il reste à établir si cette ingérence poursuivait un but légitime et proportionné, au sens de la jurisprudence de la Cour.

  1. Le but de la mesure litigieuse

94. L’article 3 du Protocole no 1 n’étant pas limité par une liste précise de buts légitimes, les États contractants peuvent librement se fonder sur un but légitime qui ne figure pas dans la liste de ceux contenus aux articles 8 à 11 de la Convention pour justifier une restriction, sous réserve que la compatibilité de ce but avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention soit démontrée dans les circonstances particulières d’une affaire (Ždanoka, précité, § 115).

95.  La Cour souligne qu’en l’espèce l’interdiction de se porter candidat a été introduite par le législateur italien avec la loi de délégation no 190/2012 et par le gouvernement de l’époque, dans le cadre des pouvoirs délégués, au moyen du décret législatif no 235/2012 ; il s’agissait de renforcer l’arsenal des restrictions des droits électoraux existaient déjà sur le plan local depuis la loi no 50/1990. À l’évidence, l’incandidabilità répond à l’impératif d’assurer de manière générale le bon fonctionnement des administrations publiques, garantes de la gestion de la res publica. Elle règle l’accès à la vie publique et préserve la libre prise de décision des organes électifs. Il s’agit là d’un but compatible avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention.

  1. La proportionnalité de la mesure

96.  Lorsque la Cour est appelée à examiner des questions relatives à l’aspect passif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, elle suit une approche marquée par un contrôle circonscrit essentiellement à la vérification de l’absence d’arbitraire dans les procédures internes conduisant à priver un individu de l’éligibilité (Ždanoka, précité, § 115 in fine, et Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, §§ 57-59, CEDH 2004-X). Pour ce faire en l’espèce, la Cour, concernant l’incandidabilità, se penchera sur le cadre légal, en particulier la prévisibilité et l’application immédiate de la mesure, ainsi que sa durée.

  1. Le cadre légal

97.  En ce qui concerne le cadre légal, la Cour relève que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales est entourée de garanties. Avant tout, cette interdiction a pour condition préalable l’existence d’une condamnation pénale définitive telle que celle prévue pour un certain nombre de délits graves strictement définis par la loi. Le choix de ce préalable spécifique a été effectué sur la base d’une appréciation abstraite, la condamnation définitive étant la condition qui préside à l’interdiction de se porter candidat aux élections. Cette interdiction est une conséquence automatique pour laquelle il n’est prévu ni pondération des situations individuelles ni appréciation discrétionnaire. En effet, dans le cadre des critères fixés par la loi no 190/2012 (article 1, alinéa 64 – paragraphe 22 ci-dessus), le décret législatif no 235/2013 indique en son article 7, entre autres, le délit d’abus de pouvoir (paragraphe 24 ci-dessus). La mesure litigieuse n’est pas applicable de manière indifférenciée à tous les condamnés du seul fait d’une condamnation, mais à une catégorie de personnes prédéfinie et en fonction de la nature des délits (voir, mutatis mutandis, Scoppola (no 3), précité, §§ 97-102). Le requérant est tombé sous le coup de la mesure en question en raison de sa condamnation définitive de 2011 pour un délit contre l’administration.

98.   En ce qui concerne la méconnaissance supposée du principe de prévisibilité de la loi en raison de l’application de l’incandidabilità à la suite de la condamnation du requérant pour des faits commis avant l’entrée en vigueur du décret législatif litigieux, la Cour fait remarquer que, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont bénéficient les États en matière de limitation de la capacité électorale passive des personnes, les exigences de l’article 3 du Protocole no 1 sont moins strictes que celles relatives à l’article 7 de la Convention. En l’occurrence, il s’agissait pour l’État d’organiser son système de lutte contre l’illégalité et la corruption au sein de l’administration (paragraphes 23 ci-dessus).

99.  La Cour considère que, dans ce contexte national, l’application immédiate de l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales est cohérente avec le but affiché par le législateur, c’est-à-dire écarter des procédures électorales les personnes condamnées pour des délits graves et protéger ainsi l’intégrité du processus démocratique. La Cour accepte le choix du législateur italien, qui a pris comme base, pour l’application de l’interdiction, la date à laquelle la condamnation pénale devient définitive et non la date de la commission des faits poursuivis. En appliquant la mesure à toute personne condamnée pour les délits mentionnés dans le décret législatif no 235/2012 après l’entrée en vigueur de celui-ci, il entendait clairement compléter et renforcer l’arsenal législatif pour lutter contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique, objectif qui avait guidé les travaux parlementaires ayant abouti à l’adoption de la loi anticorruption no 190/2012.

100.  L’argument du requérant selon lequel la mesure serait contraire aux principes de prévisibilité ne saurait donc être retenu. En effet, la condamnation définitive de décembre 2011 a constitué le préalable nécessaire à l’interdiction de se porter candidat aux élections, préalable prévu par l’article 7 du décret législatif en question.

101.  Enfin, la Cour souligne que s’il est vrai que l’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’est pas limitée dans le temps, en l’espèce, le requérant, ainsi qu’il l’affirma devant le Conseil d’État, avait sollicité sa réhabilitation puis renoncé à la demande avant l’échéance électorale de 2013 « au motif que le décret législatif n’était pas encore en vigueur (paragraphe 12 ci-dessus). Par ailleurs, l’intéressé a ensuite réitéré une telle demande [en vertu de l’alinéa 3 de l’article 15 du décret législatif no 235/2012,] en obtenant la réhabilitation et le droit de se présenter aux nouvelles élections régionales de 2017 (paragraphes 19 ci-dessus).

  1. Conclusion

102.  En conclusion, eu égard au fait que la mesure d’interdiction de se porter candidat aux élections régionales n’était pas disproportionnée, la Cour constate qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 3 du Protocole no1.

G.K. c. BELGIQUE du 21 mai 2019 Requête n° 58302/10

Violation de l'Article 3 du Protocole 1 : une sénatrice contrainte de signer une démission suite à une accusation pénale, sans qu'elle ne puisse revenir sur sa décision, a subi une violation

LES FAITS

6.  Au mois d’août 2010, au cours d’un voyage à titre privé en Asie, la requérante fut suspectée d’avoir commis des infractions liées à la drogue, ce qu’elle démentit. Elle en informa P., le président du sénat belge et également membre de son parti politique.

7.  Dès son arrivée à Bruxelles le 31 août 2010, après plus de 24 heures de voyage, elle fut immédiatement convoquée par P. Étaient également présents lors de l’entretien W. et H., deux autres sénateurs et respectivement président de son parti politique et chef de groupe du même parti.

8.  D’après la requérante, à l’issue de l’entretien, elle fut contrainte de signer une lettre de démission de son mandat de sénatrice qui avait été préalablement rédigée. La lettre était rédigée comme suit :

« Suite à notre conversation du 31 août 2010 au cours de laquelle je vous faisais part de mon souhait de déposer mon mandat de sénatrice pour des raisons personnelles, je vous notifie par la présente ma démission par écrit.

Je me chargerai de traiter au mieux les dossiers en cours afin d’assurer une transition fluide pour tout le monde. »

9.  Le 2 septembre 2010, le directeur général du sénat envoya une lettre à la requérante confirmant la bonne réception de la lettre de démission et il lui fournit des informations relatives à l’indemnité de départ.

LA REQUERANTE SE PLAINT D'AVOIR SIGNE SOUS LA CONTRAINTE ET FAIT UN RECOURS INTERNE SANS SUCCES

34.  La requérante allègue qu’elle a été privée de son mandat de sénatrice en violation de l’article 3 du Protocole no 1 qui est ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

a)  Principes généraux

49.  La Cour rappelle que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 103, CEDH 2006‑IV).

50.  Elle a également jugé que l’article 3 du Protocole no 1 implique des droits subjectifs, dont le droit de se porter candidat à des élections (Mathieu‑Mohin et Clerfayt, précité, §§ 46-51). Celui-ci ne se limite pas à la simple possibilité de participer aux élections en tant que candidat. Une fois élue, la personne concernée a également le droit d’exercer son mandat (Riza et autres c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 141, 13 octobre 2015, et Paunović et Milivojević, précité, § 58).

51.  La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Ždanoka, précité, § 103, et Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II). Il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 61, CEDH 2005‑IX). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions imposées ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, et Ždanoka, précité, § 104).

b)  Application au cas d’espèce

52.  Lors des élections législatives fédérales du 13 juin 2010, la requérante fut élue sénatrice. Le 31 août 2010, elle signa une lettre de démission dont elle tenta, quelques jours plus tard, de se rétracter en faisant valoir auprès du président du sénat qu’une forte pression avait été exercée sur elle lors de la signature et que ceci avait vicié son consentement (paragraphes 10 et 11, ci‑dessus). Lors de la séance plénière du 12 octobre 2010, le sénat estima, à l’instar du rapport du bureau, qu’il ne s’indiquait pas de mettre en doute la validité de la démission de la requérante. Partant, le sénat prit acte de la démission de cette dernière et valida les pouvoirs de son successeur (paragraphe 20, ci-dessus).

53.  La Cour a déjà jugé que le refus d’accepter la révocation de la démission d’un membre du parlement ou de sa renonciation à siéger poursuit un but légitime, à savoir la garantie de la sécurité juridique dans le cadre du processus électoral (Occhetto c. Italie (déc.), no 14507/07, § 49, 12 novembre 2013). S’il était loisible à un candidat de présenter une renonciation à un mandat parlementaire et de pouvoir ensuite la révoquer à tout moment, il y aurait incertitude quant à la composition du corps législatif (ibidem). Il ne saurait donc être déduit de l’article 3 du Protocole no 1 une obligation pour les instances nationales compétentes de permettre à un parlementaire de révoquer sa démission à tout moment.

54.  Cela étant, la Cour considère que la présente affaire se distingue de l’affaire Occhetto (précitée) dans laquelle le requérant avait de son plein gré signé un acte de renonciation (ibidem, § 50). En l’espèce, la requérante fait valoir que tel n’a pas été le cas. Il ne revient pas à la Cour de déterminer si la démission de la requérante avait été librement consentie ou si la signature de la lettre litigieuse du 31 août 2010 lui avait été extorquée au sens de l’article 1109 du code civil. La réponse à cette question n’est de toute manière pas déterminante pour l’issue de l’affaire. La Cour estime en effet qu’en l’espèce, dans la mesure où la requérante a explicitement indiqué à plusieurs reprises que sa démission avait été contrainte et qu’elle souhaitait poursuivre son mandat de sénatrice, il existait à tout le moins une contestation sur la validité de la démission de la requérante.

55.  La Cour va donc s’attacher à déterminer si la décision du sénat d’accepter comme valable la démission de la requérante a constitué une violation de l’article 3 du Protocole no 1.

56.  La Cour rappelle que dans d’autres affaires relatives à l’article 3 du Protocole no 1, elle a souligné que le processus décisionnel concernant l’inéligibilité ou la contestation de résultats électoraux devait être entouré d’un minimum de garanties contre l’arbitraire (Podkolzina, précité, § 35, Kovatch c. Ukraine, no 39424/02, §§ 54-55, CEDH 2008, Kerimova c. Azerbaïdjan, no 20799/06, §§ 44‑45, 30 septembre 2010, et Riza et autres, précité, § 143). Elle estime que tel doit également être le cas lorsqu’une contestation s’élève à l’égard de la démission d’un membre du parlement qui souhaite se rétracter ou faire valoir que sa démission n’était pas valable au regard du droit interne.

57.  À cet égard, la Cour considère en premier lieu que le pouvoir autonome d’appréciation de l’organe prenant la décision ne doit pas être excessif ; il doit être, à un niveau suffisant de précision, circonscrit par les dispositions du droit interne. En effet, si l’article 3 du Protocole no 1 ne contient pas une référence explicite à la « légalité » de toute mesure prise par l’État, la prééminence du droit, un des principaux fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III). Ce principe implique l’obligation pour les États de mettre en place un cadre législatif afin de respecter les obligations découlant de la Convention en général et de l’article 3 du Protocole no 1 en particulier (Paunović et Milivojević, précité, § 61).

58.  En l’espèce, la Cour constate qu’au moment des faits litigieux ni la loi ni le règlement du sénat ne prévoyaient une procédure pour les cas de rétractation de la démission d’un sénateur. En particulier, la Cour relève que, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, il n’était pas déterminé si la démission produisait par elle-même ses effets et était irrévocable ou si elle ne devenait irrévocable qu’après l’approbation de celle-ci par l’assemblée plénière. Dans deux cas de révocation d’une démission d’un parlementaire d’autres assemblées législatives belges, les assemblées concernées décidèrent – à la différence du sénat en l’espèce – qu’une démission ou une renonciation ne devenait irrévocable qu’après avoir été soumise à l’assemblée plénière (paragraphes 29 et 30, ci-dessus). D’après les informations fournies par les parties, une telle situation ne s’était jamais produite auparavant au sein du sénat belge. En l’absence de toute réglementation, le service juridique du sénat fut appelé à rédiger deux avis les 15 et 21 septembre 2010 estimant in fine que, si la démission était irrévocable immédiatement, il revenait néanmoins à l’assemblée plénière du sénat de se prononcer sur la validité de la démission au moment de la vérification des pouvoirs du successeur (paragraphe 14, ci‑dessus). Ces avis précisèrent qu’il ne revenait en tout cas pas à une quelconque juridiction de se prononcer sur la régularité de la composition du sénat.

59.  La Cour conclut de ce qui précède que le pouvoir autonome d’appréciation du sénat n’était pas circonscrit par les dispositions du droit interne à un niveau suffisant de précision.

60.  Ensuite, la procédure elle-même doit être de nature à permettre aux personnes concernées de faire valoir leur point de vue et à éviter tout abus de pouvoir de la part de l’autorité compétente.

61.  En l’espèce, la Cour considère que la procédure devant le sénat n’a pas présenté des garanties procédurales contre l’arbitraire. Le règlement du sénat prévoyait que le bureau était appelé à vérifier les pouvoirs du successeur de la requérante (paragraphe 26, ci‑dessus) et ainsi, indirectement, la régularité de la démission de la requérante. Or, ni la requérante ni son conseil ne furent entendus par le bureau. La requérante ne fut pas non plus invitée à présenter ses arguments par écrit avant l’adoption du rapport. Le bureau indiqua en effet avoir rédigé son rapport sur la base du dossier, constitué notamment des déclarations faites par la requérante et son avocat dans les lettres des 6 et 14 septembre 2010 (paragraphes 10 et 11, ci-dessus). Il ressort du rapport du bureau tel que présenté à l’assemblée plénière que le bureau a, en l’absence de dispositions légales ou réglementaires, appliqué quatre principes pour évaluer la validité de la démission de la requérante (paragraphe 20, ci‑dessus). La Cour constate toutefois qu’aucune motivation n’a été donnée quant aux raisons pour lesquelles le bureau a rejeté la thèse de la requérante et a estimé qu’il ne s’indiquait pas de mettre en doute la validité de sa démission.

62.  De surcroît, le bureau était composé de sénateurs (paragraphe 27, ci‑dessus), dont P. et H. qui étaient directement mis en cause par la requérante comme ayant participé à la contrainte exercée sur elle le 31 août 2010 lors de la signature de la lettre de démission litigieuse (paragraphe 7, ci-dessus). Il ne ressort pas du dossier que P. et H. se soient abstenus de participer au débat relatif à la régularité de la démission de la requérante. En effet, le bureau s’étant réuni à huis clos, il n’est pas possible de savoir quelle a été leur part dans la discussion. De l’avis de la Cour, la composition du bureau du sénat n’était donc pas, dans les circonstances particulières de l’espèce, de nature à protéger la requérante contre l’apparence d’un poids prépondérant dans le processus décisionnel des sénateurs directement mis en cause.

63.  Par la suite, le déroulement de la séance plénière du sénat n’a pas permis de remédier aux défaillances de la procédure ayant eu lieu devant le bureau. En effet, P. et H. furent également présents lors de la séance plénière du 12 octobre 2010, rien n’indique qu’ils se soient abstenus de voter et la requérante n’a pas eu la possibilité d’être entendue et de faire valoir ses arguments puisqu’elle fut empêchée par les services de sécurité du sénat d’entrer dans l’assemblée (paragraphe 19, ci-dessus).

64.  Ainsi, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que la démission de la requérante de son mandat de sénatrice a été acceptée par le sénat sans qu’elle eût bénéficié de garanties procédurales contre l’arbitraire ce qui a porté atteinte à la substance même de ses droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1.

65. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TURQUIE (n°2) du 20 novembre 2018 requête Requête no 14305/17

Article 3 du Protocole 1 : La Cour constate plusieurs violations de la Convention et ordonne la cessation de la détention provisoire de l’opposant politique M. Demirtaş

non-violation de l’article 5 § 1 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne des droits de l’homme,

violation de l’article 5 § 3 (droit d’être aussitôt traduit devant un juge) de la Convention,

non-violation de l’article 5 § 4 (droit de faire statuer à bref délai sur la légalité de la détention),

violation de l’article 3 du Protocole n o 1 (droit à des élections libres) ;

violation de l’article 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) combiné avec l’article 5 § 3

L’affaire concerne l’arrestation et la mise en détention provisoire de M. Selahattin Demirtaş, qui était à l’époque des faits un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. La Cour admet que M. Demirtaş a été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Cependant, en considérant les motifs donnés par les juridictions nationales, la Cour estime que les autorités judiciaires ont ordonné la prolongation de la détention de M. Demirtaş pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention. Même si M. Demirtaş a pu garder son statut parlementaire tout au long de son mandat, la Cour juge que l’impossibilité pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention provisoire constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. La Cour considère établi au-delà de tout doute raisonnable que les prolongations de la privation de liberté de l’intéressé, notamment pendant deux campagnes électorales critiques, à savoir le référendum et l’élection présidentielle, poursuivaient un but inavoué prédominant, celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au coeur même de la notion de société démocratique. La Cour déclare donc à l’unanimité qu’il incombe à l’Etat défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la détention provisoire du requérant.

LES FAITS

A. Les événements du 6-8 octobre 2014

13. En septembre et octobre 2014, des membres de l’organisation illégale armée Daech (État islamique en Irak et au Levant) lancèrent une offensive sur la ville syrienne de Kobané (Ayn al-Arab en arabe), laquelle se trouve à environ 15 kilomètres de la ville frontalière turque de Suruç. Des affrontements armés eurent lieu entre les forces de Daech et celles des Unités de protection du peuple (YPG), une organisation fondée en Syrie et considérée comme une organisation terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée).

14. À partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations furent organisées en Turquie et plusieurs organisations non gouvernementales, locales et internationales publièrent des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané contre le siège de Daech.

15. Le 5 octobre 2014, un tweet fut publié sur un compte qui aurait été contrôlé par l’un des dirigeants du PKK. Ce tweet se lisait comme suit : « Nous appelons tous les jeunes, les femmes et toutes les personnes de sept à soixante-dix ans à prendre le parti de Kobané, à protéger notre honneur et notre dignité et à occuper les métropoles » (« Gençleri kadınları 7’den 70’e herkesi Kobane’ye sahip çıkmaya onurumuzu namusumuzu korumaya metropolleri işgal etmeye çağırıyoruz »).

16. Le 6 octobre 2014, les trois tweets suivants furent publiés sur le compte officiel du HDP, @HDPgenelmerkezi :

– « Appel urgent à notre peuple ! Appel urgent à notre peuple du comité exécutif du HDP qui est actuellement en session ! La situation à Kobané est extrêmement risquée. Nous appelons notre peuple à descendre dans la rue et à soutenir ceux qui sont descendus dans la rue pour protester contre les attaques de Daech et contre l’embargo du gouvernement de l’AKP sur Kobané » (« Halklarımıza acil çağrı! Şuanda toplantı halinde olan HDP MYK’dan halklarımıza acil çağrı! Kobané’de duruş son derece kritiktir. IŞİD saldırılarını ve AKP iktidarının Kobané’ye ambargo tutumunu protesto etmek üzere halklarımızı sokağa çıkmaya ve sokağa çıkmış olanlara destek vermeye çağırıyoruz »).

– « Nous appelons l’ensemble de notre peuple, de sept à soixante‑dix ans, à [descendre dans] la rue, à prendre [position dans] la rue et à agir contre la tentative de massacre à Kobané » (« Kobané’de yaşanan katliam girişimine karşı 7 den 70 e bütün halklarımızı sokağa, alan tutmaya ve harekete geçmeye çağırıyoruz »).

– « À partir de maintenant, Kobané, c’est partout. Nous appelons à une résistance permanente jusqu’à la fin du siège et de l’agression sauvage à Kobané » (« Bundan böyle her yer Kobane’dir. Kobane’deki kuşatma ve vahşi saldırganlık son bulana kadar süresiz direnişe çağırıyoruz »).

17. Le même jour, la déclaration suivante, émanant d’une organisation dénommée KCK (Koma Civakên Kurdistan – « Union des communautés kurdes »), identifiée comme étant la « branche urbaine » du PKK par la Cour de cassation, fut publiée sur le site Internet www.firatnews.com. Cette déclaration se lisait ainsi : « La vague de révolution commencée à Kobané doit s’étendre à l’ensemble du Kurdistan et, sur cette base, nous appelons à un soulèvement de la jeunesse kurde... Parmi notre peuple, ceux qui peuvent aller à Suruç doivent y aller immédiatement sans perdre une seconde et chaque centimètre du Kurdistan doit se lever pour Kobané ... Nous appelons notre peuple, [tout le monde] de sept à soixante-dix ans, à rendre la vie insupportable à Daech et à son collaborateur l’AKP, où qu’ils se trouvent, et à prendre position contre ces gangs [responsables] de massacres en développant la rébellion [Serhildan en kurde] au plus haut niveau » (« Kobani ile başlayan devrim dalgası tüm Kürdistan’a yayılmalı ve Bu temelde Kürt gençliğinin ayaklanması çağrısında bulunuyoruz... Bütün halkımız Suruç’a gidebilecekler hemen bir saniye zaman kaybetmeden gitmeli ve Kürdistan’ın her karış toprağı Kobanê için ayağa kalkmalıdır... Tüm halkımızı yediden yetmişe bulunduğu her yerde yaşamı IŞİD ve işbirlikçisi AKP’ye dar etmeye ve serhıldanı en üst düzeyde geliştirerek bu katliamcı çetelere karşı durmaya çağırıyoruz »).

18. Le 7 octobre 2014, la déclaration suivante du comité exécutif du KCK fut publiée sur le même site Internet : « Notre peuple doit perpétuer la résistance qu’il a lancée contre ce massacre affreux et insidieux, en la propageant partout et toujours. Notre peuple du Nord [dans la région du sud-est de la Turquie] ne doit donner aucune chance de survie aux gangs de Daech et à ceux qui les soutiennent. Toutes les rues doivent être tournées vers les rues de Kobané et la force et l’organisation de cette résistance historique et unique doivent être développées. À partir de maintenant, des millions de personnes doivent prendre les rues et une foule de gens doit se rendre à la frontière. Tous les Kurdes et toute personne honorable, amis et groupes sensibles [à notre cause] doivent agir. Il est temps de développer et d’amplifier l’action de résistance. Sur cette base, nous appelons notre peuple, tous les groupes sensibles [à notre cause] et nos amis à embrasser et à amplifier la résistance de Kobané et nous appelons tous les jeunes, en particulier la jeunesse kurde, à rejoindre les rangs de la liberté à Kobané et à intensifier la résistance » (« Halkımız bu çirkin ve sinsi katliam karşısında başlattığı mücadeleyi her yere, her zamana taşıyarak süreklileştirmelidir. Kuzey halkımız İŞİD çetelerine, uzantılarına ve destekçilerine hiçbir yerde yaşam şansı tanımamalıdır. Tüm sokaklar Kobani sokaklarına dönüştürülmeli, tarihin bu eşsiz direnişine denk bir direniş gücü ve örgütlülüğü geliştirilmelidir. Bu saatten itibaren milyonlar sokaklara akmalı, sınır insan seline dönüşmelidir. Her Kürt ve onurlu her insan, dostlar, duyarlı kesimler bu andan itibaren eyleme geçmelidir. An direniş eylemini geliştirme ve büyütme anıdır. Bu temelde tüm halkımızı, duyarlı kesimleri, dostlarımızı Kobani direnişini sahiplenerek büyümeye, başta Kürt gençleri olmak üzere tüm gençleri Kobani de özgürlük saflarına katılarak direnişi yükseltmeye çağırıyoruz »).

19. À partir du 6 octobre 2014, les manifestations devinrent violentes. Des affrontements eurent lieu entre différents groupes et les forces de sécurité intervinrent de manière musclée. À des dates non précisées, les gouverneurs locaux de certaines villes imposèrent des couvre-feux.

20. Dans deux déclarations faites respectivement les 7 et 9 octobre 2014, le requérant indiqua qu’il était opposé à l’usage de la violence dans les manifestations. Il déclara que son parti politique était prêt à coopérer avec le gouvernement mais qu’il incombait d’abord à ce dernier d’identifier les provocateurs à l’origine des violences.

21. Selon l’arrêt du 21 décembre 2017 de la Cour constitutionnelle (no 2016/25189) relatif au recours individuel du requérant, les 6 et 8 octobre 2014, les violences firent 50 morts et 772 blessés, dont 331 membres des forces de sécurité. 1 881 véhicules et 2 558 bâtiments, y compris des hôpitaux et des écoles, furent endommagés. Dans le cadre des enquêtes pénales menées par les parquets compétents, 4 291 personnes furent arrêtées et 1 105 personnes furent mises en détention provisoire (paragraphe 30 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).

22. Le 9 octobre 2014, le requérant fit un discours à Diyarbakır dans les locaux du HDP. Les parties pertinentes en l’espèce de son discours se lisent ainsi : « Nous avons procédé aux appels en question [les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP] parce que nous avions appris que l’organisation Daech était arrivée jusqu’à la frontière de Mürşitpınar. Les gens sont sortis dans les rues et il n’y a eu de violences nulle part. Nous n’avons pas dit de recourir à la violence. Nous avons fait un appel pour la lutte politique. Ce qui a accru la violence n’était ni l’appel du HDP, ni les manifestations du peuple. C’est la tâche de l’État de trouver ceux qui ont provoqué [les manifestations]. Il ne doit pas y avoir d’actes de violence. Il ne faut pas intervenir dans les manifestations [organisées] pour soutenir Kobané (...) » (« DAEŞ örgütünün Mürşitpınar sınır kapısına dayandığını öğrendiğimiz için bahsi geçen çağrıları yaptık, insanlar sokağa çıktı hiçbir yerde şiddet kullanılmadı. Şiddet kullanılsın demedik. Siyasi mücadele amaçlı bir çağrı yaptık. Şiddeti büyüten HDP’nin çağrısı değil, halkın gösterileri değil. Tahrik edenleri bulmak hükümetin görevidir. Şiddet eylemleri olmamalı. Kobane’yi sahiplenme eylemlerine müdahale edilmemeli (...) »).

23. Dans un entretien paru le 13 octobre 2014 dans le journal quotidien Evrensel, le requérant s’exprimait ainsi : « C’est directement lié à Kobané. Ce n’est pas à nous d’apaiser la colère. Nous n’avons pas une telle influence sur le peuple et cela n’est pas nécessaire. Nous pensons que les mesures pratiques que peut prendre le gouvernement pour repousser Daech hors de Kobané vont mettre un terme à cette colère. Bien sûr, je ne parle pas des actes de violence. Nous n’avons pas encouragé les actes de violence comme l’usage des armes, les incendies, les destructions [et] les usurpations. Nous ne [les] avons pas provoqués, nous ne [les] avons pas organisés. Mais nous avons lancé un appel pour que la colère du peuple devienne une protestation continue, de jour comme de nuit, partout, sur les places, dans les maisons, dans la rue, dans les voitures. Nous sommes toujours derrière cet appel » (« Doğrudan Kobaniyle bağlantılıdır. Öfkeyi yatıştırabilecek olan biz değiliz. Bizim halk üzerinde ne böyle bir gücümüz vardır ne de buna gerek vardır. Yani halk IŞİD’e karşı durmasın sempati duysun diye uğraşacak değiliz. Biz hükümetin atacağı pratik adımların IŞİD’in Kobani’den püskürtülmesiyle sonuçlanmasının bu öfkeyi durduracağını düşünüyoruz. Elbette ki bundan kastettiğim şiddet olayları değil. Biz silah kullanma, yakıp yıkma, yapmalama gibi şiddet eylemlerini teşvik etmedik, tahrik etmedik, örgütlemedik ama halkın öfkesinin alanlarda, meydanlarda, gece gündüz evinde, sokakta, arabasında elindeki bütün imkanlarla bir protestoya dönüşmesinin çağrısını yaptık. O çağrının da halen arkasındayız »).

B. La fin du « processus de résolution » et « les événements des tranchées »

24. À la fin de l’année 2012 et au mois de janvier 2013, un processus de paix connu sous le nom de « processus de résolution » avait été entamé afin de trouver une solution pacifique et permanente à la « question kurde ». Une série de réformes destinées à améliorer la protection des droits de l’homme fut réalisée. Une délégation composée de députés, dont le requérant, se rendit sur l’île de İmralı, où est incarcéré A. Öcalan, le chef du PKK, auteur en 2013 d’un appel visant à mettre fin à la lutte armée au sein de son organisation. Le 28 février 2015, cette délégation et le Vice-Premier ministre de l’époque présentèrent le « consensus de Dolmabahçe », une déclaration de réconciliation composée de dix points. Le Premier ministre de l’époque, M. Ahmet Davutoğlu, déclara que ce consensus signifiait la prise de mesures importantes en vue de l’arrêt des activités terroristes en Turquie. Néanmoins, peu de temps après cette annonce, le président de la République, M. Recep Tayyip Erdoğan, déclara qu’il était hors de question que le gouvernement parvînt à un accord avec une organisation terroriste.

25. Le 7 juin 2015, des élections législatives furent organisées. Le HDP obtint 13 % des voix et franchit le seuil nécessaire pour être représenté au sein de l’Assemblée nationale. L’AKP perdit sa majorité au parlement, pour la première fois depuis 2002.

26. Le 20 juillet 2015, une attaque terroriste qui aurait été commise par Daech eut lieu à Suruç, lors de laquelle 34 personnes furent tuées et plus de 100 personnes furent blessées.

27. Le 22 juillet 2015, lors d’une attaque terroriste, deux policiers furent assassinés à leur domicile à Ceylanpınar. Ces assassinats, qui auraient été commis par des membres du PKK, signifièrent de facto la fin du « processus de résolution ».

28. Au lendemain de cette attaque, les dirigeants du PKK appelèrent la population à s’armer et à développer des systèmes souterrains et des tunnels susceptibles d’être utilisés lors d’affrontements armés. Ils demandèrent par ailleurs la proclamation d’un système politique d’auto-gouvernance. En outre, ils annoncèrent que tous les fonctionnaires de la région seraient désormais considérés comme des complices de l’AKP et, par conséquent, qu’ils risquaient d’être pris pour cible.

29. Le 28 juillet 2015, le président de la République fit une déclaration à la presse dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent ainsi : « Je n’approuve pas la dissolution des partis politiques. Cependant, je dis que les députés de ce parti [le HDP] doivent en payer le prix. Personnellement, individuellement » (« Ben parti kapatılması olayını doğru bulmuyorum. Fakat bu partinin yöneticilerinin bu işin bedelini ödemeleri gerekir diyorum. Fert fert, birey birey »).

30. Entre les 10 et 19 août 2015, l’auto-gouvernance fut proclamée dans dix-neuf villes différentes de Turquie, dont la grande majorité se trouvait au sud-est du pays.

31. Des membres du YDG-H (Mouvement révolutionnaire de la jeunesse patriotique), considéré comme la branche jeunesse du PKK, creusèrent des tranchées et établirent des barricades dans plusieurs villes de l’est et du sud-est de la Turquie, notamment à Cizre, à Silopi, à Sur, à İdil et à Nusaybin, afin d’empêcher l’entrée des forces de sécurité. Selon ces dernières, les membres du YDG-H avaient apporté un grand nombre d’armes et d’explosifs dans la région.

32. En août 2015, un certain nombre de couvre-feux furent imposés dans certaines villes du sud-est de la Turquie par les gouverneurs locaux. L’objectif déclaré des couvre-feux était de nettoyer les tranchées creusées par les membres des organisations terroristes et de les débarrasser des explosifs qui y avaient été enterrés, ainsi que de protéger les civils des violences. Les forces de sécurité menèrent des opérations dans les zones concernées par le couvre-feu, où ils utilisèrent des armes lourdes.

33. À la suite de la déclaration de couvre-feu à Sur, le 13 septembre 2015, le requérant fit une déclaration à la presse à Lice. Il s’exprima ainsi : « Notre peuple veut l’auto-gouvernance, ses propres assemblées et municipalités où des personnes élues plutôt que nommées seront compétentes. Notre peuple a le pouvoir de résister aux pressions et aux politiques de massacres partout. Nous avons le pouvoir de nous protéger contre toutes les attaques. Nous démontrons que nous ne sommes pas désespérés, nous résisterons ensemble, nous atteindrons le salut sans oublier notre mère patrie et notre histoire et en défendant nos droits » (« Halkımız atananların değil seçilmişlerin yetkili olduğu kendi meclisleri ile belediye ile kendini yönetmek istiyor. Halkımız her yerde baskı politikalarına katliam politikalarına karşı direnebilecek güçtedir. Bütün saldırılara karşı kendimizi koruyacak gücümüz var. Çaresiz olmadığımızı gösteriyoruz, birlikte direneceğiz, kendi ana vatanımızı da tarihimizi de unutmadan haklarımızı da savunarak hep birlikte kurtuluşa gideceğiz »).

34. À la suite de l’échec des négociations pour constituer un gouvernement de coalition, des élections anticipées eurent lieu le 1er novembre 2015, lors desquelles le HDP obtint 10 % des voix. L’AKP remporta les élections et reforma sa majorité au sein de l’Assemblée nationale.

35. Dans une déclaration à la presse faite le 18 décembre 2015, le requérant indiqua que : « Chaque lieu où vous menez des opérations [de sécurité] est empli d’un climat d’enthousiasme plutôt que de peur et de panique. Est-ce que vous savez pourquoi ? [Parce que] ces personnes sont tellement sûres qu’elles triompheront dès le premier jour. Elles défendent une cause honorable, fière et digne. Nous ne laisserons plus la cruauté et le fascisme gagner, cette résistance triomphera. Ceux qui essayent de la sous-estimer en l’appelant [résistance] des tranchées et trous doivent se tourner vers l’histoire. Il y a des dizaines de millions de personnes héroïques et courageuses qui résistent à ce coup. Tu mènes une guerre contre le peuple. Le peuple résiste et il va résister partout. La semaine prochaine, les 26 et 27 décembre, nous assisterons au congrès extraordinaire du Congrès de la société démocratique à Diyarbakır. Nous aurons des discussions intensives et nous prendrons des décisions importantes concernant les processus d’auto-gouvernance et d’autonomie et leur fonctionnement dans l’arène politique. Nous allons les mettre en œuvre » (« Bugün operasyon yaptığınız her yerde korku ve panik havası değil coşku havası hakim. Neden biliyor musunuz ? O insanlar daha ilk günden kazandıklarından o kadar eminler ki. Onurlu, şerefli, haysiyetki bir davanın savunucularıdır. Bir kez daha zulmün, faşizmin kazanmasına izin vermeyeceğiz, bu direniş kazanacaktır. Öyle hendek, çukur diye küçümsemeye çalışanlar da dönüp tarihe baksınlar. On milyonlarca kahraman, yiğit bu darbeye karşı direnen insan var. Sen halka karşı savaş açmışsın. Halk her yerde direnir, direnecektir. Önümüzdeki haftasonu 26-27 Aralık’ta Diyarbakır’da Demokratik Toplum Kongresi’nin olağanüstü kongresine bizler de katılacağız. Öz yönetimin, özerkliğin inşası ve içinin doldurulması sürecinn siyasi zeminde daha güçlü yönetilmesi için çok yoğun tartışmalar yapacağız, önemli kararlar alacağız. Bunların hepsini hayata geçireceğiz »).

36. Le 26 décembre 2015, le requérant participa au congrès extraordinaire du Congrès de la société démocratique (« DTK »). Il y prononça un discours dans lequel il défendait l’auto-gouvernance et la résistance. Il déclara également que des barricades et des tranchées avaient été créées pour contrer les plans de massacre des autorités à Ankara. La déclaration de clôture du DTK consistait notamment en un appel à la création de régions autonomes.

37. Le 29 décembre 2015, le président de la République déclara à la presse que les discours du requérant constituaient « une provocation et une trahison claires et nettes ».

38. Dans un discours prononcé le 26 mars 2016, le requérant distinguait la guerre, qu’il qualifiait d’illégitime, de la résistance, qui est selon lui une réponse légitime aux politiques fascistes du pouvoir politique accusant des millions de personnes d’être des terroristes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

134. Le requérant dénonce sa mise et son maintien en détention provisoire en ce qu’ils auraient été arbitraires, principalement pour deux raisons. En premier lieu, il se plaint que son placement en détention provisoire n’était pas conforme à la législation nationale dans la mesure où il était un membre de l’Assemblée nationale doté de l’immunité parlementaire. Il soutient ensuite qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire.

A. Sur la conformité de la détention provisoire à la législation nationale

142. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière » (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013). En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. La Cour doit par ailleurs s’assurer à cet égard que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris les principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite, notamment le principe de sécurité juridique (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées).

143. La Cour relève que la « qualité de la loi » implique qu’une loi nationale autorisant une privation de liberté soit suffisamment accessible, précise et prévisible dans son application afin d’éviter tout danger d’arbitraire (Del Río Prada, précité, § 125). L’exigence de « légalité » prévue par la Convention nécessite donc que toute loi soit suffisamment précise pour permettre aux personnes – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 52, CEDH 2000‑III, M. c. Allemagne, no 19359/04, § 90, CEDH 2009, et Oshurko c. Ukraine, no 33108/05, § 98, 8 septembre 2011). Lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est essentiel que le droit interne définisse clairement les conditions de détention (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012).

144. Pour établir si le requérant a été détenu « régulièrement » au sens de l’article 5 § 1 et s’il a été privé de sa liberté « selon les voies légales », la Cour recherchera d’abord si la détention subie par lui était conforme au droit turc.

145. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant a été mis en détention provisoire selon les termes des articles 100 et suivants du CPP, à la suite de la levée de son immunité parlementaire après la modification constitutionnelle. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est celle de savoir si la modification constitutionnelle levant l’immunité parlementaire dans le cas de toutes les demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de la modification en question pourrait être considérée comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ».

146. Dans ce contexte, la Cour observe que l’argument du requérant a été présenté devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci a estimé que la Constitution n’interdisait pas la mise en détention d’un député dans la mesure où son immunité parlementaire était levée. Elle a noté que dans son arrêt no 2016/117 du 3 juin 2016, elle avait déjà jugé qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification de la Constitution au sens formel du terme, qui avait levé l’immunité parlementaire des députés, dont celui du requérant, pour les demandes de levée d’immunité qui avaient été transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de la modification. Dans ces conditions, elle a conclu qu’il n’était pas possible à dire que la détention provisoire du requérant n’avait aucune base légale ou était contraire à la Constitution.

147. La Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Cela étant, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit vérifier si le droit interne a bien été respecté (Mooren, précité, § 73).

148. La Cour estime que ni l’interprétation ni l’application du droit interne par la Cour constitutionnelle en l’espèce n’apparaissent arbitraires ou manifestement déraisonnables. Eu égard à ce qui précède, elle relève, à la lumière de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, que le requérant a été placé et maintenu en détention provisoire à la suite de la levée de son immunité parlementaire et selon les termes des articles 100 et suivants du CPP.

149. Certes, la Cour doit aussi se convaincre que la détention du requérant, au-delà de sa conformité au droit interne, n’était pas entachée d’arbitraire et, pour ce motif, contraire à la Convention. Elle relève à cet égard qu’aucune partie ne soutient que les dispositions des articles 100 et suivants du CPP n’étaient pas elles-mêmes conformes à la Convention, y compris aux principes énoncés ou impliqués par elle.

150. En conséquence, la Cour estime que cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction

159. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II).

160. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences de l’article 5 § 1 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000‑IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

161. La Cour rappelle ensuite que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000‑XI, et Poyraz c. Turquie (déc.), no 21235/11, § 53, 17 février 2015). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder la privation de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 24, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çiçek c. Turquie (déc.), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015).

162. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray, précité, § 55, Balbay, précité, § 69, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

163. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, et Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016).

164. La Cour relève que le requérant en l’occurrence soutient que sa privation de liberté n’a été justifié par des soupçons « plausibles » à aucun moment. À cet égard, il dénonce l’absence de tels soupçons lors de la phase initiale immédiatement postérieure à son arrestation, mais aussi au cours des périodes ultérieures lorsque son placement en détention provisoire a été autorisé et prolongé par les autorités judiciaires. Elle rappelle à cet égard que la persistance de raisons plausibles de soupçonner l’individu arrêté d’avoir commis une infraction est une condition essentielle à la légalité du maintien en détention de l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, et McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006‑X). Ainsi, si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014).

165. En l’espèce, la Cour note que, au cours des mandats parlementaires du requérant, les procureurs de la République compétents ont soumis à l’Assemblée nationale trente et un rapports d’enquête concernant l’intéressé dans le cadre de la demande de levée de son immunité parlementaire. À la suite de la modification constitutionnelle, les enquêtes pénales déclenchées à l’encontre de l’intéressé ont été jointes dans un seul dossier d’enquête, laquelle a été menée par le procureur de la République de Diyarbakır. À la suite du refus du requérant de se présenter devant les autorités d’enquête, celui-ci a été arrêté et placé en garde à vue. Le 4 novembre 2016, le requérant a été mis en détention provisoire car il était soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste armée et d’incitation à commettre une infraction (paragraphe 53 ci-dessus). Le 2e juge de paix de Diyarbakır a estimé que les tweets publiés au nom du comité exécutif du HDP, dont le requérant était membre et coprésident, appelant les gens à prendre les rues étaient en cohérence avec la politique et les appels du PKK. Considérant le bilan des événements ayant eu lieu entre le 6 et le 8 octobre, et en particulier le nombre de personnes décédées et blessées, le juge de paix a conclu à l’existence d’un fort soupçon quant à la commission par le requérant de l’infraction d’incitation à commettre une infraction. Par la suite, il a noté que le requérant avait qualifié certains actes commis par les membres du PKK, notamment le creusement des tranchées et la présence des barricades dans les villes, de « résistance ». Il a également noté que le requérant avait assisté aux activités du Congrès de la société démocratique. Considérant qu’il existait plusieurs enquêtes pénales pendantes à l’encontre de l’intéressé pour des crimes liés au terrorisme, le juge de paix a estimé qu’il y avait suffisamment de données démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission par le requérant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.

166. La Cour note de plus que, par un acte d’accusation du 11 janvier 2017, le procureur de la République a accusé le requérant d’avoir fondé ou dirigé une organisation terroriste armée, d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste, d’avoir incité à commettre une infraction, d’avoir fait l’apologie du crime et de criminels, d’avoir incité le public à la haine et à l’hostilité, d’avoir incité à désobéir à la loi, d’avoir organisé et participé à des réunions et défilés illégaux, et de n’avoir pas obtempéré à l’avertissement des forces de sécurité relatif à la dispersion d’une manifestation illégale. Par conséquent, il a requis la condamnation de l’intéressé à une peine d’emprisonnement allant de quarante-trois à cent quarante-deux ans.

167. La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle a examiné le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Elle relève que la haute juridiction constitutionnelle a d’abord analysé les tweets publiés sur le compte du HDP et qu’elle a noté que, à l’époque des faits, la sécurité nationale de la Turquie était menacée par le conflit interne en Syrie. Selon la Cour, la Cour constitutionnelle a observé que ces tweets avaient été publiés après des affrontements armés à Kobané et en même temps que des appels du PKK, et elle a en outre relevé que de graves événements violents avaient eu lieu après la publication desdits tweets et que le requérant avait déclaré qu’il était derrière ces appels. La Cour note que, tenant compte du nombre des personnes décédées et blessées, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif du HDP, dont le coprésident était le requérant, et les actes de violence en cause. Elle relève que, par la suite, considérant les propos du requérant concernant les affrontements armés dans le contexte des « événements des tranchées », la Cour constitutionnelle a jugé que la mise en détention provisoire de l’intéressé pour une infraction liée au terrorisme n’était pas dénuée de fondement. Elle observe que, de plus, examinant les contenus des discours du 13 novembre 2012 et du 21 avril 2013 du requérant, la Cour constitutionnelle a considéré qu’ils constituaient une indication qu’une infraction avait été commise. La Cour constate en outre que, eu égard au contenu des conversations entre les hauts responsables du PKK et entre ces personnes et le requérant, la haute juridiction constitutionnelle a estimé qu’il était possible de conclure que le requérant agissait conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste et que, en conséquence, elle a conclu que ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons quant à la commission d’une infraction par le requérant.

168. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’avoir commis plusieurs infractions, dont certaines liées au terrorisme. Dans ce contexte, elle note que le procureur de la République a allégué que le requérant avait notamment déclaré vouloir exposer la sculpture du leader d’une organisation terroriste (paragraphe 57 ci-dessus). De plus, elle observe que, d’après l’acte d’accusation, le requérant, dans son discours du 21 avril 2013 fait à Diyarbakır dans les locaux du BDP, considérait que le peuple kurde en Turquie devait son existence à la lutte armée menée par le PKK. À cet égard, il a été allégué que l’intéressé aurait qualifié les premières attaques terroristes du PKK de « coup de 1984 » et de « résistance de Şemdinli [et] d’Eruh » (paragraphe 57 ci-dessus). En outre, le procureur de la République a affirmé que le requérant était le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK. À cet égard, la Cour note que des éléments de preuve tels que des comptes rendus de conversations entre les responsables du PKK et entre ces personnes et le requérant avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation du requérant, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait commis l’infraction pénale reprochée (paragraphe 57 ci-dessus). Elle note aussi que, considérant le contenu de ces conversations, les autorités nationales, notamment les juges de première instance et la Cour constitutionnelle, ont considéré qu’il était possible de conclure que le requérant agissait conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste.

169. La Cour observe qu’une grande partie des accusations portées contre le requérant concernent directement la liberté d’expression et les opinions politiques de l’intéressé. Cependant, dans le cadre de la présente requête, il n’appartient pas à la Cour de juger si le requérant est coupable ou non des infractions qui lui sont reprochées. Cette tâche revient aux juridictions nationales. En l’espèce, la Cour est appelée à examiner si la privation de liberté de l’intéressé était basée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Sur cette question, compte tenu des exigences de l’article 5 § 1 de la Convention quant au niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons, la Cour estime que le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir accompli au moins une partie des infractions pour lesquelles il était poursuivi.

170. La Cour estime qu’il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (Murray, précité, § 63, Korkmaz et autres, précité, § 26, et Süleyman Erdem, précité, § 37).

171. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

184. La Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires nationales apprécient pour la première fois, « aussitôt » après l’arrestation, s’il y a lieu de mettre la personne arrêtée en détention provisoire, la persistance de raisons plausibles ne suffit plus et les autorités doivent aussi avancer d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 222, 28 novembre 2017, avec les références citées).

185. Selon la jurisprudence de la Cour, ces autres motifs incluent le risque de fuite, le risque de pression sur les témoins ou d’altération de preuves, le risque de collusion, le risque de récidive, le risque de trouble à l’ordre public, ou encore la nécessité en découlant de protéger la personne faisant l’objet de la mesure privative de liberté (Buzadji, précité, §§ 87-88 et 101-102, et les affaires qui y sont citées, et Merabishvili, précité, § 222). L’existence de ces risques doit être dûment établie et le raisonnement des autorités à cet égard ne saurait être abstrait, général ou stéréotypé (voir, entre autres, Letellier c. France, 26 juin 1991, § 51, série A no 207, Clooth c. Belgique, 12 décembre 1991, § 44, série A no 225, Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 63, CEDH 2003‑IX (extraits), Guiorgui Nikolaïchvili c. Géorgie, no 37048/04, §§ 73 et 76, 13 janvier 2009, et Merabishvili, précité, § 222).

186. En ce qui concerne le risque de fuite, la Cour a déjà conclu qu’il doit s’analyser en fonction d’un ensemble de données, notamment le caractère de l’intéressé, sa moralité, ses ressources, ses liens avec l’État qui le poursuit ainsi que ses contacts internationaux (W. c. Suisse, 26 janvier 1993, § 33, série A no 254‑A, Smirnova, précité, § 60, et Buzadji, précité, § 90). De plus, il résulte de la dernière phrase de l’article 5 § 3 de la Convention que, lorsque la détention n’est plus motivée que par la crainte de voir l’accusé se soustraire par la fuite à sa comparution devant la juridiction de jugement, la libération provisoire de l’accusé doit être ordonnée s’il est possible d’obtenir des garanties assurant cette comparution (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 25, § 15, série A no 7, Letellier, précité, § 46, et, plus récemment, Luković c. Serbie, no 43808/07, § 54, 26 mars 2013).

187. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. À cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 de la Convention et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 70, 8 juillet 2014). C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans les décisions rendues par les autorités judiciaires nationales relativement à la détention provisoire du requérant, ainsi que sur celle des arguments avancés par celui-ci dans ses demandes de mise en liberté ou dans ses autres recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, entre autres, Wemhoff, précité, pp. 24-25, § 12, Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, p. 37, §§ 4-5, série A no 8, Letellier, précité, § 35, et Buzadji, précité, § 91).

188. En l’espèce, la Cour note d’emblée que le requérant a été mis en détention provisoire le 4 novembre 2016 et qu’il se trouve toujours privé de sa liberté. Elle constate ensuite que, durant l’enquête et le procès pénaux engagés à l’encontre du requérant, les juridictions nationales ont ordonné le placement et le maintien en détention provisoire de l’intéressé pour les motifs suivants :

– l’existence des éléments de preuves concrets permettant de soupçonner fortement le requérant d’avoir commis les infractions en cause ;

– le nombre et la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ;

– la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées ;

– le constat selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes ;

– le fait que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête ;

– le fait que la défense du requérant n’avait pas encore été recueillie ;

– l’état des preuves ;

– la période passée en détention ;

– le risque de fuite et d’altération des preuves (paragraphes 53, 55, 59, 60, 63, 64 et 67 ci-dessus). La Cour va examiner chacun de ces motifs ci‑dessous.

189. S’agissant d’abord de l’existence des éléments de preuve concrets permettant de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, la Cour admet, à la lumière de ses conclusions relatives à l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 159-171 ci-dessus), que les soupçons pesant sur le requérant peuvent expliquer son placement en détention provisoire. Néanmoins, elle rappelle qu’elle a déjà indiqué au paragraphe 184 ci-dessus que, bien que celle-ci soit une condition sine qua non de la régularité d’une détention, elle ne suffit pas à la justifier (Buzadji, précité, §§ 92-102). Dès lors, elle va rechercher s’il y avait en l’espèce d’autres motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant.

190. La Cour observe que les juges qui se sont prononcés sur la détention du requérant se sont également fondés sur le fait qu’il s’agissait d’infractions visées à l’article 100 § 3 du CPP. En ce qui concerne les infractions dites « cataloguées », la Cour note que, aux termes de l’article 100 § 3 du CPP, pour certaines infractions, le droit turc prévoit une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes). À cet égard, la Cour réaffirme que tout système de détention provisoire automatique est en soi incompatible avec l’article 5 § 3 de la Convention (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 84, 26 juillet 2001). Lorsque la loi prévoit une présomption concernant les motifs de détention provisoire, l’existence de faits concrets aboutissant à déroger à la règle du respect de la liberté individuelle doit néanmoins être démontrée de façon convaincante (Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 58‑65, Recueil 1998-V). En outre, en droit turc, même lorsqu’il s’agit d’une infraction dite « cataloguée », les autorités judiciaires ont l’obligation d’envisager tout d’abord les mesures alternatives à la détention provisoire (Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § 39, 27 février 2018). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà conclu que l’existence d’une telle présomption légale ne procurait, dans le cadre du contrôle que la Cour doit exercer aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, aucun élément spécifique démontrant la nécessité du maintien en détention provisoire (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 62, 8 juillet 2014). En l’espèce, elle relève que le constat des juridictions nationales selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes était dépourvu d’une analyse de la situation personnelle du requérant. À ses yeux, les autorités judiciaires n’ont guère spécifié dans la motivation de leurs décisions les circonstances concrètes étayant l’existence de tel ou tel risques visés par cette disposition, ni précisé en quoi pareils risques étaient avérés et avaient persisté pendant une si longue période (Galip Doğru c. Turquie, no 36001/06, § 58, 28 avril 2015).

191. La Cour observe que les juridictions nationales ont maintenu le requérant en détention provisoire eu égard au nombre et à la nature des infractions en cause. De même, elle note que les juridictions nationales ont pris en compte la lourdeur des peines prévues par la loi pour ces infractions. La Cour prend note à cet égard des conclusions de la Cour constitutionnelle relatives à la lourdeur des peines encourues en l’espèce (paragraphe 74 ci‑dessus). À supposer même que la gravité des peines encourues et la nature des charges puissent justifier la mise en détention provisoire initiale du requérant, comme le soutient la Cour constitutionnelle, la Cour estime qu’en l’occurrence, elles ne peuvent, à elles seules, être le motif de la prolongation de la détention de l’intéressé, en particulier à un stade avancé de la procédure (voir, mutatis mutandis, Letellier, précité, § 51, Ilijkov, précité, §§ 80‑81, Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 94, 17 juillet 2007, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 145, 22 mai 2012). Autrement dit, tout au long de la détention, les autorités judiciaires étaient tenues de démontrer de manière convaincante que le maintien en détention provisoire du requérant était toujours justifié.

192. La Cour observe en outre que les juridictions nationales se sont également appuyées sur la non‑comparution du requérant devant les autorités d’enquête pour justifier la prolongation de la privation de liberté de l’intéressé. Il ressort des observations du Gouvernement que celui-ci l’a interprétée comme un signe de l’existence d’un risque de fuite. La Cour relève également que la Cour constitutionnelle a conclu que le refus du requérant de se présenter devant les autorités d’enquête ainsi que sa déclaration selon laquelle aucun député de son parti politique n’allait fournir de déposition de sa propre volonté peuvent démontrer qu’il y avait un risque de fuite. Or, la Cour observe que le requérant a fait cette déclaration au mois d’avril 2016, avant l’adoption de la modification constitutionnelle. Elle relève qu’il est vrai que le requérant ne s’est pas présenté devant les autorités d’enquête pour faire sa déposition et elle note à cet égard qu’il est justifié que l’intéressé soit arrêté et placé en garde à vue en vue d’être traduit devant l’autorité judiciaire compétente. Cependant, elle estime que les autorités judiciaires n’ont pas expliqué en quoi la non-comparution du requérant, qui était, à l’époque des faits, également le coprésident du troisième plus grand parti politique représenté à l’Assemblée nationale, aurait laissé présager un risque de fuite. Dans ce contexte, la Cour donne un poids considérable aux conclusions du juge minoritaire de la Cour constitutionnelle, qui relève dans son opinion dissidente que le requérant est parti plusieurs fois à l’étranger et qu’il est toujours revenu au pays sans démontrer une intention de s’enfuir. La Cour relève aussi que depuis longtemps l’intéressé était au courant des enquêtes pénales menées à son encontre et de la gravité des infractions qui lui étaient reprochées et que, malgré cela, il ne s’était pas enfui.

193. S’agissant des autres motifs cités par les juges nationaux pour maintenir le requérant en détention provisoire, la Cour constate d’emblée que ceux-ci consistent en une énumération stéréotypée des motifs de portée générale comme l’état des preuves, la période passée en détention et le risque d’altération des preuves. Elle est particulièrement frappée par l’absence d’analyse approfondie concernant les arguments en faveur de la remise en liberté du requérant. À ses yeux, les décisions rédigées en des termes stéréotypés comme en l’espèce ne peuvent en aucun cas être considérées comme étant suffisantes pour justifier la mise et le maintien en détention provisoire d’une personne (Şık, précité, § 62).

194. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné à maintes reprises des cas similaires dans lesquels elle a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Cahit Demirel, précité, §§ 21‑28, İbrahim Güler c. Turquie, no 1942/08, §§ 19-27, 15 octobre 2013, et Ali Rıza Kaplan c. Turquie, no 24597/08, §§ 19-23, 13 novembre 2014). En l’espèce, considérant les motifs donnés par les juridictions nationales, la Cour estime que les autorités judiciaires ont ordonné la prolongation de la détention du requérant pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention.

195. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Kolomenskiy c. Russie, no 27297/07, § 88, 13 décembre 2016).

196. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION EN RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE

Ce point mérite un appel

200. Le Commissaire aux droits de l’homme indique que la restriction d’accès au dossier d’enquête a eu un effet négatif sur la procédure d’examen de la détention provisoire. Les autres parties intervenantes ne se prononcent pas sur ce grief.

201. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 précité ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 de la Convention pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) – il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir la partie poursuivante et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit informée du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 de la Convention offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, Mooren, précité, § 124, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012, Ovsjannikov c. Estonie, no 1346/12, §§ 72-78, 20 février 2014, et Mustafa Avci, précité, § 90).

202. La Cour relève que, le 9 septembre 2016, le juge de paix de Diyarbakır a décidé de limiter le droit des avocats du requérant d’examiner le contenu du dossier d’enquête ou d’obtenir des copies des documents y figurant. Elle note que l’opposition formée par le requérant contre cette décision a été rejetée le 19 novembre 2016 (paragraphe 48 ci-dessus). Elle observe aussi que le requérant et ses avocats n’ont pas pu accéder au dossier d’enquête avant le 2 février 2017, date de l’acceptation de l’acte d’accusation par la cour d’assises de Diyarbakır.

203. La Cour reconnaît que les pièces du dossier auxquelles le requérant affirme n’avoir pas eu accès revêtaient une importance essentielle dans la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé. Elle constate toutefois, à l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 77 ci-dessus), que le requérant et ses représentants avaient librement accès aux rapports d’enquête soumis à l’Assemblée nationale. De plus, elle observe, eu égard au contenu et à la nature de la demande du 4 novembre 2016 du procureur de la République de Diyarbakır et de la décision du même jour rendue par le 2ème juge de paix relative au placement en détention provisoire, même si le requérant n’a pas bénéficié d’un droit illimité d’accès aux éléments de preuve, qu’il a eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de base à son placement en détention et qu’il a eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier sa détention provisoire (Ceviz , précité, §§ 41‑44, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 149).

204. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE

Ce point mérite un appel

1. Sur la recevabilité

211. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71‑77, 6 décembre 2011, Mehmet Hasan Altan, précité, § 159, et Şahin Alpay, précité, § 131). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque (voir à ce sujet, à titre d’exemple, Koçintar c. Turquie (déc.), no 77429/12, §§ 30-46, 1er juillet 2014), la Cour conclut-elle que cette disposition s’applique également aux procédures devant cette juridiction.

212. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

213. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-135).

214. Elle rappelle aussi que, dans ces affaires, elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait de plus relevé que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours (paragraphe 103 ci-dessus). Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan précitée, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours et, dans l’affaire Şahin Alpay précitée, seize mois et trois jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

215. La Cour estime que ces conclusions valent aussi dans le cadre de la présente requête. La Cour souligne à cet égard que la requête introduite par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe étant donné qu’elle était une des premières affaires types qui soulevaient des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député à la suite de la levée de son immunité parlementaire. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165 et Şahin Alpay, précité, § 137). En l’espèce, elle observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 17 novembre 2016 et que cette juridiction a rendu son arrêt final le 21 décembre 2017. Elle note que la période à prendre en considération a donc duré treize mois et quatre jours.

216. À la lumière de ce qui précède, bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de l’affaire, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

VI. ARTICLE 3 DU PROTOCOLE 1

1. Sur la recevabilité

225. En ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief relatif au droit aux élections libres, la Cour estime qu’elle soulève des questions étroitement liées à l’examen du bien-fondé du grief formulé par le requérant. Dès lors, la Cour va analyser ce point dans le cadre de son examen sur le fond du grief.

226. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Principes généraux

227. La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 141, 17 mai 2016, et Uspaskich c. Lituanie, no 14737/08, § 87, 20 décembre 2016). Elle rappelle également avoir indiqué, dans les arrêts Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (2 mars 1987, § 47, série A no 113) et Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, §§ 41 et 42, série A no 103), que des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 154, CEDH 2010). La Convention établit ainsi un lien étroit entre le caractère véritablement démocratique d’un régime politique et le fonctionnement efficace du parlement. Il est donc incontestable que le fonctionnement efficace du parlement est une valeur essentielle à une société démocratique (Karácsony, précité, § 141).

228. Dans le cadre des affaires relatives à la liberté d’expression, la Cour a jugé notamment que « précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236).

229. La Cour réaffirme que l’objet et le but de la Convention appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives (voir, par exemple, Grosaru c. Roumanie, no 78039/01, § 47, CEDH 2010, avec les références qui y sont citées). Or les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, droits inhérents à la notion de régime véritablement démocratique, ne seraient qu’illusoires si un élu du peuple ou ses électeurs pouvaient à tout moment en être arbitrairement privés (Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, § 56, CEDH 2006-VIII). En outre, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 3 du Protocole no 1 garantit le droit de tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002‑IV, Ilıcak c. Turquie, no 15394/02, § 30, 5 avril 2007, Sılay c. Turquie, no 8691/02, § 27, 5 avril 2007, Kavakçı c. Turquie, no 71907/01, § 41, 5 avril 2007, Sobacı c. Turquie, no 26733/02, § 27, 29 novembre 2007, et Riza et autres c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 141, 13 octobre 2015).

230. La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus (Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 48, 30 juin 2009). Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II, Sadak et autres, précité, § 31, et Kavakçı, précité, § 40). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés les droits de vote ou de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).

231. S’agissant de la mise et du maintien en détention provisoire d’un député ou d’un candidat aux élections parlementaires, la Cour observe que la Convention n’interdit pas l’application d’une telle mesure per se et qu’elle ne constitue pas automatiquement une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, même lorsqu’il s’agit d’une détention provisoire jugée contraire à l’article 5 § 3 de la Convention. Pour déterminer si une privation de liberté était une mesure proportionnée aux fins de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour doit prendre en compte plusieurs éléments. Dans ce contexte, elle estime tout d’abord que, en cas de mise en détention provisoire d’un parlementaire, ou d’un candidat, afin de s’acquitter de leur obligation positive en vertu de l’article 3 du Protocole no 1, les États membres doivent établir une voie de recours, qui doit constituer une garantie contre l’arbitraire, et par laquelle un requérant peut contester efficacement sa privation de liberté et avoir une évaluation sur son grief tiré de cette disposition. Dans ce contexte, il est impératif pour les juridictions nationales de démontrer qu’elles ont mis en balance les intérêts de la personne concernée et de la société protégés par l’article 3 du Protocole no 1 et les intérêts du bon déroulement de la justice pour ordonner la mise et/ou le maintien en détention provisoire (voir, mutatis mutandis, Uspaskich, précité, § 94). Ensuite, la Cour doit tenir compte de la durée de la privation de liberté en question, ainsi que des conséquences de celle-ci.

b) Application de ces principes

232. À titre préliminaire, la Cour observe que la présente requête est la première affaire dans laquelle elle doit examiner un grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention relatif aux conséquences du maintien en détention provisoire d’un parlementaire élu sur l’exercice de son mandat parlementaire. Cependant, elle considère qu’il s’agit là d’une problématique tout aussi cruciale, qui influe directement sur l’exercice réel du mandat parlementaire.

233. Il convient donc de rechercher, conformément à sa jurisprudence en la matière (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 97, CEDH 2011 (extraits)), s’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits au titre de l’article 3 du Protocole no 1, précisant qu’une telle ingérence est constitutive d’une violation sauf si elle satisfait aux exigences de légalité, poursuit un but légitime et est proportionnée.

234. À cet égard, la Cour estime qu’elle ne peut pas souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel le grief du requérant tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention mérite d’être rejeté pour incompatibilité ratione materiae. Le droit aux élections libre ne se limite pas à la simple possibilité de participer aux élections législatives. Comme rappelé au paragraphe 229 ci-dessus, une fois élue, la personne concernée a également le droit d’exercer son mandat. Par ailleurs, elle souligne que la Cour constitutionnelle turque a considéré qu’une mesure de détention d’un député, rendant impossible l’exercice du mandat parlementaire, avait constitué une ingérence dans le droit d’être élu (paragraphe 107 ci-dessus). La Cour partage cette approche.

235. En l’espèce, la Cour observe que, à l’issue du scrutin législatif du 1er novembre 2015, le requérant a été réélu député à l’Assemblée nationale et que son mandat a pris fin lors des élections parlementaires du 24 juin 2018. Cependant, elle note que, le 4 novembre 2016, au cours de son mandat parlementaire, l’intéressé a été placé en détention provisoire à la suite de la levée de son immunité. La Cour rappelle qu’elle a déjà indiqué ci-dessus au paragraphe 231 que la Convention n’interdisait pas l’application d’une mesure de détention provisoire d’un député per se et qu’une telle mesure ne constitue pas automatiquement une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Eu égard toutefois aux circonstances particulières de l’affaire, notamment à la longueur de la détention provisoire subie par le requérant et aux répercussions que cette détention peut avoir sur le droit de l’intéressé protégé par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour estime en l’espèce devoir poursuivre son examen du grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1. C’est seulement ainsi, en effet, qu’elle pourra connaître de la substance de l’allégation du requérant selon laquelle il n’a pas eu la possibilité de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention.

236. La Cour relève d’emblée que, étant donné que le requérant a été placé en détention provisoire le 4 novembre 2016, il n’a pas eu la possibilité de participer aux activités du corps législatif jusqu’à la fin de son mandat parlementaire intervenue le 24 juin 2018, soit pendant un an, sept mois et vingt jours. En effet, cette privation de liberté a rendu impossible tout exercice du mandat parlementaire et peut être considérée, dans les circonstances de la présente affaire, comme une ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits au titre de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

237. Quant au respect du principe de légalité de l’ingérence, eu égard à sa conclusion au regard de la conformité de la détention provisoire à la législation nationale (paragraphe 148 ci-dessus), la Cour peut accepter que l’ingérence satisfaisait aux exigences de légalité.

Pour ce qui est du but poursuivi, elle rappelle que, l’article 3 du Protocole no 1 ne contenant pas une liste de « buts légitimes » susceptibles de justifier des restrictions à l’exercice des droits qu’il garantit ni ne renvoyant à ceux qui sont énumérés dans les articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants sont libres de se fonder sur un but qui n’est pas mentionné par ces dernières dispositions, sous réserve de sa compatibilité avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention (voir, notamment, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 115, CEDH 2006‑IV). Elle observe cependant que les parties n’ont pas présenté d’observations spécifiques sur ce point et, compte tenu de ses conclusions au regard de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 159 et 171 ci-dessus), elle partira du principe que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir les exigences de l’ordre public, l’ingérence litigieuse étant en effet la conséquence de la détention du requérant, dont le but est de garantir le bon déroulement de la procédure pénale engagée à son encontre.

238. Se penchant sur la question de la proportionnalité, la Cour accorde du poids au fait que le requérant a été placé en détention au cours de l’exercice de son mandat parlementaire. Cependant, elle constate que, dans le cadre de leur exercice de mise en balance, ni les juges appelés à se prononcer sur la prolongation de la détention provisoire du requérant, ni ceux qui ont rejeté les recours de l’intéressé pour obtenir sa remise en liberté et ni la Cour constitutionnelle ne semblent avoir pris suffisamment en compte le fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique dans le pays, dont l’exercice du mandat parlementaire nécessitait un niveau élevé de protection. Ils n’ont pas non plus démontré qu’il existait des motifs impérieux pour justifier le maintien en détention provisoire de l’intéressé pendant si longtemps. À cet égard, elle rappelle également avoir constaté une violation de l’article 5 § 3 de la Convention en raison du maintien en détention provisoire du requérant par les autorités judiciaires pour des motifs qui ne sauraient passer pour « suffisants » pour justifier une durée de plus de vingt-trois mois de détention (paragraphe 194 ci-dessus).

239. De surcroît, la Cour rappelle avoir toujours souligné que la détention est une mesure provisoire – comme son intitulé même l’indique – dont la durée doit être aussi courte que possible. Elle a aussi noté que la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 143, CEDH 2012). Ces considérations valent a fortiori pour la détention d’un député. En effet, elle observe que, dans une démocratie, le parlement ou les organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique dont l’exercice du mandat parlementaire fait partie (voir, mutatis mutandis, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003-I). Pendant l’exercice de son mandat, un député représente ses électeurs, attire l’attention sur leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Or, comme le juge minoritaire de la Cour constitutionnelle l’a justement souligné dans son opinion dissidente (paragraphe 79 ci-dessus), les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante dans le cas concret du requérant n’avaient pas été justifiées par les autorités judiciaires. Il ne ressort pas du dossier que ces dernières ont réellement envisagé l’application de mesures alternatives à la détention provisoire, pourtant prévues par le droit interne. Certes, elles ont considéré systématiquement que de telles mesures avaient été insuffisantes, mais elles n’ont toutefois fourni aucun raisonnement concret et individualisé. Or, tout au long de sa détention, le requérant a été privé de toute possibilité de se consacrer à ses responsabilités parlementaires.

240. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que, même si le requérant a pu garder son statut parlementaire tout au long de son mandat et par conséquent, il a pu recevoir son salaire de député, l’impossibilité pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale, en raison de sa détention provisoire, constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. Dès lors, elle rejette l’exception que le Gouvernement tire de l’incompatibilité ratione materiae et conclut que la mesure litigieuse, dans les circonstances de l’espèce, était incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire, reconnu au requérant par l’article 3 du Protocole no 1, et qu’elle a porté atteinte au pouvoir souverain de l’électorat qui l’a élu député.

241. Il s’ensuit que l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention a été violé.

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 5 § 3

1. Sur la recevabilité

256. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

257. La Cour note que les principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention ont récemment été exposés par la Grande Chambre dans son arrêt Merabishvili (précité):

« 287. Comme l’article 14, l’article 18 de la Convention n’a pas d’existence indépendante (voir, au sujet de l’article 14, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 32, série A no 31, Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 43, série A no 70, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 29, série A no 87, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000‑IV, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 124, CEDH 2012 (extraits)) ; il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés (Kamma, p. 9, Goussinski, § 73, Cebotari, § 49, Khodorkovskiy, § 254, OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos, § 663, Lutsenko, § 105, Tymoshenko, § 294, Ilgar Mammadov, § 137, Rasul Jafarov, § 153, et Tchankotadze, § 113, tous précités et exprimant la même idée que l’article 18 « n’a pas un rôle indépendant »). Cette règle découle, d’une part, du libellé de l’article 18, qui complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11, qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent, et, d’autre part, de sa place dans la Convention, à la fin du titre I, qui contient les articles qui énoncent ces droits et libertés ou définissent les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé.