ARTICLE 10 ET LIBERTÉ D'EXPRESSION

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"La liberté d'expression démontre la qualité d'une démocratie"
Frédéric Fabre docteur en droit.

ARTICLE 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme :

"§1: Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.

§2: L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire"

Cliquez sur un bouton comme à droite ou un lien bleu pour accéder à LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH SUR :

- l'application de l'article 10 à la lumière des arrêts de principe concernant la Suisse

- l'application de l'article 10 concernant les plaintes pénales

- l'application de l'article 10 en matière d'expression d'un idéal politique ou social

- la critique de l'Etat d'Israël

- le négationnisme n'est pas protégé par l'article 10

- l'application de l'article 10 et le délit de blasphème en matière de religion

- radio télévision et l'article 10

- Internet et l'article 10

- quand le débat intéresse la collectivité entière, tout individu a droit à la même protection qu'un journaliste

- l'application de l'article 10 en matière syndicale

- l'application de l'article 10 quant à l'expression d'un expert, d'un magistrat, d'un juge, d'un avocat, d'un notaire ou d'un mandataire judiciaire

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MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

Allée c. France du 18 janvier 2024 requête no 20725/20

52.  Certes, même les documents privés diffusés à un nombre restreint de personnes doivent avoir une base factuelle (Bilan c. Croatie (déc.), no 57860/14, § 37, 20 octobre 2020, et Matalas, précité, § 51) : plus l’allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, § 38, 11 janvier 2011). Pour autant, la Cour relève, ainsi que le fait valoir la requérante, que les faits dénoncés ont été commis sans témoins, et que l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser sa mauvaise foi. Soulignant la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes, elle considère, à l’instar de l’avocat général dans ses conclusions précitées (paragraphe 21 ci-dessus), que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer.

RTBF c. BELGIQUE (No2) du 13 décembre 2022 Requête no 417/15

78... il a été rappelé aux téléspectateurs que l’enquête était en cours et que les époux V. étaient présumés innocents. Dans ces circonstances, contrairement à la cour d’appel, la Cour n’estime pas que le rappel de la présomption d’innocence des époux V. à la fin du reportage du 24 janvier 2006 fût insuffisant. En ce qui concerne les moyens non verbaux utilisés par le journaliste et mis en exergue par la cour d’appel, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, ils n’équivalaient pas à une « déclaration de culpabilité » au sens de sa jurisprudence. Le téléspectateur était mis en mesure de faire la part des choses et de ne pas se méprendre sur le fait que l’affaire n’avait pas encore été jugée. La Cour est d’avis que, pris dans son ensemble, le reportage litigieux se bornait à décrire un état de suspicion à l’égard des époux V. sans pour autant dépasser le seuil de cette suspicion.

iii. Conclusion

80.  En somme, bien que pertinents, les motifs avancés par les juridictions nationales ne suffisent pas à établir que l’ingérence incriminée était « nécessaire dans une société démocratique ». Au vu de l’importance des médias dans une société démocratique ainsi que de la marge d’appréciation réduite des autorités internes s’agissant d’une émission télévisée portant sur un sujet de nature à susciter considérablement l’intérêt du public, la Cour estime que la nécessité des restrictions apportées à la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante. Malgré le caractère léger de la sanction infligée à la requérante, la Cour estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, les restrictions au droit de la requérante à la liberté d’expression qu’ont entraînées les mesures décidées par les juridictions nationales et, d’autre part, le but légitime poursuivi, à savoir, la protection de la réputation d’autrui.

81.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Ponta c. Roumanie du 14 juin 2022 requête no 44652/18

57.  Elle estime dès lors que les personnes impliquées dans la présente affaire, des anciens ministres, agissaient dans un contexte public et que le message incriminé pouvait être lu comme contribuant au débat d’intérêt général portant sur la corruption dans la classe politique (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 43, 31 mai 2016). La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée en l’espèce était donc particulièrement restreinte

64.  Dès lors, les juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante qu’il existât un besoin social impérieux de placer la protection des droits de la personne de L.I., personnage public, au-dessus du droit du requérant à la liberté d’expression et de l’intérêt général qu’il y a à défendre pareille liberté lorsque des questions d’intérêt général sont en jeu. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique »

Tőkés c. Roumanie du 27 avril 2021 requêtes n° 15976/16 et n° 50461/17

2.  Les principes fondamentaux à appliquer pour déterminer si une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 187, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no  16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

ARTICLE 10 A LA LUMIÈRE DES ARRÊTS SUR LA SUISSE

Cliquez sur le lien bleu pour accéder au grand arrêt Perincek c. Suisse du 17 décembre 2013 requête 27510/08 rendu par la seconde section concernant la qualification du génocide arménien.

Weber contre Suisse du 22/05/1990 Hudoc 213 requête 11034/84

Franz Weber est militant écologique, membre du mouvement "Helvetia Nostra". Il subit une diffamation par voie de presse, il se constitue partie civile mais conteste le travail du juge d'instruction, il porte plainte contre lui et demande la récusation du tribunal vaudois. Il en informe le public par une conférence de presse, il est alors condamné à une amende pour avoir porté atteinte au secret de l'instruction. La C.E.D.H répond à quatre questions pour constater s'il y a ou non violation de l'article 10 de la Convention.

Première question: Y A T IL INGERENCE?

La Cour commence par rechercher s'il y a une ingérence d'une autorité publique. En l'espèce, la condamnation de Franz Weber est bien une ingérence sans contestation possible.

Deuxième question: L'INGERENCE EST ELLE PREVUE PAR LA LOI?

"§43: Il s'agissait bien d'une sanction "prévue par la loi"  fondée sur l'article 185 du Code Vaudois de procédure pénale; les comparants s'accordent d'ailleurs à le reconnaître"

Troisième question: LA LOI A T' ELLE UN BUT LEGITIME?

"§45: L'application dudit article à l'intéressé tendait à garantir la bonne marche de l'enquête, donc à protéger l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire"

Quatrième question: L'INGERENCE EST ELLE "NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE"?

"§47: Selon la jurisprudence constante de la Cour, les Etats disposent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de la nécessité d'une certaine marge d'appréciation pour juger de la nécessité d'une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen s'exerçant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante () qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante ()

La Cour a donc compétence pour rechercher, eu égard aux faits et circonstances de la cause, si une "sanction" se concilie avec la liberté d'expression.

La nécessité d'une restriction visant l'un des buts qu'énumère l'article 10 doit se trouver établie de manière convaincante" 

La Cour examine précisément les faits de l'espèce, elle considère la qualité de militant écologiste du requérant et constate que le public était déjà informé des procédures quand il fait ses déclarations dans une conférence de presse.

"§52: En égard aux circonstances particulières de la cause, conclut que par sa condamnation à une amende, Monsieur Weber a subi, l'exercice de son droit à la liberté d'expression, une ingérence n'était pas "nécessaire dans une société démocratique" à la réalisation au but légitime poursuivi"

LA LOI A T'ELLE UN BUT LEGITIME

La troisième question a été précisée par la CEDH.

LE CONTRÔLE DE LA COUR SUR "LA PREVISIBILITE ET LA QUALITE DE LA LOI"

Autronic AG contre Suisse du 22/05/1990 Hudoc 214 requête 12726/87

La société requérante se plaint de ne pas avoir accès et de ne pas pouvoir retransmettre les informations diffusées par l'U.R.S.S; la question se pose de savoir si l'article 22 de la Convention Internationale des Télécommunications est une loi au sens de l'article 10 de la Convention:

"§57: La qualité de loi au sens de l'article 10§2 reste cependant douteuse, car on ne peut se demander s'il ne leur manque pas la clarté et la précision voulues: les normes nationales n'indiquent pas exactement les critères à observer pour accorder ou refuser les concessions visées à l'article 66, tandis que les dispositions internationales semblent laisser aux autorités nationales une marge d'appréciation négligeable"

La Cour contourne la question:

"Il n'apparaît pourtant pas nécessaire de trancher la question: supposer même que la condition "prévue par la loi" se trouve remplie la Cour arrive à la conclusion que l'ingérence ne se justifiait pas"

Après avoir constater le but légitime lié à la défense de l'ordre des communications et la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, la Cour examine le caractère nécessaire dans une société démocratique:

"Devant la Commission, le Gouvernement avait déjà concédé l'absence de risque de se procurer des informations secrètes à l'aide d'antennes paraboliques recevant les émissions de satellites de télécommunication"

En conséquence, la Cour conclue que l'ingérence n'était pas nécessaire. Partant il y a violation de l'article 10 de la Convention.

VGT Vereingegen Tierfabriken C. Suisse du 28 juin 2001 Hudoc 2679 requête 24669/84

L'association requérante se plaint que la télévision suisse refuse de passer son spot publicitaire qui est en réalité un message politique de défense des animaux.

La Cour constate que l'Etat suisse a engagé sa responsabilité car les recours devant les juridictions internes ont été rejetés.

La Cour définit la qualité de la loi au sens de la Convention:

"§52: La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les mots "prévues par la loi" non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause: ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets. Toutefois, il appartient autorités nationales, notamment aux tribunaux , d'interpréter et d'appliquer le droit interne."

La Cour rappelle que l'on peut considérer comme une "loi" au sens de l'article 10§2 une norme énoncée avec assez de précision pour permette au citoyen de régler sa conduite, en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable  dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé.

Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s'accompagne parfois d'une rigidité excessive; or le droit doit savoir s'adapter aux changements des situations. Aussi, beaucoup de lois se servent elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique"

LE CONTRÔLE DE LA COUR SUR

"LA NECESSITE DE L'INGÉRENCE DANS UNE SOCIÉTÉ DÉMOCRATIQUE"

Hertel contre Suisse du 25 aôut 1998 Hudoc 933 requête 25181/94

Le requérant a publié un article dans le journal de Franz Weber cité plus haut. Cet article dénonçait les méfaits sur la santé du four micro onde. Il fut condamné sur le recours de l'Association Suisse des fabricants et fournisseurs d'appareils électrodomestiques.

La Cour constate que l'ingérence était prévue par la loi et avait un but légitime dans la protection des droits d'autrui. Sur la nécessité dans une société démocratique, la Cour précise

"§46: La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation.

Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable: il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".

Ce faisant la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué les règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents"

VGT Vereingegen Tierfrabriken C. Suisse du 28 juin 2001 Hudoc 2679 requête 24669/84

"§68: La Cour a pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, non point de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10, les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation.

Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défenseur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable: il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants".

Ce faisant la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes au principe consacré à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents"

DANS CETTE AFFAIRE COMME LA TELEVISION SUISSE NE RESPECTE PAS L'ARRET DE LA CEDH

LA SUISSE SE FAIT A NOUVEAU CONDAMNEE

VEREIN GEGEN TIERFABRIKEN SCHWEIZ C. SUISSE du 30 JUIN 2009 Requête 32772/02

"77.  La Cour rappelle tout d'abord que la chambre a estimé que le rejet de la demande de révision introduite par l'association requérante suite à l'arrêt de la Cour du 28 juin 2001 constituait une nouvelle ingérence dans l'exercice des droits garantis par l'article 10 § 1. Ayant laissé ouvertes les questions relatives à la base légale et aux buts légitimes de l'ingérence, la chambre a conclu à une violation de l'article 10 pour les raisons suivantes :

« 62. La Cour, dans son arrêt du 28 juin 2001, a considéré que la mesure litigieuse n'était pas « nécessaire dans une société démocratique », au motif, notamment, que les autorités n'avaient pas démontré de manière « pertinente et suffisante » en quoi les motifs généralement avancés pour légitimer l'interdiction de la publicité à caractère « politique » pouvaient servir à justifier l'ingérence dans les circonstances particulières du cas d'espèce (Verein gegen Tierfabriken (VgT), précité, § 75).

En l'occurrence, le Tribunal fédéral a rejeté la demande de révision de l'association requérante au motif que celle-ci n'avait pas assez expliqué en quoi consistaient « la modification de l'arrêt et la restitution demandées », exigence formelle requise par l'article 140 de l'ancienne loi fédérale d'organisation judiciaire (paragraphe 20 ci-dessus).

Or, la Cour est d'avis que cette approche s'avère excessivement formaliste, étant donné qu'il découlait de l'ensemble des circonstances de l'espèce que la demande du requérant visait nécessairement la diffusion du spot litigieux, interdite par la haute juridiction elle-même le 20 août 1997.

De surcroît, le Tribunal fédéral a néanmoins ajouté que l'association requérante n'avait pas suffisamment démontré qu'elle avait encore un intérêt à la diffusion du spot litigieux dans sa version originale. Ainsi, le Tribunal fédéral s'est en réalité substitué à celle-là sur la question de savoir s'il existait encore un intérêt à la diffusion du spot litigieux. En revanche, il n'a pas exposé lui-même dans quelle mesure le débat public dans le domaine de l'élevage en batterie avait changé, ou avait perdu de son actualité, depuis le moment de la diffusion initialement prévue du spot en 1994.

63.  Dès lors la Cour, tout en étant consciente de la marge d'appréciation dont disposaient les autorités suisses en la matière (Verein gegen Tierfabriken (VgT), précité, § 67), n'est pas convaincue que le Tribunal fédéral a appliqué le droit pertinent, conformément aux principes consacrés à l'article 10 de la Convention. Cela étant, les motifs invoqués par la haute juridiction suisse, considérés à la lumière de l'ensemble de l'affaire et compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d'expression en des matières qui comportent indubitablement un intérêt général, n'apparaissent pas « pertinents et suffisants » pour justifier l'ingérence litigieuse. »

b)  Obligation positive de l'Etat défendeur de prendre les mesures nécessaires afin de permettre la diffusion du spot télévisé

i.  Remarques préliminaires

78.  Contrairement à la chambre, la Grande Chambre estime opportun d'aborder la présente requête sous l'angle de l'obligation positive de l'Etat défendeur de prendre les mesures nécessaires afin de permettre la diffusion du spot litigieux.

79.  Aux termes de l'article 1 de la Convention, les Etats contractants « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis (...) [dans] la (...) Convention. » Ainsi que la Cour l'a dit dans l'affaire Marckx (précité, § 31 ; voir également Young, James et Webster c. Royaume-Uni, arrêt du 13 août 1981, série A no 44, § 49), à l'engagement plutôt négatif d'un Etat de s'abstenir de toute ingérence dans les droits garantis par la Convention « peuvent s'ajouter des obligations positives inhérentes » à ces droits.

80.  A cet égard, la Cour rappelle l'importance de la liberté d'expression, qui constitue l'une des conditions préalables au bon fonctionnement de la démocratie. L'exercice réel et « effectif » de cette liberté ne dépend pas simplement du devoir de l'Etat de s'abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives (voir, les arrêts Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, §§ 42-46, CEDH 2000-III, et Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000).

81.  Pour déterminer s'il existe une obligation positive, il faut prendre en compte – souci sous-jacent à la Convention tout entière – le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu. L'étendue de cette obligation varie inévitablement, en fonction de la diversité des situations dans les Etats contractants et des choix à faire en termes de priorités et de ressources. Toutefois, cette obligation ne doit pas être interprétée de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (voir, par exemple, les arrêts Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, § 116, et Appleby et autres c. Royaume-Uni, no 44306/98, § 40, CEDH 2003-VI).

82.  Par ailleurs, la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l'Etat au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l'on analyse l'affaire sous l'angle d'une obligation positive à la charge de l'Etat ou sous celui d'une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (voir, mutatis mutandis, Sørensen et Rasmussen c. Danemark [GC], nos 52562/99 et 52620/99 CEDH 2006-I, § 58, et Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], n36022/97, §§ 98 et suiv., CEDH 2003-VIII).

ii.  Les principes en matière d'exécution des arrêts de la Cour

83.  La Cour rappelle qu'il convient de lire la Convention comme un tout. Dans le contexte de la présente affaire, la question de savoir s'il y a eu une nouvelle violation de l'article 10 doit nécessairement être examinée en tenant compte de l'importance, dans le système de la Convention, de l'exécution effective des arrêts de la Cour conformément à l'article 46 de la Convention qui est libellé comme suit :

1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution.»

84. A cet égard, il y a lieu de rappeler que l'un des traits les plus significatifs du système de la Convention réside dans le fait qu'il est doté d'un mécanisme de contrôle du respect de ses dispositions. Ainsi, la Convention n'impose pas seulement aux Etats parties le respect des droits et obligations qui en découlent, mais elle met également sur pied un organe juridictionnel, la Cour, habilité à constater des violations de la Convention dans le cadre d'arrêts définitifs auxquels les Etats parties se sont engagés à se conformer (article 19, combiné avec l'article 46 § 1). De surcroît, elle institue un mécanisme de surveillance de l'exécution des arrêts, sous la responsabilité du Comité des Ministres (article 46 § 2 de la Convention). Ce mécanisme démontre l'importance que revêt la mise en œuvre effective des arrêts.

85. S'agissant des exigences de l'article 46, il y a lieu de rappeler tout d'abord que l'Etat défendeur reconnu responsable d'une violation de la Convention ou de ses Protocoles est tenu de se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels il est partie. En d'autres termes, l'inexécution ou l'exécution lacunaire d'un arrêt de la Cour peut entraîner la responsabilité internationale de l'Etat partie. Celui-ci est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à prendre des mesures individuelles et/ou, le cas échéant, générales dans son ordre juridique interne, afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer les conséquences, l'objectif étant de placer le requérant, autant que possible, dans une situation équivalente à celle dans laquelle il se trouverait s'il n'y avait pas eu manquement aux exigences de la Convention (voir, parmi beaucoup d'autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, Assanidzé c. Georgie [GC], n71503/01, § 198, CEDH 2004-II).

86.  Ces obligations font écho aux principes de droit international selon lesquels un Etat responsable d'un acte illicite a le devoir d'assurer une restitution, laquelle consiste dans le rétablissement de la situation qui existait avant que l'acte illicite ne fût commis, pour autant que cette restitution ne soit pas « matériellement impossible et n'impose pas une charge hors de toute proportion avec l'avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l'indemnisation » (article 35 du projet d'articles de la Commission du droit international relatif à la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite, paragraphe 36 ci-dessus). En d'autres termes, si la restitution est la règle, il peut y avoir des circonstances dans lesquelles l'Etat responsable se voit exonéré – en tout ou en partie – de l'obligation de restituer, à condition toutefois qu'il en établisse dûment l'existence.

87.  En tout état de cause, les Etats défendeurs sont tenus de fournir au Comité des Ministres une information complète et à jour au sujet de l'évolution du processus d'exécution des arrêts qui les lient (voir la Règle 6 des Règles du Comité des Ministres pour la surveillance de l'exécution des arrêts et des termes des règlements amiables; paragraphe 35 ci-dessus). A cet égard, la Cour souligne l'obligation qui incombe aux Etats d'exécuter les traités de bonne foi, comme le rappellent notamment l'alinéa 3 du préambule ainsi que l'article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 (paragraphe 37 ci-dessus).

88.  Certes, l'Etat défendeur reste libre en principe, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s'acquitter de ses obligations au titre de l'article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta, précité, § 249, et Lyons et autres, précitée, p. 431). Cependant, dans certaines situations particulières, il est arrivé que la Cour ait estimé utile d'indiquer à un Etat défendeur le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation – souvent structurelle – qui avait donné lieu à un constat de violation (voir, à titre d'exemple, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV, Popov c. Russie, n26853/04, § 263, 13 juillet 2006). Parfois même, la nature de la violation constatée ne laisse pas de choix quant aux mesures à prendre (Assanidzé, précité, § 202).

89.  S'agissant en particulier de la réouverture d'une procédure, il est clair que la Cour n'a pas compétence pour ordonner de telles mesures (voir, parmi d'autres, Saïdi c. France, arrêt du 20 septembre 1993, série A n261-C, § 47, et Pelladoah c. Pays-Bas, arrêt du 22 septembre 1994, série A no 297-B, § 44). Toutefois, lorsqu'un particulier a été condamné à l'issue d'une procédure entachée de manquements aux exigences de l'article 6 de la Convention, la Cour peut indiquer qu'un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l'intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, parmi d'autres, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, Öcalan, précité, § 210, et Claes et autres c. Belgique, nos 46825/99, 47132/99, 47502/99, 49010/99, 49104/99, 49195/99 et 49716/99, § 53, 2 juin 2005). Cela correspond aux indications du Comité des Ministres qui, dans sa Recommandation R(2000)2, invite les Etats parties à la Convention à instaurer des mécanismes de réexamen de l'affaire et de réouverture de la procédure au niveau interne, considérant que ceux-ci représentent « le moyen le plus efficace, voire le seul, pour réaliser la restitutio in integrum » (paragraphe 33 ci-dessus).

90.  En l'espèce, la chambre a estimé que la réouverture de la procédure au niveau interne pouvait constituer un aspect important de l'exécution des arrêts de la Cour. La Grande Chambre partage ce point de vue. Encore faut-il, toutefois, que cette réouverture permette aux autorités de l'Etat défendeur de se conformer aux conclusions et à l'esprit de l'arrêt de la Cour à exécuter, dans le respect des garanties procédurales de la Convention. Il en va d'autant plus ainsi quand le Comité des Ministres se contente, comme en l'espèce, de constater l'existence d'une procédure de révision sans en attendre l'issue. En d'autres termes, la réouverture d'une procédure ayant violé la Convention n'est pas une fin en soi, elle n'est qu'un moyen – certes privilégié – susceptible d'être mis en œuvre en vue d'un objectif : l'exécution correcte et entière des arrêts de la Cour. Dès lors que celle-ci constitue le seul critère d'évaluation du respect de l'article 46 § 1, lequel critère est le même pour tous les Etats contractants, il n'en résulte aucune discrimination entre ceux qui ont introduit une procédure de révision dans leur ordre juridique et les autres.

iii. Application de ces principes au cas d'espèce

91.  La Cour doit vérifier si, à la lumière de l'importance que revêt l'exécution de ses arrêts dans le système de la Convention et des principes qui régissent la matière, une obligation positive pesait sur l'Etat défendeur de prendre les mesures nécessaires afin de permettre la diffusion du spot litigieux à la suite de l'arrêt de la Cour ayant constaté une violation de l'article 10. Pour déterminer s'il existe une telle obligation, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l'intérêt général et les intérêts de l'individu.

92.  La Cour rappelle que l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou, comme ici, des questions d'intérêt général (Lingens c. Autriche du 8 juillet 1986, série A no 103, § 42, Castells c. Espagne du 23 avril 1992, série A no 236, § 43, Thorgeir Thorgeirson c. Islande du 25 juin 1992, série A no 239, § 63, Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 58, et Monnat c. Suisse , no 73604/01, § 58, CEDH 2006-X). Il en va d'autant plus ainsi en l'espèce, eu égard à l'arrêt de la Cour du 28 juin 2001. En outre, le spot télévisé portait sur l'élevage des porcs en batterie. Ayant trait à la santé des consommateurs ainsi qu'à la protection des animaux et de l'environnement, il présentait donc un intérêt public certain.

93.  La Cour note également que le spot télévisé n'a jamais été diffusé, même pas après l'arrêt de la Cour ayant jugé sa non diffusion comme contraire à la liberté d'expression. Or, les restrictions préalables à une publication présentent de si grands dangers qu'elles appellent l'examen le plus scrupuleux (Sunday Times cRoyaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 51, série A no 217, et Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006).

94.  Par ailleurs, dans son arrêt du 28 juin 2001, la Cour a déjà considéré que l'ingérence litigieuse n'était pas nécessaire dans une société démocratique, au motif notamment que les autorités n'avaient pas démontré de manière pertinente et suffisante en quoi les motifs généralement avancés pour légitimer l'interdiction de la publicité à caractère « politique » pouvaient servir à justifier l'ingérence dans les circonstances particulières de l'espèce (Verein gegen Tierfabriken (VgT), précité, § 75). Par la suite, le Tribunal fédéral a rejeté la demande de révision de l'association requérante au motif que celle-ci n'avait pas suffisamment indiqué en quoi devaient consister, selon elle, « la modification de l'arrêt et la restitution demandées », exigence formelle prévue par l'article 140 de l'ancienne loi fédérale d'organisation judiciaire (paragraphe 29 ci-dessus). Sur ce point, la Grande Chambre partage l'avis exprimé par la chambre, au paragraphe 62 de son arrêt, qui trouve cette approche excessivement formaliste dans un contexte où il découle de l'ensemble des circonstances que la demande de l'association requérante visait nécessairement la diffusion du spot litigieux, interdite par la haute juridiction elle-même le 20 août 1997.

95.  Le Tribunal fédéral a considéré également que l'association requérante n'avait pas suffisamment démontré qu'elle avait encore un intérêt à la diffusion du spot litigieux. Comme la chambre l'a observé au paragraphe 62 de son arrêt, le Tribunal fédéral s'était ainsi substitué à l'association requérante à qui seule il revenait, à ce stade, d'apprécier la persistance d'un intérêt à la diffusion du spot litigieux. La Grande Chambre partage ce point de vue. Elle observe également que l'intérêt que présente pour le public la diffusion d'une publication ne diminue pas nécessairement avec le passage du temps (voir, en ce sens, Editions Plon c. France, n58148/00, § 53, CEDH 2004-IV). Du reste, le Tribunal fédéral n'a pas non plus exposé lui-même dans quelle mesure le débat public dans le domaine de l'élevage en batterie aurait changé, ou aurait perdu de son actualité, depuis le moment de la diffusion initialement prévue du spot, en 1994. Il n'a pas non plus démontré qu'après l'arrêt de la Cour du 28 juin 2001 les circonstances auraient changé au point de mettre en doute la validité des motifs à l'appui desquels la Cour avait constaté la violation de l'article 10. Enfin, il y a lieu de rejeter également l'argument selon lequel l'association requérante aurait disposé d'autres solutions pour faire diffuser le spot litigieux, notamment en faisant appel aux chaînes privées et régionales, car il vise à faire porter par des tiers, voire par l'association requérante elle-même, une responsabilité qui incombe uniquement aux autorités nationales : celle de donner la suite qui convient à un arrêt de la Cour.

96.  En outre, la thèse selon laquelle la diffusion du spot télévisé risquerait d'être perçue comme désagréable, notamment par les consommateurs ou les commerçants et producteurs de viande, n'est pas de nature à justifier le maintien de l'interdiction du spot. La Cour rappelle, à cet égard, que la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 72, CEDH 2003-IX (extraits), et Monnat, précité, § 55).

97.  La Cour rappelle enfin qu'il appartient aux Etats contractants d'organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de la Convention (voir, mutatis mutandis, Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 22, CEDH 1999-V, avec la jurisprudence citée). Ce principe s'applique également à l'exécution des arrêts de la Cour. Il n'est donc pas pertinent non plus dans ce contexte d'affirmer, comme le fait le Gouvernement, que de toute façon le Tribunal fédéral n'aurait pas pu ordonner la diffusion du spot litigieux à la suite de l'arrêt de la Cour. Il en va de même de l'argument d'après lequel l'association requérante aurait dû engager une procédure civile.

iv.  Conclusion

98.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités suisses ont manqué à leur obligation positive découlant en l'espèce de l'article 10 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition."

Schweizerische Radio- Und Fernsehgesellschaft Srg c. Suisse

du 21 juin 2012 requête no 34124/06

L’interdiction opposée à une station de télévision d’interviewer une détenue en prison était contraire à la liberté d’expression

LA CEDH CONSTATE

"Le fait que les séquences prévues auraient dû être diffusées dans « Rundschau », une émission d’information réputée très sérieuse, témoigne de l’intérêt suscité par le sujet sur lequel portait la demande de la requérante (voir, mutatis mutandis, Monnat, précité, § 68, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, § 34). Dès lors, l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une émission télévisée consacrée à un sujet d’intérêt général majeur étant en jeu, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que la mesure incriminée répondait à un « besoin social impérieux ».

Toutefois, au vu de l’importance des médias dans une société démocratique ainsi que de la marge d’appréciation réduite des autorités internes s’agissant d’une émission télévisée portant sur un sujet de nature à susciter considérablement l’intérêt du public, la Cour estime que la nécessité des restrictions apportées à la liberté d’expression doivent être établie de manière convaincante et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier doivent apparaître « pertinents et suffisants »."

L'ARRÊT DE LA CEDH

a)  Existence d’une ingérence

41.  La Cour rappelle que la requérante est une société de radiodiffusion et de télévision, une personne morale de droit privé. Elle estime que le refus d’autoriser celle-ci à filmer dans un centre pénitentiaire pour préparer une émission télévisée, et notamment interviewer l’une des détenues, constitue une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.

b)  Justification de l’ingérence

42.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle satisfait aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

i.  « Prévue par la loi »

43.  La requérante estime que la loi du canton de Berne sur l’exécution des peines et mesures, qui servait en cas d’espèce comme base légale, ne régit pas les contacts entre détenus et médias.

44.  La Cour rappelle qu’il n’est pas possible de rédiger une loi susceptible de prévoir toutes les éventualités de la vie et la société modernes. Par conséquent, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Rekvényi c. Hongrie [GC], n25390/94, § 34, CEDH 1999-III, et Sunday Times c. Royaume Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30).

45.  La Cour constate que les tribunaux internes et le Gouvernement se sont fondés sur l’article 48 de la loi du canton de Berne sur l’exécution des peines et mesures, qui permet de contrôler, limiter et interdire les contacts avec l’extérieur aussitôt qu’un abus ou une mise en danger de la sécurité et de l’ordre est à craindre, ou lorsqu’ils vont à l’encontre du but de l’exécution.

46.  Dans le cas d’espèce, on ne saurait reprocher à l’Etat défendeur de ne pas avoir adopté une loi régissant spécifiquement les contacts entre les détenus et les médias. En outre, le constat des tribunaux internes, confirmé par le Gouvernement, selon lequel l’article 48, alinéa 2, de la loi du canton de Berne sur l’exécution des peines et mesures était, par effet réciproque, également applicable aux rapports entre les personnes extérieures, en l’espèce la requérante, et les détenus, ne revêt aucun caractère arbitraire.

47.  Compte tenu de ce qui précède, elle est d’avis que l’ingérence reposait sur une base légale suffisante au regard du paragraphe 2 de l’article 10.

ii.  Buts légitimes

48.  Selon le Gouvernement, la mesure litigieuse poursuivait comme buts légitimes l’ordre et la sécurité de l’établissement, lesquels servaient également à garantir l’intégrité des détenus ; dès lors, la protection des droits d’autrui aurait été visée elle aussi.

49.  Retenant la thèse du Gouvernement, la Cour conclut que la mesure litigieuse visait plusieurs des buts mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir « la défense de l’ordre » et la « protection des droits d’autrui ».

iii.  « Nécessaire dans une société démocratique »

50.  La question principale qui se pose en l’espèce est de savoir si la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.

ɑ)  Principes généraux

51.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24 ; Editions Plon c. France, no 58148/00, § 42, CEDH 2004-IV ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 78, 7 février 2012).

52.  La Cour rappelle que sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Etats contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001-I, et Axel Springer AG, précité, § 85).

53.  Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004-X, et Axel Springer AG, précité, § 86). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010 ; Polanco Torres et Movilla Polanco, précité, § 41 ;Petrov c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010, et Axel Springer AG, précité, 86).

54.  La Cour doit ainsi examiner soigneusement les motifs avancés par les juridictions internes à la lumière de ces principes. Cependant, elle ne doit pas se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de son pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable. Même un Etat contractant qui agit de la sorte reste soumis au contrôle de la Cour quant à la compatibilité de son comportement avec les engagements résultant pour lui de la Convention (Sunday Times c. Royaume-Uni (no1), 26 avril 1979, § 59, série A no 30). La Cour doit se convaincre que l’ingérence en cause, ainsi que les motifs des juridictions internes la justifiant, correspondaient bien à un « besoin social impérieux ». S’il n’en allait pas ainsi, la protection accordée par la Convention à cet égard serait vidée de son sens puisque ce texte vise à protéger des droits concrets et effectifs. Ce principe doit aussi être respecté quand il s’agit d’apprécier une ingérence dans le droit à la liberté d’expression (Stoll c. Suisse [GC], n69698/01, § 128, CEDH 2007-V).

55.  La Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et, en particulier, si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Stoll, précité, § 101, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II).

β)  Application de ces principes au cas d’espèce

56.  La Cour estime qu’il convient de peser les intérêts en jeu dans la présente affaire. En ce qui concerne l’intérêt pour la requérante de pouvoir filmer l’interview dans le centre pénitentiaire, elle note que les tribunaux internes ont admis que l’affaire de meurtre au cours avait suscité en Suisse un intérêt considérable. Il est certain que, dans ces circonstances, un reportage sur A., qui avait été condamnée dans le cadre de la même affaire de meurtre et qui avait toujours contesté sa culpabilité, était de nature à susciter l’intérêt du public, d’autant plus si le reportage comprenait une interview filmée dans le centre de pénitentiaire où elle purgeait sa peine. Le fait que les séquences prévues auraient dû être diffusées dans « Rundschau », une émission d’information réputée très sérieuse, témoigne de l’intérêt suscité par le sujet sur lequel portait la demande de la requérante (voir, mutatis mutandis, Monnat, précité, § 68, et Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, série A no 298, § 34). Dès lors, l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une émission télévisée consacrée à un sujet d’intérêt général majeur étant en jeu, les autorités suisses ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que la mesure incriminée répondait à un « besoin social impérieux ». La Cour devra en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de cette mesure au but légitime poursuivi au sens de l’article 10 § 2 (Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 61, CEDH 2006- X, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, CEDH 2004-II, § 34). Il convient en particulier d’examiner si les autorités internes ont suffisamment motivé les restrictions apportées en l’espèce à l’exercice de la liberté d’expression et si elles ont dûment justifié leurs décisions par un raisonnement convaincant et étayé.

57.  En ce qui concerne l’intérêt pour la partie défenderesse d’empêcher la requérante d’accéder à la prison pour y réaliser les séquences télévisées prévues montrant la détenue, les instances internes ont estimé qu’accorder cet accès était susceptible de porter atteinte aux droits de la personnalité des codétenues et que les efforts d’organisation et de contrôle nécessaires à un tournage de ce type dépassaient largement ce qu’on pouvait raisonnablement attendre des autorités pénitentiaires.

58.  La Cour admet qu’il existe des raisons qui peuvent a priori faire apparaître le rejet de la demande de la requérante comme nécessaire dans une société démocratique, notamment celles liées à la présomption d’innocence de la personne dont le procès était imminent ou aux intérêts de la bonne administration de la justice. En revanche, elle n’est pas convaincue que les instances internes aient suffisamment examiné si l’interdiction de filmer dans l’établissement pénitentiaire était, pour des raisons tenant à la sécurité et aux droits des codétenues, concrètement et effectivement nécessaire dans le cas d’espèce (voir, mutatis mutandis, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37).

59.  A cet égard, la Cour rappelle que, dans son recours du 27 septembre 2004, la requérante a précisé qu’elle voulait filmer la détenue de manière générale et l’interviewer puis, dans son recours du 21 mars 2005, qu’elle ne voulait pas filmer les installations techniques sur les lieux et dans les différents bâtiments. Elle a précisé en outre que le tournage ne devait pas durer plus de deux ou trois heures et pouvait avoir lieu pendant les heures de travail des autres détenues. Enfin, dans ses recours devant le Tribunal fédéral, elle a exposé que le tournage pouvait se dérouler dans la pièce réservée aux visites de la prison, qui pouvait être fermée aux autres détenues. Il n’apparaît pas que les autorités internes aient, de quelle manière que ce soit, pris en compte ces arguments. Dans ces conditions, le motif tiré de l’atteinte que le tournage litigieux aurait causée à la vie privée des codétenues n’apparaît ni pertinent ni suffisant pour justifier l’atteinte à la liberté d’expression de la requérante.

60.  Il en est de même concernant les motifs tenant au maintien de l’ordre ou de la sécurité dans l’établissement. La Cour constate que ni les instances internes ni le Gouvernement n’ont indiqué en quoi l’ordre ou la sécurité dans l’établissement auraient pu être concrètement et effectivement menacés par la production prévue, surtout si le tournage s’était déroulé dans le cadre limité proposé par la requérante.

61.  Par ailleurs, la Cour ne méconnaît pas que les autorités internes sont mieux placées qu’elle pour déterminer les mesures permettant de garantir la sécurité et l’ordre dans les établissements pénitentiaires. Néanmoins, l’interdiction en cause, prononcée de manière absolue, paraît particulièrement difficile à justifier au regard de l’article 10. En effet, la Cour rappelle que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (voir, mutatis mutandis, Glor c. Suisse, no 13444/04, § 94, 30 avril 2009 ; voir également, dans le même sens, Women On Waves et autres c. Portugal, no 31276/05, § 41, 3 février 2009). Le Gouvernement soutient que, à l’origine, la requérante avait demandé de filmer A. dans la prison en général et de l’interviewer et qu’elle aurait évoqué la possibilité de filmer dans un lieu déterminé seulement dans le cadre de ses recours devant le Tribunal fédéral. Cependant, à la lumière des pièces mentionnées par l’intéressée, la Cour ne partage pas cette approche. Elle rappelle à cet égard que, dans son recours du 21 mars 2005, la requérante a ajouté qu’il aurait fallu encore trouver un accord précis sur les modalités techniques du tournage. En dépit de cette remarque, qui peut être considérée comme un signe de souplesse de la part de l’intéressée, la demande de celle-ci a été purement et simplement rejetée par les autorités. Eu égard au principe tiré de l’arrêt Glor, précité, et sans vouloir spéculer sur l’issue de telles négociations, les autorités compétentes auraient dû permettre à la requérante de soumettre ses propositions concrètes tendant à ce que le tournage puisse se dérouler sans nuire au bon fonctionnement, à l’ordre et à la sécurité dans l’établissement. Dans la mesure où le Gouvernement affirme que c’est seulement devant le Tribunal fédéral que l’intéressée a allégué ne pas exclure de tourner dans un lieu précis, il importe de constater que cette juridiction n’a pas considéré cet argument comme ayant été soumis tardivement, mais l’a rejeté sur le fond.

62.  Devant les instances internes ainsi que devant la Cour, la requérante a fait mention des moyens techniques qui permettent aujourd’hui dans le domaine très évolutif de la production télévisée de limiter les répercussions d’un tournage sur les lieux et les tiers. La Cour ne considère pas comme dépourvu de fondement l’argument de l’intéressée selon lequel la présence sur place d’un seul caméraman et d’un journaliste n’était susceptible ni de perturber le fonctionnement de l’établissement ni de représenter une menace pour la sécurité. En tout état de cause, pour assurer la compatibilité avec la liberté d’expression de la mesure prise par elles, les autorités internes auraient dû examiner ce volet technique de la demande de la requérante.

63.  Le Gouvernement tire un autre motif justifiant l’atteinte à la liberté d’expression de la requérante de son devoir de protéger A. contre une exposition excessive, voire même une exploitation de sa vulnérabilité par la requérante. La Cour ne saurait souscrire à cet argument, constatant que A., qui n’est par ailleurs pas partie à la présente procédure, avait donné son accord à l’interview et qu’il ne résulte pas des circonstances de l’espèce qu’elle n’était pas en mesure de donner son consentement de manière éclairée. Par ailleurs, il n’apparaît pas que cet argument ait été soulevé devant ou par les autorités internes.

64.  Enfin, la Cour rappelle que le tribunal administratif a observé que la requérante n’était nullement empêchée de faire, avec un enregistrement audio ou une simple interview, une émission sur le cas de la détenue concernée. Il a dit, à cet égard, qu’une information thématique sur cette personne ne nécessitait pas la diffusion d’images de celle-ci. Le Gouvernement partage ce point de vue. Cependant, la Cour n’est pas convaincue par ce raisonnement. Sans avoir à se prononcer sur le bien-fondé de cette allégation, elle rappelle que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient ni aux juridictions internes, ni à la Cour de se substituer aux médias pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir notamment, mutatis mutandis, pour la question de la liberté de la presse, Jersild, précité, § 31, et De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, § 48). Ainsi, le fait qu’une interview téléphonique de A. a en effet été diffusée dans le cadre de l’émission de la requérante « Schweiz aktuell », du 19 août 2004, disponible sur son internet, n’est en soi pas pertinent puisque celle-ci a impliqué des techniques et moyens différents, a eu un impact moins direct sur les téléspectateurs et a été diffusée dans le cadre d’une autre émission. Dès lors, la diffusion de cette interview n’a aucunement remédié à l’ingérence causée par le refus d’autorisation de filmer en prison, qui seul fait l’objet de la présente procédure.

65.  En guise de conclusions, la Cour admet que les autorités internes sont mieux placées qu’elle pour dire si, et dans quelle mesure, l’accès des tierces personnes à un centre pénitentiaire, espace clos et surveillé, est compatible avec l’ordre et la sécurité de l’établissement. Toutefois, au vu de l’importance des médias dans une société démocratique ainsi que de la marge d’appréciation réduite des autorités internes s’agissant d’une émission télévisée portant sur un sujet de nature à susciter considérablement l’intérêt du public, la Cour estime que la nécessité des restrictions apportées à la liberté d’expression doivent être établie de manière convaincante et que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier doivent apparaître « pertinents et suffisants ». En l’espèce, compte tenu notamment du raisonnement assez sommaire employé par les instances internes et de l’absence d’une véritable mise en balance des intérêts dans leurs décisions, elle estime que les autorités internes ne sont pas parvenues à démontrer de manière convaincante que l’interdiction de filmer dans l’établissement, prononcée de manière absolue, était strictement proportionnée aux buts poursuivis et correspondait, dès lors, à un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence précitée.

66.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la mesure litigieuse n’était pas, en l’espèce, nécessaire dans une société démocratique.

67.  Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES NuSSberger ET KELLER

1.  La présente affaire concerne l’accès des médias aux centres pénitentiaires et l’acceptabilité des restrictions à la liberté des médias de diffuser des informations sur des détenus purgeant des peines de prison.

2.  Avec la majorité de la Chambre, nous partageons le principe de base voulant que les prisons ne doivent pas être des univers clos à la presse et aux médias. Néanmoins, la Convention prévoit explicitement que la sécurité nationale et la sûreté publique peuvent justifier toute restriction nécessaire dans une société démocratique.

3.  La majorité de la Chambre a vu dans la motivation insuffisante des décisions des autorités suisses une violation de l’article 10 de la Convention (I). Cette conclusion repose sur l’existence d’une marge d’appréciation étroite (II) et sur un examen de proportionnalité accordant une prééminence aux intérêts de la requérante (III).

I.  Motivation insuffisante

4.  Bien évidemment, l’accès des journalistes et cameramen aux centres pénitentiaires pose problème au regard de la sécurité nationale et de la sûreté publique. La majorité de la Chambre l’a bien reconnu et a souligné que les autorités nationales sont mieux placées pour évaluer les risques. Elle a néanmoins constaté une violation de la Convention, surtout parce que les motifs avancés par les autorités suisses n’était pas assez étayés et ne précisaient pas « en quoi l’ordre ou la sécurité dans l’établissement auraient pu être concrètement et effectivement menacés par la production prévue (...) » (§ 60). La répétition de cet argument à trois reprises par elle (§§ 58, 62 et 65) montre l’importance décisive du défaut de motivation suffisante du jugement définitif. Certes, toute décision des autorités nationales limitant les droits de l’homme garantis par la Convention doit être expliquée et justifiée d’une manière compréhensible pour les intéressés, mais nous ne partageons pas la position de la majorité sur ce point pour les raisons suivantes.

5.  Dans le cas d’espèce, l’interdiction d’une interview avec la détenue était non pas sommaire ni superficielle, mais entièrement basée sur des arguments pertinents (§§ 35-39). Il va de soi qu’une interview dans un centre pénitentiaire pose des problèmes de sécurité. Nous ne sommes donc pas convaincues qu’il eût fallu donner des indications très détaillées en la matière. Les autorités suisses ne se sont pas contentées de reproduire une formule quelconque : elles ont souligné que les efforts d’organisation et de contrôle exigés par un tournage de télévision dépassaient largement ce qu’on pouvait raisonnablement attendre des autorités pénitentiaires (§ 11). Nous ne voyons pas quelles informations supplémentaires auraient pu être considérées comme nécessaires. Quand bien même davantage de détails auraient été donnés sur le régime de sécurité, la Cour ne pouvait pas substituer son avis à celui des autorités internes en ce qui concerne les risques, d’autant plus que seules les autorités nationales doivent en assumer la responsabilité, en cas de fuite ou de désordre dans la prison.

6.  En outre, l’argument tiré de ce qu’un tournage de télévision dans une prison aurait exposé d’une manière particulièrement délicate une détenue et qu’il aurait été difficile d’exclure l’éventualité d’une exploitation est convaincant (§ 36). Les autorités sont responsables de tous les détenus dès lors que ceux-ci ont été privés de leur liberté.

7.  Enfin, en l’espèce, l’argument selon lequel le tournage risquait de porter atteinte à la bonne administration de la justice et à la présomption d’innocence de la personne dont le procès était imminent à l’époque de la décision de la direction du centre pénitentiaire est tout aussi pertinent (Craxi c. Italie, no 34896/97, § 98). Le refus des autorités internes s’inscrit parfaitement dans l’interdiction générale, en droit suisse, de procéder à des enregistrements audio ou vidéo des audiences devant les tribunaux (voir, en particulier, l’article 71 § 19 du code de procédure pénale suisse).

8.  Tous ces éléments pris en considération par les autorités nationaux ont été présentés d’une façon pertinente et compréhensible (voir, pour les critères de contrôle, Handyside c. Royaume Uni, 7 décembre 1976, no 5493/72, § 50 in fine). Bien sûr, d’autres détails ou points auraient toujours pu être ajoutés. Cependant, il est légitime que la motivation des décisions des autorités nationales soit raisonnablement succincte. Le contrôle européen doit se limiter à vérifier si les motifs avancés sont pertinents et convaincants et si tous les éléments importants ont été pris en considération. Ce qui compte, c’est de savoir si le résultat de l’analyse juridique est raisonnable et justifiable au regard de la Convention. En revanche, la formulation des motifs peut varier d’une culture juridique à l’autre selon les traditions bien établies des hautes juridictions des Etats membres du Conseil de l’Europe. A notre avis, la Cour n’a pas pour tâche de juger de l’exhaustivité ni du libellé des motifs exposés par les autorités nationales. C’est pour ces raisons que, selon nous, la majorité a conclu à tort à l’insuffisance de la motivation des décisions dénoncées.

II.  Marge d’appréciation

9.  L’appréciation de la majorité repose sur le postulat que les autorités nationales ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que la mesure incriminée répondait à un besoin social impérieux (§ 56). Dans le cas d’espèce – comme dans beaucoup d’affaires de restriction de la liberté d’expression – il faut résoudre un conflit d’intérêts multipolaire. Un juste équilibre a dû être ménagé entre le droit de la requérante à la liberté de presse, les droits des spectateurs potentiels et les intérêts de la société en général, mais sans perdre de vue les droits de la détenue, les droits des codétenues et les droits de l’accusé dont le procès était imminent.

10.  Cet exercice délicat s’est fait devant la Cour, où seuls la requérante et l’État défenseur étaient représentés comme parties à la procédure. Or les autorités nationales sont nettement mieux placées pour examiner les conflits multipolaires dans leur globalité. C’est pourquoi nous ne sommes pas convaincues que, en pareil cas, la marge d’appréciation doive être très étroite.

III.  Proportionnalité

11.  La caractérisation d’un conflit multipolaire a aussi des conséquences sur la mise en balance des intérêts en l’espèce, ce dont la majorité n’a pas suffisamment tenu compte. À notre avis, il faut transposer la jurisprudence de la Cour dans les affaires von Hannover c. Allemagne (no 1), 24 juin 2004, no 59320/00, §§ 59 et suiv., et Von Hannover c. Allemagne (no 2), 7 février 2012 §§ 109 et suiv., nos 40660/08 et 60641/08, qui souligne la nécessité de distinguer la satisfaction de la curiosité du public de la contribution à un débat d’intérêt général.

En l’espèce, le projet médiatique de la requérante, d’une part, contribuait au débat social sur le bon fonctionnement de la justice, compte tenu des actions menées par l’organisation « Appel-Au-Peuple », qui lutte contre les erreurs judiciaires supposées. D’autre part, l’interview d’une personne très médiatisée condamnée pour meurtre et purgeant sa peine en prison était aussi destinée de par sa nature à satisfaire un certain « voyeurisme », lequel ne peut avoir qu’un poids très limité.

12.  En outre, la majorité n’a pas pris en considération le fait que les autorités n’ont pas interdit l’interview de manière absolue. D’ailleurs, le 19 août 2004, dans son émission « Schweiz aktuell », consultable sur son site internet, une interview téléphonique de la détenue a été diffusée. A juste titre, la majorité a souligné que les médias sont libres dans leur choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 146, CEDH 2007-V). Néanmoins, de tels éléments peuvent entrer en ligne de compte dans l’appréciation de la proportionnalité d’une mesure restrictive. Dans le cas d’espèce, les autorités nationales ont seulement interdit la diffusion de prises de vue animées qui auraient nécessité un tournage à l’intérieur du centre pénitentiaire. Pour ce qui est de la proportionnalité du refus, il faut prendre en considération le fait que la plus-value des images de la détenue aurait davantage satisfait aux besoins de la curiosité que contribué à un débat d’intérêt général.

13.  Pour finir, tous les médias – soit qu’ils sont considérés comme sérieux ou non – devraient avoir accès aux centres pénitentiaires de la même manière, pourvu que l’intérêt du public prédomine concrètement. A notre avis et contrairement à ce qu’a dit la majorité (§ 56), la Cour n’a pas à juger du sérieux des médias, du moment qu’ils contribuent à un débat d’intérêt public. En d’autres termes, le soi-disant sérieux de la « Rundschau » n’entrait aucunement en ligne de compte dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence.

C’est pour les raisons susmentionnées que nous ne partageons pas la position de la majorité dans la présente affaire.

ARRÊT MONNAT c. SUISSE Requête no 73604/01 du 21 septembre 2006

LE RÔLE DE LA SUISSE DURANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE, UN SUJET CONTROVERSE

"α) Les principes élaborés par la Cour

55.  La question majeure à trancher est celle de savoir si l'ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, pp. 2329-2320, § 46, Jersild, précité, p. 23, § 31, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :

« i.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l'article 10, elle est assortie d'exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii.  L'adjectif « nécessaire », au sens de l'article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10.

iii.  La Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

β)  Application en l'espèce des principes susmentionnés

–  L'intérêt général inhérent à l'émission télévisée

56.  En l'occurrence, des plaintes ont été déposées par des citoyens à l'encontre du requérant, auteur d'un reportage historique, diffusé sur une chaîne de télévision nationale dans le cadre d'une émission d'information et qui a obligé la chaîne de télévision à prendre des mesures propres à remédier à la violation des règles relatives aux programmes. L'admission des plaintes des téléspectateurs a été justifiée par les autorités compétentes au motif que la technique utilisée dans le reportage, à savoir le journalisme engagé, n'avait pas été désigné comme telle. Le requérant aurait dû informer les téléspectateurs, selon l'Autorité de plainte et le Tribunal fédéral, du fait qu'il ne s'agissait pas, dans le reportage, d'une vérité incontestable, mais bien d'une interprétation possible des relations entre la Suisse et l'Allemagne.

57.  La Cour rappelle que la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d'expression, mais elle estime qu'il ne lui revient pas d'arbitrer la question de savoir quel rôle la Suisse a effectivement joué pendant la deuxième guerre mondiale, qui relève d'un débat toujours en cours entre historiens (voir, mutatis mutandis, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 69, CEDH 2004-VI, et Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, p. 2884, § 47). En revanche, elle a pour tâche d'examiner si, en l'espèce, les mesures litigieuses étaient proportionnées au but poursuivi. Elle est tenue, à cette fin, de mettre en balance les exigences de protection du droit des téléspectateurs de recevoir une information objective et transparente par rapport à la liberté d'expression du requérant (voir, mutatis mutandis, Vérités Santé Pratique Sarl c. France (déc.), no 74766/01, 1er décembre 2005).

58.  Il convient de rappeler, ensuite, que l'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou de questions d'intérêt général (voir Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1957, § 58, Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 26, § 42, Castells c. Espagne, arrêt du 23 avril 1992, série A no 236, p. 23, § 43, et Thorgeir Thorgeirson c. Islande, arrêt du 25 juin 1992, série A no 239, p. 27, § 63). Elle doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque, comme en l'espèce, les mesures prises ou sanctions infligées par les autorités nationales sont de nature à dissuader les médias de participer à la discussion de problèmes d'un intérêt général légitime (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999-III, et Jersild, précité, pp. 25 et suiv., § 35).

Cela étant, la Cour note que la présente affaire se situe dans le contexte d'un débat public sur le rôle de la Suisse pendant la deuxième guerre mondiale. L'émission litigieuse soulevait donc incontestablement, également d'après le Tribunal fédéral, une question d'intérêt général des plus sérieuses et la diffusion d'informations y relatives s'inscrit entièrement dans la mission que les médias se voient confier dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Radio France et autres c. France, no 53984/00, p. 114, § 34, CEDH 2004-II).

59.  La Cour rappelle également que, dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, elle doit en effet considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (Lingens, précité, p. 25, § 40, et Chauvy et autres, précité, § 70). Ainsi, elle met en exergue que l'émission est intervenue dans le cadre d'un débat public sur une question largement évoquée par les médias suisses et ayant profondément divisé l'opinion publique de ce pays. Les discussions sur la position que les personnes responsables ont adoptée pendant la deuxième guerre mondiale, c'est le Tribunal fédéral qui le rappelle lui-même (arrêt, § 5 b), étaient particulièrement animées au moment où l'émission du requérant est intervenue, à savoir au début de l'année 1997, surtout en raison de la question relative aux fonds en déshérence.

60.  Il convient de ne pas perdre de vue non plus que les limites de la critique admissible sont plus larges pour les hommes politiques et fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles que pour un simple particulier (Oberschlick c. Autriche (no 2), arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1275, § 29, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I). En l'occurrence, la critique exprimée par l'émission incriminée ne visait pas le peuple suisse et son attitude pendant la deuxième guerre mondiale, mais les dirigeants de la Suisse pendant cette période. La marge d'appréciation des tribunaux suisses était, dès lors, plus étroite en l'espèce.

61.  Compte tenu de ce qui précède, la liberté d'expression dans le contexte d'une émission télévisée et soulevant un sujet d'intérêt général majeur en cause, les autorités suisses ne disposaient que d'une marge d'appréciation restreinte pour juger de l'existence d'un « besoin social impérieux » de prendre les mesures dont il est question contre le requérant. La Cour entend en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de ces mesures au but légitime au sens de l'article 10 § 2 (Radio France et autres, précité, § 34).

–  L'intérêt des autorités à sanctionner l'émission

62.  Force est de constater, d'emblée, qu'aucune plainte de personnes visées dans l'émission litigieuse, ou leurs descendants, n'a apparemment été introduite devant les tribunaux suisses afin de faire valoir, le cas échéant, des atteintes éventuelles à leur personnalité ou leur réputation. Le Gouvernement ne prétend pas non plus que les allégations du requérant étaient susceptibles de porter atteinte à la sécurité de la Suisse ou les fondements de l'état de droit ou de la démocratie. N'était pas non plus en jeu la divulgation d'informations confidentielles au sens de l'article 10 § 2. En bref, l'Autorité de plainte n'a pas à proprement dit critiqué le contenu du reportage en cause (voir l'arrêt du Tribunal fédéral, §§ 6 b) et 7 c)).

63.  La Cour considère le fait que quelques téléspectateurs mécontents ou surpris par l'émission ont déposé des plaintes à la suite de la diffusion du reportage ne constitue pas une raison suffisante, en soi, qui puisse justifier la prise de mesures. Elle rappelle, à cet égard, que la liberté d'expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » (Lehideux et Isorni, précité, p. 2887, § 55, et Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 72, CEDH 2003-IX (extraits)). Cela vaut aussi, comme en l'espèce, lorsqu'il s'agit du débat historique, « dans des domaines où la certitude est improbable » (voir, mutatis mutandis, Hertel, précité, p. 2330, § 50, et Vérités Santé Pratique Sarl, précité) et qui continuent à faire l'objet de débats parmi les historiens (Lehideux et Isorni, précité, p. 2887, § 55).

64.  La Cour relève aussi que les événements historiques évoqués dans l'émission litigieuse se sont produits plus de cinquante ans avant celle-ci. Même si des propos tels que ceux du requérant sont toujours de nature à ranimer la controverse dans la population, le recul du temps entraîne qu'il ne conviendrait pas, cinquante ans après, de leur appliquer la même sévérité que dix ou vingt ans auparavant. Cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire (Lehideux et Isorni, précité, p. 2887, § 55 ; voir aussi, mutatis mutandis, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 53, CEDH 2004-IV, dans laquelle la Cour a réitéré le principe selon lequel le passage du temps doit nécessairement être pris en compte pour apprécier la compatibilité avec la liberté d'expression d'une interdiction d'un livre, par exemple).

–  Les « devoirs et responsabilités » du journaliste

65.  La raison principale pour laquelle les plaintes ont été admises par l'Autorité de plainte ainsi que par le Tribunal fédéral réside dans le fait que le reportage ne faisait pas suffisamment mention du caractère « subjectif » de son contenu. A cet égard, la Cour rappelle que quiconque, y compris un journaliste exerçant sa liberté d'expression, assume des « devoirs et responsabilités » dont l'étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49 in fine), peut-être d'autant plus s'agissant, comme en l'occurrence, d'un service public de télévision.

66.  Ainsi, tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, la Cour estime qu'il faut rappeler que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l'article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l'article 10 pose d'ailleurs les limites de l'exercice de la liberté d'expression. Cela est valable même quand il s'agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d'intérêt légitime (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 65).

67.  Ainsi, la Cour rappelle qu'en raison des « devoirs et responsabilités » inhérents à l'exercice de la liberté d'expression, la garantie que l'article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d'intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi, de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect de la déontologie journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I).

68.  S'agissant des « devoirs et responsabilités » d'un journaliste, l'impact potentiel du moyen d'expression concerné doit être pris en considération dans l'examen de la proportionnalité de l'ingérence. Dans ce contexte, la Cour a expliqué qu'il faut tenir compte du fait que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Jersild, précité, pp. 23 et suiv., § 31, Murphy, précité, § 69, et Radio France et autres, précité, § 39). Dès lors, les autorités internes jouissent a priori d'une marge d'appréciation plus ample s'agissant, comme en l'espèce, d'un reportage télévisé.

Néanmoins, la Cour considère comme essentiel de souligner que l'émission « Temps présent » est une émission d'information réputée sérieuse. Ainsi, elle doute qu'on pouvait ou devait véritablement exiger de son auteur, journaliste assez connu dans la partie francophone de la Suisse, de mettre davantage en relief qu'il s'agissait des points de vue « subjectifs » du requérant, et non d'une « vérité historique unique » qui, de toute façon, n'existe pas, aussi d'après le Tribunal fédéral, au niveau du discours historique (arrêt, §§ 7 a) et c). On ne saurait donc soutenir que le requérant, dont le reportage se fonde incontestablement sur des recherches historiques, a manqué à son devoir d'agir de bonne foi (voir, mutatis mutandis, Radio France et autres, précité, § 37 in fine).

69.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour n'est pas convaincue que les motifs retenus par le Tribunal fédéral étaient « pertinents et suffisants », même s'agissant des informations diffusées par l'intermédiaire d'un reportage télévisé par une chaîne de télévision publique, pour justifier l'admission des plaintes contre l'émission « L'honneur perdu de la Suisse ».

–  La proportionnalité de l'ingérence

70.  En ce qui concerne la « proportionnalité » de l'ingérence litigieuse, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (voir, par exemple, Chauvy et autres, précité, § 78).

Elle relève qu'en l'espèce, l'admission des plaintes des téléspectateurs par les autorités compétentes n'a pas à proprement parler empêché le requérant de s'exprimer, les mesures litigieuses étant intervenues après la diffusion du reportage « L'honneur perdu de la Suisse » (voir, a contrario, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, p. 30, § 60). L'admission en question n'en a pas moins constitué une espèce de censure tendant à l'inciter à ne pas se livrer désormais à des critiques formulées de la sorte (voir, dans ce sens, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004-XI). Dans le contexte du débat sur un sujet d'intérêt général majeur, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l'accomplissement de leur tâche d'information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 26, § 58, et Lingens, précité, p. 27, § 44).

Par ailleurs, cette censure s'est, plus tard, matérialisée par l'émission du « procès-verbal de constat » par l'huissier judiciaire compétent de Genève qui a mis le reportage « sous embargo juridique », interdisant ainsi formellement la vente du produit en cause.

–  Conclusion

71.  A la lumière de l'ensemble des circonstances de l'espèce, la Cour est d'avis que l'admission des plaintes par les autorités suisses ne représentait pas, compte tenu, notamment, de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d'expression, de la marge d'appréciation réduite s'agissant des informations d'intérêt général, du fait que la critique visait en l'espèce les agissements de hauts fonctionnaires gouvernementaux et d'hommes politiques, ainsi que de la nature sérieuse du reportage litigieux et des recherches sur lesquelles il s'appuyait, un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé.

Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention."

GSELL c. SUISSE Requête no 12675/05 du 08 OCTOBRE 2009

L'interdiction pour les journalistes de pouvoir se rendre à Davos est condamnée par la CEDH

a. Existence d'une ingérence

49. La Cour observe d'emblée que la mesure litigieuse n'a pas spécifiquement visé le requérant en sa qualité de journaliste, mais que l'intéressé a été victime d'une interdiction imposée de manière générale par la police cantonale à toutes les personnes qui voulaient se rendre à Davos. Néanmoins, cette mesure collective s'analyse, selon la Cour, en une « ingérence » dans l'exercice de sa liberté d'expression, car il voulait se rendre à Davos en vue de rédiger un article sur un sujet bien déterminé. Par ailleurs, le Gouvernement ne conteste pas l'existence d'une telle ingérence.

b. Justification de l'ingérence

50. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l'ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 48, CEDH 2007-...).

i.  « Prévue par la loi »

α)  Les principes énoncés par la Cour

51.  La Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001-VI, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d'interpréter et d'appliquer le droit interne (Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, p. 541, § 59, et Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A).

52.  L'une des exigences découlant de l'expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. On ne peut donc considérer comme « une loi » qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d'un acte déterminé. Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue : l'expérience révèle qu'une telle certitude est hors d'atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s'accompagne parfois d'une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s'adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l'interprétation et l'application dépendent de la pratique (Rekvényi, précité, § 34, Sunday Times c. Royaume Uni (no 1), 26  vril 1979, § 49, série A no 30, et Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 40, série A n260-A).

53.  Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu'elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (Rekvényi, précité, § 34, et Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323). Vu la nature générale des dispositions constitutionnelles, le niveau de précision requis de ces dispositions peut être inférieur à celui exigé de la législation ordinaire (Rekvényi, précité, § 34).

β)  Application en l'espèce des principes susmentionnés

54.  L'interdiction faite au requérant n'était fondée sur aucune base légale explicite. En revanche, les autorités internes et, en dernière instance, le Tribunal fédéral, ont comblé ce vide juridique en ayant recours à la clause générale de police en vertu de l'article 36, alinéa 1er, de la Constitution fédérale (voir le paragraphe 32 ci-dessus). Il convient donc de rechercher si elles ont légitimement pu s'appuyer sur cette clause.

55.  La Cour observe d'emblée qu'elle n'a jamais été appelée à s'exprimer sur la validité, comme base légale, de la clause générale de police énoncée à l'article 36, alinéa 1er, de la Constitution fédérale. Dans l'affaire Rassemblement jurassien et de l'Unité jurassienne c. Suisse (décision de la Commission précitée), la Commission a pu se fonder sur l'article 39 de l'ancienne constitution du canton de Berne. Dans l'affaire Schneiter, précitée, portant sur les articles 5 et 8 de la Convention, la clause générale de police figurait à l'article 28 de l'actuelle Constitution du même canton.

56.  Selon l'article 36, alinéa 1er, de la Constitution fédérale, les autorités peuvent recourir à la clause générale de police en cas de « danger sérieux, direct et imminent ». Dans un arrêt du 23 mai 2000, le Tribunal fédéral a précisé que la clause générale de police était conçue pour faire face à de « graves situations d'urgence » (« Notlagen »), dans lesquelles il n'existait pas d'autres moyens juridiques de remédier à un « danger concret et imminent ». Par contre, les autorités compétentes n'avaient pas le droit d'y avoir recours dans des cas prévisibles et répétitifs (arrêt précité au paragraphe 30).

57.  Invoquant l'affaire Schneiter, précitée, le Gouvernement soutient que la clause générale de police pouvait en l'espèce servir de base légale. La Cour partage le point de vue du requérant, qui estime que les deux affaires ne sont pas comparables. L'affaire citée concernait un requérant qui était régulièrement interné à des fins d'assistance pour des raisons psychiatriques. Après trois jours d'absence non autorisée, l'intéressé s'est rendu à l'hôpital, en se montrant verbalement agressif et violent. Face à cette situation d'urgence, les médecins compétents ont dû réagir rapidement afin d'éviter des dommages pour le requérant et autrui. C'est dans ces circonstances très particulières que les autorités se sont appuyées sur la clause générale de police pour ordonner une médication forcée et l'isolement de l'intéressé pour une certaine durée et en sus de la mesure d'internement dont il faisait déjà l'objet.

58.  Dans la présente affaire, la Cour reconnaît, à l'instar du Tribunal fédéral et du Gouvernement, qu'il était extrêmement difficile pour les autorités d'analyser la situation et d'apprécier précisément les risques inhérents au WEF et au mouvement altermondialisation pour l'ordre et la sécurité publics. En outre, la Cour ne doute pas que la menace était effectivement sérieuse en l'espèce.  Par contre, elle n'est pas convaincue que l'ampleur des manifestations effectivement enregistrées ne fût pas prévisible pour les autorités compétentes, vu les événements qui s'étaient déroulés auparavant au niveau mondial et dans le contexte du WEF. Il ressort de l'arrêt du Tribunal fédéral et du rapport Arbenz précité, établi à la demande du gouvernement du canton des Grisons, que dès les années 1999 et 2000, le WEF avait fait l'objet de manifestations militantes, qui ont atteint leur paroxysme en 2001. En outre, selon le Tribunal fédéral, des événements non pacifiques dans d'autres villes dans le contexte d'autres conférences, en particulier des émeutes à Nice en décembre 2000, soit seulement quelques semaines avant le WEF 2001, donnaient aux autorités compétentes du canton des Grisons des raisons de croire à des menaces graves pour cette réunion-là.

59.  La Cour rappelle qu'il appartient aux autorités nationales d'interpréter et d'appliquer le droit interne (Kopp, précité, § 59, et Kruslin, précité, § 29). Néanmoins, s'agissant du cas d'espèce, elle estime que les circonstances entourant le WEF en 2001 pouvaient être considérées comme un cas prévisible et répétitif au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral. Or, à la lumière du principe en vertu duquel la responsabilité d'un Etat peut être engagée s'il n'a pas respecté son obligation d'édicter une législation interne (voir, dans ce sens, l'arrêt Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 45, CEDH 2001-VI), la Cour est d'avis que les autorités responsables du canton des Grisons auraient pu, voire dû réagir plus tôt afin d'appuyer la mesure litigieuse sur une base légale plus précise que l'article 36, alinéa 1er, de la Constitution fédérale. A cet égard, elle prend acte du fait que le gouvernement du canton des Grisons a soumis au parlement cantonal un projet de nouvel article 8a de l'ordonnance sur la police cantonale que le parlement a adopté le 28 novembre 2001 et qui est entré en vigueur le 1er janvier 2002.

60.  Par ailleurs, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, pour être valables, les mesures limitant la liberté de réunion doivent être ciblées, c'est-à-dire être dirigées contre celui qui est à l'origine du trouble ou de la menace grave qui pèse sur l'ordre public (arrêt précité au paragraphe 31). Or, dans la présente affaire, les autorités cantonales ont omis de faire une distinction entre les personnes potentiellement violentes et les manifestants pacifiques. Le requérant a donc été victime d'une interdiction imposée de manière générale par la police cantonale à toutes les personnes qui voulaient se rendre à Davos.

ii.  Conclusions

61.  Compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, la Cour estime que les autorités compétentes n'avaient pas le droit de recourir à la clause générale de police. Partant, le refus des autorités cantonales de laisser le requérant entrer à Davos le matin du 27 janvier 2001 n'était pas « prévu par la loi ». Cette conclusion dispense la Cour d'examiner la question de savoir si la mesure visait un but légitime et si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

62. Il y a donc eu violation de l'article 10 de la Convention.

LA SUISSE CONTRE L'OBSCENITE PUBLIQUE

Arrêt Muller et autres contre Suisse du 24 mai 1988 Hudoc 72; requête 10737/84

Des tableaux jugés obscènes

Le requérant, artiste peintre, a exposé à "Fri-art81", trois tableaux représentant l'homosexualité et la zoophilie.

Il fut condamné sur le recours d'un père de famille dont sa fille a été choquée par le réalisme des trois tableaux. Ses toiles furent saisies.

La Cour considéra que cette ingérence prévue par la loi, poursuit un but légitime de lutte contre l'obscénité publique. Elle était proportionnée et par conséquent nécessaire dans une société démocratique, puisque le requérant a pu, ailleurs, continuer à exposer son oeuvre.

Partant, il n'y a pas violation de l'article 10 de la Convention.

Arrêt MOUVEMENT RAELIEN c. SUISSE Requête no 16354/06 du 11 Janvier 2011

L'interdiction d'affichage pour faire de la publicité vers le site internet du mouvement raëlien n'est pas une violation de l'article 10.

La Cour note qu’elle examine pour la première fois la question de savoir si les autorités internes doivent permettre à une association, par la mise à disposition du domaine public, la diffusion de ses idées à travers une campagne d’affichage.

La Cour partage l’avis du gouvernement suisse selon lequel l’acceptation d’une campagne d’affichage pourrait laisser croire qu’il cautionne ou tolère les opinions et les agissements en cause et elle admet par conséquent que les autorités bénéficient d’une large latitude pour examiner la nécessité de la mesure d’interdiction.

S’il est incontesté que l’affiche en question ne comportait rien d’illicite ou de choquant, ni dans son texte ni dans ses illustrations, elle indiquait cependant l’adresse du site internet de l’association, renvoyant à celui de Clonaid où sont proposés des services précis en matière de clonage. La Cour considère qu’il faut prendre en compte le cadre global dans lequel l’affiche se situait, notamment les idées propagées par ces sites internet ainsi que par les ouvrages de l’association. Il convient de considérer les moyens modernes de diffusion d’information et le fait que les sites internet en cause sont accessibles à tous, y compris aux mineurs, et auraient démultiplié l’impact d’une campagne d’affichage.

Par ailleurs, la Cour observe que les autorités suisses ont soigneusement motivé leurs décisions, prenant en compte les services de clonage offerts par la société Clonaid, les possibles dérives sexuelles à l’égard d’enfants mineurs et les dangers pour l’ordre, la sécurité et la morale publics que représentent la « géniocratie » et la critique des démocraties actuelles. La Cour estime que les reproches formulés par les instances suisses à certains membres de l’association requérante, portant sur leurs activités sexuelles avec des mineurs, semblent particulièrement inquiétants et estime que les autorités avaient suffisamment de raisons d’estimer nécessaire le refus de la campagne d’affichage. Elles ont également de bonne foi pensé qu’il était indispensable, pour la protection de la santé et de la morale ainsi que pour la prévention du crime, d’interdire cette campagne, étant donné l’opinion favorable au clonage de l’association requérante, activité interdite par la Constitution fédérale suisse.

La Cour observe que l’interdiction est strictement limitée à l’affichage sur le domaine public – le Tribunal fédéral souligne que l’association requérante peut exprimer ses convictions par les nombreux autres moyens de communication à sa disposition – et qu’il n’a jamais été question d’interdire l’association en elle-même ou son site internet.

Ainsi, les autorités suisses n’ayant pas outrepassé l’ample marge d’appréciation qui leur est reconnue s’agissant de l’usage accru du domaine public, et ayant suffisamment motivé leurs décisions, l’interdiction de la campagne d’affichage n’a pas atteint la liberté d’expression de l’association requérante dans sa substance même. La Cour conclut à la non violation de l’article 10.

UN APPEL EST FORME ET ACCEPTE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

ARRÊT DE grande chambre

MOUVEMENT RAËLIEN SUISSE c. SUISSE du 13 juillet 2012 Requête no 16354/06

L'interdiction d'affichage d'une publicité pour le site internet http://www.rael.org/ est proportionnelle aux droits du mouvement raëlien pour protéger les bonnes mœurs alors que la distribution de tracts, n'est pas interdite.

a) Principes généraux

48. Les principes fondamentaux relatifs à la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. L’arrêt de la chambre, se référant aux affaires Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) et Steel et Morris c. Royaume-Uni (no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II), les a rappelés en ces termes :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui (...) appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

i.  Existence d’une ingérence

49.  Nul ne conteste que la requérante a subi une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression en raison de l’interdiction de la campagne d’affichage qu’elle souhaitait mener, même si les parties ont débattu devant la Grande Chambre du point de savoir si une telle restriction s’analysait en une obligation négative ou si l’on se trouvait sur le terrain des obligations positives.

50.  La Cour rappelle à cet égard qu’à l’engagement plutôt négatif d’un Etat de s’abstenir de toute ingérence dans les droits garantis par la Convention « peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes » à ces droits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31). La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’Etat au titre de la Convention ne se prête cependant pas à une définition précise (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 82, 30 juin 2009) ; dans les deux hypothèses – obligations positives et obligations négatives – l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation (voir, par exemple, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, §§ 51-52, série A no 290).

51.  En l’occurrence, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner plus avant si l’article 10 imposait une obligation positive aux autorités suisses. La prohibition litigieuse constituant en tout état de cause une ingérence, celle-ci n’est tolérable que si les conditions énoncées au paragraphe 2 de cette disposition se trouvent remplies.

ii.  Justification de l’ingérence

52.  Pareille ingérence dans le droit à la liberté d’expression de la requérante doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique ».

53.  La Cour relève d’emblée que les parties n’ont pas contesté que la restriction litigieuse se fondait sur l’article 19 du règlement de police de la ville de Neuchâtel (paragraphe 25 ci-dessus).

54.  Quant aux buts légitimes poursuivis par cette restriction, le Gouvernement a indiqué que cette dernière visait la prévention du crime, la protection de la santé et de la morale ainsi que la protection des droits d’autrui.

55.  La Grande Chambre constate, à l’instar de la chambre, que la requérante ne conteste pas que la mesure litigieuse a été adoptée en vue d’atteindre ces buts légitimes. Elle admet ainsi que la restriction en question poursuivait les buts légitimes précités.

56.  Il s’ensuit que la question principale à trancher en l’espèce est celle de savoir si la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique.

57.  Comme la chambre l’a relevé, la présente affaire a ceci de particulier qu’elle pose la question de savoir si les autorités internes devaient permettre à l’association requérante de diffuser ses idées par le biais de sa campagne d’affichage, et ce par la mise à sa disposition d’une partie du domaine public. La Cour note à cet égard que dans deux affaires turques, elle a certes censuré des décisions d’interdiction de campagnes d’affichage dont avait été victime un parti politique. Son raisonnement se fondait cependant sur le fait que la réglementation permettant une telle interdiction « [échappait] à un contrôle juridictionnel strict et efficace » (Tüzel c. Turquie, no 57225/00, § 15, 21 février 2006, et Tüzel c. Turquie (no 2), no 71459/01, § 16, 31 octobre 2006).

58.  La présente affaire se distingue également de l’affaire Appleby et autres c. Royaume-Uni (no 44306/98, CEDH 2003-VI), où il était question de l’usage du domaine appartenant à une société de droit privé. Elle se distingue enfin de l’affaire Women On Waves, qui concernait l’interdiction d’entrée d’un navire dans les eaux territoriales d’un Etat, « espace public et ouvert de par sa nature même » (arrêt précité, § 40). En l’espèce, il n’y a pas eu une prohibition générale de la divulgation de certaines idées mais une interdiction de l’utilisation d’un espace public réglementé et encadré. Comme la chambre l’a relevé, suivant en cela le Tribunal fédéral, les individus ne disposent pas d’un droit inconditionnel ou illimité à l’usage accru du domaine public, surtout lorsqu’il s’agit de supports destinés à des campagnes de publicité ou d’information (paragraphes 14 et 51 de l’arrêt de la chambre).

α.  La marge d’appréciation

59.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les Etats contractants disposent, sur le terrain de l’article 10, d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 60, CEDH 2001-I).

60.  Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (Karhuvaara et Iltalehti c. Finlande, no 53678/00, § 38, CEDH 2004-X, et Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 70, 6 avril 2010). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 86, 7 février 2012).

61.  L’étendue d’une telle marge d’appréciation varie en fonction de plusieurs éléments, parmi lesquels le type de discours en cause revêt une importance particulière. Si l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière politique (Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 34, CEDH 1999‑IV), les Etats contractants ont généralement une plus grande marge d’appréciation lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale ou, plus particulièrement, de la religion (Murphy, précité, § 67). Pareillement, les Etats disposent d’une large marge d’appréciation s’agissant de réglementer le discours commercial et publicitaire (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 33, série A no 165, et Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 50, série A no 285‑A).

62.  En l’espèce, la Cour observe que l’on peut raisonnablement soutenir que la campagne en cause visait pour l’essentiel à attirer l’attention du public sur les idées et les activités d’un groupe à connotation censément religieuse entendant véhiculer un message prétendument transmis par des extraterrestres, et mentionnant à cette fin un lien Internet. Le site Internet de la requérante ne se réfère ainsi qu’incidemment à des idées sociales ou politiques. La Cour estime que le type de discours en cause n’est pas politique car le but principal du site Internet en question est d’attirer des personnes à la cause de l’association requérante et non pas d’aborder des questions relevant du débat politique en Suisse. Même si le discours de la requérante échappe au cadre publicitaire – il ne s’agit pas d’inciter le public à acheter un produit particulier – il n’en demeure pas moins qu’il s’apparente davantage au discours commercial qu’au discours politique au sens strict en ce qu’il vise à un certain prosélytisme. La marge d’appréciation de l’Etat est en conséquence plus large.

63.  En pareil cas, les autorités nationales se trouvent en principe, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, mieux placées que le juge international pour se prononcer sur la « nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à répondre aux buts légitimes qu’elles poursuivent (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 35, série A no 133).

64.  C’est pourquoi la gestion de l’affichage public dans le cadre de campagnes non strictement politiques peut varier d’un Etat à un autre, voire d’une région à une autre au sein d’un même Etat, surtout s’agissant d’un Etat ayant choisi une organisation politique de type fédéral. A cet égard, la Cour souligne que certaines autorités locales peuvent avoir des motifs plausibles de ne pas adopter de restrictions en ce domaine (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 54, série A no 24). Il n’appartient pas à la Cour de s’immiscer dans les choix des autorités nationales et locales, plus proches des réalités de leur pays, sous peine de perdre de vue le caractère subsidiaire du mécanisme de la Convention (affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique (fond), 23 juillet 1968, § 10, série A no 6).

65.  L’examen par les autorités locales du point de savoir si une affiche répond à certains critères légaux – en vue de la défense d’intérêts aussi variés que par exemple la protection des mœurs, la sécurité routière ou la protection du paysage – relève ainsi de la marge d’appréciation des Etats, les autorités disposant d’une certaine latitude pour émettre des autorisations dans ce domaine.

66.  Eu égard aux considérations qui précèdent sur l’étendue de la marge d’appréciation en l’espèce, la Cour conclut que seules des raisons sérieuses pourraient la conduire à substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales.

β.  Les motifs invoqués par les juridictions nationales

67.  La Cour doit dès lors examiner les motifs invoqués par les autorités nationales pour interdire la campagne d’affichage en cause ainsi que la portée d’une telle interdiction, afin de vérifier si ces motifs étaient « pertinents » et « suffisants » et par conséquent si, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités nationales, l’ingérence était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et correspondait à un « besoin social impérieux ». Elle souligne à ce titre qu’à la différence des affaires susmentionnées dans lesquelles la Cour a censuré des décisions d’interdiction de campagnes d’affichage en raison de l’absence de contrôle juridictionnel strict et efficace (Tüzel, précité, § 15, et Tüzel (no 2), précité, § 16), aucune question ne se pose en l’espèce quant à l’efficacité du contrôle juridictionnel effectué par les tribunaux nationaux.

68.  Les parties ont d’abord débattu à cet égard de la question de savoir s’il convenait de prendre en considération, aux fins de l’examen de la nécessité de la mesure incriminée, et comme l’ont fait les juridictions internes, le contenu du site Internet du Mouvement raëlien auquel renvoyait l’affiche litigieuse. A la lumière du principe selon lequel la Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter en tenant compte des conditions de vie actuelles (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004‑VIII), la chambre a considéré que tel devait être le cas dans la mesure où l’impact des affiches sur le public se serait vu démultiplié en raison du renvoi au site Internet, qui était accessible à tous, y compris aux mineurs.

69.  La Cour rappelle le principe général selon lequel il lui faut examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (paragraphe 48 ci-dessus). Elle observe que l’affiche litigieuse avait clairement pour but d’attirer l’attention du public sur le site Internet : l’adresse de ce site y figurait en caractères gras au-dessous de la phrase « Le message donné par les extraterrestres » (paragraphe 14 ci-dessus). Il serait donc illogique que la Cour se penche uniquement sur l’affiche proprement dite ; il lui faut également examiner, à l’instar des juridictions internes, le contenu du site Internet en question.

70.  S’agissant des motifs, la Cour relève d’emblée, à l’instar de la chambre, que les cinq juridictions internes ayant examiné l’affaire (la direction de la police, le conseil communal, le département neuchâtelois de la gestion du territoire, le tribunal administratif et le Tribunal fédéral) ont soigneusement justifié leurs décisions en expliquant pourquoi elles estimaient opportun de ne pas autoriser la campagne d’affichage. Le Tribunal fédéral, la plus haute juridiction nationale, s’est en particulier référé à l’article 10 de la Convention ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour en la matière et a examiné la proportionnalité de la mesure litigieuse.

71.  Dans son raisonnement par lequel il a jugé fondé le refus d’autoriser la campagne en cause, le Tribunal fédéral a examiné successivement chacun des motifs avancés par les juridictions inférieures pour conclure au caractère justifié dudit refus, à savoir la promotion du clonage humain, la propagande en faveur de la « géniocratie » et la possibilité que les écrits et les idées du Mouvement raëlien engendrent des abus sexuels sur des mineurs de la part de certains de ses membres.

72.  Même si certains de ces motifs, pris isolément, pourraient ne pas être de nature à justifier le refus litigieux, la Cour estime que les autorités internes ont pu raisonnablement considérer, au vu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, qu’il était indispensable d’interdire la campagne en cause aux fins de la protection de la santé et de la morale, de la protection des droits d’autrui et de la prévention du crime. La chambre s’est notamment exprimée comme suit (paragraphes 55-57 de l’arrêt) :

« 55. (...) Premièrement, le site de l’association renvoie à celui de Clonaid, où cette société offre des services précis au public, en matière de clonage, et où elle avait annoncé, au début 2003, la naissance d’enfants clonés. Deuxièmement, le tribunal administratif s’est référé à un jugement du tribunal d’arrondissement de la Sarine faisant état de dérives sexuelles possibles à l’égard d’enfants mineurs. Troisièmement, la propagande en faveur de la « géniocratie », soit la doctrine selon laquelle le pouvoir devrait être donné aux individus ayant un coefficient intellectuel élevé, et la critique adressée en conséquence aux démocraties actuelles, était susceptible de porter atteinte au maintien de l’ordre, de la sécurité et de la morale publics.

56.  La Cour estime que les reproches formulés par les instances internes à certains membres de l’association requérante, portant sur leurs activités sexuelles avec des mineurs, semblent particulièrement inquiétants. (...) Certes, la Cour n’est en principe pas compétente pour revoir les faits établis par les instances internes ou l’application correcte du droit interne ; dès lors, elle n’est pas amenée à vérifier si les reproches formulés par les autorités sont avérés. Par contre, la Cour estime que, compte tenu des circonstances de l’espèce, les autorités avaient suffisamment de raisons de considérer comme nécessaire le refus de l’autorisation demandée par l’association requérante.

57.  Des considérations similaires s’imposent s’agissant de la question du clonage. La Cour estime que les autorités internes ont pu de bonne foi penser qu’il était indispensable, pour la protection de la santé et de la morale ainsi que pour la prévention du crime, d’interdire la campagne d’affichage, étant donné que l’association requérante propose, sur son site Internet, un lien vers celui de Clonaid, entreprise qu’elle a créée elle-même (...). Par ailleurs, elle a exprimé, et elle l’admet elle-même, une opinion favorable au clonage, activité clairement interdite par l’article 119 alinéa 2 a de la Constitution fédérale (...). »

La Grande Chambre n’aperçoit pas de raison de s’écarter des considérations de la chambre à cet égard. La Cour estime donc que les préoccupations exprimées par les autorités internes se fondaient sur des motifs pertinents et suffisants.

73.  La chambre a enfin considéré que la mesure litigieuse avait en fin de compte une portée limitée, la requérante restant libre « d’exprimer ses convictions par les nombreux autres moyens de communication à sa disposition » ; la chambre a également souligné qu’il n’avait « jamais été question d’interdire l’association requérante en tant que telle ni son site Internet » (paragraphe 58 de l’arrêt de la chambre).

74.  L’association requérante soutient que cette position de la chambre est contradictoire et revient à compliquer à l’excès la diffusion de ses idées, dans la mesure où on lui interdit de communiquer des informations par voie d’affichage au motif qu’elle dispose d’un site Internet, alors que quand elle diffuse l’adresse de son site sur une affiche, on lui interdit de le faire sous prétexte que cela crée un lien avec ses idées, jugées dangereuses pour le public.

75.  Aux yeux de la Cour, une telle contradiction n’est cependant qu’apparente. Avec le Gouvernement, elle estime qu’il y a lieu de distinguer entre le but de l’association et les moyens que cette dernière utilise pour y parvenir. Ainsi, en l’occurrence, il aurait peut-être été disproportionné d’interdire l’association en tant que telle ou son site Internet sur la base des éléments examinés ci-dessus (voir à cet égard Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, §§ 66-67, 11 octobre 2011). Limiter la portée de la restriction incriminée au seul affichage sur le domaine public était ainsi une manière de réduire au minimum l’ingérence dans les droits de la requérante. La Cour rappelle à cet égard que, lorsqu’elles décident de restreindre les droits fondamentaux des intéressés, les autorités doivent choisir les moyens les moins attentatoires aux droits en cause (Women On Waves, précité, § 41). Compte tenu du fait que la requérante est en mesure de continuer à diffuser ses idées par le biais de son site Internet ainsi que par d’autres moyens à sa disposition, comme la distribution de tracts dans la rue ou dans les boîtes aux lettres, l’on ne saurait dire que la mesure litigieuse était disproportionnée.

c)  Conclusion

76.  La Cour conclut que les autorités nationales n’ont pas outrepassé l’ample marge d’appréciation dont elles disposaient en l’espèce, et que les motifs avancés afin de motiver leurs décisions étaient « pertinents et suffisants » et répondaient à un « besoin social impérieux ». La Cour ne voit donc aucun motif sérieux de substituer son appréciation à celle du Tribunal fédéral, lequel a examiné la question litigieuse avec soin et dans le respect des principes posés par la jurisprudence de la Cour.

77.Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

LES PLAINTES PÉNALES ET L'ARTICLE 10

Allée c. France du 18 janvier 2024 requête no 20725/20

Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concerne la condamnation pénale de la requérante pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle dirigées contre un dirigeant de l’association qui l’employait et adressées par courriel à six personnes au sein et en dehors de ladite association.
La Cour souligne la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant des faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes. En l’espèce, la Cour considère que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer. La Cour note en outre que le courriel envoyé par la requérante à six personnes dont une seulement était hors de l’affaire n’a entraîné que des effets limités sur la réputation de son prétendu agresseur.
Enfin, si la sanction pécuniaire infligée à la requérante ne saurait être qualifiée de particulièrement sévère, il n’en reste pas moins qu’il s’agissait d’une condamnation pénale, qui comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel, voire une agression sexuelle.
La Cour conclut à l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction au droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi et en déduit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention

CEDH

40.  La Cour relève qu’il n’est pas contesté entre les parties que la condamnation pénale de la requérante en raison de son courriel constitue une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression de l’intéressée. Elle ne voit pas de raison de s’écarter de cette conclusion (voir, par exemple, Tête c. France, no 59636/16, § 49, 26 mars 2020, et les références y citées).

41.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », ne poursuit pas un but légitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et n’est pas « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre.

a) Sur la légalité de l’ingérence

42.   La Cour relève que la requérante a été condamnée pour diffamation, sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. Les juridictions françaises ont tout d’abord considéré que l’envoi du courriel litigieux à des personnes non liées par une communauté d’intérêts et non habilitées pour recevoir et traiter les dénonciations caractérisait la publicité des propos et rendait inapplicables les dispositions du code du travail exonératoires de la responsabilité pénale. Elles ont ensuite jugé, qu’il s’agissait de déclarations de fait portant atteinte à l’honneur et à la considération de A., tout en refusant à la requérante le bénéfice de la bonne foi. Enfin, la cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a considéré que s’il existait des éléments permettant d’établir des faits de harcèlement, tel n’était pas le cas de l’allégation d’agression sexuelle, faute de base factuelle suffisante.

43.  Si la requérante conteste ces conclusions, la Cour, tout en relevant la stricte application qu’elles ont faite, sur le fondement des articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail, de la cause d’exonération pénale, n’entend pas se substituer aux juridictions nationales pour remettre en question leur qualification des faits et leur interprétation et application de la législation interne. Dans ces conditions, elle conclut que la mesure a été « prévue par la loi », au sens de l’article 10. Cela ne l’empêchera pas de vérifier si les solutions adoptées par ces juridictions sont compatibles avec l’article 10 de la Convention (paragraphe 49 ci-dessous).

b) Sur le but légitime de l’ingérence

44.  La Cour relève que les parties s’accordent pour reconnaître que l’ingérence avait pour but légitime la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de A. (voir aussi Tête, précité, § 54). Pour sa part, elle ne voit aucune raison de se départir de cette conclusion.

c)  Sur la proportionnalité

  1. Les principes généraux et la méthodologie de l’examen

45.  Pour les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression dans le contexte de diffamation, il est renvoyé aux arrêts Morice c. France[GC], no 29369/10, §§ 124-127, CEDH 2015), et, plus récemment, Matalas c. Grèce (no 1864/18, §§ 38-44, 25 mars 2021, et les références y citées).

46.  Il n’est pas contesté que les dénonciations faites par la requérante – les déclarations de fait – concernaient les agissements dont elle aurait été victime, constitutifs des infractions pénales en droit interne et qu’eu égard à leur nature, elles étaient susceptibles de porter préjudice à A. et de léser ainsi ses droits protégés par l’article 8 de la Convention. Dans ces conditions, il convient de déterminer si les juridictions internes se sont livrées à un exercice de mise en balance entre le droit à la liberté d’expression de la requérante et le droit à la protection de la réputation de A. – et si les motifs fondant la condamnation ont été pertinents et suffisants. Dans cet examen, la Cour prendra en compte plusieurs facteurs : le contexte et la nature des propos, la situation et les intentions de l’intéressée, le nombre et la qualité des destinataires du courriel litigieux, le niveau de la gravité d’atteinte à la réputation de A., ainsi que la gravité de la sanction infligée.

  1. L’application en l’espèce

47.  La Cour souligne que le courriel pour l’envoi duquel la requérante a été pénalement condamnée a été diffusé dans un contexte tendu mêlant le travail et la vie privée de l’intéressée. En effet, il a été consécutif à des démarches infructueuses de cette dernière puis de son époux alertant les cadres de l’association sur le comportement de A. à son égard. Tant les échanges antérieurs que le courriel litigieux avaient pour but de remédier à cette situation et de trouver une solution permettant à la requérante de ne plus travailler avec A.

48.  S’agissant, en premier lieu, des destinataires du courriel litigieux, la Cour rappelle qu’ils n’étaient qu’au nombre de six : le prétendu agresseur (alors vice-président exécutif de l’employeur), ses deux fils (dont l’un était également directeur spirituel de l’association et était déjà au courant des allégations), le directeur général de l’association, l’inspecteur du travail et enfin l’époux de l’intéressée (également au courant des allégations). Ainsi, sur ces six personnes, seul le second fils de A. était hors de l’affaire, tandis que toutes les autres étaient soit impliquées, directement ou indirectement dans cette dernière, soit habilitées à recevoir les dénonciations de harcèlement. La Cour considère dès lors qu’il s’agissait d’un texte envoyé à un nombre limité de personnes, n’ayant pas vocation à être diffusé au public (voir aussi Matalas, précité, § 55), mais dont le seul but était d’alerter les intéressés sur la situation de la requérante afin de trouver une solution permettant d’y mettre fin.

49.  Pour autant, les juridictions internes, retenant une interprétation stricte des conditions prévues par la loi pour l’exonération de la responsabilité pénale du salarié, ont reconnu le caractère public du courriel litigieux, au sens de la loi du 29 juillet 1881. Une telle approche apparaît, dans les circonstances de l’espèce, excessivement restrictive au regard des exigences attachées au respect de l’article 10.

50.  S’agissant, en deuxième lieu, de la nature des propos litigieux, la Cour souligne que la requérante a agi en sa qualité de victime alléguée des faits qu’elle dénonçait (comparer avec Kanellopoulou c. Grèce, no 28504/05, 11 octobre 2007, et Klouvi c. France, no 30754/03, 30 juin 2011) et non pas en qualité de citoyen ou de lanceur d’alerte (Bargão et Domingos Correia c. Portugal, nos 53579/09 et 53582/09, 15 novembre 2012, et Halet c. Luxembourg [GC], no 21884/18, 14 février 2023), ce qui entraîne l’inopérance, dans l’exercice de mise en balance, du critère de l’existence d’un intérêt public ou d’un débat d’intérêt général.

51.  La Cour relève ensuite que les propos contenus dans le courriel étaient des déclarations de fait. La cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a estimé qu’il ne pouvait pas être reproché à la requérante, dans le contexte qu’elle subissait, de s’exprimer de manière vive et qu’il existait des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral voire sexuel dans la perception que l’intéressée avait pu en avoir, contrairement à l’agression sexuelle dont rien ne permettait de prouver l’existence (paragraphes 17 et 22 ci-dessus). Pour autant, les juridictions nationales ont estimé que la requérante ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, ses propos ne disposant pas d’une base factuelle suffisante.

52.  Certes, même les documents privés diffusés à un nombre restreint de personnes doivent avoir une base factuelle (Bilan c. Croatie (déc.), no 57860/14, § 37, 20 octobre 2020, et Matalas, précité, § 51) : plus l’allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, § 38, 11 janvier 2011). Pour autant, la Cour relève, ainsi que le fait valoir la requérante, que les faits dénoncés ont été commis sans témoins, et que l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser sa mauvaise foi. Soulignant la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes, elle considère, à l’instar de l’avocat général dans ses conclusions précitées (paragraphe 21 ci-dessus), que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer.

53.  S’agissant, en troisième lieu, des effets des propos de la requérante sur la réputation de A., la Cour ne perd pas de vue que ce n’est pas tant le courriel litigieux en soi que le billet publié sur Facebook par l’époux de l’intéressée, qui a suscité de vifs échanges et a porté l’affaire à la connaissance du public (paragraphe 10 ci-dessus ; voir également Kanellopoulou, précité, s’agissant de propos d’une patiente ayant déposé plainte contre son chirurgien, repris et exagérés par la presse, où la Cour a considéré qu’il ne fallait pas faire l’amalgame entre les intentions de la requérante et celles des journaux à sensation). Dans ces conditions, elle considère que le courriel envoyé par la requérante à six personnes dont une seulement était hors de l’affaire n’a entraîné, en tant que tel, que des effets limités sur la réputation de son prétendu agresseur.

54.   S’agissant, en dernier lieu, de la sévérité de la sanction, il est vrai que la cour d’appel a diminué le montant de l’amende infligée à la requérante pour la ramener à 500 EUR, intégralement assortie de sursis, et lui a enjoint de payer, in solidum avec son époux, 2 000 EUR au total pour les frais de la procédure prenant en compte le contexte de l’affaire et la situation de l’intéressée. Si une telle sanction ne saurait être qualifiée de particulièrement sévère, il n’en reste pas moins que la requérante, à laquelle en outre la Cour de cassation a enjoint de payer 2 500 EUR au titre des frais de la procédure en cassation, s’est vu infliger une condamnation pénale (mutatus mutandis Uzan c. Turquie, no 30569/09, § 47, 20 mars 2018, et Benitez Moriana et Iñigo Fernandez c. Espagne, nos 36537/15 et 36539/15, § 49, 9 mars 2021). Une telle condamnation comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel.

55.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut à l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction au droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Halet c. Luxembourg du 14 février 2022 requête n° 21884/18

Art 10 : Violation de la liberté d’expression d’un lanceur d’alerte en raison de sa condamnation pénale

L’affaire porte sur la divulgation par M. Halet, alors qu’il était employé par une société privée, de documents confidentiels protégés par le secret professionnel consistant en 14 déclarations fiscales de sociétés multinationales et deux courriers d’accompagnement, obtenus sur son lieu de travail. À la suite d’une plainte déposée par son employeur et à l’issue de la procédure pénale engagée à son encontre, M. Halet fut condamné par la Cour d’appel au paiement d’une amende pénale de 1 000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par l’employeur. Au vu des constats qu’elle a opérés quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables résultant de celle-ci. Ainsi, après avoir pesé les différents intérêts en jeu (l’intérêt public que présente l’information divulguée et les effets dommageables de la divulgation) et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, la Cour conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

FAITS

Le requérant, Raphaël Halet, est un ressortissant français né en 1976 et résidant à Viviers (France). À l’époque des faits, M. Halet travaillait pour la société PricewaterhouseCoopers (PwC) qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise, et dont l’activité consiste notamment à établir des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et à demander auprès des administrations fiscales des décisions fiscales anticipées. Ces décisions qui concernent l’application de la loi fiscale à des opérations futures sont appelées « Advance Tax Agreements » (ATAs) ou « rulings fiscaux » ou encore « rescrits fiscaux ». Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par PwC furent publiés dans différents médias. Ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s’étendant de 2002 à 2012, d’accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise.

Une enquête interne menée par PwC permit d’établir qu’un auditeur, A.D., avait copié, en 2010, la veille de son départ de PwC consécutif à sa démission, 45 000 pages de documents confidentiels, dont 20 000 pages de documents fiscaux correspondant notamment à 538 dossiers de rescrits fiscaux, qu’il avait remis, en été 2011, à un journaliste (E.P.) à la demande de celui-ci. Une deuxième enquête interne menée par PwC permit d’identifier que M. Halet avait, à la suite de la révélation par les médias de certains des rescrits fiscaux copiés par A.D., contacté le journaliste E.P. en mai 2012 en vue de lui proposer la remise d’autres documents. Cette remise eut lieu entre octobre et décembre 2012 et porta sur 16 documents, comprenant 14 déclarations fiscales et deux courriers d’accompagnement. Quelques-uns des documents furent utilisés par le journaliste E.P. dans le cadre de l’émission télévisée « Cash Investigation » diffusée en juin 2013. En novembre 2014, les 16 documents furent par ailleurs mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée « International Consortium of Investigative Journalists ». À la suite d’une plainte déposée par PwC, une procédure pénale fut engagée, à l’issue de laquelle M. Halet fut condamné, en appel, au paiement d’une amende pénale de 1 000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par PwC. Dans son arrêt, la Cour d’appel conclut notamment que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel avait causé à son employeur un préjudice supérieur à l’intérêt général. M. Halet forma un pourvoi en cassation qui fut rejeté en janvier 2018.

Art 10 • Liberté d’expression • 1000 EUR d’amende pénale pour la divulgation aux médias de documents confidentiels de son employeur privé relatifs aux pratiques fiscales des multinationales (Luxleaks) • Consolidation de la jurisprudence antérieure de la Cour européenne sur la protection des lanceurs d’alerte et affinage des critères établis dans l’arrêt Guja • Pas de définition abstraite et générale de la notion de lanceur d’alerte • Bénéfice de la protection à ce titre à accorder en fonction des circonstances et du contexte de chaque affaire • Examen global par la Cour des critères Guja de manière autonome mais sans hiérarchie ni ordre • Moyen choisi pour procéder à la divulgation adéquat en l’absence de conduite illégale de l’employeur • Authenticité des documents divulgués • Bonne foi du requérant • Nécessaire mise en balance des intérêts concurrents en jeu par la Grande Chambre, celle des juridictions internes ne répondant pas aux exigences précisées dans le présent arrêt • Interprétation trop restrictive de l’intérêt public de l’information divulguée apportant une contribution essentielle au débat public préexistant d’une importance nationale et européenne • Seul préjudice causé à l’employeur pris en compte par les juridictions internes • Intérêt public attaché à la divulgation l’emportant sur l’ensemble des effets dommageables incluant le vol des données, la violation du secret professionnel et l’atteinte aux intérêts privés des clients de l’employeur • Caractère disproportionné de la condamnation pénale

CEDH

    Quant au résultat de l’opération de la mise en balance

201.  Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’opération de mise en balance effectuée par les juridictions internes ne répond pas aux exigences qu’elle a définies à l’occasion de la présente affaire (paragraphes 131-148 ci-dessus). En effet, d’une part, la Cour d’appel s’est livrée à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées (paragraphes 32 et 35 ci-dessus). D’autre part, elle n’a pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation en cause, mais s’est seulement attachée au préjudice subi par PwC. En jugeant que ce seul préjudice, dont elle n’a pas mesuré l’ampleur au regard de son activité ou de sa réputation, prévalait sur l’intérêt public que présentaient les informations divulguées, sans prendre en compte les atteintes également portées aux intérêts privés des clients de PwC ainsi qu’à l’intérêt public attaché à la prévention et à la sanction du vol et au respect du secret professionnel, la Cour d’appel n’a donc pas suffisamment tenu compte, comme elle aurait dû le faire, des spécificités de la présente affaire.

202.  Dans ces conditions, il revient à la Cour de procéder elle-même à la mise en balance des intérêts ici en présence. À cet égard, elle rappelle qu’elle a reconnu que les informations révélées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public (paragraphes 191-192 ci-dessus). Dans le même temps, elle ne saurait ignorer que la divulgation litigieuse s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel qui liait le requérant. Ceci étant, elle relève l’importance relative des informations divulguées, eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation. Au vu des constats opérés ci-dessus (paragraphes 191-192 ci-dessus) quant à l’importance, à l’échelle tant nationale qu’européenne, du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées par le requérant ont apporté une contribution essentielle, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations, l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables.

203.  Pour parfaire l’examen du caractère proportionné ou non de l’ingérence litigieuse, il reste enfin à la Cour à apprécier la sévérité de la sanction infligée au requérant.

ε) La sévérité de la sanction

204.  La Cour rappelle que, dans le contexte de l’examen de la proportionnalité de la mesure prise à l’encontre du requérant, c’est, indépendamment du caractère mineur ou non de la sanction infligée, le fait même de la condamnation qui importe (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité § 151). Eu égard au rôle essentiel des lanceurs d’alerte, toute restriction indue de leur liberté d’expression par le biais de sanctions comporte en effet le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, toute révélation, par des lanceurs d’alerte, d’informations dont la divulgation relève de l’intérêt public, en les dissuadant de signaler des agissements irréguliers ou discutables (ibidem et mutatis mutandis, Görmüş précité, § 74). Le droit du public de recevoir des informations présentant un intérêt public que l’article 10 de la Convention garantit peut alors se trouver mis en péril.

205.  En l’espèce, après avoir été licencié par son employeur, certes avec préavis, le requérant a en outre été poursuivi pénalement et condamné au terme d’une procédure pénale ayant connu un fort retentissement médiatique, à une peine d’amende de 1000 euros. Eu égard à la nature des sanctions infligées et à la gravité des effets de leur cumul, en particulier de leur effet dissuasif au regard de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre lanceur d’alerte, lequel n’apparaît aucunement avoir été pris en compte par la Cour d’appel et, compte tenu surtout du résultat auquel elle est parvenue au terme de la mise en balance des intérêts en présence, la Cour considère que la condamnation pénale du requérant ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi.

c) Conclusion

206.  La Cour, après avoir pesé les différents intérêts ici en jeu et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

207.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

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Sedat Doğan c. Turquie du 18 mai 2021 requête no 48909/14

Article 10 : Sanctions sportives et pécuniaires infligées aux requérants par la Fédération turque de football : violations de la Convention

Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire, sportive et pécuniaire, par les instances de la Fédération turque de football, à un dirigeant d’un club de football, pour des propos antisportifs lors d’une émission télévisée et sur Twitter • Absence de mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Motifs ni pertinents ni suffisants

S’appuyant sur la jurisprudence de l’arrêt Ali Rıza et autres prononcé le 28 janvier 2020, la Cour constate des déficiences structurelles du comité d’arbitrage de la Fédération turque de football ainsi qu’une absence de garanties adéquates qui protègeraient les membres du comité contre des pressions externes. Elle conclut au manque d’indépendance et d’impartialité du comité d’arbitrage et constate pour chacune des trois affaires la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour relève d’autre part, pour chacune des trois affaires, que la motivation adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions de sanctions prononcées à l’encontre des requérants, atteste le défaut d’une mise en balance adéquate entre, d’une part, le droit des requérants à la liberté d’expression, et, d’autre part, le droit des dirigeants de la TFF au respect de leur vie privée ainsi que d’autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique. Dans chacune de ces affaires, la Cour considère que les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par sa jurisprudence dans les affaires relatives à la liberté d’expression. La Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées étaient pertinents et suffisants et que ces mesures étaient nécessaires dans une société démocratique. Il y a donc eu, pour chacune des trois affaires et pour les mêmes raisons, violation de l’article 10 de la Convention.

FAITS

Le requérant, M. Sedat Doğan, est un ressortissant turc, né en 1971 et résidant à Istanbul. A l’époque des faits, il siégeait au conseil d’administration du club de football Galatasaray.

Le 8 décembre 2013, participant par téléphone à une émission sportive télévisée, M. Doğan s’exprima à propos du renvoi devant la commission de discipline du football professionnel de la Fédération turque de football (TFF), de deux joueurs de son club qui avaient dévoilé sous leur maillot lors d’un match de football un tee-shirt où était inscrit un message d’hommage à Nelson Mandela, décédé la veille. Le 12 décembre 2013, jugeant que les affirmations de M. Doğan étaient constitutives de l’infraction de propos antisportifs, prévue à l’article 37 de l’instruction disciplinaire du football, la commission de discipline lui infligea une sanction disciplinaire de privation des droits attachés à ses fonctions de soixante jours, assortie d’une amende disciplinaire de 44 000 livres turques (TRY) (environ 15 753 euros (EUR)) en application de l’article 37 § 1 b) de cette instruction. Le 19 décembre 2013, le comité d’arbitrage de la TFF confirma cette décision. Le 12 décembre 2013, à la suite de la décision de sanction susmentionnée rendue par la commission de discipline, le requérant publia sur son compte Twitter plusieurs messages, accompagnés du hashtag « au revoir la TFF ». Le 17 décembre 2013, il publia d’autres tweets. Le 19 décembre 2013, jugeant que ces tweets constituaient au sens de l’article 37 de l’instruction disciplinaire des propos antisportifs de nature à dévaloriser l’image du football, à inciter à la violence et au désordre dans le sport et à provoquer des protestations de supporters, la commission de discipline infligea à M. Doğan une sanction disciplinaire de privation des droits attachés à ses fonctions pendant quarante-cinq jours assortie d’une amende disciplinaire de 33 000 TRY (environ 11 750 EUR) en application de l’article 37 § 1 b) de l’instruction. Le 26 décembre 2013, le comité d’arbitrage de la TFF confirma cette décision.

CEDH

35.  La Cour note d’abord qu’en l’espèce le requérant, dirigeant du club de football Galatasaray à l’époque des faits, s’est vu infliger une double privation de ses droits, l’une de trente jours et l’autre de quarante-cinq jours, et une double amende disciplinaire, l’une de 22 000 TRY et l’autre de 33 000 TRY, par les instances de la TFF à l’issue de deux procédures disciplinaires dirigées contre lui en raison des propos qu’il avait tenus lors d’une émission télévisée et des messages qu’il avait diffusés sur son compte Twitter. Elle considère que ces sanctions constituent une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression.

36.  La Cour note ensuite que cette ingérence avait une base légale, à savoir l’article 37 § 1 b) de l’instruction (paragraphe 11 ci-dessus). Pour autant que le requérant soutient que les faits reprochés n’entraient pas dans le champ d’application des dispositions concernées de l’instruction et que les dispositions sur le fondement desquelles il a été sanctionné manquaient d’accessibilité et de clarté, elle juge inutile de trancher ces questions, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 43 ci-dessous).

37.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre, de la prévention du crime et de la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

38.  Quant à la nécessité de l’ingérence, elle rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, 29 mars 2016) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45‑46, 19 juin 2018). Elle estime que pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les autorités nationales à l’appui des sanctions litigieuses (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

39.  À cet égard, après avoir analysé les décisions rendues les 12 et 19 décembre 2013 par la commission de discipline et le comité d’arbitrage respectivement dans le cadre de la première procédure disciplinaire, qui avait pour objet les propos tenus par le requérant lors de l’émission télévisée du 8 décembre 2013, la Cour note que ces instances ont estimé que les propos litigieux dépassaient les limites de la critique et portaient atteinte à la dignité du président et d’autres dirigeants de la TFF, livraient ces derniers à l’hostilité du public, constituaient des propos dénigrants et insultants pour la TFF, qui revêtaient un caractère antisportif, et, par conséquent, n’étaient pas protégés par la liberté d’expression (paragraphes 6‑7 ci-dessus).

40.  En ce qui concerne les décisions rendues les 19 et 26 décembre 2013 par la commission de discipline et le comité d’arbitrage respectivement dans le cadre de la seconde procédure disciplinaire, qui avait pour objet les tweets du requérant, la Cour note que ces instances ont considéré que les messages en question, en visant le président de la TFF et en exposant la TFF, ses dirigeants et les membres de ses comités à l’hostilité de la société, portaient atteinte au climat de sérénité désiré dans le sport et constituaient des propos antisportifs, non protégés par la liberté d’expression (paragraphes 9‑10 ci-dessus).

41.  La Cour relève que la motivation ainsi adoptée par les autorités nationales dans leurs décisions ne lui permet pas d’établir qu’elles ont effectué en l’espèce une mise en balance adéquate, conformément aux critères pertinents découlant de sa jurisprudence, entre, d’une part, le droit du requérant à la liberté d’expression, et, d’autre part, le droit des dirigeants de la TFF au respect de leur vie privée ainsi que d’autres intérêts en jeu, tels que le maintien de l’ordre et de la paix dans la communauté footballistique. En effet, elle observe que dans ces décisions les autorités se sont contentées de citer, de manière générale, certaines parties des déclarations et des tweets litigieux ainsi que des passages de l’article 37 de l’instruction, qui définissait l’infraction de propos antisportifs reprochée au requérant, sans fournir une appréciation circonstanciée des faits de la cause.

42.  La Cour considère que dans leurs décisions les autorités n’ont apporté aucun argument satisfaisant tenant compte des principes énoncés dans sa jurisprudence relativement, d’une part, à la mise en balance à effectuer entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée (Tarman c. Turquie, no 63903/10, § 38, 21 novembre 2017) et, d’autre part, aux propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204‑208, CEDH 2015 (extraits)). Ainsi, ces décisions ne contiennent pas de réponse suffisante à la question de savoir si l’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression était justifiée en l’espèce, eu égard notamment au contexte des propos que le requérant avait tenus lors de l’émission télévisée en question, à savoir le renvoi devant la commission de discipline de deux joueurs de son club pour avoir rendu hommage à Nelson Mandela, et des tweets qu’il avait diffusés en réaction aux sanctions disciplinaires qu’il avait reçues. Ces décisions ne permettent pas d’établir non plus la capacité de nuire des propos et tweets en question, en ce qu’elles ne démontrent pas, par exemple, que dans les faits ils ont incité ou étaient de nature à inciter des supporters à commettre des actes de violence (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019 ; voir aussi, a contrario, Šimunić c. Croatie (déc), no 20373/17, §§ 44‑48, 22 janvier 2019). La Cour considère par conséquent que les autorités nationales n’ont pas procédé en l’espèce à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).

43.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier les mesures incriminées étaient pertinents et suffisants et que ces mesures étaient nécessaires dans une société démocratique.

44.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Toranzo Gómez c. Espagne du 20 novembre 2018 requête n° 26922/14

Article 10 : Une condamnation pour diffamation pour avoir accusé des policiers de « torture » a violé le droit à la libre expression. Le mot "torture" a une définition juridique mais aussi une définition familière et populaire. C'est cette dernière qu'avait employé le requérant.

L’affaire concernait la condamnation du requérant pour diffamation parce qu’il avait accusé des policiers de torture. La Cour a jugé en particulier que tenter de faire sortir le requérant d’un tunnel de fortune à l’aide d’une corde, alors qu’il faisait un sit-in dans un centre social, avait vraisemblablement été source pour lui de douleur et d’angoisse. Il avait ultérieurement qualifié ce traitement de torture, mot sur lequel les tribunaux avaient axé leur analyse pour le juger coupable de diffamation à l’endroit de deux policiers. Or, les tribunaux avaient analysé les propos en cause en se fondant sur une définition juridique excessivement stricte du mot « torture », alors que le requérant l’avait entendu dans un sens familier pour décrire une force excessive. Il avait également été condamné à une amende, ou à une peine d’emprisonnement en cas de défaut de paiement, donc à une lourde peine qui a pu avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression. Il y a donc eu violation des droits du requérant garanti par l’article 10.

LES FAITS

En 2007, M. Toranzo Gómez, membre d’un groupe d’activistes, occupa un centre social. En novembre 2007, un tribunal ordonna son expulsion et des policiers pénétrèrent dans le bâtiment. M. Toranzo Gómez et un autre activiste s’étaient attachés au sol d’un tunnel qu’ils avaient construit sous le bâtiment, de façon à ce qu’ils ne puissent pas être déplacés. Ils avaient notamment inséré et verrouillé leur bras dans un tube de fer fixé au sol. Des policiers nouèrent une corde autour de la taille de M. Toranzo Gómez et tentèrent de le tirer vers l’extérieur. Ils échouèrent et attachèrent les deux activistes de manière à les immobiliser. Les deux hommes mirent fin à leur protestation le 30 novembre. Des pompiers avaient également pris part aux mesures d’extraction des deux hommes et avaient notamment dit à ceux-ci que le bâtiment risquait de s’effondrer et que la police pouvait utiliser du gaz contre eux. En décembre, au cours d’une conférence de presse, le requérant qualifia de torture l’action de la police visant à le faire sortir du lieu. Il déclara que les moyens employés lui avaient causé de grandes souffrances et l’avaient finalement conduit à abandonner. Il dit que l’« acte de torture » avait été perpétré par les deux policiers dont la photographie était parue paru dans la presse. M. Toranzo Gómez fut inculpé de diffamation à l’endroit des policiers et, en juillet 2011, il fut reconnu coupable et condamné à une amende. Le tribunal jugea que les autorités avaient agi de manière proportionnée en cherchant à convaincre le requérant et l’autre activiste de mettre fin à leur action. En appel, le montant de l’amende fut réduit mais le reste du verdict fut confirmé. Les tribunaux s’étaient appuyés sur la définition donnée à la notion de « torture » par le code pénal et avaient jugé que l’action de la police ne pouvait être qualifiée comme telle. Ils en avaient conclu que l’accusation portée par M. Toranzo Gómez était fausse, ayant rappelé que ce dernier avait plusieurs fois et sciemment employé le mot « torture » dans ses déclarations.

CEDH

La Cour est appelée à peser les droits garantis aux requérants par l’article 10 à l’aune des droits des policiers garantis par l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale).

Elle rappelle que, comme l’ont relevé les juridictions internes, la police avait noué une corde autour de la taille M. Toranzo Gómez pour essayer de l’extraire, qu’elle avait menacé de recourir au gaz, qu’elle avait dit que le bâtiment risquait immédiatement de s’effondrer et qu’elle avait attaché sa main à sa cheville dans une position douloureuse pendant longtemps. Elle conclut que, quand bien même ce dernier aurait exagéré sa situation, il a vraisemblablement connu un sentiment d’angoisse et de peur, et subi des souffrances physiques et mentales. Les déclarations de M. Toranzo Gómez ont été faites de bonne foi dans le cadre d’un débat sur une question d’intérêt public, c’est-à-dire l’action de policiers en leur qualité de représentants de l’autorité publique.

Le principal point de désaccord était l’usage du mot « torture » mais la Cour estime qu’il avait servi à formuler un jugement de valeur, lequel ne se prête pas à la démonstration de son exactitude, et que le requérant l’avait donc entendu en un sens familier pour décrire un usage excessif de la force et critiquer les méthodes employées contre lui par la police et les pompiers.

Avant de condamner pénalement M. Toranzo Gómez, les juridictions internes n’avaient tenu aucun compte du point de savoir s’il avait appelé à la violence contre les policiers, et rien dans leur décision n’indique s’il y avait eu des conséquences négatives pour les policiers.

La Cour retient également la nature et la gravité de la peine, estimant que l’amende et la menace d’une peine d’emprisonnement si le montant n’était pas payé par M. Toranzo Gómez ont pu avoir un effet dissuasif sur sa liberté d’expression en le décourageant de critiquer l’action d’agents publics. En outre, lui imposer la définition juridique de la torture tirée du code pénal était excessif.

Globalement, la peine n’était pas justifiée de manière appropriée et les critères retenus par les juridictions internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre l’ensemble des droits et des intérêts s’y rapportant. L’ingérence dans les droits de M. Toranzo Gómez n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et il y a eu violation de l’article 10.

M.P. c. Finlande du 15 décembre 2016 requête no 36487/12

Article 10 : Condamner une mère pour diffamation parce qu’elle a exprimé sa crainte d’un possible abus sexuel commis sur sa fille est contraire à la liberté d’expression

La Cour note qu’il faut trouver un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de protéger les enfants contre un danger potentiellement grave et, d’autre part, celle de protéger un parent contre des soupçons infondés d’abus commis à l’égard de son enfant.

Elle rappelle aussi la nécessité de se garder d’un possible « effet dissuasif » qu’aurait la condamnation pénale de ceux qui, de bonne foi et dans le cadre d’une procédure de signalement appropriée, expriment leur crainte qu’un enfant a été maltraité.

La Cour a examiné non seulement la nature de l’ingérence dans la liberté d’expression de Mme M.P., c’est-à-dire le fait qu’il s’agissait de poursuites pénales engagées contre elle et de sa condamnation pour diffamation, mais aussi le contexte dans lequel l’ingérence avait eu lieu. Ce contexte avait été celui d’une conversation téléphonique confidentielle entre Mme M.P. et un agent des services de protection de l’enfance. À l’inverse de la cour d’appel nationale, la Cour considère que la question du secret professionnel est pertinente pour apprécier le caractère excessif de la condamnation de la requérante pour diffamation au motif que celle-ci avait exprimé sa crainte de la maltraitance potentielle d’un enfant.

En effet, entamer des poursuites pénales contre Mme M.P. et la condamner pour diffamation ne peut pas être considéré comme proportionné au regard des exigences de l’article 10. Bien que la requérante n’ait été condamnée qu’à une amende, la Cour ne peut pas admettre qu’il y ait eu un « besoin social impérieux » de porter atteinte à la liberté de Mme M.P. en lui infligeant une sanction pénale. De plus, la Cour estime que les motifs retenus par les tribunaux internes, c’est-à-dire l’insuffisance des éléments de fait à l’appui des allégations de la requérante dirigées contre le père, ne permettent pas de démontrer que l’ingérence dans la liberté d’expression de Mme M.P. était « nécessaire dans une société démocratique ».

Les autorités finlandaises n’ont donc pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence, au mépris de l’article 10 de la Convention.

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Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal du 7 juin 2022 requête no 42713/15

L’affaire concerne la condamnation du requérant au paiement d’une peine d’amende et de dommages et intérêts, du chef de diffamation aggravée envers une conseillère municipale (Mme E.G.), pour avoir publié trois caricatures signées par un peintre sur un blog qu’il administrait. La Cour juge que les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du contexte dans lequel le requérant avait diffusé ces caricatures sur son blog. Elles n’ont pas procédé à une mise en balance circonstanciée des droits qui étaient en jeu. En outre, elles n’ont ni tenu compte des éléments de la satire politique qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, ni fait aucune référence à la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression. La Cour estime que les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants. Elle est d’avis que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les modes d’expression satiriques concernant des questions politiques. La condamnation du requérant n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique

Art 10 • Liberté d’expression • Amende pénale pour diffamation d’une élue, imposée à un opposant pour avoir diffusé sur son blog des caricatures politiques visant l’ensemble des élus locaux • Décontextualisation des caricatures restant dans les limites de l’exagération et de la provocation, propres à la satire • Débat politique en cours et intention du requérant insuffisamment pris en compte • Pas de mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Sanction disproportionnée

FAITS

Le requérant, Tiago Patrício Monteiro Telo de Abreu, est un ressortissant portugais né en 1974 et résidant à Elvas (Portugal). Il est membre d’un parti politique et fut élu membre de l’assemblée municipale d’Elvas à trois reprises entre 2001 et 2009. En 2013, il fut élu conseiller municipal (vereador) à la mairie d’Elvas. Au moment de l’introduction de sa requête il était également conseiller du groupe parlementaire de son parti. En septembre 2008, le requérant publia trois caricatures accompagnées d’un texte qu’il avait rédigé sur le blog intitulé « La Chambre des communes », qu’il administrait au moment des faits. Ces caricatures mettaient en scène un âne aux cheveux blancs, vêtu d’un costume, aux côtés d’une truie à la poitrine dénudée et aux cheveux blonds portant des bas de dentelle, un porte-jarretelle et des talons hauts ; ils étaient entourés de cochons, également dénudés, qui arboraient tous un brassard sur lequel était inscrit le sigle « CMR » (il s’agit de l’abréviation de « Câmara Municipal de Rondónia » : Mairie de Rondonie). Ces caricatures étaient du peintre A.C., originaire d’Elvas ; elles faisaient partie d’une série publiée depuis 2007 dans le journal local O Despertador et intitulée « La Rondonie » (A Rondónia). Cette expression avait été utilisée par un journaliste connu dans une chronique politique publiée en 2006 dans le journal Público, qui faisait une présentation parodique de la mairie d’Elvas, alors dirigée par M. José Rondão Almeida, issu d’un parti politique adversaire de celui du requérant. En mars 2009, Mme E.G., conseillère municipale à Elvas, aujourd’hui décédée, déposa une plainte pénale contre le requérant, ainsi que le peintre et le directeur du journal O Despertador, estimant avoir subi une atteinte à son honneur et à sa réputation en raison de la manière dont elle était représentée dans les caricatures qui avaient été publiées dans le journal local et le blog du requérant. En mai 2014, le requérant fut reconnu coupable de diffamation aggravée envers Mme E.G et fut condamné au paiement d’une amende et de dommages et intérêts à l’intéressée. Le tribunal d’Elvas estima établi que la truie figurant sur les caricatures représentait Mme E.G. et l’âne aux cheveux blancs, le maire d’Elvas. Il considéra aussi que Mme E.G. était le « bras droit » du maire et qu’elle bénéficiait d’une grande notoriété dans la commune d’Elvas, estimant qu’en représentant la truie avec des bas de dentelle, un porte-jarretelle et des talons, le peintre avait voulu évoquer une prostituée et une femme débauchée à la sexualité compulsive, ce qui avait provoqué de l’anxiété et de l’angoisse chez Mme E.G. Il jugea également qu’en faisant figurer la truie aux côtés de l’âne, le caricaturiste avait insinué qu’il existait une relation intime entre eux. Il releva enfin que le requérant était un opposant politique assumé de l’exécutif du maire d’Elvas et qu’il avait retiré les caricatures de son blog dès qu’il avait eu connaissance de la plainte déposée par Mme E.G. En février 2015, la cour d’appel confirma la peine d’amende infligée au requérant. À partir de juin 2015, le requérant paya l’amende de 1 800 euros (EUR) en 20 mensualités, ainsi que 1 368 EUR en dix mensualités pour les frais de justice. En août 2015, il versa également des dommages et intérêts d’un montant de 1 666 EUR à Mme E.G.

Article 10

La Cour estime qu’il convient d’examiner si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre le droit à la liberté d’expression du requérant et le droit à la vie privée de Mme E.G., deux droits méritant un égal respect, et si les motifs avancés pour justifier la condamnation de l’intéressé étaient pertinents et suffisants.

Elle observe que les juridictions internes ont reconnu que le requérant était un opposant politique de Mme E.G. et que les caricatures litigieuses relevaient de la satire politique. Or, comme elle l’a déjà dit, la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais, la satire contribuant au débat public. La Cour estime que les juridictions internes ont omis de prendre en considération le contexte dans lequel s’inscrivaient les caricatures en question, et relève notamment ce qui suit. En premier lieu, les trois caricatures litigieuses provenaient d’une série de caricatures déjà publiées du peintre A.C. qui proposait une satire de la vie politique locale d’Elvas. En deuxième lieu, si les juridictions internes ont considéré comme établi que Mme E.G. était le bras droit du maire d’Elvas et qu’elle bénéficiait d’une grande notoriété au niveau local, elles ont estimé que, en les représentant côté à côte, l’auteur des caricatures avait voulu insinuer l’existence d’une relation intime entre eux. La Cour ne voit pas en quoi, en représentant côte à côte les personnages en cause, les caricatures litigieuses auraient visé à livrer de telles insinuations. En effet, dans aucun de ces dessins, les personnages en question ne s’embrassent, ne se touchent ou ne communiquent l’un avec l’autre. Il est vrai que les caricatures litigieuses reproduisent certains stéréotypes regrettables visant les femmes de pouvoir. La Cour constate, toutefois, que les commentaires du requérant qui accompagnaient ces caricatures montrent que sa véritable intention, en diffusant ces dessins, était de mettre à l’honneur la satire politique qui s’exprime au travers de la caricature et, indirectement, de critiquer l’équipe dirigeante d’Elvas, en sa qualité d’adversaire politique et membre de l’assemblée municipale d’Elvas. Il ne ressortait de ces commentaires aucune référence particulière à Mme E.G., à son action politique ou à sa vie privée, et encore moins à sa vie sexuelle. Ceux-ci ne contenaient en outre aucun propos insultant ou infamant à l’égard de cette dernière. La Cour estime que, en concentrant de manière excessive leur examen sur l’atteinte au droit à la réputation de Mme E.G., les juridictions internes ont fini par décontextualiser les caricatures et par en faire une interprétation qui ne tient pas suffisamment compte du débat politique qui était en cours. En outre, elles n’ont pas accordé suffisamment d’importance au fait que tout élu s’expose nécessairement à ce type de satire et de caricature et qu’il doit par conséquent montrer une plus grande tolérance à cet égard, d’autant que, en l’occurrence, en dépit des stéréotypes utilisés, les caricatures restaient dans les limites de l’exagération et de la provocation, propres à la satire. Mme E.G. n’était d’ailleurs pas la seule à être représentée dénudée dans ces caricatures puisque tous les cochons qui y figuraient l’étaient également ; le maire d’Elvas était quant à lui représenté sous les traits d’un âne, autrement dit au travers d’une image clairement péjorative. C’est donc l’ensemble des élus locaux qui étaient ciblés par les caricatures litigieuses. En bref, aux yeux de la Cour, les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du contexte dans lequel le requérant avait diffusé ces caricatures sur son blog. Elles n’ont donc pas procédé à une mise en balance circonstanciée des droits qui étaient en jeu. En outre, elles n’ont ni tenu compte des éléments de la satire politique qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, ni fait aucune référence à la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression. Par ailleurs, elles ont considéré que, en utilisant Internet pour diffuser ces caricatures, le requérant les avait fait connaître à un public plus large. Toutefois, elles n’ont analysé de manière plus approfondie ni l’ampleur ni l’accessibilité des trois caricatures en question, ni même le point de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux, ce qui aurait pu attirer l’attention du public et accroître l’impact éventuel des caricatures litigieuses. Au demeurant, la Cour note que, lorsqu’il a appris que Mme E.G. avait porté plainte contre lui à ce sujet, e requérant a immédiatement retiré les caricatures litigieuses de son blog, ce qui tend à indiquer qu’il était de bonne foi. En ce qui concerne la nature et le degré de sévérité des peines infligées, la Cour considère que la condamnation du requérant à une peine d’amende de 1 800 EUR, assortie du paiement conjoint de dommages et intérêts au bénéfice de Mme E.G., était manifestement disproportionnée, d’autant que le droit portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation. Par conséquent, nonobstant la marge d’appréciation dont bénéficiaient en l’espèce les autorités nationales, la Cour conclut qu’en l’espèce la condamnation du requérant n’a pas ménagé un juste équilibre entre la protection de son droit à la liberté d’expression et le droit de Mme E.G. à la protection de sa réputation. Elle estime que les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants. Elle est d’avis que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les modes d’expression satiriques concernant des questions politiques. La condamnation du requérant n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

34.  En l’espèce, la Cour note d’emblée que les parties ne contestent pas que la condamnation du requérant pour atteinte à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. ait constitué une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. La Cour souscrit à cette analyse et constate également que l’ingérence en question était prévue par la loi, à savoir les articles 180 § 1, 182, 183 § 1 et 184 du CP (paragraphes 13 et 25-27 ci-dessus), ce que le requérant ne conteste pas. Elle estime ensuite que l’ingérence litigieuse visait à protéger le droit à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. et qu’elle poursuivait donc le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’espèce, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a)  Rappel des principes généraux

35.  Les principes fondamentaux en ce qui concerne le caractère « nécessaire dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) en ces termes :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

36.  La Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’une personnalité ou d’un parti politique que d’un simple particulier : à la différence du second, les premiers s’exposent inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; ils doivent, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, no 11257/16, § 81, 4 décembre 2018). Une personnalité politique a certes droit à voir sa réputation protégée, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (voir Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, nos 51168/15 et 51186/15, § 32, 13 mars 2018, et les références qui y sont citées). En outre, si le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut pour la réputation sociale en général et pour la réputation professionnelle en particulier (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 17224/11, §§ 76 et 105-106, 27 juin 2017).

37.  Dans les affaires comme en l’espèce où elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’œuvre ou, sous l’angle de l’article 10, par son auteur. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Bédat, précité, § 52). Dans ce contexte, les critères pertinents à prendre en considération sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies. Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 93, CEDH 2015). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 57, CEDH 2011).

38.  La Cour rappelle enfin que, grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet, qui incluent les blogs et les médias sociaux (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016), contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015). Cependant, si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques, avec une diffusion comme jamais auparavant dans le monde de propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence (Delfi AS, précité, § 110, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021), et ce notamment en raison du rôle important que jouent les moteurs de recherche (M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018).

b)     Application de ces principes à la présente espèce

39.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été condamné à une peine d’amende du chef de diffamation aggravée envers Mme E.G. en raison de la diffusion, sur le blog qu’il administrait, de trois caricatures signées par le peintre A.C. Les juridictions ont considéré que, en publiant ces caricatures, le requérant avait porté atteinte à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. (paragraphes 13-16 et 21 ci-dessus). Il convient dès lors d’examiner si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre le droit à la liberté d’expression du requérant et le droit à la vie privée de Mme E.G., deux droits méritant un égal respect, et si les motifs avancés pour justifier la condamnation de l’intéressé étaient pertinents et suffisants.

40.  La Cour observe tout d’abord que les juridictions internes ont reconnu que le requérant était un opposant politique de Mme E.G. et que les caricatures litigieuses relevaient de la satire politique (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Or, comme elle l’a déjà dit, la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais, la satire contribuant au débat public (voir, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007, Leroy c. France, no 36109/03, § 44, 2 octobre 2008, Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012, Grebneva et Alisimchik c. Russie, no 8918/05, § 59, 22 novembre 2016 et Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, § 79, 30 octobre 2018).

41.  Les juridictions internes ont néanmoins considéré que les limites de la critique admissible avaient été dépassées eu égard à la façon dont Mme E.G. était représentée dans les caricatures litigieuses (paragraphes 15 et 21
ci-dessus). En l’occurrence, la personne visée était représentée sous l’apparence d’une truie dotée d’attributs sensuels. Pour les juridictions internes, l’auteur des caricatures avait voulu insinuer qu’elle était une femme débauchée et qu’elle entretenait une liaison avec le maire d’Elvas, lequel était représenté sous les traits d’un âne et était toujours à ses côtés sur ces dessins. D’après elles, le requérant avait conscience de l’image péjorative véhiculée par ces caricatures en ce qui concernait Mme E.G. mais il les avait malgré tout publiées sur son blog, contribuant ainsi à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de l’intéressée (paragraphes 14-15 et 21 ci-dessus).

42.  La Cour ne saurait souscrire à cette analyse. En effet, si les juridictions internes ont bien saisi que l’affaire appelait à une mise en balance de deux droits concurrents, à savoir, d’une part, la liberté d’expression du requérant et, d’autre part, le droit de Mme E.G. au respect de sa vie privée (paragraphes 15 et 21 ci-dessus), elles ont omis de prendre en considération le contexte dans lequel s’inscrivaient ces caricatures. La Cour relève notamment ce qui suit.

En premier lieu, les trois caricatures litigieuses provenaient d’une série de caricatures déjà publiées du peintre A.C. qui proposait une satire de la vie politique locale d’Elvas (paragraphe 5 ci-dessus).

En deuxième lieu, si les juridictions internes ont considéré comme établi que Mme E.G. était le bras droit du maire d’Elvas et qu’elle bénéficiait d’une grande notoriété au niveau local (paragraphe 13 ci-dessus), elles ont estimé que, en les représentant côté à côte, l’auteur des caricatures avait voulu insinuer l’existence d’une relation intime entre eux (paragraphes 15 et 21 ci‑dessus). Le Gouvernement souscrit à cette analyse (paragraphe 33 ci‑dessus). La Cour, quant à elle, ne voit pas en quoi, en représentant côte à côte les personnages en cause, les caricatures litigieuses auraient visé à livrer de telles insinuations. En effet, dans aucun de ces dessins, les personnages en question ne s’embrassent, ne se touchent ou ne communiquent l’un avec l’autre.

43.  Il est vrai que, comme le dit le Gouvernement (paragraphe 32 ci‑dessus), les caricatures litigieuses reproduisent certains stéréotypes regrettables visant les femmes de pouvoir. La Cour constate, toutefois, que les commentaires du requérant qui accompagnaient ces caricatures montrent que sa véritable intention, en diffusant ces dessins, était de mettre à l’honneur la satire politique qui s’exprime au travers de la caricature et, indirectement, de critiquer l’équipe dirigeante d’Elvas, en sa qualité d’adversaire politique et membre de l’assemblée municipale d’Elvas (paragraphes 4, 5 et 16
ci-dessus). Il ne ressortait de ces commentaires aucune référence particulière à Mme E.G., à son action politique ou à sa vie privée, et encore moins à sa vie sexuelle (paragraphes 7, 8 et 9 ci-dessus). Ceux-ci ne contenaient en outre aucun propos insultant ou infamant à l’égard de cette dernière (voir, a contrario, Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 36, 27 mai 2003, et Palomo Sánchez et autres, précité, § 67).

44.  La Cour estime que, en concentrant de manière excessive leur examen sur l’atteinte au droit à la réputation de Mme E.G., les juridictions internes ont fini par décontextualiser les caricatures et par en faire une interprétation qui ne tient pas suffisamment compte du débat politique qui était en cours (comparer avec Banaszczyk c. Pologne, no 66299/10, §§ 79-80, 21 décembre 2021). En outre, elles n’ont pas accordé suffisamment d’importance au fait que tout élu s’expose nécessairement à ce type de satire et de caricature et qu’il doit par conséquent montrer une plus grande tolérance à cet égard, d’autant que, en l’occurrence, en dépit des stéréotypes utilisés, les caricatures restaient dans les limites de l’exagération et de la provocation, propres à la satire (comparer avec Vereinigung Bildender Künstler, précité, § 34, Alves da Silva, précité, § 28, et Grebneva et Alisimchik c. Russie, précité, § 58 ; voir aussi, a contrario, Palomo Sánchez et autres, précité, §§ 67-68). Mme E.G. n’était d’ailleurs pas la seule à être représentée dénudée dans ces caricatures (paragraphe 5 ci-dessus), puisque tous les cochons qui y figuraient l’étaient également ; le maire d’Elvas était quant à lui représenté sous les traits d’un âne (paragraphe 13 ci-dessus), autrement dit au travers d’une image clairement péjorative. C’est donc l’ensemble des élus locaux qui étaient ciblés par les caricatures litigieuses. En bref, aux yeux de la Cour, les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du contexte dans lequel le requérant avait diffusé ces caricatures sur son blog. Elles n’ont donc pas procédé à une mise en balance circonstanciée des droits qui étaient en jeu. En outre, elles n’ont ni tenu compte des éléments de la satire politique, énumérés précédemment, qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, ni fait aucune référence à la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression.

45.  Par ailleurs, elles ont considéré que, en utilisant Internet pour diffuser ces caricatures, le requérant les avait fait connaître à un public plus large (paragraphe 16 ci-dessus). Toutefois, elles n’ont analysé de manière plus approfondie ni l’ampleur ni l’accessibilité des trois caricatures objet de la présente espèce, ni même le point de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux, ce qui aurait pu attirer l’attention du public et accroître l’impact éventuel des caricatures litigieuses (comparer avec Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie, no 79671/13, § 39, 12 janvier 2021, et voir, a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113). Au demeurant, la Cour note que, lorsqu’il a appris que Mme E.G. avait porté plainte contre lui à ce sujet, le requérant a immédiatement retiré les caricatures litigieuses de son blog (paragraphes 13, 15 et 16 ci-dessus ; voir aussi Delfi AS, précité, § 159), ce qui tend à indiquer qu’il était de bonne foi.

46.  En ce qui concerne, enfin, la nature et le degré de sévérité des peines infligées (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI, et Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010), la Cour considère que la condamnation du requérant à une peine d’amende de 1 800 EUR, assortie du paiement conjoint de dommages et intérêts au bénéfice de Mme E.G., était manifestement disproportionnée, d’autant que le droit portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation (voir, à cet égard, Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, §§ 16 et 36, 3 avril 2014).

47.  Eu égard à ce qui précède, nonobstant la marge d’appréciation dont bénéficiaient en l’espèce les autorités nationales, la Cour conclut qu’en l’espèce la condamnation du requérant n’a pas ménagé un juste équilibre entre la protection de son droit à la liberté d’expression et le droit de Mme E.G. à la protection de sa réputation. Elle estime que les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants. Elle est d’avis que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les modes d’expression satiriques concernant des questions politiques (voir, mutatis mutandis, Alves da Silva, précité, § 29). La condamnation du requérant n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

48.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Grande Chambre Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie

du 20 janvier 2020 requête n° 201/17

Violation article 10 : La loi appliquée pour infliger une amende à un parti politique hongrois qui avait conçu une application mobile manquait de précision Liberté d’expression • Liberté de communiquer des informations • Base juridique insuffisamment prévisible pour une amende infligée à un parti politique ayant mis à la disposition des électeurs une application mobile de partage anonyme de photographies de leur bulletin de vote • Caractère vague du principe de l’« exercice des droits conformément à leur but » • Cadre réglementaire interne n’excluant pas tout arbitraire dans son application • Contrôle rigoureux requis pour les restrictions à la liberté d’expression des partis politiques dans le contexte d’élections ou d’un référendum.

Par 16 voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire concerne une application mobile qu’un parti politique avait mise à la disposition des électeurs pour leur permettre, dans le cadre d’un référendum sur l’immigration organisé en 2016, de prendre, publier et commenter anonymement une photographie de leur bulletin de vote nul. La Cour juge en particulier que la disposition de la loi électorale interne sur laquelle les autorités se sont appuyées pour conclure à une violation du principe de l’exercice des droits conformément à leur but ne permettait pas au parti requérant de prévoir qu’il pourrait être sanctionné pour la mise à disposition de pareille application, qui relève de l’exercice de la liberté d’expression. Compte tenu de l’incertitude considérable qui entourait les effets potentiels de la disposition légale litigieuse appliquée par les autorités internes, la restriction en cause n’était pas conforme aux exigences découlant de la Convention. En outre, les dispositions en question n’étaient pas formulées avec suffisamment de précision pour exclure tout arbitraire et permettre au parti requérant de régler sa conduite. Il y a donc eu violation de la Convention.

LES FAITS

Le requérant, Magyar Kétfarkú Kutya Párt (Parti hongrois du chien à deux queues) est un parti politique enregistré à Budapest (Hongrie). En septembre 2016, le parti, qui tourne en dérision la classe politique et le gouvernement, développa une application mobile qui permettait aux électeurs de publier et de commenter une photographie de leur bulletin de vote nul dans le cadre d’un référendum sur les projets de l’Union européenne concernant la relocalisation des migrants. Le référendum, qui eut lieu le 2 octobre 2016, était organisé par le Gouvernement et portait sur la question suivante : « Voulez-vous que l’Union européenne puisse ordonner l’installation obligatoire d’étrangers en Hongrie sans l’accord du Parlement ? » Au cours de la campagne, plusieurs partis d’opposition appelèrent les électeurs à boycotter la consultation ou à exprimer un vote nul qui ne serait pas comptabilisé dans le décompte final des voix mais qui pourrait malgré tout être interprété comme un rejet de l’idée même du référendum. C’est dans ce contexte que le parti requérant développa l’application mobile en cause, baptisée « Votez nul ! ». Les électeurs pouvaient utiliser l’application pour publier une photographie anonyme de leur bulletin de vote, nul ou non, en y ajoutant un commentaire sur la raison de leur choix. Saisie par un particulier, la Commission électorale nationale y vit une activité de campagne contraire aux règles électorales destinées à garantir l’équité du scrutin ainsi qu’aux principes du secret du scrutin et de l’exercice des droits conformément à leur but, et elle infligea une amende au parti. La Kúria (la Cour suprême) confirma uniquement la décision relative à l’exercice des droits conformément à leur but et réduisit le montant de l’amende qui avait été infligée au parti. Un recours dont la Cour constitutionnelle avait été saisie fut déclaré irrecevable.

LA CHAMBRE

65.  La chambre a noté que le MKKP avait été sanctionné pour avoir mis à la disposition d’autrui un moyen de transmission permettant de diffuser et de recevoir des informations. Elle a jugé qu’en fournissant à d’autres une plateforme pour qu’ils expriment leur opinion en publiant des photographies de bulletins de vote, le MKKP avait exercé son droit à la liberté d’expression, et que, dès lors, la sanction qu’il s’était vu infliger avait constitué une ingérence dans l’exercice de ce droit.

66.  La chambre a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question de savoir si l’ingérence litigieuse était prévue par la loi car elle considérait que la mesure litigieuse était contraire à l’article 10 pour d’autres raisons. Elle a en effet jugé que le Gouvernement n’avait pas démontré que l’interdiction eût pour but de protéger un intérêt visé à l’article 10 § 2 de la Convention. Relativement au souci de protection du secret et de l’équité du scrutin invoqué par le Gouvernement, elle a considéré comme la Kúria que rien dans les circonstances de l’espèce ne permettait de dire que la publication anonyme de photographies de bulletins de vote nuls ait eu une quelconque incidence sur l’un ou sur l’autre. Quant au principe de « l’exercice des droits conformément à leur but » visé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, appliqué par les autorités internes et invoqué par le Gouvernement, elle a jugé que même s’il constituait un motif de restriction en droit interne, il ne pouvait être rattaché à aucun des buts visés à l’article 10 de la Convention. Elle a donc estimé que l’ingérence litigieuse ne pouvait être considérée comme poursuivant un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et elle a conclu, à l’unanimité, à la violation de cet article.

GRANDE CHAMBRE

  1. Sur l’existence d’une ingérence

85.  Il ne fait pas controverse entre les parties que les décisions des autorités internes ont constitué une ingérence dans l’exercice par le MKKP de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Pour les motifs exposés ci-après, la Cour ne voit pas de raison de conclure différemment.

86.  La Cour a déjà dit que l’utilisation de photographies en général joue un rôle de communication important, en ce qu’elle permet de faire passer des informations directement. Elle a reconnu à de nombreuses reprises que le droit à la liberté d’expression s’étend à la publication de photographies (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 103, CEDH 2012 ; voir aussi Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 34, 10 janvier 2013. Elle considère que la publication de photographies de bulletins de vote est une forme de conduite qui relève de l’exercice de la liberté d’expression.

87.  Il est vrai que le MKKP n’était pas l’auteur des photographies en question : il a seulement participé à leur diffusion en proposant une application mobile qui permettait leur publication. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que l’article 10 concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de leur diffusion, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et de communiquer des informations (voir, par exemple, Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 50, CEDH 2012. En ce qui concerne les médias écrits, elle a dit que même s’ils ne s’associent pas forcément aux opinions exprimées dans l’ouvrage qu’ils publient, les éditeurs participent à l’exercice de la liberté d’expression en fournissant aux auteurs un support de diffusion de leurs opinions auprès du public (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999‑VI). Pour ce qui est des nouveaux médias, elle a déjà dit qu’un service Google destiné à faciliter la création et le partage de sites web au sein d’un groupe constituait un moyen d’exercice de la liberté d’expression (Ahmet Yıldırım, précité, § 49). De même, elle a dit qu’un site Internet d’hébergement de vidéos était un précieux outil d’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées, et que le blocage des services correspondants privait les utilisateurs d’un moyen important d’exercer leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées (Cengiz et autres c. Turquie, nos 48226/10 et 14027/11, § 54, CEDH 2015 (extraits). Dans le même ordre d’idées, elle a considéré dans une autre affaire qu’en exploitant un site web qui permettait aux utilisateurs de partager du contenu numérique tel que des films, de la musique et des jeux sur ordinateur, les requérants avaient fourni à autrui un moyen de communiquer et de recevoir des informations au sens de l’article 10 de la Convention. Elle a donc jugé qu’en les condamnant pour avoir mis en place un moyen de diffusion d’informations, les autorités avaient porté atteinte au droit des requérants à la liberté d’expression (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).

88.  De même en l’espèce, la Cour admet que l’application mobile en cause était un moyen que le MKKP mettait à la disposition des électeurs afin que ceux-ci puissent communiquer leurs opinions politiques, et qu’il s’agissait donc d’un outil leur permettant d’exercer leur liberté d’expression.

89.  De plus, elle note que dans le cadre de la procédure interne, les autorités ont estimé qu’en fournissant aux électeurs une application mobile, en les appelant à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le MKKP s’était conduit d’une manière susceptible d’influer sur leur choix, et constitutive dès lors d’une activité de campagne (paragraphe 27 ci-dessus).La Cour ne voit pas de raison de mettre en doute l’interprétation qu’elles ont faite de la conduite du MKKP. Elle considère que celui-ci entendait non seulement offrir une plateforme aux électeurs pour qu’ils y expriment leur opinion, mais aussi faire passer lui-même un message politique.Compte tenu du contexte (une période de référendum national) et du nom de l’application (« Votez nul ! »), l’exploitation de cette application doit être considérée comme l’expression de l’opinion politique du MKKP sur le référendum en question.

90.  De plus, le MKKP a affirmé qu’il avait été sanctionné non pas pour avoir mené une activité de campagne, mais pour l’avoir fait au moyen de l’application mobile en question (paragraphes 26 à 28 ci-dessus). Or, la Cour l’a toujours dit, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 58, 29 mars 2016). C’est dans ce cadre que s’inscrit la conduite du MKKP.

91.  Ainsi, en fournissant aux électeurs une application mobile, en les appelant à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le MKKP a non seulement mis à la disposition de tiers une plateforme leur permettant de diffuser des contenus, mais aussi communiqué lui-même des informations et des idées. De l’avis de la Cour, ces deux aspects de sa conduite sont indissociables, et relèvent l’un comme l’autre de l’exercice par le parti de son droit à la liberté d’expression.

92.  La réaction des autorités à l’exercice par le MKKP de ses droits protégés par l’article 10 de la Convention s’analyse donc en une ingérence dans cet exercice.

  1. Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

a)      Principes généraux

93.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, ainsi que les références qui s’y trouvent citées). La notion de « qualité de la loi » exige non seulement que la loi soit prévisible, mais aussi qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit. Il en découle donc que le droit interne doit offrir des garanties adéquates contre des ingérences arbitraires de la puissance publique dans les droits et libertés fondamentaux (Malone c. Royaume‑Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, et Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 61, série A no 130).

94.  En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Delfi AS, précité, § 121, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012. L’exigence de prévisibilité ne saurait être interprétée comme une règle commandant que les modalités détaillées d’application d’une loi soient énoncées dans le texte lui-même ; elle peut se trouver respectée si les points qu’il n’est pas possible de trancher de manière satisfaisante sur la base du droit interne sont énoncés dans des textes de rang infra-législatif (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 46, CEDH 2001‑VIII). Ne la méconnaît pas non plus, en elle-même, une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Gillow c. Royaume-Uni, 24 novembre 1986, § 51, série A no 109).

95.  Cela étant, la Cour n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).

96.  La Cour rappelle aussi que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015 (extraits), avec d’autres références).

97.  Par ailleurs, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004‑I). Par ailleurs, la Cour a conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 115, CEDH 2015).

98.  Quant à la portée de la notion de prévisibilité, elle dépend dans une large mesure du contenu du texte en question, du domaine que ce texte est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il s’adresse (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS, précité, § 122, et Gorzelik et autres, précité, § 65).

99.  Le fait que le contexte soit celui d’une période électorale est un facteur particulièrement important à cet égard, car l’intégrité du processus électoral joue un rôle crucial dans la préservation de la confiance de l’électorat envers les institutions démocratiques. Ainsi, la Cour a déjà jugé insuffisamment prévisibles dans leurs effets ou même arbitraires, et donc incompatibles avec l’article 3 du Protocole no 1, des interprétations extensives et imprévisibles de dispositions légales régissant la matière électorale (Kovatch c. Ukraine, no 39424/02, §§ 48-62, CEDH 2008, Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, §§ 50-58, CEDH 2006‑VIII, et Paschalidis, Koutmeridis et Zaharakis c. Grèce, nos 27863/05 et 2 autres, §§ 29-35, 10 avril 2008).

100.  Le fait que les dispositions en question forment la base de la restriction apportée à l’exercice de la liberté d’expression est un élément supplémentaire à prendre en compte au moment de vérifier que la loi satisfait à l’exigence de prévisibilité. À cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression est une condition essentielle de « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». Pour cette raison, il est particulièrement important en période préélectorale que les opinions et informations de toutes sortes puissent circuler librement (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 110, 21 février 2017). Cela est particulièrement vrai lorsque la liberté d’expression en jeu est celle d’un parti politique : ainsi que la Cour l’a dit à maintes reprises, les partis politiques jouent un rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie ; et l’apport de restrictions à leur liberté d’expression doit donc faire l’objet d’un contrôle rigoureux (voir notamment, mutatis mutandis, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, §§ 87-88 et 100, CEDH 2003‑II). Il en va de même, mutatis mutandis, dans le contexte d’un référendum visant à déterminer la volonté des électeurs sur des questions d’intérêt public.

101.  De l’avis de la Cour, ce contrôle comprend évidemment l’appréciation de la question de savoir si la base légale invoquée par les autorités pour restreindre la liberté d’expression d’un parti politique était suffisamment prévisible dans ses effets pour exclure tout arbitraire dans son application. Une surveillance rigoureuse à cet égard protège non seulement les partis politiques démocratiques contre des ingérences arbitraires des autorités, mais encore la démocratie elle-même, car l’apport de restrictions à la liberté d’expression dans ce domaine en l’absence de règles suffisamment prévisibles est de nature à nuire au déroulement d’un débat politique ouvert, à la légitimité du processus électoral et des résultats qui en découlent et, en définitive, risque de saper la confiance des citoyens dans l’intégrité des institutions démocratiques et leur adhésion à l’état de droit.

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

102.  En l’espèce, les parties ont des avis divergents (voir, respectivement, les paragraphes 69 et 79 ci-dessus) sur le point de savoir si la base légale de l’ingérence faite dans l’exercice par le MKKP de son droit à la liberté d’expression était suffisamment prévisible et si, dès lors, l’ingérence était « prévue par la loi ».

103.  Le MKKP soutient que ni le droit ni la pratique judiciaire internes n’interdisaient de photographier un bulletin de vote, et que le principe de l’exercice des droits conformément à leur but sur lequel se sont fondées les autorités internes ne pouvait servir de base légale à l’imposition de restrictions dans un contexte électoral que si la conduite faisant l’objet de la restriction était susceptible d’emporter des conséquences négatives, telles par exemple qu’une atteinte aux droits d’autrui, notamment à la réputation des candidats et des partis politiques (paragraphe 69 ci‑dessus).

104.  Le Gouvernement invoque le principe de l’exercice des droits conformément à leur but énoncé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, ainsi que l’interprétation que les juridictions internes ont faite de cette disposition. Il ajoute que depuis 2014 (c’est‑à‑dire depuis la publication des lignes directrices de la CEN), le MKKP était en mesure de prévoir que le fait de photographier des bulletins de vote serait jugé contraire à ce principe (paragraphe 77 ci-dessus).

105.  Dans ses décisions des 30 septembre et 7 octobre 2016, la CEN s’est appuyée sur les alinéas a) (principe de l’équité du processus électoral) et e) (principe de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but) de l’article 2 § 1 de la loi sur la procédure électorale, ainsi que sur l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale (principe du secret du scrutin). Elle s’est également référée à ses propres lignes directrices, notant qu’il y était expressément indiqué que le fait de photographier les bulletins de vote devait être considéré comme une atteinte à ces principes (paragraphes 21 et 25 ci-dessus).

106.  La Kúria, pour sa part, ne s’est appuyée dans ses décisions des 10 et 18 octobre 2016 que sur l’article 2 § 1 e), et seulement dans la mesure où cette disposition concernait le principe de l’exercice des droits conformément à leur but. Elle a estimé que l’article 2 § 1 e) fournissait une base légale à la restriction litigieuse. Elle a considéré en revanche que la conduite du MKKP n’avait pas porté atteinte au principe de l’exercice des droits de bonne foi. Elle a rejeté le raisonnement et les conclusions de la CEN consistant à dire que la conduite du MKKP avait mis en péril l’équité des élections et le droit au secret du scrutin. Soulignant que les lignes directrices de la CEN ne constituaient pas un texte de valeur législative et n’avaient pas force de loi, elle les a jugées sans pertinence aux fins de son appréciation (paragraphe 26 ci-dessus).

107.  Dans sa seconde décision, en date du 18 octobre 2016, la Kúria a souscrit à la qualification que la CEN avait faite de la conduite du MKKP, à savoir l’exercice d’une activité de campagne pendant la période de campagne au sens de l’article 141 de la loi sur la procédure électorale. Elle a estimé qu’en appelant les électeurs à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le MKKP s’était conduit d’une manière susceptible d’influer sur leur choix, en violation des règles de campagne électorale, et que cette conduite justifiait qu’il lui fût imposé une amende (sur le fondement de l’article 2 § 1 e) combiné à l’article 218 § 2 d) de la loi sur la procédure électorale).

108.  La Cour ne voit pas de raison de mettre en question l’existence en droit hongrois de dispositions légales destinées à décourager les individus et les groupes, par exemple en prévoyant l’imposition d’amendes, de se livrer à des activités de campagne illicites. Elle note que l’article 2 § 1) de la loi sur la procédure électorale dispose que les principes fondamentaux qui y sont énumérés doivent être respectés lors de l’application des règles de procédure électorale. De plus, l’article 218 de cette même loi prévoit l’imposition d’une amende en cas de violation des règles de campagne. La Cour observe également que les juridictions internes, notamment la Kúria et la Cour constitutionnelle, avaient déjà invoqué précédemment le principe de l’exercice des droits conformément à leur but, visé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, pour juger fondées des restrictions apportées à des formes d’expression relatives aux élections. Il n’a pas été avancé que ces dispositions aient été insuffisamment accessibles.

109.  La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si, en l’absence dans la législation interne de disposition contraignante (paragraphe 26 ci-dessus) interdisant expressément de prendre des photographies de bulletins de vote et de les mettre en ligne anonymement dans une application mobile afin qu’elles soient diffusées pendant le scrutin, le MKKP savait ou aurait dû savoir – après s’être entouré au besoin de conseils éclairés – que sa conduite serait jugée contraire au droit en vigueur en matière de procédure électorale.

110.  La Cour constitutionnelle a relevé dans sa décision de 2008 le caractère vague du principe de l’« exercice des droits conformément à leur but » visé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale. Elle a noté que ce principe trouvait son origine dans la doctrine et la jurisprudence relatives à l’interdiction de l’abus de droit en droit civil. Elle a ajouté que la loi sur la procédure électorale ne définissait pas ce qui en constituait une violation, ne posait aucun critère permettant de déterminer ce qui devait être considéré comme un cas d’exercice des droits non conforme à leur but, et ne donnait pas non plus d’exemples de tels cas. Elle a considéré qu’il n’était pas non plus possible de définir des critères qui auraient permis de déterminer dans tous les cas si un droit était exercé conformément à son but : selon elle, il appartenait à la CEN, et en définitive aux juridictions internes, de trancher, à l’issue d’un examen de l’ensemble des circonstances de chaque cause, la question de savoir si telle ou telle conduite était conforme ou contraire au principe (voir la décision no 18/2008 (III.12.) AB, au paragraphe 34 ci-dessus).

111.   De l’avis de la Cour, le fait que les principes posés dans une loi doivent faire l’objet d’une interprétation judiciaire n’est pas, en lui-même, nécessairement contraire à l’exigence selon laquelle la loi doit être libellée en termes suffisamment précis. Il reste cependant que le cadre réglementaire interne appliqué en l’espèce prévoyait la possibilité de poser une restriction à l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre du processus électoral au cas par cas, et qu’il conférait donc un très large pouvoir d’appréciation aux organes électoraux et aux juridictions internes quant à son interprétation et à son application. Le manque de clarté de l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale et le risque que l’incertitude quant à l’interprétation qui en serait faite faisait peser sur le respect des droits électoraux, et notamment sur la liberté de débattre des affaires publiques, appelaient donc une prudence particulière de la part des autorités internes.

112.  Lorsqu’elle a interprété l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, la Cour constitutionnelle a restreint la portée de cette disposition à la conduite électorale emportant des « conséquences négatives », par exemple une atteinte aux droits d’autrui (paragraphes 34 et 35 ci-dessus). Un raisonnement similaire se dégage de la jurisprudence de la Kúria (paragraphe 36 ci-dessus).

113.  Force est de constater que lorsqu’elles ont examiné l’ensemble des circonstances de la cause, la CEN et la Kúria ont abouti à des conclusions différentes quant à l’applicabilité des principes fondamentaux de la procédure électorale. S’appuyant sur l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, combiné à l’article 2 § 1 a), la CEN a estimé que la conduite du MKKP mettait en péril l’équité et le secret du scrutin. Au contraire, la Kúria a rejeté expressément ce raisonnement et conclu qu’il n’avait pas été porté atteinte au secret du scrutin car l’application mobile ne permettait pas d’accéder aux données personnelles des utilisateurs ni, dès lors, de relier un suffrage exprimé à un électeur. La Kúria a conclu également que la conduite du MKKP n’avait eu aucune incidence concrète sur l’équité du référendum au niveau national et qu’elle n’avait pas été de nature à ébranler la confiance du public dans le travail des organes électoraux. Elle n’a pas expliqué en quoi la restriction litigieuse, fondée sur le principe de l’exercice des droits conformément à leur but, avait trait à une « conséquence négative » potentielle ou réelle de cette conduite, et y répondait.

114.  Enfin, en ce qui concerne l’argument du Gouvernement consistant à dire que les lignes directrices de la CEN précisaient clairement que photographier un bulletin de vote était contraire au principe de l’exercice des droits conformément à leur but, la Cour note que ces lignes directrices exprimaient l’opinion de la CEN sur l’interprétation des principes fondamentaux de la procédure électorale. Émises à l’intention des organes électoraux, elles n’étaient pas juridiquement contraignantes mais n’avaient qu’une valeur indicative (voir l’article 51 de la loi sur la procédure électorale, au paragraphe 32 ci-dessus). De plus, ce n’est qu’après le référendum que la Kúria en a précisé la pertinence et les effets juridiques en l’espèce (paragraphe 26 ci-dessus) – ce qui n’a assurément pas contribué à rendre prévisible la restriction litigieuse.

115.  La présente affaire est apparemment la première dans laquelle les autorités internes ont appliqué le principe de l’exercice des droits conformément à leur but à l’utilisation d’une application mobile pour la mise en ligne anonyme de photographies de bulletins de vote. Comme indiqué précédemment, le seul fait que cette affaire soit la première de ce type ne rend pas en lui‑même l’interprétation de la loi imprévisible, car il arrive toujours un jour où une norme juridique est appliquée pour la première fois (paragraphe 97 ci-dessus).

116.  Cela étant, eu égard à l’importance particulière que revêt la prévisibilité de la loi en matière de restriction de la liberté d’expression d’un parti politique dans le contexte d’une élection ou d’un référendum (paragraphes 99 et 100 ci-dessus), la Cour est d’avis que compte tenu de l’incertitude considérable qui entourait les effets potentiels des dispositions légales litigieuses appliquées par les autorités internes, la restriction en cause n’était pas conforme aux exigences découlant de l’article 10 § 2 de la Convention.

c)  Conclusion

117.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que les règles de droit sur lesquelles les autorités se sont fondées pour restreindre la liberté pour le MKKP de communiquer des informations et des idées en l’espèce aient été formulées avec suffisamment de précision, aux fins du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, pour exclure tout arbitraire et permettre au MKKP de régler sa conduite en conséquence.

118.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention. À la lumière de cette conclusion, elle estime inutile d’examiner séparément les autres arguments avancés par le MKKP sur le terrain de cette disposition

PRISE DE PAROLE D'UN PROFESSEUR EN CLASSE

Mahi c. Belgique du 3 septembre 2009 requête n° 57462/19

Irrecevabilité Article 10 : La sanction disciplinaire d’un enseignant pour ses propos incompatibles avec son devoir de réserve, notamment sur les attentats de Paris de 2015, n’était pas disproportionnée

L’affaire concerne une sanction de déplacement disciplinaire dont fit l’objet un professeur de religion islamique (M. Mahi) en raison de ses propos, dans une lettre ouverte adressée à la presse, portant notamment sur les attentats de Paris de janvier 2015 contre le journal Charlie Hebdo. La Cour a examiné les griefs invoqués par M. Mahi sous l’angle de l’article 10 (liberté d’expression). La Cour relève, à cet égard, que les propos en question étaient incompatibles avec le devoir de réserve qui s’appliquait à M. Mahi en tant qu’enseignant, en particulier dans le contexte de tension qui régnait au sein de l’établissement scolaire à la suite des attentats de Paris de janvier 2015. Compte tenu de l’impact potentiel desdits propos sur ses élèves, la Cour estime que la sanction de déplacement disciplinaire de M. Mahi vers un autre établissement, situé à approximativement 50 kilomètres du premier, où il pouvait disposer d’un horaire complet, n’était pas disproportionnée. La requête est donc manifestement mal fondée.

LES FAITS

Le requérant, Yacob Mahi, est un ressortissant belge né en 1965 et résidant à Bruxelles. Il est professeur de religion islamique depuis 1987 dans des établissements d’enseignement de la Communauté française de Belgique. Le 4 février 2015, M. Mahi communiqua à la presse une lettre ouverte dans laquelle il s’exprimait au sujet du rôle que certains médias lui prêtaient dans la survenance de troubles au sein de l’établissement scolaire dans lequel il enseignait à Bruxelles. Ces troubles s’inscrivaient dans le contexte qui suivit les attentats terroristes de janvier 2015 à Paris, notamment contre le journal Charlie Hebdo. Ils se caractérisaient par des attaques des élèves de cet établissement contre un autre professeur du même établissement qui avait défendu Charlie Hebdo et par des agressions contre un élève qui avait refusé de signer une pétition contre ce professeur. Dans sa lettre ouverte, M. Mahi prenait position relativement aux attentats à Charlie Hebdo. Il s’exprimait également sur l’homosexualité, les médias, les responsables politiques et les autorités judiciaires. Il se référait aussi à un auteur condamné en France pour négationnisme qu’il présentait comme son « maître à penser ». Dans un avis rendu le 13 mars 2015, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations, tout en affirmant que les propos de M. Mahi ne contrevenaient pas en tant que tels aux législations anti-discrimination, fit part de sa préoccupation sur le fait qu’un enseignant eût pu tenir de tels discours. Le 31 octobre 2017, estimant que les propos de M. Mahi contrevenaient à son devoir de réserve, le gouvernement de la Communauté française lui infligea une sanction de déplacement disciplinaire vers un établissement situé à La Louvière. Par un arrêt du 16 mai 2019, le Conseil d’État rejeta le recours en annulation introduit par M. Mahi contre cet arrêté.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour relève que la sanction disciplinaire de M. Mahi a constitué une ingérence dans l’exercice du droit de ce dernier à la liberté d’expression. Cette ingérence était prévue par les articles 5 et 7 de l’arrêté royal du 22 mars 1969, prévoyant un devoir de réserve des enseignants. L’ingérence poursuivait en outre un but légitime ; à savoir, la défense de l’ordre au sein de l’établissement scolaire concerné et la protection de la réputation et des droits d’autrui (l’établissement scolaire luimême et, de manière plus générale, la Communauté française de Belgique). En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour précise que dès l’instant où le droit à la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 de la Convention revêtent un sens spécial qui justifie qu’on laisse aux autorités de l’État une certaine marge d’appréciation pour déterminer si oui ou non l’ingérence est proportionnée au but énoncé. Concernant plus spécialement les enseignants, ceux-ci étant symbole d’autorité pour leurs élèves dans le domaine de l’éducation, les devoirs et responsabilités particuliers qui leur incombent valent aussi dans une certaine mesure pour leurs activités en dehors de l’école. En l’espèce, le Conseil d’État, après avoir relevé que les propos tenus par M. Mahi dans sa lettre ne pouvaient être considérés comme dépourvus de lien avec sa qualité d’enseignant, les a jugés incompatibles avec les « devoirs et responsabilités » qui lui incombaient en tant qu’enseignant et a considéré que ce dernier avait outrepassé l’obligation de réserve à laquelle il était astreint. La Cour admet qu’il résulte de l’avis émis par le Centre pour l’égalité des chances que les propos de M. Mahi ne devaient pas nécessairement être regardés comme pénalement répréhensibles, à défaut d’incitation à la haine, à la xénophobie ou à la discrimination. Il n’en demeure pas moins que, comme l’a jugé le Conseil d’État, ils pouvaient légitimement être regardés comme incompatibles avec le devoir de réserve qui s’appliquait à lui, en particulier dans le contexte de tension qui régnait au sein de l’établissement scolaire à la suite des attentats de Paris de janvier 2015. La Cour prend note de l’argument de M. Mahi tiré de la nécessité ressentie par lui de répondre à des accusations dirigées contre sa personne. Elle considère néanmoins que cette considération ne suffit pas à elle seule à écarter le devoir de réserve qui lui était applicable et l’obligation qui s’imposait à lui de faire preuve de modération dans l’exercice de sa liberté d’expression, compte tenu du contexte particulier dans lequel ses propos furent exprimés. Il en va d’autant plus ainsi que ses propos ne relevaient pas d’une réaction spontanée dans le cadre d’un échange oral mais qu’il s’agissait au contraire d’assertions écrites, lesquelles avaient été rendues largement publiques, et étaient donc accessibles à ses élèves, ce qui était de nature à exacerber les tensions qui régnaient au sein de l’établissement scolaire concerné. Par conséquent, la Cour estime que, compte tenu de l’impact potentiel des propos de M. Mahi sur ses élèves, la sanction de déplacement disciplinaire vers un autre établissement, situé à approximativement 50 kilomètres du premier, où l’intéressé pourrait disposer d’un horaire complet, n’était pas disproportionnée. Les autorités compétentes ont donc fourni des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de l’ingérence, laquelle n’était pas disproportionnée. La requête est donc manifestement mal fondée.

CEDH

19.  Le requérant fait valoir que la sanction disciplinaire prononcée à son encontre ne répondrait pas aux conditions de légalité et de proportionnalité prévues aux articles 8 et 10 de la Convention.

20.  Eu égard à la base factuelle des griefs, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 83, 25 juin 2019), estime approprié d’examiner les griefs du requérant uniquement sous l’angle de l’article 10 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se trouve ainsi libellé : 

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...). 

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

  1. Sur l’existence d’une ingérence

21.  La Cour constate que la sanction disciplinaire du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

22.  Pour être conforme à la Convention, cette ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

  1. Sur la légalité de l’ingérence

23.  Le requérant fait valoir que l’ingérence portée dans son droit à la liberté d’expression n’était pas prévue par la loi. Il soutient en particulier que la sanction disciplinaire prise à son encontre ne saurait reposer sur le fondement de l’arrêté royal du 22 mars 1969, dès lors que les propos tenus dans sa lettre ouverte ne présentaient pas de lien avec sa fonction d’enseignant.

24.  Dans son arrêt du 16 mai 2019, le Conseil d’état a jugé qu’il ne pouvait être allégué que les propos du requérant ne présentaient pas de lien avec ses activités d’enseignant. Le Conseil d’état a ainsi relevé que, dans la lettre ouverte, le requérant faisait état de sa qualité d’enseignant, faisait référence à la manière dont il abordait son rôle d’enseignant, et formulait une réponse à des articles de presse dans lesquels il avait clairement été fait état de sa qualité d’enseignant. En conséquence, il a estimé que le devoir de réserve, fondé sur les articles 5 et 7 de l’arrêté royal du 22 mars 1969, trouvait à s’appliquer au requérant.

25.  La Cour n’aperçoit aucune raison de se départir de cette appréciation, qui n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable. Elle conclut que l’ingérence litigieuse était bien « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

  1. Sur l'existence d'un But légitime

26.  La Cour estime qu’en l’espèce l’ingérence poursuivait le but légitime de la défense de l’ordre au sein de l’établissement scolaire concerné et celui de la protection de la réputation et les droits d’autrui, à savoir l’établissement scolaire lui-même et, de façon plus générale, la Communauté française de Belgique.

  1. Sur la nécessité dans une société démocratique

27.  Le requérant estime que la sanction disciplinaire prononcée à son encontre n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il fait valoir en substance que par la publication de sa lettre ouverte, il entendait réagir à des accusations dirigées contre sa personne et que ses déclarations ne pouvaient être regardées comme contenant un appel à la violence ou comme constituant un discours de haine.

28.  Si la jurisprudence de la Cour a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté d’expression dans une société démocratique (voir, parmi d’autres, Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103, et Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298), elle en a également défini les limites.

29.  La Cour rappelle que la protection de l’article 10 s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323, et Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 77, 13 novembre 2008). S’il apparaît légitime pour l’état de soumettre ses agents à une obligation de réserve, il s’agit néanmoins de personnes qui, à ce titre, bénéficient de la protection de l’article 10 de la Convention.

30.  La condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer, notamment, si les motifs fournis par les autorités nationales pour justifier l’ingérence litigieuse sont pertinents et suffisants et si les moyens employés sont proportionnés au but légitime poursuivi (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], n931/13, § 164, 27 juin 2017).

31.  En particulier, il revient à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. Reste que, dès l’instant où le droit à la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent un sens spécial qui justifie qu’on laisse aux autorités de l’État défendeur une certaine marge d’appréciation pour déterminer si oui ou non l’ingérence litigieuse est proportionnée au but énoncé (Vogt, précité, § 53, et Kayasu, précité, §§ 80‑89).

32.  Concernant plus spécialement les enseignants, ceux-ci étant symbole d’autorité pour leurs élèves dans le domaine de l’éducation, les devoirs et responsabilités particuliers qui leur incombent valent aussi dans une certaine mesure pour leurs activités en dehors de l’école (Vogt, précité, § 60, voir aussi, mutatis mutandis, Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V, Seurot c. France (déc.), no 57383/00, 18 mai 2004, et Gollnisch c. France (déc.), no 48135/08, 7 juin 2011).

33.  En l’espèce, la Cour constate que le Conseil d’État, après avoir relevé que les propos tenus par le requérant dans sa lettre ne pouvaient être considérés comme dépourvus de lien avec sa qualité d’enseignant, les a jugés incompatibles avec les « devoirs et responsabilités » qui lui incombaient en tant qu’enseignant et a considéré que ce dernier avait outrepassé l’obligation de réserve à laquelle il était astreint (paragraphes 13-15 ci-dessus).

34.  La Cour admet qu’il résulte de l’avis émis par le Centre pour l’égalité des chances que les propos du requérant ne devaient pas nécessairement être regardés comme pénalement répréhensibles, à défaut d’incitation à la haine, à la xénophobie ou à la discrimination (paragraphe 6 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que, comme l’a jugé le Conseil d’état, ils pouvaient légitimement être regardés comme incompatibles avec le devoir de réserve qui s’appliquait à lui, en particulier dans le contexte de tension qui régnait au sein de l’établissement scolaire à la suite des attentats de Paris de janvier 2015.

35.  La Cour prend note de l’argument du requérant tiré de la nécessité ressentie par lui de répondre à des accusations dirigées contre sa personne. Elle considère néanmoins que cette considération ne suffit pas à elle seule à écarter le devoir de réserve qui lui était applicable et l’obligation qui s’imposait à lui de faire preuve de modération dans l’exercice de sa liberté d’expression, compte tenu du contexte particulier dans lequel ses propos furent exprimés.

36.  Il en va d’autant plus ainsi que les propos du requérant ne relevaient pas d’une réaction spontanée dans le cadre d’un échange oral mais qu’il s’agissait au contraire d’assertions écrites, lesquelles avaient été rendues largement publiques, et étaient donc accessibles aux élèves du requérant, ce qui était de nature à exacerber les tensions qui régnaient au sein de l’établissement scolaire concerné (voir, mutatis mutandis, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 73, CEDH 2011).

37.  Enfin, la Cour juge que, compte tenu de l’impact potentiel des propos du requérant sur ses élèves, la sanction du déplacement disciplinaire vers un autre établissement, situé à approximativement 50 kilomètres du premier, où le requérant pourrait disposer d’un horaire complet, n’était pas disproportionnée.

38.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités compétentes ont fourni des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de l’ingérence en cause, et que celle-ci n’était pas disproportionnée. Dès lors, l’ingérence peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

  1. Conclusion

39.  Il s’ensuit que la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PRISE DE PAROLE EN LANGUE ETRANGERE DANS UNE CAMPAGNE ELECTORALE

MESTAN c. BULGARIE du 2 mai 2023 requête n° 24108/15

Violation de l'Article 10 : contraindre de faire campagne électoçrale dans une langue officielle n'est pas nécessaire dans une société démocratique.

a)  Sur l’existence d’une ingérence

47.  La Cour observe qu’au terme d’une procédure administrative engagée contre le requérant au motif que celui-ci s’était exprimé en turc lors d’un événement organisé le 5 mai 2013 à proximité du village de Yablanovo dans le cadre de la campagne électorale menée alors par l’intéressé (paragraphe 5 ci-dessus), celui-ci s’est vu imposer une sanction administrative sous la forme d’une amende d’un montant de 500 BGN, soit environ 250 EUR (paragraphes 8 et 9 ci-dessus). Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que cette décision des autorités bulgares s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression.

48.  Pareille ingérence méconnaît l’article 10 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou plusieurs des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.

b) Quant à la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

49.  La Cour considère que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, en l’occurrence par les articles 133 et 299 du code électoral de 2011 en vigueur à l’époque des faits (paragraphes 5 et 14 ci-dessus).

c)  Si l’ingérence poursuivait un but légitime

50.  La Cour a des doutes que la mesure prise contre le requérant sur le fondement du code électoral (paragraphe 49 ci-dessus) puisse passer pour avoir poursuivi certains buts évoqués par le Gouvernement, à savoir la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et la sûreté publique. Cependant, elle part de l’hypothèse que l’ingérence litigieuse pourrait éventuellement, dans la présente espèce, cadrer avec le but visant la défense de l’ordre, ainsi que la protection des droits d’autrui, et se concentrera sur la question de savoir si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

d)  Si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

51.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, §§ 48‑49 et § 54, 29 mars 2016). En particulier, le critère de la « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions prises en application de celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001-VIII, et Şükran Aydın et autres, précité, § 48).

52.  Cependant, la Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales compétentes : elle doit vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales aux fins de justification de l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure litigieuse était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Pour juger que ces conditions sont satisfaites, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 et se sont, ce faisant, fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi bien d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII).

53.  Il est vrai que les politiques linguistiques des États contractants sont influencées par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer des principes qui leur soient communs. C’est pourquoi la Cour a considéré que la marge d’appréciation dont jouissent les États en la matière est particulièrement large dans certains contextes (Şükran Aydın et autres, précité, § 51, voir aussi par exemple, mutatis mutandis, Mentzen c. Lettonie (déc.), no 71074/01, CEDH 2004-XII, Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, §§ 43-44, 11 septembre 2007, et Baylac-Ferrer et Suarez c. France (déc.), no 27977/04, 25 septembre 2008, dans lesquelles la Cour a accordé une ample marge d’appréciation aux États en matière de transcription et de graphie de noms de provenance étrangère en fonction des circonstances historiques et culturelles).

54.  Cela étant dit, la Cour estime opportun de rappeler le rapport d’interdépendance qu’entretiennent dans une société démocratique la liberté d’expression et le droit à des élections libres. Il convient à cet égard de considérer le droit à la liberté d’expression à la lumière des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1, cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit. La liberté d’expression est une condition essentielle de « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». C’est pourquoi il est particulièrement important en période préélectorale que les opinions et informations de toutes sortes puissent circuler librement (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 100, 20 janvier 2020 ; voir aussi Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 110, 21 février 2017, avec les références qui y sont citées). Dans le cadre du discours politique et des élections, la marge d’appréciation des États est étroite, en particulier pendant la phase qui précède les élections ou les référendums, où l’enjeu démocratique est à son apogée. Les restrictions apportées à la liberté pour les partis politiques d’exprimer leurs opinions font ainsi l’objet d’un contrôle rigoureux (ibidem, ainsi que Associazione Politica Nazionale Lista Marco Pannella et Radicali Italiani c. Italie, no 20002/13, § 93, 31 août 2021).

55.  Par ailleurs, la Cour est soucieuse du respect des valeurs d’une « société démocratique » telle que promue par la Convention, au premier rang desquels figurent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 112, CEDH 1999-III, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 128, ECHR 2014). Toute interprétation des droits et libertés garantis par la Convention doit se concilier avec son esprit général qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une « société démocratique » (voir, mutatis mutandis, Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14, §179, 17 janvier 2023, avec les références qui y sont citées).

56.  La Cour rappelle d’emblée qu’en dehors des droits spécifiques énoncés aux articles 5 § 2 (droit pour une personne à être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation) et 6 § 3 a) et e) (droit pour une personne à être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre elle, et à se faire assister d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience), la Convention ne garantit per se ni le droit pour un individu d’employer une langue déterminée dans ses communications avec les autorités publiques, ni celui de recevoir des informations dans une langue de son choix (Şükran Aydın et autres, précité, § 50, Mentzen, décision précitée, et Kozlovs c. Lettonie (déc.), no 50835/99, 10 janvier 2002). À cet égard, la Cour souligne également que la Convention ne garantit pas le droit d’employer une langue donnée pour les communications entretenues avec les autorités publiques dans le cadre d’élections (Fryske Nasjonale Partij et autres c. Pays-Bas, no 11100/84, décision de la Commission du 12 décembre 1985, et Association « Andecha Astur » c. Espagne, no 34184/96, décision de la Commission du 7 juillet 1997, et Şükran Aydın et autres, précité, § 50). De plus, la Cour rappelle que des questions telles que le choix de la langue de travail d’une assemblée parlementaire ne relèvent pas de l’article 10 (voir, par exemple, Birk-Levy c. France (déc.), no 39426/06, 21 septembre 2010, et Şükran Aydın et autres, précité, § 50).

57. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que l’affaire ne concerne pas l’emploi d’une langue non officielle dans le cadre de communications avec les autorités publiques ou de rapports avec des institutions officielles, mais porte plutôt – comme dans l’affaire Şükran Aydın et autres précitée – sur une restriction linguistique imposée à des individus dans leurs relations avec d’autres, même si les relations en question ont eu pour cadre une réunion publique organisée lors d’une campagne électorale. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 comprend la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées dans toute langue qui permette de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (Eğitim ve Bilim Emekçileri sendikası c. Turquie, no 20641/05, § 71, 25 septembre 2012) ; dans de tels contextes, la langue en tant que moyen d’expression mérite indéniablement la protection de l’article 10 (Şükran Aydın et autres précité, § 52 in fine).

58.  En l’espèce, la Cour estime qu’elle doit examiner non pas la question générale de savoir si un État doit autoriser l’emploi de toute langue autre que la ou les langues officielles pendant une campagne électorale mais plutôt celle de savoir si, lorsqu’un tel emploi fait l’objet d’une restriction, la portée et le mode d’application de cette restriction sont compatibles avec les normes découlant de l’article 10 (Şükran Aydın et autres, précité, § 53). À ce sujet, la Cour observe que l’article 133 du code électoral de 2011 – disposition reprise dans les versions postérieures dudit code – interdit absolument l’emploi de toute langue autre que la langue officielle, à savoir le bulgare, dans le cadre des campagnes électorales, et que les infractions à cette disposition entraînent, en vertu de l’article 299 du même code, des sanctions administratives prenant la forme d’amendes d’un montant compris entre 200 et 2 000 BGN (paragraphes 5 et 14 ci-dessus), comme le démontre la présente espèce.

59.  La Cour observe que, contrairement à ce qu’a affirmé le Gouvernement qui entendait distinguer ainsi la présente espèce de l’affaire Şükran Aydın et autres précitée (paragraphe 46 ci-dessus), le caractère absolu de l’interdiction litigieuse a privé les juridictions nationales de leur pouvoir d’exercer un contrôle juridictionnel adéquat. En témoigne clairement le fait que le tribunal de district s’est borné dans son examen de l’affaire à vérifier, sur la base notamment d’un enregistrement vidéo, de documents écrits et de déclarations de témoins, si, pendant la réunion en cause, le requérant s’était exprimé dans une langue autre que le bulgare dans le cadre d’une campagne électorale (paragraphe 8 ci-dessus). Dans son jugement, le tribunal administratif a pleinement confirmé cette démarche, tout en soulignant le caractère absolu de l’interdiction de s’exprimer dans une langue autre que le bulgare (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour note que ce caractère absolu est confirmé par les exemples de jurisprudence figurant au dossier, lesquels démontrent que lorsque les tribunaux doivent trancher la question de savoir si les décisions prises par les gouverneurs régionaux dans des situations similaires sont légales, ils vérifient si le sujet de l’infraction alléguée est une personne physique, si les propos litigieux ont été tenus dans une langue autre que le bulgare, et s’ils consistaient en une « propagande électorale » (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). La Cour doit donc apprécier l’ingérence en l’espèce en recherchant si l’interdiction d’employer une langue non officielle dans une campagne électorale était nécessaire dans une société démocratique.

60.  La Cour admet qu’en principe les États ont le droit de réglementer l’emploi des langues, sous certaines formes ou compte tenu des circonstances liées à la communication publique, par les candidats et par d’autres personnes pendant les campagnes électorales et, le cas échéant, d’imposer certaines restrictions ou conditions qui correspondent à un « besoin social impérieux ». Toutefois, un cadre réglementaire consistant en une interdiction absolue d’employer une langue non officielle sous peine de sanctions administratives ne saurait passer pour compatible avec les valeurs essentielles d’une société démocratique, lesquelles comprennent la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention. À cet égard, la Cour souligne que la langue employée par le requérant en l’espèce, à savoir le turc, est à la fois la langue maternelle de l’intéressé et celle de la population minoritaire à laquelle il s’adressait. Dans les observations qu’il a formulées devant les juridictions nationales, il a précisé que l’assemblée comportait de nombreuses personnes, notamment des personnes âgées qui comprenaient mieux le turc que le bulgare (paragraphe 7 ci-dessus). Ce point n’est pas contesté par le Gouvernement. Compte tenu de la circonstance particulière d’un contexte électoral et du fait que des élections libres sont inconcevables sans une libre circulation des opinions et des informations politiques (voir, par exemple, Parti communiste de la Russie et autres c. Russie, no 29400/05, § 79, 19 juin 2012, Şükran Aydın et autres, précité, § 55, ainsi que les références citées au paragraphe 54 ci-dessus), la Cour estime que le droit pour une personne de communiquer ses opinions ou ses idées politiques et le droit pour autrui de recevoir de telles informations seraient vides de sens si la possibilité d’employer une langue capable de véhiculer convenablement ces opinions et idées était obérée par la menace de sanctions, fussent-elles de nature administrative.

61.  À ce sujet, la Cour observe que, parmi les trente-sept États contractants au sujet desquels elle a recueilli des informations sur ce point (paragraphe 33 ci-dessus), aucun à part l’Ukraine ne prévoit, comme la Bulgarie à l’époque des faits et encore aujourd’hui, une disposition interdisant absolument aux candidats sous peine de sanctions administratives de s’exprimer dans une langue autre que la ou les langues officielles dans le cadre de réunions électorales publiques. Elle note par ailleurs que cette disposition du code électoral bulgare a fait l’objet de critiques répétées de la part du Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, ainsi que de la Commission de Venise et de l’OSCE/BIDDH, lesquels ont considéré qu’elle prive les minorités de la possibilité de promouvoir leur participation efficace aux affaires publiques grâce aux élections (paragraphes 25 et 26-29 ci-dessus). La Cour renvoie en outre aux recommandations et avis exprimés par les organes internationaux compétents, lesquels soulignent l’importance que revêt le fait de garantir aux candidats de groupes minoritaires le droit d’employer leur langue maternelle dans les campagnes électorales, condition nécessaire pour assurer aux personnes appartenant à de tels groupes un accès aux élections égal à celui dont bénéficient les autres citoyens (paragraphes 18-32 ci-dessus).

62.  Ces considérations s’avèrent en harmonie avec les valeurs d’une « société démocratique », telles que promues par la Cour (voir les principes généraux cités au paragraphe 55 ci-dessus). Dans le contexte de la présente affaire, il convient de souligner l’importance du pluralisme, de la tolérance et de la protection des minorités dans une société démocratique, et d’affirmer que le respect des minorités, loin d’affaiblir les démocraties, ne peut que les renforcer.

63.  À la lumière de ce qui précède, et en dépit de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, la Cour considère que l’interdiction en cause ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés dans l’article 10 § 2. Dès lors, elle conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression qui résulte de l’interdiction énoncée à l’article 133 du code électoral en vigueur à l’époque des faits et reproduite dans le code électoral de 2014 ne saurait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

64.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

PRISE DE PAROLE AU PARLEMENT

BAYDEMİR c. TÜRKİYE du 13 juin 2014 requête n° 23445/18

Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire infligée par la Grande Assemblée nationale à un député pour ses déclarations à la tribune de l’Assemblée • Ingérence non prévue par la loi

CEDH

  Principes généraux

37.  La Cour rappelle qu’elle a constamment souligné dans sa jurisprudence l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, vecteurs par excellence du discours politique. Dans son arrêt Castells c. Espagne (23 avril 1992, § 42, série A no 236), qui portait sur la condamnation d’un sénateur qui avait insulté le gouvernement dans un article de presse, elle a dit :

« [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts. »

38.  Ces principes ont été confirmés dans un certain nombre d’affaires relatives à la liberté d’expression de membres de parlements nationaux ou régionaux (voir, entre autres, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 243, 22 décembre 2020, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, Jerusalem c. Autriche, nos 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011), ainsi que dans une série d’affaires portant sur des restrictions au droit d’accès à un tribunal par l’effet de l’immunité parlementaire (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 79, CEDH 2002, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003‑I, Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 60, CEDH 2003‑I (extraits), Zollmann c. Royaume-Uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 52, 3 juin 2004, Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, § 61, 20 avril 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 71, 24 février 2009).

39.  À ce titre, il ne fait aucun doute que tout propos tenu par un député appelle un haut degré de protection (Karácsony et autres, précité, § 138). La règle de l’immunité parlementaire, en particulier, atteste ce haut degré de protection, dans la mesure notamment où elle tend à protéger l’opposition parlementaire (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 244). En effet, la majorité ne saurait s’appuyer sur les règles régissant le fonctionnement interne du Parlement pour abuser de sa position dominante à l’égard de l’opposition. La Cour estime important de protéger la minorité parlementaire de tout abus de la majorité. Elle examinera donc avec un soin particulier toute mesure qui apparaîtrait jouer uniquement ou principalement en défaveur de l’opposition (Karácsony et autres, précité, § 147).

40.  Cela étant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu (Castells, précité, § 46). La Cour a déjà indiqué qu’une certaine réglementation peut être considérée comme nécessaire afin de prévenir des formes d’expression telles que des appels directs ou indirects à la violence (Karácsony et autres, précité, § 140). Toutefois, dans le but de vérifier que la liberté d’expression demeure préservée, le contrôle opéré par la Cour doit en ce cas être plus rigoureux (Pastörs c. Allemagne, no 55225/14, § 38, 3 octobre 2019 et Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 245).

b) Application de ces principes en l’espèce

  1. Sur l’existence d’une ingérence

41.  En l’espèce, la Cour note que, à la suite d’un discours prononcé par le requérant à la tribune de l’Assemblée nationale, l’Assemblée plénière, sur la proposition de la présidente de la session parlementaire, a voté l’infliction à l’intéressé d’une sanction d’exclusion pour deux sessions parlementaires, assortie de la retenue des deux tiers de ses indemnités mensuelles de député, à raison du contenu de certaines des déclarations faites par le requérant dans un discours à la tribune (paragraphe 10 ci-dessus).

42.  La Cour considère qu’une telle sanction s’analyse en une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression (Karácsony et autres, précité, § 120 et Szanyi c. Hongrie, no 35493/13, § 26, 8 novembre 2016).

  1. Sur la justification de lingérence

43.  Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

44.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017 et NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, § 158, 5 avril 2022).

45.  En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (NIT S.R.L., précité, § 159).

46.  La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir qu’a la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015 et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144). De plus, le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Delfi AS, précité , § 122, Kudrevičius et autres, précité, § 110, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144 et NIT S.R.L., précité, § 160).

47.  Dans la présente affaire, la Cour observe que la sanction d’exclusion pour deux sessions parlementaires a été imposée au requérant en application de l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale (paragraphe 10 ci-dessus) et qu’elle visait l’acte, tel que défini par cette disposition, consistant à faire des « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation » (paragraphe 16 ci-dessus). Elle note qu’une retenue de deux tiers des indemnités mensuelles de député a en outre été appliquée à l’intéressé au motif que l’article 163 § 5 du règlement intérieur (paragraphe 18 ci-dessus) prévoyait une telle retenue comme une conséquence automatique de l’infliction de la sanction d’exclusion pour deux sessions parlementaires.

48.  Le requérant allègue que les articles 161 (3) et 163 § 5 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, rédigés selon lui dans des termes larges et vagues, ne répondaient pas à l’exigence de prévisibilité (paragraphe 31 ci-dessus).

49.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’exigence de prévisibilité requiert du droit interne qu’il offre une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Maestri, précité, § 30, et Akdeniz et autres c. Turquie, nos 41139/15 et 41146/15, § 92, 4 mai 2021).

50.  En l’espèce, se pose la question de savoir si, au moment où la sanction litigieuse a été adoptée contre le requérant par l’Assemblée nationale, les dispositions susmentionnées du règlement intérieur de l’Assemblée nationale constituaient des normes claires et précises de nature à permettre au requérant de régler sa conduite en la matière.

51.  La Cour observe d’emblée que par un arrêt du 17 octobre 2018, la Cour constitutionnelle, saisie d’une demande de contrôle de constitutionnalité de la partie du paragraphe 5 de l’article 163 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, a annulé l’expression « deux tiers du montant mensuel de l’indemnité et de l’allocation de déplacement du député condamné à l’exclusion temporaire de l’Assemblée », figurant dans cette disposition, pour autant qu’elle s’appliquait aux « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation » (paragraphe 19
ci-dessus). Dans sa motivation, la haute juridiction a développé des considérations sur la qualité de la loi de ce dernier passage contenu à l’article 161 (3) du règlement intérieur (paragraphe 20 ci-dessus). Elle a notamment qualifié ce passage de vague, abstrait et imprévisible (ibidem). Elle a en outre estimé que l’imprécision de cette disposition, susceptible selon elle d’entraîner, notamment pour les députés de l’opposition, la menace de se voir pénaliser par la majorité, était incompatible avec le principe d’un État démocratique (ibidem).

52.  La Cour constitutionnelle a par ailleurs souligné dans ce contexte que les parlementaires devaient être libres d’exprimer en matière de structure administrative de l’État des idées ou opinions qui se démarquent ou vont à l’encontre de celles de la majorité et, d’une manière générale, de faire toutes sortes de déclarations divergentes, à condition qu’elles n’incitent pas à la violence ni ne constituent un discours de haine (ibidem). Elle a ainsi estimé que sanctionner les déclarations des députés pour un motif formulé d’une manière ambiguë et imprévisible, tel que « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation », rendait la liberté d’expression en général et l’immunité parlementaire en particulier inutilisables et vides de sens pour les députés (ibidem).

53.  La Cour fait siennes les conclusions susmentionnées de la Cour constitutionnelle relatives au défaut de qualité de loi de l’article 161 (3) du règlement intérieur de l’Assemblée nationale – lequel constituait la base légale principale de la sanction infligée au requérant en l’espèce – prévoyant qu’un député pût être sanctionné pour « déclarations (tanımlama) incompatibles avec la structure administrative de la République de Türkiye telle que fixée par la Constitution conformément au principe de l’intégrité indivisible de l’État du point de vue de son territoire et de sa nation » (voir, mutatis mutandis, Akdeniz et autres, précité, § 96).

54.  Dans ces circonstances, la Cour juge que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la base légale de l’ingérence étant, comme l’a noté la Cour constitutionnelle, trop ambiguë et trop imprévisible pour permettre au requérant de jouir du degré de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique.

55.  Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

56.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Kerestecioğlu Demir c. Turquie du 4 Mai 2021 requête no 68136/16

Violation de la liberté d'expression au sens de l'article 10 : Levée de l’immunité parlementaire de la requérante élue députée de l’Assemblée nationale, par le biais de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016.

Art 10 • Liberté d’expression • Levée imprévisible de l’immunité d’une députée par une modification constitutionnelle

L’affaire concerne la levée de l’immunité parlementaire de la requérante, élue députée de l’Assemblée nationale, fondée selon elle sur ses opinions politiques. L’intéressée se plaint essentiellement d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Se référant à la jurisprudence exposée dans l’arrêt de Grande Chambre Selahattin Demirtaş (n° 2), la Cour rappelle que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, qui levait l’immunité parlementaire des députés de l’Assemblée nationale, s’inscrivait dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Elle avait indiqué qu’il ressortait de la motivation de cette modification constitutionnelle qu’elle avait eu pour but de limiter le discours politique des parlementaires. À la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime que la levée de l’immunité parlementaire de la requérante par le biais de la modification constitutionnelle constitue en soi une ingérence dans l’exercice du droit de la requérante tel que protégé par l’article 10 de la Convention. Souscrivant à l’analyse faite par la Grande Chambre dans son arrêt Selahattin Demirtaş (n° 2), rendu le 22 décembre 2020, la Cour conclut donc à la violation de l’article 10 de la Convention.

FAITS

La requérante, Mme Filiz Kerestecioğlu Demir, est une ressortissante turque, née en 1961 et résidant à Ankara. Le 28 juillet 2015, le président de la République fit une déclaration dans laquelle il soutint que les dirigeants du Parti démocratique des peuples (HDP) auraient à « payer le prix » des actes de terrorisme. Le 29 juillet 2015, tous les députés du HDP, y compris la requérante, soumirent au bureau de la Grande Assemblée nationale de Turquie (l’Assemblée nationale) une pétition demandant la levée des immunités des membres de leur groupe parlementaire. Le 3 août 2015, le bureau de l’Assemblée nationale informa la présidence du groupe du HDP que, conformément à l’article 134 du règlement, le simple fait qu’un parlementaire demandait la levée de son immunité parlementaire n’était pas suffisant pour la mise à exécution. Le 1 er novembre 2015, Mme Kerestecioğlu Demir fut réélue députée à l’Assemblée nationale en tant que membre du HDP. À ce titre, elle se vit octroyer le bénéfice de l’immunité parlementaire. Elle fut reconduite dans son mandat, lors des élections parlementaires du 24 juin 2018. Selon un rapport d’enquête établi par la police d’Istanbul à l’attention du procureur de la République, le 14 février 2016, un groupe d’une centaine de femmes, dont faisait partie Mme Kerestecioğlu Demir, avait organisé une réunion à Kadıköy (Istanbul). Ce groupe avait grossi jusqu’à atteindre deux cents personnes, et avait scandé des slogans. Un policier avait avisé le groupe de ne pas scander des slogans provocateurs pour des raisons de sécurité. La requérante avait contesté cet avertissement. Le 9 mai 2016, le procureur de la République établit un rapport d’enquête contre Mme Kerestecioğlu Demir en vue de la levée de son immunité parlementaire et le soumit au ministère de la Justice. Cette enquête pénale concernait la participation de l’intéressée à la réunion et à la déclaration destinée à la presse le 14 février 2016. Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle selon laquelle l’immunité parlementaire, prévue par le second paragraphe de l’article 83 de la Constitution, était levée dans tous les cas de demande de levée d’immunité transmise aux autorités compétentes avant la date d’adoption de ladite modification. Cette modification constitutionnelle concernait au total cent cinquante-quatre députés de l’Assemblée nationale – composée de cinq cent cinquante députés à l’époque des faits –, dont cinquante-neuf membres du CHP (Parti républicain du peuple), cinquante-cinq du HDP, vingt-neuf de l’AKP (Parti de la justice et du développement) et dix du MHP (Parti d’action nationaliste). Elle visait également un député indépendant. Cette modification constitutionnelle trouvait son origine dans les affrontements en Syrie entre Daesh et les forces d’une organisation liée au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée), et l’apparition de graves violences en Turquie en 2014 et 2015, à la suite de l’échec des négociations visant à résoudre la question kurde. Quatorze députés appartenant au HDP et un député membre du CHP furent placés en détention provisoire dans le cadre des enquêtes pénales menées contre eux. Soixante-dix députés saisirent la Cour constitutionnelle d’une action en annulation de la modification constitutionnelle, soutenant essentiellement que celle-ci devait être considérée comme une « décision parlementaire » prise en vertu de l’article 83 de la Constitution. Ils demandaient que la haute juridiction contrôle la constitutionnalité de cette « décision » conformément à l’article 85 de la Constitution. Le 3 juin 2016, la Cour constitutionnelle rejeta la demande à l’unanimité. Elle releva qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification constitutionnelle au sens formel du terme. Elle nota que le contrôle de la modification en question pouvait se faire conformément à la procédure décrite par l’article 148 de la Constitution, à savoir que seul le président de la République ou un cinquième des 550 membres de l’Assemblée nationale pouvait saisir la Cour constitutionnelle d’une action en annulation. Cette condition n’ayant pas été remplie, la requête des intéressés fut rejetée. Le 8 juin 2016, la modification constitutionnelle fut publiée au Journal officiel et entra en vigueur. À la suite de la levée des immunités parlementaires, le procureur de la République reprit l’enquête pénale menée contre Mme Kerestecioğlu Demir. Le 25 octobre 2016, il déposa contre elle devant la cour d’assises d’Anadolu un acte d’accusation et requit sa condamnation pour avoir participé à une réunion illégale. Le 25 janvier 2018, considérant que la réunion en question était une réunion pacifique, la cour d’assises d’Anadolu acquitta Mme Kerestecioğlu Demir. Le procureur de la République d’Istanbul fit appel contre ce jugement. La cour d’appel d’Istanbul infirma le jugement du 25 janvier 2018 pour vice de procédure.

Le 12 février 2019, la cour d’assises d’Anadolu acquitta l’intéressée. En février 2019, le procureur fit de nouveau appel de ce jugement. La procédure pénale engagée contre Mme Kerestecioğlu Demir est toujours pendante devant les juridictions nationales.

Article 10

Au regard de sa jurisprudence et de la nature du grief présenté par la requérante, la Cour considère que les questions soulevées en l’espèce peuvent appeler un examen uniquement sous l’angle de l’article 10 de la Convention. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence concernant la liberté d’expression des parlementaires, tels qu’ils ont été exposés dans son arrêt Selahattin Demirtaş (n° 2). Dans cette affaire, la Cour avait indiqué qu’il ressortait de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci était prévue car, « [a]lors que la Turquie [menait] contre le terrorisme la lutte la plus vigoureuse et la plus intense de son histoire, certains députés, avant ou après leur élection, [avaient] fait des discours soutenant moralement le terrorisme », ce qui avait « suscité l’indignation au sein de l’opinion publique ». La modification constitutionnelle avait donc pour but de limiter le discours politique des parlementaires. La Cour avait également constaté que la combinaison de plusieurs mesures, y compris la levée de l’immunité parlementaire du requérant par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, s’analysait en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention. À la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime que la levée de l’immunité parlementaire de la requérante par le biais de la modification constitutionnelle constitue en soi une ingérence dans l’exercice du droit de la requérante tel que protégé par l’article 10 de la Convention. La Cour observe que par une pétition du 29 juillet 2015, tous les députés du HDP, y compris la requérante, ont demandé la levée de leurs immunités parlementaires. Cependant, le 3 août 2015, le bureau de l’Assemblée nationale a signalé que le simple fait qu’un député demandait la levée de son immunité parlementaire était insuffisant pour la mettre à exécution. En conséquence, la Cour estime que la pétition ne peut pas changer son raisonnement relatif à la levée de l’immunité parlementaire de la requérante à l’issue de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016. Souscrivant à l’analyse faite par la Grande Chambre, la Cour conclut donc à la violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

RECEVABILITE

47.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 205). Elle réaffirme également qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 74, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015). Cette charge de preuve une fois acquittée, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, qu’il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Molla Sali, précité, § 89).

48.  En l’occurrence, la Cour observe qu’aux termes de l’article 45 § 3 de la loi no 6216, un recours individuel formé devant la Cour constitutionnelle ne peut être introduit directement contre les actes législatifs. Autrement dit, une personne qui soutient qu’elle est lésée par une loi, y compris les lois constitutionnelles, comme en l’espèce, ne peut pas directement saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. En effet, le deuxième paragraphe de la loi susmentionnée prévoit que le recours individuel peut être introduit pour l’acte, la voie de fait ou la négligence dénoncés.

49.  La Cour relève qu’il ressort également de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle que les actes législatifs ne peuvent pas faire l’objet d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle étant donné que les lois ne peuvent pas, selon la haute juridiction, violer les droits des individus à moins qu’elles aient été appliquées par un autre acte (Ali Kemal Renklioğlu, no 2012/171, § 16, 12 février 2013). Dans ce contexte, une personne ne peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel contre un acte législatif, mais elle peut introduire un recours contre un acte, une action ou une négligence appliquant l’acte législatif (voir la jurisprudence de la Cour constitutionnelle Süleyman Erte, no 2013/469, § 17, 16 avril 2013, et Serkan Acar, no 2013/1613, § 37, 2 octobre 2013).

50.  En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement, se référant à la décision de la Cour constitutionnelle dans l’affaire Büyük Birlik Partisi et Saadet Partisi (précitée), soutient que, dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’un requérant prouve que les mesures générales sont susceptibles de le viser personnellement, la Cour constitutionnelle peut déclarer recevable le recours individuel formé par le requérant et examiner le bien-fondé de celui-ci. Or la Cour observe que, dans l’affaire susmentionnée, la Cour constitutionnelle a expressément indiqué que la voie de recours individuel n’était pas prévue pour alléguer l’inconstitutionnalité d’une réglementation. En effet, aux paragraphes 35 et 36 de sa décision, la haute juridiction a précisé qu’elle ne pouvait être saisie d’un recours individuel contre une loi. Les requérants doivent donc introduire leurs recours contre les actes, les actions ou les négligences dans le contexte de l’application de l’acte législatif. Comme les partis requérants soulevaient leurs griefs en raison de l’acte appliquant la loi, la Cour constitutionnelle a estimé qu’ils pouvaient se prétendre victime d’une violation alléguée.

51.  La Cour observe qu’en l’espèce, la requérante allègue avant tout que la levée de son immunité parlementaire par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 a violé son droit à la liberté d’expression. Dans ce contexte, elle se plaint directement d’une disposition constitutionnelle, laquelle a, selon elle, constitué une violation de l’article 10 de la Convention. À ce titre, la Cour relève qu’un recours individuel exercé devant la Cour constitutionnelle ne pouvait pas aboutir pour un tel grief et le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant le contraire.

52.  La Cour conclut dès lors qu’il y avait des circonstances spéciales libérant la requérante de son obligation d’épuiser la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il convient donc de rejeter cette exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

FOND

66.  À titre liminaire, la Cour rappelle que l’objet d’une affaire devant elle demeure délimitée par les faits tels qu’exposés par un requérant. Si la Cour venait à se prononcer sur la base des faits non visés par le grief, elle statuerait au-delà de l’objet de l’affaire et outrepasserait sa compétence en tranchant des questions qui ne lui auraient pas été « soumises », au sens de l’article 32 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 123, 20 mars 2018). Il va sans dire que la Cour ne peut recourir au principe jura novit curia pour rendre un arrêt où elle statuerait au-delà (ultra petita) ou en dehors (extra petita) de ce qui lui a été soumis (ibidem § 125). Dès lors, l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. La Cour ne peut pas se prononcer sur la base de faits non visés par le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention (ibidem, § 126). C’est en se fondant sur ces considérations que la Cour examinera les circonstances de l’espèce. À cet égard, elle relève que, pour étayer ses allégations, la requérante se réfère à des faits non visés par les griefs soumis à la Cour dans son formulaire de requête, comme la poursuite pénale engagée à son encontre. Au vu des principes jurisprudentiels susmentionnés, la Cour souligne qu’elle limitera son appréciation aux seuls faits dont il est tiré griefs, à savoir la levée de l’immunité parlementaire de la requérante par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 au regard des droits garantis par l’article 10 de la Convention, sans examiner les détails de la procédure pénale engagée contre la requérante.

67.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence concernant la liberté d’expression des parlementaires, tels qu’ils ont été exposés dans son arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 242-245). Dans ladite affaire, la Cour avait indiqué qu’il ressortait de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci était prévue car, « [a]lors que la Turquie [menait] contre le terrorisme la lutte la plus vigoureuse et la plus intense de son histoire, certains députés, avant ou après leur élection, [avaient] fait des discours soutenant moralement le terrorisme », ce qui avait « suscité l’indignation au sein de l’opinion publique » (voir le paragraphe 10 ci-dessus). La modification constitutionnelle avait donc pour but de limiter le discours politique des parlementaires touchés par celle-ci (ibidem, § 246). Elle avait également constaté que la combinaison de plusieurs mesures, y compris la levée de l’immunité parlementaire du requérant par la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, s’analysait en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention (ibidem, § 247). À la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime que la levée de l’immunité parlementaire de la requérante par le biais de la modification constitutionnelle en question constitue en soi une ingérence dans l’exercice du droit de la requérante tel que protégé par l’article 10 de la Convention.

68.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une telle ingérence doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique » (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 121, 17 mai 2016).

69.  En ce qui concerne la prévisibilité de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016, la Cour rappelle les constatations suivantes de l’arrêt de Grande Chambre dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (références omises) :

« 264.  (...) la Cour estime que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 pose en elle-même un problème de prévisibilité. Le second paragraphe de l’article 83 de la Constitution, dans sa version non modifiée, prévoit l’inviolabilité parlementaire, qui met les élus du peuple à l’abri de toute arrestation, détention ou procédure judiciaire pendant leur mandat parlementaire, sauf autorisation de l’Assemblée nationale. Il s’agit là d’une protection temporaire, ce qui veut dire qu’une procédure pénale peut suivre son cours normal après l’expiration du mandat d’un parlementaire.

265.  Le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution ne prévoit que deux exceptions au principe d’inviolabilité parlementaire : i)  les cas de flagrant délit ; et ii)  les cas indiqués à l’article 14 de la Constitution, à condition que les poursuites pénales aient été entamées avant les élections. Étant donné que la situation du requérant ne relevait d’aucune de ces exceptions, sans la modification constitutionnelle les autorités nationales auraient dû demander la levée de l’immunité parlementaire de l’intéressé pour pouvoir engager une procédure pénale contre lui.

266.  La Constitution turque prévoit des garanties procédurales contre les demandes relatives à la levée de l’immunité d’un parlementaire. Selon le deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, un député ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé que lorsque l’Assemblée nationale prend une décision de lever l’immunité parlementaire. À cette fin, l’Assemblée nationale doit procéder à un examen individualisé de la situation du député concerné, lui assurant ainsi la possibilité de se défendre devant le Parlement. En outre, aux termes de l’article 85 de la Constitution, le député concerné ou un autre député peuvent faire appel auprès de la Cour constitutionnelle contre une décision de l’Assemblée nationale de lever une immunité, dans un délai de sept jours à compter de la date de la décision. La Cour constitutionnelle doit se prononcer sur cet appel dans un délai de quinze jours. Elle peut annuler la décision du Parlement si elle estime que celle-ci est contraire à la Constitution, à la loi ou au règlement intérieur de l’Assemblée nationale.

267.  Aux termes de la modification constitutionnelle, la disposition contenue dans la première phrase du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, qui prévoit qu’aucun député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé sans décision de l’Assemblée nationale, ne s’applique pas aux députés visés, dont le requérant. C’est donc le cadre législatif normal qui est applicable, sans que les parlementaires en question bénéficient d’un statut privilégié par rapport aux citoyens ordinaires. Ainsi, comme la Cour constitutionnelle l’a dit dans son arrêt no 2016/117 rendu le 3 juin 2016, les parlementaires concernés n’ont pas de droit d’appel contre cette modification, dont le contrôle de constitutionnalité n’est possible que suivant la procédure décrite à l’article 148 de la Constitution.

268.  Aux termes du préambule général de la modification constitutionnelle, l’objet de celle-ci est de répondre à l’indignation du public concernant les déclarations de certains députés soutenant émotionnellement et moralement le terrorisme, l’appui et l’aide que certains députés apportent à des membres d’organisations terroristes et les appels à la violence lancés par certains députés. De plus, dans son avis sur la suspension du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, la Commission de Venise relève qu’à l’issue de cette modification les déclarations à caractère politique des députés sont devenues passibles de sanctions pénales, sans que les intéressés puissent bénéficier des garanties constitutionnelles prévues aux articles 83 et 85 de la Constitution. En effet, en raison de cette modification, l’Assemblée nationale n’était plus tenue de procéder à un examen individualisé des cas des députés visés, et cela au détriment des droits des parlementaires reconnus par la Constitution. Aux yeux de la Cour, la modification en question a créé une situation imprévisible pour les députés concernés.

269.  En outre, la Cour considère, toujours à l’instar de la Commission de Venise, qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification ad hoc, ponctuelle et ad hominem sans précédent dans la tradition constitutionnelle turque. Il ressort de la motivation de la modification constitutionnelle que celle-ci visait expressément certaines déclarations spécifiques de députés, surtout ceux de l’opposition. À ce propos, la Cour a déjà dit que les lois visant uniquement des individus donnés sont contraires à l’état de droit. En effet, après l’adoption de cette modification, l’Assemblée nationale a, d’un côté, conservé le régime de l’immunité tel qu’établi par les articles 83 et 85 de la Constitution et, de l’autre, rendu ce régime inapplicable à l’égard de certains députés identifiables en utilisant une formulation générale et objective. Dans ce contexte, la Cour souscrit pleinement au constat clair de la Commission de Venise selon lequel il s’agit là d’une « utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution ». Aux yeux de la Cour, eu égard à la pratique et à la tradition parlementaires turques, un député ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, au cours de son mandat parlementaire, une telle procédure fût introduite, affaiblissant par là même la liberté d’expression des membres de l’Assemblée nationale.

270.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la législation pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité. Or, en l’espèce, eu égard au libellé des deux premiers paragraphes de l’article 83 de la Constitution et à l’interprétation ou plutôt à l’absence d’interprétation de cette disposition par les juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant n’était pas « prévue par la loi » en ce qu’elle ne répondait pas à l’exigence de prévisibilité, car lorsqu’il défendait une opinion politique l’intéressé pouvait légitimement s’attendre à bénéficier du cadre juridique constitutionnel en place offrant la protection de l’immunité pour le discours politique et des garanties procédurales constitutionnelles. »

70.  En l’occurrence, la Cour observe que par une pétition du 29 juillet 2015, tous les députés du HDP, y compris la requérante, ont demandé la levée de leurs immunités parlementaires. Cela étant, le 3 août 2015, le bureau de l’Assemblée nationale a signalé que le simple fait qu’un député demandait la levée de son immunité parlementaire n’était pas suffisant pour la faire. En conséquence, la Cour estime que la pétition en question ne peut pas changer son raisonnement relatif à la levée de l’immunité parlementaire de la requérante à l’issue de la modification constitutionnelle du 20 mai 2016.

71.  Partant, en soulignant l’analyse faite par la Grande Chambre, en particulier le paragraphe 269 de l’arrêt, la Cour souscrit au raisonnement et à la conclusion de la Grande Chambre qui sont également pertinents pour la requérante. Elle conclut donc à la violation de l’article 10 de la Convention.

72.  Cette conclusion rend inutile l’examen de la question de savoir si les ingérences poursuivaient un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et étaient « nécessaires dans une société démocratique ».

Kılıçdaroğlu c. Turquie du 27 octobre 2020 requête n° 16558/18

Violation article 10 : Erdogan condamné par la CEDH. Condamnation civile du leader du parti principal de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu : violation de la liberté d’expression

10  Liberté d’expression • Condamnation civile du leader du principal parti d’opposition pour atteinte à la réputation du Premier ministre dans deux discours politiques tenus dans l’enceinte du parlement • Propos relevant d’un style politique et s’inscrivant dans un débat d’intérêt général relatif à divers sujets d’actualité • Omission de replacer les propos dans le contexte et la forme dans lesquels ils avaient été exprimés • Indemnités d’un montant important • Juridictions nationales n’ayant pas tenu compte dans une juste mesure des critères pertinents énoncés dans la jurisprudence de la Cour

L’affaire concerne la condamnation du leader du parti principal de l’opposition (Kemal Kılıçdaroğlu) au paiement de dommages et intérêts pour avoir porté atteinte à la réputation du Premier ministre de l’époque (Recep Tayyip Erdoğan) en raison de deux discours qu’il avait prononcés en 2012 dans l’enceinte parlementaire. Pour la Cour, les deux discours concernaient des sujets d’intérêt général liés, notamment, à des affaires judiciaires relatives à des allégations d’abus de confiance, à une tragédie humaine provoquée par un bombardement de l’aviation turque et à la construction de centrales hydroélectriques. Il était donc naturel que, en tant que personnage politique de premier rang, le Premier ministre vît ses paroles, ses faits et ses gestes être placés sous le contrôle sévère de l’un de ses principaux concurrents politiques. Par ailleurs, les deux discours concernaient des sujets d’actualité ; ils ne visaient pas directement la vie privée du Premier ministre ; et ils reposaient sur certains éléments factuels. D’ailleurs, M. Kılıçdaroğlu les a tenus en sa qualité d’élu dans l’enceinte parlementaire. À cet égard, la Cour rappelle que, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple. La Cour précise aussi que certains termes, que M. Kılıçdaroğlu avait employés dans le cadre de la polémique avec le Premier ministre, consistaient en des attaques virulentes, formulées sur un ton accusateur. Pour la Cour, même si le « mépris » contenu dans certains propos ne puisse être négligé, ces propos pourraient être vus plutôt comme un style provocateur destiné à déclencher une polémique autour de l’attitude prétendument adoptée sur le plan politique par le destinataire des propos en question. Ils pourraient également être admis comme des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors de leurs échanges. La Cour considère également que le rôle des juridictions internes dans une telle procédure ne consiste pas à indiquer au requérant le « style » à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Elles sont plutôt appelées à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération. La Cour note enfin que le montant des indemnités était important et susceptible de dissuader d’autres personnes de critiquer les hommes politiques dans le contexte d’un débat sur une question présentant un intérêt public. Par conséquent, la Cour juge que les juridictions nationales n’ont pas tenu compte dans une juste mesure des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée (du Premier ministre) et le droit à la liberté d’expression (de M. Kılıçdaroğlu) définis par la jurisprudence de la Cour.

FAITS

Le requérant, Kemal Kılıçdaroğlu, est un ressortissant turc né en 1948. Il réside à Ankara. Il est le président du parti principal d’opposition (Cumhuriyet Halk Partisi (CHP) : Parti républicain du peuple). Le 31 janvier 2012 et le 7 février 2012, M.Kılıçdaroğlu, en sa qualité du chef du CHP, tint respectivement un discours lors de la réunion du groupe parlementaire de son parti. Les discours des 31 janvier et 7 février 2012 portaient sur divers sujets d’actualité, à savoir entre autres, les décisions de justice rendues à l’encontre de protestataires ayant mené des actions contre les projets de centrales hydroélectriques de Tortum (district d’Erzurum, Turquie), l’affaire judiciaire Deniz Feneri, l’événement d’Uludere, une procédure judiciaire devant le Conseil d’État, etc. Dans ses deux discours, M. Kılıçdaroğlu critiqua le Premier ministre de l’époque. Le 1 er mars 2012, le Premier ministre engagea deux actions civiles en dommages et intérêts à l’encontre de M. Kılıçdaroğlu, estimant avoir subi une atteinte à son honneur personnel et professionnel ainsi qu’à sa réputation. Le 23 octobre 2012, le tribunal de grande instance d’Ankara rendit deux jugements, condamnant M. Kılıçdaroğlu au paiement de 5 000 livres turques dans chacune des procédures, pour le dommage moral causé à la réputation du Premier ministre. Le pourvoi en cassation de M. Kılıçdaroğlu fut rejeté et son recours individuel devant la Cour constitutionnelle aboutit à un arrêt de non-violation de son droit à la liberté d’expression.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour estime que la condamnation civile de M. Kılıçdaroğlu constitue une ingérence dans son droit à l’exercice de sa liberté d’expression. Elle relève que l’ingérence était prévue par la loi (articles 24 et 25 du code civil et article 58 du code des obligations) et qu’elle poursuivait un but légitime : la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour constate que les deux discours concernaient des sujets d’intérêt général liés, notamment, à des affaires judiciaires relatives à des allégations d’abus de confiance, à une tragédie humaine provoquée par un bombardement de l’aviation turque et à la construction de centrales hydroélectriques. Par ailleurs, comme la Cour constitutionnelle l’a relevé, de tels sujets portaient sur des problèmes politiques. Il était donc naturel que, en tant que personnage politique de premier rang, le Premier ministre vît ses paroles, ses faits et ses gestes être placés sous le contrôle sévère de l’un de ses principaux concurrents politiques. En outre, M. Kılıçdaroğlu a tenu ces discours en sa qualité d’élu dans l’enceinte parlementaire. Or, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple. À cet égard, la Cour rappelle qu’un homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, et que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques ou des questions d’intérêt général. De surcroît, les deux discours concernaient des sujets d’actualité et ne visaient pas directement la vie privée du Premier ministre. Or, les juridictions nationales ont estimé que, même si les discours en cause étaient à caractère politique, le « style » de M. Kılıçdaroğlu – considéré comme injurieux – n’était pas protégé par la loi et certains de ses propos constituaient une attaque à la réputation de la personne du Premier ministre. La Cour précise que, même en supposant – comme l’ont fait les juridictions internes en l’espèce – que le langage et les expressions utilisés dans les deux discours litigieux étaient provocateurs et inélégants et que certaines expressions pouvaient légitimement être qualifiées d’offensantes, il était cependant essentiellement question de jugements de valeur et non d’imputations de fait concrètes. Cependant, cet élément n’a pas été pris en considération par les juridictions civiles qui n’ont procédé à aucune analyse sur la question de savoir si les expressions litigieuses reposaient sur une base factuelle suffisante. Par ailleurs, les propos litigieux étaient en rapport direct avec de nombreux sujets d’actualités commentés par M. Kılıçdaroğlu dans ses deux discours et on peut observer qu’ils reposaient sur certains éléments factuels. La Cour accorde du poids au fait que M. Kılıçdaroğlu ait soutenu dans ses mémoires présentés aux juridictions nationales que ces propos reposaient sur une base factuelle. Cette circonstance n’a cependant pas fait partie du débat au plan interne. La Cour observe aussi que M. Kılıçdaroğlu a choisi de véhiculer ses critiques virulentes, colorées par ses propres opinions et perceptions politiques, en utilisant un style plutôt antagoniste, d’après ses dires, en réponse aux propos tenus par le demandeur à l’instance (le Premier ministre). Selon la jurisprudence de la Cour, même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation. En particulier, les propos tenus par M. Kılıçdaroğlu dans ses deux discours politiques devaient être regardés comme faisant partie de son style politique et ils s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général relatif à divers sujets d’actualité. Ces propos pourraient également être admis comme des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors de leurs échanges. Ainsi, les juridictions internes ont omis de replacer les propos litigieux dans le contexte et la forme dans lesquels ils avaient été exprimés. En particulier, elles n’ont aucunement distingué entre « faits » et « jugements de valeur » mais ont uniquement recherché si les termes employés dans les discours étaient susceptibles de porter atteinte à la personnalité et la réputation du demandeur (le Premier ministre). Or le rôle des juridictions internes dans une telle procédure ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Elles sont plutôt appelées à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération. Enfin, M. Kılıçdaroğlu a été condamné à payer une indemnité dont le montant était important et susceptible de dissuader d’autres personnes de critiquer les hommes politiques dans le contexte d’un débat sur une question présentant un intérêt public. Par conséquent, la Cour conclut que les juridictions nationales n’ont pas tenu compte dans une juste mesure des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée (du Premier ministre) et le droit à la liberté d’expression (de M. Kılıçdaroğlu) définis par la jurisprudence de la Cour. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

Sur l’existence d’une ingérence

36.  La Cour estime que la sentence prononcée par le tribunal de grande instance d’Ankara dans ses décisions rendues le 23 octobre 2012, par laquelle celui-ci a reconnu la responsabilité du requérant à raison d’une atteinte portée à la réputation du demandeur à l’instance (en l’occurrence le Premier ministre de l’époque) et a condamné l’intéressé à payer une certaine somme pour le préjudice moral causé par ladite atteinte, en application des articles 24 et 25 du code civil, s’analysait en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression protégé par le paragraphe premier de l’article 10 de la Convention (voir, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 66, CEDH 2017, Novaya Gazeta Milashina c. Russie, no 45083/06, § 53, 3 octobre 2017, Verlagsgruppe Droemer Knaur GmbH & Co. KG c. Allemagne, n35030/13, § 36, 19 octobre 2017 et Falzon c. Malte, no 45791/13, § 50, 20 mars 2018).

37.  Il convient ici de souligner que, pour être justifiée au regard du deuxième paragraphe de cet article, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs buts légitimes et être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce ou ces buts.

  1. Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

38.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au second paragraphe de l’article 10 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais aussi visent la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).

39.  En l’espèce, les parties ne contestent pas que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression reposait sur une base légale en droit interne, à savoir les articles 24 et 25 du code civil et l’article 58 du code des obligations, ni que la législation en cause était accessible ou suffisamment prévisible aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention. La Cour constate avec les parties que l’ingérence était prévue par la loi.

  1. Sur le point de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime

40.  Les parties ne contestent pas que l’ingérence à l’origine du grief poursuivait un but légitime, en l’occurrence celui de protéger la « réputation ou [l]es droits d’autrui ». La Cour ne voit aucune raison de conclure autrement sur ce point.

  1. Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique

41.  Il reste à déterminer si l’ingérence en cause était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui constitue la question centrale en jeu en l’espèce. Pour ce faire, la Cour doit rechercher si les juridictions nationales ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit du requérant à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention et, d’autre part, le droit du demandeur à l’instance à la protection de sa réputation.

a)  Principes généraux

42.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)). Par ailleurs, les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ont été résumés récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) et Pentikäinen c. Finlande ([GC], n11882/10, § 87, 20 octobre 2015), et réitérés dans l’arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, §§ 75-79). Ils ont également été exposés dans les arrêts Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131-139, CEDH 2015) et Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).

43.  S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’une personne, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, l’exactitude des seconds n’a pas à être démontrée. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice, précité, § 126). De surcroît, dans le contexte d’une procédure pour diffamation ou injure, la Cour doit mettre en balance un certain nombre de facteurs supplémentaires lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de la mesure incriminée. Tout d’abord, s’agissant de l’objet des propos litigieux, la Cour rappelle que les limites de la critique admissible à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, sont plus larges qu’à l’égard d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 117-121, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103 ; voir aussi, Kapsis et Danikas c. Grèce, no 52137/12, § 35, 19 janvier 2017).

44.  En outre, il convient de rappeler que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, de l’article 8 de la Convention. La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre également l’intégrité physique et morale de la personne. Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).

45.  Dans les cas où, conformément aux critères énoncés ci-avant, la finalité de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8, la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8. Les critères pertinents pour la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée sont les suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la sanction imposée (voir, par exemple, Axel Springer AG, précité, §§ 83 et 89 à 95, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108 et suivants, CEDH 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 88). La Cour estime que les critères ainsi définis peuvent être transposés à la présente affaire, même si certains d’entre eux peuvent revêtir plus ou moins de pertinence eu égard aux circonstances particulières de l’espèce (Axel Springer SE et RTL Television GmbH c. Allemagne, no 51405/12, § 42, 21 septembre 2017, et Falzon c. Malte, no 45791/13, § 55, 20 mars 2018).

46.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A n30). La marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée, elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10. Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 92).

b)  Application de ces principes en l’espèce

47.  La Cour observe que le requérant - leader du principal parti d’opposition - a été condamné à payer une indemnité pour avoir porté atteinte à la réputation de la personne du Premier ministre à raison de deux discours tenus dans l’enceinte parlementaire.

48.  À cet égard, la Cour estime utile de souligner, à titre liminaire, que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales dont le requérant conteste les décisions ont procédé à une juste pondération des droits en cause en statuant à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphe 45 ci-dessus). De même, dans son analyse, elle se doit, à l’instar des juridictions nationales, de prendre en compte l’intérêt du requérant, en tant que leader de l’opposition, à faire connaître au public son point de vue sur l’actualité et à exprimer ses critiques, en regard de l’intérêt du demandeur à l’instance, en tant que politicien et chef de l’exécutif, à voir sa réputation protégée et à être prémuni contre les insultes personnelles. Pour définir quelle est l’approche à appliquer au cas d’espèce, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la forme sous laquelle les déclarations reprochées au requérant ont été communiquées, leur teneur et le contexte dans lequel l’intéressé les ont formulées (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 78).

  1. La contribution des discours litigieux à un débat d’intérêt général

49.  En l’espèce, les deux discours tenus par le président du principal parti d’opposition dans l’enceinte parlementaire concernaient des sujets d’intérêt général liés, notamment, à des affaires judiciaires relatives à des allégations d’abus de confiance, à une tragédie humaine provoquée par un bombardement de l’aviation turque et à la construction de centrales hydroélectriques. Comme la Cour constitutionnelle l’a relevé à juste titre, de tels sujets, abordés dans les discours litigieux, étaient des problèmes politiques et leur cadre demeurait dans la sphère politique de manière prédominante. Dès lors, il était naturel que, en tant que personnage politique de premier rang, le Premier ministre vît ses paroles ainsi que ses faits et gestes être placés sous le contrôle sévère du requérant, l’un de ses principaux concurrents politiques (voir le considérant n62 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 20 ci‑dessus).

  1. La qualité d’élus et d’hommes politiques du requérant et de la personne visée par les propos litigieux

50.  La Cour observe que le demandeur à l’instance dans les deux procédures en indemnisation mentionnées ci-avant était un politicien de très haut rang : il s’agissait en fait du Premier ministre turc. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les deux discours litigieux étaient manifestement à caractère politique, ayant été tenus par le leader du principal parti d’opposition. En effet, comme la Cour constitutionnelle l’a justement souligné, « les faits qui font l’objet de l’affaire [concernent] des personnalités politiques, qui sont des figures politiques » et « il est naturel que, en tant que politicien, [le demandeur] voie ses paroles ainsi que ces gestes être placés sous le contrôle sévère et rapproché du » requérant, « qui est l’un de ses concurrents politiques » (voir les considérants nos 61 et 62 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle). La Cour souscrit à ces considérations.

51.  Par ailleurs, le requérant a tenu ces discours en sa qualité d’élu dans l’enceinte parlementaire. Or précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, et Lacroix c. France, n41519/12, § 43, 7 septembre 2017).

52.  La Cour rappelle notamment qu’un homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes, tant par les journalistes que par la masse des citoyens (voir, entre autres, Lingens, précité, § 42). De surcroît, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).

  1. La nature des propos litigieux et leur base factuelle

53.  La Cour observe tout d’abord que les deux discours tenus par le requérant concernaient des sujets d’actualité et ne visaient pas directement la vie privée du demandeur (comparer avec Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 126). Les juridictions nationales ont considéré que le requérant ne s’est pas limité à une critique politique, mais s’est livré à une attaque contre la réputation d’un homme politique. En effet, par deux jugements rendus le 23 octobre 2012, le tribunal de grande instance d’Ankara a conclu que certains propos tenus dans les deux discours en question devaient être perçus comme une attaque personnelle contre le demandeur à l’instance. Pour ce faire, le tribunal a tout d’abord distingué les paroles qu’il considérait comme injurieuses des autres déclarations des discours, puis il s’est penché sur celles qu’il considérait être une attaque personnelle pour déterminer si leur emploi était nécessaire ou non dans un discours au sein d’un dialogue politique. Le tribunal de grande instance a constaté que l’équilibre entre « le fond et la forme » avait été rompu et que, dès lors, le recours aux propos litigieux pour adresser des commentaires ou des appréciations au demandeur à l’instance ne s’était pas avéré nécessaire. Par conséquent, le tribunal de première instance a justifié l’ingérence en question en considérant principalement que le « style » du requérant n’était pas conforme à la loi (paragraphes 10 et 16 ci-dessus).

54.  Quant à la Cour constitutionnelle, la Cour note que, saisie d’un recours individuel, elle a confirmé la conclusion à laquelle le tribunal de grande instance était parvenu, même si elle a critiqué le raisonnement suivi par ce dernier (voir le considérant n68 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 20 ci‑dessus). Aux yeux de la Cour constitutionnelle, il était « clair que les sujets abordés dans les discours [étaient] des problèmes politiques et que leur cadre demeur[ait] dans la sphère politique de manière prédominante ». Cependant, pour cette haute juridiction, il convenait de « reconnaître que certains des termes que le [requérant] a[vait] employés [dans le cadre] de la polémique avec le Premier ministre cont[enaient] des attaques personnelles. ». À cet égard, la Cour constitutionnelle a cité les propos suivants du requérant, prononcés lors de ses interventions dans l’enceinte parlementaire les 31 janvier et 7 février 2012 : d’une part, « [le Premier ministre] crée la zizanie », « provoque la haine », « fait du séparatisme » et « toi, tu n’es pas une personne pieuse », « tu es un marchand de religion », « [tu es] un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses » (termes employés dans le premier discours) ; et, d’autre part, « manque de morale », « impertinent », « immoral », « Y a-t-il oui ou non une seule once de morale en toi ? » (termes employés dans le deuxième discours) (voir le considérant n63 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).

55.  La Cour relève que, pour la Cour constitutionnelle, ces propos ne pouvaient être considérés comme des critiques politiques mais plutôt comme une succession d’injures. Aux yeux de cette haute juridiction, le requérant n’avait « pas agi de manière conforme à ses devoirs et responsabilités, valables aussi pour lui, dans l’exercice de sa liberté d’expression » et, en outre, « ces paroles grossières, rabaissantes, humiliantes, exagérées, qui constitu[ai]ent des attaques personnelles » ne pouvaient être perçues comme une opinion dans un débat politique « car elles [avaient] dépassé les limites admissibles – et ce même si les parties et le cadre des discours demeur[ai]ent dans la sphère politique » (voir le considérant n69 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).

56.  Il ressort notamment du raisonnement de la Cour constitutionnelle que, pour les juridictions nationales, même si les discours en cause étaient à caractère politique, le « style » du requérant n’était pas protégé par la loi et certains propos constituaient une attaque à la réputation de la personne du Premier ministre.

57.  À cet égard, la Cour observe en premier lieu que, même en supposant, comme l’ont fait les juridictions internes en l’espèce, que le langage et les expressions utilisés dans les deux discours litigieux, notamment ceux mis en évidence dans les décisions de la juridiction de première instance, étaient provocateurs et inélégants et que certaines expressions pouvaient légitimement être qualifiées d’offensantes, il était cependant essentiellement question de jugements de valeur et non d’imputations de fait concrètes (comparer avec Keller, décision précitée, et voir notamment Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 47, 21 février 2012). Elle note cependant que cet élément n’a pas été pris en considération par les juridictions civiles, qui n’ont procédé à aucune analyse sur la question de savoir si les expressions litigieuses reposaient sur une base factuelle suffisante (paragraphes 7 et 10 ci-dessus ; voir aussi l’opinion dissidente de la juge minoritaire à la Cour de cassation, paragraphe 15 ci-dessus). Quant à la Cour constitutionnelle, elle s’est contentée de souligner le caractère abstrait de certains propos sans se pencher de manière approfondie sur cette question.

58.  Certes, la Cour admet que, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile, comme en l’espèce, de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 99, CEDH 2004 XI.

59.  Assurément, certaines des paroles du requérant donnaient l’impression aux auditeurs que le Premier ministre s’était immiscé dans les affaires judiciaires relatives aux allégations de corruption et tenait souvent des propos incorrects sur divers sujets d’actualité, et elles étaient de nature à emporter la conviction que celui-ci exploitait systématiquement les croyances religieuses sans respecter la diversité confessionnelle. Or, lorsqu’on examine les affirmations incriminées à la lumière des discours litigieux dans leur ensemble, force est de constater que ces expressions étaient en rapport direct avec de nombreux sujets d’actualités commentés par le requérant dans ses deux discours: entre autres, la construction d’une centrale hydraulique, l’affaire judiciaire Deniz Feneri - une affaire judiciaire importante -, le tragique événement d’Uludere, qui avait coûté la vie à trente-quatre personnes, une procédure judiciaire devant le Conseil d’État, etc. (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 46, 31 mai 2016). En effet, compte tenu des sujets d’actualité abordés dans les discours litigieux, l’on peut observer que les propos litigieux reposaient sur certains éléments factuels (comparer avec Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 51, CEDH 1999‑VIII). En outre, la Cour accorde du poids au fait que le requérant avait soutenu dans ses mémoires présentés aux juridictions nationales que ces propos reposaient sur une base factuelle (paragraphes 6 et 12 ci-dessus). Cette circonstance n’a cependant pas fait partie du débat au plan interne.

60.  Il est vrai que certains de ces termes, que le requérant avait employés dans le cadre de la polémique avec le Premier ministre, consistaient en des attaques virulentes, formulées sur un ton accusateur, tels les propos suivants : « [le Premier ministre] crée la zizanie », « provoque la haine », « fait du séparatisme » et « toi, tu n’es pas une personne pieuse », « tu es un marchand de religion », « [tu es] un individu qui exploite les croyances des personnes pieuses ».

61.  Ayant examiné les deux discours dans leur ensemble, la Cour observe que le requérant a choisi de véhiculer ses critiques virulentes, colorées par ses propres opinions et perceptions politiques, en utilisant un style plutôt antagoniste, d’après ses dires, en réponse aux propos tenus par le demandeur à l’instance (paragraphe 8 et 15 ci-dessus). Même si, comme l’a souligné la Cour constitutionnelle (voir le considérant no 69 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle), le « mépris » contenu dans certains propos ne puisse être négligé, ceux-ci pourraient être vus plutôt comme un style provocateur destiné à déclencher une polémique autour de l’attitude prétendument adoptée sur le plan politique par le destinataire des propos en question. Ils pourraient également être admis comme des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors de leurs échanges (voir, mutatis mutandis, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 40, CEDH 2001‑II, Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 44, 18 avril 2006, et Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 36, 9 mars 2017, voir également Lacroix, précité, § 44).

62.  À cet égard, la Cour tient à souligner que lorsqu’une quelconque forme d’expression a pour seul but d’insulter, une réaction appropriée ne constituerait pas, en principe, une violation de l’article 10 § 2 de la Convention (Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 34, 27 mai 2003). Cela étant, le caractère grossier d’une expression n’est pas en soi décisif quand il dessert des buts purement stylistiques (Nadtoka, précité, § 46). Par ailleurs, l’emploi de certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 145 ; voir aussi, Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 74, 6 avril 2010, et Pipi c. Turquie (déc.), no 4020/03, 15 mai 2009). L’utilisation de phrases vulgaires n’est pas non plus, en soi, décisive pour qu’une expression soit considérée comme offensante. Pour la Cour, le style fait partie de la communication en tant que forme d’expression et est, en tant que tel, protégé en même temps que le contenu de l’expression (Uj c. Hongrie, n23954/10, § 20, 19 juillet 2011, voir aussi, mutatis mutandis, Jiménez Losantos c. Espagne, no 53421/10, § 50, 14 juin 2016).

63.  Il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (voir, notamment, Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII, ainsi que Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 56, CEDH 2007‑IV). En particulier, les propos tenus par le requérant dans ses deux discours politiques devaient être regardés comme faisant partie de son style politique et qu’ils s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général relatif à divers sujets d’actualité.

64.  La Cour conclut par conséquent que les juridictions internes, dans leur examen de l’affaire, ont omis de replacer les propos litigieux dans le contexte et la forme dans lesquels ils avaient été exprimés (Tuşalp, précité, § 48). En particulier, celles-ci n’ont aucunement distingué entre « faits » et « jugements de valeur » mais ont uniquement recherché si les termes employés dans les discours en cause étaient susceptible de porter atteinte à la personnalité et la réputation du demandeur (voir, mutatis mutandis, I Avgi Publishing and Press Agency S.A. et Karis c. Grèce, no 15909/06, § 33, 5 juin 2008). Or le rôle de celles-ci dans une telle procédure ne consiste pas à indiquer à l’intéressé le style à employer lorsque celui-ci exerce son droit de critique, même de manière acerbe. Les tribunaux internes sont plutôt appelés à examiner si le contexte de l’affaire, l’intérêt du public et l’intention de l’auteur des propos litigieux justifiaient l’éventuel recours à une dose de provocation ou d’exagération (Kapsis et Danikas, précité, § 38).

  1. La proportionnalité de la mesure en question

65.  Le dernier élément à prendre en compte est la sévérité de la sanction imposée au requérant. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur de la peine infligée sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 118, avec les références qui y sont citées).

66.  La Cour observe en l’espèce que, à l’issue des deux procédures civiles engagées par le demandeur à l’instance, le requérant a été condamné à payer non pas une indemnité symbolique, mais une indemnité conséquente de 10 000 TRY. Elle note tout d’abord que le fait que ces procédures étaient – comme le Gouvernement l’a indiqué – de nature civile, et non pas pénale, est sans incidence sur les considérations qu’elle a formulées ci-avant concernant la nécessité de l’ingérence (Tuşalp, précité, § 50). En outre, le montant des indemnités que le requérant a été condamné à payer était important et susceptible de dissuader d’autres personnes de critiquer les hommes politiques dans le contexte d’un débat sur une question présentant un intérêt public (ibidem ; voir aussi, mutatis mutandis, Cihan Öztürk c. Turquie, no 17095/03, § 33, 9 juin 2009).

  1. Conclusion

67.  À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que les juridictions nationales n’ont pas tenu compte dans une juste mesure, lorsqu’elles ont apprécié les circonstances soumises à leur examen, des principes et critères de mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression définis par la jurisprudence de la Cour.

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

GRANDE CHAMBRE

KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE du 17 mai 2016 requête 42461/13 et 44357/13

Violation de l'article 10, des députés hongrois sont sanctionnés par leur comportement devant le parlement hongrois. Cette sanction n'est pas impérative dans un Etat démocratique.

Le 30 avril 2013, en séance plénière de l’Assemblée, un député de l’opposition membre du Parti socialiste hongrois critiqua le Gouvernement et l’accusa de corruption en lien notamment avec la réorganisation du marché du tabac. MM. Karácsony et Szilágyi allèrent poser au centre de la salle une grande pancarte sur laquelle on pouvait lire « FIDESZ [le parti au pouvoir] voleur, tricheur et menteur », puis ils la placèrent à côté du siège du ministre.

Le 21 juin 2013, deux députées et membres du parti d’opposition LMP (« La politique peut être différente » accusèrent à leur tour le Gouvernement de corruption. Mme Lengyel posa sur la table du Premier ministre une petite brouette dorée remplie de terre, tandis que Mmes Szél et Osztolykán déroulaient devant la tribune du Président une banderole sur laquelle on pouvait lire « Distribuez les terres au lieu de les voler ! » ; Mme Lengyel s’exprimait à l’aide d’un porte‑voix

LA CEDH :

a) Y a-t-il eu une ingérence ?

120. La chambre a constaté que les amendes infligées aux requérants s’analysaient en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Nulle partie ne le contestant, la Grande Chambre ne voit aucune raison de conclure autrement. Elle se bornera à ajouter que les requérants se sont surtout exprimés par des moyens de communication non verbaux, à savoir l’exposition d’une pancarte et de banderoles. Elle reviendra plus loin sur les circonstances particulières de la cause.

121. Une telle ingérence dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », poursuivre l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique ».

b) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

122. En l’espèce, les parties divergent sur le point de savoir si l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants était prévue par la loi. Ces derniers jugent vague l’expression employée à l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée (« comportement gravement offensant pour l’autorité de l’Assemblée ou pour l’ordre au sein de celle-ci »). Ils ajoutent que, n’étant entrée en vigueur qu’en janvier 2013, cette disposition, en sa version modifiée, n’avait encore jamais été appliquée. Le Gouvernement soutient pour sa part que l’ingérence était fondée sur les dispositions de la loi relative à l’Assemblée.

123. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres précédents, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres précédents, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, §§ 72-73, CEDH 2008, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012).

124. L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Ainsi, on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Les conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent‑elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015).

125. Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, § 142, et Delfi AS, § 122, tous deux précités). La Cour a déjà dit que l’on pouvait attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 41, avec d’autres références).

126. La Cour constate que l’article 49 § 4 modifié de la loi relative à l’Assemblée encadre le comportement des députés au sein de celle-ci. Il apparaît que les requérants avaient pris part à l’examen de cette modification devant l’Assemblée. La spécificité de son mandat fait qu’un parlementaire n’est pas censé ignorer les règles disciplinaires qui visent à garantir le bon fonctionnement de son institution. Il est inévitable que de telles règles soient quelque peu vagues (« comportement gravement offensant ») et donnent matière à interprétation dans la pratique parlementaire. Des règles similaires à celles en vigueur en Hongrie existent dans de nombreux États européens et elles aussi sont libellées en termes tout aussi vagues (voir les exemples donnés au paragraphe 56 ci‑dessus). La Cour estime que, députés de profession, les requérants devaient être en mesure de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences susceptibles de découler de leur comportement, alors même que la disposition litigieuse n’avait jamais été appliquée auparavant (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 115, 15 octobre 2015, et, mutatis mutandis, sur le terrain de l’article 7 de la Convention, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, avec d’autres références).

127. Dès lors, la Cour conclut que l’article 49 § 4, dans sa version modifiée, de la loi relative à l’Assemblée présentait le niveau de précision voulu et que l’ingérence était ainsi « prévue par la loi ».

c) L’ingérence poursuivait-t-elle un but légitime ?

128. Les parties divergent quelque peu quant au but de l’ingérence en cause. Les requérants admettent qu’elle avait pour finalité de « garantir le bon fonctionnement de l’Assemblée » et se rattachait donc à la protection des droits d’autrui. Le Gouvernement estime quant à lui que l’ingérence poursuivait deux buts légitimes, à savoir la protection des droits d’autrui et la défense de l’ordre. Selon lui, le premier de ces buts englobait les droits des autres députés.

129. La Cour estime que l’ingérence poursuivait deux buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir, premièrement, la « défense de l’ordre », puisqu’elle visait à prévenir les perturbations dans les travaux de l’Assemblée pour assurer le bon fonctionnement de celle-ci et, deuxièmement, la « protection des droits d’autrui », puisqu’elle visait à protéger les droits des autres députés.

d) L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?

130. Les requérants soutiennent que l’ingérence en question n’a pas satisfait à l’exigence de nécessité dans une société démocratique, tandis que le Gouvernement estime qu’elle était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

131. En l’espèce, la Cour est appelée pour la première fois à examiner la conformité à l’article 10 de la Convention de mesures disciplinaires internes dirigées contre des députés à cause de la façon dont ils s’étaient exprimés devant le parlement. Dans son analyse, elle devra donc tenir compte des principes régissant la liberté d’expression en général et de ceux se rapportant à l’exercice de la liberté d’expression au sein du parlement.

i. Principes généraux

α) Sur la liberté d’expression

132. Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi les précédents récents, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits), et Delfi AS, précité, § 131) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

β) Sur les garanties procédurales de la liberté d’expression

133. Outre les considérations ci-dessus, l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des éléments que, dans certaines circonstances, il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001-VIII, Steel et Morris c. Royaume-uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005-XIII, Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 83, 26 février 2009, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, § 46, 20 octobre 2009, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 100, 14 septembre 2010, Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, 23 avril 2015).

134. Dans son arrêt Association Ekin, qui concernait l’interdiction administrative de la diffusion et de la mise en vente d’un ouvrage « de provenance étrangère », la Cour a notamment jugé que les interdictions de ce type devaient s’inscrire dans un cadre légal efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (Association Ekin, précité, § 58). Elle a relevé que, dans cette affaire, le Conseil d’État avait exercé un contrôle entier sur les motifs de l’interdiction – alors que jusque-là les juridictions administratives n’exerçaient qu’un contrôle restreint en la matière –, mais que la durée excessive de la procédure l’avait privé d’efficacité pratique. Elle a conclu que le contrôle exercé n’avait pas offert de garanties suffisantes contre les abus (ibidem, § 61).

135. Dans l’affaire Lombardi Vallauri, qui concernait le rejet de la candidature du requérant à un poste d’enseignant dans une université confessionnelle en raison de ses opinions présentées comme hétérodoxes, la Cour a jugé que, au cours de la procédure conduite devant le Conseil de faculté, l’intéressé n’avait pas bénéficié de garanties procédurales adéquates (Lombardi Vallauri, précité, §§ 46-48). Elle a également observé que, dans le cadre du recours introduit devant elles, les juridictions administratives internes avaient limité leur examen de la décision litigieuse au constat par le Conseil de faculté de l’existence du refus d’agrément de cette candidature par la congrégation, et relevé que le défaut de communication au requérant des raisons précises de ce refus excluait toute possibilité de débat contradictoire. La Cour en a conclu que le contrôle opéré n’avait pas été adéquat (ibidem, §§ 51 et 54).

136. Dans l’affaire Cumhuriyet Vakfı et autres, qui concernait l’interdiction à titre conservatoire de la publication d’un journal national, émise dans le cadre d’un procès civil afin de protéger les droits de la personnalité de son auteur, la Cour a jugé que les requérants n’avaient pas bénéficié de garanties suffisantes (Cumhuriyet Vakfı et autres, précité, § 75). Elle a tenu compte i) de la portée exceptionnellement étendue de l’interdiction, ii) de sa durée excessive, iii) du défaut de motivation de cette mesure par les juridictions internes, et iv) de l’impossibilité pour les requérants de la contester avant son adoption (ibidem, §§ 62-74).

γ) Sur la liberté d’expression des parlementaires

137. Dans sa jurisprudence, la Cour a constamment souligné l’importance de la liberté d’expression des parlementaires, vecteurs par excellence du discours politique. Dans l’arrêt Castells c. Espagne (23 avril 1992, série A no 236), qui avait pour objet la condamnation d’un sénateur ayant insulté le gouvernement dans un article de presse, elle a dit : « [p]récieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (ibidem, § 42, et Piermont c. France, 27 avril 1995, § 76 in fine, série A no 314). Ces principes ont été confirmés dans un certain nombre d’affaires relatives à la liberté d’expression de membres de parlements nationaux ou régionaux (voir, entre autres, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 36, CEDH 2001‑II, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011) ainsi que dans une série d’affaires portant sur des restrictions au droit d’accès à un tribunal par l’effet de l’immunité parlementaire (A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, CEDH 2002‑X, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003‑I, Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, § 60, CEDH 2003‑I (extraits), Zollmann c. Royaume-uni (déc.), no 62902/00, CEDH 2003‑XII, De Jorio c. Italie, no 73936/01, § 52, 3 juin 2004, Patrono, Cascini et Stefanelli c. Italie, no 10180/04, § 61, 20 avril 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, § 71, 24 février 2009).

δ) Sur la liberté d’expression dans l’enceinte parlementaire

138. Il ne fait aucun doute que tout propos tenu dans l’enceinte parlementaire appelle un haut degré de protection. Dans une société démocratique, le parlement est un lieu unique de débat qui revêt une importance fondamentale. La règle de l’immunité parlementaire, notamment, atteste ce haut degré de protection. La Cour a déjà reconnu que le fait que les États accordent généralement une immunité plus ou moins étendue aux parlementaires constitue une pratique de longue date qui vise les buts légitimes que sont la protection de la liberté d’expression au Parlement et le maintien de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Sous ses différentes formes, l’immunité parlementaire peut en effet servir à protéger un régime politique véritablement démocratique, qui est la pierre angulaire du système de la Convention, dans la mesure notamment où elle tend à protéger l’autonomie du législateur et l’opposition parlementaire (voir, entre autres, Kart, précité, § 81, avec d’autres références, et Syngelidis c. Grèce, no 24895/07, § 42, 11 février 2010). Les garanties offertes par l’immunité parlementaire en ses deux aspects (irresponsabilité et inviolabilité) visent à assurer l’indépendance du parlement dans l’accomplissement de sa mission. L’inviolabilité contribue à permettre cette pleine indépendance en prévenant toute éventualité de poursuites pénales obéissant à des mobiles politiques (fumus persecutionis) et en protégeant ainsi l’opposition des pressions ou abus de la majorité (Kart, précité, § 90). La protection accordée à la liberté d’expression au parlement vise à protéger les intérêts de ce dernier de manière générale et il ne faut pas penser qu’elle bénéficie à ses seuls membres individuellement (A. c. Royaume-uni, précité, § 85).

139. Cela dit, la liberté des débats parlementaires a beau être d’une importance fondamentale dans une société démocratique, elle ne revêt pas un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité avec la liberté d’expression telle que la consacre l’article 10 (Castells, précité, § 46, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV). L’exercice de la liberté d’expression au parlement comportant des « devoirs et responsabilités », comme indiqué à l’article 10 § 2, un parlement peut, sans méconnaître cette disposition, réagir lorsque l’un de ses membres adopte un comportement perturbateur entravant le fonctionnement normal de l’organe législatif. Autant le principe universellement reconnu de l’immunité parlementaire confère à la liberté d’expression parlementaire une protection accrue mais non absolue, autant certaines restrictions à cette liberté dans l’enceinte parlementaire – fondées sur la nécessité de veiller au bon ordre des travaux parlementaires – doivent elles aussi passer pour justifiées. Il convient de noter à cet égard que la Commission de Venise a observé que la plupart des parlements nationaux pouvaient infliger à leurs membres des sanctions disciplinaires (paragraphes 48-49 ci-dessus).

140. Dans ces conditions, la Cour juge important de distinguer, d’une part, la teneur des interventions des parlementaires et, d’autre part, la manière dont elles sont exprimées ainsi que le moment et le lieu choisis. C’est une distinction qui a été évoquée par la Cour constitutionnelle hongroise dans son arrêt (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour estime que c’est l’État – voire le parlement lui-même – qui doit en principe réglementer de manière indépendante le moment, l’endroit et les modalités des interventions dans l’enceinte parlementaire, et que le contrôle opéré par elle en la matière doit en conséquence être restreint. En revanche, l’État a une très faible latitude pour encadrer la teneur des propos tenus au sein du parlement, même si une certaine dose de réglementation peut passer pour nécessaire afin de faire échec à des moyens d’expression tels que des appels directs ou indirects à la violence. Dans le but de vérifier que la liberté d’expression demeure préservée, le contrôle opéré par la Cour doit en ce cas être plus rigoureux. Quoi qu’il en soit, en vertu du principe universellement reconnu de l’immunité parlementaire, l’État offre aux propos tenus au sein du parlement un niveau de protection plus élevé, si bien que la Cour ne devrait être que rarement appelée à intervenir.

141. La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 98 et 103, CEDH 2006‑IV). La Convention établit ainsi un lien étroit entre le caractère véritablement démocratique d’un régime politique et le fonctionnement efficace du parlement. Il est donc incontestable que le fonctionnement efficace du parlement est une valeur essentielle à une société démocratique et que, dès lors, l’exercice de la liberté d’expression en son sein doit parfois s’effacer devant les intérêts légitimes que sont la protection du bon ordre des activités parlementaires et la protection des droits des autres parlementaires. Le bon ordre des débats parlementaires bénéficie en dernière analyse au processus politique et législatif, à tous les membres du corps législatif – en ce qu’il leur permet de participer sur un pied d’égalité à la procédure parlementaire – ainsi qu’à la société en général. La Cour constitutionnelle hongroise a dit que, en la matière, il s’agissait de trouver le juste équilibre entre les droits de chaque député et l’efficacité des travaux parlementaires (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour partage cette approche, tout en ajoutant que les droits de la minorité parlementaire doivent également entrer en ligne de compte. Plus généralement, elle rappelle que le pluralisme et la démocratie doivent se fonder sur le dialogue et sur un esprit de compromis (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil 1998‑I, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 108, CEDH 2005‑XI, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 178, CEDH 2010).

ε)  Sur l’autonomie du parlement

142. La Cour relève que les règles régissant le fonctionnement interne du parlement sont une illustration du principe constitutionnel bien établi de l’autonomie parlementaire. Celle-ci est protégée en Hongrie par l’article 5 § 7 de la Loi fondamentale, qui dispose notamment que le président du parlement exerce des pouvoirs de police et de discipline de manière à assurer le bon fonctionnement de l’Assemblée (paragraphe 24 ci-dessus). Conformément à ce principe, communément admis parmi les États membres du Conseil de l’Europe, le parlement peut, à l’exclusion des autres pouvoirs et dans les limites du cadre constitutionnel, réglementer ses affaires internes, par exemple son organisation, la composition de ses organes et le maintien de l’ordre pendant les débats. L’autonomie parlementaire englobe bien évidemment le pouvoir pour le parlement d’appliquer des règles visant à assurer la bonne conduite de ses activités. C’est ce qu’on appelle parfois « l’autonomie juridictionnelle du parlement ». Selon la Commission de Venise, la majorité des parlements possèdent des règles de procédure interne qui prévoient des sanctions disciplinaires contre leurs membres (paragraphes 48-49 ci-dessus).

143. En principe, les règles de fonctionnement interne d’un parlement national, du fait qu’elles constituent un aspect de l’autonomie parlementaire, relèvent de la marge d’appréciation de l’État contractant. Les autorités nationales, et tout particulièrement les parlements (ou des organes comparables composés d’élus du peuple), sont en effet mieux placés que le juge international pour apprécier la nécessité d’agir face à un député dont le comportement perturberait le bon ordre des débats parlementaires et risquerait de nuire à l’intérêt fondamental consistant à assurer le bon fonctionnement du parlement dans une démocratie (Kart, précité, § 99, et, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, §§ 97 et 156, avec d’autres références).

144. Quant à l’étendue de la marge d’appréciation à accorder à l’État défendeur, elle est tributaire d’un certain nombre de facteurs. Elle dépend du type de propos tenus et, à cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 106, CEDH 2007‑V, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 197, 15 octobre 2015). La protection de la liberté de débat au sein du parlement est incontestablement essentielle à toute société démocratique. La Cour a noté ci-dessus que, d’une part, la liberté devait être protégée pour préserver les intérêts du parlement globalement mais que, d’autre part, il ne fallait pas en faire usage d’une façon qui nuise au bon fonctionnement de cette institution.

145. La Cour prend note à cet égard de la position adoptée par la grande majorité des États contractants, qui consiste à sanctionner les propos ou comportements nuisibles au bon déroulement de la procédure parlementaire. Il ressort des éléments de droit comparé dont elle dispose que la plupart, sinon la totalité, des États membres ont mis en place un système de sanctions frappant les parlementaires qui, par des propos ou comportements déplacés, violeraient les règles parlementaires (paragraphe 56 ci-dessus). Des dispositions similaires existent au sein de l’APCE et du Parlement européen (voir, respectivement, les paragraphes 42-44 et 50-52 ci-dessus). L’analyse de droit comparé montre que les parlements disposent de toute une gamme de mesures disciplinaires leur permettant d’assurer le bon déroulement de leur procédure, notamment le rappel à l’ordre ou l’avertissement, ainsi que certaines mesures plus sévères telles que le retrait du droit de parole, l’exclusion de la séance et les sanctions pécuniaires. On peut en déduire que, malgré certaines différences tenant à la nature et à l’ampleur des mesures disciplinaires, les États membres reconnaissent généralement la nécessité de règles destinées à sanctionner les propos ou comportements déplacés dans l’enceinte parlementaire.

146. Au vu de ces éléments, la Cour estime qu’il existe un intérêt public impérieux à veiller à ce que le parlement, tout en respectant les exigences de la liberté de parole, puisse fonctionner correctement et accomplir sa mission dans une société démocratique. Par conséquent, lorsque les règles disciplinaires pertinentes ont pour seule finalité de garantir le bon fonctionnement du parlement, et par là même du processus démocratique, la marge d’appréciation accordée en la matière doit être étendue. La Cour observe avoir déjà reconnu que les États membres jouissaient d’une large marge d’appréciation s’agissant de l’encadrement de l’immunité parlementaire, qui relève du droit parlementaire (Kart, précité, § 82).

147. Toutefois, à ce stade, la Cour tient à souligner que, du point de vue du critère de la nécessité énoncé à l’article 10 § 2 de la Convention, la latitude, inhérente à la notion d’autonomie parlementaire, dont jouissent les autorités nationales pour sanctionner les propos ou comportements au parlement pouvant passer pour déplacés, aussi importante soit-elle, n’est pas absolue. Cette latitude doit être compatible avec les notions de « régime politique véritablement démocratique » et de « prééminence du droit » auxquelles renvoie le Préambule de la Convention. La Cour rappelle que pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique » et que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, entre autres, Young, James et Webster c. Royaume-uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 90, CEDH 2004‑I, et Leyla Şahin, précité, § 108). Dès lors, l’autonomie parlementaire ne saurait être détournée aux fins d’étouffer la liberté d’expression des parlementaires, laquelle se trouve au cœur du débat politique dans une démocratie. Il serait incompatible avec le but et l’objet de la Convention que, en instaurant tel ou tel régime d’autonomie parlementaire, les États contractants se soustraient à leurs responsabilités au titre de la Convention s’agissant de l’exercice de la liberté d’expression au parlement (voir, mutatis mutandis, Cordova c. Italie (no 1), précité, § 58). De même, la majorité ne saurait s’appuyer sur les règles régissant le fonctionnement interne du parlement pour abuser de sa position dominante à l’égard de l’opposition. La Cour estime important de protéger la minorité parlementaire de tout abus de la majorité. Elle examinera donc avec un soin particulier toute mesure qui apparaîtrait jouer uniquement ou principalement en défaveur de l’opposition (voir, s’agissant de la compatibilité avec l’article 3 du Protocole no 1 de restrictions aux droits électoraux, Tănase, précité, § 179). Elle ajoute que l’APCE a souligné la nécessité de traiter tous les parlementaires sur un pied d’égalité (paragraphe 47 ci-dessus).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

148. Ainsi qu’il a été rappelé ci-dessus (paragraphe 132), l’adjectif « nécessaire » employé à l’article 10 § 2 implique l’existence d’un besoin social impérieux. Les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin et la Cour a reconnu qu’en l’espèce cette marge était étendue (paragraphe 146 ci-dessus). La Cour n’a aucun mal à admettre qu’il était nécessaire en l’occurrence de réagir au comportement adopté par les requérants dans l’enceinte de l’Assemblée, tâche qui incombait à celle-ci dans l’exercice de son autonomie. En outre, la Cour doit déterminer si l’ingérence en question était proportionnée aux buts légitimes poursuivis et si les motifs avancés par les autorités nationales pour la justifier étaient pertinents et suffisants (paragraphe 132 ci-dessus), ce qu’elle va s’employer à faire ci-dessous.

149. En l’espèce, les requérants, au cours de débats et de votes, ont apporté et exhibé au milieu de la salle une grande pancarte et des banderoles (voir, respectivement, les paragraphes 12-13, 15-16 et 20-21 ci‑dessus). Mme Lengyel, une requérante, s’est également exprimée à l’aide d’un porte‑voix lors d’un vote (paragraphes 20-21 ci-dessus). Il apparaît que les requérants ont reçu un avertissement du Président (voir les paragraphes 13, 16 et 21 ci-dessus, respectivement). La Cour considère qu’exhiber une pancarte ou une banderole dans l’enceinte d’un parlement n’est pas un moyen classique pour un député d’exposer ses vues sur un sujet débattu en ce lieu. En choisissant de se comporter ainsi, les requérants ont perturbé l’ordre au sein de l’Assemblée. S’ils avaient fait passer le même message pendant leurs interventions stricto sensu, ce qu’ils étaient libres de faire, les conséquences de leurs actions auraient pu être tout autres. Il est manifeste que l’usage d’un porte-voix dans la salle trouble aussi l’ordre.

150. La Cour relève que, dans ses trois propositions tendant à infliger des amendes aux requérants, ultérieurement entérinées par l’Assemblée, le Président a évoqué leur comportement, tel que rapporté au procès-verbal, qui avait été qualifié de gravement offensant pour l’ordre parlementaire (voir les paragraphes 14, 17 et 22-23 ci-dessus, respectivement). Pour ce qui est de Mmes Szél, Lengyel et Osztolykán, il a observé que leur comportement avait été gravement offensant pour l’ordre parlementaire parce qu’elles avaient déployé une banderole et utilisé un porte-voix (paragraphe 23 ci-dessus). Au vu du dossier, la Cour est convaincue que les requérants ont été sanctionnés non pas pour avoir exprimé leur point de vue sur les questions débattues à l’Assemblée mais plutôt en raison du moment, du lieu et des modalités qu’ils avaient choisis pour ce faire. Cette conclusion est corroborée par l’absence, dans les procédures parlementaires en cause, d’examen de la teneur même des propos des requérants.

151. De plus, compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour n’aperçoit aucune raison de douter du fait que les sanctions disciplinaires litigieuses infligées aux requérants s’appuyaient sur des motifs pertinents au regard des buts légitimes poursuivis, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits des autres députés. Elle ne voit cependant nul besoin de statuer sur le point de savoir si, eu égard à la marge d’appréciation étendue de l’État, ces motifs étaient également suffisants pour démontrer que l’ingérence en cause était « nécessaire ». Elle juge plus utile d’axer son analyse sur la question de savoir si la restriction à la liberté d’expression des requérants s’accompagnait de garanties effectives et adéquates contre les abus. En effet, comme elle l’a indiqué ci-dessus (paragraphes 132 et suiv.), l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des éléments qu’il faut parfois aussi prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Par ailleurs, la Cour a dit précédemment (paragraphe 140 ci-dessus) que son contrôle sur la manière de réglementer le lieu, le moment et les modalités des interventions au sein du parlement devait être restreint.

152. À cet égard, il faut souligner que l’exercice par un parlement de son pouvoir de sanction en cas de comportement perturbateur de l’un de ses membres doit respecter le principe de proportionnalité inhérent à l’article 10, y compris sous son volet procédural (paragraphe 133 ci-dessus). Le respect de ce principe veut notamment que la sanction imposée corresponde à la sévérité de l’infraction disciplinaire. Cela dit, la Cour doit aussi dûment tenir compte de l’autonomie du parlement, laquelle doit peser d’un grand poids dans la mise en balance des intérêts à opérer sous l’angle du critère de proportionnalité. De ce fait, et compte tenu de la marge d’appréciation étendue à accorder aux États contractants en la matière (paragraphe 146 ci‑dessus), il convient de distinguer deux cas de figure.

153. Le premier cas de figure – probablement assez théorique – est celui d’un parlement qui agirait manifestement par excès de pouvoir, arbitrairement, voire de mauvaise foi, en imposant une sanction non prévue par son règlement intérieur ou incontestablement disproportionnée à l’infraction disciplinaire alléguée. Ce parlement ne pourrait alors assurément pas s’appuyer sur sa propre autonomie pour justifier la sanction qu’il inflige, sur laquelle la Cour pourrait dès lors exercer son contrôle entier.

154. Le second cas de figure – à retenir en l’espèce – est celui d’un parlementaire sanctionné auquel la procédure parlementaire n’offrirait pas les garanties procédurales élémentaires lui permettant de contester la mesure disciplinaire dont il est l’objet (voir, mutatis mutandis, Hoon c. Royaume‑Uni (déc.), no 14832/11, 13 novembre 2014). Cela soulèverait un problème sous l’angle des exigences procédurales de l’article 10 (paragraphe 133 ci-dessus).

155. À cet égard, le Gouvernement établit une distinction entre les sanctions immédiates, telles que le retrait du droit de parole et l’exclusion de la séance, qui empêchent sur-le-champ un parlementaire de s’exprimer, et les sanctions a posteriori, telles que l’amende infligée en l’espèce. Cette distinction se retrouve par exemple dans le règlement du Parlement européen (paragraphe 51 ci-dessus). La Cour estime que les garanties procédurales accompagnant ces différents types de sanctions peuvent elles aussi varier. Les sanctions immédiates (hors de propos en l’espèce) sont imposées en cas de graves troubles à l’ordre parlementaire et, du point de vue des garanties procédurales, elles appelleraient un avertissement. On peut cependant aussi envisager que, dans les cas extrêmes, nul avertissement ne s’impose. La justification serait alors que les propos ou le comportement manifestement déplacés du parlementaire annihilent la protection de sa liberté d’expression ou peuvent passer pour un abus de ce droit.

156. En l’espèce, seules des sanctions disciplinaires a posteriori sont en jeu. La Cour rappelle que la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux de toute société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 34, série A no 18, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996‑III, et Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II). La prééminence du droit implique notamment que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention (voir, entre autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28, et Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82). En matière de sanctions disciplinaires a posteriori, la Cour considère que les garanties procédurales offertes à cette fin doivent prévoir, au minimum, le droit pour le parlementaire concerné d’être entendu dans le cadre d’une procédure parlementaire préalablement au prononcé de la sanction. Elle constate que le droit d’être entendu apparaît de plus en plus constituer dans les États démocratiques une règle procédurale élémentaire qui ne se limite pas au seul cadre judiciaire, comme le montre notamment l’article 41 § 2 a) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphes 54-55 ci‑dessus).

157. Les modalités de mise en œuvre du droit d’être entendu doivent être adaptées au contexte parlementaire, sachant que, comme la Cour l’a déjà indiqué au paragraphe 147 ci-dessus, il faut ménager un équilibre permettant de garantir à la minorité parlementaire un traitement juste et adéquat et d’empêcher tout abus de position dominante par la majorité. Dans l’exercice de ses fonctions, le président du parlement devrait agir d’une manière exempte de tout préjugé personnel ou parti pris politique. En outre, si, compte tenu des principes universellement reconnus de l’autonomie du parlement et de la séparation des pouvoirs, un parlementaire frappé d’une sanction disciplinaire n’est pas censé jouir d’un droit de recours hors du cadre parlementaire pour s’y opposer, des garanties procédurales ne s’imposent pas moins dans ce contexte avec une force particulière vu le laps de temps écoulé entre le comportement dénoncé et l’imposition de la sanction elle-même.

158. Par ailleurs, la Cour considère que toute décision a posteriori imposant une sanction disciplinaire doit en exposer les motifs essentiels, de manière à permettre non seulement au parlementaire concerné d’en saisir la justification mais aussi au public d’exercer un certain droit de regard à ce sujet.

159. À l’époque des faits, la législation nationale ne donnait à un député sanctionné aucun moyen d’être associé à la procédure pertinente, et notamment d’être entendu. La procédure conduite en l’espèce a consisté en une proposition écrite du président du Parlement tendant à infliger des amendes puis en l’adoption de celle-ci en séance plénière, sans débat. Ainsi, elle n’a offert aucune garantie procédurale aux requérants. Les décisions des 6 et 24 mai 2013 (paragraphes 14 et 17 ci-dessus) ne renfermaient par ailleurs aucun motif pertinent expliquant en quoi leurs actions avaient été jugées gravement offensantes pour l’ordre parlementaire. Selon le Gouvernement, les requérants auraient pu contester les mesures proposées par le Président devant l’Assemblée plénière, la commission de l’Assemblée ou la commission chargée de l’interprétation du règlement intérieur. Or la Cour estime qu’aucune de ces options ne leur aurait permis de contester de manière effective la proposition du Président : elles se limitaient à une possibilité générale de faire une déclaration devant l’Assemblée ou de saisir certains organes parlementaires, sans la moindre garantie que leurs arguments fussent examinés dans le cadre de la procédure disciplinaire en question.

160. Signalons qu’une modification de la loi relative à l’Assemblée, qui permet désormais à tout parlementaire frappé d’une amende d’introduire un recours et de présenter ses arguments devant une commission parlementaire, est entrée en vigueur le 4 mars 2014, et que les garanties procédurales minimales qui s’imposaient en l’espèce apparaissent donc avoir été mises en place (paragraphes 28-29 ci-dessus). Cependant, cette modification n’a pas d’incidence sur la situation des requérants en l’espèce.

161. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’ingérence dénoncée dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression n’était pas proportionnée aux buts légitimes poursuivis en ce qu’elle n’était pas accompagnée de garanties procédurales adéquates.

162. Dès lors, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et qu’il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention pour ce motif.

PRISE DE PAROLE DANS UN CONSEIL MUNICIPAL

Brzeziński c. Pologne du 25 juillet 2019 requête n° 47542/07

Violation de l'article 10 : Violation de la liberté d’expression dans le cadre d’une campagne électorale municipale

L’affaire concerne l’allégation d’une violation de la liberté d’expression pour des propos tenus par le requérant dans une brochure publiée dans le cadre d’une campagne électorale. La Cour observe que les déclarations incriminées ont été effectuées dans le cadre d’un débat autour de questions importantes pour la communauté locale. Elle note que les termes employés dans la brochure sont restés dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissible, au regard du ton et du registre ordinaires du débat politique au niveau local. De plus, outre l’interdiction qui lui a été faite de continuer à publier la brochure, le requérant a été obligé de présenter des excuses et de rectifier les informations jugées inexactes en faisant paraître une déclaration en première page de deux quotidiens locaux. Il a aussi été condamné au paiement d’une somme à un organisme caritatif. La Cour estime ainsi que le requérant a subi une sanction susceptible d’avoir un effet inhibiteur, alors qu’il participait au débat politique.

LES FAITS

En octobre 2006, au cours d’une campagne politique en vue des élections aux conseils municipaux et de district ainsi qu’aux assemblées provinciales, M. Brzeziński, candidat au poste de conseiller communal et un certain A.B. firent paraître une brochure dans laquelle ils appelaient à voter pour les membres de leur comité électoral et critiquaient la gestion de la municipalité. Les critiques visaient principalement le maire et les membres du conseil communal. M. Brzeziński laissait entendre que ces derniers avaient formé une sorte d’entente dans le seul but de tirer profit des fonctions qu’ils occupaient. Le maire et un élu local visés dans la brochure assignèrent M. Brzeziński et A.B. en justice, sollicitant une ordonnance interdisant la diffusion de la brochure et obligeant leurs auteurs à rectifier les informations inexactes diffusées et à s’excuser publiquement. Le matin du 27 octobre 2006, M. Brzeziński fut convoqué par téléphone à une audience prévue pour le même jour à 13h30 devant le tribunal régional de Częstochowa. M. Brzeziński ne se rendit pas à l’audience. Par une décision rendue le jour même, le tribunal abandonna les poursuites engagées contre A.B. mais interdit à M. Brzeziński de continuer à diffuser sa brochure, lui ordonna de présenter des excuses et de rectifier les informations inexactes qu’elle contenait. Il le condamna également à verser 5 000 zlotys polonais (PLN) à un organisme caritatif et 360 PLN aux plaignants pour les frais de procédure. Le tribunal observa que M. Brzeziński avait laissé entendre que des fraudes avaient été commises lors de la distribution de subventions publiques, alors que ces faits, selon le tribunal, n’étaient pas avérés. Le 19 avril 2007, la cour d’appel examina l’appel interjeté contre la décision du 27 octobre 2006 et le rejeta. Elle confirma que M. Brzeziński avait été régulièrement convoqué à l’audience et considéra que les preuves dont le tribunal avait disposé corroboraient cette conclusion.

CEDH : ARTICLE 10

46.  La Cour note qu’il n’est pas contesté en l’espèce que les décisions prononcées à l’encontre du requérant constituent une ingérence des autorités publiques dans l’exercice par celui-ci de sa liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention.

47.  Elle estime que l’ingérence était « prévue par la loi », ce qui n’a d’ailleurs pas été contesté devant elle ; en effet, les décisions incriminées se fondaient sur l’article 72 de la loi sur les élections locales. Cette ingérence visait un but légitime prévu par le paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de la réputation d’autrui, plus particulièrement celle de J.Ś. et de J.K. en tant que candidats aux élections locales. Reste à déterminer si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

48.  La Cour renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Lindon Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007‑XI, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, §§ 60 à 64, CEDH 2008 (extraits)).

49.  Elle rappelle que, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article de la Convention concerné les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).

50.  En particulier, il lui incombe de déterminer si les motifs invoqués par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence apparaissent comme « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, et Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 23, 20 octobre 2009). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, § 51, et Braun c. Pologne, no 30162/10, 4 novembre 2014, § 41).

51.  En l’espèce, la Cour observe que, dans une brochure parue au cours d’une campagne en vue des élections locales, le requérant, candidat au poste de conseiller municipal, a exprimé des propos critiques envers le maire candidat à sa propre réélection de la commune dont il était lui‑même résident et envers certains membres du conseil municipal. Dans cette brochure, l’intéressé faisait notamment état de l’absence de mise en œuvre de leurs promesses électorales par les élus locaux alors au pouvoir et s’interrogeait sur leur aptitude à diriger la commune. Parmi les questions abordées par le requérant se trouvaient notamment celle de la gestion de la municipalité et des fonds publics et celle de l’absence de solution adéquate proposée par l’équipe du maire aux différents problèmes des résidents de la commune.

52.  La Cour note que la gestion d’une municipalité est incontestablement un sujet d’intérêt général pour la collectivité, sur lequel le requérant avait droit de communiquer des informations au public. Elle estime de plus que la compagne électorale alors en cours constituait à n’en pas douter le moment le plus opportun pour aborder ce genre de questions. Concernant les personnes visées par les propos litigieux, la Cour note qu’il s’agissait, notamment, du maire de la commune et d’une conseillère communale, tous deux candidats à leur propre réélection. Ces derniers étaient visés es qualité par les propos du requérant.

53.  La Cour rappelle dans ce contexte que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Feldek c. Slovaquie, no 20032/95, § 74, CEDH 2001-VIII, et Lacroix c. France, no 41519/12, § 31, 7 septembre 2017).

54.  La Cour souligne de plus que le requérant s’exprimait en tant que candidat à la fonction de conseiller municipal et représentant du comité électoral distinct de celui du maire sortant. Le discours de l’intéressé s’analyse donc comme celui d’un opposant politique, pour l’encadrement duquel la marge d’appréciation des États est très limitée (Jean‑Jacques Morel c. France, no 25689/10, § 39, 10 octobre 2013).

55.  La Cour partage les constatations des juridictions nationales selon lesquelles les propos incriminés avaient un lien évident avec la campagne électorale qui se déroulait alors. Elle admet qu’il est nécessaire de lutter contre la dissémination d’informations fallacieuses à propos des candidats aux élections afin de préserver la qualité du débat public en période préélectorale. La Cour rappelle en même temps qu’il est particulièrement important, en cette période préélectorale, de permettre aux opinions et aux informations de tous ordres de circuler librement (Kwiecień c. Pologne, no 51744/99, § 48, 9 avril 2007).

56.  La Cour rappelle qu’il ne lui incombe pas de rechercher si le requérant en l’espèce s’est appuyé sur des informations suffisamment précises et crédibles ni de décider si la base factuelle sur laquelle l’intéressé affirme s’être fondé était en lien avec la nature et l’ampleur de ses propos. Cette tâche revenait aux juridictions nationales, qui sont en principe mieux placées qu’une cour internationale pour apprécier les circonstances factuelles de l’affaire. Cela étant dit, la Cour rappelle que, en tranchant sur ces questions, les juridictions nationales étaient tenues d’observer les principes consacrés à l’article 10 de la Convention (Braun précité, § 49, Kurski c. Pologne, no 26115/10, § 55, 5 juillet 2016).

57.  En l’espèce, il ne ressort pas des motifs des décisions des juridictions nationales que celles-ci se soient interrogées sur la question de savoir si les propos litigieux reposaient sur une base factuelle suffisamment crédible ni si le requérant avait agi avec la diligence requise. Les propos incriminés ont été sans la moindre hésitation qualifiés de mensongers et considérés comme portant atteinte à la bonne réputation et à la considération des plaignants en tant que candidats aux élections locales. La Cour note que les juridictions nationales ont estimé que les propos incriminés contenaient des imputations de malversations et de fraude dans les dépenses publiques et que leur teneur était malveillante et outrepassait les formes acceptables de propagande électorale

58.  La Cour estime qu’en l’espèce, il ne fait aucun doute que les déclarations incriminées ont été effectuées dans le cadre d’un débat autour des questions importantes pour la communauté locale (Braun précité, § 50, Kurski, précité, § 56). Cela étant dit, la Cour ne peut souscrire aux constatations des juridictions nationales selon lesquelles le requérant en l’espèce était tenu de démontrer la véracité de ses déclarations. La Cour estime qu’obliger le requérant à satisfaire à des exigences plus rigoureuses en la matière que celles « de diligence requise » ne se justifiait pas, eu égard aux principes consacrés dans sa jurisprudence et aux circonstances de l’espèce. La Cour observe que, de par leur approche, les juridictions nationales ont privé le requérant de la protection de l’article 10 de la Convention.

59.  Bien que le ton sur lequel le requérant s’était exprimé était incisif, voire parfois ironique, le langage employé n’était ni vulgaire ni injurieux. La Cour estime que les termes utilisés restent dans les limites de l’exagération ou de la provocation admissible, au regard du ton et du registre ordinaires du débat politique au niveau local (Jean-Jacques Morel, précité, § 42).

60.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation des plaignants. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ne correspondaient à aucun besoin impérieux.

61.  La Cour rappelle par ailleurs que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Skałka c. Pologne, no 43425/98, §§ 41-42, 27 mai 2003). En l’espèce, elle observe que, en plus de l’interdiction lui ayant été faite de continuer à diffuser la brochure, le requérant a été obligé de présenter des excuses et de rectifier les informations jugées inexactes en faisant paraître une déclaration à cet effet en première page de deux quotidiens locaux. Elle note qu’il a en outre été condamné à verser 360 PLN aux plaignants pour les frais de procédure et 5 000 PLN à un organisme caritatif. Si le montant de cette dernière somme équivalait à la moitié de la somme maximale prévue à l’article 72 de la loi sur les élections locales, la Cour estime que, à la suite de l’application cumulative des mesures susmentionnées à son encontre, le requérant a subi une sanction susceptible d’avoir un effet inhibiteur sur quelqu’un comme lui qui, en l’espèce, avait participé au débat politique à l’échelon local.

62.  Pour autant que le requérant se plaint de ne pas avoir pu assurer sa défense en raison de la façon dont il a été informé de l’audience de première instance et des circonstances ayant rendu impossible sa comparution personnelle à celle-ci, la Cour observe qu’il ressort des motivations des décisions des juridictions nationales que le requérant a été régulièrement convoqué à l’audience de première instance. Consciente de la brièveté du délai entre cette convocation et le début de l’audience, la Cour note que les juridictions nationales ont établi que le requérant ne leur avait alors signalé aucun obstacle à sa comparution personnelle devant le tribunal et qu’il n’avait pas non plus justifié son défaut de comparution, bien qu’il en ait eu la possibilité dans le cadre du recours qu’il avait exercé contre la décision de première instance. Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que l’absence du requérant à l’audience de première instance et l’impossibilité en ayant résulté pour lui de présenter ses arguments au tribunal était imputable aux seules autorités nationales.

63.  En conclusion, la Cour estime que les décisions prononcées à l’encontre du requérant s’analysent en une ingérence disproportionnée dans son droit à la liberté d’expression et qu’elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

64.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

LACROIX c. France du 7 septembre 2017 requête n° 41519/12

Article 10 : l'invective dans un Conseil municipal est un fait de la vie politique où les échanges verbaux sont particulièrement rugueux.

La condamnation du requérant pour la prise à partie du maire et de sa première adjointe, lors de la passation d'un marché public pour la réfection d'une route, n'a pas respecté la Convention alors que le sujet est d'intérêt général.

LE REQUÉRANT

27. Selon le requérant, le débat dans lequel ses propos ont été tenus relevait de l’intérêt général, s’agissant d’une discussion au cours d’une séance publique du conseil municipal consacrée à la conclusion d’un avenant à un marché public conclu par la commune. Il souligne qu’il s’exprimait en sa double qualité de conseiller municipal et de géotechnicien, étant géologue de profession et qu’en tant que conseiller municipal, il avait un devoir de vigilance, voire d’alerte, sur la manière dont était gérée la commune.

28. Le requérant ajoute que ce sont bien le maire et sa première adjointe es qualité qui étaient visés par ses propos, et non des personnes privées, de telle sorte que ses propos s’inscrivaient dans le cadre de l’invective politique qui autorise, selon la jurisprudence de la Cour, une certaine liberté de ton.

29. Le requérant considère que ses propos s’apparentent davantage à des jugements de valeur qu’à des déclarations de fait et qu’ils reposaient bien sur une base factuelle suffisante. À ce titre, il fait valoir que, d’une part, il avait constaté des irrégularités affectant des marchés publics et, d’autre part, qu’à la suite de son courrier au préfet des Alpes-Maritimes, le procureur de la République avait ordonné une enquête préliminaire. Il ajoute que ses craintes quant aux irrégularités et aux insuffisances des travaux réalisés pour sécuriser la route de la Clave ont été confirmées par deux accidents de la route survenus en 2011 et 2014.

CEDH

34. La Cour considère que la condamnation pénale du requérant pour diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle observe que les parties sont en accord sur ce point.

35. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des « buts légitimes » énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

36. La Cour observe que cette ingérence était « prévue par la loi », la condamnation du requérant ayant été prononcée en application des articles 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que cette loi satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006, De Lesquen du Plessis‑Casso c. France, no 54216/09, § 33, 12 avril 2012, et Morice c. France, précité, § 142).

b) « Buts légitimes »

37. Selon la Cour, il n’est pas douteux que la condamnation du requérant pour diffamation envers un citoyen chargé d’un service public ou d’un mandat public poursuivait l’un des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation d’autrui.

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

i. Principes généraux

38. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour, ont été résumés dans les arrêts De Lesquen du Plessis-Casso (précité, §§ 36 à 40), Morice (précité, §§ 124 à 127) et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, §§ 137 à 141, CEDH 2016 (extraits)).

ii. Application en l’espèce

39. Lors de l’examen des circonstances de l’espèce, la Cour prendra en compte les éléments ci-après : la qualité du requérant et celle des personnes visées par les propos litigieux, le cadre de ces propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée au requérant (cf. Morice, précité, §§ 150 et suiv., et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 35 et suiv., CEDH 2001‑II).

α) La qualité d’élus et d’hommes politiques du requérant et des personnes visées par les propos litigieux

40. La Cour note que le requérant siégeait au conseil municipal du Broc à titre d’élu. Il faisait partie de la majorité municipale et était membre de la commission des finances et des appels d’offre. En cette qualité, il était en charge du suivi d’une opération de sécurisation et d’aménagement du domaine public de la route de la Clave située sur cette commune. Le requérant avait donc un rôle de « vigie » et d’alerte de la population notamment dans le domaine spécifique des marchés publics dont il était en charge. Or, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un élu du peuple, tel le requérant, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Jerusalem, précité § 36).

41. Concernant les personnes visées par les propos litigieux, il s’agissait du maire de la commune et de sa première adjointe. Ces derniers étaient visés es qualité par les propos du requérant. La Cour relève d’ailleurs que le requérant a été condamné pour des faits qualifiés de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public, et non pour diffamation envers un particulier. Or, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un responsable politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par l’ensemble des citoyens ; il doit, par conséquent montrer une plus grande tolérance (De Lesquen du Plessis‑Casso, précité, § 39). En l’espèce, la Cour considère que le maire et la première adjointe de cette commune, critiqués pour des actes effectués dans le cadre de leurs fonctions électives, se devaient de faire preuve d’un plus grand degré de tolérance à l’égard des critiques, même sévères, formulées par l’un des leurs, fut-il conseiller municipal appartenant à la même majorité qu’eux. De plus, M. T. et Mme P., présents lors de la réunion du conseil municipal, pouvaient répondre directement aux propos du requérant.

β) La contribution à un débat d’intérêt général

42. Concernant le cadre des propos litigieux, la Cour observe qu’ils ont été tenus, une première fois, lors d’une séance publique du conseil municipal, consacrée notamment à la conclusion d’un avenant à un marché public litigieux. Ces propos ont par la suite été réitérés dans un tract. Les déclarations du requérant visaient à mettre en lumière et à informer les électeurs d’irrégularités qui, selon lui, entachaient l’exécution et la passation de marchés publics dont il était en charge. Ces propos relevaient donc du cadre d’un débat d’intérêt général pour la collectivité, sur lequel le requérant avait le droit de communiquer des informations au public.

43. La Cour a déjà relevé, s’agissant des déclarations litigieuses non couvertes par une quelconque immunité parlementaire et prononcées dans une instance pour le moins comparable au parlement, l’intérêt que présente, pour la société, la protection de la liberté d’expression des participants. Dans une démocratie, le parlement ou des organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique (Jerusalem, précité, § 40). S’il est vrai que les déclarations en l’espèce ont été prononcées lors d’une séance du conseil municipal d’une petite circonscription, il n’en reste pas moins qu’elles ont été faites par le requérant en sa qualité d’élu (voir point 40 ci-dessus). Or précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple (voir Karácsony, précité, § 40). Dans ces circonstances, une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de ces organes ne saurait également se justifier que par des motifs impérieux (voir mutatis mutandis, Jerusalem, idem).

γ) La nature des propos litigieux et leur base factuelle

44. Il ressort de la lecture de l’article de presse rapportant les échanges au cours du conseil municipal concerné que les paroles du requérant constituaient une appréciation, particulièrement critique et portée sur le ton de l’invective, sur l’attitude du maire et de sa première adjointe dans le cadre de l’exécution d’un contrat public spécifique. La Cour considère que les propos du requérant constituent des invectives politiques que les élus politiques s’autorisent lors des débats, lesquels peuvent être parfois assez vifs lors des séances de conseils municipaux (De Lesquen du Plessis‑Casso, précité, §§ 40 et 48). Le tract distribué par le requérant s’inscrivait dans le cadre de cette même controverse de politique municipale.

45. La Cour observe que, tant le requérant que le Gouvernement, estiment que les déclarations incriminées dans la présente affaire constituent des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait. Elles reflètent des assertions objectives sur des questions d’intérêt public par un élu du conseil municipal (Jerusalem, précité § 44).

46. Reste à savoir, en tout état de cause, si la base factuelle de ces jugements de valeur était suffisante. À cet égard, la Cour note que le requérant avait signifié une offre de preuve de la véracité des faits imputés au maire et à son adjointe, mais qu’il a été déchu par les juridictions internes du droit de faire la preuve de la vérité des faits poursuivis pour des motifs procéduraux liés à son élection de domicile (paragraphe 19 ci-dessus).

47. Or, la Cour observe que le requérant, en charge du suivi d’un marché public relatif à la sécurisation d’une route et par ailleurs maître de conférence en géotechnique, a porté à la connaissance du préfet et de la chambre régionale des comptes des faits qu’il considérait comme constituant des infractions à la législation sur les marchés publics et mettant en danger la sécurité des usagers de la route de la Clave. La Cour relève que le préfet des Alpes Maritimes a saisi le procureur de la République aux fins de voir diligenter une enquête sur les faits dénoncés par le requérant dans son courrier du 29 août 2009. Ces éléments ont été jugés suffisamment sérieux et étayés par le procureur de la République de Grasse pour que, d’une part, une enquête préliminaire soit confiée à la section financière de la brigade de recherche de Nice puis, d’autre part, un complément de diligences soit ordonné le 29 novembre 2010. Les informations transmises étaient donc suffisamment précises pour permettre à la justice d’enquêter sur les faits que le requérant dénonçait.

48. La Cour note par ailleurs que, alors même que le maire était informé d’un classement sans suite le 6 décembre 2010, tel n’a pas été le cas du requérant qui, postérieurement à cette date, a été destinataire de plusieurs courriers du ministère public l’informant soit que l’enquête était toujours en cours, soit que la procédure était en attente d’une décision du substitut du procureur.

49. La Cour souligne que c’est en sa qualité d’élu que le requérant était en charge du dossier en débat. Elle observe, en outre, que ses compétences professionnelles lui permettaient d’en apprécier les aspects techniques. Elle considère qu’il accomplissait son mandat en alertant les autres membres du conseil municipal, les citoyens de sa commune et le préfet de ce qu’il pensait être des irrégularités affectant un marché public relatif à la sécurisation d’une route et pouvant avoir des conséquences non seulement sur le budget de la commune mais également sur la sécurité de ses concitoyens. Enfin, si les propos ont été tenus sur le ton de l’invective, ils étaient fondés sur une base factuelle suffisante.

δ) La nature de la sanction infligée au requérant

50. Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont des éléments à prendre en considération lorsque l’on évalue la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, le requérant a été condamné à une amende de mille EUR, ainsi qu’à payer des dommages-intérêts d’un montant de un EUR. Or, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, lequel doit être pris en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Morice, précité, § 176). Le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. Pour cette raison, la Cour a invité à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice, précité, §§ 127 et 176).

51. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé, dans les circonstances de l’espèce, entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d’expression et celle de protéger les droits et la réputation des plaignants. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants, et ils ne correspondaient à aucun besoin social impérieux. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

PRISE DE PAROLE DANS UNE MANIFESTATION AUTORISÉE

Erkizia Almandoz c. Espagne du 22 juin 2021 requête no 5869/17

Article 10 : En condamnant les propos d’un ancien politicien basque indépendantiste tenus lors d’un hommage public, les autorités ont violé sa liberté d’expression

Art 10 • Liberté d’expression • Discours prononcé lors d’un hommage à un membre de l’organisation terroriste ETA n’incitant pas directement ou indirectement à la violence terroriste • Requérant n’ayant pas la qualité d’homme politique • Débat public d’intérêt général • Absence de discours de haine visant à justifier des actes terroristes ou faire éloge du terrorisme • Discours visant à entamer une voie démocratique • Condamnation disproportionnée

L’affaire concerne la participation du requérant, politicien basque indépendantiste, à un hommage rendu à un ancien membre de l’organisation terroriste ETA, ainsi que sa condamnation pour apologie du terrorisme à une peine d’un an de prison et sept ans de suspension du droit d’éligibilité. Ayant analysé l’application des différents facteurs qui caractérisent le discours de haine ou éloge ou justification du terrorisme, la Cour considère que, si les propos du requérant ont été tenus lors d’un rassemblement d’hommage à un ancien membre de l’ETA, dans un contexte politique et social tendu, le requérant n’a pas eu l’intention, ni dans le contenu de ses propos, ni dans la manière de les formuler, d’inciter à l’usage de la violence ni de justifier ou de faire l’éloge du terrorisme. Pour la Cour, l’incitation directe ou indirecte à la violence terroriste n’est pas avérée et le discours du requérant lors de l’hommage tendait au contraire à promouvoir la poursuite d’une voie démocratique en vue d’atteindre les objectifs politiques propres à la gauche abertzale. La Cour conclut que l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression du requérant ne peut être qualifiée de « nécessaire dans une société démocratique ».

FAITS

Le 21 décembre 2008, M. Erkizia Almandoz participa en qualité d’orateur à un événement d’hommage, nommé « Indépendance et socialisme », organisé dans le village d’Arrigorriaga (Pays basque) par la famille de José Miguel Beñaran Ordeñana (alias « Argala »). Il s’agissait de rendre hommage à Argala, ancien membre de l’organisation terroriste ETA, assassiné trente ans auparavant par l’organisation terroriste d’extrême droite Batallón Vasco Español (BVE). M. Erkizia Almandoz n’occupait aucun poste politique au moment des faits, mais était un homme politique de référence dans le cadre de l’un des courants du mouvement indépendantiste du Pays basque nommé « la gauche abertzale » (Izquierda Abertzale).

Le 3 mai 2011, la chambre pénale de l’Audiencia Nacional condamna M. Erkizia Almandoz pour le crime d’apologie du terrorisme, visé aux articles 578 et 579 § 2 du code pénal, à des peines d’un an d’emprisonnement et de sept ans de suspension du droit d’éligibilité. Elle statua que M. Erkizia Almandoz avait plaidé en faveur d’Argala en justifiant et en excusant ses actes. De l’avis de l’Audiencia Nacional, celui-ci ne s’était pas limité à faire un discours politique en faveur de l’indépendance du Pays basque et du socialisme, mais avait prononcé son discours de façon ambiguë en appelant à « une réflexion afin de choisir le chemin le plus adéquat », à savoir celui « qui allait faire le plus de mal à l’État » et qui conduirait « le peuple vers un nouveau scénario démocratique ». Il avait crié « Vive Argala » à la fin de son discours, en en faisant son éloge en tant que terroriste. Pour l’Audiencia Nacional, le discours s’inscrivait dans un cadre clair de soutien à des actions terroristes spécifiques. Enfin, l’Audiencia Nacional nota que cet événement avait été largement médiatisé, et donc que le retentissement public, exigé pour caractériser l’infraction pénale, existait bien. M. Erkizia Almandoz se pourvut en cassation. Le 14 mars 2012, le Tribunal suprême rejeta le pourvoi. M. Erkizia Almandoz forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. La haute juridiction le débouta par un arrêt daté du 20 juin 2016, notant que le discours de l’intéressé pouvait être qualifié de « discours de haine » et avait eu un impact public non négligeable. Le Tribunal constitutionnel procéda à une mise en balance des intérêts divergents en jeu et considéra que M. Erkizia Almandoz avait dépassé les limites de la liberté d’expression en méconnaissant le droit d’autrui à ne pas être menacé par un discours faisant l’apologie du terrorisme. La juridiction constitutionnelle considéra que M. Erkizia Almandoz avait dépassé les limites du droit à la liberté d’expression, tel que protégé par l’article 10 de la Convention et l’article 20 de la Constitution espagnole, dès lors que sa conduite constituait un « discours de haine ». Le Tribunal constitutionnel nota également que la Cour avait rendu plusieurs décisions d’irrecevabilité dans des cas où la condamnation pénale découlait de manifestations de discours de haine, dès lors que celles-ci justifiaient le recours à la violence dans le but d’atteindre un objectif politique.

Article 10

La Cour constate tout d’abord qu’au moment des faits, le requérant n’agissait pas en sa qualité d’homme politique. Elle souligne que les propos en cause relevaient d’un sujet d’intérêt général dans le contexte sociétal espagnol, et notamment celui du Pays basque. Toutefois, le fait qu’il s’agisse d’une question d’intérêt général n’implique pas que le droit à la liberté d’expression dans ce domaine soit pour autant illimité. La Cour est donc appelée à trancher la question de savoir si la sanction imposée au requérant peut être qualifiée de proportionnée au but légitime poursuivi, en tenant compte des différents facteurs qui caractérisent le discours de haine ou l’éloge ou la justification du terrorisme. En ce qui concerne, d’abord, le premier des critères qui caractérisent le discours de haine, la Cour note que les propos du requérant ont été tenus dans un contexte politique et social tendu. En ce qui concerne, ensuite, le deuxième critère, il y a lieu d’examiner si les propos litigieux peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. La Cour constate que si l’intéressé a participé, en tant qu’orateur principal, à un événement qui avait pour but de rendre hommage à un membre reconnu de l’organisation terroriste ETA et d’en faire l’éloge, le discours lu dans son ensemble n’incitait ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée, que ce soit directement ou indirectement. Le requérant a exprimé de façon explicite qu’il fallait choisir le chemin le plus adéquat pour conduire le peuple vers un scénario démocratique. Bien que certaines des expressions employées par le requérant ont pu être considérées comme étant ambiguës, il ne saurait, pour la Cour, être question de conclure que le requérant avait eu l’intention d’inciter à l’usage de la violence tout en justifiant et faisant éloge des violences terroristes. La Cour note également que le requérant n’était ni l’organisateur de l’événement ni le responsable de la projection de photographies de membres cagoulés de l’ETA. Ainsi, pour la Cour, le seul fait pour le requérant d’avoir participé à cet événement ne peut être considéré, en lui-même, comme un appel à l’usage de la violence ni comme un discours de haine. Enfin, en ce qui concerne le troisième critère caractérisant le discours de haine, à savoir la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité – directe ou indirecte – à nuire, la Cour observe que les déclarations du requérant ont été prononcées oralement dans le cadre d’un événement qui rassemblait des sympathisants du mouvement indépendantiste du Pays basque et il n’apparaît pas, dans les circonstances des faits, qu’il y ait eu d’aptitude particulière à nuire dans la manière dont le requérant a formulé ses propos. Compte tenu de l’ensemble des critères ainsi pris en compte par rapport au contexte de l’affaire, la Cour ne saurait donc suivre l’appréciation menée par la juridiction interne qui a abouti à la condamnation du requérant. Au vu des circonstances ayant entouré l’événement litigieux, le discours du requérant ne s’inscrivait pas dans le « discours de haine ». La Cour ne saurait conclure que le requérant visait à justifier des actes terroristes ou faire éloge du terrorisme. Bien au contraire, il ressort des discours qui ont été tenus par le requérant un appel à la réflexion afin d’entamer la poursuite d’une nouvelle voie démocratique. Même si, à l’époque des faits, les violences terroristes de l’ETA étaient encore une dure réalité, la condamnation du requérant, tenu responsable de l’ensemble des actes menés dans le cadre de l’hommage à Argala, ne saurait être justifiée. L’incitation directe ou indirecte à la violence terroriste n’ayant pas été avérée et le discours du requérant ayant plutôt encouragé à poursuivre une voie démocratique pour atteindre les objectifs politiques de la gauche abertzale, l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression du requérant ne saurait être qualifiée de « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

28.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse constitue une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il n’est pas davantage contesté que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime, ou, encore, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » (Leroy c. France, no 36109/03, § 43, 2 octobre 2008 ; Stomakhin c. Russie, no 52273/07, § 83, 9 mai 2018 ; Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, §§ 40-42, 11 février 2020).

  1. Thèses des parties

29.  Le requérant soutient qu’il ressort des propos qu’il avait tenus lors de son discours, ainsi que des positions qu’il avait défendues publiquement à plusieurs reprises, qu’il visait non pas à la commission d’actes violents, mais à la poursuite d’objectifs politiques qu’il disait vouloir défendre au moyen d’un processus exclusivement démocratique et pacifique, en l’absence de toute violence. À son avis, bien que l’on puisse considérer que l’atteinte à sa liberté d’expression reposait sur une base légale et visait un but légitime, l’on ne peut pas conclure qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

30.  Le requérant soutient également que ses propos relevaient de l’expression politique en raison du rôle important qu’il dit avoir toujours eu dans le cadre du mouvement indépendantiste basque, ayant siégé pendant dix-neuf ans en tant qu’élu local de la ville de Bilbao et de la communauté autonome du Pays basque. De plus, il indique qu’Argala avait appartenu à l’organisation terroriste ETA au cours de la dictature espagnole et qu’il avait bénéficié d’une loi d’amnistie, n’ayant jamais été condamné ni même poursuivi.

31.  Le requérant allègue que l’acte de commémoration organisé en souvenir du décès d’Argala était légal : il précise à ce sujet que cet acte avait été autorisé par les autorités et que celles-ci n’avaient d’ailleurs pas poursuivi les organisateurs. Ainsi, des policiers auraient assisté à l’événement en cause et rédigé un rapport constatant l’absence d’agissements pénalement répréhensibles. En outre, le discours aurait été tenu devant une cinquantaine de personnes, pour la plupart des proches de la victime ayant personnellement connu cette dernière. Selon l’intéressé, il convenait aussi de prendre en compte le fait que les propos litigieux avaient été tenus oralement, sans possibilité de les reformuler, parfaire ou retirer.

32.  Par ailleurs, le requérant expose que son intervention se situait dans le cadre d’un débat d’intérêt public d’une importance capitale au Pays basque, à savoir celui du choix de voies exclusivement démocratiques et pacifiques pour la poursuite des objectifs politiques du mouvement indépendantiste basque. En ce sens, il estime que la marge d’appréciation dont jouissait l’État était particulièrement retreinte. Il indique aussi que, au cours du déroulement de son procès, l’ETA avait annoncé le cessez-le-feu définitif de l’organisation et considère donc que l’on se trouvait face à un contexte d’absence de violence de la part du mouvement indépendantiste.

33.  Enfin, le requérant allègue que la sanction prononcée n’était pas du tout proportionnée compte tenu de l’impossibilité lui ayant été faite, en tant qu’homme politique, de mener des activités au niveau institutionnel pendant de nombreuses années.

34.  Le Gouvernement indique d’abord que, au moment des faits, en 2008, l’ETA était encore en pleine activité criminelle, ayant commis quelque vingt actes terroristes au cours de cette année. Il expose que la personne honorée, Argala, l’était en sa qualité de leader de l’organisation terroriste ETA et qu’une citation attribuée à ce dernier figurait dans l’affiche de convocation à l’événement, précisant que celle-ci finissait par « la lutte armée est indispensable pour avancer ». Dès lors, selon le Gouvernement, à l’occasion de son discours, le requérant a fait référence au besoin de poursuivre la lutte armée alors que des négociations étaient en cours avec les autorités nationales. Toujours selon lui, en conséquence, l’ETA a suivi la voie prônée par le requérant et, pour cette raison, d’autres attentats ont eu lieu au cours de l’année 2008.

35.  Le Gouvernement estime que les paroles du requérant ont soutenu et justifié les activités criminelles menées par l’ETA. À ses yeux, un hommage rendu à une personne ayant été un leader significatif de l’organisation ne pouvait être interprété, par les partisans de l’ETA, que comme un acte de soutien à l’activité terroriste. L’application de la loi pénale contre un tel acte d’apologie du terrorisme s’était avérée être une mesure proportionnée dans le cadre d’une société démocratique.

36.  Enfin, le Gouvernement expose que le discours de haine ne peut être excusé du fait du caractère politique des déclarations ou de la personnalité de l’individu qui les prononce. Conclure autrement reviendrait à admettre un comportement complètement irresponsable, telle, en l’espèce, une tentative d’endoctrinement des masses. Le Gouvernement estime aussi que le fait qu’il s’agit d’une discussion d’intérêt public ne peut justifier le caractère d’incitation à la haine lié à des déclarations litigieuses. Il considère que le seul intérêt public qui devrait prévaloir en l’espèce est l’éradication de la violence terroriste. En ce qui concerne le caractère oral des propos en cause, il faudrait aussi prendre en compte la circonstance que le requérant aurait préparé à l’avance ses paroles et aurait donc eu l’opportunité de les méditer.

  1. Appréciation de la Cour

a)      Principes généraux

37.  Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. Ils ont été rappelés à plusieurs reprises (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013, et Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015) et peuvent se résumer comme suit :

i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.

iii.  La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

38.  L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel cette dernière revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Toutefois, on ne peut affirmer que la liberté d’expression dans le domaine de la critique politique soit pour autant illimitée. La Cour rappelle que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (voir, concernant le discours de haine et l’apologie de la violence, Sürek (no 1), précité, § 62, Gündüz, précité, § 40, et Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, nos 51168/15 et 51186/15, § 33, 13 mars 2018).

39.  Ainsi, pour déterminer si l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », la Cour a souligné qu’une peine d’emprisonnement infligée pour une infraction commise dans le cadre du débat politique n’est compatible avec la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles et que l’élément essentiel à prendre en considération est le fait que le discours exhorte à l’usage de la violence ou qu’il constitue un discours de haine (voir, parmi beaucoup d’autres, Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, §§ 50 et 54, CEDH 2011, et Stern Taulats et Roura Capellera, précité, § 34).

40.  Dans le but de trancher si un discours de haine a eu lieu, il échet de prendre en compte un certain nombre de facteurs, qui ont été systématisés, entre autres, dans l’affaire Perinçek (précitée, §§ 204-207, avec les références citées) :

i.  Le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu. Si tel est le cas, la Cour reconnaît généralement qu’une certaine forme d’ingérence visant de tels propos peut se justifier.

ii.  La question de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. Lorsqu’elle examine cette question, la Cour est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres.

iii.  La Cour tient également compte de la manière dont les propos ont été formulés et de leur capacité – directe ou indirecte – à nuire.

41.  Dans le cadre des affaires susmentionnées, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. La Cour aborde donc ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek, précitée, § 208).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

42.  D’abord, il convient de constater que, même si le requérant est une personne qui jouit d’une certaine importance dans le domaine politique, eu égard à sa longue trajectoire politique au Pays basque quelques années auparavant et à sa position de référence dans le cadre du mouvement indépendantiste basque, au moment des faits il n’agissait pas en sa qualité d’homme politique (voir paragraphe 11 ci-dessus). En effet, l’intéressé ne s’est pas exprimé en qualité d’élu d’un groupe parlementaire ou d’un parti politique, car il n’avait pas un tel statut au moment des faits, et ce depuis des années (voir, a contrario, Otegi Mondragon, précité, § 51, et Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 6, série A no 236).

43.  Néanmoins, la Cour estime que les propos du requérant relevaient d’un sujet d’intérêt général, dans le contexte sociétal espagnol, et notamment celui du Pays basque. En effet, la question de l’indépendance du Pays basque a longtemps été récurrente dans la société espagnole, de même que le débat à propos de l’usage ou non de la violence armée dans le but d’atteindre l’indépendance du Pays basque. En ce sens, la question de l’intégrité territoriale de l’Espagne est un sujet sensible qui génère différents points de vue et opinions au sein de la société espagnole, souvent forts et passionnés. Il est question d’un débat qui n’a pas pour habitude de susciter l’indifférence de la société espagnole, bien au contraire. Dès lors, il s’agit bien d’un débat public d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil 1998‑VI, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 70 et 72, CEDH 2001‑VI, et Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005‑II).

44.  Toutefois, le fait qu’il s’agit d’une question d’intérêt général n’implique pas que le droit à la liberté d’expression dans ce domaine soit pour autant illimité. Tel qu’il a été rappelé aux paragraphes 37 et 38 ci‑dessus, la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique, pluraliste et pacifique. Dès lors, il convient de déterminer si le discours tenu par le requérant en l’espèce a exhorté à l’usage de la violence ou s’il peut être considéré comme un discours de haine ou éloge ou justification du terrorisme. Dans ce but, la Cour est appelée à trancher la question de savoir si la sanction imposée au requérant peut être qualifiée de proportionnée au but légitime poursuivi, en tenant compte des différents facteurs qui caractérisent le discours de haine ou éloge ou justification du terrorisme et qui ont été rappelés aux paragraphes 40 et 41 ci-dessus. Il y a notamment lieu de prendre en considération le contexte ayant entouré les faits de l’espèce (Perinçek, précité, § 208).

45.  En ce qui concerne, d’abord, le premier des critères qui caractérisent le discours de haine, la Cour constate que les propos du requérant ont été tenus dans un contexte politique et social tendu. En effet, la situation que l’Espagne a connue depuis de nombreuses années en matière de terrorisme, ainsi que la prise en considération du Pays basque en tant que « région politiquement sensible » ont été déjà appréciées par la Cour (Herri Batasuna et Batasuna c. Espagne, nos 25803/04 et 25817/04, § 89, CEDH 2009). Elle observe, en particulier, que les faits décrits aux paragraphes 18 et 19 ci-dessus reflètent bien qu’il s’agissait d’un contexte politique et social tendu.

46.  En ce qui concerne, ensuite, le deuxième des critères susmentionnés, il y a lieu d’examiner si les propos litigieux, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. La Cour note que l’intéressé a participé, en tant qu’orateur principal, à un événement qui avait pour but de rendre hommage à un membre reconnu de l’organisation terroriste ETA et d’en faire l’éloge. Cependant, la Cour estime que le discours lu dans son ensemble n’incite ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée, soit directement ou indirectement (Gerger c. Turquie [GC], précité, § 50, Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 62, 1er février 2011). En effet, le requérant exprima de façon explicite qu’il fallait choisir le chemin le plus adéquat pour conduire le peuple vers un scénario démocratique. Bien que certaines expressions employées par le requérant pussent être considérées ambiguës (voir paragraphe 10 ci-dessus), il ne saurait être question de conclure qu’il avait eu l’intention d’inciter à l’usage de la violence tout en justifiant et faisant éloge des violences terroristes. En ce sens, il convient de rappeler que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique (voir paragraphe 38 ci-dessus).

47.  La Cour remarque qu’il existe plusieurs ambiguïtés concernant le contexte de l’acte et les raisons fournies par le requérant pour y assister. En effet, bien que ce dernier allègue qu’il s’agissait d’un acte familial, il expose aussi qu’il s’agissait d’un acte politique. Le requérant allègue encore que ce fut un acte privé mais tenu dans un lieu public dans lequel une question d’intérêt public était discutée. Aussi, il expose que les assistants étaient des amis et familiers au nombre de 50, mais en réalité ce furent 250 personnes qui assistèrent finalement. Il convient de prendre en compte aussi que les autorités n’avaient pas été informées de la nature concrète de l’acte qui eut finalement lieu. En revanche, la Cour note en particulier que le requérant n’était ni l’organisateur de l’événement ni le responsable de la projection de photographies de membres cagoulés de l’ETA (voir paragraphes 5 à 7 ci-dessus). Elle estime que la seule participation du requérant à l’acte ne peut pas être considérée, en elle-même, comme contenant un appel à l’usage de la violence ni comme constituant un discours de haine (Nejdet Atalay c. Turquie, no 76224/12, § 20 19 novembre 2019).

48.  En ce qui concerne, finalement, le troisième des critères qui caractérisent le discours de haine, à savoir la manière dont les propos ont été formulés et leur capacité – directe ou indirecte – à nuire, la Cour observe que les déclarations du requérant ont été prononcées oralement dans le cadre d’un événement qui rassemblait des sympathisants du mouvement indépendantiste du Pays basque et, notamment, d’Argala. En ce sens, il n’apparaît pas de la manière dont les propos ont été formulés une aptitude particulière à nuire (voir Gerger, précité, § 50, et, a contrario, Féret, précité, § 76 et Vejdeland et autres c. Suède, no 1813/07, § 56, 9 février 2012).

49.  Si la motivation des décisions des juridictions internes concernant les limites de la liberté d’expression lorsque les droits d’autrui sont en jeu est suffisante et respectueuse des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011 et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 57, CEDH 2011). Néanmoins, compte tenu de l’ensemble des critères mentionnés par rapport au contexte de l’affaire, la Cour ne saurait suivre l’appréciation des faits pertinents menée par la juridiction interne pour aboutir à la condamnation du requérant. En effet, au vu des circonstances ayant entouré l’événement litigieux, le discours du requérant, ne s’inscrivait pas dans le « discours de haine ». Bien qu’il s’agît d’un discours prononcé dans le cadre d’un acte d’hommage à un membre de l’organisation terroriste ETA, la Cour ne saurait conclure que le requérant visait à justifier des actes terroristes ou faire éloge du terrorisme. Bien au contraire, il en ressort des mots du requérant qu’il prônait une réflexion afin d’entamer une nouvelle voie démocratique. La Cour a bien conscience que, à l’époque des faits d’espèce, les violences terroristes de l’ETA étaient encore une dure réalité (voir paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Cependant, ce facteur ne saurait justifier la condamnation du requérant, qui fut tenu responsable de l’ensemble des actes menés dans le cadre de l’hommage à Argala.

50.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010). En particulier, la Cour a déjà considéré à plusieurs reprises qu’une peine de prison infligée dans des cas de diffamation n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, § 36, 3 avril 2014). Au vu des conclusions qui précèdent, la condamnation du requérant ne saurait être considérée comme une mesure proportionnée.

51.  À la lumière de ce qui a été décrit précédemment et, notamment, que l’existence d’une incitation directe ou indirecte à la violence terroriste n’a pas été avérée et que le discours du requérant semblait plutôt défendre d’entamer une voie démocratique pour atteindre les objectifs politiques de la gauche abertzale, l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression du requérant ne saurait être qualifiée de « nécessaire dans une société démocratique ».

52.  La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

Meslot c. France du 1er février 2018 requête no 50538/12

Article 10 : La condamnation du député M. Meslot pour outrage à magistrat n’est pas excessive.

LES FAITS

10. Le 6 juin 2007, dans le cadre de cette campagne électorale et au cours d’une réunion publique dans la salle des fêtes de Belfort, le requérant aborda notamment le thème de la justice en ces termes :

« Si la justice veut qu’on la respecte, il faut qu’elle soit respectable et je ne respecte ni le procureur L., ni le juge D. qui se sont transformés en commissaires politiques, qui ont outrepassé leurs droits et qui ont sali la magistrature. Ils préfèrent s’attaquer aux élus de la droite plutôt que de s’attaquer aux voyous. Eh bien, ces gens-là, je demanderai à ce qu’ils soient mutés, qu’ils quittent le Territoire de Belfort parce qu’on ne peut pas leur faire confiance. Vous savez la dernière ? On a arrêté les deux braqueurs de Glacis [un quartier de Belfort]. Vous savez quelle a été la première mesure du juge D. et du procureur de la République ? Ça a été de libérer les deux braqueurs, de les mettre en liberté sous contrôle judiciaire. Il y en a marre de voir les policiers qui risquent leur vie pour arrêter les voyous et de voir des juges rouges qui s’opposent à la volonté du peuple et qui s’opposent au travail des policiers. »

11. Cette déclaration, prononcée en présence d’environ deux cents personnes, fut diffusée sur les ondes de la radio France Bleu Belfort et reprise en partie dans l’édition du 8 juin 2007 du journal Le Pays.

12. Le 12 juin 2007, D. déposa plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du TGI de Belfort, du chef d’outrage à magistrat.

13. Le 16 octobre 2007, la Cour de cassation, saisie d’une demande de dépaysement du procureur général près la cour d’appel de Besançon, désigna la juridiction de Dijon pour procéder à cette nouvelle information judiciaire.

20. Par arrêt du 10 novembre 2010, la cour d’appel de Dijon confirma la décision attaquée sur la culpabilité et sur les dispositions civiles, tout en portant l’amende à 1 000 EUR et la somme allouée au titre des frais irrépétibles à 5 023,20 EUR. Les juges estimèrent ce qui suit :

« Attendu que ni la réalité des propos ni leur caractère public ne sont contestés : que seule est contestée l’intention au motif que les propos viseraient le dysfonctionnement de la justice locale dont les acteurs, en particulier le juge d’instruction, se seraient comportés comme des politiques opposés à l’action politique de Monsieur Damien Meslot ; que ce moyen de défense ne peut être admis dans la mesure où les paroles prononcées par Monsieur Damien Meslot visent nommément « le juge [D].» et le procureur, qui sont qualifiés de « commissaires politiques » et accusés d’avoir « sali la magistrature»; que ces qualifications ne sont pas l’expression d’un simple avis sur le fonctionnement de la justice locale comme le soutient Monsieur Damien Meslot pour exprimer son opinion en termes vifs sur les méthodes du juge [D.], mais qu’elles correspondent en réalité à une mise en cause de l’indépendance judiciaire et à une attaque personnelle du juge d’instruction à travers ses méthodes ; que l’expression « salir la magistrature » est particulièrement outrageante car elle laisse supposer que le juge d’instruction a commis des actes illégaux ou à tout le moins contraires à la déontologie, relevant comme tels du pouvoir disciplinaire du Conseil Supérieur de la Magistrature, alors qu’il n’en est rien ; que la référence aux arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme n’est pas pertinente ; que si, selon les termes de l’article 10, alinéa 1er, de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, toute personne a le droit à la liberté d’expression, l’alinéa 2 du même texte précise que : « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, [...] à la protection de la réputation d’autrui, [...] pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » ; qu’au regard de ces dernières dispositions, Monsieur Damien Meslot a tenu des propos excessifs mettant en cause l’impartialité du juge d’instruction et son autorité dès lors que par une expression imagée : « salir », son auteur laissait entendre que ce juge ne respectait pas la loi ; que ces éléments caractérisent le délit pour lequel [le requérant] est poursuivi. »

Attendu que cette analyse est encore confortée par l’illustration des propos de Monsieur Damien Meslot portant sur un fait d’actualité ; que l’imputation au juge [D.], qualifié de « juge rouge » d’une remise en liberté de deux braqueurs pour mieux opposer l’action de ce magistrat à celle des policiers et à la volonté du peuple, renforce l’outrage en ce que son auteur attribue une coloration politique au magistrat sans aucune preuve telle que l’adhésion à un parti politique, alors qu’au surplus cette mesure, même si elle pouvait être critiquée, n’a pas été prise par lui ; qu’en définitive, l’ensemble de ces propos tenus publiquement démontrent une volonté d’atteindre le magistrat dans sa personne, dans ses opinions et dans ses pratiques professionnelles et traduisent une volonté de mépris de nature à diminuer le respect des citoyens pour l’autorité morale du magistrat ; (...) ».

21. Par un arrêt du 3 janvier 2012, notifié au requérant le 8 mars 2012, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, estimant notamment que si toute personne a droit à la liberté d’expression et si le public a un intérêt légitime à recevoir des informations relatives aux procédures pénales ainsi qu’au fonctionnement de la justice, l’exercice de ces libertés comporte des devoirs et des responsabilités. Elle ajouta que cet exercice pouvait dès lors être soumis, comme en l’espèce où les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique de l’action des magistrats avaient été dépassées, à des restrictions ou sanctions prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la dignité du magistrat ou au respect dû à la fonction dont il est investi.

B. Le droit et la pratique internes pertinents

22. L’article 434-24 du code pénal est ainsi libellé :

« L’outrage par paroles, gestes ou menaces, par écrits ou images de toute nature non rendus publics ou par l’envoi d’objets quelconques adressé à un magistrat, un juré ou toute personne siégeant dans une formation juridictionnelle dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice et tendant à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont il est investi est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 EUR d’amende.

Si l’outrage a lieu à l’audience d’une cour, d’un tribunal ou d’une formation juridictionnelle, la peine est portée à deux ans d’emprisonnement et à 30 000 EUR d’amende. »

23. Selon la jurisprudence, toute expression injurieuse ou diffamatoire, lorsqu’elle s’adresse à un magistrat de l’ordre administratif ou judiciaire dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice, est qualifiée d’outrage au sens de l’article 434-24 du code pénal et, même lorsqu’elle a été proférée publiquement, entre dans les prévisions de ce texte (Crim., 19 avril 2000 ; Crim. no 10-87.254, 29 mars 2011).

LE GOUVERNEMENT

29. Pour le Gouvernement, le requérant s’est limité à attaquer deux magistrats nommément identifiés en portant sur eux des accusations très graves et exprimées de manière générale. Celles-ci n’étaient susceptibles de se rattacher à aucun fait précis, si ce n’est la remise en liberté de deux braqueurs à laquelle les deux magistrats n’avaient pas participé. Il considère que ces propos relevaient d’un simple jugement de valeur, dépourvu de toute base factuelle.

30. Le Gouvernement insiste sur le caractère injurieux des propos tenus par le requérant. Les accusations proférées à l’encontre du juge D. étaient gratuites et menaçantes, le requérant demandant sa mutation et son départ du ressort de son exercice. Elles ont été prononcées dans le seul but « de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire » (Bono c. France, no 29024/11, § 45, 15 décembre 2015). Il ressort à cet égard du dossier que le magistrat avait déjà été la cible d’une première campagne politique de la part du requérant dans le cadre de tracts diffusés à 20 000 exemplaires. En l’absence de critique constructive sur son fonctionnement, les propos tenus portaient également atteinte à l’institution judiciaire et tendaient à saper la confiance des citoyens à l’égard de celle-ci. En outre, selon le Gouvernement, les atteintes portées au magistrat et à l’institution judiciaire ont été aggravées par le fait que les propos ont été prononcés au cours d’une réunion publique, en pleine campagne électorale, alors que le requérant savait qu’ils seraient relayés par la presse.

31. Enfin, le Gouvernement considère qu’au regard de la gravité des accusations proférées, tant la nature de la peine que son quantum ne peuvent être considérés comme excessifs ou de nature à emporter un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression du requérant.

LE REQUÉRANT

32. Le requérant soutient que ses propos ne visaient pas la vie privée ou l’honneur et ne constituaient pas une attaque personnelle gratuite contre le juge. Il affirme qu’il entendait livrer aux personnes présentes lors de la réunion publique son avis sur le fonctionnement de la justice française. Il ne s’agit, selon lui, que de la traduction du principe de la liberté d’expression, qui doit s’apprécier avec d’autant plus de recul qu’il était candidat à une élection nationale. Pour illustrer son propos sur la justice, le requérant indique qu’il s’est exprimé, d’une part, sur la procédure judiciaire le concernant, et, d’autre part, sur un fait d’actualité.

33. S’agissant de l’illustration personnelle, il indique que sa déclaration allant de « Si la justice veut qu’on la respecte » à « (...) de s’attaquer aux voyous » (paragraphe 10 ci-dessus) exprime une simple opinion sur les procédures initiées à son encontre, en particulier les choix procéduraux faits y compris les perquisitions, dont on sait aujourd’hui qu’elles se sont soldées par des décisions rendues en sa faveur. Il considère ainsi que ses propos, certes vifs, font partie du débat électoral et n’excédaient pas les limites tolérées par la Cour, prenant à titre de comparaison ceux que le requérant, dans l’affaire Roland Dumas c. France (no 34875/07, 15 juillet 2010) avait tenu à l’égard d’un procureur.

34. Selon le requérant, la seconde partie de son discours allant de « Vous savez la dernière ? (...) » à « (...) qui s’opposent au travail des policiers » (paragraphe 10 ci-dessus) est une critique d’un acte juridictionnel, la libération de braqueurs, qui relève du débat d’intérêt général et non d’un outrage. Le requérant affirme que son engagement politique l’autorisait à discuter de la pertinence de la politique pénale mise en œuvre, y compris avec une dose d’exagération. Ses propos relevaient ainsi de l’expression politique ou « militante » (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005‑II) et s’inscrivaient dans un débat public d’une extrême importance, relatif au laxisme des institutions judiciaires et aux lacunes du système pénal français.

35. Le requérant considère ainsi que ses propos se situent dans un contexte où l’article 10 exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. Il ajoute qu’ils ont été prononcés dans le cadre d’un débat public spontané et rapide, ce qui ne lui a pas donné la possibilité de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer (Haguenauer c. France, no 34050/05, § 51, 22 avril 2010).

CEDH

36. La Cour considère, et les parties sont d’accord, que la condamnation pénale du requérant pour outrage à magistrat constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Les parties ne contestent pas non plus que l’ingérence était bien « prévue par la loi », à savoir l’article 434-24 du code pénal, et qu’elle poursuivait le but légitime de « protection de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence du juge D. Eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime avec le Gouvernement qu’elle visait également à garantir « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » dont ce juge faisait partie (Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 74, 9 juillet 2013 ; Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 43, 30 juin 2015).

37. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976 (série A no 24), et rappelés récemment dans l’affaire Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, CEDH 2015).

38. Lors de l’examen des circonstances de l’espèce, la Cour prendra en compte les éléments ci-après : la qualité du requérant, celle de la personne visée par les propos litigieux, le cadre des propos, leur nature et leur base factuelle, ainsi que la nature de la sanction infligée au requérant.

39. Elle rappelle toutefois que, lorsqu’elle exerce son contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I, Morice, précité, § 124).

40. La Cour note que le requérant était député du Territoire de Belfort et candidat à sa propre succession lorsqu’il a prononcé les propos litigieux. Il était donc assurément une personnalité politique, s’exprimant en sa qualité d’élu et dans le cadre de son engagement politique et « militant » (Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII). Or, précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est particulièrement pour un élu du peuple qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. La Cour rappelle à ce titre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006). Dès lors, des ingérences dans la liberté d’expression d’un élu comme le requérant commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Lacroix c. France, no 41519/12, § 40, 7 septembre 2017).

41. La Cour relève par ailleurs que la personne visée par les propos litigieux est un magistrat qui avait mis en examen le requérant pour fraude électorale quelques mois avant la tenue du meeting politique au cours duquel il s’est exprimé. À ce titre, elle rappelle la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle‑ci contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats de réagir. Pour autant, il reste qu’en dehors de l’hypothèse de telles attaques, les magistrats peuvent faire l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale. Les limites de la critique admissibles à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (Morice, précité, §§ 128 et 131).

42. Concernant le cadre des propos litigieux, la Cour observe qu’ils ont été tenus lors d’un meeting politique en pleine période électorale et devant deux cents personnes. Ils n’étaient donc pas directement adressés au juge D. Elle relève également que les propos du requérant avaient une certaine relation avec le thème de la sécurité puisque celui-ci dénonçait, en évoquant une affaire spécifique, l’attitude laxiste de magistrats face à des personnes soupçonnées. Les déclarations concernaient également l’affaire judiciaire dans laquelle le requérant était personnellement mis en cause et qui avait abondamment été relatée par la presse.

43. S’agissant d’informations sur le fonctionnement de la justice, la Cour a maintes fois indiqué qu’elles relèvent en principe du débat d’intérêt général (Morice, précité, § 128). Il en est a fortiori ainsi dans le cadre d’un débat politique car il est important en période électorale de permettre aux opinions et aux informations de tous ordres de circuler librement, la liberté d’expression étant l’une des conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif (Cheltsova v. Russia, no 44294/06, § 96, 13 juin 2017, et la jurisprudence citée).

44. La Cour note que les juridictions d’appel et de cassation n’ont pas retenu la thèse du requérant selon laquelle, parce qu’ils prétendaient viser le fonctionnement de la justice, ses propos relevaient d’un débat d’intérêt général pour tous. En examinant l’intention coupable du requérant, la cour d’appel a exclu que ses déclarations avaient pour but de donner un simple avis sur le fonctionnement de la justice locale. Elle a au contraire relevé que le magistrat était nommément désigné et visé dans ses fonctions, et que les propos tenus consistaient en des attaques personnelles et en « une mise en cause de l’indépendance judiciaire ». Elle a estimé que l’expression « salir la magistrature » était particulièrement injurieuse car elle impliquait l’idée que le juge D. avait commis des actes illégaux ou contraires à la déontologie alors qu’il n’en était rien. Elle a souligné également que l’imputation de la remise en liberté de deux braqueurs par un « juge rouge » était fausse, en l’absence de toute preuve d’une coloration politique du juge telle qu’une adhésion à un parti politique et alors que celui-ci n’avait pas pris la décision de libération critiquée.

45. La Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de remettre en cause la décision dûment motivée de la cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation. Elle observe que les propos tenus relevaient davantage d’une attaque personnelle du juge D. que de la critique et qu’ils visaient sa dignité et le respect dû à sa fonction, et non la manière dont il s’était acquitté de ses fonctions de juge d’instruction dans l’affaire des fraudes électorales. Les différents termes employés, « je ne respecte pas le juge D. », « transformé en commissaire politique » « qui a outrepassé ses droits », « sali la magistrature » et à qui « on ne peut pas faire confiance », en témoignent. De même, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son propre avis à celui de la cour d’appel lorsqu’elle considère que les propos tenus par le requérant sur la libération des braqueurs par des « juges rouges » qui « préfèrent s’attaquer aux élus de droite plutôt qu’aux voyous » portent atteinte à la considération du juge D. et font apparaître ce magistrat et l’autorité judiciaire comme soumis à des considérations purement politiques et idéologiques qui dépassent le simple débat ou la critique sur le fonctionnement de l’institution judiciaire.

46. La Cour observe ainsi que le requérant réduit tous ses propos à son différend avec le juge d’instruction, qu’il avait déjà cherché à atteindre en publiant des tracts quelques mois auparavant. Le débat ne tourne qu’autour de celui-ci et de ses conduites, de l’avis du requérant, blâmables et contraires aux devoirs d’un magistrat. Ainsi, avec la cour d’appel, la Cour considère que les propos démontrent une volonté d’atteindre le magistrat dans sa personne. Dès lors, à défaut d’un débat plus large pouvant objectivement être utile à l’information du public, susceptible de considérer que de telles déclarations, formulées par un député, étaient crédibles et sérieuses, la Cour estime que les juridictions nationales pouvaient légitimement considérer qu’il y avait lieu en l’espèce de protéger à la fois la réputation du juge mis en cause personnellement et celle de l’institution judiciaire dans son ensemble.

47. En outre, et même si les propos ont été tenus au cours d’un meeting politique où l’invective déborde souvent sur le plan personnel, la Cour constate avec la cour d’appel et le Gouvernement qu’ils n’étaient pas fondés sur une base factuelle suffisante. En effet, l’information factuelle, la libération de braqueurs, accompagnant l’accusation de laxisme faite au magistrat était erronée puisque ce n’est pas lui qui avait pris la décision critiquée. Par ailleurs, s’agissant des autres propos, qui peuvent être qualifiés davantage de jugements de valeur que de déclarations de fait au regard de leur tonalité générale et du contexte dans lequel ils ont été tenus, la Cour estime qu’ils se fondaient sur la seule circonstance de la mise en examen du requérant par le juge D. et qu’ils reposaient sur une animosité dirigée contre ce magistrat, dépourvue de lien avec les intentions alléguées du requérant de s’exprimer sur le fonctionnement de la justice. Ainsi, la cour d’appel a souligné que les propos selon lesquels le juge D. a « sali la magistrature » impliquaient qu’il ne respectait pas la loi et qu’il était partial, en violation des qualités qui caractérisent l’exercice de l’activité judiciaire. Or, le requérant n’a à aucun moment essayé de préciser la réalité du comportement imputé au magistrat et n’a pas indiqué au public d’éléments susceptibles de démontrer que celui-ci prenait des décisions contraires à ses obligations déontologiques (mutatis mutandis, Peruzzi, précité, § 60).

48. Dans ce contexte, la Cour estime que les juridictions nationales pouvaient raisonnablement conclure que les propos tenus par le requérant constituaient une attaque personnelle gratuite et pouvaient passer pour trompeurs car il n’en a donné aucune explication objective. Au-delà de cette attaque personnelle, la Cour est d’accord avec le Gouvernement pour dire que les déclarations litigieuses portaient également atteinte à l’indépendance et à l’autorité du pouvoir judiciaire dont faisait partie le magistrat d’instruction. À cet égard, elle relève, avec la cour d’appel, que le requérant prête au magistrat un comportement de « commissaire politique » opposé à sa propre action politique et qu’il demande sa mutation, au mépris de l’indépendance du corps judiciaire. En outre, elle considère que, en tenant ces propos, le requérant a aussi porté atteinte à la confiance des citoyens dans l’intégrité du pouvoir judiciaire.

49. Eu égard à tout ce qui précède, et malgré le contrôle des plus stricts que la Cour est amenée à exercer dans le domaine du discours politique, (voir paragraphe 40 ci-dessus), celui-ci ne la conduit pas à voir dans les propos du requérant l’expression de la dose d’exagération ou de provocation dont il est permis de faire usage dans le cadre de la liberté d’expression politique.

50. Quant à l’affaire Dumas précitée qui serait, selon le requérant, similaire à la sienne, la Cour rappelle que dans cette affaire, le requérant n’avait pas été poursuivi pour outrage à magistrat mais pour diffamation en raison de passages d’un livre comportant des propos outranciers à l’égard d’un procureur, et qu’elle n’a pas substitué son appréciation à celle des juridictions internes quant au caractère attentatoire à l’honneur et à la considération du juge concerné (§ 45). Elle a notamment considéré que le contexte littéraire dans lequel ses propos avaient été écrits n’avait pas été suffisamment pris en compte par les juridictions internes (§§ 48 à 50). En l’espèce, en revanche, la Cour a expliqué plus haut (paragraphes 45 à 48 ci‑dessus) pourquoi, malgré le contexte politique dans lequel les propos outranciers ont été tenus, elle considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de l’analyse de l’affaire à laquelle ont procédé les juridictions nationales, et partant, pourquoi la condamnation du requérant est justifiée. Il ressort en effet du dossier que ces juridictions avaient des raisons pertinentes et suffisantes d’estimer qu’il y avait lieu, en l’espèce, de protéger la réputation du juge mis en cause personnellement et celle de l’institution judiciaire dans son ensemble.

51. Enfin, s’agissant de la sanction, la Cour rappelle que même lorsqu’elle est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, lequel doit être pris en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Morice, précité, § 176 ; Lacroix, précité, § 50). Le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, eu égard à l’existence d’autres moyens d’intervention et de réfutation, notamment par les voies de droit civiles. Pour cette raison, la Cour a invité à plusieurs reprises les autorités internes à faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice, précité, §§ 127 et 176). En l’espèce, cependant, et pour les raisons déjà exposées ci-dessus, la Cour ne juge pas excessif ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression la somme de 1 000 EUR versée à titre d’amende. Outre son caractère modéré, cette sanction n’a eu aucune répercussion sur la carrière politique du requérant, réélu comme député en 2007 et 2012 (paragraphe 1er ci-dessus).

52. En conclusion, et eu égard en particulier à la nature des propos qui ne méritent pas la protection accrue revenant aux prises de position politiques, la Cour estime que la condamnation du requérant pour outrage et la sanction qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes visés. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression était donc nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation d’autrui et pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

53. Il s’ensuit que la requête doit être rejetée pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

YOSLUN c. TURQUIE du 10 février 2015 Requête 2336/05

Violation de l'article 10, la manifestation musicale était autorisée, le requérant a été poursuivi pour avoir tenu des propos. Il n'a pas été prévenu qu'il serait poursuivi s'il prenait la parole. La loi est donc trop imprécise.

39.  Comme la Cour l’a souvent souligné, la liberté d’expression consacrée par l’article 10 de la Convention constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de ladite disposition, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)).

40.  La Cour constate que la présente affaire diffère des nombreuses affaires dirigées contre la Turquie relatives à la liberté d’expression et dont elle a eu à connaître. En l’espèce, le requérant a été condamné, sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP, pour insoumission aux ordres, au motif que l’autorisation préfectorale préalablement délivrée valait uniquement pour une prestation musicale et qu’elle ne donnait pas le droit de tenir des propos pendant le concert. À cet égard, les juges du fond ont décidé d’infliger une amende au requérant sans procéder à un quelconque examen de son discours. Or, si la restriction incriminée ne concerne pas le contenu de ce dernier, il convient néanmoins de noter que la condamnation en cause a incontestablement réduit la liberté du requérant de communiquer ses opinions et idées à autrui.

41.  La Cour considère dès lors que la condamnation du requérant constituait une ingérence dans son droit à la liberté de communiquer des informations et des idées, protégé par l’article 10 de la Convention.

42.  Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique» pour les atteindre.

2.  L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?

43.  La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne et qu’ils visent aussi la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).

44.  En l’espèce, la Cour note que l’ingérence avait une base en droit interne puisque le requérant a été condamné en application de l’article 526 de l’ancien CP (paragraphe 15 ci-dessus).

45.  Au sujet de l’accessibilité, la Cour constate que ledit article répondait à ce critère car le texte de l’ancien CP avait été publié au Journal officiel.

46.  En ce qui concerne la prévisibilité, la Cour rappelle que cette condition se trouve remplie lorsque les justiciables peuvent savoir, à partir du libellé des dispositions pertinentes applicables à leur cas, et, au besoin, à l’aide de leur interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent leur responsabilité. En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 54, 24 novembre 2005) et contre une application extensive d’une restriction faite au détriment des justiciables (Štefanec c. République tchèque, n75615/01, § 44, 18 juillet 2006).

47.  Dans la présente affaire, la Cour relève que le tribunal d’instance pénal d’Aydın a condamné le requérant sur le fondement de l’article 526, alinéa 1, de l’ancien CP. Selon cette disposition, l’insoumission à un ordre émanant d’une autorité compétente ou à une mesure de prévention prise par elle est punie d’une peine d’emprisonnement et d’une amende (paragraphe 18 ci-dessus). Toutefois, la Cour estime que cette formulation n’était pas suffisamment claire pour permettre au requérant de se rendre compte que le seul fait de tenir des propos, en tant que chanteur, dans le cadre d’un concert préalablement autorisé constituerait un cas d’insoumission à un ordre au sens de l’article 526 de l’ancien CP et que, par conséquent, il encourait le risque de se voir infliger des sanctions pénales. Dès lors, la Cour considère que les juridictions internes ont étendu le champ d’application de ladite disposition au-delà de ce qui aurait pu être raisonnablement prévisible dans les circonstances de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Piroğlu et Karakaya c. Turquie, nos 36370/02 et 37581/02, § 54, 18 mars 2008, et Gemici c. Turquie, no 25471/02, § 41, 2 décembre 2008).

48.  Dans ces conditions, la Cour conclut que l’exigence de prévisibilité n’était pas remplie et que, par conséquent, l’ingérence n’était pas prévue par la loi.

49.  Ayant conclu que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

50.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

YAVUZ ET YAYLALI c. TURQUIE du 17 décembre 2013 requête 12606/11

les faits

Dix-sept personnes appartenant au Parti communiste maoïste – Armée de libération du peuple (MKP/HKO), une organisation illégale armée considérée comme terroriste, décédèrent lors d’un affrontement avec les forces de sécurité à Ovacık.

Les requérants participèrent à une manifestation organisée à Samsun, localité située à environ 650 km d’Ovacık, pour protester contre le décès de ces dix-sept personnes. Lors de cette manifestation, une déclaration à la presse fut lue, dans laquelle les manifestants reprochaient aux agents publics impliqués dans l’affrontement d’avoir tué ces personnes en violation de la loi, et d’avoir mutilé les cadavres. Ils concluaient que l’État ne respectait pas la prééminence du droit et qu’il était loin d’être un État démocratique. Les slogans suivants furent scandés : « l’État assassin va devoir rendre des comptes » (katil devlet hesap verecek), « les martyrs de la révolution sont immortels » (devrim şehitleri ölümsüzdür), « vive la solidarité révolutionnaire » (yaşasın devrimci dayanışma), « nous avons payé le prix, nous allons le faire payer » (bedel ödedik, bedel ödeteceğiz).

CEDH

42.  La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, cette liberté est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV).

43.  La Cour rappelle ensuite que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

44.  La Cour réaffirme en outre qu’elle a pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, non pas de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » (voir, parmi beaucoup d’autres, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur les faits pertinents et suffisants (voir, parmi beaucoup d’autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I, et Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999‑IV).

45.  Dans ce contexte et eu égard aux faits de l’espèce, la Cour rappelle que les principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 s’appliquent également à des mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme en vue d’assurer la sécurité nationale et la sûreté publique.

46.  La Cour observe qu’en l’espèce les requérants s’étaient exprimés à l’occasion d’un rassemblement de protestation en réaction au décès de dix‑sept personnes lors d’un affrontement avec les forces de sécurité, pour manifester leur opinion selon laquelle ces décès révélaient une absence de respect pour le droit à la vie de la part de l’État. À cette occasion, ils avaient scandé des slogans cités dans les paragraphes 7 et 12 ci-dessus.

47.  La Cour note qu’à l’issue de la procédure pénale, le requérant a été condamné à dix mois d’emprisonnement et la requérante à vingt mois d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation illégale en application de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme.

48.  La Cour rappelle qu’il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes. En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’État d’exercer sa vigilance face à des actes pouvant accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme (voir, mutatis mutandis, Association Ekin, précité, § 63). À cet égard, la Cour doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’État, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 55, Recueil 1997‑VII, Karataş c. Turquie [GC], no 23168/94, § 51, CEDH 1999‑IV, Yalçın Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 39, 5 décembre 2002 et İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 60, 10 octobre 2000). Sous ce rapport, la Cour souligne que la notion du terrorisme doit être soigneusement précisée par les autorités nationales afin d’éviter de tomber sous le coup d’une accusation de crimes liés au terrorisme dans les affaires où il s’agit d’une simple critique envers la politique du gouvernement.

49.  En l’occurrence, la Cour constate que l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits ne précisait pas la notion de propagande terroriste. Cette lacune pourrait être progressivement comblée par la jurisprudence des juridictions nationales. Néanmoins, le Gouvernement n’a pas fourni une jurisprudence qui satisferait les exigences de la Convention. En particulier, il n’a pas indiqué les motifs pour lesquels une expression pourrait être considérée comme propagande terroriste.

50.  La Cour prend note de la modification de l’article 7 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme lequel est entré en vigueur le 30 avril 2013. La nouvelle version de cette disposition prévoit la condamnation de toute propagande susceptible de légitimer ou de glorifier ou d’inciter aux méthodes de contrainte, de violence ou de menace des organisations terroristes.

51.  La Cour relève que la propagande est souvent conçue comme une diffusion déterminée des informations à sens unique influençant la perception publique des événements, des personnes ou des enjeux. Le fait que les informations sont à sens unique n’est pas per se une raison pour limiter la liberté d’expression. Une restriction peut être prévue notamment pour empêcher l’endoctrinement terroriste des personnes et/ou des groupes susceptibles d’être influencés dont le but est de les faire agir et penser d’une manière voulue. Ainsi, la Cour accepte que certaines formes d’identification avec une organisation terroriste et surtout la glorification de cette dernière peuvent être considérées comme un soutient du terrorisme et incitation à la violence et la haine. De même, la Cour admet que la dissémination de messages d’éloge de l’auteur d’un attentat, le dénigrement des victimes, l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires peuvent constituer des actes d’incitation à la violence terroriste (voir paragraphes 24 et 26 ci-dessus). Dans ces circonstances, l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction. Cependant, une telle restriction sera soumise à un examen le plus scrupuleux de la Cour (voir, mutatis mutandis, Association Ekin, précité, § 56).

52.  La Cour constate ensuite qu’en l’occurrence, il ressort des motifs de l’arrêt de la cour d’assises, confirmé par la Cour de cassation, que pour condamner les requérants, les juridictions nationales ont souligné que les intéressés n’avaient pas condamné l’usage de la violence par les membres de l’organisation illégale et devaient par conséquent être considérés comme ayant fait de la propagande en faveur de celle-ci. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). Elle souligne de surcroît que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier (voir, mutatis mutandis, Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 58, CEDH 2002‑II). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique. En l’espèce, la Cour note que la réaction des requérants à la suite des décès susmentionnés s’analysait en une critique des actes commis par les autorités officielles mais n’incitait ni à l’usage de la violence ni à la résistance armée ni au soulèvement (Savgın c. Turquie, no 13304/03, § 45, 2 février 2010 et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999) et ne constituait pas non plus un discours de haine. À cet égard, la Cour souligne que la réaction des requérants n’était pas non plus susceptible de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées, notamment les membres des forces de sécurité et leurs familles (voir, a contrario, Sürek, précité, § 62). Au vu de ses constatations quant au contenu des critiques et des slogans en cause, la Cour ne peut pas suivre l’appréciation des juridictions nationales ayant abouti à la condamnation des requérants pour propagande au profit d’une organisation terroriste. Aux yeux de la Cour, les faits sur lesquels les juridictions nationales ont condamné les requérants ne sont pas suffisants pour justifier une telle condamnation.

53.  Il s’ensuit que la condamnation pénale des requérants ne répondait pas à un « besoin social impérieux ».

54.  Pour la Cour, la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, parmi beaucoup d’autres, Ceylan, précité, § 37, et Mehdi Zana c. Turquie (no 2), no 26982/95, § 36, 6 avril 2004). En l’espèce, la Cour souligne la sévérité de la peine infligée aux requérants – une peine d’emprisonnement de dix mois et une peine d’emprisonnement de vingt mois. À cet égard, la Cour rappelle que la position dominante qu’occupe le gouvernement lui commande de témoigner de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il y a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires (Karataş, précité, § 50). En effet, les autorités d’un État démocratique doivent tolérer la critique des actes commis par les autorités officielles, d’autant qu’en l’espèce les déclarations avaient trait au droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention.

55.  En conclusion, à la lumière de ces considérations, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

BÜLENT KAYA c. TURQUIE requête 52056/08 du 22 octobre 2013

LA CONDAMNATION DU REQUERANT POUR DES SLOGANS PRONONCES EN FAVEUR D'OCALAN LORS DE L'UN DE SES DISCOURS, N'EST PAS NECESSAIRE DANS UNE SOCIETE DEMOCRATIQUE PUISQU'IL NE LES A PAS INCITES.

34.  La Cour constate que le requérant a été condamné au pénal pour avoir fait l’éloge d’un criminel dans le cadre d’un discours qu’il a prononcé au cours d’un rassemblement. La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

35.  A cet égard, la Cour observe que la condamnation du requérant était fondée sur l’article 215 du code pénal. L’ingérence en cause peut donc être considérée comme « prévue par la loi ». Elle poursuivait en outre un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la sécurité nationale, l’intégrité territoriale et la préservation de l’ordre public. Reste donc à examiner si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

36.  Sur ce point, la Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 64, CEDH 1999-VI, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).

37.  Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

38.  La Cour rappelle également que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de façon convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe pareille nécessité susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, celles-ci jouissent d’une certaine marge d’appréciation, qui n’est toutefois pas illimitée et qui va de pair avec un contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

39.  La Cour réaffirme que, lorsqu’elle exerce ce contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier, en dernier lieu, si leurs décisions, donc « la restriction » ou « la sanction » constitutive de l’ingérence, se concilient avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Pour ce faire, elle doit considérer l’ingérence en cause à la lumière de l’ensemble de l’affaire (voir, entre autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103, et Rizos et Daskas c. Grèce, no 65545/01, § 44, 27 mai 2004), y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel ceux-ci ont été prononcés.

40.  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

41.  A la lecture de la motivation retenue par la cour d’assises, la Cour observe que les propos incriminés ne relevaient pas de la propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphe 19 ci-dessus). Elle estime en outre que le discours du requérant n’exhortait ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, et qu’il ne s’agissait pas d’un discours de haine, ce qui est, aux yeux de la Cour, l’élément essentiel à prendre en considération (voir, a contrario, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999‑IV, et Gerger c. Turquie[GC], précité, § 50).

42.  Quant à la circonstance selon laquelle des slogans de soutien à Abdullah Öcalan ont été scandés pendant que le requérant prononçait son discours, la Cour observe, au vu du procès-verbal de transcription de l’enregistrement vidéo de ce rassemblement, que le requérant n’a en rien été à l’origine de ces slogans et qu’il n’a pas incité la foule à les scander. Elle rappelle en outre s’être déjà prononcée sur des slogans similaires et avoir estimé que ces derniers n’étaient pas de nature à avoir un impact sur la sécurité nationale ou l’ordre public (Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, §§ 29-30, 29 novembre 2011).

43.  En conséquence, la Cour estime que les motifs retenus en droit interne pour justifier la condamnation du requérant ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence commise dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression (voir, pour une approche similaire, Kılıç et Eren, précité, §§ 29-31, et Gül et autres c. Turquie, n 4870/02, § 42, 8 juin 2010).

44.  Partant, la Cour considère que, dans les circonstances de la présente affaire, l’ingérence en question n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut donc à la violation de l’article 10 de la Convention

LES MANIFESTATIONS PACIFIQUES NON AUTORISÉES

Semit Güzel C. Turquie du 13 septembre 2016 requête n° 29482/09

Violation de l'article 10 : Les autorités turques ont violé le droit à la liberté d’expression en poursuivant un homme politique qui n’avait pas empêché la tenue d’un rassemblement politique en kurde.
La Cour note que des poursuites pénales ont été engagées contre M. Güzel parce qu’il n’avait pas empêché des participants à un rassemblement politique de s’exprimer en kurde. Elle ajoute qu’il a agi ainsi malgré les avertissements d’un commissaire du gouvernement et parce qu’il estimait que, sur les plans légal et déontologique, les congressistes avaient le droit de s’exprimer en kurde. Dans ces conditions, la Cour considère qu’en s’abstenant d’intervenir M. Güzel eu une attitude de défiance à l’égard d’une autorité représentant l’État. Sa conduite a donc constitué une forme d’expression et était protégée par l’article 10 de la Convention. M. Güzel peut donc se prévaloir de la protection de l’article 10. La Cour se penche ensuite sur la question de savoir si M. Güzel a été directement touché par les mesures prises par les autorités turques, au point d’avoir subi une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Tout en reconnaissant que la procédure contre M. Güzel a finalement été abandonnée, la Cour constate que lorsqu’elle était encore en cours M. Güzel a été condamné à une peine d’un an d’emprisonnement, que la menace de cette sanction a pesé sur lui pendant près de sept ans et qu’il a aussi dû faire face à la crainte persistante d’être l’objet d’une nouvelle procédure pénale pour des infractions de même type. En conséquence, la Cour considère que M. Güzel a été directement touché par les mesures adoptées par les autorités turques, et que celles-ci ont constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. La Cour juge que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi ». En particulier, la loi en vertu de laquelle M. Güzel a été poursuivi indiquait que les partis politiques ne pouvaient « pas rester indifférents » à l’emploi du Kurde dans un contexte politique, sans toutefois préciser quelle forme d’indifférence ou d’inaction pouvait servir de fondement à des poursuites pénales contre une personne. Bien que l’infraction en question ait été déclarée inconstitutionnelle en 2012 et ait été supprimée, le gouvernement turc n’a pas présenté d’éléments indiquant de quelle manière la loi avait été interprétée à l’époque des poursuites contre M. Güzel (de février 2005 à décembre 2011)). En conséquence, la Cour estime qu’à l’époque des faits le droit turc n’était pas suffisamment clair pour permettre à M. Güzel de prévoir que sa conduite allait l’exposer à des poursuites pénales. La Cour conclut dès lors à la violation de l’article 10. La Cour considère donc qu’elle n’a pas à déterminer si l’ingérence en question était justifiée au regard des autres critères de l’article 10 (les questions de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique).

Novikova et autres c. Russie du 26 avril 2016 requête nos 25501/07, 57569/11, 80153/12, 5790/13 et 35015/13

Violation de l'article 10 pour violation de la liberté d’expression de militants, arrêtés et poursuivis pour infraction aux règles sur les réunions publiques suite à des manifestations individuelles.

Les requérants ayant indiqué que les actes des autorités concernaient leurs « manifestations individuelles » et non des rassemblements pacifiques avec d’autres personnes, la Cour estime approprié d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 10 (liberté d’expression) en tenant compte des principes de sa jurisprudence relative à l’article 11 (liberté de réunion et d’association).

La Cour décide d’examiner l’affaire en partant du principe que l’interruption des manifestations et le fait que les requérants aient été conduits au poste de police avaient une base en droit interne, à savoir les dispositions pertinentes de la loi sur les réunions publiques et du code des infractions administratives. La Cour a des doutes sur le point de savoir si un quelconque but légitime, parmi ceux visés à l’article 10 § 2 et permettant des restrictions au droit à la liberté d’expression, était poursuivi par les mesures en question ; elle considère cependant que les objectifs de « prévention du crime » et de « défense de l’ordre » doivent être pris en compte pour déterminer si les mesures en cause étaient proportionnées aux buts poursuivis.

Chacun des requérants avait choisi la « manifestation individuelle statique » pour exprimer ses opinions, car c’était la seule forme d’événement public qui n’exigeait pas de notification préalable aux autorités. Selon la définition donnée en droit interne, ce type de manifestation revient à exprimer une opinion en public sans qu’il y ait déplacement ni utilisation d’un mégaphone, et consiste en la présence d’un ou de plusieurs citoyens munis de pancartes ou d’autres moyens d’expression visuelle et se rassemblant près du lieu objet de la manifestation. Les requérants ont fait usage de pancartes comportant des slogans, et les événements organisés par eux ont été non violents et non perturbateurs pour la circulation. De plus, il n’est pas contesté entre les parties que les manifestations en cause portaient sur des questions d’intérêt public. La Cour considère qu’elles constituaient une forme d’expression politique.

Alors que les requérants avaient choisi la forme de la « manifestation individuelle » pour exprimer leurs opinions, les autorités ont traité les cas de Mme Novikova, M. Kirpichev et M. Romakhin comme des affaires relevant de la réglementation sur les événements publics collectifs, et donc comme exigeant une notification préalable.

La Cour n’est pas convaincue que des raisons pertinentes et suffisantes aient été données au niveau interne pour justifier la rapide interruption des manifestations. Compte tenu du nombre de participants, qui a plafonné à six personnes – si l’on en croit la version du gouvernement russe, il y avait six participants aux manifestations organisées par Mme Novikova et M. Kirpichev –, aucune notification préalable n’était nécessaire pour permettre aux autorités de prendre des mesures destinées à réduire au minimum les perturbations de la circulation, ou d’autres mesures de sécurité.

Les ordres donnés par la police en vue de la rapide cessation des manifestations ont porté atteinte au droit des requérants à la liberté d’expression. Eu égard à ces considérations et au fait que les manifestations étaient non violentes, la Cour estime que les autorités auraient dû faire preuve d’une certaine tolérance, par exemple en laissant les requérants terminer leur manifestation.

Des considérations similaires valent pour la proportionnalité de la mesure ayant consisté à conduire les requérants au poste de police. Le principal – voire unique – motif indiqué par la police à l’appui de cette mesure revient à dire que les requérants avaient commis une infraction administrative en violant l’obligation de notification d’un événement public. Dès lors que la situation n’engendrait aucune préoccupation particulière en matière de sécurité publique et que les manifestations étaient non violentes et ne perturbaient pas la circulation, il n’y avait aucune raison impérieuse d’arrêter les requérants.

En outre, la Cour n’est pas convaincue que le droit pour les requérants d’exercer leur liberté d’expression ait été dûment pris en compte dans l’examen des accusations de commission d’une infraction administrative. Concernant la législation en vigueur avant 2012 – pertinente dans le cas de Mme Novikova –, la Cour considère qu’elle n’était pas suffisamment prévisible s’agissant de déterminer quelle conduite ou omission pouvait être qualifiée d’infraction pour manquement à l’obligation de notification découlant de la loi sur les réunions publiques, lorsqu’il y a un doute sur le point de savoir si la manifestation en question est un événement collectif, un ensemble de manifestations individuelles simultanées ou simplement une seule manifestation individuelle.

Selon un amendement apporté en 2012 à la loi sur les réunions publiques, une certaine distance doit être respectée entre des manifestants individuels qui n’ont aucun lien entre eux ; cet amendement permet aux juridictions nationales de déterminer si un événement public est un « événement collectif » ou une manifestation individuelle statique. En ce qui concerne la compétence pour requalifier un événement a posteriori comme constituant un « événement collectif » et non une manifestation individuelle, la Cour ne voit pas quel but légitime, au regard de l’article 10, les autorités auraient cherché à atteindre. Elle ne décèle pas de motifs suffisants justifiant de condamner, pour non-respect de l’obligation de notification, des manifestants qui se tenaient simplement de manière pacifique et non perturbatrice à quelque 50 mètres les uns des autres.

Aucune considération impérieuse touchant à la sécurité publique, à la défense de l’ordre ou à la protection des droits d’autrui n’était en jeu.

Le but de la législation modifiée aurait pu être atteint par une application raisonnable de l’exigence relative à la distance, sans qu’il y ait de besoin impérieux quant à la « règle de requalification » ou à l’obligation de notification, qui ont porté atteinte à la liberté d’expression des manifestants individuels. Ces constats sont corroborés en particulier par les circonstances propres à l’affaire de M. Romakhin, lequel a été condamné à partir de la conclusion que la manifestation en cause était d’ordre collectif et qu’il ne s’agissait pas de deux manifestations individuelles simultanées. Pour la Cour, les poursuites dont il a fait l’objet, ainsi que les mesures injustifiées ayant consisté à interrompre rapidement sa manifestation et à le conduire au poste de police, s’analysent en une réaction disproportionnée.

La Cour souscrit à la conclusion de la Cour constitutionnelle russe – formulée dans un arrêt de 2013 qui examinait l’amendement de 2012 à la loi sur les réunions publiques – selon laquelle une manifestation individuelle ne peut être qualifiée de rassemblement du simple fait qu’elle a attiré l’attention des citoyens. Les juridictions nationales ont adopté une approche formaliste dans le cas de M. Kirpichev, notamment en concluant qu’il avait tenu un rassemblement public. Aucun élément ne donne à penser qu’il avait planifié cet événement comme un rassemblement et donc qu’il aurait dû se conformer à l’obligation de notification. Compte dûment tenu du principe de présomption d’innocence, si les autorités soupçonnaient des actions intentionnelles visant à se soustraire à l’obligation de notification, elles devaient s’acquitter de la charge de prouver les faits pertinents, ce qu’elles n’ont pas fait.

Enfin, la Cour observe que le montant des amendes pour manquement à la procédure applicable à l’organisation ou au déroulement d’un événement public a été décuplé en 2012, ce qui de l’avis de la Cour est propre à avoir un effet dissuasif sur le recours légitime à la protestation. M. Kirpichev, par exemple, s’est vu infliger une amende d’un montant équivalent à environ 500 euros, ce qui était le montant minimum de l’amende correspondant à l’infraction administrative pour laquelle il a été condamné.

La Cour conclut que la rapide interruption des manifestations en cause, puis la mesure ayant consisté à conduire les requérants au poste de police et enfin les poursuites pour infraction administrative – poursuites ayant eu lieu dans les cas de Mme >Novikova, M. Kirpichev et M. Romakhin – ont constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ingérence ayant emporté violation de l’article 10.

Taranenko C. Russie arrêt du 15 mai 2014 requête n° 19554/05

Violation de l'article 10 lu à la lumière de l'article 11 et de l'article 5§3 : La privation de liberté prolongée avant jugement (1 an) et la peine sévère de 3 ans avec sursis que s’est vu imposer une participante à une manifestation du Parti national-bolchevique non violente contre le Gouvernement en Russie étaient injustifiées. La liberté que Monsieur Poutine défend en Ukraine, il ne l'admet pas en Russie.

En décembre 2004, une quarantaine de personnes, dont la requérante, furent arrêtées alors qu’elles participaient à une manifestation contre la politique du président Poutine organisée par les membres d’un mouvement d’opposition, le Parti national-bolchévique. Les manifestants occupaient l’entrée d’un bâtiment présidentiel de Moscou, brandissaient des pancartes et distribuaient des tracts appelant à la démission du président. La requérante affirma ne pas être membre du Parti national-bolchévique mais avoir assisté à la manifestation pour recueillir des informations pour sa thèse de sociologie.

Après son arrestation, la requérante fut placée en détention provisoire, où elle demeura pendant près d’un an. Elle introduisit plusieurs demandes de remise en liberté, faisant valoir notamment qu’elle n’avait pas d’antécédents judiciaires et qu’elle avait un domicile fixe et un emploi d’enseignante titulaire, mais ces demandes furent rejetées. Devant la Cour, elle se plaignait des conditions dans lesquelles elle avait été détenue à la maison d’arrêt de Moscou, soutenant en particulier que les cellules étaient surpeuplées et qu’elle n’avait pas reçu de soins adéquats pour les différentes affections chroniques dont elle souffrait.

En décembre 2005, la requérante fut reconnue coupable de participation à des troubles de masse et condamnée à trois ans de prison avec sursis assorti d’une mise à l’épreuve. Le tribunal releva que les manifestants n’avaient pas respecté la procédure d’admission dans le bâtiment présidentiel ; qu’ils s’étaient soustraits aux contrôles de sécurité ; qu’ils avaient bousculé un garde qui s’efforçait de les empêcher d’entrer, et qu’ils s’étaient barricadés dans un bureau, endommageant le mobilier.

Lorsqu’il fixa la peine, il tint compte du fait que les accusés avaient réparé le préjudice matériel causé par la manifestation. Pour ce qui était de la requérante, il jugea sans pertinence la question de savoir si elle avait participé à la manifestation à des fins de recherche ou autres étant donné qu’elle avait directement pris part aux troubles de masse. À l’issue de ce jugement, qui fut confirmé en appel en mars 2006, la requérante fut remise en liberté.

Article 5 § 3

En ce qui concerne le grief consistant à dire que les juridictions russes n’ont pas avancé de motifs pertinents et suffisants pour imposer à la requérante une privation de liberté de près d’un an, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné des griefs semblables formulés par les co-accusés de l’intéressée et qu’elle a alors conclu à la violation à leur égard des droits garantis par l’article 5 § 3.

De même en l’espèce, elle constate que les juges russes se sont appuyés sur la gravité des charges retenues contre la requérante pour déduire qu’elle présentait un risque élevé de fuite, de récidive ou d’entrave à la procédure et qu’ils n’ont indiqué aucun aspect de sa situation personnelle ou de son comportement susceptible de justifier cette conclusion. Ils n’ont même pas examiné les éléments atténuant ce risque qu’elle avait invoqués à l’appui de ses demandes de remise en liberté, à savoir son absence d’antécédents judiciaires et le fait qu’elle avait un emploi et un domicile fixes.

Ils n’ont pas non plus envisagé d’appliquer une mesure préventive moins sévère. En outre, une fois que l’affaire a été renvoyée en jugement, les tribunaux ont prononcé des ordonnances de placement en détention collectives à l’égard de tous les participants à la manifestation de décembre 2004, en employant la même formule sommaire pour rejeter leurs demandes de remise en liberté.

La Cour conclut que les autorités n’ont pas avancé de motifs suffisants à l’appui de la prolongation de la privation de liberté de la requérante. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3.

Article 10 à la lumière de l’article 11

La Cour juge qu’il y a lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 10 lu à la lumière de l’article 11. Elle estime en effet qu’en l’espèce, les questions de la liberté d’expression et de la liberté de réunion sont étroitement liées. Elle observe que l’arrestation de la requérante, son placement en détention et sa condamnation ont constitué une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, et qu’il n’est pas contesté que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un but légitime aux fins de l’article 10 § 2, à savoir le maintien de l’ordre public et la prévention des droits d’autrui.

En ce qui concerne la question de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour relève que les manifestants désiraient porter à l’attention du public leur désaccord avec la politique menée par le président et leur souhait de le voir démissionner. Elle considère qu’il s’agissait là de questions d’intérêt public, et elle rappelle que les restrictions que les autorités peuvent apporter au débat sur ces questions sont très limitées.

Par ailleurs, la Cour observe que lorsqu’ils sont entrés dans le bâtiment présidentiel, les manifestants n’ont pas respecté la procédure d’admission : ils se sont soustraits aux contrôles de sécurité, ils sont entrés en force dans le bâtiment et ils ont bousculé un garde. Elle estime que dans ces conditions, eu égard au fait que leur conduite était de nature à effrayer les employés et les visiteurs et à perturber le fonctionnement normal de l’administration, on pourrait considérer que leur arrestation était justifiée par la nécessité de protéger l’ordre public.

En ce qui concerne la question de savoir si la durée de la détention provisoire de la requérante (près d’un an) et la peine qui lui a été infligée étaient proportionnées au but légitime poursuivi, la Cour note que la condamnation de l’intéressée reposait au moins en partie sur le fait que les tribunaux russes condamnaient le message politique porté par les manifestants. Le jugement par lequel la requérante a été reconnue coupable de participation à des troubles de masse indiquait qu’elle avait « lancé des tracts hostiles [à Vladimir Poutine] » et « posé un ultimatum illégal en appelant à la démission du président ». Toutefois, elle n’a pas été condamnée simplement pour avoir exprimé une opinion, mais pour l’avoir exprimée en se comportant d’une certaine manière.

La Cour estime important le fait que les manifestants n’aient pas été armés, qu’ils n’aient pas eu recours à la violence si ce n’est quand ils ont bousculé un garde qui essayait de les empêcher d’entrer, et qu’ils n’aient été à l’origine d’aucun préjudice corporel. En ce qui concerne les dommages aux biens publics, elle considère qu’il n’est pas établi que la requérante y ait personnellement contribué. Elle note de surcroît que les accusés ont réparé tous les dommages matériels causés par la manifestation avant la fin du procès. Ces facteurs distinguent la présente affaire d’une autre affaire dans laquelle la Cour a conclu qu’une peine de prison imposée à titre de sanction pour un discours politique qui avait été à l’origine de violences interethniques n’avait pas constitué une mesure disproportionnée2. Cependant, la sévérité de la sanction imposée à la requérante, à savoir une peine de prison de trois ans avec sursis, distingue aussi l’affaire d’autres affaires dans lesquelles la Cour a conclu que l’imposition aux requérants de quelques jours de détention dans des circonstances comparables avait été justifiée par l’ordre public.

La Cour conclut que, même si l’ordre public commandait peut-être de sanctionner les agissements de la requérante, la longue durée de sa détention provisoire et de la peine de prison avec sursis qui lui a été infligée n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi. Cette sanction exceptionnellement sévère a nécessairement eu un effet dissuasif sur elle et sur les autres personnes souhaitant participer à une manifestation. L’ingérence litigieuse n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » aux fins de l’article 10. Partant, il y a eu violation de l’article 10, lu à la lumière de l’article 11.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que la Russie doit verser à la requérante 12 500 euros (EUR) pour dommage moral.

DISTRIBUTION DE TRACTS ET DE LETTRES D'INFORMATIONS

Karastelev et autres c. Russie du 6 octobre 2020 requête n° 16435/10

Des déficiences dans le cadre réglementaire d’une loi russe sur l’extrémisme ont emporté violation du droit des requérants à la liberté d’expression

La directrice et le directeur adjoint d’une ONG de défense des droits de l’homme se plaignaient d’une loi russe sur l’extrémisme.

Les autorités russes avaient considéré qu’une pancarte qu’ils avaient brandie au cours d’une manifestation contre une loi sur les mineurs et les appels qu’ils avaient lancés aux adolescents pour les inciter à participer à d’autres protestations contre cette loi relevaient de la préparation d’« actes extrémistes » au regard de la loi incriminée et qu’ils pourraient à cet égard se voir accusés d’une infraction. Les intéressés avaient fait l’objet de trois procédures dans le cadre desquelles les autorités les avaient avertis que s’ils participaient à de nouvelles manifestations, ils seraient poursuivis en justice, ce qui avait entraîné la démission de la directrice de l’ONG. Dans son arrêt de chambre, rendu ce jour dans l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme relativement aux requérants Vadim Karastelev et Tamara Karasteleva.

La Cour juge que les dispositions pertinentes de la loi sur l’extrémisme étaient formulées en des termes vagues, conférant au parquet un pouvoir d’appréciation trop ample et rendant leur application imprévisible. Elle considère en outre que ni le droit ni la pratique internes n’offraient une protection adéquate en cas de recours arbitraire aux procédures qui furent utilisées contre les requérants en l’espèce. En effet, ces défaillances étaient manifestes dans le cas des requérants, et la Cour juge fantaisiste la conclusion des autorités qui consiste à dire que la pancarte et les échanges que les requérants ont eus avec deux adolescents pouvaient être interprétés comme une incitation à faire obstruction aux activités licites des autorités publiques, combinée avec un recours à la violence ou une menace de violence.

La Cour dit également, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (droit d’accès à un tribunal) en ce qui concerne la procédure de contrôle juridictionnel engagée par M. Karastelev. Principaux faits Les requérants sont Vadim Yevgenyevich Karastelev, Tamara Viktorovna Karasteleva, aujourd’hui décédée, et le Comité de Novorossiysk pour les droits de l’homme (« le CNDH »), une organisation non gouvernementale. En avril 2009, les deux premiers requérants, qui à l’époque des faits occupaient respectivement.

Principaux faits

Les requérants sont Vadim Yevgenyevich Karastelev, Tamara Viktorovna Karasteleva, aujourd’hui décédée, et le Comité de Novorossiysk pour les droits de l’homme (« le CNDH »), une organisation non gouvernementale. En avril 2009, les deux premiers requérants, qui à l’époque des faits occupaient respectivement les fonctions de directeur adjoint et de directrice du CNDH, organisèrent à Novorossiysk des manifestations publiques contre une loi adoptée depuis peu qui imposait notamment aux mineurs d’être accompagnés d’un adulte lorsqu’ils se trouvaient dans un lieu public la nuit.

Le parquet de Novorossiysk fut ensuite saisi d’une plainte des parents de deux adolescents qui avaient été en contact avec les requérants au cours de l’une des manifestations. Ceux-ci alléguaient en particulier que, pendant les manifestations et dans l’établissement scolaire que leurs enfants fréquentaient, les requérants avaient répandu auprès de mineurs des messages de propagande, les incitant à participer aux manifestations à venir contre la nouvelle loi. Les requérants répondirent qu’ils étaient simplement en train d’expliquer les raisons pour lesquelles ils protestaient lorsque les deux adolescents les avaient abordés pour leur poser des questions, et qu’ils n’avaient eu aucun autre contact avec eux. Les deux adolescents déclarèrent qu’ils avaient parlé aux requérants, qui leur avaient dit de venir avec leurs amis à la manifestation suivante, mais qu’ils avaient considéré que ces rassemblements pouvaient donner lieu à des troubles. En mai 2009, le parquet conclut que le comportement des requérants s’analysait en une menace « d’acte extrémiste » au regard de la législation interne applicable, et plus particulièrement en une « obstruction aux activités licites des autorités publiques, combinée avec un recours à la violence ou une menace de violence », et il adressa un avertissement aux intéressés. Il considéra en particulier qu’une pancarte brandie lors de l’une des manifestations, sur laquelle on pouvait lire « la liberté n’est pas acquise, elle doit être conquise », et les messages des requérants par lesquels ils avaient appelé les mineurs à participer aux manifestations, constituaient une incitation à désobéir à la loi et aux autorités publiques. Les deux requérants engagèrent une procédure de contrôle juridictionnel. En juin 2009, le juge rejeta le recours dont la deuxième requérante l’avait saisi. Il fonda sa décision sur des éléments de preuve qui avaient été communiqués par l’accusation, c’est-à-dire sur des rapports d’expertise dans lesquels il était conclu que la pancarte et les actes de requérants pouvaient être perçus par des adolescents comme un appel à la résistance active contre les autorités. Tous les recours que la deuxième requérante forma par la suite furent également rejetés. L’action engagée par le premier requérant fut close au motif que l’affaire avait déjà été jugée dans le cadre de la procédure qui avait été introduite par la deuxième requérante.

Décision de la Cour

La Cour rejette pour irrecevabilité les griefs soulevés par l’ONG requérante et dit que Dmitriy Karastelev, le fils de la deuxième requérante, a qualité pour reprendre l’action engagée par sa mère devant la Cour.

Article 10

Le Gouvernement admet que les trois procédures dirigées contre les requérants – un avertissement, une mise en garde et une injonction – s’analysent en une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit à la liberté d’expression. Par l’avertissement, le parquet avait fait savoir aux requérants que leur conduite pouvait relever d’un « acte extrémiste » au regard du droit russe et qu’ils pourraient à cet égard se voir accusés d’une infraction administrative. Les requérants devaient donc soit tenir compte de cet avertissement, ce signifiait en substance qu’ils devaient s’abstenir de participer à d’autres manifestations, soit courir le risque d’être poursuivis. La deuxième requérante démissionna de ses fonctions de directrice du CNDH pour se conformer aux termes de la mise en garde et de l’injonction dont elle avait fait l’objet et pour éviter la dissolution de l’ONG. La Cour constate que ces procédures avaient une base en droit interne, à savoir la loi sur l’élimination de l’extrémisme et la loi sur le parquet, mais que les lois en question étaient libellées en des termes vagues qui laissaient au parquet un pouvoir d’appréciation trop ample et qui rendaient leur application imprévisible. Or l’exercice de ce pouvoir d’appréciation ne tenait pas compte de certains des critères établis dans la jurisprudence de la Cour relative à des affaires de ce type relevant de l’article 10 de la Convention, notamment en ce qui concerne les conséquences néfastes susceptibles de résulter de l’exercice par un individu de son droit à la liberté d’expression. En outre, le Gouvernement ne fournit aucune explication quant aux raisons pour lesquelles des procédures de mise en garde et d’injonction sont ouvertes dans des cas où, comme en l’espèce, la conduite en question découle directement de l’exercice par un individu de son droit à la liberté d’expression et non des activités d’une ONG. Les requérants avaient certes la possibilité de contester les procédures en sollicitant un contrôle juridictionnel. Néanmoins, rien ne montre qu’au moment des faits, la législation et la pratique aient permis aux juges internes de rechercher si l’« ingérence » dans l’exercice du droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique » et poursuivait « un but légitime », et si le cadre réglementaire applicable offrait des garanties suffisantes contre l’arbitraire. L’étendue des pouvoirs du parquet était telle qu’elle entravait de manière significative tout effort visant à montrer que ses décisions étaient illégales ou emportaient violation du droit à la liberté d’expression. Ces défaillances globales dans le cadre réglementaire ont été mises en exergue dans le cas des requérants. En particulier, la définition de la notion d’avertissement qui figurait dans la loi sur l’élimination de l’extrémisme faisait référence à la « préparation » par la personne visée par l’avertissement de certains actes illicites. Pourtant, il n’apparaît pas clairement sur quels éléments le parquet s’est fondé pour conclure que les requérants ou d’autres personnes « préparaient » un acte extrémiste. En outre, la loi sur l’élimination de l’extrémisme qualifie d’« acte extrémiste » l’« obstruction aux activités licites des autorités publiques » uniquement lorsque celle-ci est « combinée avec un recours à la violence ou une menace de violence ». Cependant, rien dans l’avertissement adressé par le parquet aux requérants ne permet d’étayer la thèse d’une quelconque menace de violence. La nature de l’« obstruction » qui menaçait les autorités n’apparaît pas non plus de manière évidente.

La Cour observe par ailleurs que les requérants n’ont pas cherché à entrer en contact avec des individus manifestement mineurs : ce sont les deux adolescents qui les ont approchés et qui leur ont posé des questions. Il est fantaisiste de conclure que le simple fait de brandir l’affiche en question et de parler avec ces deux adolescents peut être interprété comme une incitation à désobéir aux autorités. La Cour conclut que la loi et la pratique internes n’étaient pas prévisibles quant à leurs effets et qu’elles n’ont pas offert aux requérants une protection adéquate contre un recours arbitraire à une procédure d’avertissement, de mise en garde et d’injonction. L’ingérence dans l’exercice par le premier requérant et la deuxième requérante de leur droit à la liberté d’expression n’était donc pas « prévue par la loi ». Partant, il y a eu violation de l’article 10.

Article 6 § 1

Le premier requérant soutient qu’il avait introduit une demande distincte de contrôle juridictionnel de l’avertissement qui lui avait été adressé à lui personnellement, mais qu’il a été mis à tort un terme à cette procédure au motif que la question avait déjà été traitée dans le cadre de la procédure qui avait été engagée par la deuxième requérante. Le Cour note que les avertissements que le premier requérant et la deuxième requérante avaient reçus étaient identiques et qu’ils leur avaient été adressés en leur qualité de dirigeants d’une seule et même ONG. Elle relève néanmoins une différence notable : chaque avertissement informait la personne concernée de la responsabilité qu’elle encourrait à titre personnel en cas de manquement. L’avertissement adressé au premier requérant portait sur sa propre conduite et s’analysait donc en une « ingérence » dans l’exercice par lui de son propre droit à la liberté d’expression ; il était donc à cet égard distinct de l’avertissement que la deuxième requérante avait contesté. La Cour conclut donc que le droit d’accès du premier requérant à un tribunal a été réduit de telle sorte qu’il a été porté atteinte à la substance même de ce droit, et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1.

MART ET AUTRES c. TURQUIE du 19 mars 2019 requête n° 57031/10

Violation de l'article 10 : Les requérants ont été condamnéS pour une appartenance à l’organisation illégale MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste). LeProcureur engagea contre eux une action pénale devant la cour d’assises d’Ankara. Ils se sont abonnés à un périodique de ce parti politique. La CEDH constate que la Cour d'Assises, n'a pas justifier le caractère impérieux de cette interdiction pour condamner les requérants.

Article 10

24. La Cour note que, en l’espèce, les requérants ont été condamnés pénalement du chef de propagande en faveur de l’organisation illégale MLKP pour avoir, notamment, été des lecteurs de périodiques qui auraient des liens avec ladite organisation, scandé des slogans et brandi des étendards et pancartes en faveur de cette organisation lors de manifestations, possédé à leur domicile des livres, périodiques et documents en lien avec cette organisation et, pour l’un des requérants, été dirigeant d’un périodique qui serait attaché à ladite organisation (paragraphe 7 ci‑dessus).

25. Elle observe que la condamnation pénale des requérants s’appuyait ainsi sur leurs activités relevant de l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. Dès lors, elle considère que cette condamnation constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.

26. Elle considère ensuite que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle admet en outre que l’ingérence poursuivait, à tout le moins, les buts légitimes de la sûreté publique, de la prévention du crime et de la protection des droits d’autrui.

27. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011) et Kula c. Turquie (no 20233/06, §§ 45 et 46, 19 juin 2018). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se situer essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui des condamnations pénales des requérants (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

28. À cet égard, elle note d’emblée que les faits reprochés aux requérants, tels qu’exposés dans l’arrêt de condamnation de la cour d’assises, étaient les suivants : être des lecteurs des périodiques Atılım et Özgür Gençlik, qui seraient des organes de presse légaux de l’organisation illégale MLKP, avoir participé aux réunions et manifestations organisées par ces périodiques, avoir scandé des slogans en faveur de MLKP, porter les étendards, les drapeaux et les portraits des membres de cette organisation ainsi que les pancartes de KGÖ et de ESP, organisations qui seraient des sous-branches de MLKP, avoir masqué leur visage avec un foulard suivant les consignes de cette organisation et, en cas d’intervention des forces de l’ordre lors d’une manifestation, avoir attaqué celles-ci avec des pierres et des bâtons. Selon la cour d’assises, ces actes avaient pour but de renforcer la popularité et le rayonnement de l’organisation MLKP et étaient ainsi constitutifs de propagande en faveur de cette organisation (paragraphe 7 ci‑dessus).

29. La Cour note en outre qu’il était également reproché à M. Yusuf Bayraktar et à Mme Selver Orman d’avoir possédé à leur domicile des livres, périodiques et documents en lien avec l’organisation MLKP. Par ailleurs, les fonctions de dirigeante de Mme Selver Orman au sein du périodique Atılım et ses activités dans le cadre des manifestations ont également été prises en compte à l’appui de sa condamnation (paragraphe 7 ci-dessus).

30. La Cour relève enfin que la cour d’assises a procédé à une appréciation et une requalification des faits incriminés, lesquels étaient constitutifs, selon celle-ci, de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste plutôt que de celle d’appartenance à une organisation illégale, pour laquelle les requérants avaient été inculpés dans l’acte d’accusation, requalification opérée au motif que les faits en question ne présentaient pas une continuité et une diversité suffisantes pour constituer cette dernière infraction.

31. Examinant attentivement l’arrêt de la cour d’assises, la Cour constate que, pour condamner les requérants, cette juridiction a pris en compte les actes que ceux-ci avaient commis, d’une part, dans le cadre des manifestations organisées par des entités et périodiques qui auraient des liens avec l’organisation MLKP et, d’autre part, au sein même de ces entités et périodiques. Elle observe que cette juridiction a estimé d’une manière générale que l’ensemble de ces actes visait à renforcer l’image de MLKP dans l’opinion publique et, partant, à faire de la propagande en faveur de cette organisation. Elle constate toutefois que la cour d’assises, pour arriver à cette conclusion, n’a procédé à aucune analyse de la teneur des articles publiés par les périodiques Atılım et Özgür Gençlik – qui, comme reconnu par la cour d’assises, étaient bien des périodiques légaux et dont il a été reproché aux requérants d’être des lecteurs –, des slogans scandés, des pancartes et drapeaux brandis par les intéressés lors des manifestations litigieuses et des publications et documents trouvés chez eux ni du contexte dans lequel ces éléments s’inscrivaient au regard des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression (Gözel et Özer, précité, § 51).

32. La Cour relève en effet que ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation l’ayant confirmé n’apportent d’explication suffisante sur les questions de savoir si les slogans, déclarations, pancartes et publications incriminés et les activités litigieuses en général, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel elles s’inscrivaient et à leur capacité à nuire, pouvaient être considérées comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Zana c. Turquie [GC], 25 novembre 1997, §§ 57‑60, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204-208, CEDH 2015 (extraits), Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, § 41 et 42, 8 juin 2010, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Elle constate ainsi qu’il est impossible de déterminer à partir des décisions des juridictions nationales comment celles-ci ont mené à bien, en l’espèce, leur tâche consistant à mettre en balance la liberté d’expression des requérants et les buts légitimes poursuivis.

33. Dès lors, les juridictions nationales n’ayant pas fourni des motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence litigieuse, la Cour estime que cette ingérence ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

34. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

Stomakhin c. Russie du 9 mai 2018 requête no 52273/07

Article 10  : Critiques formulées dans une lettre d’information en Tchétchénie : la restriction du droit à la liberté d’expression n’était pas justifiée pour tous les propos tenus.

La Cour européenne des droits de l’homme dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire concerne M. Stomakhin, qui a été condamné à cinq ans de prison pour des articles qu’il avait écrits sur le conflit armé en Tchétchénie dans une lettre d’information. Les juridictions internes

avaient estimé que ces articles faisaient l’apologie du terrorisme et de la violence et constituaient une incitation à la haine.

La Cour estime que si certains des articles ont dépassé les limites de la critique acceptable et constituaient des appels à la violence et une apologie du terrorisme, ce n’est pas le cas de tous. Elle considère que dans l’ensemble, l’atteinte que les autorités ont portée aux droits de M. Stomakhin en le sanctionnant pour l’ensemble de ses déclarations ne répondait pas à un besoin social impérieux, et que la sévérité de la peine qui lui a été infligée a emporté violation de ses droits.

Elle appelle les gouvernements à se montrer prudents lorsqu’ils départagent ce qui relève du discours de haine de ce qui constitue simplement une critique des autorités.

LES FAITS

De 2000 à 2004, il a rédigé, édité et distribué une lettre d’information mensuelle relative principalement à la guerre qui se déroulait à l’époque en Tchétchénie.

En décembre 2003, les autorités ouvrirent une enquête à son égard car elles le soupçonnaient de tenir dans cette lettre d’information des propos constitutifs d’appels à se livrer à des activités

extrémistes et d’incitation à la haine raciale, nationale et sociale. M. Stomakhin fut reconnu coupable de ces infractions en novembre 2006, et sa condamnation fut confirmée en appel en mai 2007.

Les juridictions internes jugèrent qu’il avait appelé ses lecteurs à se livrer à des actes extrémistes et qu’il avait fait l’apologie d’actes de terrorisme commis par des Tchétchènes. Elles observèrent également qu’il appelait à la violence contre le peuple russe et qu’il soutenait que la religion orthodoxe était une religion inférieure.

M. Stomakhin argua qu’il n’imprimait la lettre d’information que pour lui-même et qu’il ne la distribuait pas. Il affirma n’avoir fait qu’exprimer son opinion sur les événements politiques qui avaient lieu en Russie, en particulier sur le conflit tchétchène. Il niait soutenir l’extrémisme. Il fut condamné à cinq ans de prison et à trois ans d’interdiction de pratiquer le journalisme. En mars 2011, il fut libéré après avoir purgé l’intégralité de sa peine.

ARTICLE 10

La Cour considère qu’il n’y a lieu d’examiner l’affaire que sous l’angle de l’article 10.

Elle divise en trois catégories les propos tenus par M. Stomakhin. Les propos de la première catégorie justifiaient le terrorisme, dénigraient les militaires russes au point que ceux-ci risquaient d’être la cible de véritables agressions, et faisaient l’éloge des chefs de file tchétchènes dans un contexte d’approbation de la violence. Ils dépassaient donc les limites de la critique acceptable, et la suite que leur ont donnée les juridictions russes était proportionnée au but visé.

Quant aux propos de la deuxième catégorie, à savoir certaines des critiques exprimées par M. Stomakhin à l’égard des fidèles orthodoxes et des Russes, la Cour juge qu’ils constituaient une incitation à la haine et à l’inimitié et que les motifs avancés par les juges pour les réprimer étaient « pertinents et suffisants ».

Elle considère en revanche qu’à certains égards, les juges ont été trop sévères. Notamment, elle estime que certains des propos tenus par M. Stomakhin sur la guerre n’ont pas dépassé les limites de la critique acceptable. Elle rappelle à cet égard que ces limites sont larges lorsque la critique concerne le gouvernement. Elle observe également que les juges ont sorti de leur contexte certains propos concernant les militaires russes : M. Stomakhin s’était insurgé contre l’acquittement d’un militaire qui avait étranglé une femme tchétchène mais dans ce contexte il n’avait pas appelé à commettre des actes criminels ni incité les lecteurs à haïr tous les soldats.

La Cour ajoute qu’il est crucial que les États soient prudents lorsqu’ils déterminent la portée des propos répréhensibles car constitutifs d’un discours de haine. Elle les appelle à faire une interprétation stricte de la loi afin d’éviter de porter une atteinte excessive à la liberté d’expression au prétexte de réprimer les discours de haine lorsque ce qu’il dont il s’agit vraiment est une critique des autorités ou de leur politique.

Enfin, la Cour observe que les motifs avancés par les tribunaux à l’appui de la peine infligée à M. Stomakhin ne portaient que sur sa personnalité et sur le danger social qu’il représentait. Elle juge que ces considérations étaient peut-être pertinentes mais qu’elles n’étaient pas suffisantes pour justifier la sévérité de la peine infligée. Celle-ci n’était donc pas proportionnée aux buts légitimes poursuivis, à savoir la protection des droits d’autrui et de la sécurité nationale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

BİLEN ET ÇORUK c. TURQUIE du 8 mars 2016 requête 14895/05

Violation de l'article 10 : La condamnation de deux personnes pour avoir distribué des tracts émanant d’un parti politique a emporté violation de leur liberté d’expression

ARTICLE 10

a. Sur l’existence d’une ingérence

48. La Cour relève qu’il apparaît clairement que la condamnation des requérants en vertu de l’article 534 de l’ancien code pénal s’analyse en une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression, ce qu’aucune des parties ne conteste.

49. Pareille ingérence est contraire à l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera d’abord si l’ingérence en cause est « prévue par la loi ».

b. Prévue par la loi

50. La Cour rappelle que les termes « prévue par la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention signifient d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne et qu’ils visent aussi la qualité de la loi : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (voir, parmi d’autres, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits), et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 110, CEDH 2015).

51. Pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes de base de toute société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé ne connaissait pas de limites. En conséquence, la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 78, 10 mars 2009, et plus récemment, Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 230, CEDH 2015).

52. En l’occurrence, la Cour observe d’abord que les requérants ont été condamnés, en application de l’article 534 du code pénal, pour avoir distribué des tracts émanant du mouvement de jeunesse du Parti travailliste dans le cadre d’une campagne destinée à soutenir les victimes du tremblement de terre de Bingöl (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour partira donc du principe que l’ingérence litigieuse trouvait sa base légale dans l’article 534 du code pénal.

53. La Cour doit rechercher maintenant si, au vu des circonstances particulières de l’affaire, la condition de la qualité de la loi a elle aussi été respectée.

54. La Cour relève d’abord que la question de l’accessibilité de la loi n’est pas litigieuse entre les parties.

55. S’agissant de la prévisibilité de ladite loi, la Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que les tracts incriminés émanaient d’un parti politique. Dans ses observations, il ne s’est penché que sur la prétendue intention des requérants dans la distribution des tracts litigieux (voir paragraphe 41 ci-dessus). De même, il ressort bien de la lettre du 6 juin 2003 adressée par la gendarmerie au parquet de Batman que les tracts litigieux se rapportaient à un parti politique et s’inscrivaient dans le cadre d’une campagne organisée aux fins de soutenir les victimes du tremblement de terre de Bingöl (paragraphe 9 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour doit vérifier si le droit interne indiquait avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles la distribution des tracts émanant d’un parti politique, devait être exemptée d’une autorisation préalable exigée au regard de l’article 534 du code pénal.

56. La Cour rappelle que la fonction de décision confiée aux juridictions sert à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation de normes dont le libellé ne présente pas une précision absolue (voir RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 112, CEDH 2011 (extraits)).

57. En l’espèce, la Cour note qu’il existait, à l’époque des faits, deux dispositions qui régissaient la distribution de tracts. Alors que l’article 534 du code pénal incriminait la distribution de tracts dans les lieux publics sans autorisation préalable (paragraphe 19 ci-dessus), l’article 44 de la loi no 2908 ne prévoyait aucune obligation d’autorisation pour les associations, dont les partis politiques, tel qu’elle était en vigueur à l’époque des faits. De même, selon la directive du 30 avril 1997 adressée par la direction générale de la sûreté au préfet d’Ankara, la distribution de tracts de partis politiques était dispensée d’autorisation préalable (voir paragraphe 22 ci-dessus).

58. À cet égard, la Cour observe notamment que dans leur mémoire de recours du 8 septembre 2004, les requérants ont justement souligné que les tracts en question émanaient d’un parti politique et que, partant, en vertu de l’article 44 § 4 de la loi sur les associations, la distribution de ceux-ci n’était pas soumise à un régime d’autorisation préalable.

59. Or, la Cour remarque qu’à la lecture de la motivation retenue par le tribunal d’instance, ce dernier n’a pas répondu à l’argument des requérants tiré de l’applicabilité de l’article 44 de la loi sur les associations qui, selon eux, constitue une loi spéciale par rapport à l’article 534 du code pénal dans ce sens que les partis politiques ne sont pas obligés de disposer d’une autorisation préalable pour distribuer des tracts. Eu égard à l’interprétation des dispositions légales en question par la Cour de cassation turque (voir paragraphe 23 au-dessus) qui va dans ce sens, indépendamment de la question d’un éventuel manque de base légale de la condamnation encourue par les requérants, la loi en question ne remplissait en toute hypothèse pas les exigences de précision et de prévisibilité suffisantes pour répondre aux critères de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention étant donné qu’il n’était pas possible de prévoir, dans les circonstances de l’espèce, que la simple distribution des tracts émanant d’un parti politique était susceptible d’être punie par application des dispositions de l’article 534 du code pénal turc.

60. Ayant conclu que l’ingérence n’était pas prévue par la loi, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

61. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

ARTICLE 6-1

34. Le Gouvernement soutient :

– que l’ordonnance pénale n’est pas un jugement, mais une procédure simplifiée pour les affaires dites d’importance mineure ;

– que le nouveau code de procédure pénale prévoit qu’une amende judiciaire préventive (ön ödeme) peut être infligée par cette voie pour les délits simples, et qu’en cas d’opposition au paiement, il est automatiquement procédé à la tenue d’une audience ;

– qu’un tel système est compatible avec les exigences de l’article 6 de la Convention.

35. Les requérants maintiennent leurs allégations.

36. La Cour rappelle avoir déjà examiné des griefs identiques à ceux présentement soulevés et avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention faute pour les requérants d’avoir pu bénéficier d’une audience devant les juridictions nationales (voir, entre autres, Karahanoğlu, c. Turquie, no 74341/01, §§ 35-39, 3 octobre 2006, Oyman c. Turquie, no 39856/02, §§ 21-23, 20 février 2007, Yener et Albayrak c. Turquie, no 42900/04, §§ 13-15, 26 janvier 2010, et Yoslun c. Turquie, no 2336/05, §§ 26-29, 10 février 2015).

37. Se tournant vers la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente.

38. Elle note que les requérants n’ont bénéficié d’une audience devant les juridictions internes à aucun stade de la procédure : ni le tribunal d’instance pénal, qui a rendu l’ordonnance pénale, ni le tribunal correctionnel, qui s’est prononcé sur l’opposition, n’ont tenu d’audience. Les requérants n’ont donc jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à se prononcer sur leur affaire.

39. Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause des requérants n’a pas été entendue publiquement par les juridictions saisies.

LE PORT D'UN SYMBOLE POLITIQUE PEUT ÊTRE INTERDIT

Tőkés c. Roumanie du 27 avril 2021 requêtes n° 15976/16 et n° 50461/17

Article 10 : Affichage de drapeaux : la Cour constate une absence d’examen approfondi des faits et l’insuffisance de motivation des décisions judiciaires

L’affaire concerne un homme politique, M. László Tőkés, ressortissant roumain appartenant à la minorité hongroise de Roumanie, élu député au Parlement européen au titre de la Hongrie, sanctionné par les autorités roumaines pour avoir arboré les drapeaux du Pays sicule2 et du territoire Partium3 sur le bâtiment abritant son bureau de travail à Oradea. La Cour ne juge pas, comme le soutenait le requérant, que la base légale de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé fait défaut. Elle considère que les juridictions internes ne se sont pas livrées à un examen approfondi de l’ensemble des éléments importants qui étaient portés à leur connaissance et que la motivation de leurs décisions a été insuffisante. Elle constate que la motivation des jugements rendus est laconique et ne contient pas des informations suffisantes pour lui permettre de saisir le raisonnement ayant justifié cette ingérence. Elle conclut à une violation procédurale de l’article 10 de la Convention.

Art 10 • Liberté d’expression • Avertissements à un député européen pour avoir déployé des drapeaux de minorités nationales sur un bâtiment abritant son bureau sans obtenir une autorisation de publicité • Déploiement des drapeaux litigieux rapproché du discours politique • Absence d’examen approfondi et conforme aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour pour déterminer la nature et le contexte du message en cause • Absence de raisons pertinentes et suffisantes.

FAITS

Le requérant, M. László Tőkés, est un ressortissant roumain, né en 1952, et résidant à Oradea (Roumanie). M. Tőkés appartient à la minorité hongroise de Roumanie. Il fut élu député au Parlement européen sur la liste du parti de l’Union démocrate magyare de Roumanie lors des élections européennes de 2009, puis élu sur la liste du parti Fidesz de Hongrie lors des élections européennes de mai 2014. Il disposait à l’époque des faits d’un bureau de travail à Oradea, en Roumanie. Dans sa première requête (n 15976/16), M. Tőkés explique que le 18 juin 2014, il déploya un drapeau du Pays sicule d’une taille de 2 mètres sur 1 mètre sur le bâtiment où se trouvait son bureau de travail à Oradea. Le 20 août 2014, la police locale d’Oradea lui infligea une sanction contraventionnelle sous forme d’avertissement au motif qu’il avait déployé un drapeau publicitaire – le drapeau du Pays sicule – sans obtenir au préalable une autorisation temporaire de publicité, en méconnaissance de la loi n° 185/2013 concernant le placement et l’autorisation des moyens publicitaires. Il lui était demandé de retirer le drapeau. M. Tőkés contesta le procès-verbal de contravention auprès du tribunal de première instance d’Oradea. Le 26 janvier 2015, le tribunal de première instance rejeta la contestation. M. Tőkés interjeta appel de ce jugement. Par un arrêt définitif du 27 novembre 2015, le tribunal départemental de Bihor rejeta l’appel et confirma le bien-fondé des motifs mentionnés dans le jugement rendu en première instance. Selon le tribunal, le déploiement du drapeau contenant des symboles sicules avait été réalisé afin d’attirer l’attention du public sur la destination de l’espace en cause, et donc dans un but publicitaire tel que défini par la loi n 185/2013. Le tribunal précisa que le fait d’arborer dans l’espace public, sur des bâtiments privés, un drapeau comme celui qui était en cause n’était pas interdit par la loi. Toutefois, le déploiement de ce drapeau devait être réalisé dans le respect des dispositions légales, y compris celles imposant l’obtention de l’autorisation de publicité. Dans sa seconde requête (n 50461/17), M. Tőkés indique qu’en décembre 2015, il déploya sur le bâtiment qui abritait son bureau de travail le drapeau du territoire Partium, un drapeau blanc sur lequel étaient imprimées la double croix et les quatre lignes rouges représentant les quatre rivières qui traversent la région. Ce drapeau fut déployé à côté de plusieurs autres : un drapeau sicule, un drapeau national de la Roumanie, un drapeau national de la Hongrie et le drapeau de l’Union européenne. Le 16 décembre 2015, la police infligea à M. Tőkés une sanction contraventionnelle, à savoir un avertissement, joint à la demande de retirer le drapeau. M. Tőkés contesta ce procès-verbal de contravention auprès du tribunal de première instance, soutenant que la loi n 185/2013 n’était pas applicable en l’espèce. Il précisa qu’il était membre du Parlement européen, qu’il se trouvait la plupart du temps à Bruxelles et à Strasbourg et qu’il disposait d’un bureau à Oradea loué pour la durée de son mandat. Le 27 avril 2016, le tribunal de première instance rejeta la contestation. Il indiqua que le requérant avait déployé un drapeau qui contenait des symboles sicules qui ne faisait donc pas partie de la catégorie des drapeaux appartenant à un État reconnu. Le tribunal considéra qu’en déployant ledit drapeau, le requérant avait entendu attirer l’attention du public et l’informer d’activités et d’événements, de sorte qu’il convenait de qualifier ce drapeau de « publicitaire ». Le tribunal précisa que le déploiement du drapeau sicule dans l’espace public, y compris sur des immeubles particuliers, était régi par la loi n 185/2013 et nécessitait donc une autorisation de publicité temporaire. M. Tőkés interjeta appel de ce jugement. Le 6 février 2017, le tribunal départemental rejeta l’appel et confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance. Le 24 février 2020, à la suite d’un contrôle effectué par la police, M. Tőkés enleva lui-même les drapeaux, sans l’intervention des autorités.

Article 10

Article 10 La Cour relève que le requérant a été sanctionné pour avoir déployé les drapeaux du Pays sicule et du territoire Partium sans avoir sollicité au préalable une autorisation de publicité. Il ressort des procès-verbaux de contravention, confirmés par la suite par les juridictions nationales, que le requérant avait méconnu la loi n 185/2013. Selon l’article 49 § 1 a) de cette loi, le placement de moyens publicitaires sans autorisation pour publicité temporaire constituait une contravention. La Cour ne suit pas la thèse du requérant pour constater un défaut de la base légale de l’ingérence et poursuit son examen relatif au but légitime et à la nécessité de la mesure dans une société démocratique. La Cour relève que le but invoqué par le Gouvernement pour justifier les mesures litigieuses était d’assurer la sécurité publique et le respect des droits d’autrui. Ainsi, le but de la loi n 185/2013 défini dans son article premier, est de garantir les conditions d’un environnement bâti cohérent, harmonieux, sûr et sain, pour la protection des valeurs naturelles et anthropiques, pour préserver la qualité du paysage et les exigences en matière de qualité dans les constructions. La Cour admet que l’ingérence dénoncée par le requérant tendait à assurer la protection des droits d’autrui. Les juridictions internes étaient appelées à ménager un juste équilibre entre, d’une part, le droit à la liberté d’expression du requérant, et, d’autre part, le droit à la protection d’autrui dans le contexte décrit par la loi n 185/2013, applicable en l’espèce. En examinant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour se penche sur les décisions rendues par les juridictions internes. A cet égard, la Cour constate que les juridictions nationales ont omis de prendre en considération le contexte dans lequel le requérant avait formulé ses contestations : il avait allégué que les sanctions imposées avaient porté atteinte à son droit à la liberté d’expression, garanti tant par la Constitution que par l’article 10 de la Convention. La Cour note ensuite qu’en cherchant à déterminer la loi applicable, les juridictions nationales ont centré leur analyse sur leur appréciation selon laquelle les drapeaux en cause s’apparentaient à une forme de publicité. Elles n’ont pas expliqué les raisons de leur rejet des allégations du requérant consistant à dire que lesdits drapeaux ne tendaient pas à promouvoir ses activités mais constituaient seulement une forme de manifestation de sa propre identité. Or, la Cour constate que, pour définir la notion de publicité, certains des termes utilisés à l’article 3 o) de la loi n 185/2013 sont très liés aux activités commerciales en général, leur finalité étant donc éloignée du message que le requérant entendait transmettre. Dans ce contexte, les autorités étaient tenues d’exposer les raisons justifiant de rejeter les arguments du requérant pour autant que la définition de la notion de publicité donnée par le droit interne était formulée en termes larges et que les instances nationales bénéficiaient d’un pouvoir d’appréciation pour décider quel drapeau pouvait être qualifié de publicitaire. La Cour rappelle qu’elle a toujours distingué les publicités à but commercial de celles destinées à contribuer à un débat public sur une question d’intérêt général. Elle constate en l’espèce que pour qualifier les drapeaux en cause de publicitaires, les juridictions internes n’ont procédé à aucune analyse du contenu même des drapeaux et n’ont avancé aucun exemple des activités ou événements dont ces drapeaux auraient fait la publicité. Mieux placées pour interpréter l’intention sous-jacente à un discours litigieux et pour apprécier la manière dont le public peut le percevoir et y réagir, les juridictions internes n’ont pas fourni en l’espèce d’explications suffisantes pour fonder leur décision de qualifier les drapeaux en cause de publicitaires.

La Cour relève également que les juridictions internes n’ont pas cherché si la destination de l’immeuble que les autorités locales ont désigné comme étant le bureau parlementaire du requérant, jouait ou non un rôle important dans l’affaire. De même, elles n’ont pas pris en considération la qualité du requérant, député au Parlement européen, ni ses droits découlant de cette qualité. En particulier, elles n’ont pas établi avec certitude si le requérant entendait agir en sa qualité d’homme politique porteur d’un programme politique ou en tant que simple citoyen appartenant à une minorité nationale qui souhaitait manifester son appartenance à cette minorité. Par ailleurs, la Cour note qu’à l’époque des faits, le requérant siégeait au Parlement européen au titre d’un parti hongrois et non pas roumain et qu’il représentait donc sur la scène politique la majorité des Hongrois de Hongrie et non pas la minorité hongroise de Roumanie. Ces questions revêtaient pourtant de l’importance pour la détermination de la nature du discours en cause ; or, les juridictions nationales ont laissé ces questions dans l’ombre alors qu’elles auraient dû les éclaircir. La Cour considère que faute de s’être livrées à un examen approfondi de l’ensemble des éléments importants portés à leur connaissance, les juridictions internes n’ont pu déterminer au regard des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression la nature du message que le requérant voulait transmettre et le contexte dans lequel son discours s’inscrivait. En ce qui concerne la question de la sécurité publique et le respect des droits d’autrui invoquée par le Gouvernement, la Cour relève que les juridictions nationales n’ont mentionné aucun élément qui porterait à croire que le déploiement des drapeaux en cause pouvait poser des problèmes de sécurité publique. Qui plus est, elles ont indiqué que le déploiement desdits drapeaux n’était pas interdit en soi mais qu’il devait se faire dans le respect des dispositions légales et après obtention d’une autorisation de publicité temporaire. La Cour note par ailleurs que le drapeau du territoire Partium a été déployé aux côtés d’autres drapeaux. Or les juridictions nationales n’ont pas expliqué pour quelles raisons ce drapeau seul, et non pas les autres, nécessitait une autorisation de publicité préalable en application d’une loi qui visait à « garantir les conditions d’un environnement bâti cohérent, harmonieux, sûr et sain pour la protection des valeurs naturelles et anthropiques, pour préserver la qualité du paysage et les exigences en matière de qualité dans les constructions ». Bien que sanctionné en juin 2014 et en décembre 2015, le requérant ne fut d’ailleurs contraint d’enlever lesdits drapeaux que le 24 février 2020. Il ne ressort pas du dossier que pendant cette période de plusieurs années le déploiement desdits drapeaux a posé aux autorités un quelconque problème de sécurité publique ou environnementale. La Cour estime enfin que, au regard de l’article 10 de la Convention, la légèreté de la sanction imposée ne saurait à elle seule pallier l’absence de raisons pertinentes et suffisantes de restreindre le droit à la liberté d’expression. Eu égard au fait que les juridictions internes n’ont pas dûment pris en compte les critères établis dans sa jurisprudence, la Cour considère que ces juridictions n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant. L’ingérence litigieuse n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour constate une violation procédurale de l’article 10, en raison de la manière dont les juridictions nationales ont examiné les contestations de l’intéressé. Il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

a)      Sur l’existence d’une ingérence

67.  La Cour note que, en déployant les drapeaux en cause sur le bâtiment abritant son bureau de travail, le requérant entendait manifester son appartenance à une minorité nationale. Elle constate que l’intéressé a été sanctionné par deux procès-verbaux de contravention pour avoir déployé ces drapeaux sans respecter les conditions prévues par la loi telle qu’interprétée par les autorités et par les juridictions nationales.

68.  Eu égard à l’intervention des autorités, qui ont sanctionné le requérant, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention.

b)     Sur la justification de l’ingérence

69. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 et être « nécessaire dans une société démocratique » (voir, parmi beaucoup d’autres, Magyar Helsinki Bizottság [GC], no 18030/11, § 181, 8 novembre 2016).

  1. Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

1) Les principes généraux

70.  La Cour a résumé récemment dans l’arrêt Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie ([GC], no 201/17, § 93-98, 20 janvier 2020) les principes applicables lorsqu’il s’agit de déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression satisfait à l’exigence de légalité. Elle rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (ibidem, § 93, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).

71.  En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (ibidem, § 94).

72.  Par ailleurs, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (ibidem, § 97, ainsi que la référence qui s’y trouve citée).

73.  Le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015). De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (ibidem, voir aussi Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 98).

2)  Application de ces principes en l’espèce

74.  La Cour relève que, en l’espèce, le requérant a été sanctionné pour avoir déployé le drapeau du Pays sicule et celui du territoire Partium sans avoir sollicité au préalable une autorisation de publicité. Il ressort des procès-verbaux de contravention (paragraphes 7 et 19 ci-dessus), confirmés par la suite par les juridictions nationales, que le requérant avait méconnu l’article 49 § 1 a) de la loi no 185/2013. Selon cet article, le placement de moyens publicitaires sans autorisation pour publicité temporaire constituait une contravention. La loi en question ayant été publiée au Journal officiel (paragraphe 29 ci-dessus), le contenu de cet article était accessible à toute personne.

75.  La Cour note que le requérant conteste la qualification des drapeaux en cause de moyen publicitaire tel que défini par la loi no 185/2013. Pour le requérant, la loi no 185/2013 n’était pas applicable ou, au moins, son application en l’espèce n’était pas prévisible (paragraphes 58-59 ci-dessus) alors que le Gouvernement soutient le contraire (paragraphe 63 ci-dessus).

76.  La Cour se doit de tenir compte du domaine que la législation nationale était censée couvrir en l’espèce (voir la jurisprudence citée au paragraphe 73 in fine ci-dessus) : il s’agit des conditions dans lesquelles un drapeau pouvait être déployé sur un bâtiment et être visible dans l’espace public. La Cour peut comprendre qu’une loi ne puisse pas prévoir toutes les hypothèses dans lesquelles différents types de drapeaux peuvent être déployés en fonction de leurs caractéristiques et des raisons invoquées par les personnes intéressées pour expliquer leur déploiement.

77.  La Cour note que le législateur roumain a légiféré dans ce domaine et qu’il a prévu des lignes directrices applicables pour le drapeau national et pour les drapeaux appartenant aux différentes unités administratives territoriales et pour les conditions dans lesquelles les minorités nationales pouvaient afficher leurs symboles (paragraphes 32-34 ci-dessus). Elle relève qu’il a aussi légiféré afin de prévoir les conditions de déploiement des drapeaux dits publicitaires (paragraphe 29 ci-dessus). Dans ce contexte, elle rappelle qu’il appartient en premier lieu aux juridictions nationales d’interpréter le droit interne et de l’appliquer selon les circonstances d’une affaire donnée (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 72-73 ci-dessus).

78.  La Cour note qu’il ressort des circonstances de l’espèce que les dispositions de la loi no 185/2013 étaient rédigées de façon large : en effet, d’après le texte de l’article 3 j) de cette loi (paragraphe 29 ci-dessus), les moyens publicitaires étaient définis, entre autres, comme « l’ensemble d’éléments constructifs utilisés dans le but de présenter (...) un événement ». De même, l’article 3 s) de la loi no 185/2013 définissait la notion de publicité temporaire comme « la publicité faite à l’occasion d’événements, (...), ainsi que d’actions de promotion (...) d’activités », l’article 3 o) de cette loi définissait la publicité comme « tous les moyens et outils spécifiques utilisés (...) pour informer le public sur les événements, la destination des espaces », tandis que son article 3 t) définissait le drapeau publicitaire comme, entre autres, un morceau d’étoffe ou de tissu attaché à un support et présentant des couleurs, des emblèmes, des symboles ou des messages publicitaires. Le régime légal en vigueur conférait donc aux instances nationales un certain pouvoir d’appréciation pour décider quel drapeau pouvait être qualifié de publicitaire.

79.  La Cour note ensuite que le requérant a porté son argument tiré du défaut de base légale de la contravention, et par conséquent des sanctions infligées, devant les juridictions nationales, qui ont examiné cet argument et qui y ont apporté une réponse. Ainsi, le tribunal de première instance, saisi des contestations du requérant, a estimé qu’il était nécessaire d’identifier le cadre légal applicable aux drapeaux déployés par l’intéressé. Dans ce contexte, il a d’abord expliqué que les drapeaux en cause ne tombaient pas dans le champ d’application de la loi no 75/1994 dans la mesure où ils n’étaient pas des drapeaux d’États reconnus en tant que tels (paragraphes 11 et 22 ci-dessus). Il a ensuite recherché si les drapeaux en cause pouvaient constituer une publicité temporaire au sens de la loi no 185/2013 et a donné son interprétation des articles pertinents et de leur application en l’espèce. Plus particulièrement, il a jugé que, en déployant les drapeaux en cause, le requérant visait à attirer l’attention du public et à l’informer des activités et événements qu’il souhaitait mettre en place, de sorte que les drapeaux avaient été arborés dans un but de publicité (paragraphes 13 et 22 ci‑dessus). Le tribunal départemental a ajouté que le déploiement des drapeaux en cause visait à attirer l’attention du public sur la destination de l’immeuble (paragraphes 17 et 25 ci-dessus).

80.  Cela étant, la Cour considère que la qualification que les juridictions nationales ont donnée aux actes imputés au requérant soulève en l’espèce des questions dont la portée dépasse la simple analyse de la qualité et de la prévisibilité de la loi. En conséquence, la Cour estime plus opportun de se livrer à cette analyse dans le cadre de l’examen plus large de la proportionnalité des mesures litigieuses auquel elle procédera ci-dessous au regard du critère de la « nécessité », c’est-à-dire en cherchant à déterminer si les juridictions nationales ont fourni des motifs pertinents et suffisants pour justifier les mesures litigieuses (voir, mutatis mutandis, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 119, 15 novembre 2018).

  1. Sur le but de l’ingérence

81.  La Cour observe que le but invoqué par le Gouvernement pour justifier les mesures litigieuses était d’assurer la sécurité publique et le respect des droits d’autrui (paragraphe 63 in fine ci-dessus). Compte tenu du but de la loi no 185/2013 défini dans son article premier, à savoir celui de garantir les conditions d’un environnement bâti cohérent, harmonieux, sûr et sain pour la protection des valeurs naturelles et anthropiques, pour préserver la qualité du paysage et les exigences en matière de qualité dans les constructions (paragraphe 29 ci-dessus), la Cour est prête à admettre que l’ingérence dénoncée par le requérant tendait à assurer la protection des droits d’autrui.

  1. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

1)        Les principes généraux

82.  Les principes fondamentaux à appliquer pour déterminer si une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 187, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

2) Application de ces principes en l’espèce

83.  En l’espèce, les juridictions internes étaient appelées à ménager un juste équilibre entre, d’une part, le droit à la liberté d’expression du requérant, et, d’autre part, le droit à la protection d’autrui dans le contexte décrit par la loi no 185/2013, retenue comme applicable en l’espèce (paragraphe 29 ci-dessus).

84.  Examinant la teneur des décisions rendues en l’espèce dans le cadre des procédures internes, la Cour constate que les juridictions nationales se sont efforcées principalement à déterminer quelle était la loi applicable à la cause. Certes, elles y avaient été invitées par le requérant, qui contestait l’applicabilité dans son cas de la loi no 185/2013. Il n’en reste pas moins que dans leurs recherches de la loi applicable, les juridictions internes ont omis de prendre en considération le contexte dans lequel le requérant avait formulé ses contestations : il avait allégué que les sanctions imposées avaient porté atteinte à son droit à la liberté d’expression, garanti tant par la Constitution que par l’article 10 de la Convention (paragraphes 15 et 21 ci‑dessus).

85.  La Cour note ensuite qu’en cherchant à déterminer la loi applicable en l’espèce, les juridictions nationales ont centré leur analyse exclusivement sur leur appréciation selon laquelle les drapeaux en cause s’apparentaient à une forme de publicité visant à mettre en avant les activités du requérant et la destination de l’immeuble qui abritait son bureau de travail. Elles n’ont pas expliqué les raisons de leur rejet des allégations du requérant consistant à dire que lesdits drapeaux ne tendaient pas à promouvoir ses activités mais qu’ils constituaient seulement une forme de manifestation de sa propre identité. Or, la Cour ne peut s’empêcher de constater que, pour définir la notion de publicité, certains des termes utilisés à l’article 3 o) de la loi no 185/2013 sont très liés aux activités commerciales en général, leur finalité étant donc éloignée du message que le requérant entendait transmettre. Dans ce contexte, de l’avis de la Cour, les autorités étaient d’autant plus tenues en l’espèce d’exposer les raisons justifiant de rejeter les arguments du requérant que la définition de la notion de publicité donnée par le droit interne était formulée en termes larges et que les instances nationales bénéficiaient d’un certain pouvoir d’appréciation pour décider quel drapeau pouvait être qualifié de publicitaire (paragraphe 78 ci-dessus).

86.  La Cour observe à cet égard que si le requérant a versé au dossier devant les juridictions nationales des exemples de décisions de justice qu’il estimait mettre obstacle à ce que les drapeaux litigieux fussent considérés comme des « drapeaux publicitaires » (paragraphe 37 ci-dessus), les juridictions internes n’ont aucunement analysé ces exemples. Le requérant s’en est plaint dans ses appels, mais le tribunal départemental n’a pas examiné ce point (paragraphes 10, 15 et 24 ci-dessus). Or l’examen des pièces en question aurait pu apporter des éclaircissements sur le raisonnement des juridictions internes dans l’affaire (Boldea c. Roumanie, no 19997/02, §§ 60-61, 15 février 2007).

87.  La Cour estime que le déploiement par le requérant des drapeaux litigieux était étranger au contexte de la publicité commerciale au sens de sa jurisprudence, qui considère que, pour un citoyen, la publicité est un moyen de découvrir les caractéristiques des biens et des services qui lui sont proposés (Stambuk c. Allemagne, no 37928/97, § 39, 17 octobre 2002), sans pour autant nier que cette action pouvait attirer l’attention sur la destination du bâtiment occupé par le bureau du requérant. Elle considère toutefois que dans leur raisonnement qui a abouti à qualifier les drapeaux en cause de publicitaires, les juridictions internes ont omis d’analyser certains éléments qui lui paraissent essentiels pour l’issue de l’affaire.

88.  À ce sujet, la Cour rappelle qu’elle a toujours distingué les publicités à but commercial (voir, par exemple, Sekmadienis Ltd. c. Lituanie, no 69317/14, § 76, 30 janvier 2018, et Mouvement raëlien suisse, précité, § 62) de celles destinées à contribuer à un débat public sur une question d’intérêt général (voir, par exemple, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 99, CEDH 2013 (extraits), et VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 57, CEDH 2001‑VI), voire de la publicité politique (TV Vest AS et Rogaland Pensjonistparti c. Norvège, no 21132/05, § 64, CEDH 2008 (extraits)). Pour trancher à cet égard dans les différentes affaires qui lui ont été soumises, elle a tenu compte non seulement de la forme sous laquelle le message était transmis et de son but, mais aussi de la teneur du discours en question. Elle a ainsi abouti à des qualifications en quelque sorte autonomes des notions en question, les définissant indépendamment des qualifications données aux discours concernés par les requérants ou par les juridictions nationales. Ce faisant, elle a toujours eu égard à la marge d’appréciation des États, laquelle est plus ou moins large en fonction du type de discours visé.

89.  En l’occurrence, la Cour constate d’abord que pour rechercher la loi applicable et pour qualifier les drapeaux en cause de publicitaires, les juridictions internes n’ont procédé à aucune analyse du contenu même des drapeaux concernés et n’ont fourni aucun exemple tangible des activités ou événements pour lesquels ces drapeaux auraient fait de la publicité. Un tel examen revêtait cependant d’autant plus d’importance que, dans certaines circonstances, le déploiement du drapeau sicule pouvait évoquer des sujets sensibles au sein de la société roumaine, en lien avec une question d’intérêt général, à savoir l’autonomie des territoires habités par la minorité hongroise (paragraphe 42 ci-dessus). Dans un tel contexte, il aurait fallu que les juridictions internes, mieux placées en principe pour interpréter l’intention sous-jacente à un discours litigieux et pour apprécier la manière dont le public peut le percevoir et y réagir (voir, mutatis mutandis, Jalbă c. Roumanie, no 43912/10, § 33, 18 février 2014), fournissent davantage d’explications pour fonder leur décision de qualifier les drapeaux en cause de publicitaires.

90.  La Cour relève également que les juridictions internes ont considéré que le déploiement des drapeaux visait à attirer l’attention du public sur la destination de l’espace concerné (paragraphes 17 et 25 ci-dessus). Elles n’ont toutefois pas recherché si la destination de l’immeuble que les autorités locales ont désigné comme étant le bureau parlementaire du requérant (paragraphes 7 et 19 ci-dessus), devait jouer un rôle important dans l’affaire. De même, elles n’ont pas pris en considération la qualité du requérant, qui avait indiqué dans ses demandes introductives d’instance qu’il était député au Parlement européen (paragraphes 8 et 20 ci-dessus), ni ses droits découlant de cette qualité. En particulier, elles n’ont pas établi avec certitude si le requérant entendait agir en sa qualité d’homme politique porteur d’un programme politique ou en tant que simple citoyen appartenant à une minorité nationale qui souhaitait manifester son appartenance à cette minorité.

91.  Un examen effectif par les juridictions internes de ces aspects liés à la qualité du requérant et à la destination du bâtiment et de l’importance du rôle qu’ils devaient jouer dans l’affaire aurait été d’autant plus utile que le Gouvernement indique devant la Cour que le requérant, qui à l’époque des faits représentait la Hongrie, et non pas la Roumanie, au Parlement européen, ne pouvait plus avoir un bureau parlementaire en Roumanie (paragraphe 64 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour note qu’à l’époque des faits, le requérant siégeait au Parlement européen au titre d’un parti hongrois et non pas roumain et qu’il représentait dons sur la scène politique la majorité des Hongrois de Hongrie et non pas la minorité hongroise de Roumanie. Or il s’agit là de questions liées à la qualité du requérant de député au Parlement européen et aux droits qui en découlaient, questions qui revêtaient de l’importance pour la détermination de la nature du discours en cause que les juridictions nationales ont laissée dans l’ombre et qu’elles auraient dû éclaircir.

92.  La Cour considère que faute de s’être livrées à un examen approfondi de l’ensemble des éléments importants portés à leur connaissance (paragraphes 89-90 ci-dessus), les juridictions internes n’ont pu déterminer au regard des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression la nature du message que le requérant voulait transmettre et le contexte dans lequel son discours s’inscrivait (paragraphe 88 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour considère que tous ces éléments factuels non exploités par les juridictions internes étaient de nature à rapprocher le déploiement des drapeaux litigieux du discours politique plutôt que du discours publicitaire.

93.  La Cour rappelle que l’établissement de la nature du discours incriminé revêt une importance particulière dans l’appréciation de la nécessité de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression. Celle-ci est assortie d’exceptions, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante, particulièrement si la nature du discours est plutôt politique que commerciale (VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 66).

94.  À supposer même que la Cour accepte la qualification retenue par les juridictions nationales et qu’elle considère que le déploiement des drapeaux litigieux relevait seulement du discours publicitaire et que les autorités roumaines disposaient d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence ou non d’un « besoin social impérieux » de sanctionner cette action, elle ne peut s’empêcher de constater que les jugements rendus par les juridictions internes sont très laconiques quant à la nécessité de l’ingérence et ne contiennent pas des informations suffisantes pour lui permettre de saisir le raisonnement ayant justifié cette ingérence.

95.  Le Gouvernement plaide que l’ingérence avait pour but la protection de la sécurité publique et le respect des droits d’autrui (paragraphe 63 ci‑dessus). Il a aussi présenté des explications sur l’histoire de la région. Cela étant, la Cour relève que les juridictions nationales n’ont mentionné aucun élément qui porterait à croire que le déploiement des drapeaux en cause pouvait poser des problèmes de sécurité publique. Qui plus est, elles ont indiqué que le déploiement desdits drapeaux n’était pas interdit en soi mais qu’il devait se faire dans le respect des dispositions légales et après obtention d’une autorisation de publicité temporaire.

96.  à la lecture des dispositions légales applicables (paragraphe 29 ci‑dessus), la Cour peut admettre que le fait que le requérant ait déployé les drapeaux dans l’espace public revêt de l’importance. Elle admet aussi que le but déclaré de la loi applicable était, entre autres, d’assurer un environnement bâti cohérent, harmonieux, sûr et sain pour la protection des valeurs naturelles et anthropiques, pour préserver la qualité du paysage et les exigences en matière de qualité dans les constructions (paragraphe 81 ci‑dessus). Elle note toutefois que dans la deuxième requête le drapeau du territoire Partium a été déployé aux côtés d’autres drapeaux (paragraphe 18 ci-dessus). Or les juridictions nationales n’ont pas expliqué pour quelles raisons seul le drapeau susmentionné et non pas les autres drapeaux nécessitait une autorisation de publicité préalable en application d’une loi qui visait à « garantir les conditions d’un environnement bâti cohérent, harmonieux, sûr et sain pour la protection des valeurs naturelles et anthropiques, pour préserver la qualité du paysage et les exigences en matière de qualité dans les constructions » (paragraphe 29 ci-dessus).

97.  En outre, bien qu’il eût été sanctionné en juin 2014 et en décembre 2015, le requérant ne fut contraint d’enlever lesdits drapeaux que le 24 février 2020 (paragraphe 27 ci-dessus). Or il ne ressort pas du dossier que pendant cette période de plusieurs années le déploiement desdits drapeaux ait posé aux autorités un quelconque problème de sécurité publique ou environnementale.

98.  La Cour considère que, nonobstant leur concision, les motifs énoncés par les tribunaux internes à l’appui de leurs conclusions laissent entrevoir un examen de la proportionnalité de la sanction infligée (paragraphes 13 et 23 ci-dessus). Elle estime toutefois que, au regard de l’article 10 de la Convention, la légèreté de la sanction imposée ne saurait à elle seule pallier l’absence de raisons pertinentes et suffisantes de restreindre le droit à la liberté d’expression.

99.  En toute hypothèse, eu égard à ce qui précède, et notamment au fait que les juridictions internes n’ont pas dûment pris en compte les critères établis dans sa jurisprudence, la Cour considère que ces juridictions n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant. Par conséquent, l’ingérence litigieuse n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

100.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

DECISION D'IRRECEVABILITE DONALSON CONTRE ROYAUME UNI DU 7 FEVRIER 2011 REQUETE N° 56975/09

L’interdiction du port du lys de Pâques dans les prisons d’Irlande du Nord est légitime

Une légende dit que quand Jésus passait quelque part, toutes les plantes et les animaux de la terre baissaient la tête devant lui en guise de respect. Tous sauf le lys. Il était beaucoup trop beau et trop orgueilleux. Quand il vit Jésus sur la croix, le lys courba la tête pour la première fois, et on dit que depuis ce jour, le lys continue à courber la tête en guise de respect. Cette fleur symbole de la révolution irlandaise de 1916, qui amena une partie du pays à l’indépendance, représente la résistance contre l'occupation anglaise.

Pour la Cour, l’ingérence dans le droit de M. Donaldson à la liberté d’expression d’une opinion politique sous la forme du port de l’un des nombreux emblèmes de l’Irlande du Nord – en l’occurrence un lis de Pâques - était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

Pour ce qui est de la proportionnalité de la mesure, la Cour relève que nombre d’emblèmes de l’Irlande du Nord - tel le lis de Pâques – sont liés de manière inextricable au conflit dans ce pays et qu’en conséquence, les arborer publiquement peut être source de divisions et d’exacerbation des tensions existantes. Seuls ceux qui ont une connaissance approfondie de l’origine historique des symboles culturels et politiques peuvent en comprendre la signification et, partant, il convient de reconnaître aux Etats contractants une large marge d’appréciation lorsqu’ils examinent quels sont les emblèmes qui pourraient attiser les tensions.

Il est certain que, dans des prisons où il n’y a pas de quartier séparé («integrated prisons») et où des détenus paramilitaires violents sont donc régulièrement en contact, une restriction au droit d’arborer un lis de Pâques est proportionnée au but légitime de la défense de l’ordre et de la prévention du crime.

Mais cette restriction reste proportionnée au but poursuivi même dans des prisons dans lesquelles il existe des quartiers séparés, comme celle dans laquelle se trouve M. Donaldson. D’une part, il n’est jamais exclu que le détenu d’un quartier séparé entre en contact avec d’autres prisonniers. D’autre part, l’interdiction, pour des prisonniers, d’arborer des emblèmes politiques ou sectaires s’impose afin de garantir un environnement de travail non menaçant au personnel de la prison qui a souvent été la cible des paramilitaires. Enfin, si le port d’emblèmes était permis aux prisonniers détenus dans des quartiers séparés et non pas à ceux qui ne s’y trouvent pas, les mesures prises par les autorités pénitentiaires risqueraient de soulever des problèmes au regard des articles 10 et 14.

Au vu de l’ingérence limitée dans le droit de M. Donaldson à la liberté d’expression (il avait en effet le droit de porter le lis dans sa cellule), la Cour estime que les raisons avancées par le Royaume-Uni pour justifier l’interdiction d’arborer des lis de Pâques sont pertinentes et suffisantes. La Cour déclare donc cette partie de la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

Faber C. Hongrie du 24 juillet 2012 requête no 40721/08

Le requérant, Károly Fáber, est un ressortissant hongrois né en 1969 et résidant à Budapest (Hongrie).

Le 9 mai 2007, M. Fáber déploya le drapeau des Árpád, un drapeau à rayures rouges sur fond blanc chargé de connotations historiques controversées, à moins de 100 mètres d’une manifestation contre le racisme et la haine organisée par un groupe politique socialiste à l’endroit où de nombreux juifs avaient été exterminés lorsque le parti des Croix fléchées (l’équivalent hongrois du parti nazi) était au pouvoir en 1944-1945.

A proximité du lieu de la manifestation, le même jour et à la même heure, des sympathisants d’un parti politique d’extrême droite s’étaient réunis pour une contremanifestation.

D’aucuns prétendent que les rayures du drapeau des Árpád ont des connotations fascistes et que le parti des Croix fléchées a utilisé un symbole identique pour son drapeau dans les années 1940.

En mai 2007, M. Fáber fut condamné à une amende pour avoir refusé d’obéir à la police qui lui ordonnait soit de ranger le drapeau soit de quitter le lieu des manifestations. Il fit appel sans succès auprès des tribunaux hongrois, qui jugèrent en particulier qu’il s’était comporté de manière provocante. Les tribunaux conclurent qu’il ne pouvait invoquer son droit à la liberté d’expression pour justifier son comportement perturbateur qui, offensant pour de nombreuses personnes, risquait de provoquer des troubles et ainsi de mettre l’ordre public en péril.

Article 10 (droit à la liberté d’expression) combiné avec l’article 11 (droit à la liberté de réunion)

La Cour rappelle tout d’abord que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Elle souligne ensuite que l’article 10 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général, et que la nécessité d’une éventuelle restriction à la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante.

De plus, l’article 11 protège également les manifestations susceptibles de heurter ou de mécontenter. Aussi choquants ou inquiétants que certains mots ou opinions exprimés au cours de manifestations puissent paraître aux autorités, la démocratie serait mise en péril si elles limitaient la liberté de réunion ou d’exprimer des idées dans des cas autres que des situations de violence ou de rejet des principes démocratiques.

Le drapeau déployé par M. Fáber a été perçu par les autorités comme provocant. Même s’il a pu mettre les manifestants mal à l’aise, le drapeau n’a pas réellement perturbé la manifestation. La Cour admet que le déploiement d’un symbole qui était omniprésent lorsqu’un régime totalitaire était au pouvoir en Hongrie puisse créer un malaise chez les victimes et leurs proches parents, susceptibles à juste titre de prendre ce déploiement pour un manque de respect. Toutefois, elle estime que de tels sentiments, tout à fait compréhensibles, ne peuvent à eux seuls fixer les limites de la liberté d’expression.

Par ailleurs, le comportement de M. Fáber n’a été ni incorrect ni menaçant. Eu égard à son absence de violence, à la distance qui le séparait des manifestants, ainsi qu’à l’absence de tout risque avéré pour la sécurité publique, la Cour estime que les autorités hongroises n’ont pas fourni de justification pour les poursuites et l’amende infligés à M. Fáber pour avoir refusé de replier le drapeau des Árpád. Le simple déploiement de ce drapeau n’a pas perturbé l’ordre public ni porté atteinte au droit des manifestants de se réunir car cette action n’était ni intimidante ni susceptible d’inciter à la violence.

Enfin, la Cour n’exclut pas que le déploiement d’un symbole ambigu sur le lieu précis où se sont produits des crimes de masse puisse se comprendre comme une identification avec les auteurs de ces crimes. C’est pourquoi elle rappelle que des opinions choquantes ou inquiétantes susceptibles d’être protégées dans certaines circonstances ne sont pas permises en tout lieu et à tout moment. La nécessité de protéger les droits des personnes massacrées et de leurs familles peut exiger que les autorités limitent le droit à la liberté d’expression. Une ingérence peut donc être légitime lorsque des opinions choquantes ou inquiétantes en raison du lieu et du moment choisis pour les exprimer se comprennent comme une glorification de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou d’un génocide. De plus, lorsque des individus expriment du mépris pour les victimes d’un régime totalitaire en tant que telles, cela peut s’analyser en un abus de droit, interdit par l’article 17 de la Convention.

La Cour est cependant convaincue qu’en l’espèce, il n’y a eu aucun abus de ce genre. Partant, elle conclut à la violation de l’article 10 combiné avec l’article 11.

PROTESTATIONS CONTRE L'OPINION PUBLIQUE OU DEVANT UN TRIBUNAL

Słomka c. Pologne du 6 décembre 2018 requête n° 68924/12

Peine privative de liberté infligée en Pologne à un homme qui avait exprimé sa protestation pendant le procès de généraux de l’ère communiste : violation

Article 10 et Article 6 : L’affaire concerne la peine de quatorze jours d’emprisonnement infligée au requérant pour outrage au tribunal après qu’il eut crié des slogans de protestation pendant le procès de généraux de l’ère communiste qui avaient imposé la loi martiale dans les années 1980. La Cour considère que les agissements du requérant avaient pour but de critiquer le système judiciaire et ce qui était perçu comme un déni de justice, et non d’injurier les juges. Le requérant a été condamné à une peine privative de liberté par les juges même auxquels il avait adressé ses slogans, sans avoir eu la possibilité d’exposer ses arguments. La décision rendue ultérieurement en appel n’a pas remédié à ces manquements procéduraux. Les circonstances de l’espèce font apparaître une crainte objectivement justifiée de défaut d’impartialité. Il y a donc eu violation de l’article 6. Il y a également eu violation de l’article 10, car l’atteinte portée au droit du requérant à la liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

LES FAITS

M. Słomka est un ancien militant d’opposition qui a été emprisonné par les autorités communistes en 1982. Le 12 janvier 2012, alors que les juges devraient rendre leur décision dans une affaire concernant trois hauts dirigeants du Conseil militaire de salut national, qui avait imposé la loi martiale en 1981, il se trouvait au tribunal. Une fois les juges arrivés dans la salle d’audience, M. Słomka sauta derrière leur pupitre et cria : « Ceci est un simulacre de justice ! ». D’autres personnes dans le public scandèrent des slogans analogues. Les juges quittèrent la salle. M. Słomka fut évacué, mais revint et continua de crier des propos du même type.

Le juge président décida de donner lecture du verdict dans une salle voisine. Plus tard dans la journée, M. Słomka fut condamné in absentia à quatorze jours de prison pour outrage au tribunal. Il fut arrêté et emmené à la maison d’arrêt de Varsovie quelques jours plus tard. Il forma un appel interlocutoire, arguant notamment qu’il n’avait pas troublé l’audience au point de mériter une telle peine. Cet appel fut rejeté en mars 2012, après que M. Słomka eut purgé sa peine. Dans ses conclusions, la cour d’appel indiqua notamment que le comportement irrespectueux de l’intéressé avait porté atteinte à la solennité de la procédure judiciaire et à la dignité du tribunal et avait troublé la procédure.

CEDH

Article 6

Les propos tenus par M. Słomka au tribunal peuvent être considérés comme une contestation de l’autorité de la justice de manière générale et comme une critique de différents aspects de l’organisation et du déroulement du procès. M. Słomka n’a pas employé de termes injurieux ou désobligeants. Son action ciblait les juges non pas en termes directs ou personnels, mais en tant qu’institution dont il estimait que les décisions portaient atteinte à la justice. La Cour note que la formation était composée de trois juges et qu’il n’a pas été tenu de procédure devant une composition différente sur la responsabilité de M. Słomka pour son action de protestation. Elle estime que cette situation est aggravée par le fait que M. Słomka n’a pas eu l’occasion d’exposer sa version de l’affaire et par le fait que le jugement d’outrage a été rendu sous une forme sommaire. De plus, M. Słomka s’est vu infliger la peine la plus lourde possible.

Même si l’arrêt d’appel qui a confirmé la peine infligée était motivé et si M. Słomka a pu exposer ses arguments dans le cadre de la procédure d’appel, ces circonstances n’ont pas remédié aux manquements procéduraux précédents. De plus, l’appel ne pouvait avoir aucun effet en pratique puisque M. Słomka avait déjà purgé sa peine de quatorze jours de prison au moment où son recours a été examiné. La Cour estime que le fait que les mêmes personnes aient été juges et parties dans une affaire ayant abouti à l’imposition d’une peine privative de liberté peut faire naître la crainte objectivement justifiée d’un défaut d’impartialité au regard du critère établi en la matière dans sa jurisprudence. Elle conclut donc à la violation de l’article 6. Elle juge par ailleurs inutile d’examiner l’argument tiré d’un défaut d’égalité des armes.

Article 10

La Cour explique que les tribunaux ne jouissent pas d’une immunité contre la critique et l’examen de leurs actes, mais qu’il faut établir une distinction entre les formes d’expression qui constituent un outrage au tribunal ou à ses membres et la pure critique. Elle juge que M. Słomka a subi une restriction de son droit à la liberté d’expression puisqu’il a été détenu pendant quatorze jours pour son comportement. Elle reconnaît que la peine infligée était prévue par la loi et qu’elle visait un but légitime au sens de l’article 10. Toutefois, rappelant sa conclusion sur le terrain de l’article 6, elle dit que la restriction litigieuse ne s’est pas accompagnée de garanties effectives et adéquates. Elle conclut donc à la violation de l’article 10, l’ingérence en cause n’ayant pas été nécessaire dans une société démocratique.

GÜNANA ET AUTRES c. TURQUIE du 20 novembre 2018

Requêtes nos 70934/10, 6560/11, 23599/12, 39367/12 et 66687/12

Violation de l'article 10 : Saisie d'un manuscrit d'un prisonnier appartenant au PKK

1. Sur l’existence d’une ingérence

58. Le requérant Turan Günana soutient que la saisie de ses documents personnels par l’administration pénitentiaire constitue une atteinte à ses droits garantis par l’article 10 de la Convention. Le requérant Musa Kaya conteste l’allégation du Gouvernement selon laquelle le contenu de son cahier manuscrit constituait une propagande en faveur d’une organisation terroriste. Le requérant Halil Gündoğan ne se prononce pas sur ce point.

59. Le Gouvernement estime que les documents saisis, dont les contenus étaient, selon lui, en lien avec une organisation terroriste, n’entrent pas dans le champ du droit à la liberté d’expression. Il considère donc qu’il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression.

60. La Cour note que les documents saisis par les administrations pénitentiaires sont des manuscrits créés par les requérants. Elle estime que ces documents sont incontestablement le fruit de l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression.

61. Dès lors, elle juge que la saisie des manuscrits des requérants constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression.

2. Sur la justification de l’ingérence

62. Pareille ingérence méconnaît l’article 10 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

63. Les requérants ne se prononcent pas sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était prévue par la loi.

64. Le Gouvernement soutient que l’ingérence litigieuse avait pour base légale l’article 68 §§ 2 et 3 de la loi no 5275 et l’article 122 du règlement, et que ces dispositions répondent aux critères de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité posés par la jurisprudence de la Cour.

65. La Cour note d’emblée que l’article 68 §§ 2 et 3 de la loi no 5275 et l’article 122 du règlement, indiqués par le Gouvernement comme les bases légales de la mesure litigieuse, concernent l’envoi et la réception des lettres, télécopies et télégrammes par les détenus (paragraphes 40 et 45 ci-dessus) et non pas la saisie des manuscrits des détenus lors des fouilles effectuées dans leurs cellules ou lors de la remise d’un manuscrit à un visiteur, comme c’est le cas en l’espèce.

66. Examinant ensuite les décisions des administrations pénitentiaires relatives à la saisie des manuscrits des requérants, la Cour constate que les administrations ont invoqué différents fondements légaux à l’appui de leurs décisions, à l’exception de la décision de saisie rendue dans le cadre de la requête no 6560/11, où l’administration pénitentiaire n’a invoqué aucun fondement juridique (paragraphe 32 ci-dessus). Ainsi, la base légale invoquée dans le cadre de la requête no 70934/10 consiste en les articles 4 § 2, 104 et 105 du règlement (paragraphe 7 ci-dessus) qui concernent les principes fondamentaux à observer dans l’exécution des peines et l’éducation des détenus (paragraphes 41, 43 et 44 ci-dessus). La base légale invoquée dans le cadre des requêtes nos 39367/12 et 66687/12 est une circulaire de la direction générale des établissements pénitentiaires du ministère de la Justice du 24 novembre 2010 (paragraphes 15 et 23 ci-dessus), dont le contenu n’est explicité ni dans les décisions concernées ni dans les observations du Gouvernement. La base légale invoquée dans le cadre de la requête no 23599/12 est constituée par l’article 68 § 3 de la loi no 5275 et par les articles 91 § 3 et 123 du règlement (paragraphe 37 ci-dessus), qui portent sur l’envoi et la réception des lettres par les détenus (paragraphes 40, 42 et 46 ci-dessus) et non pas sur la remise d’un manuscrit par un détenu à un visiteur.

67. Eu égard à ce qui précède, la Cour ne peut que constater qu’aucune des dispositions légales indiquées en l’espèce par le Gouvernement et par les administrations pénitentiaires à l’appui des mesures litigieuses ne prévoyait le cas de la saisie d’un manuscrit d’un détenu en quelque circonstance que ce fût. Elle relève en outre que les instances pénitentiaires ont invoqué des fondements légaux différents pour saisir les manuscrits des requérants, et ce même lorsque les cas étaient analogues. Elle estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence en droit interne d’une base légale pertinente sur laquelle reposerait une mesure de saisie concernant un écrit appartenant à un détenu et n’ayant pas le caractère d’une simple correspondance.

68. Par conséquent, la Cour juge que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

69. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

SZÉL AND OTHERS c. HUNGARY du 16 septembre 2014 requête 44357/13

VIOLATION DE L'ARTICLE 10 : Les amendes infligées à des parlementaires pour avoir protesté contre des projets de lois controversés sont des sanctions disproportionnées. Ces amendes n'avaient pas d'autre but que de faire taire l'opposition parlementaire !

ARTICLE 10

La Cour estime que, les requérants s'étant vu infliger une amende à titre de sanction pour s'être exprimés, il y a eu une ingérence dans l'exercice de leur droit à la liberté d’expression. Elle juge, à l'instar du gouvernement hongrois, que cette ingérence poursuivait des buts légitimes, à savoir la protection des droits d'autrui – ceux du Parlement – et la défense de l'ordre, au sens de l'article 10.

Pour ce qui est de la proportionnalité de l'ingérence au but légitime poursuivi, la Cour souligne que, dans une société démocratique, la liberté d'expression est d'autant plus importante pour les représentants élus du peuple, le Parlement étant un forum essentiel au débat politique. À ce titre, elle n'accepte pas la thèse du Gouvernement voulant que l'expression d'idées politiques au Parlement mérite une protection moindre du fait de l'immunité accordée à ses membres.

Membres de l'opposition parlementaire, les requérants ont exprimé leurs vues sur des questions publiques de la plus haute importance politique : le projet du Gouvernement de modifier la réglementation de la vente de tabac au détail (dans l'affaire Karácsony et autres) et la législation foncière (dans l'affaire Szél et autres). La Cour considère que l’élément symbolique est une composante importante de leur expression.

Brandir un panneau, porter une bannière et utiliser un haut-parleur faisaient partie des moyens d'expression politiques des requérants. Ces actes de protestation expressifs ne peuvent être mis sur le même pied, quant à leurs fonctions et leurs effets, que les possibilités de prises de parole qui leur avaient été accordées au cours des débats. Il faut noter qu’en outre les conditions de publicité n'étaient pas les mêmes lors du vote sur les projets de lois respectifs que lors des débats. Par ailleurs, il est particulièrement important de garantir le droit pour les membres et partis minoritaires du Parlement d'exprimer leurs opinions, ainsi que le droit pour le public de les entendre.

En ce qui concerne la matérialité de l'ingérence dans les droits d'autrui, la Cour est convaincue que le mode d'expression des requérants n'a pas causé de troubles significatifs. Les requérants n'ont pas retardé ni entravé le débat parlementaire ou le vote. Certes, ils ont énergiquement critiqué les politiques du Gouvernement, mais sans compromettre pour autant l'autorité du Parlement.

Soulignant l'importance de l'impartialité dans les actions disciplinaires au sein du Parlement, la Cour estime qu'il y a lieu de rappeler que les sanctions contre les requérants ont été infligées par le Parlement sans débat et que le président de ce dernier ne leur avait donné aucun avertissement. La décision par laquelle le Parlement a infligé des sanctions avait pour origine une proposition dudit président, qui évoquait clairement les actions des requérants mais sans préciser en quoi celles-ci constituaient un trouble grave. Enfin, la Cour constate que la sévérité des sanctions tranche avec la faiblesse des nuisances réellement subies par le Parlement dans ses capacités de fonctionnement.

La Cour conclut qu'aucune raison impérieuse ne justifiait l'ingérence dans le droit des requérants à leur liberté d'expression. Il y a donc eu violation de l'article 10.

ARTICLE 10 COMBINE A L'ARTICLE 13

La Cour conclut en outre à une violation de l'article 13 en combinaison avec l'article 10, faute pour les requérants d'avoir bénéficié d'un recours effectif en droit hongrois pour faire valoir leurs griefs.

LE MOUVEMENT FÉMININ PUSSY RIOT

Mariya Alekhina et autres c. Russie du 17 juillet 2017 requête no 38004/12

Le 17 juillet 2017 dans la requête Mariya Alekhina et autres c. Russie requête n° 38004/12, la CEDH a condamné la Russie pour la condamnation et l’emprisonnement de trois membres du groupe punk Pussy Riot qui avaient tenté d’interpréter l’une de leurs chansons protestataires dans une cathédrale moscovite en 2012.

Les tribunaux jugèrent en particulier que leur performance avait été offensante et interdirent l’accès aux enregistrements vidéo que les jeunes femmes avaient ultérieurement postés sur Internet au motif qu’ils étaient « extrémistes ».

La Russie est condamnée :

- par six voix contre une, pour violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme, les jeunes femmes membres du groupe ayant été transportées dans un véhicule bondé vers et depuis le tribunal où se tenaient les audiences dans leur affaire et ayant dû pendant ces audiences supporter l’humiliation d’être en permanence exposées à la vue de tous dans un box vitré, cernées par des policiers armés et placées sous la garde d’un chien, malgré l’absence de risque manifeste pour la sécurité ;

- à l’unanimité, pour violation de l’article 5 § 3 (droit à la liberté et à la sûreté) de la Convention européenne, les juridictions internes s’étant contentées de motifs stéréotypés pour justifier le maintien des requérantes en détention provisoire pendant cinq mois ;

- à l’unanimité, pour violation de l’article 6 § 1 c) (droit à un procès équitable / droit à l’assistance d’un défenseur de son choix), le dispositif de sécurité dans le prétoire, à savoir le box vitré et le lourd déploiement de moyens, ayant empêché les membres du groupe de communiquer en toute discrétion avec leurs avocats pendant leur procès qui a duré un mois ;

- par six voix contre une, pour violation de l’article 10 (liberté d’expression) à raison de la condamnation et des peines de prison qui ont été infligées aux trois membres du groupe. La Cour admet qu’une réaction à un manquement aux règles de conduite dans un lieu de culte religieux ait pu se justifier. Elle conclut néanmoins qu’en condamnant les requérantes à des peines d’emprisonnement, sans même analyser le texte de leur chanson ni tenir compte du contexte, pour la simple raison que celles-ci avaient porté des vêtements de couleurs vives, fait des mouvements de bras, lancé leurs jambes en l’air et utilisé un langage ordurier, les juridictions internes ont prononcé une sanction d’une sévérité exceptionnelle, et à l’unanimité, qu’il y a eu une violation supplémentaire de l’article 10 à raison de l’interdiction d’accès imposée pour les enregistrements que les requérantes avaient postés sur Internet. Les juridictions internes n’ont pas indiqué en quoi cette interdiction était nécessaire. Elles se sont contentées de reprendre à leur compte les constats généraux dressés par un rapport d’expertise linguistique sans se livrer à leur propre analyse.

FAITS

Les requérantes, Mariya Alekhina, Nadezhda Tolokonnikova et Yekaterina Samutsevich, sont des ressortissantes russes nées respectivement en 1988, en 1989 et en 1982 et résidant à Moscou. Elles sont membres du groupe punk féministe russe Pussy Riot et improvisent des performances dans divers lieux publics où elles interprètent leurs chansons vêtues de cagoules et de robes de couleurs vives. Le 21 février 2012, à la suite d’une série de performances dans la capitale russe, elles tentèrent d’interpréter l’un de leurs morceaux, intitulé « Punk Prayer – Virgin Mary, Drive Putin Away », depuis l’autel de la Cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou. Elles entendaient ainsi faire savoir qu’elles désapprouvaient la situation politique qui prévalait en Russie à l’époque ainsi que le patriarche Kirill, le chef de l’église orthodoxe russe, qui proférait d’acerbes critiques contre les manifestations publiques massives qui étaient organisées dans tout le pays pour protester contre les récentes élections législatives et l’élection présidentielle imminente. À l’intérieur de la cathédrale, aucun office n’était célébré mais quelques personnes étaient présentes, y compris des journalistes et les médias que le groupe avait invités pour faire sa publicité. La performance dura à peine un peu plus d’une minute parce que le service de sécurité de la cathédrale expulsa rapidement le groupe. Le groupe publia la bande vidéo de sa courte performance sur son site Internet ainsi que sur YouTube. Cet enregistrement fut visionné un million et demi de fois pendant les dix jours qui suivirent. Les requérantes furent arrêtées peu de temps après pour « hooliganisme motivé par la haine religieuse » et placées en détention provisoire, essentiellement à raison de la gravité des accusations qui étaient retenues contre elles. Elles demeurèrent en détention provisoire pour les mêmes motifs pendant un peu plus de cinq mois avant d’être reconnues coupables des faits qui leur étaient reprochés, en août 2012. Le tribunal du fond estima que leurs actes avaient été offensants et insultants et firent référence à leurs vêtements et à leurs cagoules de couleurs vives, aux gestes qu’elles avaient effectués avec les bras et les jambes et à leur langage obscène. Le tribunal écarta l’argument selon lequel leur performance avait été dictée par une motivation politique et non religieuse. Tous les recours que les requérantes formèrent ensuite contre cette décision furent rejetés. Elles furent condamnées à une peine de deux ans d’emprisonnement qui fut par la suite réduite d’un mois. Mme Alekhina et Mme Tolokonnikova purgèrent environ un an et neuf mois de leur peine avant d’être amnistiées tandis que Mme Samutsevich passa environ sept mois en détention avant qu’une suspension de sa peine ne lui fût accordée. En novembre 2012, les juridictions internes conclurent également que les enregistrements vidéo des performances qui avaient été postés sur Internet revêtaient un caractère « extrémiste » et en interdirent l’accès. Cette décision était fondée sur un rapport d’expertise linguistique établi par l’institut russe pour la recherche culturelle, qui estimait que les vidéos présentaient un caractère extrémiste. Aucune des requérantes ne participa à cette procédure. Mme Alekhina et Mme Tolokonnikova ne furent pas informées de la procédure et la demande déposée par Mme Samutsevich afin d’être autorisée à y prendre part avait été rejetée par deux degrés de juridiction.

CEDH

Article 3 (conditions de transport depuis et vers le tribunal et aménagement du prétoire)

La Cour note qu’elle a déjà conclu à une violation de l’article 3 dans un certain nombre d’autres affaires à raison du manque d’espace dans les véhicules qui assuraient le transport vers et depuis le tribunal aux fins des audiences. Le gouvernement russe n’a communiqué à la Cour aucun fait ni aucun argument de nature à la convaincre de statuer différemment en l’espèce. La Cour conclut donc que les conditions d’exiguïté dans lesquelles les requérantes ont été transportées, parfois dans des compartiments mesurant à peine 0,37 mètre carré, deux fois par jour pendant un mois, étaient constitutives d’un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3. En ce qui concerne le box vitré dans lequel les requérantes durent se tenir pendant leur procès, la Cour note que ce type d’aménagement n’est pas aussi rude que les cages métalliques et qu’il est utilisé dans d’autres États membres, généralement pour des audiences placées sous haute sécurité. On observe cependant sur les photographies du procès remises par les requérantes que tous les policiers armés et que tous les huissiers, à l’exception d’un seul, qui encerclaient le box faisaient face aux requérantes. Cette observation vient contredire l’argument avancé par le Gouvernement, qui prétend que ce box a été utilisé pour empêcher le public, qui était selon lui agressif pendant l’audience, de perturber le procès. La Cour estime que ces mesures de sécurité avaient donc pour but d’assurer une étroite surveillance des requérantes et non de contrôler ce qui se passait dans le prétoire, ce qui a dû intimider les requérantes et les angoisser. Qui plus est, celles-ci étaient exposées sans restriction à la vue du public ainsi que des médias nationaux et internationaux qui suivaient attentivement le procès. La Cour conclut donc que les conditions qui régnaient dans le prétoire étaient dégradantes, ce qui a constitué une autre violation de l’article 3.

Article 5 § 3 (détention provisoire)

Comme dans de nombreuses autres requêtes dirigées contre la Russie dont elle a déjà été saisie, la Cour conclut que les juridictions internes ont prolongé la détention provisoire des requérantes en s’appuyant essentiellement sur la gravité des accusations, sans tenir compte de leur situation particulière ni envisager de mesures de substitution. La détention provisoire des requérantes pendant plus de cinq mois n’a donc pas été suffisamment justifiée, en violation de l’article 5 § 3.

Article 6 §§ 1 et 3 c) (obstruction à la communication avec les avocats)

La Cour souligne que le droit pour l'accusé de communiquer avec son avocat hors de portée d’ouïe d’un tiers figure parmi les exigences élémentaires du procès équitable dans une société démocratique. Bien que consciente des enjeux sécuritaires que peut présenter une affaire sensible ou de grande ampleur, la Cour conclut que l’aménagement du prétoire en l’espèce était davantage dicté par les habitudes que par l’existence d’un risque spécifique pour la sécurité. Le tribunal du fond n’a pas semblé reconnaître l’impact que cet aménagement avait eu sur les droits de la défense des requérantes et rien n’a été fait pour indemniser celles-ci. Le droit des requérantes d’être effectivement associées à leur procès et de bénéficier de l’assistance d’un avocat a ainsi été restreint pendant la durée du procès, c’est-à-dire pendant plus d’un mois, sans raison valable. Le caractère équitable du procès en a par conséquent pâti, en violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c). Au vu de ce constat, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs restants formulés par les requérantes sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.

Article 10 (poursuites pénales contre les requérantes et interdiction de leurs enregistrements vidéo)

La Cour admet qu’une réaction à la performance des requérantes, qui aurait constitué un manquement aux règles de conduite dans un lieu de culte religieux, ait pu se justifier. Les juridictions internes n’ont toutefois pas expliqué pourquoi il était nécessaire de condamner les requérantes à une peine d’emprisonnement. En particulier, elles n’ont absolument pas étudié les paroles de la chanson « Punk Prayer – Virgin Mary, Drive Putin Away », et ont essentiellement fondé leur condamnation sur le comportement des intéressées, c’est-à-dire sur les vêtements et les cagoules qu’elles avaient portés, sur les mouvements qu’elles avaient faits avec leur corps et sur leur vocabulaire ordurier, sans analyser de quelque manière que ce fût le contexte dans lequel s’était inscrite cette performance. Elles n’ont pas non plus cherché à déterminer si le comportement des requérantes pouvait être interprété comme un appel à la violence ou comme une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance, ce qui aurait constitué la seule raison admissible, en vertu des instruments internationaux, de restreindre le droit des requérantes à la liberté d’expression par le biais d’une sanction pénale. De surcroît, la performance n’a pas perturbé d’office religieux, n’a blessé personne à l’intérieur de la cathédrale et n’a pas non plus porté atteinte aux biens de l’église. La condamnation et la peine de prison infligées aux requérantes présentent donc un caractère exceptionnellement sévère au regard des actes des intéressées et ont forcément produit un effet dissuasif sur l’exercice par elles de leur liberté d’expression. La Cour en conclut que la condamnation et la peine infligées aux requérantes n’étaient pas « nécessaires dans une société démocratique » et qu’elles ont emporté violation de l’article 10. De même, les juridictions internes n’ont pas donné de justification à l’interdiction de l’accès aux enregistrements vidéo postés par les requérantes sur Internet. Se contentant d’entériner les conclusions de l’expertise linguistique, elles n’ont pas cherché à se livrer à leur propre analyse des vidéos en question. Elles n’ont pas précisé quels étaient les passages des vidéos qui posaient problème et se sont bornées à renvoyer aux conclusions générales du rapport d’expertise. De plus, ce rapport est allé bien au-delà des aspects linguistiques et a proposé en substance une qualification juridique des vidéos. Pareille situation est inacceptable car toutes les questions juridiques doivent en principe relever de la compétence exclusive des tribunaux. Qui plus est, les requérantes n’ont pas été en mesure de contester les conclusions du rapport parce qu’elles ont été privées de la possibilité de prendre part à la procédure. En effet, la loi interne qui a été invoquée pour l’interdiction de l’accès à leurs enregistrements vidéo, la loi sur la lutte contre l’extrémisme, ne permettait pas aux parties concernées d’être associées à la procédure. De l’avis de la Cour, une juridiction interne ne peut jamais être en position de justifier correctement une atteinte au droit à la liberté d’expression en l’absence de toute forme de contrôle juridictionnel procédant à une mise en balance des arguments de l’autorité publique et de ceux de la partie intéressée. Partant, la conclusion selon laquelle les enregistrements vidéo des requérantes présentaient un caractère « extrémiste » et l’interdiction de l’accès à ces enregistrements sur Internet n’ont pas répondu à un « besoin social impérieux » et n’étaient pas « nécessaires dans une société démocratique », ce qui s’analyse en une violation de l’article 10 à l’égard de Mme Alekhina et de Mme Tolokonnikova.

Satisfaction équitable (article 41)

La Cour dit que la Russie doit verser pour dommage moral 16 000 euros (EUR) à Mme Alekhina, 16 000 EUR à Mme Tolokonnikova et 5 000 EUR à Mme Samutsevich. Elle alloue également la somme de 11 760 EUR pour frais et dépens.

COUPE DU MONDE DE FOOTBALL EN RUSSIE DE JUIN - JUILLET 2018 ET LE GROUPE PUSSY RIOT

Le dimanche 15 juillet 2018, les quatre personnes déguisées en policier, étaient entrées brièvement sur la pelouse du stade Loujniki de Moscou, avant d'être interceptées par les stadiers, à la 53e minute de la finale France-Croatie, le temps d'accoster certains joueurs dont la jeune star française Kylian Mbappé qui accepte un high five.

Suite à la réaction du Président de la République française auprès de Vladimir Poutine, celui-ci a manqué à ses obligations d'hôte. Bien à l'abri sous un parapluie, il a laissé Emmanuel Macron et la Présidente de Croatie, se faire tremper par l'orage.

La présidente croate Kolinda Grabar-Kitarović a apprécié le geste de Kylian Mbappé qui a accepté un high five avec une pussy riot.

Faisant bon cœur contre mauvaise fortune face à la victoire de la France 4 buts à 2, elle a très chaleureusement félicité le Président de la République française pour sa victoire et le jeune Mbappé.

L'histoire serait entièrement belle si la Présidente de la Croatie n'était pas empêtrée pour ses proches relations avec les autorités croates de football qui utilisent des méthodes mafieuses pour s'enrichir. Mais il est de tradition en Croatie, que les autorités politiques soient proches du monde du football.

Le lundi 16 juillet 2018, les quatre membres du groupe contestataire Pussy Riot ont été condamnés. Un tribunal de la capitale russe a condamné Veronika Nikoulchina, Olga Pakhtoussova, Piotr Verzilov et Olga Kouratcheva à 15 jours de prison et leur a interdit d'assister à des événements sportifs pour trois ans. Il et elles ont été reconnus coupables d'avoir "gravement enfreint les règles du comportement des spectateurs" et se sont vus infliger la peine maximale.

Le lundi du 30 juillet 2018, après leur libération, Veronika Nikoulchina, Olga Kouratcheva et Olga Pakhtoussova ont célébré leur libération, avant d'être forcées de monter quelques secondes plus tard dans un fourgon de police. Olga Pakhtoussova, a tweeté à l'intérieur du fourgon de police qu'elles seraient accusées, sans aucune autre précision "d'infraction à la loi sur les rassemblements publics". Piotr Versilov, le quatrième militant qui sortait d'un autre centre de détention moscovite, a tweeté qu'il était détenu par la police antiémeute et conduit à proximité du stade Loujniki, à l'endroit où le groupe avait été conduit après l'incident lors de la finale France-Croatie. "Ils (la police) disent qu'ils vont nous placer en état d'arrestation pour la nuit". Les autorités russes ne communiquent pas sur cette nouvelle arrestation. Ce délit est passible des peines allant jusqu’à 25 jours de prison.

Le mardi 31 juillet 2018, un tribunal de Moscou qui devait examiner cette affaire a cependant refusé de tenir l’audience et retourné le dossier des quatre militants à la police, a indiqué un porte-parole de cette instance judiciaire à l’agence de presse officielle TASS.

Le mercredi premier août 2018, les quatre militants sont à nouveau libérées.

JURISPRUDENCE FRANCAISE

L'EXHIBITION SEXUELLE ET LA LIBERTE D'EXPRESSION DES FEMEN

L’exhibition de la poitrine d’une femme entre dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, même si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle.

Si le comportement d’une militante féministe qui dénude sa poitrine, sur laquelle est inscrite un message politique, dans un musée en plantant un pieu dans une statue de cire représentant le dirigeant d’un pays, constitue l’infraction d’exhibition sexuelle, la relaxe de la prévenue n’encourt pas la censure dès lors que ce comportement s’inscrit dans une démarche de protestation politique et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

Cour de Cassation, chambre criminelle arrêt du 26 février 2020, pourvoi n° 19-81.827 rejet

LES FAITS

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le 5 juin 2014, Mme A... X... s’est présentée au musée Grévin, à Paris, dans la salle dite “des chefs d’Etat”, qui rassemble plusieurs statues de cire de dirigeants mondiaux. Elle a dévêtu le haut de son corps, révélant sa poitrine nue, portant l’inscription : “Kill Putin”. Elle a fait tomber la statue du président russe, M. Poutine, dans laquelle elle a planté à plusieurs reprises un pieu métallique pour partie peint en rouge, en déclarant : “fuck dictator, fuck Vladimir Poutine”. Elle a été interpellée et a revendiqué son appartenance au mouvement dit “Femen”, donnant à son geste le caractère d’une protestation politique.

3. Elle a été poursuivie devant le tribunal correctionnel pour exhibition sexuelle et dégradations volontaires du bien d’autrui. Par jugement du 15 octobre 2014, le tribunal correctionnel de Paris l’a déclarée coupable de ces deux délits, l’a condamnée à une amende de 1 500 euros et prononcé sur les intérêts civils. La prévenue et le ministère public ont relevé appel de ce jugement.

4. La cour d’appel de Paris s’est prononcé sur ces appels, par un arrêt du 12 janvier 2017, cassé par un arrêt de la Cour de cassation du 10 janvier 2018 (n°17-80.816), qui a renvoyé la cause et les parties devant la cour d’appel de Paris, autrement composée, laquelle a statué par l’arrêt attaqué.

Exposé du moyen

8. Le moyen est pris de la violation des articles 222-32 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut ou contradiction de motifs et manque de base légale.

9. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a prononcé la relaxe de la prévenue pour le délit d’exhibition sexuelle, alors que, d’une part, le dol spécial de l’article 222-32 du code pénal consiste seulement dans l’exposition à la vue d’autrui, dans un lieu public ou accessible aux regards du public d’un corps ou d’une partie de corps dénudé, d’autre part, l’arrêt s’est fondé, à tort, sur l’argumentation de la prévenue qui invoquait, pour justifier son comportement, un mobile politique ou prétendument artistique, et, enfin, l’arrêt a ajouté au texte d’incrimination une condition qu’il ne prévoit pas, en exigeant que le délit, pour être constitué, contrevienne à un droit garanti par une prescription légale ou réglementaire.

Réponse de la Cour

10. Pour relaxer la prévenue de l’infraction d’exhibition sexuelle, la cour d’appel retient que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle, ne vise pas à offenser la pudeur d’autrui, mais relève de la manifestation d’une opinion politique, protégée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

11. Les juges énoncent que la prévenue déclare appartenir au mouvement dénommé “Femen”, qui revendique un “féminisme radical”, dont les adeptes exposent leurs seins dénudés sur lesquels sont apposés des messages politiques, cette forme d’action militante s’analysant comme un refus de la sexualisation du corps de la femme, et une réappropriation de celui-ci par les militantes, au moyen de l’exposition de sa nudité.

12. L’arrêt ajoute que le regard de la société sur le corps des femmes a évolué dans le temps, et que l’exposition fréquente de la nudité féminine dans la presse ou la publicité, même dans un contexte à forte connotation sexuelle, ne donne lieu à aucune réaction au nom de la morale publique.

13. La juridiction du second degré souligne que, si certaines actions menées par les membres du mouvement “Femen” ont été sanctionnées comme des atteintes intolérables à la liberté de pensée et à la liberté religieuse, le comportement de la prévenue au musée Grévin n’entre pas dans un tel cadre et n’apparaît contrevenir à aucun droit garanti par une prescription légale ou réglementaire.

14. C’est à tort que la cour d’appel a énoncé que la seule exhibition de la poitrine d’une femme n’entre pas dans les prévisions du délit prévu à l’article 222-32 du code pénal, si l’intention exprimée par son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle.

15. Cependant, l’arrêt n’encourt pas la censure, dès lors qu’il résulte des énonciations des juges du fond que le comportement de la prévenue s’inscrit dans une démarche de protestation politique, et que son incrimination, compte tenu de la nature et du contexte de l’agissement en cause, constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression.

16. Le moyen ne peut donc être admis.

17 Par ailleurs, l’arrêt est régulier en la forme.

UN TABOU TURC : LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN DE 1915

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L'Arrêt Perinçek c. Suisse du 17 décembre 2013 requête 27510/08 rendu par la seconde section concerne la qualification du génocide arménien. La CEDH a constaté une violation de l'article 10 de la Convention pour la condamnation pénale d'un homme politique turque qui refuse la qualification de génocide pour définir les massacres commis par les turcs contre les arméniens en 1915. Suite à l'appel de la Suisse sur la demande des arméniens, la Grande chambre a rendu son arrêt Perinçek c. Suisse du 15 octobre 2015 requête 27510/08 pour conclure qu'il y a bien violation de l'article 10 de la CEDH (10 juges pour la violation de l'art 10 de la convention et 7 juges dont le Président de la CEDH, contre).

La condamnation pénale du requérant, un homme politique turc qui avait publiquement exprimé en Suisse l’opinion que les déportations massives et massacres subis par les Arméniens au sein de l’Empire ottoman en 1915 et les années suivantes ne constituaient pas un génocide, est une violation de l'article 10. Il n'avait pas fait de négationnisme dans la reconnaissance des faits matériels.

Consciente de l’importance considérable que la communauté arménienne attache à la question de savoir si ces déportations massives et massacres doivent être considérés comme un génocide, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la dignité des victimes et la dignité et l’identité des Arméniens d’aujourd’hui étaient protégées par l’article 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention. Elle a donc dû mettre en balance deux droits tirés de la Convention – le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée – en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce et de la proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.

La Cour a conclu qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement M. Perinçek afin de protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce.

La Cour a tenu compte en particulier des éléments suivants : les propos de M. Perinçek se rapportaient à une question d’intérêt public et n’étaient pas assimilables à un appel à la haine ou à l’intolérance ; le contexte dans lequel ils ont été tenus n’était pas marqué par de fortes tensions ni par des antécédents historiques particuliers en Suisse ; les propos ne pouvaient être regardés comme ayant attenté à la dignité des membres de la communauté arménienne au point d’appeler une réponse pénale en Suisse ; aucune obligation internationale n’imposait à la Suisse de criminaliser des propos de cette nature ; les tribunaux suisses apparaissent avoir censuré le requérant pour avoir simplement exprimé une opinion divergente de celles ayant cours en Suisse ; et l’ingérence a pris la forme grave d’une condamnation pénale.

Le 23 avril 2014, le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan présente officiellement les condoléances de la Turquie aux «petits-fils des Arméniens tués en 1915». Cette déclaration est une première dans l'histoire du pays. Il choisit le mot "massacre" et non pas "génocide" et reste à l'intérieur de la jurisprudence de la CEDH.

GRANDE CHAMBRE DINK c TURQUIE du 14 septembre 2010

requêtes nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09

Les requérants sont six ressortissants turcs : Fırat Dink, connu sous le nom de plume Hrant Dink, son épouse (Rahil Dink), son frère (Hasrof Dink), et les trois enfants de Fırat et Rahil Dink (Delal Dink, Arat Dink et Sera Dink). Fırat Dink est né en 1954 et a été assassiné le 19 janvier 2007. Les autres requérants sont nés respectivement en 1959, 1957, 1978, 1979 et 1986 et résident à Istanbul. Journaliste turc d’origine arménienne, Fırat Dink était directeur de publication et rédacteur en chef de l’hebdomadaire turco-arménien Agos, journal bilingue édité à Istanbul depuis 1996.

Entre novembre 2003 et février 2004, Fırat Dink publia dans le journal Agos huit articles où il exposait son point de vue sur la question de l’identité des citoyens turcs d’origine arménienne. Il écrivait notamment, dans les sixième et septième articles de la série, que l’obsession de voir reconnaître leur qualité de victimes d’un génocide devenait la raison d’être des Arméniens, que ce besoin des Arméniens se heurtait à l’indifférence des Turcs et que cela expliquait que le traumatisme des Arméniens restait vivace. Selon lui, l’élément turc de l’identité arménienne était en même temps un poison et un antidote. Il ajoutait que l’identité arménienne pouvait se libérer de sa composante turque de deux façons : soit les Turcs montreraient de l’empathie pour les Arméniens – mais cela était difficilement réalisable à court terme -, soit les Arméniens se libéreraient de l’élément turc en élaborant une qualification autonome des événements de 1915 par rapport à celle retenue par le monde entier et par les Turcs. Dans son huitième article, Fırat Dink, suivant la logique du reste de la série, écrivait « le sang propre qui se substituera à celui empoisonné par le « Turc » se trouve dans la noble veine reliant l’Arménien à l’Arménie, pourvu que l’Arménien en soit conscient ». M. Dink estimait que les autorités arméniennes devaient s’employer plus activement à renforcer les liens de la diaspora avec le pays, ce qui permettrait une construction plus saine de l’identité nationale. Il publia encore un article mentionnant l’origine arménienne de la fille adoptive d’Atatürk. Des groupes ultranationalistes réagirent à ces publications par des manifestations et lettres de menaces.

En février 2004, un militant ultranationaliste déposa une plainte pénale contre Fırat Dink, soutenant qu’il avait insulté les Turcs par la phrase « le sang propre qui se substituera à celui empoisonné par le « Turc » se trouve dans la noble veine reliant l’Arménien à l’Arménie ». En avril 2004, le parquet de Şişli (Istanbul) intenta contre Fırat Dink une action pénale en vertu de l’article du code pénal turc réprimant le dénigrement de « la turcité (l’identité turque). En mai 2005, une expertise conclut que les propos de Fırat Dink n’insultaient ni ne dénigraient personne, car ce qu’il qualifiait de « poison » n’était pas le sang turc, mais l’obsession des Arméniens à faire reconnaître que les événements de 1915 constituaient un génocide. En octobre 2005, le tribunal correctionnel de Şişli déclara Fırat Dink coupable d’avoir dénigré la turcité et le condamna à six mois de prison avec sursis. Il estima que le lecteur ne devait pas avoir à lire toute la série d’articles pour comprendre le véritable sens de ses propos. Le 1er mai 2006, la Cour de cassation (9e chambre pénale) confirma le jugement quant au verdict de culpabilité. Le 6 juin 2006, le procureur général près la Cour de cassation forma un pourvoi extraordinaire, estimant que les propos de Fırat Dink avaient été mal interprétés et que sa liberté d’expression devait être protégée. Le 11 juillet 2006, les chambres pénales réunies de la Cour de cassation rejetèrent ce pourvoi. Le 12 mars 2007, le tribunal correctionnel devant lequel le dossier avait été renvoyé déclara l’affaire close en raison du décès de Fırat Dink.

Le 19 janvier 2007, à Istanbul, Fırat Dink fut assassiné de trois balles dans la tête. L’auteur présumé de l’attentat fut arrêté à Samsun (Turquie). En avril 2007, le parquet d’Istanbul intenta une action pénale contre dix-huit accusés. Cette procédure est toujours en cours.

Grief relatif à la liberté d’expression de Fırat Dink

Le Gouvernement turc soutenait que Fırat Dink n’était pas victime d’une atteinte à sa liberté d’expression car, au moment de son décès, aucune condamnation définitive n’avait été prononcée contre lui. La Cour souligne cependant que lorsque Fırat Dink est décédé, la plus haute instance pénale avait confirmé qu’il était coupable d’avoir dénigré la turcité. Qui plus est, ce constat avait fait de lui une cible pour les milieux ultranationalistes et les autorités turques, informées du projet d’assassinat à son encontre, n’ont pas pris de mesures pour le protéger. Il y a, dès lors, eu une ingérence dans l’exercice Fırat Dink de sa liberté d’expression. Selon la jurisprudence de la Cour, une telle ingérence est acceptable si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un « but légitime » et si elle peut passer pour avoir été « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour doute qu’il ait été satisfait aux deux premiers critères, mais concentre son raisonnement sur le troisième.

Comme le procureur général près la Cour de cassation, elle estime que l’examen de l’ensemble de la série d’articles dans laquelle Fırat Dink avait utilisé l’expression contestée fait clairement apparaître que ce qu’il qualifiait de « poison » n’était pas le « sang turc » comme l’a jugé la Cour de cassation, mais la « perception du Turc » chez l’Arménien et le caractère « obsessionnel » de la démarche de la diaspora arménienne visant à faire reconnaître par les turcs que les événements de 1915 constituent un génocide. Après avoir analysé la façon dont la Cour de cassation avait interprété et concrétisé la notion de turcité, la Cour conclut qu’en réalité, la Cour de cassation a indirectement sanctionné Fırat Dink pour avoir critiqué le fait que les institutions de l’Etat nient la thèse du génocide quant aux incidents de 1915. Or, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention ne permet pas de restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général, et que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier. Elle retient aussi que l’auteur s’exprimait en tant que journaliste sur une question d’intérêt général. Enfin, elle rappelle que la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression. La Cour en conclut que condamner Fırat Dink pour dénigrement de la turcité ne répondait à aucun « besoin social impérieux ».

En outre, la Cour rappelle que les États sont tenus de créer un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées. Dans une telle affaire, l’État ne devait pas simplement s’abstenir de toute ingérence dans la liberté d’expression de l’intéressé, mais avait aussi l’ « obligation positive » de protéger son droit à la liberté d’expression contre des atteintes provenant même de personnes privées. Vu ses constats concernant le manquement des autorités à protéger Fırat Dink contre l’attaque des membres d’un groupe ultranationaliste, et concernant le verdict de culpabilité prononcé sans que cela corresponde à un « besoin social impérieux », la Cour conclut que les «obligations positives» qu’avait la Turquie au regard de la liberté d’expression de Fırat Dink n’ont pas été respectées. L’article 10 a donc été violé.

Altug Taner Akçam C. Turquie du 25 octobre 2011 requête n° 27520/07

La législation turque expose un professeur d’histoire à la crainte constante d’être poursuivi pour ses opinions sur les événements de 1915 concernant la population arménienne

La Cour estime qu’il y a eu « ingérence » dans la liberté d’expression du requérant.

L’enquête pénale dirigée contre celui-ci, la position adoptée par les juridictions turques sur la question arménienne dans les affaires où elles font application de l’article 301 du code pénal turc – consistant en pratique à sanctionner toute critique de la politique officielle sur ce point – ainsi que la campagne publique menée contre l’intéressé confirment que les personnes exprimant des opinions « intempestives » sur cette question s’exposent à un risque considérable de poursuites et donnent à penser que la menace pesant sur le requérant est réelle. Les mesures adoptées pour introduire des garanties contre des poursuites arbitraires ou injustifiées sur le fondement de l’article 301 ne sont pas suffisantes. Les informations statistiques fournies par le Gouvernement démontrent la persistance d’un nombre élevé d’enquêtes, et le requérant soutient que ce nombre est encore plus important. Le Gouvernement n’a pas fourni d’explications sur l’objet ou la nature des affaires ayant donné lieu à une autorisation d’enquêter délivrée par le ministre de la Justice. En outre, la Cour souscrit à l’avis exprimé par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Thomas Hammarberg, dans un rapport où celui-ci a indiqué qu’un dispositif d’autorisation préalable au cas par cas par le ministre de la Justice ne constituait pas une solution durable susceptible de se substituer à l’incorporation des normes pertinentes de la Convention dans le système et la pratique juridiques turcs.

En outre, la Cour estime que si l’on peut admettre dans une certaine mesure que l’objectif du législateur consistant à protéger et à préserver les valeurs et les institutions de l’Etat contre le dénigrement public est légitime, le libellé de l’article 301 du code pénal, tel qu’interprété par la justice, est excessivement large et vague et ne permet pas aux individus de régler leur conduite ou de prévoir les conséquences de leurs actes. Bien que les autorités turques aient substitué l’expression « nation turque » au terme « turcité », il n’y a apparemment pas eu de changement dans l’interprétation de ces notions. A cet égard, la Cour rappelle que, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2010 en l’affaire Dink c. Turquie, elle a reproché à la Cour de cassation d’avoir maintenu son interprétation. En conséquence, l’article 301 demeure une menace pour l’exercice de la liberté d’expression. Il ressort clairement du nombre d’enquêtes et de poursuites fondées sur cet article que toute opinion ou idée considérée comme offensante, choquante ou dérangeante peut aisément faire l’objet d’une enquête pénale de la part du ministère public. A la vérité, les dispositions censées empêcher la justice d’appliquer abusivement l’article 301 sont impuissantes à garantir l’absence de poursuites car tout changement survenant dans la volonté politique ou dans la position du Gouvernement peut avoir des incidences sur l’interprétation de la loi par le ministre de la Justice et donner lieu à des poursuites arbitraires.

La Cour conclut que, faute de prévisibilité, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’était pas « prévue par la loi », au mépris de l’article 10.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL FRANCAIS

SUR LA LOI SUR LE GENOCIDE ARMENIEN

Une loi avait prévue de reconnaitre légalement la loi sur le génocide arménien auquel la France n'a pourtant pas participé.

Le Conseil constitutionnel a été saisi, dans les conditions prévues à l'article 61, deuxième alinéa, de la Constitution, de la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi, le 31 janvier 2012, par MM. Jacques MYARD, Michel DIEFENBACHER, Jean AUCLAIR, Jean-Paul BACQUET, Jean BARDET, Christian BATAILLE, Jean-Louis BERNARD, Marc BERNIER, Claude BIRRAUX, Jean-Michel BOUCHERON, Christophe BOUILLON, Bruno BOURG-BROC, Loïc BOUVARD, Pascal BRINDEAU, Yves BUR, Christophe CARESCHE, Gilles CARREZ, Gérard CHARASSE, Jean-Louis CHRIST, Pascal CLÉMENT, François CORNUT-GENTILLE, René COUANAU, Olivier DASSAULT, Jean-Pierre DECOOL, Lucien DEGAUCHY, Mme Sophie DELONG, M. Jean-Louis DUMONT, Mmes Cécile DUMOULIN, Marie-Louise FORT, MM. Yves FROMION, Jean-Paul GARRAUD, Daniel GARRIGUE, Claude GATIGNOL, Hervé GAYMARD, Paul GIACOBBI, Franck GILARD, Jean-Pierre GORGES, François GOULARD, Mme Arlette GROSSKOST, MM. Michel HEINRICH, Antoine HERTH, Mme Françoise HOSTALIER, MM. Denis JACQUAT, Yves JÉGO, Jérôme LAMBERT, Jacques LAMBLIN, Mme Laure de LA RAUDIÈRE, MM. Jacques LE GUEN, Apeleto Albert LIKUVALU, Jean-François MANCEL, Alain MARTY, Didier MATHUS, Jean-Philippe MAURER, Jean-Claude MIGNON, Pierre MORANGE, Jean-Marc NESME, Michel PIRON, Didier QUENTIN, Michel RAISON, Jean-Luc REITZER, Jean-Marie ROLLAND, Daniel SPAGNOU, Eric STRAUMANN, Lionel TARDY, André WOJCIECHOWSKI, ainsi que par MM. Abdoulatifou ALY, Jean-Paul ANCIAUX, Paul DURIEU, Mmes Sylvia PINEL, Chantal ROBIN-RODRIGO, M. Philippe VIGIER et le 2 février 2012, par M. Gwendal ROUILLARD, Mme Laurence DUMONT, MM. Jean MICHEL, Jack LANG et Mme Dominique ORLIAC, députés ;

Et le même jour par M. Jacques MÉZARD, Mme Leila AÏCHI, MM. Nicolas ALFONSI, Alain ANZIANI, Mme Aline ARCHIMBAUD, MM. Bertrand AUBAN, Gilbert BARBIER, Jean-Michel BAYLET, Mme Esther BENBASSA, M. Michel BILLOUT, Mmes Marie-Christine BLANDIN, Corinne BOUCHOUX, MM. Didier BOULAUD, Christian BOURQUIN, Alain CHATILLON, Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, Christian COINTAT, Yvon COLLIN, Pierre-Yves COLLOMBAT, Mme Hélène CONWAY-MOURET, MM. Ronan DANTEC, Jean-Pierre DEMERLIAT, Marcel DENEUX, Yves DÉTRAIGNE, Claude DILAIN, Mme Muguette DINI, MM. André DULAIT, Jean-Léonce DUPONT, Mmes Josette DURRIEU, Anne-Marie ESCOFFIER, M. Alain FAUCONNIER, Mme Françoise FÉRAT, MM. François FORTASSIN, Alain FOUCHÉ, Christian-André FRASSA, René GARREC, Patrice GÉLARD, Gaëtan GORCE, Mmes Nathalie GOULET, Jacqueline GOURAULT, Sylvie GOY-CHAVENT, MM. François GROSDIDIER, Robert HUE, Jean-Jacques HYEST, Pierre JARLIER, Mmes Fabienne KELLER, Bariza KHIARI, Virginie KLÈS, M. Joël LABBÉ, Mme Françoise LABORDE, M. Jean-René LECERF, Mme Claudine LEPAGE, MM. Jeanny LORGEOUX, Jean-Louis LORRAIN, Roland du LUART, Philippe MADRELLE, Jean-Pierre MICHEL, Mme Catherine MORIN-DESAILLY, MM. Jean-Marc PASTOR, Jean-Claude PEYRONNET, Jean-Jacques PIGNARD, François PILLET, Jean-Vincent PLACÉ, Jean-Pierre PLANCADE, Christian PONCELET, Hugues PORTELLI, Mme Gisèle PRINTZ, MM. Roland RIES, Gilbert ROGER, Yves ROME, Robert TROPEANO, Raymond VALL, Jean-Marie VANLERENBERGHE, François VENDASI, Jean-Pierre VIAL, André VILLIERS, Richard YUNG, ainsi que par M. Michel BERSON, le 2 février 2012, par MM. Aymeri de MONTESQUIOU, Jean-Claude MERCERON, Jean-Jacques LASSERRE et le 3 février 2012, par M. Jean-Jacques LOZACH, sénateurs.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Vu le code pénal ;

Vu les observations du Gouvernement, enregistrées le 15 février 2012 ;

Vu les observations en réplique présentées par les députés requérants, enregistrées le 21 février 2012 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant que les députés et sénateurs requérants défèrent au Conseil constitutionnel la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi ;

2. Considérant que l'article 1er de la loi déférée insère dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse un article 24 ter ; que cet article punit, à titre principal, d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende ceux qui « ont contesté ou minimisé de façon outrancière », quels que soient les moyens d'expression ou de communication publiques employés, « l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide défini à l'article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française » ; que l'article 2 de la loi déférée modifie l'article 48-2 de la même loi du 29 juillet 1881 ; qu'il étend le droit reconnu à certaines associations de se porter partie civile, en particulier pour tirer les conséquences de la création de cette nouvelle incrimination ;

3. Considérant que, selon les auteurs des saisines, la loi déférée méconnaît la liberté d'expression et de communication proclamée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ainsi que le principe de légalité des délits et des peines résultant de l'article 8 de cette Déclaration ; qu'en réprimant seulement, d'une part, les génocides reconnus par la loi française et, d'autre part, les génocides à l'exclusion des autres crimes contre l'humanité, ces dispositions méconnaîtraient également le principe d'égalité ; que les députés requérants font en outre valoir que le législateur a méconnu sa propre compétence et le principe de la séparation des pouvoirs proclamé par l'article 16 de la Déclaration de 1789 ; que seraient également méconnus le principe de nécessité des peines proclamé à l'article 8 de la Déclaration de 1789, la liberté de la recherche ainsi que le principe résultant de l'article 4 de la Constitution selon lequel les partis exercent leur activité librement ;

4. Considérant que, d'une part, aux termes de l'article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l'expression de la volonté générale... » ; qu'il résulte de cet article comme de l'ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l'objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d'énoncer des règles et doit par suite être revêtue d'une portée normative ;

5. Considérant que, d'autre part, aux termes de l'article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; que l'article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant... les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques » ; que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d'édicter des règles concernant l'exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d'écrire et d'imprimer ; qu'il lui est également loisible, à ce titre, d'instituer des incriminations réprimant les abus de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui portent atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers ; que, toutefois, la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi ;

6. Considérant qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi ; que, toutefois, l'article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu'en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication ; que, dès lors, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, l'article 1er de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que son article 2, qui n'en est pas séparable, doit être également déclaré contraire à la Constitution,

D É C I D E :

Article 1er.- La loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution.

Article 2.-La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 février 2012, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Valéry GISCARD d'ESTAING et Pierre STEINMETZ.

UN TABOU TURC : LES KURDES

ETE c. TÜRKİYE du 6 septembre 2022 Requête no 28154/20

Art 10 : Liberté d’expression • Condamnation pénale de la requérante pour propagande en faveur d’une organisation terroriste pour avoir coupé et distribué un gâteau célébrant l’anniversaire du leader du PKK • Actes ne pouvant être perçus comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine • Absence de besoin social impérieux et de proportionnalité

CEDH

26.  La Cour considère que la procédure pénale engagée à l’encontre de la requérante ainsi que sa condamnation à l’issue de celle-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression (Üçdağ, précité, § 75 et Süer, précité, § 27, voir aussi İmrek c. Turquie, no 45975/12, § 29, 10 novembre 2020 et Nejdet Atalay c. Turquie, no 76224/12, § 16, 19 novembre 2019).

27.  Cette ingérence résultait de l’application par les juridictions nationales de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. La Cour rappelle à ce sujet avoir déjà estimé que, eu égard au libellé de cette disposition dans ses deux versions qui étaient successivement en vigueur de 2003 à 2013 et à la manière dont les juridictions nationales l’avaient interprétée pour condamner les requérants, de sérieux doutes se posaient quant à la prévisibilité de son application (Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 49, 1er février 2011 et Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013). Elle juge toutefois inutile de trancher la question de la qualité de loi de cette disposition, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue quant à la nécessité de l’ingérence;(paragraphe 30 ci-dessous) et au fait que le libellé de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 a subi une nouvelle modification en 2013 (Özer (no 3), no 69270/12, § 27, 11 février 2020). En outre, tout en ayant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par l’ingérence, elle partira de l’hypothèse que cette ingérence poursuivait les buts légitimes que constituent la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

28.  Les principes généraux concernant la nécessité de l’ingérence ont été résumés dans les arrêts Üçdağ (précité, §§ 80, 82 et 83 et Özer (no 3), précité, §§ 28-33).

29.  La Cour relève que les actes retenus par la cour d’assises à l’appui de la condamnation pénale de la requérante pour propagande en faveur d’une organisation terroriste sont de couper un gâteau qui aurait été préparé afin de célébrer l’anniversaire du leader du PKK et de le distribuer en assiettes. Elle considère que ces actes, pris dans leur ensemble, ne peuvent être perçus comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en compte (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, Belek et Velioğlu c  Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015, Belge, précité, § 34 et Özer (no 3), précité, § 29).

30.  Par conséquent, la Cour estime que dans les circonstances de l’espèce, le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure incriminée répondait à un besoin social impérieux, qu’elle était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique (Özer (no 3), précité, § 40).

31.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Özer c. Turquie (n° 3) du 11 février 2019 requête n° 69270/12

Article 10 et Liberté d’expression : un arrêt récapitulatif de la jurisprudence concernant l’infraction de propagande en faveur d’organisations terroristes.

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation du propriétaire et éditeur d’un périodique pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, à raison d’un article publié dans son périodique • Manquement des juridictions internes à analyser si l’article litigieux incitait à l’usage de la violence ou constituait un discours de haine

L’affaire concerne une procédure pénale diligentée à l’encontre de M. Özer en raison d’un article publié dans son périodique. M. Özer a été poursuivi et condamné pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, en application de la l’article 7 § 2 de la loi n o 3713. Dans cet arrêt, la Cour rappelle les principes qu’elle a dégagés dans sa jurisprudence, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, concernant les procédures pénales engagées pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste et réprimée par l’article 7 § 2 de la loi n o 3713. En l’espèce, la Cour constate que les juridictions nationales n’ont pas pris en compte tous les principes dégagés par sa jurisprudence, dès lors que leur examen du cas d’espèce n’a pas répondu à la question de savoir si les passages litigieux de l’article litigieux pouvaient être considérés – eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire – comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine. La Cour juge donc que les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression ; et le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure incriminée répondait à un besoin social impérieux, qu’elle était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

FAITS

Le requérant, Aziz Özer, est un ressortissant turc né en 1964 et résidant à Istanbul (Turquie). En 2007, le parquet d’Istanbul inculpa M. Özer, propriétaire et éditeur du périodique « Yeni Dünya İçin Çağrı », du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison d’un article publié dans l’édition de janvier 2007 de son périodique. L’année suivante, la cour d’assises d’Istanbul le reconnut coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois. La cour d’assises considéra notamment que certains passages de l’article, intitulé « La question kurde, les recherches de solution et nos devoirs », étaient de nature à faire la propagande du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) et qu’ils ne correspondaient pas à l’exercice du droit à la liberté d’expression, mais à un abus de cette liberté.

En 2012, la Cour de cassation confirma cet arrêt. La même année, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n o 6352, M. Özer bénéficia d’un sursis à l’exécution de sa peine pendant une période de trois ans.

Article 10 Récapitulatif des principes dégagés dans la jurisprudence de la Cour concernant les procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi n o 3713.

1. Principes relatifs à la qualité de la loi (article 7 § 2 de la loi n o 3713) :

dans sa jurisprudence, la Cour a relevé un manque de clarté et de prévisibilité de l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 dans ses versions en vigueur jusqu’en 2013. La Cour a notamment estimé que, eu égard au libellé de l’article 7 § 2 – dans ses deux versions qui étaient successivement en vigueur de 2003 à 2013 – et à la manière dont les juridictions nationales avaient interprété cette disposition pour condamner les requérants, de sérieux doutes se posaient quant à la prévisibilité de son application. Elle a aussi considéré, dans son arrêt Belge c. Turquie2 , que l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste – tel que l’article 7 § 2 était en vigueur entre 2006 et 2013 – ainsi que son interprétation par les juridictions nationales ne semblaient pas entièrement claires.

2. Principes relatifs à la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence portée par une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 :

dans sa jurisprudence, la Cour a relevé des violations de l’article 10 de la Convention, en recourant à deux types d’examen. D’une part, la Cour a analysé elle-même les écrits et déclarations litigieux ainsi que d’autres actes reprochés aux requérants. Elle a conclu, dans ces affaires, que ces écrits, déclarations ou actes reprochés, même s’ils avaient parfois un caractère hostile et véhiculaient des critiques acerbes à l’égard des autorités étatiques ou des opinions susceptibles d’être considérées favorables à l’égard de certaines organisations illégales ou de leurs dirigeants ou membres, pris dans leur ensemble, ne contenaient pas un appel à la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et ne constituaient pas un discours de haine, et qu’ils n’étaient pas non plus susceptibles de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées.

D’autre part, dans certaines affaires, la Cour a basé son examen sur la motivation retenue par les juridictions nationales dans leurs décisions de condamnation. Elle a eu recours à cette méthode d’analyse en particulier lorsqu’il n’était pas clair et manifeste que les écrits, déclarations ou actes litigieux ne pouvaient pas être considérés comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine. Elle a considéré dans ces affaires que les autorités nationales n’avaient pas apporté de motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation pénale des requérants, ni des explications suffisantes notamment sur la question de savoir si les écrits, déclarations ou actes litigieux pouvaient, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine. La Cour a en outre estimé que les autorités nationales n’avaient pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression, ou qu’elles n’avaient pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis. Dans son arrêt Hatice Çoban c. Turquie, la Cour a également considéré que, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par la requérante quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressée, les juridictions nationales n’avaient pas rempli leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu au sens de l’article 10 de la Convention. Enfin, la Cour a aussi rendu dans certaines affaires un arrêt de non-violation ou une décision d’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement, après avoir relevé que les écrits, déclarations ou actes litigieux alimentaient ou justifiaient la violence, la haine ou l’intolérance.

En ce qui concerne le cas d’espèce,

la Cour relève une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de M. Özer en raison de l’effet dissuasif qu’ont pu provoquer chez lui la procédure pénale qui a duré quatre ans et 11 mois ; la condamnation de ce dernier à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois ; et la décision de sursis à l’exécution de sa peine pendant une période de sursis de trois ans. Cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi n o 3713 et poursuivait des buts légitimes (la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime). En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, la Cour décide de se pencher sur la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de leur décision de condamnation. Elle constate que l’examen effectué par les juridictions nationales n’a pas pris en compte tous les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance, dès lors que cet examen ne répond pas à la question de savoir si les passages litigieux de l’article en cause pouvaient être considérés, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine. Par conséquent, les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à la liberté d’expression ; et le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure incriminée répondait à un besoin social impérieux, qu’elle était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

1.  Arguments des parties

22.  Le requérant réitère les arguments qu’il a présentés dans son formulaire de requête et soutient que la procédure pénale diligentée contre lui a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression.

23.  Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il n’y a pas eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, dès lors que l’intéressé n’a pas été placé en garde à vue ou en détention provisoire dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre lui et qu’il n’a pas purgé la peine qui lui a été infligée à l’issue de cette procédure. Pour le cas où l’existence d’une ingérence serait admise par la Cour, il soutient que cette ingérence était prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard au contenu de l’article litigieux, qui, selon lui, légitimait les actes de violence et incitait à la violence, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes relatifs aux poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713

24.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’examiner un nombre considérable d’affaires portant sur les procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, réprimant l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, et que ses formations de chambre et de comité ont déjà rendu une soixantaine d’arrêts et de décisions d’irrecevabilité dans ces affaires. Les principes se dégageant de sa jurisprudence relativement à ces procédures pénales de droit turc peuvent se résumer comme suit.

i.  Principes relatifs à la qualité de loi de l’article 7 § 2 de la loi no 3713

25.  La Cour note d’emblée que l’article 7 § 2 de la loi no 3713 a subi plusieurs modifications depuis l’entrée en vigueur de ladite loi en 1991 (paragraphes 11-14 ci-dessus) et que les arrêts et décisions qu’elle a déjà rendus relativement aux procédures pénales engagées pour l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste concernaient deux versions de la disposition en question, qui étaient respectivement en vigueur de 2003 à 2006 (paragraphe 12 ci-dessus) et de 2006 à 2013 (paragraphe 13 ci-dessus).

26.  Elle note à ce sujet avoir déjà estimé que, eu égard au libellé de l’article 7 § 2 de la loi susmentionnée dans ses deux versions qui étaient successivement en vigueur de 2003 à 2013 et à la manière dont les juridictions nationales avaient interprété cette disposition pour condamner les requérants, de sérieux doutes se posaient quant à la prévisibilité de son application (voir, concernant la version de la disposition en vigueur de 2003 à 2006, Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 49, 1er février 2011 ; voir aussi, s’agissant de la version de la disposition en vigueur de 2006 à 2013, Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013, Öner et Türk, précité, § 21, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 28, 9 juillet 2019, Nejdet Atalay c. Turquie, no 76224/12, § 17, 19 novembre 2019, Yüksel c. Turquie [comité], no 30682/11, § 22, 25 septembre 2018, Gül c. Turquie [comité], no 14619/12, 9 octobre 2018, Özbay c. Turquie [comité], no 62610/12, 12 février 2019, et Polat c. Turquie [comité], no 64138/11, 7 mai 2019). Elle a en outre considéré dans son arrêt Belge c. Turquie (no 50171/09, 6 décembre 2016) que l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, prévue par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 tel qu’il était en vigueur de 2006 à 2013, ainsi que son interprétation par les juridictions nationales dans cette affaire ne semblaient pas entièrement claires (§ 29).

27.  La Cour a toutefois jugé inutile, dans les affaires susmentionnées, de trancher la question de la qualité de loi de cette disposition, eu égard à la conclusion à laquelle elle était parvenue quant à la nécessité de l’ingérence et au fait que le libellé de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 avait subi une nouvelle modification en 2013.

ii.  Principes relatifs à la nécessité dans une société démocratique d’une ingérence portée par une procédure pénale engagée sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713

28.  La Cour note que, lorsqu’elle a conclu, dans les affaires relatives aux procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, à une violation de l’article 10 de la Convention au motif que l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique, elle a principalement eu recours à deux types d’examen.

29.  Ainsi, dans certaines affaires relatives aux procédures pénales susmentionnées où elle a rendu un arrêt de violation, la Cour a elle-même procédé à l’analyse des écrits et déclarations litigieux ainsi que d’autres actes reprochés aux requérants, qui étaient à l’origine de la condamnation pénale des intéressés. Elle a conclu, dans ces affaires, que ces écrits, déclarations et actes, même s’ils avaient parfois un caractère hostile et véhiculaient des critiques acerbes à l’égard des autorités étatiques ou des opinions susceptibles d’être considérées favorables à l’égard de certaines organisations illégales ou de leurs dirigeants ou membres, pris dans leur ensemble, ne pouvaient être regardés comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine, et qu’ils n’étaient pas non plus susceptibles de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées, tout en précisant qu’il s’agissait là, à ses yeux, d’éléments essentiels à prendre en considération (voir, à cet égard, Ayhan c. Turquie (no 1), no 45585/99, § 38, 10 novembre 2004, Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, §§ 41 et 42, 8 juin 2010, Çamyar et Berktaş c. Turquie, no 41959/02, §§ 40-42, 15 février 2011, Yavuz et Yaylalı, précité, § 52, Faruk Temel, précité, § 62, Öner et Türk, précité, § 24, Belge, précité, §§ 34 et 35, Fatih Taş c. Turquie (no 2), no 6813/09, § 18, 10 octobre 2017, Selahattin Demirtaş, précité, § 31, Bayar c. Turquie [comité], no 24548/10, § 23, 19 juin 2018, Sarıtaş et Geyik c. Turquie [comité], no 70107/11, § 26, 19 juin 2018, Arslan et autres c. Turquie [comité], no 3752/11, § 29, 10 juillet 2018, Dündar et Aydınkaya c. Turquie [comité], no 37091/11, § 24, 10 juillet 2018, Polat et Tali c. Turquie [comité], no 5782/10, §§ 31 et 32, 25 septembre 2018, Özbay [comité], précité, § 45, Uçar c. Turquie [comité], no 53319/10, § 24, 5 mars 2019, Polat [comité], précité, § 30, Dağtekin c. Turquie [comité], no 69448/10, § 25, 28 mai 2019, Taş Çakar c. Turquie [comité], no 73487/12, § 23, 28 mai 2019, Kılınç c. Turquie [comité], no 73954/11, 2 juillet 2019, Ete c. Turquie [comité], no 35575/12, § 25, 3 septembre 2019, Kalkan c. Turquie [comité], no 21196/12, § 22, 1er octobre 2019, Aramaz c. Turquie [comité], no 62928/12, §§ 19 et 20, 1er octobre 2019, Yamaç c. Turquie [comité], nos 69604/12 et 5642/13, § 34, 1er octobre 2019, et Kalkan c. Turquie [comité], no 54698/13, 1er octobre 2019).

30.  En revanche, dans certaines autres affaires relatives aux procédures pénales engagées sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 où elle a conclu à une violation de l’article 10 de la Convention, la Cour n’a pas analysé elle-même les écrits, déclarations ou actes litigieux, pour lesquels les requérants avaient été condamnés par les juridictions nationales, mais elle a plutôt basé son examen, dans une optique procédurale, sur la motivation retenue par les juridictions nationales dans leurs décisions à l’appui de leur condamnation des intéressés. Elle a eu recours à cette méthode d’analyse en particulier lorsqu’il n’était pas clair et manifeste que les écrits, déclarations ou actes litigieux ne pouvaient pas être considérés comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine et que cette question appelait notamment un examen quant au contenu des écrits, déclarations ou actes en cause, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient, à leur capacité de nuire et aux circonstances de l’affaire conformément aux principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek c  Suisse ([GC], no 27510/08, § 208, CEDH 2015 (extraits)).

31.  La Cour a ainsi considéré dans ce deuxième groupe d’affaires que : les autorités nationales n’avaient pas apporté une motivation satisfaisante ou des motifs pertinents et suffisants pour justifier la condamnation pénale des requérants et des explications suffisantes notamment sur la question de savoir si les écrits, déclarations ou actes litigieux pouvaient, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine ; elles n’avaient pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression ; ou elles n’avaient pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis (voir, à cet égard, Halis c. Turquie, no 30007/96, § 35, 11 janvier 2005, Menteş c. Turquie (no 2), no 33347/04, § 51, 25 janvier 2011, Fatih Taş c. Turquie (no 4), no 51511/08, § 38, 24 avril 2018, Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 31, 19 mars 2019, Yigin c. Turquie [comité], no 36643/09, § 23, 30 janvier 2018, Zengin et Çakır c. Turquie [comité], no 57069/09, § 19, 13 février 2018, Yüksel [comité], précité, §§ 24-26, Ayaydın c. Turquie [comité], no 20509/10, § 20, 25 septembre 2018, Varhan c. Turquie [comité], no 2433/12, § 22, 25 septembre 2018, Kınık c. Turquie [comité], no 39047/11, § 29, 25 septembre 2018, Düzel c. Turquie [comité], no 64375/12, § 21, 25 septembre 2018, Yıldırım c. Turquie [comité], no 74054/11, §§ 20-22, 25 septembre 2018, Gül [comité], précité, §§ 23-25 , Aydemir et Karavil c. Turquie [comité], no 16624/12, § 21, 9 octobre 2018, Akyüz c. Turquie [comité], no 63681/12, § 21, 7 mai 2019, Dağtekin c. Turquie [comité], no 33513/11, § 25, 28 mai 2019, Kok c. Turquie [comité], no 32954/12, § 22, 2 juillet 2019, Yıldız c. Turquie [comité], no 66575/12, 3 septembre 2019, Yıldız et autres c. Turquie [comité], no 39543/11, §§ 25-26, 1er octobre 2019, Aktaş et autres c. Turquie [comité], no 22112/12, § 21, 1er octobre 2019, et Cin c. Turquie [comité], no 31605/12, § 20, 1er octobre 2019).

32.  Par ailleurs, dans son arrêt Hatice Çoban c. Turquie (no 36226/11, 29 octobre 2019), se plaçant sur le terrain des garanties procédurales, qui sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, 29 mars 2016, et les références qui y figurent), la Cour a considéré que, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par la requérante quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressée, les juridictions nationales n’avaient pas pu remplir leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu, au sens de l’article 10 de la Convention (§§ 38-40).

33.  La Cour note qu’elle a aussi rendu, dans certaines affaires, un arrêt de non-violation ou une décision d’irrecevabilité pour défaut manifeste de fondement du grief des requérants, après une analyse qu’elle avait effectuée sur les écrits, déclarations ou actes litigieux au regard de ses critères concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek, précité, § 208). Pour arriver à ces conclusions dans ces affaires, elle a estimé que les écrits, déclarations ou actes en question louaient la violence, en faisaient l’apologie, ou présentaient les actes violents, les combats armés et les actions violentes d’une organisation illégale ou de ses membres dans des termes approbatifs et élogieux (voir, à cet égard, Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, § 34, 24 avril 2018, Altay c. Turquie (déc.) [comité], no 10783/09, § 19, 22/01/2019, Taş c. Turquie (déc.) [comité], no 33528/10, § 21, 22 janvier 2019, Taş c. Turquie (déc.) [comité], no 51508/08, § 19, 22 janvier 2019, Taş c. Turquie (déc.) [comité], no 51512/08, § 21, 22/01/2019, et Eye c. Turquie (déc.) [comité], no 52310/12, § 18, 2 avril 2019).

b)  Application de ces principes en l’espèce

34.  La Cour note en l’espèce que le requérant, propriétaire et éditeur d’un périodique à l’époque des faits, a été condamné à un an et trois mois d’emprisonnement à l’issue d’une procédure pénale engagée contre lui pour propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison d’un article publié dans son périodique (paragraphes 7-9 ci-dessus) et que par la suite il a été sursis à l’exécution de la peine infligée à l’intéressé (paragraphe 10 ci‑dessus).

35.  Elle considère que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale engagée contre le requérant, qui a duré environ quatre ans et onze mois, la condamnation à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois prononcée à l’issue de cette procédure, ainsi que la décision de sursis à l’exécution de la peine, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de trois ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan, précité, § 26, et Selahattin Demirtaş, précité, § 26 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

36.  La Cour observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (paragraphes 11-14 ci-dessus), et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

37.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes susmentionnés qu’elle a résumés (paragraphes 28-33 ci-dessus). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

38.  Procédant à une analyse de l’arrêt de condamnation de la cour d’assises, la Cour note que cette juridiction a considéré que certains passages de l’article litigieux, qu’elle a relatés dans son arrêt, dépassaient les limites du but d’information de la société et étaient de nature à faire de la propagande en faveur du PKK et qu’ils ne correspondaient donc pas à un exercice de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention, mais à un abus de cette liberté au sens du deuxième paragraphe de cette disposition (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé l’arrêt de la cour d’assises au motif qu’elle n’avait décelé aucun défaut de pertinence dans cet arrêt (paragraphe 9 ci-dessus).

39.  La Cour ne peut que constater en l’occurrence que l’examen effectué par les juridictions nationales en l’espèce n’a pas pris en compte tous les principes établis dans sa jurisprudence sous l’angle de l’article 10 de la Convention concernant les propos, verbaux ou écrits, présentés comme alimentant ou justifiant la violence, la haine ou l’intolérance (Perinçek, précité, § 208), dès lors qu’il ne répond pas à la question de savoir si les passages litigieux de l’article en cause pouvaient être considérés, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (paragraphe 31 ci-dessus). Elle estime, par conséquent, que les autorités nationales n’ont pas procédé à une analyse appropriée au regard de tous les critères énoncés et mis en œuvre par elle dans les affaires relatives à la liberté d’expression (ibidem).

40.  Elle estime dès lors que le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure incriminée répondait à un besoin social impérieux, qu’elle était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

41.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

NEJDET ATALAY c. TURQUIE arrêt du 19 septembre 2019 requête n° 76224/12

Violation de l'article 10 : Le requérant assiste aux obsèques de 4 militants du PKK sans rien dire et en silence avec juste leurs photos sur sa vestes. Il ne pouvait donc pas être condamné pour apologie du terrorisme.

FAITS

5. Le requérant est né en 1978. Il réside à Batman. À l’époque des faits, il était membre du conseil d’administration de la section locale d’un parti politique à Diyarbakır.

6.  Par un acte d’accusation du 23 mai 2006, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») engagea une action publique devant la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») contre le requérant en raison des actes que ce dernier aurait commis lors d’une manifestation organisée le 28 mars 2006 à Diyarbakır à l’occasion des obsèques de quatre membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) tués lors de conflits armés avec les forces de l’ordre. Le procureur de la République considérait que cette manifestation avait été organisée sur les instructions du PKK.

7.  Le 11 mars 2008, la cour d’assises reconnut le requérant coupable de l’infraction de propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle nota d’abord que, selon les photos, les rapports de décryptage des CD et les procès-verbaux contenus dans le dossier, lors de la manifestation organisée le 28 mars 2006, le requérant se trouvait près des cercueils des membres décédés du PKK ; que la foule scandait des slogans tels que « Vive le président Apo », « Dent pour dent, sang pour sang, on est avec toi Öcalan », « Dis-nous frappe, frappons, dis-nous meurt, mourrons », « Dent pour dent, sang pour sang, vengeance vengeance », « La jeunesse à Botan, à la patrie libre », « Les martyrs sont immortels », « La jeunesse est la garde d’Apo » ; que les visages de certains manifestants étaient couverts, que des drapeaux symbolisant l’organisation illégale PKK avaient été brandis, que des photos du leader de cette organisation illégale avaient été portées et que le requérant avait participé à cette manifestation de sa propre volonté et avait accroché les photos des membres décédés du PKK au collet de sa veste. Elle considéra que, eu égard au fait que le requérant avait sciemment participé à une cérémonie organisée en l’honneur de membres décédés du PKK sans aucune raison valable, alors qu’il n’avait aucun lien de proximité, de voisinage ou autre avec eux, et au fait qu’il n’avait pas quitté ladite manifestation après avoir vu qu’elle s’était transformée en une manifestation de propagande en faveur de l’organisation illégale PKK avec des slogans, des pancartes et des drapeaux, le requérant avait adhéré à la volonté de la foule et aux actes illégaux commis lors de cette manifestation.

8.  Le 2 février 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi en cassation formé par le requérant, confirma l’arrêt de la cour d’assises en indiquant que celui-ci était pertinent eu égard au contenu du dossier.

CEDH

16.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation pénale du requérant constituait une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression.

17.  Elle observe ensuite que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Tout en ayant des doutes quant à la prévisibilité de cette disposition telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits (Faruk Temel c. Turquie, no 16853/05, § 49, 1er février 2011 et Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013), eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 22 ci-dessous) et au fait que le libellé de cette disposition a subi une modification par la suite (paragraphe 11 ci-dessus), elle juge inutile de trancher cette question. Elle peut en outre admettre que cette ingérence poursuivait un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de la sûreté publique.

18.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Faruk Temel c. Turquie (précité, §§ 53-57). Elle estime que, pour apprécier si la « nécessité » de l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du requérant est établie de manière convaincante en l’espèce, elle doit, conformément à sa jurisprudence, se déterminer essentiellement à la lumière de la motivation retenue par les juridictions turques à l’appui de leur condamnation de l’intéressé (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 51, 6 juillet 2010).

19.  Elle note à cet égard que le requérant a été condamné au pénal du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste au motif qu’il avait participé aux obsèques de quatre membres du PKK tués lors d’affrontements armés avec les forces de l’ordre alors qu’il n’avait aucun lien de proximité avec ces personnes, qu’il avait accroché les photos de ces personnes au collet de sa veste et qu’il n’avait pas quitté ladite cérémonie lorsqu’elle s’était transformée, selon la cour d’assises, en une manifestation de propagande en faveur de l’organisation illégale PKK en raison des contenus des slogans scandés et des photos, pancartes et drapeaux brandis et des comportements de certains manifestants, dont certains avaient le visage couvert. Selon la cour d’assises, en agissant de la sorte, le requérant avait adhéré à la volonté de la foule et aux actes illégaux commis lors de cette manifestation (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour de cassation, quant à elle, a confirmé l’arrêt de la cour d’assises en considérant qu’il était pertinent eu égard au contenu du dossier (paragraphe 8 ci-dessus).

20.  Procédant à une analyse de l’arrêt de condamnation de la cour d’assises, la Cour observe d’emblée que, dans cet arrêt, il n’était pas reproché au requérant d’avoir chanté des slogans, brandi des photos, des pancartes et des drapeaux, d’avoir participé avec certains manifestants à la commission d’autres actes lors de la manifestation litigieuse, d’avoir encouragé ou dirigé ces actes ou d’avoir été de quelque manière que ce soit à l’origine de ces actes (Bülent Kaya c. Turquie, no 52056/08, § 42, 22 octobre 2013, et Belge c. Turquie, no 50171/09, § 35, 6 décembre 2016). Elle estime ensuite que la seule participation du requérant aux obsèques de membres décédés du PKK et le fait qu’il avait accroché les photos de ces personnes sur sa veste lors de cette cérémonie funéraire ne peuvent être considérés en soi, et c’est là l’élément essentiel à ses yeux, comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, et Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015). Par ailleurs, la Cour relève que l’arrêt de la cour d’assises n’a pas apporté d’explications suffisantes sur un quelconque lien qui existerait entre les slogans, pancartes, drapeaux et photographies incriminés ainsi que d’autres actes commis par la foule lors de cette manifestation d’une part et le comportement y adopté par le requérant d’autre part de manière à démontrer l’adhésion de ce dernier à l’égard de ces actes, ni sur la question de savoir si les actes reprochés au requérant pouvaient, eu égard au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité de nuire, être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).

21.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis (Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 34, 17 avril 2018 et Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 40, 4 septembre 2018).

22.  Elle estime dès lors que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’en tout état de cause elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

23.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

HATİCE ÇOBAN c. TURQUIE du 29 octobre 2019 requête n° 36226/11

Violation de l'article 10 contre une militante kurde : L’affaire concerne la condamnation pénale de Mme Çoban du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste en raison d’un discours qu’elle avait prononcé. La Cour rappelle que l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. La Cour juge ensuite que les juridictions nationales n’ont pas répondu aux arguments pertinents soulevés par Mme Çoban, laquelle contestait la fiabilité et l’exactitude du contenu du principal de l’élément de preuve retenu à l’appui de sa condamnation pénale. En l’occurrence, la Cour de cassation a souscrit aux conclusions de la cour d’assises de manière sommaire et sans examiner plus avant les arguments avancés par Mme Çoban dans son pourvoi en cassation. Les juridictions internes n’ont donc pas rempli leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu au sens de l’article 10 de la Convention.

La CEDH constate : "Les juridictions nationales, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par la requérante quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressée, n’ont pu remplir leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu, au sens de l’article 10 de la Convention."

LES FAITS

5.  La requérante est née en 1965 et réside à Ankara. À l’époque des faits, elle était membre du conseil d’administration du Parti pour une société démocratique (« le DTP », Demokratik Toplum Partisi).

6.  Par un acte d’accusation du 22 juin 2007, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») inculpa la requérante du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison du contenu d’un discours que l’intéressée avait prononcé lors d’une conférence organisée par le DTP le 2 septembre 2006 à l’occasion d’une manifestation appelée « Journée mondiale de la paix ». Le procureur de la République reprochait à la requérante d’avoir tenu les propos suivants dans son discours :

« (...) les forces de la République de Turquie et le PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée] doivent discuter dans un climat démocratique (...) Je ne savais pas, jusqu’aux années 1990, [jusqu’à ce qu’ils] me marchent sur les pieds, que j’étais kurde (...) Les Kurdes d’ici, nous voulons une guerre [qui ait davantage] de conscience, d’honorabilité. Le PKK est une conséquence et une nécessité. La réponse à ce lourd prix [que les Kurdes ont payé] est une paix honorable. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire aux forces armées de (...) se rendre quoi qu’il arrive. »

Pour les Turcs, il s'agit d'une apologie au terrorisme alors que le discours propose une discussion démocratique !!!

CEDH

26.  La Cour note qu’en l’espèce la requérante a été condamnée du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à raison du contenu d’un discours qu’elle avait prononcé lors d’une manifestation le 2 septembre 2006.

27.  La Cour considère que, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle était de nature à provoquer, la condamnation pénale de la requérante, même assortie d’un sursis à l’exécution de la peine, s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI et Ergündoğan, précité, § 26 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

28.  Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713, et qu’elle poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la préservation de l’intégrité territoriale, la prévention du crime et la protection des droits d’autrui.

29.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016), Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 204 -208, CEDH 2015 (extraits) et Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011).

30.  En l’espèce, la Cour constate que, dans son discours litigieux, la requérante a communiqué ses idées et ses opinions sur des questions relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique, à savoir la nécessité de la résolution du problème kurde par des moyens démocratiques et pacifiques, comme allégué par la requérante (paragraphe 10 ci-dessus).

31.  Procédant à une analyse des passages concernés du discours de la requérante tels qu’ils ont été retenus par la cour d’assises à l’appui de la condamnation de l’intéressée (paragraphe 9 ci-dessus), la Cour note que, selon la cour d’assises, par ce discours la requérante aurait appelé les autorités à enquêter sur les auteurs d’incendies dans des villages et à « ouvrir la voie à l’utilisation de la langue maternelle et aux activités politiques », qu’elle aurait exhorté les parties au conflit à instaurer un dialogue afin de trouver une solution au problème et qu’elle aurait dit « le PKK est une conséquence et une nécessité » et « nous ne pouvons pas dire aux forces armées de (...) se rendre quoi qu’il arrive » (paragraphe 9 ci-dessus). Elle observe que se posent ainsi à cet égard les questions de savoir si, compte tenu de certains termes qui auraient été employés dans ces propos, tels que retenus par la cour d’assises dans son arrêt, du contexte dans lequel ces mots auraient pu être prononcés, de leur capacité de nuire et des circonstances de l’affaire, ces passages peuvent être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999) et si la condamnation pénale de la requérante à raison de ces propos était proportionnée aux buts légitimes visés.

32.  Quoi qu’il en soit, la Cour relève que la requérante a constamment nié devant les juridictions internes avoir tenu dans son discours les propos litigieux susmentionnés (paragraphes 8 et 10 ci-dessus), qui lui étaient attribués dans l’acte d’accusation (paragraphe 6 ci-dessus). Elle note que l’intéressée a aussi contesté dans son pourvoi en cassation l’exactitude du contenu du procès-verbal du 2 septembre 2006 établi par les policiers en charge de la surveillance de la manifestation au cours de laquelle elle était intervenue, selon lequel elle avait prononcé les paroles incriminées (paragraphe 10 ci-dessus). Elle note également que, pour leur part, les juridictions internes n’ont pas souscrit aux arguments de la requérante : dans son arrêt, la cour d’assises a estimé, en se fondant essentiellement sur ce procès-verbal et sur les témoignages des policiers qui l’avaient rédigé, qu’il était établi que la requérante avait bien tenu ces propos, et la Cour de cassation a confirmé cet arrêt en rejetant le pourvoi en cassation de l’intéressée.

33.  La Cour constate donc qu’en l’espèce se pose la question de savoir si la procédure pénale diligentée contre la requérante a revêtu un caractère équitable dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve pour l’établissement des faits, et non pas seulement et simplement s’agissant de l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis par les juridictions nationales pour justifier l’ingérence litigieuse de manière à empêcher la requérante de se défendre d’une manière effective devant elles (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015; voir, a contrario, Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, §§-75, 16 janvier 2018, Aydoğan et Dara Radyo Televizyon Yayıncılık Anonim Şirketi c. Turquie, no 12261/06, § 50-53, 13 février 2018, Kula c. Turquie, no 20233/06, §§ 50-52, 19 juin 2018 et Mariya Alekhina et autres c. Russie, no 38004/12, §§ 263 et 264, 17 juillet 2018).

34.  Elle rappelle à cet égard que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 161, 29 mars 2016, et les références qui y figurent).

35.  Elle rappelle en outre que, si les règles d’admissibilité des preuves relèvent en premier chef du droit interne, pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de remettre en question l’authenticité de l’élément de preuve et de s’opposer à son utilisation. Il faut prendre également en compte la qualité de l’élément de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles il a été recueilli font douter de sa fiabilité ou de son exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 90, 10 mars 2009).

36.  En l’espèce, la Cour note que, certes, la requérante, qui résidait dans une autre ville que celle où se déroulait la procédure pénale, a demandé à être dispensée d’assister aux audiences et n’a présenté aucun élément de preuve au cours de la procédure devant la cour d’assises qui lui aurait permis de contester la fiabilité et l’exactitude du procès-verbal du 2 septembre 2006 et de démontrer que les propos litigieux – qu’elle avait nié, dans sa déposition, avoir tenus – n’avaient pas été prononcés au cours de son intervention. Cependant, la Cour note aussi que la cour d’assises n’a pas cherché à vérifier si le seul élément de preuve dont elle disposait pour incriminer la requérante, à savoir le procès-verbal du 2 septembre 2006 présenté par l’accusation et confirmé par la suite dans son contenu par les dépositions des policiers qui en étaient les auteurs, était corroboré par d’autres éléments de preuve, tels que des déclarations de témoins indépendants ou des enregistrements éventuellement réalisés par les organes de presse. La cour d’assises n’a pas non plus expliqué pour quelle raison elle tenait les déclarations en défense de la requérante, dans lesquelles cette dernière contestait avoir prononcé les propos litigieux, pour « évasives ».

37.  La Cour note par ailleurs que dans son pourvoi en cassation la requérante a signalé la divergence qui aurait existé entre le contenu de son discours publié dans les articles de presse et celui retracé dans le procès‑verbal en question et qu’elle a aussi soutenu que la comparution comme témoins des personnes qu’elle avait nommément citées et qui étaient présentes à la manifestation du 2 septembre 2006 aurait pu permettre d’établir le contenu exact de son discours (paragraphe 10 ci-dessus). Pour la Cour, dès lors que, dans son pourvoi en cassation, la requérante avait présenté des arguments de nature à faire douter de l’exactitude du principal élément de preuve retenu à l’appui de sa condamnation, allégué que le raisonnement de la cour d’assises était dépourvu de base factuelle et demandé la production de nouveaux éléments de preuve à cet égard, la Cour de cassation ne pouvait se contenter, dans son arrêt de confirmation, de s’appuyer sur l’unique élément de preuve en question, à savoir le procès‑verbal du 2 septembre 2006, sans se prononcer sur les moyens soulevés par la requérante à ce sujet, et il lui appartenait de répondre aux arguments de l’intéressée par une motivation adéquate (voir Shabelnik c. Ukraine (no 2), no 15685/11, §§ 50-55, 1er juin 2017, et voir, mutatis mutandis, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 62, CEDH 2007‑I).

38.  Or, dans la présente affaire, la Cour observe que l’argument de la requérante tenant aux contradictions alléguées entre les contenus respectifs des documents relatant son discours – à savoir le procès‑verbal du 2 septembre 2006 et les articles de presse publiés à ce propos – et sa demande de comparution de témoins à décharge aux fins de l’établissement du contenu exact dudit discours, qui ont été présentés par l’intéressée dans son pourvoi en cassation, ont été écartés par la Cour de cassation, qui les a considérés comme dénués de pertinence compte tenu de la manière dont la procédure s’était déroulée, des éléments de preuve qui avaient été collectés et de la conviction et du jugement que la cour d’assises s’était forgés à la lumière des résultats des poursuites et du contenu du dossier (paragraphe 11 ci-dessus). Pourtant, de l’avis de la Cour, les articles de presse retraçant le discours de la requérante ou les enregistrements de cette intervention par les médias et les témoignages de personnes autres que les policiers auteurs du procès‑verbal présentes lors du prononcé dudit discours, qui auraient pu confirmer que la requérante n’avait pas tenu les propos litigieux, étaient de nature à renforcer objectivement la position de la défense, voire à permettre l’acquittement de l’intéressée (Topić c. Croatie, no 51355/10, § 42, 10 octobre 2013).

39.  La Cour constate donc qu’en l’occurrence la Cour de cassation a souscrit aux conclusions de la cour d’assises de manière sommaire et sans examiner plus avant les arguments que la requérante avait avancés dans son pourvoi en cassation. Si cette manière de raisonner est en principe acceptable de la part d’une juridiction d’appel, dans les circonstances de la présente espèce, où la base factuelle du raisonnement de la cour d’assises avait été remise en cause par des arguments solides, elle n’a pas répondu aux exigences d’un procès équitable (Tatichvili, précité, § 62).

40.  Dès lors, la Cour ne peut que constater que les juridictions nationales, faute d’avoir répondu aux arguments pertinents soulevés par la requérante quant à la fiabilité et à l’exactitude du contenu du principal élément de preuve qu’elles avaient retenu à l’appui de la condamnation pénale de l’intéressée, n’ont pu remplir leur tâche consistant à mettre en balance les différents intérêts en jeu, au sens de l’article 10 de la Convention, dans la présente affaire.

41.  À la lumière de tout ce qui précède, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention, ni, de surcroît, comme s’étant fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Saygılı et Karataş, précité, § 43 et Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 24, 26 janvier 2017, et les références qui y figurent ; voir aussi Annen c. Allemagne, no 3690/10, § 73, 26 novembre 2015).

42.  Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

GÜRBÜZ ET BAYAR c. TURQUIE requête n° 8860/13 du 23 juillet 2019

Violation de l'article 10  : Un Kurde est condamné pour avoir publier un article sur la cause kurde. La CEDH condamne la condamnation.

CEDH

30.  La Cour note qu’en l’espèce une procédure pénale a été engagée contre les requérants, dont le premier était le propriétaire d’un quotidien et le deuxième son rédacteur en chef, pour l’infraction de publication de déclarations d’une organisation terroriste, prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 (paragraphes 17-19 ci-dessus), au motif qu’ils avaient publié dans leur quotidien les déclarations d’A.Ö., chef du PKK, et de M.K., président du comité de défense populaire Kongra-Gel. Elle note ensuite que ladite procédure pénale s’est éteinte par prescription à l’égard du premier requérant et qu’il a été sursis à l’exécution de l’amende judiciaire infligée au deuxième requérant à l’issue de cette procédure (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).

31.  La Cour considère que la procédure pénale diligentée à l’encontre du premier requérant, qui a duré environ sept ans et sept mois et qui s’est finalement éteinte par prescription, constitue une ingérence dans l’exercice par ce dernier de son droit à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 49-51, 15 septembre 2015). Elle considère aussi que la condamnation pénale du deuxième requérant à une amende judiciaire, même s’il a été sursis à l’exécution de cette sanction, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle a pu provoquer, constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

32.  Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression était prévue par la loi, à savoir l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle peut admettre en outre que l’ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale, la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

33.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, §§ 46-63, 6 juillet 2010).

34.  Elle rappelle qu’il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes (voir, à cet égard, les dispositions pertinentes de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme, § 21 ci-dessus). En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’État d’exercer sa vigilance face à des actes pouvant accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 63, CEDH 2001‑VIII). À cet égard, la Cour doit, en tenant compte des circonstances de chaque affaire et de la marge d’appréciation dont dispose l’État, rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental d’un individu à la liberté d’expression et le droit légitime d’une société démocratique de se protéger contre les agissements d’organisations terroristes (Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, Karataş c. Turquie [GC], no 23168/94, § 51, CEDH 1999-IV, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95 et 2 autres, § 60, 10 octobre 2000, Yalçın Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 39, 5 décembre 2002).

35.  Elle rappelle en outre avoir pris en considération la personnalité de l’auteur de propos litigieux dans le contexte de la lutte contre le terrorisme (voir, par exemple, Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, nos 22147/02 et 24972/03, § 34, 23 janvier 2007, et Demirel et Ateş c. Turquie, nos 10037/03 et 14813/03, § 37, 12 avril 2007). Toutefois, elle a jugé que le fait qu’un membre d’une organisation interdite accorde des entretiens ou fasse des déclarations ne saurait en soi justifier une ingérence dans le droit à la liberté d’expression, pas plus que le fait que les uns ou les autres renfermaient des critiques virulentes de la politique du gouvernement. Elle a toujours souligné que, pour déterminer si les textes dans leur ensemble peuvent passer pour une incitation à la violence, il convient également de porter attention aux termes employés et au contexte dans lequel leur publication s’inscrit (voir, par exemple, Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 63, CEDH 2000‑III, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, §§ 12 et 58, 8 juillet 1999, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 61, 8 juillet 1999).

36.  Ainsi, pour évaluer si la publication des écrits émanant d’organisations interdites engendre un risque de provocation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du terrorisme, il faut prendre en considération non seulement la nature de l’auteur et du destinataire du message, mais aussi la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour. Dans cet exercice de mise en balance d’intérêts concurrents, les autorités nationales doivent suffisamment tenir compte du droit du public de se voir informer d’une autre manière de considérer une situation conflictuelle, du point de vue de l’une des parties au conflit, aussi désagréable que cela puisse être pour elles (Gözel et Özer, précité, § 56).

37.  La Cour rappelle par ailleurs qu’elle a conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, précité, § 64, 6 juillet 2010 et les références citées aux paragraphes 59 et 60 de cet arrêt, Bayar c. Turquie (nos 1-8), nos 39690/06, 40559/06, 48815/06, 2512/07, 55197/07, 55199/07, 55201/07 et 55202/07, §§ 34-35, 25 mars 2014, Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 2), no 33037/07, §§ 30 et 31, 3 février 2015 et Ali Gürbüz c. Turquie, nos 52497/08 et 6 autres, § 79, 12 mars 2019) au motif que les juges internes avaient condamné les professionnels des médias au seul motif qu’ils avaient publié des déclarations d’organisations terroristes, sans procéder à la moindre analyse de la teneur des écrits litigieux ou du contexte dans lequel ils s’inscrivaient, tout en établissant qu’aucun de ces écrits n’exhortait au recours à la violence, à la résistance armée, ni au soulèvement, et qu’il ne s’agissait pas de discours de haine (Gözel et Özer, précité, § 61). En revanche, elle rappelle aussi que, dans un certain nombre d’affaires relatives à la publication de telles déclarations visées à l’article 6 § 2 de la loi no 3713, elle a analysé elle-même les écrits en cause nonobstant l’insuffisance manifeste des motifs avancés par les juridictions internes pour justifier la condamnation des propriétaires, éditeurs ou rédacteurs en chef des quotidiens concernés (voir, entre autres, Falakaoğlu et Saygılı, précité, § 34, et Saygılı et Falakaoğlu c. Turquie (no 2), no 38991/02, § 28, 17 février 2009). Elle procède ainsi à l’analyse des déclarations litigieuses elle-même notamment lorsqu’il s’agit des déclarations pouvant être qualifiées de discours de haine, d’apologie de la violence ou d’incitation à la violence, qui ne sauraient passer pour compatibles avec l’esprit de tolérance et vont à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la Convention et qui ne sauraient prétendre au bénéfice de la liberté d’expression (Gündüz c. Turquie (déc.), no 59745/00, CEDH 2003‑XI (extraits) et Karatepe c. Turquie, no 41551/98, § 30, 31 juillet 2007, voir aussi Zana, précité, §§ 56-60, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 60-62, CEDH 1999‑IV, Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, §§ 39 et 40, 8 juillet 1999, Hocaoğulları c. Turquie, no 77109/01, §§ 38-40, 7 mars 2006, Halis Doğan c. Turquie (no 3), no 4119/02, §§ 33-35, 10 octobre 2006, Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, §§ 31-34, 24 avril 2018). Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nature des déclarations pour la publication desquelles les requérants ont été condamnés en l’espèce (paragraphe 43 ci-dessous), la Cour analysera elle-même ces déclarations, nonobstant la motivation, susceptible d’être considérée insuffisante ou même absente, adoptée par les juridictions nationales à l’appui de la condamnation des intéressés (paragraphe 14 ci-dessus).

38.  La Cour note que, dans la présente affaire, à l’origine de la procédure pénale diligentée à l’encontre des requérants se trouve la publication des déclarations d’A.Ö. et de M.K., des dirigeants de haut rang du PKK. Elle observe notamment qu’A.Ö. est le leader historique du PKK et qu’il est actuellement détenu en prison à la suite de sa condamnation pénale pour avoir mené des actions visant à la sécession d’une partie du territoire de la Turquie et pour avoir formé et dirigé dans ce but une organisation illégale armée (paragraphe 7 ci-dessus). Elle observe aussi que, à l’époque des faits, A.Ö. continuait à donner ses opinions sur la situation dans le pays ainsi que ses instructions aux membres du PKK par le biais de ses entretiens réguliers avec ses avocats, dont les comptes rendus étaient publiés dans certains quotidiens, y compris celui des requérants (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

39.  Examinant la teneur des déclarations d’A.Ö. et de M.K. publiées dans le quotidien des requérants, la Cour note que ces déclarations portaient d’une manière générale sur une proposition de trêve faite par Kongra-Gel et sur les appels de cette dernière organisation à faire taire les armes (paragraphe 12 ci-dessus). Dans ces déclarations, A.Ö. disait notamment approuver la proposition de cessez-le-feu présentée par Kongra-Gel et appelait les autorités à mettre immédiatement en pratique les réclamations de cette organisation. Ajoutant ensuite qu’il fallait absolument développer le dialogue turco-kurde, il avertissait que « dans le cas où la voie de dialogue ne se développait pas, l’année 2005 serait obligatoirement l’année du passage à la guérilla, même s’ils ne le souhaitaient pas ». Il appelait par ailleurs « tous ceux qui se [disaient] patriotes à se rassembler sous l’étendard de Kongra-Gel » et « toutes les entités démocratiques kurdes à trouver un nouvel élan dans l’unité » (paragraphe 12 ci-dessus).

40.  Pour ce qui est des déclarations de M.K., la Cour note que ce dernier mettait l’accent sur la paix dans la région, paix qui, selon lui, passait par la reconnaissance et le respect des droits du peuple kurde, et appelait l’État à ouvrir le dialogue avec les représentants kurdes pour trouver une solution démocratique et pacifique au problème kurde. Il soulignait en particulier être prêt à déposer les armes si les conditions étaient réunies (paragraphe 12 ci-dessus).

41.  La Cour observe ainsi que les déclarations de M.K. avaient plutôt une connotation pacifique et ne semblaient pas être de nature à inciter à la perpétration ou à la poursuite d’actes violents. En revanche, elle estime que les propos d’A.Ö. étaient, quant à eux, plus nuancés et se distinguaient nettement de ceux de M.K., notamment s’agissant de certains passages. En effet, portant une attention particulière aux termes employés par A.Ö. dans ses déclarations, la Cour note que, même si l’intéressé se montrait favorable à la proposition de cessez-le-feu faite par Kongra-Gel, il envisageait tout de même la possibilité d’un recours à la violence si les autorités ne répondaient pas à l’appel au dialogue lancé par cette organisation dans le cadre des réclamations présentées par celle-ci.

42.  La Cour estime en effet que le passage suivant de l’article comportait une menace à peine implicite dirigée contre les autorités ainsi qu’une instruction aux sympathisants d’A.Ö. et aux membres du PKK, appelés guérillas, en les prévenant d’une possible reprise ou recrudescence d’actes terroristes en 2005 : « dans le cas où la voie de dialogue ne se développait pas, l’année 2005 serait obligatoirement l’année du passage à la guérilla, même s’ils ne le souhaitaient pas ». La Cour considère que ce passage peut ainsi s’analyser comme une provocation publique à commettre une infraction terroriste au sens de l’article 5 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (paragraphe 21 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que, dans ce contexte, l’intéressé appelait tous ceux qui se disaient patriotes au rassemblement sous l’étendard de l’organisation illégale Kongra-Gel. Elle estime que, eu égard à la nature, au but et aux actes passés de cette dernière organisation, cet appel s’apparente à un message passé par A.Ö. à ses sympathisants destiné à recruter des terroristes aux termes de l’article 6 de la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (paragraphe 21 ci-dessus).

43.  Par conséquent, compte tenu de l’identité d’A.Ö., le chef emprisonné du PKK qui continuait à transmettre ses instructions à son ex-organisation par le biais de ses avocats à l’époque des faits, du bilan des actes violents commis par l’organisation illégale qu’il a dirigée, du contenu des passages litigieux des déclarations de l’intéressé, contenant une menace et une instruction relativement aux éventuels actes violents susceptibles d’être commis par les membres du PKK en 2005 et du contexte fragile d’une proposition de cessez-le-feu faite par Kongra-Gel dans lequel ces déclarations s’inscrivaient, la Cour estime que les déclarations d’A.Ö., lues dans leur ensemble, s’interprètent comme une incitation ou un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, nonobstant le fait que cet appel était assorti d’une condition, à savoir l’absence de développement d’un dialogue avant 2005. Ce sont là des éléments fondamentaux à prendre en considération. De fait, de l’avis de la Cour, ces déclarations donnent l’impression à l’opinion publique et en particulier aux membres du PKK que, si les conditions mises en avant par Kongra-Gel ne sont pas satisfaites, le recours à la violence sera nécessaire et justifié en 2005 (voir, pour une approche similaire, Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 22 mars 2007).

44.  S’il est vrai que les requérants ne se sont pas personnellement associés aux déclarations d’A.Ö., ils n’en ont pas moins fourni une tribune à celui-ci et permis la diffusion de ces déclarations. La Cour rappelle à cet égard que « sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298). Elle rappelle aussi avoir déjà jugé que la répression des professionnels des médias, exercée de manière mécanique à partir de l’article 6 § 2 de la loi no 3713 sans tenir compte de l’objectif des intéressés ou du droit pour le public d’être informé d’un autre point de vue sur une situation conflictuelle, ne saurait se concilier avec la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (Ali Gürbüz, précité, § 77). Toutefois, dans les circonstances de la présente affaire, eu égard à sa conclusion selon laquelle les déclarations litigieuses s’interprètent comme une incitation à la violence (paragraphe 43 ci-dessus), elle considère que les requérants, en leur qualité de propriétaire et de rédacteur en chef d’un quotidien, ne sauraient s’exonérer de toute responsabilité (Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, § 41, 8 juillet 1999), le droit de communiquer des informations ne pouvant servir d’alibi ou de prétexte à la diffusion de déclarations de groupements terroristes (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, no 11461/03, § 30, 19 décembre 2006).

45.  Par ailleurs, eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 65 , CEDH 1999‑IV) et prenant en compte du fait que la procédure pénale diligentée a été déclarée éteinte à l’égard du premier requérant et qu’il a été sursis à l’exécution de l’amende judiciaire infligée au deuxième requérant, la Cour estime que l’ingérence litigieuse ne peut être considérée disproportionnée aux buts légitimes poursuivis (Zana, précité § 61).

46.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention.

Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 3) du 9 juillet 2019 requête n° 8732/11

Article 10 : La condamnation pénale de Selahattin Demirtaş pour ses déclarations faites à la télévision a violé sa liberté d’expression

L’affaire concerne la condamnation pénale de M. Demirtaş pour des déclarations qu’il avait faites lors d’une émission de télévision. Les déclarations de M. Demirtaş appelaient essentiellement les autorités et l’opinion publique à prendre en compte le rôle que pourrait jouer M. Öcalan, le chef emprisonné du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée), dans la détermination d’une solution pacifique au problème kurde ainsi qu’à améliorer ses conditions de détention. En examinant minutieusement ces déclarations, la Cour estime que, prises dans leur ensemble, elles ne peuvent être regardées comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine. La Cour estime que la procédure pénale engagée contre le requérant pour le chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste ne répondait pas à un besoin social impérieux, n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle n’était pas, dès lors, nécessaire dans une société démocratique.

LES FAITS :

Le requérant, M. Selahattin Demirtaş, est un ressortissant turc, né en 1973, qui résidait à Diyarbakır à la date d’introduction de la requête. L’affaire concerne sa condamnation pénale pour des déclarations faites lors d’une émission de télévision. Le 20 décembre 2005, le procureur de la République de Diyarbakır inculpa M. Demirtaş du chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste à la suite de déclarations qu’il avait faites par téléphone, en ses qualités de président de l’Association des droits de l’homme et de porte-parole de la plateforme démocratique de Diyarbakır, lors d’une émission diffusée sur une chaîne de télévision. Le 28 septembre 2010, la 5 e cour d’assises de Diyarbakır reconnut M. Demirtaş coupable et le condamna à 10 mois d’emprisonnement, avant de surseoir au prononcé de son jugement pour une période de 5 ans en application de l’article 231 du code de procédure pénale. La cour d’assises considéra que les déclarations en cause n’étaient pas couvertes par le droit à la liberté d’expression protégé par la Convention, qu’elles faisaient de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK/Kongra-Gel ainsi que l’apologie de son chef emprisonné, Öcalan, et de ses membres. La cour d’assises rejeta l’opposition formée par M. Demirtaş à la décision de sursis au prononcé du jugement.

ARTICLE 10

a)  Existence d’une ingérence

23.  La Cour note qu’en l’espèce une procédure pénale a été engagée contre le requérant pour le chef de propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphes 10-12 ci-dessus) à raison des déclarations qu’il avait faites lors d’une émission de télévision sur les conditions de détention du chef emprisonné du PKK et sur le rôle que ce dernier pourrait jouer pour une solution pacifique du problème kurde, et que cette procédure, qui a duré environ cinq ans, a abouti dans un premier temps à une condamnation assortie d’un sursis au prononcé du jugement et par la suite à une décision de sursis aux poursuites (paragraphes 6-9 ci-dessus). Elle note ensuite que le requérant n’a jamais été placé en détention dans le cadre de cette procédure et qu’il ne semble pas non plus avoir fait l’objet d’autres mesures restrictives à raison de cette procédure (voir, a contrario, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83 85, 8 juillet 2014).

24.  Compte tenu des décisions de sursis au prononcé du jugement et de sursis aux poursuites adoptées par les autorités, la Cour relève qu’il se pose en l’espèce la question de savoir si dans ces circonstances le requérant peut s’estimer victime d’une ingérence dans son droit à la liberté d’expression à raison de la procédure pénale en question.

25.  Elle considère à cet égard que la procédure pénale litigieuse, menée contre le requérant du chef d’une infraction sévèrement réprimée, restée pendante pendant un laps de temps d’une durée considérable, compte tenu de l’effet dissuasif qu’elle a pu provoquer, ne peut s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant, mais qu’elles consistaient en soi en des contraintes réelles et effectives (Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 50, 15 septembre 2015). Elle relève en outre que, en raison de la décision de sursis au prononcé du jugement pendant une période de cinq ans (paragraphe 7 ci-dessus) et de celle de sursis aux poursuites pendant une période de trois ans (paragraphe 9 ci-dessus) rendues à l’issue de cette procédure, qui étaient de nature à constituer une pression sur le requérant durant les périodes de sursis en question, l’intéressé n’a pas eu la certitude, pendant ces périodes, qu’il ne serait pas inquiété au plan judiciaire s’il faisait encore des déclarations sur des questions similaires (Dilipak, précité, § 49).

26.  Eu égard à ce qui précède, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour estime que, compte tenu de l’effet dissuasif que la procédure pénale litigieuse et les décisions de sursis au prononcé du jugement et du sursis aux poursuites rendues à l’issue de cette procédure ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (voir Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI, Dilipak, précité, § 51 et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 26, 17 avril 2018; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

b)  Justification de l’ingérence

27.  Pareille ingérence est contraire à l’article 10, sauf si elle « est prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de l’article 10 et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts. La Cour examinera ces conditions une à une.

28.  Elle observe d’abord que l’ingérence litigeuse était prévue par la loi, plus précisément par l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Tout en ayant des doutes quant à la prévisibilité de cette disposition tel qu’elle était en vigueur à l’époque des faits (Yavuz et Yaylalı c. Turquie, no 12606/11, § 38, 17 décembre 2013), eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 32 ci-dessous) et au fait que le libellé de cette disposition a subi une modification par la suite (paragraphe 12 ci-dessus), elle juge inutile de trancher cette question. Elle admet en outre que cette ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

29.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Faruk Temel c. Turquie (no 16853/05, §§ 53-57, 1er février 2011).

30.  Elle rappelle en particulier que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).

31.  En l’espèce, la Cour observe que dans ses déclarations litigieuses, que les autorités nationales ont estimé constitutives de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, le requérant communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. En effet, les déclarations de l’intéressé appelaient essentiellement les autorités et l’opinion publique à prendre en compte le rôle que pourrait jouer le chef emprisonné du PKK – que, selon le requérant, les Kurdes considéraient comme leur leader – dans la détermination d’une solution pacifique au problème kurde et à lui donner les moyens de remplir ce rôle en améliorant ses conditions de détention (paragraphe 6 ci-dessus). Procédant à un examen minutieux des déclarations du requérant, elle estime que, prises dans leur ensemble, ces déclarations, et c’est là à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération, ne peuvent être regardées comme contenant un appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ni comme constituant un discours de haine (Sürek (no 4), précité, § 58, 8 juillet 1999, Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015, et Belge, précité, § 34).

32.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’en tout état de cause elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés, et que dès lors elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

33.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

ÖNAL c. TURQUIE du 2 juillet 2019 requête Requête no 44982/07

Violation de l'article 10 : Un éditeur qui publie un livre qui raconte la vie de Hüseyin Baybaşin, un homme d'affaire héros de la cause turc condamné pour trafic de stupéfiants et d'appartenance au PKK.

LES FAITS

6.  En décembre 1999, la maison d’édition Pêrî, dont le requérant était le propriétaire à l’époque des faits, publia un livre intitulé « Teyrê Baz [l’aigle] ou un homme d’affaires kurde : Hüseyin Baybaşin ». Il s’agissait de la biographie d’un homme d’affaires d’origine kurde, Hüseyin Baybaşin, accusé de trafic de stupéfiants et d’appartenance au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée). On pouvait y lire, notamment, les péripéties vécues par cette personnalité connue dans les années 1990. L’ensemble du livre était imprégné des sentiments de mépris de Hüseyin Baybaşin envers l’État turc et de sa sympathie pour la cause kurde en Turquie (voir, pour plus de détails sur le contenu du livre, Önal c. Turquie, nos 41445/04 et 41453/04, § 6, 2 octobre 2012)

7.  Par un acte d’accusation du 22 mars 2000, le procureur de la République de Beyoğlu inculpa le requérant des chefs d’insulte au président de la République, de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État en raison du contenu du livre en question. Il requit la condamnation de l’intéressé en application des articles 158 § 1 et 159 § 1 de l’ancien code pénal (CP), qui était en vigueur à l’époque des faits.

8.  Par un arrêt du 7 février 2006, la cour d’assises de Beyoğlu (« la cour d’assises ») reconnut le requérant coupable des infractions reprochées et le condamna au total à une amende judiciaire de 1 690 livres turques (soit 1 065,51 euros à l’époque des faits) en application des articles 158 § 1 et 159 § 1 du CP, jugés plus favorables à l’intéressé que les dispositions du nouveau code pénal (NCP), qui était entré en vigueur le 1er juin 2005.

ARTICLE 10

24.  Le requérant réitère ses arguments formulés dans son formulaire de requête, et il soutient que sa condamnation pénale n’était pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle constitue une violation de l’article 10 de la Convention.

25.  Le Gouvernement réplique que, si l’existence d’une ingérence devait être reconnue par la Cour, cette ingérence était prévue par les articles 158 et 159 du CP et poursuivait les buts légitimes de la protection de la sécurité nationale, de la préservation de la sûreté publique, de la défense de l’ordre et de la prévention du crime. Il estime aussi que, eu égard aux passages incriminés du livre, qui, selon lui, dénigraient l’État et ses organes ainsi que le président de la République par des expressions insultantes et légitimaient les actes de terrorisme et la violence visant les forces de sécurité, l’ingérence litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

26.  La Cour note que, en l’espèce, le requérant a été condamné des chefs d’insulte au président de la République, de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État en raison du contenu d’un livre publié par la maison d’édition dont il était le propriétaire.

27.  Elle considère que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression (Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 37, 4 septembre 2018).

28.  Elle observe ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 158 et 159 du CP. Tout en ayant des doutes sur la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 159 du CP en raison de la portée large des expressions employées dans cette disposition (Fatih Taş c. Turquie (no 5), précité, §§ 28-35 et 38), elle juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question, eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue sur la nécessité de l’ingérence (paragraphes 33 et 44 ci-dessous). Elle peut en outre accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sûreté publique et celle de la sécurité nationale (Ibidem, § 38).

29.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour note d’emblée que la condamnation du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État est une sanction pénale qui a été infligée à celui-ci en raison des passages du livre publié par sa maison d’édition, considérés comme attentatoires aux institutions étatiques. En revanche, la condamnation pénale de l’intéressé du chef d’insulte au président de la République concerne une affaire classique de diffamation d’un homme politique dans le contexte d’un débat sur des questions d’intérêt public légitime (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 28, 26 juin 2007) et nécessite un exercice de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit du président de la République à la protection de sa réputation. La Cour observe donc que ces deux condamnations posent ainsi des questions juridiques distinctes et appellent des examens séparés. Par conséquent, elle estime opportun d’examiner séparément et successivement la question de la nécessité dans une société démocratique de la condamnation pénale du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État, d’une part, et celle de la condamnation pénale de l’intéressé du chef d’insulte au président de la République, d’autre part.

1.  Sur la condamnation pénale du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État

30.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). Elle rappelle en particulier les principes dégagés de sa jurisprudence relative aux poursuites pénales engagées sur le fondement de l’article 159 du CP ou de l’article 301 du NCP, lesquels sont exposés dans l’arrêt Fatih Taş (no 5) (précité, §§ 29-35).

31.  Procédant à une analyse des passages litigieux du livre, retenus par les juridictions internes à l’appui de la condamnation pénale du requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État (paragraphe 8 ci-dessus), elle relève que ces passages brossaient un tableau négatif de l’État turc dans un récit à connotation hostile (Önal c. Turquie, nos 41445/04 et 41453/04, § 6, 2 octobre 2012, § 37) et contenaient des critiques acerbes et exagérées envers les autorités étatiques, lesquelles étaient notamment qualifiées de mafieuses et se voyaient attribuer plusieurs faits criminels. Elle estime cependant que lesdits passages étaient dépourvus de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’ils n’incitaient ni à la violence ni à la haine (Fatih Taş (no 5), précité, § 39), mis à part le passage « c’est parce que [l’identité] kurde et la langue kurde sont interdites en Turquie que notre peuple fait la guerre contre l’État », qui était susceptible d’être interprété comme une légitimation de la violence. À ce propos, elle constate toutefois que ni l’arrêt de la cour d’assises ni celui de la Cour de cassation, qui a confirmé la décision rendue en première instance, n’apportent d’explications suffisantes sur la question de savoir si ce dernier passage ainsi que d’autres passages incriminés du livre, eu égard à leur contenu, au contexte dans lequel ils s’inscrivaient et à leur capacité à nuire, pouvaient être considérés comme renfermant une incitation à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou comme constituant un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Mart et autres c. Turquie, no 57031/10, § 32, 19 mars 2019).

32.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant des chefs de dénigrement de la République et de dénigrement des forces de sûreté de l’État, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et les buts légitimes poursuivis.

33.  Par conséquent, la Cour estime que la condamnation pénale du requérant à une amende judiciaire, qui a pu provoquer un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

2.  Sur la condamnation pénale du requérant du chef d’insulte au président de la République

34.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de liberté d’expression, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

35.  Elle note qu’en l’espèce le requérant a été condamné du chef d’insulte au président de la République en raison de certains passages du livre litigieux, qui, tels que relatés dans l’arrêt de la cour d’assises, attribuaient à l’ancien président de la République, Süleyman Demirel, des agissements criminels graves tels que le fait d’être impliqué dans le trafic de stupéfiants, de diriger une mafia constituée au sein de l’État, de tirer profit de la guerre contre les Kurdes, d’avoir essayé d’éliminer le précédent président de la République, Turgut Özal, et de légitimer des meurtres qui auraient été commis par l’État (paragraphe 8 ci-dessus).

36.  La Cour observe d’emblée qu’il s’agit là d’allégations visant directement la personne de l’ancien président de la République en tant qu’homme politique, et non pas l’institution incarnée par celui-ci. Elle rappelle à cet égard que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Uzan c. Turquie, no 30569/09, § 40, 20 mars 2018).

37.  La Cour observe ensuite que les passages litigieux du livre ne mettaient pas en cause la vie privée de l’ancien président de la République (voir, a contrario, Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05, 4 juin 2009, affaire dans laquelle étaient concernés les aspects intimes de la vie privée du président autrichien ; voir également Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 64, CEDH 2004‑VI) ou son honneur personnel, et qu’ils ne comportaient pas une attaque personnelle gratuite contre sa personne (Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 57, CEDH 2011).

38.  Elle relève qu’en l’occurrence les allégations en question revêtaient le caractère de déclarations de fait à l’endroit de Süleyman Demirel. Elle observe qu’il ne ressort pas du contenu du dossier si ces assertions étaient ou non pourvues de bases factuelles suffisantes. Elle observe aussi que la cour d’assises, saisie de l’infraction d’insulte au président de la République qui aurait été constituée par les passages litigieux précités du livre, n’a pas cherché à établir si ces allégations pouvaient être considérées comme ayant une certaine base factuelle (paragraphe 8 ci-dessus).

39.  Elle estime toutefois que ces passages peuvent être considérés comme s’inscrivant dans le cadre d’un débat d’intérêt général portant, en particulier, sur certains agissements allégués de l’ancien président de la République, qui, s’ils s’avéraient véridiques, auraient pu engager la responsabilité pénale de ce dernier, et, d’une manière générale, sur ses choix politiques ainsi que sur la manière dont il s’acquittait de sa fonction. La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre le requérant était en conséquence particulièrement restreinte (Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII).

40.  La Cour constate ensuite que, pour condamner le requérant, les juridictions internes se sont appuyées sur l’article 158 du CP. À l’instar de l’article 299 du NCP actuellement en vigueur, cette disposition, telle qu’elle était en vigueur à l’époque des faits, accordait au président de la République un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes – protégées par le régime commun de diffamation – à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant, et prévoyait des sanctions plus graves pour les auteurs de déclarations diffamatoires (voir, pour une comparaison entre les dispositions pénales de droit commun relatives à la diffamation et les dispositions pénales spécifiques relatives à l’insulte au président de la République, à savoir les articles 158 et 480 du CP d’une part et les articles 125 et 299 du NCP d’autre part, les paragraphes 10, 12, 13 et 14 ci-dessus). À cet égard, la Cour a déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 69, CEDH 2002‑V, et Otegi Mondragon, précité, § 55). Elle rappelle aussi avoir déjà jugé dans son arrêt Artun et Güvener (précité), qui, comme en l’espèce, portait précisément sur une condamnation pénale en application de l’article 158 du CP, que l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef d’État ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (Artun et Güvener, précité, § 31 ; voir également, en ce qui concerne la surprotection du statut du président de la République en matière civile, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 52, 22 février 2005).

41.  S’agissant en particulier de la sanction pénale prévue pour insulte au président de la République, la Cour estime que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Otegi Mondragon, précité, § 58 ; voir également les travaux du Conseil de l’Europe en la matière, paragraphes 16 et 17 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Ainsi, l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas de la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles (voir, mutatis mutandis, Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). La Cour rappelle également que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre, précité, § 114), risque que le caractère relativement modéré des amendes infligées ne saurait suffire à faire disparaître (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 176, CEDH 2015).

42.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que rien dans les circonstances de la présente affaire n’était de nature à justifier l’imposition d’une sanction pénale, même si, comme en l’espèce, il s’agissait d’une amende judiciaire. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif, nonobstant son montant modéré, compte tenu notamment des effets de la condamnation et des retombées durables de toute inscription au casier judiciaire (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener, précité, § 33, Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 février 2009, et Otegi Mondragon, précité, § 60).

43.  Examinant enfin l’arrêt rendu par la cour d’assises en l’espèce, la Cour constate que, pour condamner le requérant du chef d’insulte au président de la République, cette juridiction a seulement estimé que les passages litigieux du livre dépassaient les limites de la critique et insultaient le président de la République (paragraphe 8 ci-dessus). Une telle motivation succincte, qui ne prend en compte aucune des considérations mentionnées ci-dessus, ne permet pas à la Cour d’établir que, en l’espèce, cette juridiction a effectué un examen adéquat de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et les buts légitimes visés conformément aux critères établis dans sa jurisprudence (Tarman, précité, § 38 ; voir, a contrario, Željko Ivanović et D.O.O. Daily Press c. Monténégro, no 24387/10, § 74, 5 juin 2018).

44.  Dès lors, dans les circonstances de l’espèce, compte tenu de l’absence d’une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis dans la jurisprudence de la Cour entre les intérêts en jeu, et notamment de l’absence d’examen de la proportionnalité de la sanction, qui revêtait un caractère pénal, infligée au requérant en application d’une disposition spéciale prévoyant une protection accrue pour le président de la République en matière d’offense, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que la mesure litigieuse était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la Convention.

45.  À la lumière de tout ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

L'INJURE FAITE A UN CHEF D'ETAT

Stern Taulats et Roura Capellera c. ESPAGNE du 13 mars 2018 requêtes nos 51168/15 et 51186/15

Article 10 : 15 mois de prison ferme pour avoir brûlé la photo du roi dans une mise en scène, destinée à demander la République. La CEDH en profite pour annoncer sa prochaine jurisprudence sur la Catalogne.

42. En conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas possible de considérer les faits comme faisant partie du discours de la haine, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de l’article 17 de la Convention devant par conséquent être rejetée (voir, mutatis mutandis, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 82, 16 juillet 2009). En ce qui concerne la sanction pénale imposée aux requérants – ayant consisté en l’imposition d’une peine d’emprisonnement qui devait être exécutée en cas de non-versement de l’amende –, la Cour considère que, dans les circonstances du cas d’espèce, et comme elle l’a déjà établi dans sa jurisprudence (paragraphe 34 ci‑dessus), une peine d’emprisonnement imposée par une infraction commise dans un cadre de débat politique, en ce qu’elle représente la plus forte réprobation juridique d’un comportement, constitue une ingérence dans la liberté d’expression qui n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi ni nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

a) Principes généraux

29. La Cour rappelle ci-après les principes fondamentaux qui se dégagent de ses arrêts relatifs à l’article 10 de la Convention.

30. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, elle vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑IV). Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

31. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction» se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

32. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel cette dernière revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X). Il a certes droit à voir sa réputation protégée, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (voir, notamment, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 45, 22 février 2005, et Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 26, 26 juin 2007).

33. Toutefois, on ne peut affirmer que la liberté d’expression dans le domaine de la critique politique soit pour autant illimitée. La Cour rappelle que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (voir, en ce qui concerne le discours de haine et l’apologie de la violence, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999‑IV, et, plus particulièrement, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 40, CEDH 2003‑XI). S’il est tout à fait légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Jiménez Losantos c. Espagne, no 53421/10, § 51, 14 juin 2016).

34. Ainsi, pour déterminer si l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression est « nécessaire, dans une société démocratique », la Cour a souligné qu’une peine d’emprisonnement infligée pour une infraction commise dans le cadre du débat politique n’est compatible avec la liberté d’expression que dans des circonstances exceptionnelles et que l’élément essentiel à prendre en considération est le fait que le discours exhorte à l’usage de la violence ou qu’il constitue un discours de haine (Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999, Sürek (no 1), précité, § 62, et Otegi Mondragon, précité, § 54).

35. En matière d’offense envers un chef d’État, la Cour a déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, §§ 66-69, CEDH 2002‑V, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, §§ 51-52, 22 février 2005, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 31, 26 juin 2007, et Otegi Mondragon c Espagne, no 2034/07, §§ 55-56, CEDH 2011). En effet, l’intérêt d’un Etat de protéger la réputation de son propre chef d’Etat ne peut justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (Otegi Mondragon précité § 55).

b) Application des principes susmentionnés à la présente espèce

36. La Cour note d’abord que l’acte reproché aux requérants s’inscrit dans le cadre de la critique politique, et non personnelle, de l’institution de la monarchie en général et en particulier du Royaume d’Espagne en tant que nation. Cette conclusion apparaît clairement à l’examen du contexte dans lequel cet acte a eu lieu. Celui-ci s’est produit à l’occasion de la visite institutionnelle du Roi d’Espagne à Gérone, qui a été suivie d’une manifestation antimonarchique et indépendantiste qui avait pour devise « 300 ans de Bourbons, 100 ans de lutte contre l’occupation espagnole ». C’est à la suite de cette manifestation qu’un rassemblement s’est tenu sur une place de la ville et que les requérants se sont positionnés au milieu de cette place pour se livrer à la mise en scène qui a abouti à leur condamnation pénale, en utilisant une photographie du couple royal. Cette mise en scène controversée s’inscrivait dans le cadre d’un débat sur des questions d’intérêt public, à savoir l’indépendance de la Catalogne, la forme monarchique de l’État et la critique du Roi en tant que symbole de la nation espagnole. Tous ces éléments permettent de conclure qu’il ne s’agissait pas d’une attaque personnelle dirigée contre le Roi d’Espagne, ayant pour but de mépriser et de vilipender la personne de ce dernier, mais d’une critique envers ce que le Roi représente, en tant que chef et symbole de l’appareil étatique et des forces qui, selon les requérants, avaient occupé la Catalogne – ce qui relève du domaine de la critique ou dissidence politique et correspond à l’expression d’un rejet de la monarchie en tant qu’institution.

37. La Cour note ensuite que l’arrêt du Tribunal constitutionnel a remis en question la manière dont les requérants ont exprimé cette critique politique, à savoir le fait qu’ils ont eu recours au feu, qu’ils ont utilisé une photographie de grande dimension et qu’ils ont placé cette dernière à l’envers. C’est cette forme d’expression qui, selon le Tribunal constitutionnel, a dépassé les limites de la liberté d’expression pour se situer dans le champ du discours de haine ou du discours qui exhorte à l’usage de la violence.

38. Se penchant sur ces trois éléments, la Cour constate qu’il s’agit d’éléments symboliques qui ont une relation claire et évidente avec la critique politique concrète exprimée par les requérants, qui visait l’État espagnol et sa forme monarchique : l’effigie du Roi d’Espagne est le symbole du Roi en tant que chef de l’appareil étatique, comme le montre le fait qu’elle est reproduite sur la monnaie et les timbres, ou placée dans les endroits emblématiques des institutions publiques ; le recours au feu et le positionnement de la photographie à l’envers expriment un rejet ou un refus radical, et ces deux moyens sont utilisés comme manifestation d’une critique d’ordre politique ou autre (voir, en ce qui concerne la mise à feu du portrait du chef de l’Etat, l’affaire Parti populaire démocrate-chrétien (no 2), précité) ; la dimension de la photographie semblait destinée à assurer la visibilité de l’acte en cause, qui a eu lieu sur une place publique. Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour remarque que l’acte reproché aux requérants s’inscrivait dans le cadre de l’une de ces mises en scène provocatrices qui sont de plus en plus utilisées pour attirer l’attention des médias et qui, à ses yeux, ne vont pas au-delà d’un recours à une certaine dose de provocation permise pour la transmission d’un message critique sous l’angle de la liberté d’expression (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII).

39. La Cour est également d’avis que l’on ne peut pas non plus considérer que l’intention des requérants était d’inciter à la commission d’actes de violence contre la personne du Roi, et ce bien que la mise en scène eût abouti à brûler l’image du représentant de l’État (voir, mutatis mutandis, Parti populaire démocrate-chrétien (no 2), précité, § 27). Elle note qu’un acte de ce type doit être interprété comme l’expression symbolique d’une insatisfaction et d’une protestation. La mise en scène orchestrée par les requérants en l’espèce, bien qu’ayant abouti à brûler une image, est une forme d’expression d’une opinion dans le cadre d’un débat sur une question d’intérêt public, à savoir l’institution de la monarchie. La Cour rappelle dans ce contexte que la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (paragraphe 27 ci-dessus).

40. La Cour n’est ainsi pas convaincue que, en l’espèce, dans son ensemble, l’acte susmentionné puisse raisonnablement être considéré comme une incitation à la haine ou à la violence. Elle estime que l’incitation à la violence ne peut pas être déduite d’un examen conjoint des éléments utilisés pour la mise en scène et du contexte dans lequel l’acte a eu lieu, et qu’elle ne peut pas non plus être établie sur la base des conséquences de l’acte qui, d’après les faits déclarés prouvés par le juge, n’a pas été accompagné de conduites violentes ni de troubles à l’ordre public. Les incidents qui auraient eu lieu quelques jours plus tard dans le cadre d’actes de protestation contre l’inculpation des deux requérants, auxquels le Gouvernement se réfère, ne changent rien à cette conclusion. Ces incidents ne sauraient être interprétés comme la conséquence de la mise en scène organisée par les requérants mais comme une réaction à l’encontre de l’utilisation par l’État de la répression pénale.

41. Pour ce qui est du discours de haine en tant que justification de la condamnation pénale, la Cour rappelle que, si sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de la liberté d’expression dans une société démocratique, elle en a également défini les limites. Elle a jugé, notamment, que les discours incompatibles avec les valeurs proclamées et garanties par la Convention sont soustraits à la protection de l’article 10 par l’article 17. La Cour a ainsi eu à connaître d’affaires où étaient incriminées des déclarations qui niaient l’Holocauste, qui justifiaient une politique pronazie ou qui associaient tous les musulmans à un acte de terrorisme grave (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 47 et 53, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, W.P. et autres c. Pologne (déc.), no 42264/98, CEDH 2004‑VII (extraits), Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI, et Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005). La protection de l’article 10 de la Convention est limitée, voire exclue, s’agissant d’un discours de haine, terme qui doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance (Gündüz, précité, § 22), et qui doit être examiné en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 204-208, CEDH 2015 (extraits)). L’inclusion dans le discours de haine d’un acte qui, comme celui reproché en l’espèce aux requérants, est l’expression symbolique du rejet et de la critique politique d’une institution et l’exclusion qui en découle du champ de protection garanti par la liberté d’expression impliqueraient une interprétation trop large de l’exception admise par la jurisprudence de la Cour – ce qui risquerait de nuire au pluralisme, à la tolérance et à l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

42. En conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas possible de considérer les faits comme faisant partie du discours de la haine, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de l’article 17 de la Convention devant par conséquent être rejetée (voir, mutatis mutandis, Féret c. Belgique, no 15615/07, § 82, 16 juillet 2009). En ce qui concerne la sanction pénale imposée aux requérants – ayant consisté en l’imposition d’une peine d’emprisonnement qui devait être exécutée en cas de non-versement de l’amende –, la Cour considère que, dans les circonstances du cas d’espèce, et comme elle l’a déjà établi dans sa jurisprudence (paragraphe 34 ci‑dessus), une peine d’emprisonnement imposée par une infraction commise dans un cadre de débat politique, en ce qu’elle représente la plus forte réprobation juridique d’un comportement, constitue une ingérence dans la liberté d’expression qui n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi ni nécessaire dans une société démocratique. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

OTEGI MONDRAGON CONTRE ESPAGNE DU 15 MARS 2011 REQUÊTE N° 2034/07

La condamnation d’un élu pour injure grave au roi d’Espagne est contraire à sa liberté d’expression.

VIOLATION DE L'ARTICLE 10.

L’affaire concerne la condamnation pénale du porte-parole d’un groupe parlementaire de la gauche indépendantiste basque pour injure grave au roi d’Espagne suite aux propos tenus à la presse lors d’une visite officielle du souverain dans la province de Biscaye

LES FAITS

Le requérant, Arnaldo Otegi Mondragon, est un ressortissant espagnol, né en 1956 et résidant à Elgoibar (Gipuzkoa) à l’époque de l’introduction de sa requête. Il était le porte-parole de Sozialista Abertzaleak, groupe parlementaire de la gauche indépendantiste basque au Parlement de la Communauté autonome du Pays basque.

En février 2003, sur mandat de l’Audiencia Nacional, les locaux du quotidien Euskaldunon Egunkaria furent perquisitionnés puis fermés, en raison de ses liens présumés avec l’organisation terroriste ETA. Dix personnes furent arrêtées, dont les principaux responsables du journal qui, après cinq jours de détention au secret, se plaignirent d’avoir subi de mauvais traitements en garde à vue.

Au cours d’une conférence de presse à San Sebastián le 26 février 2003, jour où le roi d’Espagne participait à l’inauguration d’une centrale électrique dans la province de Biscaye, le requérant, en tant que porte-parole de son groupe parlementaire, dit, en réponse à la question d’un journaliste, que cette inauguration, avec Juan Carlos de Bourbon, était une « véritable honte politique ». Il déclara que le roi, « chef suprême de la garde civile et des forces armées espagnoles », était le chef de ceux qui avaient torturé les personnes détenues dans le cadre de l’opération policière contre le journal Egunkaria, « celui qui protège la torture et qui impose son régime monarchique à notre peuple au moyen de la torture et de la violence ».

En avril 2003, le ministère public déposa une plainte pénale contre le requérant pour « injure grave au roi ». M. Otegi Mondragon faisait valoir que des poursuites avaient été entamées concernant des allégations de torture lors de l’opération à la rédaction du journal, et que de nombreuses déclarations de personnalités publiques avaient été faites à cet égard. Ainsi, ses propos relevaient selon lui d’une critique politique de la part d’un responsable politique, dans le cadre de sa liberté d’expression, fondement de l’État de droit et de la démocratie.

M. Otegi Mondragon fut déclaré non coupable le 18 mars 2005. Le Tribunal supérieur de justice du pays basque, tout en estimant que ses propos étaient « clairement offensifs (...) et ignominieux », conclut qu’ils avaient été formulés dans un contexte public, politique et institutionnel, « étranger au noyau ultime de la dignité des personnes, protégé par la loi contre toute ingérence de tiers. » Le ministère public se pourvut en cassation, faisant valoir la protection renforcée de la dignité du roi qu’avait voulu le législateur et l’inviolabilité du souverain proclamée par la Constitution. Pour le ministère public, les propos en question pouvaient être qualifiés de « discours de haine » au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, compte tenu de la situation existante concernant les attentats terroristes.

Le 31 octobre 2005, le Tribunal suprême condamna le requérant à une peine d’un an d’emprisonnement, à la suspension du droit de suffrage passif pendant cette durée et au paiement de frais et dépens, comme auteur pénalement responsable d’un délit d’injure grave au roi. Il considéra que les propos litigieux étaient des jugements de valeur et non des affirmations de fait, affectant le noyau ultime de la dignité du roi, indépendamment du contexte dans lesquels ils avaient été tenus. Le tribunal observa que les plaintes pour mauvais traitements mentionnées par M. Otegi Mondragon avaient été classées pour manque de preuves et que les propos dénoncés n’étaient pas une réponse à un débat politique avec le roi. L’un des juges exprima une opinion dissidente, considérant qu’ils visaient uniquement le roi dans son rôle institutionnel de chef des forces armées.

Le 3 juillet 2006, le Tribunal constitutionnel déclara irrecevable, pour défaut manifeste de contenu constitutionnel, le recours d’amparo formé par le requérant. Il estima qu’il était difficile de nier le caractère ignominieux, vexatoire et infamant des propos litigieux, même adressés à une personne publique. Cette conclusion était d’autant plus valable s’agissant du roi, « irresponsable » au sens de la Constitution et « symbole de l’unité et de la permanence de l’État ». Eu égard à son rôle d’« arbitre et de modérateur du fonctionnement régulier des institutions », le roi occupait une position de neutralité dans le débat politique. Le tribunal conclut que les propos du requérant exprimaient un mépris évident du roi et de l’institution incarnée par lui, affectant le noyau intime de sa dignité, et que par conséquent, ils ne pouvaient manifestement pas être protégés par l’exercice du droit à la liberté d’expression.

A la demande du Tribunal supérieur de justice du Pays basque, la peine infligée au requérant fît l’objet d’un sursis à exécution de trois ans. D’après le Gouvernement, une remise de peine fut prononcée le 16 juillet 2009. A l’heure actuelle, le requérant est en détention provisoire dans le cadre d’autres procédures pénales.

Article 10

L’ingérence des autorités publiques dans le droit du requérant à la liberté d’expression que constituait sa condamnation avait pour base légale le code pénal, qui réprime l’injure faite au roi. Elle poursuivait le but légitime de protéger la réputation du roi d’Espagne.

Les propos du requérant, prononcés en sa qualité d’élu et de porte-parole d’un groupe parlementaire, relevaient d’une question d’intérêt public au Pays basque, à savoir l’accueil réservé au roi d’Espagne en visite officielle par le chef du gouvernement basque, dans le contexte de la récente fermeture du journal Egunkaria et de la plainte, rendue publique, de ses responsables pour mauvais traitements. La latitude dont disposaient les autorités pour limiter la liberté d’expression du requérant était restreinte dans le domaine du discours ou du débat politique, cette liberté étant tout particulièrement précieuse pour un élu du peuple qui défend les intérêts de ses électeurs. De plus, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique que d’un particulier puisqu’il est naturellement et consciemment exposé à l’attention des médias et du public.

Le Tribunal suprême a estimé que les propos en question étaient des jugements de valeur et non des affirmations de fait. La Cour a déjà dit que même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit, pour ne pas être excessive, se fonder sur une base factuelle suffisante. En l’espèce, les propos du requérant avaient un lien suffisant avec les allégations de mauvais traitements, rendues publiques par le rédacteur en chef du journal Egunkaria lors de sa libération. Les formules de M. Otegi Mondragon pouvaient en outre être comprises comme s’inscrivant dans le cadre d’un débat public plus large sur l’éventuelle responsabilité des forces de sécurité de l’État dans des cas de mauvais traitements.

Si la Cour admet que le langage du requérant ait pu être considéré comme provocateur, elle rappelle qu’il est permis, dans le contexte d’un débat publique d’intérêt général, de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, pour autant qu’elle ne dépasse pas certaines limites notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui. Si certains termes du discours brossaient un tableau négatif et hostile du roi en tant qu’institution, il ne s’agissait pas d’incitation à la violence ou de discours de haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel. D’ailleurs, ni les tribunaux ni le Gouvernement n’ont justifié la condamnation du requérant par de tels motifs. En outre, ces assertions orales, prononcées lors d’une conférence de presse, ne pouvaient être ni reformulées ni retirées.

La Cour estime que les principes se dégageant de sa jurisprudence2 sur la question de la surprotection des chefs d’Etat sont valables pour un régime monarchique tel qu’en Espagne, où le souverain occupe une position institutionnelle singulière. Si le roi d’Espagne reste neutre dans le débat politique, il symbolise l’Etat, et sa position d’arbitre ne saurait le mettre à l’abri des critiques légitimes des structures constitutionnelles de cet État. Le Tribunal supérieur de justice du Pays basque a rappelé à cet égard que la liberté d’expression n’excluait pas la critique de telles structures. Cette liberté, souligne la Cour, est d’autant plus précieuse dans le cas d’idées qui choquent et contestent l’ordre établi. Le fait que le roi soit « irresponsable », pénalement notamment, en vertu de la Constitution espagnole, ne saurait empêcher le libre débat sur son éventuelle responsabilité institutionnelle, voire symbolique, dans les limites du respect de sa réputation en tant que personne.

La Cour considère que les propos litigieux du requérant n’étaient pas une atteinte personnelle gratuite contre la personne du roi, ni ne mettaient en cause sa vie privée3 ou son honneur personnel. A cet égard, le Tribunal supérieur de justice du Pays basque a estimé que les propos en question avaient été tenus dans un contexte public et politique étranger au « noyau ultime de la dignité des personnes ». Les formules employées par M. Otegi Mondragon visaient uniquement la responsabilité institutionnelle du roi en tant que chef et symbole de l’appareil étatique et des forces qui, selon lui, avaient torturé les responsables du journal Egunkaria. Elles ne mettaient pas en cause la manière dont le roi s’était acquitté de ses fonctions officielles ni ne l’accusaient concrètement pénalement.

La Cour note en outre la sévérité particulière de la sanction – un an d’emprisonnement et la suspension du droit de suffrage passif pendant ce temps. Si la fixation des peines relève en principe des juridictions nationales, une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine du discours politique n’est compatible avec la liberté d’expression que dans des cas extrêmes comme un discours de haine ou d’incitation à la violence4. Rien en l’espèce ne justifiait une telle peine qui produit immanquablement un effet dissuasif. Le sursis à l’exécution de la peine du requérant, si elle a pu alléger sa situation, n’a pas pour autant effacé sa condamnation ni les retombées durables d’une inscription au casier judiciaire.

Ainsi, à supposer même que les raisons invoquées par les juridictions espagnoles puissent passer pour pertinentes, elles ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». La condamnation du requérant était donc disproportionnée au but visé, en violation de l’article 10.

Article 14

Eu égard à sa conclusion concernant l’article 10, la Cour dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du requérant sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 10.

Article 41

Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que l’Espagne doit verser au requérant 20 000 euros (EUR) pour dommage moral et 3 000 EUR pour frais et dépens.

EON C. FRANCE du 14 mars 2013 Requête no 26118/10

La condamnation pénale de Monsieur Eon pour avoir exhiber un écriteau "casse toi pov'con" à Nicolas Sarkozy alors président de la République, pour injure au chef de l'Etat est une violation de la Convention.

PAS DE PREJUDICE IMPORTANT PUISQUE CONDAMNE A 30 EUROS AVEC SURSIS

30.  Le Gouvernement soutient que le requérant n’a subi aucun préjudice important, en particulier financier, compte tenu de l’amende de trente euros avec sursis à laquelle il a été condamné, qu’il ne serait donc contraint de payer qu’en cas de récidive. Le gouvernement fait valoir qu’ainsi les juges du fond ont pris en compte sa situation économique et que, dans l’hypothèse où il serait amené à devoir s’acquitter de l’amende, le montant n’aurait pas un impact important sur sa situation (Rinck c. France (déc), no 18774/09, 19 octobre 2010).

31.  Par ailleurs, selon le Gouvernement, les clauses de sauvegarde prévues à l’article 35 § 3 b) n’ont pas vocation à s’appliquer en l’espèce. Premièrement, le respect des droits de l’homme n’exige pas que la Cour poursuive l’examen au fond de la requête. Il affirme que la Cour a déjà eu l’occasion de préciser qu’une condamnation légère d’un particulier pour propos outranciers qui ne nourrissaient aucun débat politique ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, CEDH 1999‑I). En second lieu, l’affaire a été dûment examinée par deux instances internes, ainsi que par la Cour de cassation. La déclaration de non admission par cette dernière n’est pas un déni de justice puisque le requérant avait l’occasion de formuler des griefs à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel d’Angers et qu’il n’a jamais produit de mémoire à l’appui de sa demande de pourvoi. La non-admission devant la Cour de cassation résulte ainsi de sa défaillance et ne fait pas obstacle à l’application de l’irrecevabilité prévue à l’article 35 § 3 b) (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010, et Bratři Zátkove A.S. c. République tchèque (dec), no 20862/06, 8 février 2011).

32.  Le requérant ne fournit pas d’observations sur ce point.

33.  La Cour rappelle qu’une requête peut être rejetée par application du critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention amendée par le Protocole no 14, entré en vigueur le 1er juin 2010, et dont les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsqu’elle estime : (...)

b) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne »

34.  Quant au « préjudice important », la Cour observe avec le Gouvernement que l’affaire porte sur un montant pécuniaire modique et que son enjeu financier est minime. Toutefois, l’appréciation de la gravité d’une violation doit être aussi faite compte tenu à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée. Or, l’importance subjective de la question paraît évidente pour le requérant (voir, a contrario, Shefer c. Russie (déc.), no 45175/04, 13 mars 2012). Ce dernier a en effet poursuivi la procédure jusqu’au bout, y compris après le refus d’aide juridictionnelle qui lui a été opposé pour absence de moyens sérieux. Quant à l’enjeu objectif de l’affaire, la Cour relève que celle-ci est largement médiatisée et qu’elle porte sur la question du maintien du délit d’offense au chef de l’Etat, question régulièrement évoquée au sein du Parlement (paragraphe 22 ci-dessus).

35.  Quant au point de savoir si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige d’examiner la requête au fond, la Cour réitère que celle-ci porte sur une question qui n’est pas mineure, tant au plan national (paragraphe 34 ci-dessus) qu’au plan conventionnel (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012 ; voir également la jurisprudence citée au paragraphe 55 ci-dessous).

36.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la première condition de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à savoir l’absence de préjudice important pour le requérant, n’a pas été remplie et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

SUR LE FOND

47.  La Cour estime que la condamnation du requérant constitue une « ingérence des autorités publiques » dans son droit à la liberté d’expression et que les arguments du Gouvernement doivent être examinés dans le cadre des restrictions à la liberté d’expression prévue au paragraphe 2 de l’article 10. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences de cette disposition. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a)  Prévue par la loi

48.  La Cour constate que les juridictions compétentes se sont notamment fondées sur les articles 23 et 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse. L’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».

b)  But légitime

49.  Selon le Gouvernement, l’ingérence avait pour but de protéger l’ordre. La Cour considère pour sa part, en particulier à la lumière des motivations retenues par les juridictions nationales, que l’ingérence visait « la protection de la réputation (...) d’autrui ».

c)  Nécessaire dans une société démocratique

50.  Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique pour atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Mamère, précité, et Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007‑XI).

51.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France, précité, § 45). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche,o31457/96, § 52, CEDH 2000-I).

52.  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

53.  En l’espèce, la Cour relève que l’expression apposée sur un écriteau, « Casse toi pov’con », brandi par le requérant lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, est littéralement offensante à l’égard du président de la République. Cela étant, ce propos doit être analysé à la lumière de l’ensemble de l’affaire, et en particulier au regard de la qualité de son destinataire, de celle du requérant, de sa forme et du contexte de répétition dans lequel il a été proféré.

54.  Après l’avoir qualifié de « copie conforme servie à froid d’une réplique célèbre inspirée par un affront immédiat », les juridictions nationales ont principalement retenu que le propos avait été repris uniquement dans l’intention d’offenser. Le tribunal a considéré qu’en faisant « strictement sienne la réplique », le requérant ne pouvait avoir d’autre intention. La cour d’appel a estimé qu’il ne pouvait pas être de bonne foi – le propos n’étant pas tombé dans le domaine public pour devenir d’usage libre – eu égard en particulier à son engagement politique et à la préméditation de son acte.

55.  La Cour note en premier lieu que la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant est sans relation avec les intérêts de la liberté de la presse puisque les propos litigieux n’ont pas été formulés dans un tel contexte. C’est la raison pour laquelle il ne lui semble pas approprié d’examiner la présente requête à la lumière de l’affaire Colombani précitée. En effet, dans cet arrêt, la Cour avait relevé que, contrairement au droit commun de la diffamation, l’accusation d’offense ne permettait pas aux requérants de faire valoir l’exceptio veritatis, c’est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations, afin de s’exonérer de leur responsabilité pénale. Elle avait alors jugé que cette particularité constituait une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d’une personne, même lorsqu’il s’agit d’un chef d’Etat ou de gouvernement. En l’espèce, le requérant, à qui des propos injurieux étaient reprochés, ne soutenait pas avoir été l’objet d’une attitude ou d’un propos blessant de la part du chef de l’Etat et avait formulé une insulte et non une allégation. Il en résulte qu’il ne pouvait invoquer comme moyen de défense ni l’excuse de provocation, ni l’exception de vérité. En outre, il convient de constater que, comme en droit commun, les juridictions nationales ont examiné la bonne foi du requérant, afin d’envisager une éventuelle justification de son acte, même si elles l’ont exclue compte tenu de son engagement politique et du caractère prémédité des propos employés. Il reste enfin que la poursuite s’est faite, non pas à l’initiative du président de la République, mais du ministère public, ainsi que le veut le droit interne pertinent.

A la lumière de ces éléments, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu en l’espèce d’apprécier la compatibilité avec la Convention de la qualification pénale retenue, fut-elle considérée comme présentant un caractère exorbitant, dès lors qu’elle n’a produit aucun effet particulier ni conféré de privilège au chef d’Etat concerné vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (voir, a contrario, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 31, 26 juin 2007 et Pakdemirli précité, §§ 51 et 52 ; voir aussi le rappel de ces références dans l’arrêt Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 55, CEDH 2011).

56.  La question se pose néanmoins de savoir si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant peut être mise en balance avec les intérêts de la libre discussion de questions d’intérêt général dans le contexte de la présente espèce.

57.  A cet égard, la Cour estime que l’on ne peut pas considérer que la reprise du propos présidentiel visait la vie privée ou l’honneur, ou qu’elle constituait une simple attaque personnelle gratuite contre la personne du président de la République.

58.  La Cour observe, d’une part, qu’il résulte des éléments retenus par la cour d’appel que le requérant a entendu adresser publiquement au chef de l’Etat une critique de nature politique. Cette juridiction a en effet indiqué qu’il était un militant, ancien élu, et qu’il venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national. Elle a précisé que ce combat politique s’était soldé, quelques jours avant la venue du chef de l’Etat à Laval, par un échec pour le comité de soutien car cette famille venait d’être reconduite à la frontière et que le requérant en éprouvait de l’amertume. Elle a enfin établi un lien entre son engagement politique et la nature même des propos employés.

59.  Or, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X).

60.  La Cour retient, d’autre part, qu’en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, le requérant a choisi d’exprimer sa critique sur le mode de l’impertinence satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 8354/01, § 33, 25 janvier 2007, Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, et mutatis mutandis, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012).

61.  La Cour considère que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d’intérêt général sans lequel il n’est pas de société démocratique (mutatis mutandis, Alves da Silva, précité, § 29).

62.  Eu égard à ce qui précède, et après avoir pesé l’intérêt de la condamnation pénale pour offense au chef de l’Etat dans les circonstances particulières de l’espèce et l’effet de la condamnation à l’égard du requérant, la Cour juge que le recours à une sanction pénale par les autorités compétentes était disproportionné au but visé et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

BAKA C. Hongrie du 27/05/2014 requête 20261/12

Violation de l'article 10 : La cessation des fonctions du président de la Cour suprême hongroise parce qu’il avait critiqué des réformes législatives a violé la Convention

L’affaire concernait la cessation prématurée des fonctions de M. Baka en tant que président de la Cour suprême de justice hongroise (« la Cour suprême ») et l'impossibilité pour lui de saisir le juge pour s'y opposer.

La Cour a jugé que l'accès de M. Baka à un tribunal avait été entravé non pas parce que la loi l'avait expressément exclu mais plutôt parce que la cessation prématurée de ses fonctions était prévue par la Constitution hongroise elle-même et échappait dès lors à toute forme de contrôle par le juge.

Ancien juge à la Cour européenne des droits de l‘homme de 1991 à 2008, M. Baka fut élu en 2009 président de la Cour suprême par le Parlement hongrois pour une durée de six ans, jusqu’en juin 2015. En cette qualité, il était aussi à la tête du Conseil national de la justice et avait l'obligation légale d'exprimer son opinion sur tout projet de loi touchant la magistrature. Entre février et novembre 2011, il critiqua différentes réformes législatives, dont une proposition d’abaissement de l’âge de départ obligatoire à la retraite pour les juges, ramené de 70 à 62 ans.

À partir d'avril 2010 fut entrepris en Hongrie un programme de réformes constitutionnelles. C’est dans ce cadre que, en décembre 2011, les dispositions transitoires de la nouvelle Constitution hongroise (Loi fondamentale hongroise de 2011) furent adoptées, prévoyant que la Kúria (la dénomination historique de la juridiction suprême en Hongrie) était le successeur légal de la Cour suprême et que les fonctions du président de la Cour suprême prendraient fin à l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. En conséquence, les fonctions exercées par M. Baka prirent fin le 1er janvier 2012, soit trois ans et demi avant leur terme normal. De ce fait, M. Baka perdit les émoluments auxquels avait droit tout président de la Cour suprême pendant la durée de ses fonctions ainsi que certaines prestations versées postérieurement (notamment une prime de départ et un complément de retraite viager).

Article 10 (liberté d'expression)

La Cour relève que les propositions tendant à mettre fin aux fonctions de M. Baka ainsi que les nouveaux critères d'éligibilité aux fonctions de président de la Kúria ont tous été soumis au Parlement après que M. Baka avait publiquement exprimé ses vues sur plusieurs réformes législatives touchant la magistrature, et adoptés en un laps de temps extrêmement bref. De plus, la séparation des fonctions de président du Conseil national de la justice de celles de président de la nouvelle Kúria ne suffit pas à elle seule à conclure que les fonctions auxquelles M. Baka avait été élu ont cessé d'exister à l'entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Enfin, ni son aptitude à exercer ses fonctions ni son comportement professionnel n'ont été mis en cause devant les autorités hongroises.

La Cour en conclut que les faits et l’enchaînement des événements dans leur ensemble corroborent la thèse du requérant selon laquelle la cessation prématurée de ses fonctions ne résultait pas de la restructuration de l’autorité judiciaire suprême, mais était liée aux points de vue et critiques qu’il avait publiquement exprimés lorsqu’il était président de la Cour suprême, ce qui a constitué une ingérence dans l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression.

La Cour examine ensuite si cette ingérence était justifiée. Premièrement, elle juge particulièrement important de noter que les réformes (le fonctionnement du système judiciaire, l’indépendance et l’inamovibilité des juges et l‘âge de départ à la retraite des juges) au sujet desquelles le requérant a exprimé son opinion sont toutes des questions d’intérêt public. Deuxièmement, M. Baka avait non seulement le droit mais aussi l’obligation, en sa qualité de président du Conseil national de la justice, d’exprimer son opinion sur des réformes législatives touchant la magistrature. Troisièmement, la Cour observe que les fonctions de M. Baka ont pris fin trois ans et demi avant la fin de la durée de ses fonctions fixée par la législation en vigueur à la date de son élection, ce qui a eu de lourdes conséquences pécuniaires pour lui. La crainte d’une telle sanction a pu exercer un « effet dissuasif » sur l’exercice de la liberté d’expression et en particulier dissuader les juges de formuler des critiques au sujet des institutions ou des politiques publiques. Enfin, la cessation prématurée des fonctions de M. Baka n’a pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif par les juridictions hongroises.

La Cour en conclut que l'ingérence dans l'exercice par M. Baka de son droit à la liberté d'expression n'était pas « nécessaire dans une société démocratique » et s'analyse en une violation de l'article 10.

Murat Vural C. Turquie du 21 octobre 2014 requête 9540/07

Article 10 : Une peine de 13 ans d’emprisonnement pour avoir déversé de la peinture sur des statues d’Atatürk fondateur de la République Turque, était manifestement disproportionnée.

L’affaire concernait le grief de M. Vural, qui se plaignait de la longue peine d’emprisonnement qu’il avait dû purger pour avoir déversé, à titre de protestation politique, de la peinture sur des statues de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie.

La Cour juge en particulier que la peine infligée à M. Vural était manifestement disproportionnée au but légitime poursuivi, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui consacrée par l’article 10. En outre, elle conclut que la privation du droit de vote, conséquence automatique de la peine d’emprisonnement, pendant plus de onze ans, emporte violation du droit à des élections libres au sens de l'article 3 du Protocole 1 à la Convention.

En ce qui concerne l’argument du gouvernement turc selon lequel les actes de M. Vural ne relèvent pas de la liberté d’expression garantie par l’article 10, mais doivent être considérés comme des actes de vandalisme, la Cour conclut que l’article 10 est bien applicable en l’espèce. Elle note, en particulier, que le fait de déverser de la peinture sur des statues d’Atatürk peut passer pour un acte d’expression. En outre, au cours de la procédure pénale dirigée contre lui, M. Vural a déclaré que son intention était d’exprimer son « manque d’affection » pour Atatürk. Enfin, la Cour note que M. Vural n’a pas été reconnu coupable de vandalisme, mais d’insulte à la mémoire d’Atatürk. Pour la Cour, la condamnation, l’imposition d’une peine d’emprisonnement et la privation du droit de vote résultant de la condamnation ont donc constitué une ingérence dans l’exercice des droits du requérant découlant de l’article 10.

La Cour estime que cette ingérence était prévue par la loi, notamment par la loi sur les infractions commises contre Atatürk, et qu’elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, au sens de l’article 10.

La Cour rappelle qu’Atatürk est une figure emblématique en Turquie et que le Parlement turc a choisi de pénaliser certains actes qu’il jugeait insultants pour la mémoire d’Atatürk et attentatoires aux sentiments de la société turque. Cependant, elle est frappée par la sévérité extrême de la peine infligée à M. Vural, à savoir plus de treize ans d’emprisonnement. Si les actes de celui-ci ont impliqué une atteinte physique à des biens, la Cour estime que ces actes n’étaient pas d’une gravité telle qu’elle légitimait l’infliction d’une peine privative de liberté.

Elle considère qu’aucun argument ne saurait être suffisant pour justifier l’imposition d’une peine aussi sévère pour les actes en question. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner si les motifs avancés par les juridictions turques pour condamner M. Vural étaient suffisants pour justifier l’ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression ou de rechercher si les actes en question étaient constitutifs d’une « insulte ». La Cour conclut que la peine infligée était manifestement disproportionnée au but légitime poursuivi. Dès lors, elle dit qu’il y a eu violation de l’article 10.

FERET C. BELGIQUE arrêt du 16 juillet 2009 Requête 15615/07

NON PROTECTION DE L'ARTICLE 10 CONTRE L'EXTRÊME DROITE BELGE QUI DÉFEND DES THÈSES INTOLÉRABLES

Le front National Belge se plaint d'une condamnation pour ses propos diffusés par tract au sens de l'article 10 de la Convention.

La teneur des propos est indéfendable. La CEDH constate que la condamnation est nécessaire dans une société démocratique et que par conséquent il n'ya pas de violation de l'article 10 de la Convention.

"57. La Cour considère que la condamnation litigieuse s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice par l'intéressé de sa liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d'autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 41, CEDH 1999-I).

1.  « Prévue par la loi »

58.  La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées sur la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie. L'ingérence était donc bien « prévue par la loi ».

2.  Buts légitimes

59.  La Cour estime que l'ingérence avait pour but d'assurer la défense de l'ordre et de protéger la réputation et les droits d'autrui.

3.  « Nécessaire dans une société démocratique »

60.  La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.

a)  Principes généraux

61.  La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels de toute société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24).

62.  La vérification du caractère « nécessaire dans une société démocratique » de l'ingérence litigieuse impose à la Cour de rechercher si celle-ci correspondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). Pour déterminer s'il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre, les autorités nationales jouissent d'une certaine marge d'appréciation (voir, parmi d'autres, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).

63.  L'article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou de questions d'intérêt général (voir Scharsach et News Verlagsgesellschaft c. Autriche, no 39394/98, § 30, CEDH 2003-XI). La Cour souligne qu'il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. Elle accorde la plus haute importance à la liberté d'expression dans le contexte du débat politique et considère qu'on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d'expression en général dans l'État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001-VIII). Cependant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu. Un État contractant peut l'assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité́ avec la liberté d'expression telle que la consacre l'article 10 (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236).

64.  La tolérance et le respect de l'égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d'une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu'en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l'intolérance (y compris l'intolérance religieuse), si l'on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (en ce qui concerne le discours de haine et l'apologie de la violence, voir, mutatis mutandis, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999-IV, et, notamment, Gündüz c. Turquie, no 35071/97, § 40, CEDH 2003-XI).

65.  Précieuse pour chacun, la liberté d'expression l'est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d'expression d'un parlementaire de l'opposition, telle la requérante, commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236 et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, 27 février 2001, §36).

b)  Application de ces principes au cas d'espèce

66.  La Cour doit considérer l'« ingérence » litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos incriminés et le contexte dans lequel ils furent diffusés, afin de déterminer si la condamnation de M. Féret répondait à un « besoin social impérieux » et si elle était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis ».

67.  La Cour relève d'emblée que, sous réserve de l'application du principe constitutionnel de l'irresponsabilité parlementaire, les membres des partis politiques sont en Belgique personnellement responsables, civilement et pénalement, des propos qu'ils tiennent ou des écrits qu'ils diffusent. Le requérant a été poursuivi en tant qu'auteur des tracts litigieux, éditeur responsable de ceux-ci et propriétaire du site Internet ayant diffusé certains d'entre eux.

68.  La Cour note également qu'afin de se conformer aux suggestions des organisations internationales en matière de lutte contre la discrimination raciale, la Belgique a, entre autres, modifié l'article 150 de sa Constitution pour permettre la correctionnalisation des délits de presse à caractère raciste ou xénophobe et qui relevaient avant de la compétence exclusive de la cour d'assises, avec comme conséquence pratique qu'ils n'étaient guère poursuivis.

69.  En ce qui concerne la teneur des propos incriminés, il ressort des tracts que le message véhiculé par ceux-ci, en plus de reposer sur la différence de culture entre les ressortissants belges et les communautés visées, présentait ces dernières comme un milieu criminogène et intéressé par l'exploitation des avantages découlant de leur installation en Belgique et tentait aussi de les tourner en dérision. Un tel discours est inévitablement de nature à susciter parmi le public, et particulièrement parmi le public le moins averti, des sentiments de mépris, de rejet voire, pour certains, de haine à l'égard des étrangers.

70.  Pour condamner le requérant, la cour d'appel ne s'est pas fondée sur le programme politique du parti dont le requérant est président mais sur un certain nombre des tracts et dessins distribués lors de la campagne électorale (paragraphes 8-17 ci-dessus). La cour d'appel a notamment souligné que les documents décrits dans les préventions contenaient des éléments qui, clairement, bien que parfois implicitement, incitaient, sinon à la violence, à tout le moins à la discrimination, à la ségrégation ou à la haine à l'égard d'un groupe, d'une communauté ou de leurs membres en raison de la race, de la couleur, de l'ascendance ou de l'origine nationale ou ethnique de ceux-ci et manifestaient la volonté de leurs auteurs de recourir à pareille discrimination, ségrégation ou haine.

71.  Plus particulièrement, en ce qui concernait le tract intitulé « Mêlez-vous de ce qui vous regarde », la cour d'appel a relevé qu'une bonne partie de son contenu était suffisamment démonstratif du caractère discriminatoire et ségrégationniste des propositions énoncées. Quant au tract intitulé « Rue des Palmiers : un centre pour réfugiés empoisonne la vie des habitants », elle souligna que des propos sans nuances, non documentés sur les causes et effets et créant des amalgames irrationnels, invitaient à la haine envers les réfugiés, nécessairement étrangers, et indiquaient la volonté de leurs auteurs de recourir à cette haine, les destinataires du tract étant invités à adresser une demande de fermeture du centre. Le tract intitulé « Laurette au Maroc, Papy en Belgique » incitait à la discrimination et démontrait la volonté des auteurs de recourir à celle-ci. Les quelques extraits du « programme du Front National pour les élections de juin 1999 » qui figuraient dans la citation directe suffisaient à illustrer les propos discriminatoires et ségrégationnistes de ce programme. Au sujet du tract et de l'affiche intitulés « Attentats aux USA : c'est le couscous clan », une telle représentation sans nuances, qui assimilait tous les musulmans à des terroristes, était une incitation à la haine envers tous les membres de ce groupe, sans distinction, et la volonté de ses auteurs de recourir à cette haine.

72.  La Cour rappelle qu'il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 30, série A no 298) et renvoie au texte des différentes résolutions du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, relative à l'action de l'ECRI, ainsi qu'aux travaux et aux rapports de celle-ci, qui démontrent la nécessité de mener à l'échelle européenne, en général, et à celle de la Belgique en particulier, une action ferme et soutenue pour lutter contre les phénomènes de racisme, de xénophobie, d'antisémitisme et d'intolérance.

73.  La Cour estime que l'incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l'appel à tel ou tel acte de violence ni à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l'incitation à la discrimination, comme cela a été le cas en l'espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d'expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population. Les discours politiques qui incitent à la haine fondée sur les préjugés religieux, ethniques ou culturels représentent un danger pour la paix sociale et la stabilité politique dans les Etats démocratiques.

74.  Du reste, dans deux rapports successifs concernant la Belgique, l'ECRI a stigmatisé l'exploitation du racisme et de la xénophobie dans la politique en relevant la présence croissante de propos d'une telle nature dans les discours de la part notamment des partis politiques d'extrême droite et a exprimé ses plus vives inquiétudes à ce sujet.

75.  La qualité de parlementaire du requérant ne saurait être considérée comme une circonstance atténuant sa responsabilité. A cet égard, la Cour rappelle qu'il est d'une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l'intolérance (Erbakan c. Turquie, no 59405/00, 6 juillet 2006, § 64). Elle estime que les politiciens devraient être particulièrement attentifs, en termes de défense de la démocratie et de ses principes, car leur objectif ultime est la prise même du pouvoir. En l'espèce, sur proposition circonstanciée du procureur général près la cour d'appel de Bruxelles, la Chambre des Représentants a estimé que les propos incriminés justifiaient la levée de l'immunité parlementaire du requérant. La Cour estime que l'incitation à l'exclusion des étrangers constitue une atteinte fondamentale aux droits des personnes et devrait par conséquent justifier des précautions particulières de tous, y compris des hommes politiques.

76.  La Cour attache une importance particulière au support utilisé et au contexte dans lequel les propos incriminés ont été diffusés en l'espèce et par conséquent à l'impact potentiel sur le trouble à l'ordre public et à la cohésion du groupe social. Or il s'agissait là des tracts d'un parti politique distribués dans un contexte de campagne électorale, ce qui constitue une forme d'expression visant à atteindre l'électorat au sens large, donc l'ensemble de la population. Si, dans un contexte électoral, les partis politiques doivent bénéficier d'une large liberté d'expression afin de tenter de convaincre leurs électeurs ; en cas de discours raciste ou xénophobe, un tel contexte contribue à attiser la haine et l'intolérance car, par la force des choses, les positions des candidats à l'élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L'impact d'un discours raciste et xénophobe devient alors plus grand et plus dommageable.

77.  La Cour reconnaît que le discours politique exige un degré élevé de protection, ce qui est reconnu dans le droit interne de plusieurs Etats, dont la Belgique, par le jeu de l'immunité parlementaire et de l'interdiction des poursuites pour des opinions exprimées dans l'enceinte du Parlement. La Cour ne conteste pas que les partis politiques ont le droit de défendre leurs opinions en public, même si certaines d'entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population. Ils peuvent donc prôner des solutions aux problèmes liés à l'immigration. Toutefois, ils doivent éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et pourrait saper la confiance en les institutions démocratiques.

78.  La Cour a examine les textes litigieux divulgués par le requérant et considère que les conclusions des juridictions internes concernant ces publications étaient pleinement justifiées. Le langage employé par le requérant incitait clairement à la discrimination et à la haine raciale, ce qui ne peut être camouflé par le processus électoral. En conséquence, la Cour estime que les motifs des juridictions nationales pour justifier l'ingérence dans la liberté d'expression du requérant étaient pertinents et suffisants, compte tenu du besoin social impérieux de protéger l'ordre public et les droits d'autrui, c'est-à-dire ceux de la communauté immigrée.

79.  Enfin, pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité de l'ingérence (Sürek c. Turquie (no 1), 8 juillet 1999, § 64, Recueil 1999-IV).

80.  Or la Cour note que la cour d'appel a condamné le requérant à une peine de 250 heures de travail à exécuter dans le secteur de l'intégration des personnes de nationalité étrangère et à l'inéligibilité pour une durée de dix ans. Même si la durée de l'inéligibilité pourrait poser problème au regard de sa longueur, les juridictions belges ont appliqué en l'espèce le principe souvent rappelé par la Cour, selon lequel il convient de témoigner de retenue dans l'usage de la voie pénale, surtout s'il y a d'autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV).

81.  Vu ce qui précède, les motifs avancés à l'appui de la condamnation du requérant sont de nature à convaincre la Cour que l'ingérence dans l'exercice du droit de ceux-ci à la liberté d'expression était « nécessaire dans une société démocratique ».

82.  Enfin, la Cour considère que le contenu des tracts incriminés ne justifie pas l'application de l'article 17 de la Convention en l'espèce. Par conséquent, la Cour rejette l'exception du Gouvernement tirée de cet article et conclut qu'il n'y a pas eu violation de l'article 10."

Piermont C. France arrêt du 27 avril 1995 Hudoc 507 requêtes 15773/89 et 15774/89

La requérante députée verte allemande est expulsé de nouvelle Calédonie durant les événements de Nouméa pour qu'elle ne favorise pas, par ses discours, des troubles à l'ordre public.

La Cour constate une ingérence prévue par la loi ayant pour but légitime: "la défense de l'ordre et l'intégrité du territoire".

En revanche, cette ingérence n'était pas nécessaire dans une société démocratique puisque son expulsion n'était pas proportionnelle à ses faits et gestes. Elle n'a pas appeler à la sédition ni émis l'idée de troubler de quelque manière que ce soit, l'ordre public.

Par conséquent, il y a violation de l'article 10.

OPINION POSITIVE SUR LES DROGUES

Ringier Axel Springer Slovakia, a.s. c. Slovaquie (no. 4)

du 23 septembre 2021 requête no 26826/16

Art 10: Une amende pour une interview sur la marijuana a violé la Convention

L’affaire concerne un programme télévisé dans lequel un chanteur célèbre aurait exprimé son soutien à la légalisation de la marijuana et le journaliste aurait semblé être d'accord avec lui, ce qui a entraîné une amende pour le diffuseur. La Cour estime notamment que le journaliste n'avait pas l'intention de faire l'éloge de la marijuana ou d'inciter à sa consommation, mais simplement de rapporter l'opinion d'une célébrité sur un sujet d'intérêt public. L'amende infligée était donc disproportionnée et non nécessaire dans une société démocratique

FAITS

La requérante, Ringier Axel Springer Slovakia, a.s., (désormais dénommée News and Media Holding, a.s.), est une société slovaque créée en 1990 et enregistrée à Bratislava. Le 13 juillet 2012, la société requérante a mis en ligne sur son site Internet une émission intitulée « [X.] aux [prix de la musique] : Voulait-il choquer quand il [était reconnaissant] à l'herbe ? ». X est un chanteur slovaque populaire. Dans le programme, il y avait des clips de X. fumant de l'herbe, ainsi qu'une interview dans laquelle le journaliste disait : « Cette herbe est déjà bien connue des Slovaques, pas besoin de la présenter » ; X. a répondu : « Je suis reconnaissant à l'herbe verte magique. Je l'échangerais. J'interdirais l'alcool et autoriserais la marijuana » ; le journaliste a répondu en riant. Une procédure administrative a été ouverte à l'encontre de la société requérante à la suite de cette émission, celle-ci ayant été condamnée en 2012 à une amende pour avoir enfreint l'interdiction de promouvoir la consommation de drogues. À la suite d'une procédure judiciaire au cours de laquelle la société requérante fit valoir qu'elle n'avait pas approuvé les opinions de X., la décision initiale fut annulée. Une deuxième décision à l'encontre de la société requérante a été rendue par le Conseil de l'audiovisuel en 2014. La société requérante a fait appel. Cette décision a été confirmée en référence à la jurisprudence de la Cour par la Cour suprême, qui a déclaré que la société requérante « devait supporter une responsabilité objective (stricte) pour la manière de traiter l'information et son contenu, qui n'aurait pas dû enfreindre le cadre constitutionnel et légal de protection de la société ». Une plainte constitutionnelle ultérieure de la société requérante a été rejetée comme manifestement mal fondée.

Article 10

La société requérante a fait valoir qu'elle avait simplement présenté les opinions de X. pour informer le public sur une question d'intérêt public. La Cour reconnaît qu'il y a eu une ingérence dans la liberté d'expression de la société requérante et décide donc de déterminer si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique. La Cour souligne, en particulier, le fait que les déclarations n'ont pas été faites par la société requérante elle-même, mais par un animateur lors d'une interview. En raison de son importance pour la démocratie, la Cour rappelle que les journalistes bénéficient des protections de l'article 10 dans certaines limites. La punition d'un journaliste pour avoir diffusé les opinions d'un autre ne devrait pas se produire sans de très bonnes raisons. La Cour note que l'émission en question portait sur un événement d'actualité et avait contribué à un débat d'intérêt public. La Cour ne pense pas que le journaliste ait eu l'intention de faire l'apologie de la marijuana ou d'inciter à son utilisation. Elle précise que l'interprétation de l'échange par les juridictions internes a été particulièrement rigide, sans l'évaluation nécessaire de tous les éléments pertinents. Il n'a pas été démontré que la société requérante avait agi de mauvaise foi ou de manière irresponsable. En conclusion, la Cour estime que l'amende a été disproportionnée et pas nécessaire dans une société démocratique, ce qui a entraîné une violation de la Convention.

EUTHANASIE ET SUICIDE ASSISTE

Lings c. Danemark du 12 avril 2022 requête no 15136/20

Art 10 : Une condamnation pour suicide assisté n’a pas emporté violation du droit à la liberté d’expression

Le requérant, qui est médecin, est le fondateur d’une organisation militant en faveur du suicide assisté, Médecins en faveur de l’euthanasie. L’affaire concerne sa condamnation pour deux suicides assistés et une tentative de suicide assisté. Le requérant affirmait qu’il s’était borné à diffuser des informations à propos du suicide. La Cour juge en particulier que les autorités ont agi dans les limites de l’ample marge d’appréciation qui est la leur lorsqu’elles ont condamné M. Lings. La législation pertinente érigeait en infraction le suicide assisté, acte dont le requérant a été reconnu coupable, et non le fait de diffuser des informations sur le suicide. Les buts poursuivis par les autorités – protection de la santé, de la morale et des droits d’autrui – étaient légitime.

FAITS

Le requérant, Svend Lings, est un ressortissant danois né en 1941 et résidant à Copenhague. M. Lings est le fondateur de Médecins en faveur de l’euthanasie (Læger for Aktiv Dødshjælp), une organisation militant en faveur du suicide assisté. Dans le cadre de cette organisation, il a produit un guide intitulé « Les médicaments indiqués pour un suicide » (Lægemidler der er velegnede til selvmord) qu’il a publié sur Internet, ce que le droit danois l’autorisait à faire. Il expliquait dans ce guide comment procéder pour se suicider, et fournissait notamment des descriptions détaillées et les doses requises pour chacun des médicaments évoqués, des explications sur les moyens physiques pouvant être employés, etc. En 2017, après avoir déclaré dans une interview radiodiffusée qu’il avait aidé une personne à se suicider, M. Lings fut radié du tableau de l’ordre des médecins. Il fut par la suite accusé de deux suicides assistés et d’une tentative de suicide assisté, et, le 26 septembre 2018, fut reconnu coupable sur deux chefs. En appel, toutefois, la cour régionale du Danemark oriental (Østre Landsret) le reconnut coupable des trois chefs d’accusation. Cette décision fut confirmée par la Cour suprême en 2019. La condamnation de M. Lings était fondée sur plusieurs éléments, dont le fait que l’intéressé avait prescrit des médicaments (Fenemal) à deux personnes dont il savait qu’elles avaient l’intention de se suicider, et le fait qu’il avait conseillé à une autre personne de placer un sac plastique sur sa tête enCEDH

Les parties ne contestent pas que la condamnation du requérant s’analyse en une atteinte au droit à la libre expression du requérant. La Cour procède donc sur cette base. Elle constate également que cette atteinte était prévue par la loi (article 240 du code pénal). La Cour relève que le suicide assisté était illégal au Danemark depuis 1930, et que la législation pertinente disposait qu’un acte spécifique d’assistance au suicide devait avoir été commis pour que le mis en cause fût reconnu coupable. Sa tâche consiste néanmoins à déterminer non pas si le fait d’ériger le suicide assisté en infraction est justifié, mais si pareille mesure était « nécessaire dans une société démocratique » en l’espèce. La Cour observe à cet égard que les autorités ont le devoir de protéger les membres vulnérables de la société. La Cour souligne que la Convention ne consacre pas le droit au suicide assisté. Elle prend note des conclusions finales de la Cour suprême et ne voit pas de raison de s’en écarter, en particulier du constat selon lequel les conseils de M. Ling, quoique fondés sur son guide relatif au suicide, avaient poussé une personne au suicide. La publication du guide en question était légale, mais l’affaire portait sur les conseils spécifiques que le requérant avait donnés à des individus. Ni la condamnation, ni la peine infligée n’ont été excessives en l’espèce. Globalement, les juridictions internes ont avancé pour justifier leur décision des motifs – protection de la santé, de la morale et des droits d’autrui – légitimes, et elles ont agi dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont jouissent les autorités en pareil cas. Partant, la Cour conclut à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

La jurisprudence de la Cour de Cassation française

UN TABOU FRANCAIS : L'ISLAMISME ET SA POROSITE DANS LE MONDE MUSULMAN

L'AFFAIRE ZEMMOUR

L'erreur d'Eric Zemmour est de croire que tous les musulmans sont djihadistes. Il se fonde sur les préceptes du Coran dont la lecture de certaines sourates et versets, appellent à la haine des juifs et des chrétiens et au djihadisme.

Si un musulman est conservateur comme Erdogan, il est certain qu'il considère les djihadistes comme des membres de la même religion qu'il pratique. Il les considère seulement comme plus "radicaux" et par conséquent "radicalisés". Il peut employer les mêmes propos. Erdogan menace l'Europe qui s'oppose à son opération militaire contre les Kurdes en octobre 2019, par l'envoi d'un flot de migrant de telle sorte que "les européens ne pourront plus marcher tranquillement dans la rue".

Le Coran n'est pas seulement un livre religieux mais aussi un livre politique pour construire une société qui plaise à Dieu. Comme il y a eu des "Etats Chrétiens". Il nous reste le Vatican et des Etats dont les fondements sont rattachés directement à la religion chrétienne comme Andorre dont le coprince est l'évêque d'Urgell, il y a eu et il reste des Etats musulmans comme les Etats du Golf. 

La religion s'impose alors comme charte constitutionnelle supérieure aux lois et à la volonté du peuple.

- interdiction de l'avortement à Andorre malgré la demande des andorranes qui peuvent être poursuivies pour crime, si elles avortent à l'étranger,

- application de la Charia en Arabie Saoudite ou en Iran.

La théorie du "Grand Remplacement" brandit le chiffon rouge de la création en France d'un nouvel état musulman, au point de les principes de la laïcité, après avoir été une idée progressiste pour se débarrasser du curé qui dictait le bon choix du vote à l'intérieur de la parole du seigneur, tous les dimanches avant les élections est devenue une idée de droite.

Les tenants de la cette curieuse théorie et Eric Zemmour oublient que les premières victimes des djihadistes sont les musulmans à qui il leur est reproché de ne pas appliquer à la lettre les préceptes du Coran.

De même que les chrétiens n'appliquent pas les préceptes de haine de l'ancien testament, les musulmans n'appliquent par les préceptes de haine du Coran et les hadiths rédigés en temps de guerre.

Les musulmans donnent une interprétation allégoriques à l'appel du  djihad pour lutter contre le mal qui demeure en soit.

Les chrétiens aussi donnent une interprétation allégorique au nouveau testament. Aucun chrétien sérieux ne peut prétendre que le Monde s'est créé en six fois 24 heures pour désigner six jours. Aucun chrétien sérieux ne peut dire que Moïse est un personnage réel qui a emmené son peuple pour fuir d'Egypte et se réfugier dans l'actuelle Palestine, alors qu'à l'époque supposée de cette fuite,la Palestine était alors égyptienne. L'histoire de Moïse est une allégorie de la fuite d'un prince de Babylone.

Éric Zemmour a été condamné jeudi 3 mai 2018 par la cour d'appel de Paris à 5.000 euros d'amende pour provocation à la haine religieuse pour des propos anti-musulmans tenus en 2016 dans l'émission "C à vous".

Lors de l'émission diffusée le 6 septembre 2016 sur France 5, il avait notamment estimé :

« Dans d'innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c'est également l'islam, c'est également du djihad, c'est également la lutte pour islamiser un territoire qui n'est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de mécréant. C'est la même chose, c'est de l'occupation de territoire » ; cinquième passage, « je pense qu'il faut leur donner le choix entre l'islam et la France ».

La cour d'appel a estimé que ces deux passages "visaient les musulmans dans leur globalité et constituaient une exhortation implicite à la discrimination", a expliqué la présidente à l'audience.

L'interprétation de la Cour d'Appel de Paris semble exacte. L'expérience de Lunel, petite ville de 20 000 habitants, qui a envoyé des combattants dans les rangs de L'Etat islamiste, démontre que dans une secteur où le voile est de plus en plus porté par des jeunes filles et jeunes femmes, dans un secteur où le voile était inexistant, est un signal d'un mouvement djihadiste qui recrute. En ce sens le voile, peut être un acte de prosélytisme.

Des femmes iraniennes et algériennes ne sont elles pas en train de se battre pour avoir le droit de ne pas porter le voile ? Elles sont pourtant musulmanes !

Toutefois, en France, une femme voilée n'est pas une djihadiste. Elle veut seulement que Dieu la reconnaisse comme pratiquante assidue, comme 3 % des français se rendent à la messe le dimanche, pour pratiquer leur religion chrétienne assidûment. Le fait qu'elle puisse subir la pression de l'entourage ne peut être une cause d'une atteinte à la liberté de religion. Cette pression doit être combattue par la lutte contre le communautarisme et la lutte pour l'égalité des femmes.

Malheureusement, ce n'est pas ce que dit Zemmour. Il dit en substance que "la pratique de l'Islam exige le voile car le voile = islam = djihad." Il conclut directement qu'un musulman doit choisir entre sa religion et la France.

Il se pourvoit inutilement en Cour de Cassation et saisit la CEDH qui ne pourra que rejeter sa requête.

COUR DE CASSATION chambre criminelle arrêt du 17 septembre 2019 n° de pourvoi 18-85.299 rejet

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit. Lors de l'émission "C à vous" diffusée sur la chaîne de télévision France 5 le 6 septembre 2016, au cours de laquelle il a donné une interview, M. H... a tenu, à quatre moments distincts de l'échange avec une journaliste, les propos suivants : premier passage, la réponse « Non » à la question de savoir s'« il y a des musulmans en France qui vivent dans la paix, qui n'interprètent pas à la lettre les textes du coran, qui sont totalement intégrés » ; deuxième passage,« les soldats du djihad sont considérés par tous les musulmans, qu'ils le disent ou qu'ils ne le disent pas, comme des bons musulmans, c'est des guerriers, c'est des soldats de l'islam » ; troisième passage, « Non mais c'est pas du terrorisme c'est du djihadisme. Donc c'est l'islam » et « Pour moi c'est égal » ; quatrième passage, « Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration » et « Dans d'innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c'est également l'islam, c'est également du djihad, c'est également la lutte pour islamiser un territoire qui n'est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de mécréant. C'est la même chose, c'est de l'occupation de territoire » ; cinquième passage, « je pense qu'il faut leur donner le choix entre l'islam et la France ».

2. L'association Coordination des appels pour une paix juste au proche-orient a fait citer M. H... devant le tribunal correctionnel, qui l'a déclaré coupable.

3. Sur l'appel du prévenu, la cour d'appel a confirmé partiellement la décision des premiers juges.

Enoncé du moyen

5. Le moyen est pris de la violation des articles 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale.

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué "en ce qu'il a déclaré M. H... coupable de provocation à la discrimination et à la haine religieuse au titre des passages n° 4 et 5 visés à la prévention et condamné celui-ci à 3 000 euros d'amende, « alors que, selon l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 du même texte, que, selon l'article 24, alinéa 7, le délit de provocation qu'il prévoit n'est caractérisé que si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées, qu'en l'espèce, les propos litigieux, portant sur la question d'intérêt public relative à la situation créée par la présence en France, depuis trente ans, d'un nombre croissant d'immigrés musulmans qui ne s'intègrent pas, ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d'expression, que, même si leur formulation peut légitimement heurter des personnes de confession musulmane, ils ne contiennent néanmoins aucun appel ou exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à leur égard et qu'en entrant néanmoins en voie de condamnation, la cour d'appel a dénaturé lesdits propos et fait une fausse application de l'article 24, alinéa 7 de la loi précitée du 29 juillet 1881. »

Réponse de la Cour

7. Pour déclarer le prévenu coupable en raison des seuls propos tenus dans les quatrième et cinquième passages poursuivis, après avoir cité les principaux moments de l'interview, au cours de laquelle les propos incriminés ont été prononcés, et exposé que le quatrième passage litigieux décrit les musulmans comme des envahisseurs et des colonisateurs qui nécessitent, au moins implicitement, une résistance des populations concernées, l'arrêt relève qu'il s'agit d'un appel au rejet et à la discrimination des musulmans en tant que tels, l'ensemble du discours du prévenu étant axé sur l'idée que tous ne peuvent, par vocation religieuse, même lorsqu'ils ne sont pas violents, qu'être adeptes du jihad, sans se désolidariser de ceux qui se livrent à la violence au nom de leur foi.

8. Les juges ajoutent que le cinquième passage poursuivi, donnant aux musulmans "le choix entre l'islam et la France", est l'expression d'un rejet de cette communauté qui ne peut qu'appeler à l'exclusion de celle-ci en son entier.

9. Ils en déduisent que les deux derniers passages incriminés, compris ensemble, visent les musulmans dans leur globalité et contiennent une exhortation implicite à la discrimination.

10. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui n'a méconnu aucun des textes visés au moyen, a justifié sa décision.

11. Elle a souverainement analysé les éléments extrinsèques, éclairant le sens et la portée des propos poursuivis, tels qu'ils étaient susceptibles d'être compris par les personnes pouvant en prendre connaissance.

12. Au terme de cette analyse, elle a exactement retenu que, par leur sens et leur portée, les propos incriminés, qui désignaient tous les musulmans se trouvant en France comme des envahisseurs et leur intimaient l'obligation de renoncer à leur religion ou de quitter le territoire de la République, contenaient un appel à la discrimination.

13. Ainsi, le moyen doit-il être écarté.

LE MÊME JOUR, LA COUR DE CASSATION A CONFIRME LA RELAXE D'UN PREVENU QUI A CRITIQUE UNE PRATIQUE DE L'ISLAM, EN PRECISANT BIEN QUE TOUS LES MUSULMANS NE SONT PAS CONCERNES PAR SES CRITIQUES

COUR DE CASSATION chambre criminelle arrêt du 17 septembre 2019 N° de pourvoi 18-85.306 rejet

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit. Après un signalement au procureur de la République de Paris, émanant de l'association de Défense des droits de l'homme, collectif contre l'islamophobie en France (CCIF), le ministère public a fait citer devant le tribunal correctionnel, du chef de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, M. N..., historien, rédacteur en chef de la Revue d'histoire de la Shoah, responsable éditorial au Mémorial de la Shoah, invité à débattre avec M. D... R..., directeur de recherches au CNRS, au cours de l'émission «Répliques» du 10 octobre 2015 animée par M. G... B... sur France-Culture, et ayant pour thème ce jour-là «Le sens de la République», pour les propos suivants : «L'intégration est en panne aujourd'hui effectivement nous sommes en présence d'un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés» et «Cet antisémitisme violent viscéral que l'enquête Fondapol de I... E... a bien mis en évidence l'année dernière, on ne peut pas le laisser sous silence. Or ça c'est antinomique de la nation française, il n'y aura pas d'intégration tant qu'on ne sera pas débarrassés de cet antisémitisme atavique qui est tu comme un secret. Attendez je termine. Il se trouve qu'un sociologue algérien, S... C... d'un très grand courage vient de dire dans le film qui passera sur France 3 "c'est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les familles arabes en France et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l'antisémitisme on le tète avec le lait de la mère"».

2. Le tribunal ayant renvoyé M. N... des fins de la poursuite, le ministère public et les associations Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, Défense des droits de l'homme, collectif contre l'islamophobie en France, et Sos soutien ô sans papiers, parties civiles, ont relevé appel de cette décision.

3. La cour d'appel a confirmé le jugement entrepris.

Examen des moyens

Enoncé des moyens

Sur les moyens uniques de cassation, proposés par la SCP A.Bouzidi - Ph. Bouanna pour l'association Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen et par la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy pour les associations Défense des droits de l'homme, collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) et Sos soutien ô sans papiers

4. Le moyen proposé par la SCP A.Bouzidi - Ph. Bouanna pour l'association Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen est pris de la violation des articles 23, alinéa 1, 24 alinéa 7, 509, 515, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale.

5. Le moyen critique l'arrêt attaqué "en ce qu'il a confirmé le jugement ayant renvoyé M. N... des fins de la poursuite du chef de provocation à la discrimination, en raison de l'origine, l'ethnie, la nation, la race ou la religion par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique, et débouté l'exposante de ses demandes,

1°/ alors que « le délit de provocation prévu par l'article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 est constitué lorsque son auteur a entendu susciter un sentiment de haine ou de violence à l'encontre d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine, de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'ayant littéralement rappelé les propos du prévenu selon lesquels « l'intégration est en panne. Aujourd'hui, effectivement, nous sommes en présence d'un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés », « cet antisémitisme violent, viscéral, que l'enquête Fondapol de I... E... a bien mis en évidence l'année dernière, on ne peut pas le passer sous silence. Or ça, ça, c'est antinomique de la nation française, il n'y aura pas d'intégration tant qu'on ne se sera pas débarrassés de cet antisémitisme atavique qui est tu comme un secret. Or... attendez, je termine il se trouve qu'un sociologue algérien, S... C..., d'un très grand courage, vient de dire dans le film qui passera sur France 3 : « C'est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les familles arabes en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l'antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère » puis retenu que la référence au lait maternel ne doit pas être prise au pied de la lettre, s'agissant manifestement d'une expression imagée d'un usage courant, d'une métaphore qui renvoie en l'occurrence à des notions de culture et d'éducation, et non à un déterminisme biologique ou génétique susceptible de se propager nécessairement à l'ensemble des "familles arabes", la cour d'appel a dénaturé les propos qu'elle relève et elle a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés » ;

2°/ alors que « le délit de provocation prévu par l'article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 est constitué lorsque son auteur a entendu susciter un sentiment de haine ou de violence à l'encontre d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine, de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'ayant littéralement rappelé les propos du prévenu selon lesquels « l'intégration est en panne. Aujourd'hui, effectivement, nous sommes en présence d'un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés », « cet antisémitisme violent, viscéral, que l'enquête Fondapol de I... E... a bien mis en évidence l'année dernière, on ne peut pas le passer sous silence. Or ça, ça, c'est antinomique de la nation française, il n'y aura pas d'intégration tant qu'on ne se sera pas débarrassés de cet antisémitisme atavique qui est tu comme un secret. Or... attendez, je termine il se trouve qu'un sociologue algérien, S... C..., d'un très grand courage, vient de dire dans le film qui passera sur France 3 : « C'est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les familles arabes en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l'antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère » puis retenu que la référence au lait maternel ne doit pas être prise au pied de la lettre, s'agissant manifestement d'une expression imagée d'un usage courant, d'une métaphore qui renvoie en l'occurrence à des notions de culture et d'éducation, et non à un déterminisme biologique ou génétique susceptible de se propager nécessairement à l'ensemble des "familles arabes" , qu'il en va de même des mots, certes très forts "viscéral" et "atavique", qui dans le contexte se comprennent comme reliant l'antisémitisme à une tradition familiale profonde et ancrée la cour d'appel a dénaturé ces derniers propos qu'elle relève et elle a privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés » ;

3°/ alors que « le délit de provocation prévu par l'article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 est constitué lorsque son auteur a entendu susciter un sentiment de haine ou de violence à l'encontre d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine, de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'ayant littéralement rappelé les propos du prévenu selon lesquels « l'intégration est en panne. Aujourd'hui, effectivement, nous sommes en présence d'un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés », « cet antisémitisme violent, viscéral, que l'enquête Fondapol de I... E... a bien mis en évidence l'année dernière, on ne peut pas le passer sous silence. Or ça, ça, c'est antinomique de la nation française, il n'y aura pas d'intégration tant qu'on ne se sera pas débarrassés de cet antisémitisme atavique qui est tu comme un secret. Or... attendez, je termine il se trouve qu'un sociologue algérien, S... C..., d'un très grand courage, vient de dire dans le film qui passera sur France 3 : « C'est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les familles arabes en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l'antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère » puis retenu que la référence au lait maternel ne doit pas être prise au pied de la lettre, s'agissant manifestement d'une expression imagée d'un usage courant, d'une métaphore qui renvoie en l'occurrence à des notions de culture et d'éducation, et non à un déterminisme biologique ou génétique susceptible de se propager nécessairement à l'ensemble des "familles arabes", qu'il en va de même des mots, certes très forts "viscéral" et "atavique", qui dans le contexte se comprennent comme reliant l'antisémitisme à une tradition familiale profonde et ancrée la cour d'appel qui n'a pas procédé à une analyse globale de ces propos qu'elle relève a violé les textes susvisés » ;

4°/ alors que « le délit de provocation prévu par l'article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881 est constitué lorsque son auteur a entendu susciter un sentiment de haine ou de violence à l'encontre d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine, de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; qu'ayant littéralement rappelé les propos du prévenu selon lesquels « l'intégration est en panne. Aujourd'hui, effectivement, nous sommes en présence d'un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française, qui fait régresser un certain nombre de valeurs démocratiques qui nous ont portés », « cet antisémitisme violent, viscéral, que l'enquête Fondapol de I... E... a bien mis en évidence l'année dernière, on ne peut pas le passer sous silence. Or ça, ça, c'est antinomique de la nation française, il n'y aura pas d'intégration tant qu'on ne se sera pas débarrassés de cet antisémitisme atavique qui est tu comme un secret. Or... attendez, je termine il se trouve qu'un sociologue algérien, S... C..., d'un très grand courage, vient de dire dans le film qui passera sur France 3 : « C'est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les familles arabes en France, et tout le monde le sait mais personne ne veut le dire, l'antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère », que la référence au lait maternel ne doit pas être prise au pied de la lettre, s'agissant manifestement d'une expression imagée d'un usage courant, d'une métaphore qui renvoie en l'occurrence à des notions de culture et d'éducation, et non à un déterminisme biologique ou génétique susceptible de se propager nécessairement à l'ensemble des "familles arabes" , qu'il en va de même des mots, certes très forts "viscéral" et "atavique", qui dans le contexte se comprennent comme reliant l'antisémitisme à une tradition familiale profonde et ancrée la cour d'appel qui ajoute encore qu'il sera également souligné que, même dans un débat oral mouvementé, le prévenu, historien chercheur expérimenté et connaissant le sens des mots, emploie l'article défini "dans les familles arabes", sans dire "dans toutes les familles arabes" ni "dans des familles arabes", que cependant, à la suite de la réaction indignée de D... R... qui lui demande s'il condamne "4 millions de nos compatriotes, collectivement", M... N... répond, certes après être revenu sur le "terrorisme intellectuel", mais dès que le calme un peu rétabli lui permet de s'exprimer, « Je n'ai pas dit l'ensemble, j'ai dit une partie », qu'il est exact qu'il n'avait précédemment dit ni "l'ensemble" ni "une partie", mais il précise alors expressément sa pensée en spécifiant qu'il ne vise pas l'ensemble des musulmans, ce que l'auditeur ne peut qu'entendre, même si D... R... proteste, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales s'évinçant de ses constatations et elle a violé les textes susvisés » ;

5°/ alors enfin que « en décidant que dans ce contexte de vif débat oral, les deux seuls passages dont la cour est saisie et sur lesquels elle a à statuer ne visent pas l'ensemble de la communauté arabo-musulmane, mais seulement les musulmans salafistes et une partie des familles arabes, de sorte que l'un des éléments constitutifs du délit fait défaut, la cour d'appel a encore dénaturé les propos tenus et entaché » sa décision de manque de base légale au regard des textes susvisés ».

6. Le moyen proposé par la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy pour les associations Défense des droits de l'homme, collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) et Sos soutien ô sans papiers est pris de la violation des articles 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881, 591 et 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale.

7. Le moyen critique l'arrêt attaqué "en ce qu'il a renvoyé un historien (M. N...) des fins d'une poursuite de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence au détriment de la communauté arabo-musulmane et a débouté les parties civiles (l'association SOS Soutien ô sans papiers et le Collectif contre l'islamophobie en France, les exposantes) de leurs demandes indemnitaires ;

1°/ alors que « le sens et la portée des propos incriminés, tenus lors d'une émission radiophonique, doivent être appréciés en tenant compte des éléments intrinsèques et extrinsèques au support en cause, tant le contenu même des propos que le contexte dans lequel ils s'inscrivent au cours de l'émission, et par rapport à la perception et la compréhension de l'auditeur moyen ; que, pour relaxer le prévenu, la cour d'appel ne pouvait donc retenir que les propos incriminés dans le premier passage ne s'appliquaient pas à tous les musulmans de France, ni même aux « musulmans croyants et pratiquants » évoqués postérieurement, mais à ceux qui se trouvaient dans les territoires où les musulmans étaient nombreux et salafistes, quand les propos incriminés, replacés dans leur contexte, notamment les propos tenus par le prévenu pendant toute l'émission sur la formation d'un second peuple en France, visaient toutes les personnes d'origine musulmane et arabe habitant en France dénoncées comme formant un second peuple qui, refusant de s'intégrer, menaçait la cohésion nationale » ;

2°/ alors que « constituent une provocation à la haine ou à la violence au sens de l'article 24, alinéa 6, de la loi du 29 juillet 1881 les propos ou écrits tendant à susciter un sentiment de rejet ou d'hostilité envers une personne ou un groupe de personnes à raison, notamment, d'une religion déterminée ; qu'en l'espèce, les exposantes faisaient valoir (v. leurs concl., pp. 22-23) que le prévenu n'avait employé le terme "salafistes" qu'une seule fois durant toute l'émission pour illustrer un exemple précis de pratiques de la religion musulmane, cependant que son propos visait l'ensemble de la communauté musulmane dès lors que les autres observances musulmanes qu'il dénonçait, soit les règles alimentaires du hallal et le port du voile ou la prière au travail, étaient des pratiques religieuses non limitées aux musulmans ultra-orthodoxes, tels les salafistes ; que la cour d'appel ne pouvait donc affirmer que le premier passage incriminé ne s'appliquait qu'aux musulmans se trouvant dans les territoires où les musulmans étaient nombreux et salafistes » ;

3°/ alors que « le délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, est caractérisé par des propos qui, tant par leur sens que par leur portée, tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées ; que, pour considérer que les propos du second passage incriminé ne visaient pas l'ensemble de la communauté arabo-musulmane mais une partie des musulmans, la cour d'appel ne pouvait déclarer que la référence au lait maternel ne devait pas être prise au pied de la lettre, s'agissant manifestement d'une expression imagée d'un usage courant, d'une métaphore qui renvoyait en l'occurrence à des notions de culture et d'éducation, et non à un déterminisme biologique ou génétique susceptible de se propager nécessairement à l'ensemble des "familles arabes", quand, nonobstant l'exclusion d'un déterminisme biologique, il se déduisait de ses constatations que les propos incriminés dénonçaient un déterminisme ethno-culturel – dont elle a omis de tirer les conséquences légales –, selon lequel « les » familles arabes en France sans distinction éduquaient leurs enfants dans l'antisémitisme » ;

4°/ alors que « en outre, il ressort des propres constatations de l'arrêt attaqué que les termes "viscéral" et "atavique" se comprenaient comme reliant l'antisémitisme à une tradition familiale profonde et ancrée dans « les » familles arabes sans distinction ; que la cour d'appel ne pouvait donc exclure toute incrimination pour la raison que ces termes ne renvoyaient pas à un déterminisme biologique ou génétique, quand l'antisémitisme né d'une tradition profonde et ancrée retenue par elle entrait dans le champ d'application de la loi » ;

5°/ alors que « enfin, seuls les propos incriminés permettent la détermination du groupe visé ; que la cour d'appel ne pouvait présupposer que les propos du second passage, faisant état d'un « antisémitisme violent, viscéral et atavique » ainsi que « du tabou, à savoir que, dans les familles arabes en France (
), l'antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère », ne visaient qu'une partie des familles arabes après qu'elle eut constaté non seulement que lesdits propos désignaient « les » familles arabes sans distinction et non "des" familles arabes, mais en outre que, si le prévenu avait ensuite affirmé n'avoir pas visé l'ensemble des musulmans mais une partie d'entre eux, il n'avait précédemment précisé ni "l'ensemble" ni "une partie" de cette population, ce dont il se déduisait que ses propos concernaient l'ensemble de la communauté arabo-musulmane ».

Réponse de la Cour

8. Les moyens sont réunis.

9. Pour confirmer le jugement entrepris et débouter les parties civiles de leurs demandes, après avoir rappelé le déroulement des débats entre M. N..., auteur du livre "Les territoires perdus de la République", qui venait d'être réédité, et M. R..., auteur du livre "Le sens de la République", qui venait d'être publié, puis les principaux moments de cet échange, au fur et à mesure duquel ont été prononcés les propos litigieux, l'arrêt relève que, d'une part, dans le premier passage incriminé, où le prévenu évoque "un autre peuple qui se constitue au sein de la nation française ", celui-ci revient à ce qu'il a dit au début de l'émission sur la manifestation du 11 janvier 2015, à la suite des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 où il avait précisément énoncé qu'"il y a eu réellement, dans une partie, j'insiste, de l'opinion, une approbation de ce qui s'était passé", d'autre part, à la suite du premier propos poursuivi, M. N... donne un exemple, celui de la présence de la femme dans l'espace public en indiquant que, dans les territoires aujourd'hui, où la présence musulmane est forte et où il y a des salafistes, selon la version figurant dans le constat d'huissier produit par le prévenu, où cette présence est salafiste, selon la retranscription versée aux débats par une des parties civiles, il n'y a plus de femmes dans l'espace public.

10. Les juges en déduisent que l'auditeur comprend ainsi que les propos, tels qu'illustrés par cet exemple, ne s'appliquent pas à tous les musulmans de France, ni même aux "musulmans croyants et pratiquants" évoqués postérieurement, mais à ceux qui se trouvent dans les territoires où les musulmans sont nombreux et salafistes.

11. S'agissant du second passage poursuivi, les juges ajoutent que le prévenu, chercheur expérimenté et connaissant le sens des mots, qui emploie l'article défini "dans les familles arabes", sans dire dans toutes les familles arabes ni dans des familles arabes, répondant à son contradicteur qui lui demande s'il condamne quatre millions de compatriotes collectivement, "je n'ai pas dit l'ensemble, j'ai dit une partie", précise alors expressément sa pensée en spécifiant qu'il ne vise pas l'ensemble des musulmans, ce que l'auditeur ne peut qu'entendre.

12. Les juges en concluent que, dans ce contexte de vif débat oral, les deux passages incriminés ne visent pas l'ensemble de la communauté arabo-musulmane, mais seulement les musulmans salafistes et une partie des familles arabes, de sorte que l'un des éléments constitutifs du délit fait défaut.

13. En statuant ainsi, la cour d'appel, qui n'a méconnu aucun des textes visés au moyen, a justifié sa décision.

14. Elle a souverainement analysé les éléments extrinsèques, éclairant le sens et la portée des propos poursuivis, tels qu'ils étaient susceptibles d'être compris par les personnes pouvant en prendre connaissance.

15. Au terme de cette analyse, elle a exactement retenu que les propos litigieux ne visaient pas un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, de sorte que les éléments constitutifs du délit reproché au prévenu n'étaient pas réunis.

16. Ainsi, les moyens doivent-ils être écartés.

LA REVENDICATION D'APPARTENANCE A L'ETAT ISLAMISTE

COUR DE CASSATION chambre criminelle arrêt du 4 juin 2014 N° de pourvoi 18-85.042 cassation

Vu l’article 421-2-5 du code pénal ;

Attendu que le délit d’apologie d’actes de terrorisme, prévu et réprimé par l’article susvisé, consiste dans le fait d’inciter publiquement à porter sur ces infractions ou leurs auteurs un jugement favorable ;

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure que M. X... a été poursuivi devant le tribunal correctionnel, du chef précité, pour avoir tenu, au sein du centre hospitalier où son père était accueilli et est décédé, à l’adresse du personnel soignant et en présence du public, du 5 au 8 février 2017, les propos suivants : "Je crois que vous n’avez pas compris, je travaille pour Daesh moi", "je repars en Syrie, je fais partie de Daesh si vous n’avez pas compris", "je vais reprendre du service et reprendre contact avec Daesh", et pour avoir ajouté qu’il reviendrait avec une ceinture d’explosifs ; que les juges du premier degré, après avoir jugé qu’il n’était pas établi qu’il avait tenu les propos poursuivis du 5 au 7 février, l’ont déclaré coupable pour les faits du 8 février 2017 ; que le prévenu et le ministère public ont relevé appel de cette décision ;

Attendu que, pour déclarer le prévenu coupable de l’intégralité des faits, l’arrêt, après avoir rappelé le comportement du prévenu, qui contestait de façon agressive les conditions dans lesquelles son père était soigné au sein de l’établissement hospitalier, énonce notamment que le fait de menacer de venir avec une ceinture d’explosifs, d’affirmer et de réaffirmer son appartenance au groupe terroriste Daesh, en mettant en avant l’importance et la puissance de cette organisation terroriste, en brandissant son nom comme une glorification et une justification à un passage à l’acte violent plusieurs fois envisagé, caractérise le délit d’apologie d’actes de terrorisme ;

Mais attendu qu’en statuant ainsi, alors qu’il résulte de ses propres constatations que les propos, par lesquels le prévenu se prévalait de son appartenance personnelle à une organisation terroriste, responsable de plusieurs attentats commis dans une période récente sur le sol français, pour intimider et menacer ses interlocuteurs, ne pouvaient, compte tenu des circonstances dans lesquelles ils avaient été tenus, que susciter en eux des sentiments de crainte et de rejet, exclusifs de tout regard favorable sur ladite organisation, la cour d’appel a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et du principe ci-dessus rappelé ;

D’où il suit que la cassation est encourue ;

Monsieur Brice Hortefeux ancien ministre de l'intérieur, est relaxé pour ses propos sur les magrébins requalifiés en auvergnats car ses propos étaient privés et non publics.

Cour de Cassation, chambre criminelle, arrêt du 27 novembre 2012, pourvoi n° 11-86982 Rejet

Statuant sur le pourvoi formé par :

- L'association Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples, partie civile,

contre l'arrêt de la cour d'appel de PARIS, chambre 2-7, en date du 15 septembre 2011, qui, dans la procédure suivie, sur sa plainte, contre M. Brice X... du chef d'injures publiques envers un groupe de personnes à raison de leur origine, l'a déclarée irrecevable en sa constitution de partie civile, et a mis le prévenu hors de cause

Attendu que le tribunal a relaxé le prévenu pour le premier propos, requalifié le second propos en contravention d'injure raciale non publique et condamné le prévenu de ce chef ; que les parties et le ministère public ont relevé appel de ce jugement ;

Attendu que, pour dire non établi l'élément de publicité de l'infraction, après avoir retenu le caractère injurieux du second propos à l'égard d'un groupe de personnes à raison de leur origine, l'arrêt relève que si la réunion au cours de laquelle les paroles litigieuses ont été prononcées était ouverte à la presse, la présence de cette dernière, à elle seule, n'enlevait pas à cette manifestation, réservée aux militants de l'UMP, son caractère privé, et que les images traduisent le "caractère quasi familial" de la rencontre, rien ne venant attester la présence de tiers étrangers à la communauté d'intérêts constituée par les membres de ce groupe de personnes liées par des aspirations communes ; que les juges ajoutent que M. X..., qui ne voit pas l'objectif de la caméra, s'exprime sur le ton de la confidence, et que son attitude démontre qu'il n'entend pas s'adresser au-delà du cercle restreint formé par les militants qui l'entourent, au point qu'il a été nécessaire de recourir, avant diffusion, au procédé du sous-titrage pour rendre la conversation compréhensible ; qu'ils en déduisent que, dès lors que la contravention d'injure raciale non publique ne figure pas dans l'énumération des infractions délictuelles pour lesquelles les associations habilitées peuvent exercer les droits de la partie civile, figurant à l'article 48-1 de la loi de 1881, le MRAP était irrecevable en sa constitution de partie civile, et que M. X... doit être mis hors de cause ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel a justifié sa décision ; qu'en effet, d'une part, un propos injurieux, même tenu dans une réunion ou un lieu publics, ne constitue le délit d'injure que s'il a été "proféré", au sens de l'article 23 de la loi sur la presse, c'est-à-dire tenu à haute voix dans des circonstances traduisant une volonté de le rendre public ; que, d'autre part, le droit d'agir reconnu aux associations habilitées par l'article 48 -1 de la même loi n'est prévu que pour les délits limitativement énumérés par ce texte

LES RELATIONS HOSTILES DANS UN CONSEIL MUNICIPAL

Cour de cassation chambre criminelle, arrêt du 9 décembre 2014, pourvoi n° 1385401 Rejet

Que M. Y..., considérant que les expressions : " votre mauvaise éducation, votre indignité à exercer des mandats publics ", et : " c'est un comportement de voyou ", étaient injurieuses à son égard, a fait citer M. X...devant le tribunal correctionnel ; que celui-ci ayant déclaré le prévenu coupable, les parties, ainsi que le ministère public, ont relevé appel de cette décision ;

Attendu que, pour infirmer le jugement, et dire le délit d'injure non constitué à la charge de M. X..., l'arrêt retient que les expressions litigieuses, placées dans le contexte dans lequel elles ont été prononcées, renferment des imputations précises, de nature à faire l'objet d'un débat contradictoire et d'une preuve, et ne peuvent être qualifiées d'injures, mais constituent des diffamations ;

Attendu que, si c'est à tort que la cour d'appel a retenu que les propos litigieux caractérisaient une diffamation, en l'absence d'imputation ou d'allégation de faits suffisamment précis, l'arrêt n'encourt pas pour autant la censure, dès lors que, ainsi que la Cour de cassation est en mesure de s'en assurer, les paroles injurieuses incriminées, prononcées, dans le contexte d'un débat politique, par le maire, chargé de la police de l'assemblée municipale, s'analysaient en une critique du comportement de l'un de ses membres dans l'exercice de son mandat public, et ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d'expression, qui ne peut connaître d'ingérence ou de restriction, en une telle circonstance, que pour des motifs impérieux, dont l'existence n'est pas établie

LES RELATIONS HOSTILES ENTRE UN MAIRE ET DES PROFESSEURS SYNDIQUÉS LE MOT "RACAILLE" N'EST PAS UNE INJURE

Cour de cassation chambre criminelle, arrêt du 28 mars 2017, pourvoi n° 16-81896 Rejet

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que Mme X..., représentante du syndicat CGT Educ'action 30, ce syndicat et deux autres organisations syndicales ont fait citer M. Y..., maire de Beaucaire, devant le tribunal correctionnel, notamment du chef susvisé, pour, dans un communiqué de presse qui faisait suite au double refus, opposé la veille par les représentants syndicaux des enseignants au conseil d'administration du lycée de la ville, de siéger aux côtés du maire, au motif de son appartenance au Front national, dont le président d'honneur venait de tenir des propos antisémites, et de lui serrer la main, avoir écrit les mots : " ce ne sont pas quelques syndicalistes sans éducation, privilégiés, aigris et sectaires, dont le comportement n'a rien à envier à celui de " racailles ", qui impressionneront la municipalité " ; que le prévenu, déclaré coupable par les juges du premier degré, a relevé appel de cette décision, ainsi que le ministère public ;

Attendu que, pour infirmer le jugement, relaxer le prévenu et débouter les parties civiles, l'arrêt énonce en substance que les enseignants syndiqués ont, par leur comportement, instauré un débat politique avec le maire, dans le contexte duquel celui-ci a répondu à leur provocation par des propos qui n'ont pas dépassé les limites de la liberté d'expression ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel, qui, répondant aux conclusions dont elle était saisie et prenant en compte les responsabilités exercées par les protagonistes, a exactement apprécié le sens et la portée des propos incriminés, tenus dans le contexte d'une polémique de nature politique, et admis le prévenu au bénéfice de l'excuse de provocation, sans avoir à rechercher ce qui avait pu déterminer le comportement dont elle retenait le caractère provocateur, a justifié sa décision ;

D'où il suit que le moyen, qui manque partiellement en fait en sa seconde branche, en ce que le communiqué litigieux a été diffusé dès le lendemain de l'incident l'ayant provoqué, doit être écarté ;

Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;

LA CRITIQUE DE L'ETAT D'ISRAEL

Baldassi et autres c. France du 11 juin 2020

requêtes n° 15271/16, 15280/16, 15282/16, 15286/16, 15724/16, 15842/16 et 16207/16

Article 10 : La condamnation pénale des militants qui ont participé à la campagne BDS de boycott des produits importés d’Israël n’a pas reposé sur des motifs pertinents et suffisants et a violé leur liberté d’expression

Art 10 • Liberté d’expression • Action militante en faveur du boycott des produits en provenance d’Israël pénalement réprimée comme discriminatoire, sans motifs pertinents et suffisants • Appel au boycott protégé par l’article 10 en tant que modalité d’expression d’opinions protestataires • Différences établies avec l’affaire Willem c. France • Influence des requérants, simples citoyens, incomparable à celle d’un maire • Action tendant à provoquer ou stimuler le débat sur un sujet d’intérêt général • Absence de propos racistes ou antisémites et d’appel à la haine, la violence et l’intolérance • Absence de violence ou dégâts matériels

Art 7 • Nullum crimen sine lege • Existence d’un précédent jurisprudentiel rendant prévisible une condamnation pénale

à la majorité, non-violation de l’article 7 (pas de peine sans loi) de la Convention européenne des droits de l’homme, et, à l’unanimité, violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention. Ces affaires concernent la plainte de militants de la cause palestinienne pour leur condamnation pénale pour incitation à la discrimination économique, en raison de leur participation à des actions appelant à boycotter les produits importés d’Israël dans le cadre de la campagne BDS « Boycott, Désinvestissement et Sanctions ». La Cour observe qu’en l’état de la jurisprudence à l’époque des faits, les requérants pouvaient savoir qu’ils risquaient d’être condamnés sur le fondement de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 en raison de l’appel à boycott des produits importés d’Israël. La Cour constate que les actions et les propos reprochés aux requérants relevaient de l’expression politique et militante et concernaient un sujet d’intérêt général La Cour a souligné à de nombreuses reprises que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général. Par nature, le discours politique est souvent virulent et source de polémiques. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. La Cour considère que la condamnation des requérants n’a pas reposé pas sur des motifs pertinents et suffisants. Elle n’est pas convaincue que le juge interne ait appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et se soit fondé sur une appréciation acceptable des faits.

FAITS

Les onze requérants sont : MM. Jean-Michel Baldassi, Henri Eichholtzer, Mmes Aline Parmentier, Sylviane Mure, MM. Nohammad Akbar, Maxime Roll, Mme Laila Assakali, MM. Yahya Assakali, Jacques Ballouey, Mmes Habiba El Jarroudi, et Farida Sarr-Trichine. Les requérants sont de nationalité française, sauf M. Nohammad Akbar et Mme Habiba El Jarroudi, qui sont de nationalités afghane et marocaine. M. Eichholzer et Mme Parmentier résident à Habsheim et Zillisheim, respectivement. M. Jacques Ballouey résidait à Mulhouse, comme les autres requérants.

Les requérants font partie du « Collectif Palestine 68 », qui relaie localement la campagne internationale « Boycott, Désinvestissement et Sanctions » (« BDS »). Cette campagne a été initiée le 9 juillet 2005 par un appel émanant d’organisations non-gouvernementales palestiniennes, un an après l’avis rendu par la Cour internationale de Justice selon lequel « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ». Le 26 septembre 2009, cinq des requérants participèrent à une action à l’intérieur de l’hypermarché [C.] d’Illzach, appelant au boycott des produits israéliens, organisée par le collectif Palestine 68. Ils exposèrent des produits qu’ils estimaient être d’origine israélienne dans trois caddies placés à la vue des clients et distribuèrent des tracts. Un événement similaire fut organisé par le collectif Palestine 68 le 22 mai 2010 dans le même hypermarché. Huit des requérants y prirent part. Les participants présentèrent en outre une pétition à la signature des clients de l’hypermarché invitant celui-ci à ne plus mettre en vente des produits importés d’Israël. Le procureur de la République de Colmar cita les requérants à comparaître devant le tribunal correctionnel de Mulhouse pour avoir, entre autres, provoqué à la discrimination, délit prévu par l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881. Par deux jugements du 15 décembre 2011, le tribunal correctionnel de Mulhouse relaxa les requérants. Par deux arrêts rendus le 27 novembre 2013, la Cour d’appel de Colmar infirma les jugements en ce qu’ils relaxaient les requérants. Elle les déclara coupable du délit de provocation à la discrimination. Concernant les événements du 26 septembre 2009, la cour d’appel condamna chacun des cinq prévenus à une amende de 1 000 EUR avec sursis et au paiement in solidum à chacune des quatre parties civiles recevables (la ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, l’association avocats sans frontières, l’association alliance France-Israël et le bureau national de vigilance contre l’antisémitisme) de 1 000 EUR pour préjudice moral, et de 3 000 EUR sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale (frais exposés par les parties civiles et non payés par l’État). Concernant les événements du 22 mai 2010, la cour d’appel condamna chacun des neuf prévenus à une amende de 1 000 EUR avec sursis et au paiement in solidum à trois des parties civiles (la ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, l’association avocats sans frontières et l’association alliance France-Israël), chacune, de 1000 EUR pour préjudice moral et de 3 000 EUR sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale (frais exposés par les parties civiles et non payés par l’État). Par deux arrêts du 20 octobre 2015, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta les pourvois formés par les requérants, qui invoquaient notamment la violation des articles 7 et 10 de la Convention. Elle jugea en particulier que la cour d’appel avait justifié sa décision, dès lors qu’elle avait relevé, à bon droit, que les éléments constitutifs du délit prévu par l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 étaient réunis, et que l’exercice de la liberté d’expression, proclamée par l’article 10 de la Convention, pouvait être, en application du second alinéa de ce texte, soumis à des restrictions ou sanctions constituant, comme en l’espèce, des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre et à la protection des droits d’autrui.

CEDH

ARTICLE 7

35.  La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l’article 7 tels qu’ils sont notamment énoncés dans l’arrêt Vasiliauskas c. Lituanie [GC] (no 35343/05, §§ 153-157 et 160, CEDH 2015). Il en ressort en particulier que cette disposition ne se borne pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé : elle consacre aussi, d’une manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par le droit, qu’il soit national ou international. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux et d’un avis juridique éclairé, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. À cet égard, la Cour a indiqué que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit écrit comme non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité.

36.  En l’espèce, les requérants ont été condamnés sur le fondement de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881, qui dispose que « ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement ».

37.  Les requérants avaient été relaxés en première instance, au motif notamment que les agissements pour lesquels ils étaient poursuivis visaient seulement à inciter les consommateurs à ne pas acheter des produits israéliens, et que l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 ne visait pas la discrimination « économique », celle-ci étant prévue spécifiquement par l’alinéa 9 du même article, lequel renvoie aux actes de discrimination économique prévus et définis par l’article 225-2 du code pénal. La cour d’appel de Colmar a cependant infirmé ce jugement, considérant que les requérants avaient « provoqu[é] à discriminer les produits venant d’Israël », incitant les clients à ne pas acheter ces marchandises en raison de l’origine des producteurs, lesquels constituaient un « groupe de personnes » appartenant à une « nation » déterminée, Israël.

38.  La Cour observe que, certes, le texte de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 ne renvoie pas explicitement à la provocation à la discrimination économique. Quant à l’alinéa 9, il vise expressément cette forme de provocation à la discrimination mais uniquement à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, pas à raison de l’origine ou de l’appartenance à une nation.

39.  La Cour constate toutefois avec le Gouvernement qu’avant la date des faits de l’espèce, la Cour de cassation s’était prononcée dans le sens de l’application de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 en cas d’appel au boycott de produits importés d’Israël. Dans le cadre de l’affaire Willem précitée, répondant à un moyen tiré d’une méconnaissance du principe d’interprétation stricte de la loi pénale, la Cour de cassation a en effet validé par un arrêt du 28 septembre 2004 un arrêt de la cour d’appel de Douai du 11 septembre 2003 qui retenait ce qui suit : « les articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 incriminent le fait de provoquer (...) à la discrimination en portant entrave à l’exercice normal d’une activité économique quelconque (...) ces textes renvo[yant] aux dispositions des articles 225-1 et 225-2 du code pénal (...) ». La Cour de cassation a relevé que l’arrêt attaqué énonçait notamment que le prévenu, en annonçant son intention en tant que maire de demander aux services de restauration de la commune de ne plus acheter de produits en provenance de l’État d’Israël, avait incité ceux-ci à tenir compte de l’origine de ces produits et, par suite, à entraver l’exercice de l’activité économique des producteurs israéliens, cet appel au boycott étant fait en raison de leur appartenance à la nation israélienne. Elle a jugé qu’en cet état, et dès lors que la diffusion sur le site internet de la commune de la décision prise par le maire de boycotter les produits israéliens, accompagnée d’un commentaire militant, était, en multipliant les destinataires du message, de nature à provoquer des comportements discriminatoires, la cour d’appel avait justifié sa décision.

40.  Ainsi, en l’état de la jurisprudence à l’époque des faits de leur cause, les requérants pouvaient savoir qu’ils risquaient d’être condamnés sur le fondement de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 en raison de l’appel à boycott des produits importés d’Israël qu’ils ont proféré.

41.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention.

ARTICLE 10

58.  La condamnation des requérants s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par eux de leur liberté d’expression. Cela n’a du reste pas prêté à controverse entre les parties. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

a)      Prévue par la loi

59.  Vu la conclusion à laquelle elle est parvenue s’agissant du grief tiré de l’article 7 de la Convention (paragraphes 35-41 ci-dessus), la Cour retient que l’ingérence était « prévue par la loi », au sens de l’article 10 de la Convention.

b) But légitime

60.  Il résulte des motifs des arrêts de la cour d’appel de Colmar du 20 novembre 2013 que les requérants ont été condamnés pour avoir provoqué à discriminer les producteurs ou les fournisseurs de produits venant d’Israël (paragraphe 13 ci-dessus). Leur condamnation visait donc à protéger les droits commerciaux de ces derniers. La Cour admet en conséquence que, comme le soutient le Gouvernement, qui se réfère au droit des producteurs ou des fournisseurs d’accéder à un marché, l’ingérence litigieuse avait pour but la protection des « droits d’autrui » au sens du second paragraphe de l’article 10.

c) Nécessité dans une société démocratique

  1. Principes généraux

61.  Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour. Ils ont notamment été rappelés dans l’arrêt Perinçek précité (§ 196) :

i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.

iii.  La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

62.  À cela il faut ajouter qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression (voir, par exemple, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1998 VII, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 53, CEDH 2011, Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, § 82, 3 avril 2012, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 58, 29 mars 2016, ainsi que les références qui y sont indiquées).

  1. Considérations relatives à l’appel au boycott

63.  Le boycott est avant tout une modalité d’expression d’opinions protestataires. L’appel au boycott, qui vise à communiquer ces opinions tout en appelant à des actions spécifiques qui leurs sont liées, relève donc en principe de la protection de l’article 10 de la Convention.

64.  L’appel au boycott constitue cependant une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression en ce qu’il combine l’expression d’une opinion protestataire et l’incitation à un traitement différencié de sorte que, selon les circonstances qui le caractérisent, il est susceptible de constituer un appel à la discrimination d’autrui. Or, l’appel à la discrimination relève de l’appel à l’intolérance, lequel, avec l’appel à la violence et l’appel à la haine, est l’une des limites à ne dépasser en aucun cas dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression (voir, par exemple, Perinçek, précité, § 240). Toutefois, inciter à traiter différemment ne revient pas nécessairement à inciter à discriminer.

  1. L’arrêt Willem c. France

65.  La Cour partage le point de vue des requérants et des intervenants selon lequel il faut distinguer la présente espèce de l’affaire Willem précitée.

66.  Il s’agissait dans cette affaire d’un maire qui, en 2002, lors d’une réunion du conseil municipal, en présence de journalistes, puis sur le site Internet de la commune, avait annoncé avoir demandé aux services municipaux de restauration de boycotter les produits alimentaires israéliens, afin de protester contre la politique menée par le premier ministre israélien à l’égard des Palestiniens. Il avait été condamné pour provocation à la discrimination sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 à une amende de 1 000 EUR avec sursis.

67.  Le requérant Willem dénonçait une violation de l’article 10. Dans le cadre de l’examen de la nécessité de l’ingérence, la Cour a souligné l’importance particulière de la liberté d’expression pour les élus du peuple ; elle en a déduit qu’il lui fallait se livrer à un contrôle des plus stricts, ajoutant qu’on ne pouvait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses (arrêt Willem précité, §§ 32-33).

68.  La Cour a cependant considéré, au vu des décisions internes, que le requérant Willem n’avait pas été condamné pour ses opinions politiques mais pour une incitation à un acte de discrimination, notant aussi qu’il ne s’était pas contenté de dénoncer la politique menée par le premier ministre israélien mais était allé plus loin, en annonçant un boycott sur les produits alimentaires israéliens. La Cour a ensuite relevé ceci : « en sa qualité de maire, le requérant avait des devoirs et des responsabilités. Il se [devait], notamment, de conserver une certaine neutralité et dispos[ait] d’un devoir de réserve dans ses actes lorsque ceux-ci engagent la collectivité territoriale qu’il représent[ait] dans son ensemble. À cet égard, un maire gère les fonds publics de la commune et ne doit pas inciter à les dépenser selon une logique discriminatoire ». La Cour a ensuite indiqué concevoir que l’intention du requérant était de dénoncer la politique du premier ministre israélien, mais estimer que la justification du boycott exprimée tant lors de la réunion du conseil municipal que sur le site intranet de la municipalité « correspondait à une démarche discriminatoire et, de ce fait, condamnable ». Elle a observé qu’au-delà de ses opinions politiques, pour lesquelles il n’avait été ni poursuivi ni sanctionné, le requérant avait « appelé les services municipaux à un acte positif de discrimination, refus explicite et revendiqué d’entretenir des relations commerciales avec des producteurs ressortissants de la nation israélienne. Ce faisant, par l’exposé d’une communication effectuée tant lors de la réunion du conseil municipal, sans donner lieu à débat ni vote, que sur le site internet de la commune, le requérant ne [pouvait] soutenir avoir favorisé la libre discussion sur un sujet d’intérêt général ». Elle a aussi noté que le procureur avait fait valoir devant le juge interne qu’un maire ne pouvait se substituer aux autorités gouvernementales pour ordonner un boycott de produits provenant d’une nation étrangère. Retenant par ailleurs la « relative modicité » de l’amende infligée au requérant, la Cour a jugé qu’il n’y avait pas violation de l’article 10 (arrêt Willem précité, §§ 34-42).

69.  La conclusion de la Cour dans cette affaire repose ainsi pour beaucoup sur les éléments suivants : le fait qu’en annonçant sa décision de demander aux services municipaux de restauration de boycotter les produits israéliens, le requérant Willem avait agi en sa qualité de maire et avait usé de pouvoirs attachés à celle-ci au mépris de la neutralité et du devoir de réserve qu’elle lui imposait ; la circonstance qu’il avait fait cette annonce sans avoir ni ouvert le débat au sein du conseil municipal ni fait procéder à un vote, et qu’il ne pouvait donc prétendre avoir favorisé la libre discussion sur un sujet d’intérêt général.

  1. Le cas d’espèce

70.  À la différence des circonstances de l’affaire Willem, d’une part, les requérants sont de simples citoyens, qui ne sont pas astreints aux devoirs et responsabilités rattachés au mandat de maire, et dont l’influence sur les consommateurs n’est pas comparable à celle d’un maire sur les services de sa commune. D’autre part, c’est manifestement pour provoquer ou stimuler le débat parmi les consommateurs des supermarchés que les requérants ont mené les actions d’appel au boycott qui leur ont valu les poursuites qu’ils dénoncent devant la Cour. On ne saurait donc retenir que la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’affaire Willem s’impose en l’espèce.

71.  La Cour observe ensuite que les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir proféré des propos racistes ou antisémites ou pour avoir appelé à la haine ou à la violence. Ils n’ont pas non plus été condamnés pour s’être montrés violents ou pour avoir causé des dégâts lors des événements des 26 septembre 2009 et 22 mai 2010. Il ressort du reste très clairement du dossier qu’il n’y eut ni violence, ni dégât. L’hypermarché dans lequel les requérants ont mené leurs actions ne s’est d’ailleurs pas constitué partie civile devant les juridictions internes.

72.  Comme indiqué précédemment, les requérants ont été condamnés en raison de l’appel au boycott de produits en provenance d’Israël qu’ils ont lancé, pour avoir « provoqué à la discrimination », au sens de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

73.  Pour entrer en voie de condamnation, la cour d’appel de Colmar (paragraphe 13 ci-dessus) a retenu qu’en appelant les clients de l’hypermarché à ne pas acheter des produits venant d’Israël, les requérants avaient provoqué à discriminer les producteurs ou les fournisseurs de ces produits à raison de leur origine. Elle a ensuite souligné que la provocation à la discrimination ne relevait pas du droit à la liberté d’opinion et d’expression dès lors qu’elle constituait un acte positif de rejet à l’égard d’une catégorie de personnes, se manifestant par l’incitation à opérer une différence de traitement. Selon elle, le fait pour les prévenus d’inciter autrui à procéder à une discrimination entre les producteurs ou les fournisseurs, pour rejeter ceux d’Israël, suffisait à caractériser l’élément matériel de l’infraction de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence prévue par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, alinéa 8, sur la liberté de la presse. Répondant à un moyen tiré de l’article 122-4 du code pénal (paragraphe 19 ci-dessus), elle a ajouté que la liberté d’expression n’autorisait pas son détenteur, sous le couvert de cette liberté, à commettre un délit puni par la loi.

74.  La Cour n’entend pas mettre en cause l’interprétation de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur laquelle repose ainsi la condamnation des requérants, selon laquelle, en appelant au boycott de produits venant d’Israël, les requérants ont, au sens de cette disposition, provoqué à la discrimination des producteurs ou fournisseurs de ces produits à raison de leur origine. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit national. Le rôle de la Cour se limite à vérifier si l’ingérence qui a résulté de la condamnation des requérants du chef de ce délit peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » (voir, par exemple, Lehideux et Isorni, précité, § 50), c’est-à-dire, notamment, si les motifs invoqués pour la justifier sont pertinents et suffisants (paragraphe 61 ci-dessus).

75.  La Cour relève cependant que, tel qu’interprété et appliqué en l’espèce, le droit français interdit tout appel au boycott de produits à raison de leur origine géographique, quels que soient la teneur de cet appel, ses motifs et les circonstances dans lequel il s’inscrit.

76.  Elle constate ensuite que, statuant sur ce fondement juridique, la cour d’appel de Colmar n’a pas analysé les actes et propos poursuivis à la lumière de ces facteurs. Elle a conclu de manière générale que l’appel au boycott constituait une provocation à la discrimination, au sens de l’article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881, sur le fondement duquel les requérants étaient poursuivis, et qu’il «  ne saurait entrer dans le droit à la liberté d’expression ».

77.  En d’autres termes, le juge interne n’a pas établi qu’au regard des circonstances de l’espèce, la condamnation des requérants en raison de l’appel au boycott de produits en provenance d’Israël qu’ils ont lancé était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi, à savoir la protection des droits d’autrui, au sens du second paragraphe de l’article 10.

78.  Une motivation circonstanciée était pourtant d’autant plus essentielle en l’espèce qu’on se trouve dans un cas où l’article 10 de la Convention exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression. En effet, d’une part, les actions et les propos reprochés aux requérants concernaient un sujet d’intérêt général, celui du respect du droit international public par l’État d’Israël et de la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés, et s’inscrivaient dans un débat contemporain, ouvert en France comme dans toute la communauté internationale. D’autre part, ces actions et ces propos relevaient de l’expression politique et militante (voir, par exemple, Mamère c. France, n12697/03, § 20, CEDH 2006 XIII). La Cour a souligné à de nombreuses reprises que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir Perinçek, précité, § 197, ainsi que les références qui y figurent).

79.  Comme la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Perinçek (précité, § 231), par nature, le discours politique est source de polémiques et est souvent virulent. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégénère en un appel à la violence, à la haine ou à l’intolérance. Là se trouve la limite à ne pas dépasser. Tel est aussi, s’agissant de l’appel au boycott, ce qu’a souligné le rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction dans son rapport d’activité aux membres de l’Assemblée générales des Nations unies de 2019 (paragraphe 21 ci-dessus), ainsi que la fédération internationale des ligues des droits de l’homme et la ligue des droits de l’homme dans leurs observations en intervention (paragraphe 55 ci-dessus).

80.  La Cour en déduit que la condamnation des requérants ne repose pas sur des motifs pertinents et suffisants. Elle n’est pas convaincue que le juge interne ait appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et se soit fondé sur une appréciation acceptable des faits.

81.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

WILHEIM C. FRANCE du 16 juillet 2009 Requête 10883/05

Le maire de Seclin ville du Nord, appelle au boycott des produits israéliens pour protester contre la politique  du premier ministre Sharon qui massacre des civils palestiniens malgré les résolutions de l'Onu.

Comme il s'agit d'Israël, le tabou de l'antisémitisme apparait. Il est poursuivi par le procureur de la République près du TGI de Lille. Le tribunal correctionnel le relaxe. Le garde des sceaux Perben fait appel. Aux ordres, la Cour d'Appel de Douai condamne. La Cour de cassation et la CEDH se couchent.

"28.  La condamnation litigieuse s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice par l'intéressé de sa liberté d'expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d'autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §§ 34-37, série A no 103 ; Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 41, CEDH 1999-I).

29.  La Cour constate que les juridictions compétentes se sont fondées sur les articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse, lesquels renvoient, selon la cour d'appel, aux dispositions des articles 225-1 et 225-2 du code pénal. Leurs décisions étaient motivées, comme le soutient le Gouvernement, par un but légitime : protéger les droits d'autrui, en l'occurrence les producteurs israéliens.

30.  La Cour doit cependant examiner si cette ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique », notamment si elle était proportionnée et si les motifs fournis par les autorités nationales pour le justifier étaient « pertinents » et « suffisants ».

31.  Elle renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 10 (voir, entre autres,Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 32-34, CEDH 2001-II Brasilier,précité, §§ 31-32 ; Mamère c. France, no 12697/03, §§ 19-20, CEDH 2006-...).

32.  Quant à la position du requérant, la Cour rappelle également que sa qualité de maire est un élément important en l'espèce. En effet, précieuse pour chacun, la liberté d'expression l'est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d'expression d'un maire commandent donc à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Jerusalem, précité, § 36 ; Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 41, 18 avril 2006).

33.  Enfin, pour la Cour, il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 32, 23 janvier 2007). La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d'expression dans le contexte du débat politique et considère qu'on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Y permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d'expression en général dans l'Etat concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001-VIII). Il ressort ainsi de la jurisprudence de la Cour que si tout individu qui s'engage dans un débat public d'intérêt général est certes tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect – notamment – des droits d'autrui, il lui est également permis de recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation, c'est-à-dire d'être quelque peu immodéré dans ses propos (Mamère, précité, § 25).

34.  En l'espèce, le tribunal correctionnel de Lille a prononcé la relaxe du requérant en estimant que l'appel au boycott visait des produits et non pas des personnes et que celui-ci n'avait « fait qu'utiliser sa liberté d'expression». En revanche, la cour d'appel, infirmant le jugement, a considéré qu'il importait peu que les producteurs en question ne soient pas plus précisément déterminés dès lors que l'appel au boycott de produits ayant une certaine provenance constituait une entrave à l'exercice normal de l'activité économique des producteurs en raison de leur appartenance à une nation. Les juges d'appel ont souligné que « le mobile invoqué par le requérant, protester contre la politique du premier ministre de l'Etat d'Israël, était sans incidence ». La Cour de cassation a confirmé ce raisonnement, estimant qu'il ne s'agissait pas de la manifestation d'une opinion mais d'une « provocation à la discrimination ».

35.  A l'instar de la juridiction d'appel et de la Cour de cassation, la Cour constate que le requérant n'a pas été condamné pour ses opinions politiques mais pour une incitation à un acte discriminatoire. C'est d'ailleurs ce qu'avait souligné le Procureur général en précisant qu'il n'était pas reproché au requérant une idéologie antisémite (voir paragraphe 12 ci-dessus). En effet, le requérant ne s'est pas contenté de dénoncer la politique menée à l'époque par Ariel Sharon, mais il est allé plus loin, en annonçant un boycott sur les produits alimentaires israéliens.

36.  La Cour note que la Cour de cassation a non seulement pris en compte l'annonce du boycott faite oralement lors du conseil municipal mais également le message diffusé sur le site Internet de la commune. A cet égard, ce message a aggravé le caractère discriminatoire de la position du requérant, confortée ainsi par l'utilisation de termes polémiques.

37.  La Cour relève qu'en sa qualité de maire, le requérant avait des devoirs et des responsabilités. Il se doit, notamment, de conserver une certaine neutralité et dispose d'un devoir de réserve dans ses actes lorsque ceux-ci engagent la collectivité territoriale qu'il représente dans son ensemble. A cet égard, un maire gère les fonds publics de la commune et ne doit pas inciter à les dépenser selon une logique discriminatoire.

38.  La Cour conçoit que l'intention du requérant était de dénoncer la politique du premier ministre de l'Etat d'Israël, mais elle estime que la justification du boycott exprimée tant lors de la réunion du 3 octobre 2002 que sur le site internet correspondait à une démarche discriminatoire et, de ce fait, condamnable. Au-delà de ses opinions politiques, pour lesquelles il n'a pas été poursuivi ni sanctionné, et qui entrent dans le champ de sa liberté d'expression (voir, a contrario, Jerusalem, précité), le requérant a appelé les services municipaux à un acte positif de discrimination, refus explicite et revendiqué d'entretenir des relations commerciales avec des producteurs ressortissants de la nation israélienne. Ce faisant, par l'exposé d'une communication effectuée tant lors de la réunion du conseil municipal, sans donner lieu à débat ni vote, que sur le site internet de la commune, le requérant ne peut soutenir avoir favorisé la libre discussion sur un sujet d'intérêt général.

39.  La Cour note encore que dans ses réquisitions devant les juridictions internes, le procureur de la République a fait valoir que le maire ne pouvait se substituer aux autorités gouvernementales pour ordonner un boycott de produits provenant d'une nation étrangère (paragraphes 12 et 22 ci-dessus).

40.  Dans ces conditions, la Cour considère que les motifs avancés par les juridictions françaises pour justifier l'ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression étaient « pertinents et suffisants » aux fins de l'article 10 § 2 de la Convention.

41.  Par ailleurs, pour la Cour, l'amende infligée en l'espèce, d'une relative modicité, n'est pas disproportionnée au but poursuivi.

42.  Partant, et eu égard à la marge d'appréciation dont jouissent les autorités nationales en pareil cas, la Cour considère que l'ingérence litigieuse était proportionnée aux buts légitimes poursuivis. Dès lors, il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 10 de la Convention."

COUR DE CASSATION

UN APPEL AU BOYCOTT DES PRODUITS ISRAELIENS EST UN DÉLIT D'OPINION

COUR DE CASSATION chambre criminelle arrêt du 20 octobre 2015 N° de pourvoi 14-80020 rejet

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que M. X..., Mme Y..., MM. Y..., Z..., A..., Mme B..., M. C..., Mmes D..., et E..., ont été interpellés, le 22 mai 2010, à Illzach (68) dans les locaux du magasin " Carrefour ", alors qu'ils participaient à une manifestation appelant au boycott des produits en provenance d'Israël, en portant des vêtements comportant la mention " Palestine vivra, boycott Israël ", en distribuant des tracts sur lesquels on lisait : " Boycott des produits importés d'Israël, acheter les produits importés d'Israël, c'est légitimer les crimes à Gaza, c'est approuver la politique menée par le gouvernement israélien ", mention suivie de l'énumération de plusieurs marques de produits commercialisées dans les grandes surfaces de la région, et en proférant les slogans : " Israël assassin, Carrefour complice " ; qu'à la suite de ces faits, ils ont fait l'objet de citations à comparaître devant le tribunal correctionnel sur le fondement de l'article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881, pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion, une nation ; que le tribunal a renvoyé les prévenus des fins de la poursuite, et débouté les associations parties civiles de leurs demandes ; que toutes les parties et le ministère public ont relevé appel du jugement ;

Attendu que, pour infirmer le jugement entrepris, et déclarer les prévenus coupables, l'arrêt retient que ceux-ci, par leur action, provoquaient à discriminer les produits venant d'Israël, incitant les clients à ne pas acheter ces marchandises en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs, lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens de l'article d'incrimination et du droit international ; que les juges ajoutent que la provocation à la discrimination ne saurait entrer dans le droit à la liberté d'opinion et d'expression dès lors qu'elle constitue un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'espèce les producteurs de biens installés en Israël ;

Attendu qu'en prononçant ainsi, par des motifs exempts d'insuffisance comme de contradiction, qui répondaient aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, la cour d'appel a justifié sa décision, dès lors qu'elle a relevé, à bon droit, que les éléments constitutifs du délit prévu par l'article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881 étaient réunis, et que l'exercice de la liberté d'expression, proclamée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, peut être, en application du second alinéa de ce texte, soumis à des restrictions ou sanctions qui constituent, comme en l'espèce, des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la défense de l'ordre et à la protection des droits d'autrui ;

D'où il suit que le moyen doit être écarté

Cour de Cassation, chambre criminelle arrêt du 22 mai 2012 pourvoi n° 10-88315 Rejet

Attendu qu'il ressort de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure que le 30 mai 2009 à Mérignac, Mme Saquina X..., épouse Y..., a été interpellée à la sortie du magasin Carrefour alors qu'elle venait d'apposer, sur une caisse enregistreuse de cet établissement et sur une bouteille de jus de fruit proposée à la vente, des étiquettes autocollantes portant les mentions " Campagne boycott... Boycott Apartheid Israël..Boycott de tous les produits israéliens.. Principales marques : Carmel, Jaffa, Top, Or, Teva... tant qu'Israël ne respectera pas le droit international" ; qu'à la suite de ces faits, Mme Y... a fait l'objet d'une convocation à comparaître devant le tribunal correctionnel sur le fondement de l'article 24, alinéa 8, de la loi du 29 juillet 1881, pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; que le tribunal a déclaré la prévention établie et condamné la prévenue à verser des réparations aux associations Avocats sans frontières et Chambre de commerce France Israël, constituées parties civiles ; que Mme Y..., le procureur de la République et les parties civiles ont relevé appel de la décision

Attendu que, pour confirmer le jugement entrepris, l'arrêt retient qu'en invitant les clients du magasin Carrefour à boycotter tous les produits venant d'Israël, Mme Y... a incité à entraver l'exercice normal d'une activité économique et visé de façon discriminatoire les producteurs et fournisseurs de ces produits en raison de leur appartenance à une nation déterminée, en l'espèce Israël ; que les juges ajoutent que la constitution de partie civile de la chambre de commerce France Israël est recevable au regard de ses statuts qui l'autorisent à engager toute action pour lutter contre les discriminations commerciales, et que cette association a subi un préjudice direct et certain à la suite de la commission des faits visés à la prévention

Attendu qu'en prononçant ainsi, par des motifs exempts d'insuffisance comme de contradiction et qui répondent aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, la cour d'appel a justifié sa décision

NEGATIONNISME ET ARTICLE 10

Bonnet c. France  du 24 février 2022 requête no 35364/19

non violation article 10 : La condamnation pénale de Alain Soral pour injure raciale et contestation de crime contre l’humanité ne porte pas atteinte à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Dans sa décision rendue dans l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable comme manifestement mal fondée.

L’affaire concerne la condamnation pénale par les juridictions françaises du requérant, Alain Bonnet, connu sous le nom d’Alain Soral, pour injure publique à caractère racial envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée et contestation de crime contre l’humanité. Le requérant invoquait devant la Cour une violation de son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Cette condamnation faisait suite à la publication, sur le site Internet « Égalité et Réconciliation », d’une page intitulée « Chutzpah Hebdo », parodiant une Une de l’hebdomadaire Charlie-Hebdo, contenant un encart indiquant « historiens déboussolés » et un dessin représentant le visage de Charlie Chaplin devant une étoile de David, qui posait la question « Shoah où t’es ? » à laquelle répondaient des bulles indiquant « ici », « là » et « et là aussi », placées devant des dessins figurant du savon, un abat-jour, une chaussure sans lacet et une perruque. La Cour considère que les juridictions internes ont fourni des motifs pertinents et suffisants qui précisent les raisons pour lesquelles elles ont conclu que les différents éléments que comporte le dessin litigieux visaient directement la communauté juive. La Cour est d’avis que le dessin litigieux et le message qu’il véhicule ne sauraient être considérés comme contribuant à un quelconque débat d’intérêt général et que ce dessin relève d’une catégorie dont la protection est réduite sur le terrain de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. S’agissant du contexte, la Cour relève que les autorités françaises ont déjà eu à répondre à des propos ou des discours s’apparentant au négationnisme et au révisionnisme alors que l’Holocauste fait partie de la catégorie des faits historiques clairement établis. S’agissant de l’ensemble des éléments touchant à la nature, au support et au contexte du dessin litigieux, la Cour considère que les juridictions internes ont examiné en détail l’affaire et ont effectué la mise en balance des intérêts en cause, à savoir le droit à la liberté d’expression du requérant et la protection des droits d’autrui, sur la base de motifs suffisants et pertinents. La Cour relève enfin qu’alors qu’une peine d’emprisonnement était encourue, le requérant a été condamné en appel à une amende d’un total de 10 000 euros ce qui représente une somme importante mais une peine moins lourde que celle infligée en première instance. A supposer même que l’article 10 de la Convention trouve à s’appliquer, la Cour en conclut que l’ingérence dans l’exercice, par le requérant, de son droit à la liberté d’expression, était nécessaire dans une société démocratique et rejette le grief comme manifestement mal fondé.

CEDH

  1. « Prévue par la loi »

32.  La Cour relève que cette ingérence était « prévue par la loi », la condamnation pénale du requérant ayant été prononcée sur le fondement des articles 23 alinéas 1 et 2, 24 bis et 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881 et 93-2 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle. La Cour rappelle qu’elle a déjà admis que la loi du 29 juillet 1881 satisfaisait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (voir notamment Brasilier c. France, no 71343/01, § 28, 11 avril 2006, De Lesquen du Plessis Casso c. France, no 54216/09, § 33, 12 avril 2012, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 142, CEDH 2015, Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010 et Lacroix c. France, no 41519/12, § 36, 7 septembre 2017).

  1. « But légitime »

33.  La Cour considère que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression poursuivait au moins un des buts légitimes énoncés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, à savoir la protection des droits d’autrui (voir Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 155-157, CEDH 2015 (extraits) ou encore Le Pen, précitée).

  1. « Nécessaire dans une société démocratique »

a)  Principes généraux

34.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, réaffirmés à de nombreuses reprises depuis l’arrêt Handyside, précité, et rappelés dans les arrêts Morice (précité, § 124), Delfi AS c. Estonie [GC] (no 64569/09, §§ 131- 139, CEDH 2015), et Perinçek (précité, §§ 196-197, et les références jurisprudentielles y mentionnées, CEDH 2015 (extraits)).

35.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, qui précise que l’exercice de la liberté d’expression comporte des « devoirs et responsabilités », elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

36.  L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999‑III).

37.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI).

38. S’agissant de la nature des actes et des propos du requérant, il convient de rechercher si ceux-ci relevaient d’une catégorie appelant une protection renforcée ou réduite sur le terrain de l’article 10 de la Convention. En principe, les propos se rapportant à des questions d’intérêt public appellent une forte protection, au contraire de ceux défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou d’autres formes d’intolérance, qui ne sont normalement pas protégés (Perinçek, précité, §§ 229 et 230). Ainsi qu’il est indiqué ci-dessus, de tels propos peuvent même tomber sous l’empire de l’article 17 de la Convention.

39.  La Cour rappelle à cet égard qu’elle a toujours affirmé qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 30, série A no 298) et qu´elle est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres (Perinçek, précité, § 206).

40.  Elle a ainsi considéré que la condamnation du propriétaire d’un site Internet, également responsable politique, ayant diffusé des propos xénophobes, répondait à un besoin social impérieux de protéger les droits de la communauté immigrée (Féret c. Belgique, no 15615/07, § 78, 16 juillet 2009).

41.  La Cour rappelle néanmoins que la protection conférée par l’article 10 s’applique à la satire, qui est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007 et Eon c. France, no 26118/10, § 60, 14 mars 2013).

42.  Si ces formes d’expression ne peuvent être appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles sont susceptibles de générer, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. En effet, le droit à l’humour ne permet pas tout et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, des « devoirs et des responsabilités » (Z.B. c. France, no 46883/15, § 57, 2 septembre 2021).

43.  La Cour estime enfin utile de rappeler, comme elle l’a fait dans Société Éditrice de Mediapart et autres c. France, (no 281/15, § 88, 14 janvier 2021), que les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et que les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits), M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018).

b)     Application en l’espèce

44.  Le requérant a été condamné pour injure publique à caractère racial et contestation de crime contre l’humanité en raison de la publication sur le site Internet « Égalité et Réconciliation », dont il est le directeur de la publication, d’un article comprenant le dessin, décrit au paragraphe 5. ci-dessus.

45.  En premier lieu, la Cour rappelle qu’elle n’a pas à se prononcer sur les éléments constitutifs de ces infractions en droit français. Elle a seulement pour tâche de contrôler sous l’angle de l’article 10 de la Convention les solutions retenues par les juridictions internes en vertu de leur pouvoir d’appréciation (voir Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, partie « En droit » § 1, CEDH 2003‑IX (extraits)). Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, § 48).

46.  En deuxième lieu, s’agissant de la nature des propos en cause, la Cour relève que, à l’appui de son appel devant la cour d’appel et de son pourvoi en cassation, le requérant a soutenu, d’une part, que le dessin litigieux visait les historiens de la Seconde Guerre mondiale et non la communauté juive et, d’autre part que cette publication s’inscrivait dans les registres permissifs de l’art, de l’humour et de la politique (voir paragraphe 19. et paragraphe 22. ci-dessus).

47.  Devant la Cour, le requérant ne revient pas sur le prétendu aspect artistique, humoristique ou politique du dessin litigieux mais soutient seulement que c’est à tort que les juges internes ont considéré que la communauté juive était visée et que le titre « historiens déboussolés » et la question « Shoah où t’es ? » contenaient l’insinuation selon laquelle la Shoah ne serait pas une réalité historique.

48.  Pour sa part, la Cour considère que les juridictions internes ont fourni des motifs pertinents et suffisants, en tenant compte du contexte national, qui précisent, de manière détaillée, les raisons pour lesquelles elles ont conclu que les différents éléments que comporte le dessin litigieux, décrits ci-dessus, visent directement la communauté juive. Ainsi qu’elles l’ont fait valoir, le recours à des symboles renvoyant indéniablement à l’extermination des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l’utilisation de la forme interrogative (« Shoah où t’es ? »), tendent à tourner en dérision ce fait historique et à mettre en doute sa réalité.

49.  La Cour est donc d’avis, comme l’a relevé la Cour de cassation, et contrairement à ce qu’a soutenu le requérant devant elle (voir paragraphe 22. ci-dessus), que le dessin et le message qu’il véhicule, qui ne s’apparentent en rien à une quête de la vérité (voir Garaudy, précité, partie « En droit » § 1), ne sauraient être considérés comme contribuant à un quelconque débat d’intérêt général, pour lequel des restrictions à la liberté d’expression n’ont normalement pas leur place (voir paragraphe 38. ci-dessus).

50.  Il s’ensuit que, à supposer même que l’article 10 trouve à s’appliquer, le dessin litigieux relève d’une catégorie dont la protection est réduite sur le terrain de l’article 10 de la Convention (Perinçek, précité, §§ 229 et 230) et que la marge d’appréciation de l’État en l’espèce est en conséquence plus large (Z.B, précité, §§ 24-26 et références jurisprudentielles y mentionnées).

51.  En troisième lieu, la Cour rappelle qu’elle attache une importance particulière au support utilisé et au contexte dans lequel les propos incriminés ont été diffusés, et par conséquent à leur impact potentiel sur l’ordre public et la cohésion du groupe social (Féret, précité, § 76).

52.  S’agissant du support, la Cour relève que, même si le tribunal correctionnel a ordonné la suppression du dessin du site Internet « Égalité et Réconciliation », il reste accessible en ligne par le biais des moteurs de recherche[1]. Dès lors, l’impact nocif du message véhiculé par le dessin reste considérable.

53.  S’agissant du contexte, la Cour relève d’abord, qu’alors même que l’Holocauste fait partie de la catégorie des « faits historiques clairement établis », les autorités françaises ont déjà eu à répondre à des propos ou des discours s’apparentant au négationnisme et au révisionnisme (voir, s’agissant d’affaires portées devant la Cour, notamment, Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, Garaudy, précité, et Chauvy et autres, précité). Elle note en outre que le dessin litigieux a été publié seulement quelques jours après les attentats suicide à la bombe de Bruxelles du 22 mars 2016 (à comparer avec Leroy c. France, no 36109/03, § 45, 2 octobre 2008 et Z.B, précité, § 60).

54.  S’agissant de l’ensemble de ces éléments touchant à la nature, au support et au contexte du dessin litigieux, la Cour considère que les juridictions internes ont examiné en détail l’affaire et, afin d’examiner la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, ont effectué la mise en balance des intérêts en cause, à savoir le droit à la liberté d’expression du requérant et la protection des droits d’autrui, sur la base de motifs suffisants et pertinents (voir paragraphe 23. ci-dessus).

55.  En dernier lieu, concernant les peines infligées, la Cour rappelle que leur nature et leur quantum constituent aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999‑IV et Soulas et autres c. France, no 15948/03, §§ 45‑46, 10 juillet 2008).

56.  La Cour relève que la sanction maximale encourue, pour chacune des deux infractions, était une peine d’emprisonnement de 1 an et une amende de 45 000 EUR. En l’espèce, le requérant a été condamné en appel à une peine de 100 jours-amende à 100 EUR, soit un total de 10 000 EUR. Il a également été condamné à verser des dommages et intérêts aux parties civiles.

57.  La Cour a déjà considéré qu’une peine de 12 jours-amende à 290 EUR était « d’une relative légèreté » (Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, § 67, CEDH 2015) ou que 120 jours-amende à 4 EUR était une peine « modérée » (E.S. c. Autriche, no 38450/12, § 56, 25 octobre 2018). Dans Soulas et autres, précité, la Cour a considéré que les sommes mises à la charge des requérants (7 500 EUR chacun) pouvaient paraître élevées au regard des circonstances de la cause, tout en soulignant qu’ils encouraient en principe des peines d’emprisonnement.

58.  En l’espèce, il est vrai que, compte tenu du montant fixé, le cumul des jours-amende aboutit à une somme importante. Il s’agit néanmoins d’une peine moins grave que celle qu’avait prononcée le tribunal correctionnel, étant rappelé que le requérant encourait en principe une peine d’emprisonnement et qu’il avait, par ailleurs, déjà été condamné définitivement à six reprises entre le 11 juin 2008 et le 11 février 2016, dont deux fois pour provocation à la discrimination nationale, raciale ou religieuse, et une fois pour diffamation envers particulier à raison de l’orientation ou de l’identité sexuelle (voir paragraphe 15. ci-dessus).

  1. Conclusion

59.  Compte tenu de ce qui précède, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États en pareil cas, la Cour considère, à supposer même que l’article 10 de la Convention trouve à s’appliquer, que l’ingérence dans l’exercice, par le requérant, de son droit à la liberté d’expression, était nécessaire dans une société démocratique.

60.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Pastörs c. Allemagne du 3 octobre 2019 requête n° 55225/14

Non violation de l'article 10 : Le négationnisme ne peut bénéficier de la protection de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’affaire concerne la condamnation d’un député régional pour avoir nié l’Holocauste au cours d’un discours devant le Parlement régional. La Cour juge en particulier que le requérant a proféré des mensonges intentionnellement dans le but de diffamer les Juifs. Pareilles déclarations ne bénéficient pas de la protection du droit à la liberté d’expression offerte par la Convention car elles sont contraires à ses valeurs. Partant, il n’y a aucune apparence de violation des droits du requérant et la requête est irrecevable. La Cour était également appelée à examiner l’allégation du requérant qui consistait à dire que la procédure était entachée d’un manque d’impartialité car l’un des juges de la cour d’appel chargés de connaître de l’affaire était l’époux de la juge de première instance. Elle conclut qu’il n’y a pas eu violation de son droit à un procès équitable au motif qu’un collège indépendant de la cour d’appel, n’ayant aucun lien avec l’un ou l’autre juge, a statué en dernier ressort sur le recours pour partialité et l’a rejeté.

LES FAITS

Le 28 janvier 2010, c’est-à-dire le lendemain de la journée de commémoration de l’Holocauste, M. Pastörs, alors député au Parlement régional du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, prononça un discours dans lequel il déclara que « le soi-disant Holocauste est utilisé à des fins politiques et commerciales ». Il évoqua également un « barrage de critiques et de mensonges propagandistes » et des « extrapolations sur Auschwitz ». En août 2012, un tribunal de district siégeant en une formation composée de la juge Y et de deux juges non professionnels le reconnut coupable de violation de la mémoire des morts et de diffamation intentionnelle du peuple juif. En mars 2013 le tribunal régional rejeta pour défaut de fondement l’appel formé par le requérant contre sa condamnation. Après examen du discours dans son intégralité, le tribunal conclut que M. Pastörs avait utilisé des termes qui s’analysaient en un déni de l’extermination de masse à caractère raciste qui avait été menée de manière systématique contre les Juifs à Auschwitz pendant le Troisième Reich. Il dit que le requérant ne pouvait invoquer son droit à la liberté d’expression relativement à des propos négationnistes. Il ajouta que le requérant ne pouvait plus se prévaloir de l’immunité de poursuites, le Parlement l’ayant révoquée en février 2012. M. Pastörs introduisit un recours sur des points de droit devant la cour d’appel qui, en août 2013, le débouta elle aussi pour défaut de fondement. Il mit alors en doute l’impartialité du juge X, qui faisait partie du collège chargé de connaître de son affaire, au motif qu’il était l’époux de la juge Y qui l’avait condamné en première instance. Un collège de la cour d’appel composé de trois juges, dont le juge X, rejeta le recours au motif, en particulier, que le fait que les juges X et Y soient mariés ne pouvait en soi justifier des craintes quant à leur impartialité. M. Pastörs saisit la cour d’appel d’une nouvelle demande de récusation pour manque d’impartialité à l’encontre non seulement du juge X mais aussi des deux autres juges qui avaient siégé avec lui. En novembre 2013, un nouveau collège de la cour d’appel, composé de trois juges n’ayant aucun lien avec les procédures antérieures, rejeta sa demande au fond. Enfin, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta son recours constitutionnel en juin 2014.

ARTICLE 10

Ainsi qu’elle l’a fait dans d’autres affaires de négation de l’Holocauste ou de déclarations relatives à des crimes nazis, la Cour examine le recours introduit par M. Pastörs sous l’angle de l’article 10 et de l’article 17 (interdiction de l’abus de droits). Elle rappelle que l’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et ne doit être employé dans des affaires relatives à la liberté d’expression que s’il est tout à fait clair que par les propos incriminés, le requérant entendait faire usage de la protection offerte par l’article 10 à des fins manifestement contraires à la Convention. La Cour observe que les juridictions internes ont procédé à un examen approfondi des propos tenus par M. Pastörs, et elle souscrit à leur appréciation des faits. En particulier, elle ne peut admettre ’allégation du requérant selon laquelle les juridictions internes ont sélectionné abusivement, aux fins de leur examen, seuls quelques courts extraits de son discours. En effet, les juridictions internes ont examiné le discours dans son intégralité et ont conclu qu’une part importante de celui-ci ne posait aucun problème au regard du droit pénal. La Cour relève néanmoins que ces autres déclarations n’ont permis ni de dissimuler, ni d’étouffer les propos négationnistes avérés du requérant : le tribunal régional a dit que les propos litigieux de l’intéressé avaient été instillés dans son discours comme « du poison dans un verre d’eau, dans l’espoir que leur présence ne serait pas détectée immédiatement ». La Cour insiste sur le fait que le requérant avait prévu son discours à l’avance, choisissant ses mots délibérément et ayant recours à la dissimulation pour faire passer son message, à savoir des propos négationnistes avérés exprimant du dédain à l’égard des victimes de l’Holocauste et allant à l’encontre de faits historiques établis. C’est dans ce contexte que l’article 17 trouve à s’appliquer : le requérant a cherché à utiliser son droit à la liberté d’expression pour promouvoir des idées contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention. Par ailleurs, si une atteinte au droit à la liberté d’expression relativement à des déclarations formulées dans l’enceinte d’un Parlement mérite un examen approfondi, pareilles déclarations ne méritent guère, voire pas, de protection lorsqu’elles s’inscrivent dans un contexte contraire aux valeurs démocratiques du système de la Convention. En résumé, la Cour dit que M. Pastörs a proféré des mensonges intentionnellement dans le but de diffamer les Juifs et la persécution dont ils furent victimes. L’examen de l’ingérence dans l’exercice des droits du requérant doit également tenir compte de la responsabilité morale particulière qu’ont les États ayant été le théâtre des horreurs commises par le régime nazi de s’en distancier. La réponse des tribunaux, c’est-à-dire la condamnation, était donc proportionnée au but poursuivi et « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour ne constate aucune apparence de violation de l’article 10 et rejette donc le grief pour défaut manifeste de fondement.

ARTICLE 6-1

Concernant la question de l’impartialité des juges, la Cour rappelle la double démarche, subjective et objective, qu’elle a adoptée en la matière : la première tient compte de la conviction personnelle et du comportement du juge, tandis que la seconde consiste à rechercher si certains faits vérifiables, tels des liens entre le juge en question et des personnes concernées par le procès, permettent de douter de son impartialité. La Cour dit que même s’ils siégeaient à des degrés de juridiction non consécutifs, le fait que deux juges mariés, Y et X, aient été amenés à connaître de l’affaire peut faire naître des doutes quant à l’impartialité du juge X. Elle considère également qu’il est difficile de comprendre comment la demande de récusation pour cause de partialité a pu être rejetée pour irrecevabilité lors de son premier examen par un collège de la cour d’appel dont le juge X faisait partie. Néanmoins, il a été remédié à ce problème grâce à l’examen, par trois juges n’ayant aucun lien avec l’affaire, de la demande de récusation pour cause de partialité qui visait tous les membres du collège initial de la cour d’appel. En outre, le requérant n’a fourni aucun élément concret tendant à expliquer en quoi un juge professionnel marié à un autre juge professionnel ferait preuve d’un manque d’impartialité lorsqu’il est amené à statuer sur une même affaire à un degré de juridiction différent. Partant, rien ne permettait objectivement de douter de l’impartialité de la cour d’appel. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6.

Williamson c. Allemagne du 31 janvier 2019 requête n° 64496/17

Article 10 : La plainte contre la condamnation pour des propos négationnistes tenus sur une chaîne de télévision suédoise est irrecevable. L'émission fut diffusée sur le sol allemand. Il a donc été poursuivi en Allemagne.

M. Williamson se plaignait d’avoir fait l’objet d’une condamnation pénale pour incitation à la haine. La Cour observe qu’il avait accepté de donner l’interview dans laquelle il niait l’existence de l’Holocauste, en Allemagne, tout en sachant, même s’il ne résidait pas dans le pays, que ces propos y étaient pénalement répréhensibles. Il n’a pas demandé expressément pendant l’interview à ce que celle-ci ne soit pas diffusée en Allemagne et il n’a pas vérifié avec le journaliste ni avec la chaîne de télévision comment elle serait diffusée. La Cour conclut donc que l’appréciation des faits réalisée par le tribunal régional, qui a conclu que l’infraction avait été commise en Allemagne, est acceptable, en particulier parce que le principal élément constitutif de l’infraction (l’interview) a eu lieu dans le pays.

CEDH

La Cour rappelle que sa tâche lorsqu’elle examine des griefs formés sur le terrain de l’article 10 consiste à s’assurer que les autorités nationales ont fondé leur décision sur une appréciation acceptable des faits pertinents. Le tribunal régional a jugé que le déni et la minimisation du génocide des Juifs exprimés par M. Williamson avaient porté atteinte à la dignité des victimes de ce génocide et qu’ils étaient de nature à troubler gravement la paix publique en Allemagne. La Cour ne voit aucune raison de ne pas souscrire à cette appréciation, et elle accorde du poids au fait que M. Williamson ne s’est pas distancié de ces propos et n’a pas allégué que les juges allemands les avaient mal compris. Elle en déduit qu’il entendait utiliser son droit à la liberté d’expression dans le but de promouvoir des idées contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention. Le tribunal régional a également établi qu’il était clair pour M. Williamson que ses propos étaient susceptibles d’être remarqués dans le monde entier, et en particulier en Allemagne compte tenu de l’histoire du pays, du fait que l’interview était donnée en Allemagne, et que le pape de l’époque, Benoît XVI, était allemand : M. Williamson avait donc agi en toute connaissance de cause puisque, alors qu’il savait que ses propos étaient pénalement répréhensibles en Allemagne, il n’avait conclu aucun accord particulier en vue de l’interdiction ou de la restriction de l’utilisation de l’enregistrement de l’interview, et il comprenait donc que celle-ci pouvait être diffusée et vue en Allemagne. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de l’appréciation faite par les juridictions nationales, et elle rappelle que l’on peut estimer que les États qui ont connu les horreurs nazies ont, eu égard à leur expérience et à leur rôle dans l’Histoire, la responsabilité morale particulière de se distancier des atrocités de masse commises par les Nazis. La Cour observe enfin que la sanction infligée au requérant était très clémente. En conséquence, elle conclut que les autorités internes ont justifié leur décision par des motifs pertinents et suffisants et qu’elles n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation. L’ingérence litigieuse était donc proportionnée au but légitime poursuivi, et elle était « nécessaire dans une société démocratique ». La requête est donc rejetée pour défaut manifeste de fondement.

UNIVERSITE LYON 3

BRUNET-LECOMTE et LYON MAG c. FRANCE du 20 novembre 2008 Requête no 13327/04

En décembre 2001, Lyon Mag’ publia un article sur l’université Lyon III. Intitulé « L. l’énergumène de Lyon III », l’article comportait les passages suivants :

« Lyon III, pour le grand public, c’est d’abord et avant tout une poignée de profs extrémistes. (...) Lyon Mag’ a rencontré le dernier à avoir fait scandale : L., un prof d’histoire africaine qui vient d’être promu maître de conférences hors classe. Ce qui a déclenché une vague de protestations. Portrait de ce personnage à la fois loufoque et rusé. Assez révélateur de ces intellos droitistes qui cassent l’image de Lyon III.

Mince, très grand, le visage fin barré d’une grande moustache, yeux bleus, grandes lunettes rondes ... L. est d’abord un phénomène. A la fois extrémiste et folklorique. Voix grave, gestes grandioses, regard moqueur : il en fait trop, beaucoup trop. Toujours à la limite du ridicule. (...)

Après avoir validé sa thèse d’Etat, L. rejoint Lyon III où il se fait rapidement remarquer par ses excentricités. De 1990 à 1993, pour mardi gras, il donne son cours déguisé en lancier du Bengale. Et il chante la Coloniale devant ses étudiants. Ce qui va provoquer un tollé. « Lyon est une ville de culs pincés » commente L. rigolard. Mais plus que les excentricités, ce sont ses prises de positions extrémistes qui suscitent des polémiques : il préside d’abord une thèse qui s’appuie sur un célèbre document antisémite : le Protocole des Sages de Sion (...). Puis il conseille à ses étudiants [une] revue d’extrême droite (...). Sans parler des articles qu’il signe dans la presse d’extrême droite : National Hebdo, Minute ... (...). Nostalgique de la colonisation, il est aussi un défenseur de l’apartheid, même s’il s’en défend : « Je suis simplement convaincu qu’il faut tenir compte des ethnies en Afrique ... »

En janvier 2002, le magazine publia un droit de réponse dont L. avait demandé la publication. Le texte fourni par L. fut présenté ainsi :

L’énergumène réagit

Lyon Mag’ a reçu un courrier assez abondant à la suite de l’enquête sur l’Université Lyon III et l’extrême droite publiée dans notre dernier numéro. Et notamment une lettre de L., un professeur de cette fac, considéré comme un extrémiste auquel Lyon Mag’ a consacré un portrait intitulé « l’énergumène de Lyon III ».

« Votre article fait silence sur ma production scientifique. « L’énergumène » dont il est question est ainsi l’auteur d’une quinzaine de livres, de deux atlas, d’une centaine d’articles, il est lauréat de l’Académie française et de plusieurs prix littéraires. (...) Vous écrivez en revanche que « je signe des articles dans la presse d’extrême droite : National Hebdo, Minute ... ». Cette phrase est insolite, car s’il n’y a rien d’infamant à écrire dans ces journaux, vous omettez de citer mes collaborations à Valeurs Actuelles, au Spectacle du Monde, au Figaro, à Paris Match. (...) Vous écrivez que j’ai été le président d’une thèse « qui s’appuie sur un célèbre document antisémite : Le Protocole des Sages de Sion ». (...) La thèse de B. (...) dont le titre est « L’image de l’Arabe et du musulman dans la presse écrite en France de 1967-1984 » ne s’appuie pas sur le faux auquel vous faites allusion, même si elle le mentionne. (...) Vous écrivez aussi que je suis « nostalgique de la colonisation ». Pourquoi pas ? Comment en effet ne pas avoir la nostalgie d’une Afrique qui connaissait la paix, dont les populations ne mouraient pas de faim et dont les enfants étaient soignés dans des dispensaires ? La colonisation fut en effet pour les Africains une parenthèse heureuse. Qui peut honnêtement dire le contraire aujourd’hui alors que l’Afrique indépendante ne cesse de se déchirer dans de multiples et cruels conflits ? Sur la colonisation, ma pensée a cependant évolué depuis mes premières publications car je ne suis pas un dogmatique. J’ai longuement expliqué cette évolution dans un de mes livres intitulé « De la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire ». (...) Vous écrivez que, même si je m’en défends, je « suis un défenseur de l’apartheid ». Je répète que je ne suis pas un défenseur de l’apartheid. (...) J’ai en revanche toujours dit que les colons hollandais avaient l’antériorité de la présence sur un quart du pays et je mets quiconque au défi de me démontrer le contraire. »

Réponse : L. est habile. Il dément mais tout en nuance. Colonialiste, pro-apartheid, extrémiste ... dans tous ces registres il ne se démarque pas clairement. Au contraire, l’énergumène de Lyon III qui est loin d’être un imbécile sait jongler avec la vérité. Et comme Lyon Mag’ l’a expliqué dans ce portrait, il sait très bien jouer l’excentrique pour faire avaler la pilule.»

"29.  La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a)  « Prévue par la loi »

30.  La Cour estime que les arguments des requérants contestant la qualification donnée par les juridictions internes aux commentaires apportés à la réponse de L., portant notamment sur la circonstance que ceux-ci visaient un fonctionnaire public, relèvent davantage de l’examen de la proportionnalité de la mesure.

31.  La Cour n’entend en effet pas substituer son appréciation à celle des juridictions nationales ayant statué en l’espèce quant à la qualification, au regard du droit interne, des faits de la présente cause. Elle note que ces juridictions se sont fondées, afin d’aboutir à la condamnation du requérant, sur les articles pertinents de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et estime dès lors que la base de l’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».

b)  But légitime

32.  Selon la Cour, l’ingérence poursuivait l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention : la protection « de la réputation ou des droits d’autrui ».

c)  « Nécessaire dans une société démocratique »

33.  Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le but légitime qu’elle poursuivait. A cet égard, la Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005, Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006-..., et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007-...).

34.  En l’espèce, les requérants firent l’objet d’une condamnation en raison de l’emploi à deux reprises du terme « énergumène » pour annoncer et commenter l’exercice par L. d’un droit de réponse. L’article initial intitulé « L. l’énergumène de Lyon III », paru au mois de décembre 2001, faisait état des méthodes d’enseignement de L. et de ses agissements pendant les cours. Les juridictions internes ont estimé que, dans le contexte de l’exercice d’un droit de réponse, l’emploi du terme « énergumène » afin de désigner l’enseignant de l’université de Lyon III constituait une marque de mépris portant atteinte à sa réputation.

35.  La Cour ne saurait adopter l’approche des juridictions nationales. Elle relève d’abord que, si le terme « énergumène » possède incontestablement un caractère ironique, son emploi, même répété, ne saurait, à lui seul et dans les circonstances de l’espèce, être considéré comme injurieux. En effet, la Cour relève que le texte litigieux se bornait, dans le cadre de la publication du droit de réponse, à reprendre le terme déjà utilisé dans le titre de l’article initial pour attirer l’attention des lecteurs sur la personnalité de L. A cet égard, la Cour rappelle que le style ou l’attitude de la personne visée par des propos qualifiés de diffamatoires ou d’injurieux par les juridictions internes peut entrer en ligne de compte dans l’appréciation de la nécessité de l’ingérence à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, CEDH 2000-X). En l’espèce, la Cour considère que l’attitude polémique du professeur a pu influencer le ton employé pour le décrire et que, dès lors, le propos litigieux n’a pas dépassé la dose d’exagération ou de provocation généralement admise de la part de la presse.

36.  Ensuite, la Cour note que la publication contestée aborde un sujet suscitant de nos jours l’intérêt du public, de plus en plus désireux de recevoir des informations sur le fonctionnement et la qualité de l’enseignement universitaire. Plus particulièrement, la Cour relève que le terme litigieux mettait en cause L. essentiellement à raison des fonctions universitaires qu’il exerçait. Elle constate en effet, et le Gouvernement ne le conteste pas, que la teneur générale de l’annonce et du commentaire du droit de réponse concernant L. désignait celui-ci dans sa fonction d’universitaire, la faculté où il enseigne, l’université de Lyon III, étant mentionnée à plusieurs reprises et directement accolée au terme « d’énergumène ». Les requérants ont d’ailleurs été condamnés sous l’angle de l’injure publique envers un fonctionnaire public, délit exclu de l’amnistie prévue par la loi du 6 août 2002 (paragraphe 16 ci-dessus).

Or, jugeant le propos litigieux exempt de gravité, et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour estime que le fait que les requérants aient mis en cause L. en sa qualité de professeur ne pouvait légitimement justifier une sévérité particulière dans le jugement de leur cause. Quant à la nécessité, relevée par les juridictions nationales et le Gouvernement, de protéger la fonction et l’autorité morale de L., elle ne saurait, en l’espèce, l’emporter sur l’intérêt des requérants à communiquer et celui du public lyonnais à recevoir des informations au sujet du professeur et de ses méthodes d’enseignement (voir, mutatis mutandis, Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 33, CEDH 1999-I, et Mamère, précité, § 27). En tout état de cause, force est de constater que L. a pu répliquer à l’article initial puisque ses propos ont bien fait l’objet d’une publication dans le cadre de l’exercice d’un droit de réponse, prévu par la loi. Dans ces conditions, la Cour conclut que les motifs avancés par les juridictions françaises pour justifier l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression découlant de leur condamnation n’étaient pas « pertinents et suffisants » aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.

37.  Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI). Or, en l’espèce les requérants ont été condamnés à une amende correctionnelle de 2 000 EUR, au paiement de dommages-intérêts en faveur de la partie civile d’un montant de 3 000 EUR, ainsi qu’à la publication de l’intégralité du dispositif de l’arrêt par le magazineLyon Mag’. La Cour estime que ces condamnations doivent être considérées, au vu des faits reprochés aux requérants, comme étant disproportionnées.

38.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention."

HAGUENAUER C. FRANCE arrêt du 22 avril 2010 requête 34050/05

L'Université Jean Moulin Lyon III est connue pour ses thèses négationnistes, ce qui a provoqué un débat national.  Le 7 mars 2002 eut lieu une cérémonie dans les locaux de l'université à l'occasion de la remise de la Légion d'honneur au président de l'université, G.G.

Cette remise de décoration donna lieu à une manifestation de personnes contestant l'honneur ainsi fait à G.G., en raison de la complaisance qu'elles lui imputaient à l'égard des thèses racistes et négationnistes défendues au sein de l'université par certains enseignants.

L'un des enseignants de l'université Jean Moulin Lyon III, J.-C.P., intervint alors, interpellant les manifestants dans les termes suivants :

«Ce que vous dites est un scandale. Je suis fier d'être juif et je suis fier d'être à Lyon III.»

Deux manifestants, la requérante ainsi que J.-L.T., tous deux adjoints au maire de Lyon, lui répondirent respectivement :

«Vous êtes la honte de la communauté»

Et : «On sait malheureusement qu'il y a des arabes qui votent Le Pen et des juifs qui ont soutenu Hitler.»

Ces propos furent rapportés par le journal Lyon Capitale dans son numéro daté du 13 au 19 mars 2002. Par acte du 5 juin 2002, la requérante et J.-L.T. furent cités à comparaître par J.-C.P. devant le tribunal correctionnel de Lyon pour avoir proféré des injures publiques envers un fonctionnaire public, délit prévu par les articles 23, 29, deuxième alinéa, et 33, premier alinéa, de la loi du 29 juillet 1881.

38.  La Cour rappelle d'emblée qu'elle a déjà eu à se prononcer sur des violations alléguées de l'article 10 de la Convention alors même qu'une amnistie était intervenue ou qu'une relaxe avait été prononcée et que les requérants avaient été uniquement condamnés à verser des dommages-intérêts aux parties civiles (voir par exemple Brasilier c. France, n71343/01, 11 avril 2006 et Brunet-Lecomte et autres c. France, n42117/04, 5 février 2009). Elle estime que la présente situation ne peut en aucune manière être considérée comme le règlement d'un litige purement civil entre deux particuliers qui se trouverait ainsi hors du champ de la Convention.

39.  Selon la Cour, il n'est pas douteux que la condamnation de la requérante pour injure envers un fonctionnaire constitue une ingérence dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression

a)  « Prévue par la loi »

40.  La Cour rappelle qu'elle a déjà considéré que la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse satisfait aux exigences d'accessibilité et de prévisibilité requises par l'article 10 § 2 (voir Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 45-49, CEDH 2004-VI, Brasilier, précité, § 28, 11 et Mamère c. France, no 12697/03, § 18, CEDH 2006-XIII).

b)  But légitime

41.  Selon la Cour, il n'est pas douteux que la condamnation de la requérante pour injure envers un fonctionnaire poursuivait l'un des buts légitimes énumérés à l'article 10 § 2 : « la protection de la réputation (...) d'autrui ».

c)  « Nécessaire dans une société démocratique »

42.  Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique afin d'atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, §§ 64 à 68, 24 novembre 2005 ; Mamère, précité, § 19 ; Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007-XI, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, CEDH 2008-... (extraits), §§ 60 à 64).

43.  Dans l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n'a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).

44. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l'ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l'article 10 (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, § 51).

45.  En l'espèce, la requérante a été condamnée pour avoir dit à J.-C.P. : « Vous êtes la honte de la communauté », alors que celui-ci venait d'interpeller des manifestants en déclarant : « Ce que vous dites est un scandale. Je suis fier d'être juif et je suis fier d'être à Lyon III. »

46.  Cet échange de propos a été tenu dans le contexte d'une manifestation organisée lors de la remise de la Légion d'honneur au président de l'université Jean Moulin Lyon III, à qui les manifestants reprochaient sa complaisance envers les thèses racistes et négationnistes défendues par certains professeurs au sein de l'université. La Cour relève que ces propos furent tenus par une adjointe au maire de la ville en réponse à ceux d'un professeur de l'université.

47. Elle rappelle que, s'il n'est pas exact que les fonctionnaires s'exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme les hommes politiques et qu'ils devraient dès lors être traités sur un pied d'égalité avec ces derniers lorsqu'il s'agit de critiques de leur comportement (Janowski c. Pologne [GC], arrêt du 21 janvier 1999 (no 25716/94, CEDH 1999-I, § 33), il n'en reste pas moins que les limites de la critique admissible sont plus larges lorsqu'ils agissent dans l'exercice de leurs fonctions officielles que pour les simples particuliers (voir, notamment, Mamère précité, § 27). En l'espèce, la personne en cause, en sa qualité de professeur de l'université pouvait faire, en tant que tel, l'objet de critiques personnelles dans des limites « admissibles », et non pas uniquement de façon théorique et générale.

48.  La Cour a certes souligné que les fonctionnaires doivent, pour s'acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés, et qu'il peut dès lors s'avérer nécessaire de les protéger particulièrement contre des attaques verbales offensantes lorsqu'ils sont en service ; cela valant aussi s'agissant de l'imputation diffamatoire de faits se rattachant à l'accomplissement de leurs missions (voir notamment l'arrêt Busuioc c. Moldavie du 21 décembre 2004, no 61513/00, § 64).

Elle a toutefois précisé que cela ne signifie cependant pas que la censure de toute critique dirigée contre un agent public et se rapportant à l'exercice de ses fonctions est, de ce seul fait, compatible avec l'article 10 de la Convention. Ce serait en outre aller trop loin que d'étendre sans réserve le principe dégagé par cet arrêt à tout employé public, quelles que soient les fonctions qu'il exerce (voir l'arrêt Busuioc précité, même référence). En outre, les impératifs de la protection des fonctionnaires doivent, le cas échéant, être mis en balance avec les intérêts de la liberté de la presse ou de la libre discussion de questions d'intérêt général (arrêtMamère, précité, § 27).

49.  Ceci étant, la Cour souligne en premier lieu que l'on se trouve en l'espèce un cas où l'article 10 exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d'expression. En effet, d'une part, les propos tenus par la requérante relevaient de sujets d'intérêt général : la lutte contre le racisme et le négationnisme ; ils s'inscrivaient d'ailleurs dans un débat public d'une extrême importance, l'attitude des autorités de l'université Jean Moulin Lyon III à l'égard de professeurs mis en cause pour les thèses qu'ils avaient défendues. D'autre part, la requérante s'exprimait sans aucun doute en sa qualité d'élue, de sorte que ses propos relevaient de l'expression politique ou « militante » (voir notamment l'arrêt Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II). Cour en déduit que la marge d'appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la mesure litigieuse était particulièrement restreinte.

Il ressort en effet de la jurisprudence que, si tout individu qui s'engage dans un débat public d'intérêt général – telle la requérante en l'espèce – est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant – notamment – au respect de la réputation et des droits d'autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation, c'est-à-dire d'être quelque peu immodéré dans ses propos (arrêt Mamère, précité, §§ 20 et 25).

50.  A cet égard, la Cour rappelle que le style ou l'attitude de la personne visée par des propos qualifiés de diffamatoires ou d'injurieux par les juridictions internes peut aussi entrer en ligne de compte dans l'appréciation de la nécessité de l'ingérence à la liberté d'expression (voir, mutatis mutandis, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, CEDH 2000-X). En l'espèce, la Cour considère que les propos incisifs du professeur ont pu influencer le ton employé pour lui répondre (Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag' c.France, no 13327/04, § 35, 20 novembre 2008).

51.  Qui plus est, la Cour constate qu'il s'agissait d'une déclaration orale, prononcée lors d'une manifestation, dans le cadre d'un échange rapide et spontané entre la requérante, J.-C.P. et un autre interlocuteur, ce qui a ôté la possibilité à la requérante de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer (voir Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 58, CEDH 2007-II (extraits) et mutatis mutandis, Fuentes Bobo c. Espagne, arrêt du 29 février 2000, n39293/98, § 46).

52.  Enfin et surtout, la Cour estime primordial d'analyser la teneur des propos de la requérante à la lumière de la polémique qui régnait à cette époque à Lyon et avait largement débordé ce cadre pour atteindre un niveau national. La Cour en veut pour preuve le fait que le ministre de l'Éducation nationale avait créé une commission d'historiens pour étudier la question (voir partie « En fait » ci-dessus). Celle-ci rendit un rapport de 263 pages dans les conclusions duquel figure notamment la phrase suivante : « Ces données ont transformé définitivement un problème universitaire en problème public, lui conférant une portée générale qui dépasse le seul périmètre local : notre rapport lui-même en est un indice. »

53.  La Cour en conclut que les déclarations litigieuses s'inscrivaient dans le contexte particulier d'un débat d'ordre national portant sur un sujet particulièrement sensible. Les propos tenus par la requérante l'ont été dans le cadre d'une manifestation s'inscrivant elle-même dans le contexte d'un débat national, public et passionné et en réponse à une déclaration faite par J.-C.P. lui-même à l'adresse des manifestants. Dès lors, les propos litigieux semblent avoir été influencés par cette déclaration (mutatis mutandis Fuentes Bobo, précité, § 48 et a contrario De Diego Nafría c. Espagne, n46833/99, § 41, 14 mars 2002).

54. Enfin, la Cour prend acte de l'amnistie intervenue en 2002 et mettant fin à l'action publique contre la requérante. Elle constate qu'en l'espèce seule l'action civile subsistait et que cette procédure s'est achevée par une condamnation au paiement de dommages-intérêts en faveur de la partie civile de 3000 euros. A cet égard, elle rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité d'une atteinte au droit à la liberté d'expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI et Brunet Lecomte et autres, précité, § 51).

55.  Eu égard à ce qui précède, et tout particulièrement à l'importance du débat d'intérêt général dans le cadre duquel les propos litigieux s'inscrivaient, la condamnation de la requérante pour injure publique envers un fonctionnaire public ne saurait passer pour proportionnée, et donc pour « nécessaire » « dans une société démocratique » au sens de l'article 10 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

RELIGION ET ARTICLE 10

E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018 requête n° 38450/12

Article 10 : La condamnation d’une personne qui avait taxé Mahomet de pédophile pour avoir épousé une fillette de 6 ans, n’a pas emporté violation de l’article 10

L’affaire porte sur la condamnation de la requérante pour dénigrement de doctrines religieuses, l’intéressée ayant fait des déclarations insinuant que Mahomet avait des tendances pédophiles. La Cour juge en particulier que les juridictions nationales ont apprécié de façon exhaustive le contexte général dans lequel la requérante a formulé les déclarations en cause, qu’elles ont soigneusement mis en balance le droit de celle-ci à la liberté d’expression et le droit des autres personnes à voir protéger leurs convictions religieuses, et qu’elles ont servi le but légitime consistant à préserver la paix religieuse en Autriche. Elle dit qu’en considérant les déclarations litigieuses comme ayant outrepassé les limites admissibles d’un débat objectif, et en les qualifiant d’attaque abusive contre le prophète de l’islam risquant d’engendrer des préjugés et de menacer la paix religieuse, les juridictions nationales ont avancé des motifs pertinents et suffisants à l’appui de leurs décisions. LA JEUNE FEMME A FAIT APPEL DEVANT LA GRANDE CHAMBRE DE LA CEDH. Une commission va examiner sa recevabilité.

FAITS

En octobre et en novembre 2009, Mme S. tint deux séminaires intitulés « Informations de base sur l’islam », au cours desquels elle évoqua le mariage entre le prophète Mahomet et la jeune Aïcha alors âgée de six ans et le fait que ledit mariage aurait été consommé lorsque celle-ci avait neuf ans. À cette occasion, la requérante déclara entre autres que Mahomet « aimait le faire avec des enfants » et s’interrogea en ces termes : « un homme de cinquante-six ans avec une fille de six ans (...) De quoi s’agit-il, si ce n’est de pédophilie ? ». Le 15 février 2011, le tribunal correctionnel régional de Vienne jugea que ces déclarations insinuaient que Mahomet avait des tendances pédophiles et il condamna Mme S. pour dénigrement de doctrines religieuses. Celle-ci fut condamnée à une amende de 480 euros ainsi qu’au paiement des dépens. Mme S. fit appel de cette décision, que la cour d’appel de Vienne confirma en décembre 2011, souscrivant pour l’essentiel aux conclusions du tribunal de première instance. La demande en révision formée par la requérante fut rejetée par la Cour suprême le 11 décembre 2013

ARTICLE 10

La Cour fait observer que ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion en vertu de l’article 9 de la Convention ne peuvent s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses. Ce n’est que lorsque des déclarations formulées en vertu de l’article 10 outrepassent les limites d’un rejet critique, et assurément lorsque ces déclarations sont susceptibles d’inciter à l’intolérance religieuse, qu’un État peut légitimement les considérer comme incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion, et prendre des mesures restrictives proportionnées. La Cour remarque également que l’objet de la présente affaire revêt un caractère particulièrement sensible et que les effets (potentiels) des déclarations litigieuses dépendent dans une certaine mesure de la situation dans le pays où elles ont été formulées, à l’époque et dans le contexte où elles ont été faites. Elle estime en conséquence que les autorités nationales bénéficiaient en l’espèce d’une ample marge d’appréciation, car elles étaient mieux placées pour déterminer quelles étaient les déclarations susceptibles de troubler la paix religieuse dans le pays. La Cour rappelle que sa jurisprudence établit une distinction entre déclaration factuelle et jugement de valeur. Elle souligne que le second ne se prête pas à une démonstration de son exactitude. Cependant, un jugement de valeur dépourvu de base factuelle suffisante risque d’être excessif. La Cour relève que les juridictions nationales ont expliqué de façon exhaustive en quoi elles considéraient que les déclarations de la requérante étaient susceptibles de provoquer une indignation justifiée ; elles ont indiqué en particulier que ces propos n’avaient pas été tenus d’une manière objective contribuant à un débat d’intérêt général (par exemple sur le mariage d’un enfant), mais pouvaient uniquement être compris comme ayant visé à démontrer que Mahomet n’était pas digne d’être vénéré. La Cour souscrit à l’avis des tribunaux nationaux selon lequel Mme S. était certainement consciente que ses déclarations reposaient en partie sur des faits inexacts et de nature à susciter l’indignation d’autrui. Les juridictions nationales ont estimé que Mme S. avait subjectivement taxé Mahomet de pédophilie, y voyant sa préférence sexuelle générale, et qu’elle n’avait pas donné à son auditoire des informations neutres sur le contexte historique, ce qui n’avait pas permis un débat sérieux sur la question. Dès lors, la Cour ne voit pas de raison de s’écarter de la qualification que les tribunaux nationaux ont donnée aux déclarations litigieuses, à savoir celle de jugements de valeur, qualification qu’elles ont fondée sur une analyse détaillée des propos tenus. La Cour juge en conclusion qu’en l’espèce les juridictions nationales ont soigneusement mis en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression et les droits d’autres personnes à voir protéger leurs convictions religieuses et préserver la paix religieuse dans la société autrichienne. La Cour ajoute que, même dans le cadre d’une discussion animée, il n’est pas compatible avec l’article 10 de la Convention de faire des déclarations accusatrices sous le couvert de l’expression d’une opinion par ailleurs acceptable et de prétendre que cela rend tolérable ces déclarations qui outrepassent les limites admissibles de la liberté d’expression. Enfin, dès lors que Mme S. a été condamnée à verser une amende d’un montant modeste et que cette amende se situait dans le bas de l’échelle des peines, la sanction pénale en question ne saurait passer pour disproportionnée. Dans ces conditions, et eu égard au fait que Mme S. a formulé plusieurs déclarations accusatrices, la Cour considère qu’en l’espèce les juridictions autrichiennes n’ont pas excédé leur ample marge d’appréciation lorsqu’elles ont condamné Mme S. pour dénigrement de doctrines religieuses. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 10.

RADIO TÉLÉVISION ET L'ARTICLE 10

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JURISPRUDENCE DE LA CEDH

C8 (Canal 8) c. France du 9 février 2023 requêtes no 58951/18 et n° 1308/19

Art 10 : Les sanctions prononcées par le CSA à l’encontre la chaîne de télévision C8 en raison de séquences diffusées dans l’émission « Touche pas à mon poste » n’ont pas méconnu sa liberté d’expression

Les deux requêtes concernent deux sanctions prononcées contre la société de télévision C8 par le conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en raison du contenu de séquences diffusées dans l’émission « Touche pas à mon poste ». La Cour relève tout d’abord que ces séquences s’inscrivaient dans le cadre d’une émission de pur divertissement qui n’a d’autre ambition que d’attirer, dans un but commercial, le plus large public possible et en déduit que l’État défendeur disposait d’une large marge d’appréciation pour juger de la nécessité de sanctionner la société requérante, au titre de la protection des droits d’autrui. La Cour indique ensuite qu’elle ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, saisi de recours en annulation contre les sanctions litigieuses, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants. En ce qui concerne la première séquence, elle considère que la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci a suscités véhiculent une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes. En ce qui concerne la seconde séquence, elle considère que, tant par son principal objet que par l’attitude de l’animateur vedette et la situation dans laquelle il a délibérément placé les personnes qu’il avait piégées, le canular téléphonique véhiculait une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles. S’agissant enfin de la lourdeur des sanctions infligées, la Cour souligne que leur caractère pécuniaire est particulièrement adapté, en l’espèce, à l’objet purement commercial des comportements qu’elles répriment et que leur gravité doit être relativisée à la lumière de l’échelle des sanctions prévue la loi du 30 septembre 1986. En conclusion, les séquences litigieuses n’étant porteuses d’aucune information, opinion ou idée, au sens de l’article 10 de la Convention, n’ayant en aucune manière contribué à un débat d’intérêt général, et étant attentatoires à l’image des femmes, pour l’une, et de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles et à porter atteinte à la vie privée, pour l’autre, la Cour considère, eu égard aussi à leur impact, en particulier auprès d’un jeune public, aux manquements répétés de la société requérante à ses obligations déontologiques, aux garanties procédurales dont elle a bénéficié dans l’ordre interne, et à la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les sanctions prononcées contre cette dernière les 7 juin et 26 juillet 2017 n’ont pas méconnu son droit à la liberté d’expression.

Art 10 Liberté d’expression • Lourdes sanctions pécuniaires contre la société de télévision C8 par le conseil supérieur de l’audiovisuel en raison du contenu de séquences diffusées dans l’émission « Touche pas à mon poste » entourées de garanties procédurales • Prévu par la loi • Séquences attentatoires à l’image des femmes et de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles et à porter atteinte à la vie privée • Impact, en particulier auprès d’un jeune public • Manquements répétés de la société requérante à ses obligations déontologiques • Motifs suffisants • Large marge d’appréciation • Sanction proportionnée

FAITS

La société requérante, C8 (Canal 8), société de droit français, est un service de télévision ayant son siège à Issy-les-Moulineaux.

L’émission « Touche pas à mon poste » est une émission télévisée de divertissement consacrée à l’actualité de la télévision et des médias. Animée par C.H., accompagné de plusieurs chroniqueurs et chroniqueuses réguliers, l’émission consiste en discussions autour de l’actualité télévisuelle, ainsi qu’en des jeux et des séquences humoristiques. Cette émission de télévision a suscité de nombreuses polémiques et de multiples plaintes de téléspectateurs auprès du CSA.

Le 7 décembre 2016 à 20 heures 45, dans le cadre d’une chronique dont l’objet est de montrer aux téléspectateurs ce qui se passe « hors antenne », la société requérante diffusa une séquence qui s’était déroulée pendant une interruption publicitaire, au cours de laquelle l’animateur C.H., prétextant un jeu, avait amené une des chroniqueuses de l’émission, qui avait les yeux fermés, à poser la main sur son pantalon, au niveau de son sexe, sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli. Cette séquence suscita plus de mille trois cent cinquante plaintes auprès du CSA, et plusieurs associations de défense des droits des femmes le saisirent d’une demande tendant à ce que la société requérante soit mise en demeure. Par une décision du 7 juin 2017, le CSA prononça à l’encontre de la société requérante à titre de sanction, la suspension pendant deux semaines de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l’émission « Touche pas à mon poste », ainsi que pendant les quinze minutes précédant et suivant l’émission, cette sanction s’appliquant aux émissions diffusées en direct comme à celles rediffusées. Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision. Le 18 juin 2018, le Conseil d’État rejeta la requête.

Le 18 mai 2017, à partir de 23 heures 25, dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », C.H. s’entretint en direct avec sept personnes qui téléphonaient en réponse à une petite annonce qu’il avait publiée sur un site Internet de rencontres. Dans cette petite annonce intitulée « Homme recherche rencontres sans tabou » et accompagnée d’une photo d’un torse musclé, C.H. se faisait passer pour une personne bisexuelle. Il indiquait son adresse, son âge (26 ans) et précisait ceci : « [...] cherche relation courte ou longue selon le feeling, bisexuel, je vous invite à déjeuner ... et qui sait, peut-être qu’après je vous dégusterai ... Je suis joignable au (...) à partir de 22 heures ; PS : J’aime quand on m’insulte ! ».

D’après le Gouvernement, les voix des personnes qui passèrent à l’antenne « ne [furent] vraisemblablement pas modifiées ». L’émission provoqua de nombreuses réactions dès le lendemain de sa diffusion.

Le 23 mai 2017, le CSA publia un communiqué de presse dans lequel il indiquait avoir reçu plus de vingt-cinq mille plaintes relatives à cette séquence. Par une décision du 26 juillet 2017, le CSA prononça à l’encontre de la société requérante une sanction pécuniaire de 3 000 000 EUR. Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision. Le 18 juin 2018, le Conseil d’État rejeta la requête. Estimant que la sanction prononcée contre elle était fondée sur des faits matériellement inexacts et était donc injustifiée, la société requérante saisit le CSA d’une demande tendant au retrait de cette sanction. Le CSA rejeta cette demande au motif que sa décision ne contenait aucun détail relatif aux plaignants ou aux victimes et, au surplus, qu’il en allait de même de la décision du Conseil d’État du 18 juin 2018. Le 28 septembre 2020, Conseil d’État rejeta le recours de la société requérante dirigé contre ce refus.

Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour décide de les examiner conjointement.

CEDH

a)      Sur l’existence d’une ingérence

72.  Renvoyant à l’affaire Sigma Radio Televison LTD (précité, § 204), la Cour reconnaît que les sanctions prononcées par le CSA contre la société requérante constituent des ingérences d’une autorité publique dans l’exercice du droit garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

b)     Sur la justification des ingérences

73.  Pareilles ingérences enfreignent la Convention si elles ne remplissent pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elles étaient « prévues par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaires, dans une société démocratique, pour les atteindre ».

  1. « Prévues par la loi »

74.  La Cour note que la société requérante ne conteste pas que les sanctions litigieuses étaient prévues par la loi.

75.  Sur ce point, la Cour relève que l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication prévoit que le CSA peut, lorsque le titulaire d’une autorisation pour l’exploitation d’un service de communication audiovisuelle ne se conforme pas à des mises en demeure qu’il lui avait adressées, prononcer à son encontre la suspension d’une partie du programme pour un mois au plus, ou une sanction pécuniaire. Elle relève ensuite que la suspension de séquences publicitaires décidée le 7 juin 2017 par le CSA à la suite de la diffusion de l’émission du 7 décembre 2016 était fondée sur un manquement aux dispositions de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 et de l’article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003, et que le CSA avait antérieurement mis la société requérante en demeure de respecter ces dispositions (requête no 58951/18). Il en va de même de la sanction pécuniaire prononcée le 26 juillet 2017 par le CSA à la suite de la diffusion de l’émission du 18 mai 2017, pour manquement aux dispositions des articles 2-3-3 et 2-3-4 de la convention du 10 juin 2003 (requête no 1308/19). Il s’ensuit que les ingérences litigieuses étaient prévues par la loi.

  1. « But légitime »

76.  La société requérante ne conteste pas davantage que les sanctions litigieuses poursuivaient un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 10.

77.  Sur ce point, la Cour relève que les mesures litigieuses visaient à sanctionner la société requérante à la suite de la diffusion sur son antenne de séquences jugées, s’agissant de la première, attentatoire à l’image des femmes et, s’agissant de la seconde, de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle et à porter atteinte à la vie privée, à l’image, à l’honneur ou à la réputation. Il s’ensuit que les ingérences litigieuses visaient à la protection des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

  1. « Nécessaires, dans une société démocratique »

α)        Principes généraux

78.  Les principes suivants ont été dernièrement rappelés par la Grande Chambre dans l’arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC] (n28470/12, § 177, 5 avril 2022) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »

79.  L’expression sur un sujet d’intérêt général bénéficie d’un niveau élevé de protection. Les États défendeurs ne disposent alors que d’une marge d’appréciation restreinte (voir, par exemple, Baka c. Hongrie [GC], n20261/12, § 159, 23 juin 2016, ainsi que les références qui y figurent). Leur marge d’appréciation est élargie en l’absence de contribution ou de participation à un débat d’intérêt général (voir, par exemple, Hachette Filipacchi Associés (Ici Paris) c. France, no 12268/03, §§ 43 et 55, 23 juillet 2009).

80.  La Cour a également précisé que les États disposent d’une ample marge d’appréciation dès lors qu’est en cause un discours commercial et publicitaire.

81.  L’équité de la procédure, les garanties procédurales accordées au requérant et la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression.

82.  Lorsque le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour sous l’angle de l’article 8 ou sous l’angle de l’article 10, ces droits méritant en principe un égal respect. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son appréciation à la leur (voir, par exemple, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 198, CEDH 2015 (extraits)).

β)  Application de ces principes aux cas d’espèce

    Considérations liminaires

83.  En premier lieu, la Cour souligne que, s’agissant des deux ingérences litigieuses, la société requérante a bénéficié de garanties procédurales. Conformément aux dispositions de l’article 42-7 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les procédures de sanction ont en effet été précédées d’une mise en demeure, et la décision de les engager a été prise par un rapporteur indépendant, membre de la juridiction administrative, nommé par le vice-président du Conseil d’État. Dans chacune des deux affaires, à l’issue d’une instruction contradictoire dans le cadre de laquelle la société requérante a pu présenter ses observations, le rapporteur indépendant a rédigé un rapport circonstancié, exposant les faits, les griefs et la procédure, se prononçant sur la matérialité des faits et leur gravité, et comportant une proposition de sanction. Une audience contradictoire a ensuite eu lieu devant le CSA, au cours de laquelle il a entendu le rapporteur indépendant, des représentants de la société requérante et l’avocat de celle‑ci, et à l’issue de laquelle ont été prises les sanctions litigieuses dont la motivation comporte les circonstances de fait et de droit sur lesquelles s’est fondée cette autorité administrative indépendante. La société requérante a eu la possibilité de contester ces décisions devant un organe judiciaire investi d’un pouvoir de pleine juridiction en saisissant le Conseil d’État de recours en annulation, qui ont été rejetés par deux décisions motivées, à l’issue d’une procédure contradictoire dont la société requérante ne met pas en cause l’équité.

84.  En deuxième lieu, la Cour rappelle (paragraphe 45 ci-dessus), que les séquences litigieuses n’étaient porteuses d’aucune information, opinion ou idée, au sens de l’article 10 de la Convention. Rien de ce qui y est exprimé, que ce soit par les mots, les comportements ou les images, ne se rattache en effet d’une quelconque manière à un sujet d’intérêt général. Elles s’inscrivent dans le cadre d’une émission de pur divertissement qui n’a d’autre ambition que d’attirer, dans un but commercial, le plus large public possible, y compris au moyen de mises en scènes délibérément provocatrices, voire choquantes. La Cour en déduit que l’État défendeur disposait d’une large marge d’appréciation pour juger de la nécessité de sanctionner la société requérante, au titre de la protection des droits d’autrui, en raison du contenu de ces séquences.

85.  S’agissant, en troisième lieu, de la circonstance, mise en avant par la société requérante, que les séquences litigieuses se voulaient humoristiques et s’inscrivaient dans le cadre d’une émission de pur divertissement, la Cour rappelle que, si le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, y compris lorsqu’ils se traduisent par la transgression ou la provocation, et qu’elles ne peuvent être appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles sont susceptibles de générer, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de cette disposition. Le droit à l’humour ne permet pas tout, et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, « des devoirs et des responsabilités » (voir, dans un autre contexte, Z.B. c. France, no 46883/15, §§ 56-57, 2 septembre 2021).

    Sur le principe des sanctions litigieuses

La sanction prononcée le 7 juin 2017

86.  La Cour relève que, pour sanctionner la société requérante en raison de la séquence du 7 décembre 2016, le CSA a notamment retenu que cette séquence portait atteinte à l’image des femmes dans la mesure où elle consistait, dans le cadre d’une relation hiérarchique de travail, en un geste à connotation sexuelle évidente, effectué par un homme sans le consentement explicite de la chroniqueuse, renvoyant, ce faisant, une image stéréotypée et dégradante de la femme. Dans le cadre du recours de pleine juridiction dont il a été saisi à l’encontre de cette décision, le Conseil d’État a procédé à la même qualification juridique des faits litigieux. Après avoir, relevé que dans cette séquence C.H. jouait avec une chroniqueuse à lui faire toucher, pendant qu’elle gardait les yeux fermés, diverses parties de son corps qu’elle devait ensuite identifier, qu’après lui avoir fait toucher sa poitrine et son bras, il avait posé sa main sur son entrejambe, et que celle-ci avait réagi en se récriant puis en relevant le caractère habituel de ce type de geste, il a considéré que la mise en scène d’un tel comportement, procédant par surprise, sans consentement préalable de l’intéressée et portant, de surcroît, sur la personne d’une chroniqueuse placée en situation de subordination vis-à-vis de l’animateur et producteur, ne pouvait que banaliser des comportements inacceptables susceptibles de faire l’objet, dans certains cas, d’une incrimination pénale. Ajoutant qu’elle plaçait la personne concernée dans une situation dégradante et, présentée comme habituelle, ce qui tendait à donner de la femme une image stéréotypée la réduisant à un statut d’objet sexuel, il a conclu qu’eu égard notamment à la nature des faits et aux obligations qui s’imposaient à la société requérante, la décision de la sanctionner ne portait pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression.

87.  La Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants.

88.  En particulier, au vu de la séquence litigieuse, elle considère que la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci a suscités véhiculent une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes. Or les stéréotypes constituent souvent la base de la discrimination et de l’intolérance, et sont utilisés par ceux qui prétendent justifier celles-ci. La Cour a, à de nombreuses reprises, souligné que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (voir, par exemple, Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, § 46, 25 juillet 2017).

La sanction prononcée le 26 juillet 2017

89.  La Cour relève que la décision du CSA de sanctionner la société requérante en raison de la séquence du 18 mai 2017, repose sur le constat, d’une part, qu’elle véhiculait des stéréotypes de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle et, d’autre part, qu’elle avait porté atteinte au droit au respect de la vie privée de plusieurs des victimes du canular téléphonique. Sur le premier point, le CSA s’est fondé sur les éléments suivants : après avoir publié une petite annonce sur un site de rencontre dans laquelle il se présentait comme une personne bisexuelle désireuse de faire des rencontres et, le cas échéant, d’avoir des relations sexuelles, C.H. avait discuté en direct avec plusieurs personnes qui y avaient répondu, en les encourageant à tenir des propos d’une crudité appuyée, afin de les tourner en dérision auprès du public, et en adoptant une posture et une voix très efféminées et maniérées, visant à donner une image caricaturale des personnes homosexuelles. Sur le second point, le CSA s’est appuyé sur le fait que les victimes du canular téléphonique avaient livré des informations personnelles et s’étaient prêtées à des confidences intimes relatives à leur sexualité sans avoir été informées de la diffusion publique de leurs propos, ni a fortiori consenti à cette diffusion, et alors que la société requérante n’avait mis en place aucun procédé technique destiné à protéger leur identité et leur intimité afin d’éviter qu’elles puissent être reconnues.

Dans le cadre du recours de pleine juridiction dont il a été saisi à l’encontre de cette décision, le Conseil d’État a procédé à la même qualification juridique des faits litigieux et a conclu qu’eu égard notamment à la nature des faits et aux obligations qui s’imposaient à la société requérante, la décision de la sanctionner ne portait pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression.

90.  De même que pour la séquence du 7 décembre 2016, la Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants.

Zemmour c. France du 20 décembre 2022 requête no 63539/19

Art 10 : La condamnation pénale de M. Zemmour pour provocation à la discrimination et haine religieuse envers la communauté musulmane française ne viole pas l’article 10 de la Convention

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale à une amende pour provocation à la discrimination et haine religieuse envers la communauté musulmane française en raison de propos tenus en 2016 lors d’une émission de télévision et dans le contexte des attentats terroristes de 2015 • Propos ne suffisant pas à révéler de manière immédiatement évidente que l’auteur tendait, en les proférant, à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention • Débat d’intérêt général • Large marge d’appréciation • Motifs suffisants et pertinents même si non expressément fondés sur l’art 10 • Peine non excessive

L’affaire concerne la condamnation pénale du requérant pour provocation à la discrimination et haine religieuse envers la communauté musulmane française, en raison de propos tenus en 2016 au cours d’une émission télévisée. Celui-ci invoquait la violation du droit à la liberté d’expression. Tout en rejetant l’exception préliminaire du Gouvernement fondée sur l’article 17 de la Convention (interdiction de l’abus de droit), la Cour s’appuie sur cette disposition comme une aide à l’interprétation de l’article 10 au regard de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence litigieuse. Après avoir relevé, à l’instar des juridictions internes, que les propos du requérant contenaient des assertions négatives et discriminatoires de nature à attiser un clivage entre les Français et la communauté musulmane dans son ensemble, la Cour considère que les propos litigieux ne relèvent pas d’une catégorie de discours bénéficiant d’une protection renforcée de l’article 10 de la Convention, et en déduit que les autorités françaises jouissaient d’une large marge d’appréciation pour y apporter une restriction.

Notant qu’ils ont été tenus au cours d’une émission télévisée diffusée en direct à une heure de grande écoute et rappelant que le requérant, journaliste et chroniqueur, n’échappait pas, bien que s’exprimant alors en sa qualité d’auteur, aux « devoirs et responsabilités » d’un journaliste, la Cour considère que ces propos ne se limitaient pas à une critique de l’islam mais comportaient, compte tenu du contexte d’attentats terroristes dans lequel ils s’inscrivaient, une intention discriminatoire de nature à appeler les auditeurs au rejet et à l’exclusion de la communauté musulmane.

Elle en déduit que les motifs retenus par les juridictions internes pour entrer en voie de condamnation et infliger au requérant une amende d’un montant dont elle relève qu’il n’est pas excessif, étaient suffisants et pertinents. En conclusion, la Cour considère que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique afin de protéger les droits d’autrui qui étaient en jeu en l’espèce et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

FAITS

Le requérant, M. Eric Zemmour, est un ressortissant français, né en 1958 et résidant à Paris (France). Journaliste et chroniqueur politique connu, il a publié de nombreux ouvrages d’analyse politique avant d’entamer une carrière politique à partir de 2021.

Le 16 septembre 2016, M. Zemmour fut invité dans l’émission télévisée « C à vous » diffusée en direct à 19 heures sur la chaîne de télévision France 5 dans le cadre de la promotion de son livre intitulé « Un quinquennat pour rien » comprenant une introduction intitulée « La France au défi de l’Islam ».

Il tint des propos qui lui valurent d’être cité par l’association Coordination des appels pour une paix juste au Proche-Orient (CAPJPO) devant le tribunal correctionnel de Paris sur le fondement de l’article 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (loi de 1881), qui réprime la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Cinq propos en particulier firent l’objet de poursuite :

1. La réponse « non » à la question de savoir « s’il y a des musulmans en France qui vivent dans la paix, qui n’interprètent pas à la lettre les textes du Coran, qui sont totalement intégrés » ;

2 - « Les soldats du djihad sont considérés par tous les musulmans, qu’ils le disent ou qu’ils ne le disent pas, comme des bons musulmans, c’est des guerriers, c’est des soldats de l’Islam » ;

3 - [Le Journaliste] : le terrorisme est apocalyptique - « Non mais c’est pas du terrorisme c’est du djihadisme. Donc c’est l’islam » - [Le journaliste] : la façon dont vous mettez un signe = entre djihadisme et islam- [Le requérant] : « Pour moi c’est égal » ;

4 – « Nous vivons depuis trente ans une invasion, une colonisation, qui entraîne une conflagration ». « Dans d’innombrables banlieues françaises où de nombreuses jeunes filles sont voilées, c’est également l’Islam, c’est également du djihad, c’est également la lutte pour islamiser un territoire qui n’est pas, qui est normalement une terre non islamisée, une terre de mécréant. C’est la même chose, c’est de l’occupation de territoire » ;

5 - « je pense qu’il faut leur [les musulmans vivant en France] donner le choix entre l’Islam et la France ». Ce propos est suivi de l’affirmation selon laquelle « Donc s’ils sont Français ils doivent, mais c’est compliqué parce que l’islam ne s’y prête pas, ils doivent se détacher de ce qu’est leur religion ».

Le 22 juin 2017, le tribunal correctionnel considéra que les cinq passages poursuivis relevaient de l’incrimination prévue à l’article 24 de la loi de 1881 et condamna le requérant à une peine d’amende de 5 000 euros (EUR), pour provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une religion.

Par un arrêt du 3 mai 2018, la cour d’appel de Paris infirma partiellement le jugement. Elle considéra que seuls les passages 4 et 5 étaient susceptibles de recevoir la qualification de « provocation à la discrimination et à la haine religieuse », et ramena la peine à 3 000 EUR.

Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt, invoquant la violation de l’article 10 de la Convention et faisant valoir que ses propos portaient sur une question d’intérêt public qui relevait de sa liberté d’expression. La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 17 septembre 2019.

CEDH

40.  La Cour considère que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

a)  Prévue par la loi

41.  La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi dans le cadre de l’article 10 tels qu’ils sont résumés dans l’arrêt Perinçek précité (§§ 131‑136) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020).

42.  De ces principes, il découle que la question déterminante qui se pose est celle de savoir si, lorsqu’il a tenu les propos pour lesquels il a été condamné, le requérant savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés, qu’ils étaient de nature à engager sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 24 alinéa 7 de la loi de 1881.

43.  En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que l’article 24 alinéa 7 de la loi de 1881 établit une distinction claire entre les provocations qui « poussent directement » à commettre certaines infractions (voir, par exemple, le délit d’apologie d’actes de terrorisme, Rouillan c. France, no 28000/19, § 26, 16 juin 2022) et celles, comme en l’espèce, qui « poussent à la discrimination » (paragraphe 12 ci-dessus). Elle note également que la notion de propos provocants au sens de cette disposition est interprétée par la Cour de cassation comme couvrant tant les propos qui suscitent un sentiment de rejet ou d’hostilité envers un groupe de personnes déterminées que ceux qui exhortent à la discrimination à l’égard de ce groupe. En d’autres termes, la jurisprudence est établie en ce sens que des propos peuvent être considérés comme provocants sans être exhortatoires ou, de manière plus stricte, s’ils appellent à la discrimination, à la haine ou à la violence (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Elle relève également que la Cour de cassation n’exclut pas que le délit de provocation soit caractérisé en raison du caractère implicite de l’appel à la discrimination, à la haine ou à la violence (ibidem). Elle relève enfin que la Cour de cassation a jugé les termes de ce texte « suffisamment clairs et précis pour que [son] interprétation, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire », justifiant ainsi sa décision de ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité dont il faisait l’objet (paragraphe 15 ci-dessus).

44.  Pour sa part, la Cour rappelle qu’elle a déjà admis que la loi de 1881 satisfait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 § 2 (voir, notamment, Le Pen, décision précitée, et, récemment, Bonnet contre France (déc.), no 35364/19, § 32, 25 janvier 2022). Par ailleurs, elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, tant l’énoncé de l’article 24 alinéa 7 que la jurisprudence de la Cour de cassation pouvaient raisonnablement permettre au requérant de prévoir que ses propos étaient susceptibles d’engager sa responsabilité pénale. Elle précise que le caractère implicite de la provocation retenu par les juridictions internes et dénoncé par le requérant comme un facteur d’imprévisibilité de la loi au motif qu’il inclurait que les propos soient « compris par le public » comme une incitation à la discrimination se rattache, dans les circonstances de l’espèce, à la pertinence et à la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes pour justifier l’ingérence litigieuse dans son droit à la liberté d’expression et sera en conséquence examiné dans le cadre de l’appréciation de la « nécessité » de celle-ci.

b)  But légitime

45.  La Cour considère, à l’instar du Gouvernement, que la condamnation du requérant pour provocation à la discrimination avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’espèce ceux des personnes de confession musulmane (voir en ce sens, Le Pen c. France, (déc.), no 45416/16, 28 février 2017, § 29).

46.  Reste donc à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

c)  Nécessité dans une société démocratique

  1. Principes généraux

47.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, tels que réaffirmés à de nombreuses reprises depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, § 49, série A no 24) et rappelés dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 131-139, CEDH 2015) et Perinçek (précité, §§ 196‑197, et les références jurisprudentielles y mentionnées).

48.  À ce titre, elle rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside, précité, § 49, Perinçek, précité, § 196).

49.  Un principe constamment souligné dans la jurisprudence de la Cour veut que les propos se rapportant à des questions d’intérêt public appellent une forte protection, au contraire de ceux défendant ou justifiant la violence, la haine, la xénophobie ou toute autre forme d’intolérance, qui ne sont normalement pas protégés (ibidem, précité, § 197 et les références citées, Budinova et Chaprazov, précité, § 90).

50.  L’appel à la discrimination relève de l’appel à l’intolérance, lequel, avec l’appel à la violence et l’appel à la haine, est l’une des limites à ne dépasser en aucun cas dans le cadre de l’exercice de la liberté d’expression (Baldassi et autres c. France, nos 15271/16 et 6 autres, § 64, 11 juin 2020).

51.  La Cour a souligné, à de nombreuses reprises, que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi. Il reste loisible aux autorités compétentes d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, des mesures, même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan, no 13274/08, § 38, 5 décembre 2019 et les références citées).

52.  Pour déterminer si l’ingérence des autorités publiques dans le droit à la liberté d’expression est « nécessaire, dans une société démocratique » dans ce type d’affaires, la Cour prend en compte un certain nombre de facteurs, qui ont été résumés dans l’affaire Perinçek (§§ 205-208 et les références citées). Outre la nature des propos, elle tient compte du contexte dans lequel ils ont été tenus, et en particulier des facteurs suivants :

i.  Le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu. Si tel est le cas, la Cour reconnaît généralement qu’une certaine forme d’ingérence visant de tels propos peut se justifier.

ii.  La question de savoir si correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, ils peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. Lorsqu’elle examine cette question, la Cour est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres.

iii.  La Cour tient également compte de la manière dont ils ont été formulés et de la capacité – directe ou indirecte – à nuire.

53.  Dans le cadre de ces affaires, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui détermine l’issue d’une affaire particulière. La Cour aborde donc ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte.

54.  L’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population peuvent suffire pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste par rapport à la liberté d’expression exercée de manière irresponsable (Féret, précité, § 73, Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, § 52, 11 février 2020).

55.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV, Soulas, précité, § 45).

  1. Application au cas d’espèce

56.  La Cour relève que la condamnation du requérant était fondée sur la caractérisation du délit de provocation à la discrimination et à la haine religieuse à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à la religion musulmane.

57.  La Cour rappelle d’emblée qu’elle a pour tâche de vérifier si les solutions retenues par les juridictions internes en vertu de leur pouvoir d’appréciation sont compatibles avec l’article 10 de la Convention. Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Perinçek, précité, § 196).

58.  La Cour relève également que les propos litigieux ont été tenus par le requérant alors qu’il était l’invité d’une émission de télévision à une heure de grande écoute en sa qualité de journaliste et polémiste pour présenter et discuter de son dernier ouvrage et en particulier de son introduction consacrée à la place de l’islam en France. La Cour reconnaît, à l’instar du Gouvernement, qu’eu égard à la notoriété et à la personnalité du requérant, d’une part, et à la nature des questions abordées lors de l’interview qui portaient sur la place de l’islam dans la société française, notamment dans un contexte d’attentats terroristes, d’autre part, les propos litigieux, qui étaient susceptibles d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement, s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Erkizia Almandoz c. Espagne, no 5869/17, § 43, 22 juin 2021 et, plus récemment, Rouillan, précité, § 67).

59. Pour autant, les propos du requérant n’échappent pas aux limites posées au paragraphe 2 de l’article 10. Dès lors, il convient de déterminer si les juridictions internes ont dûment motivé leur appréciation selon laquelle les propos incriminés devaient être assimilés à un « discours de haine » et dans l’affirmative si la sanction imposée au requérant peut être qualifiée de proportionnée au but légitime poursuivi, en tenant compte des différents facteurs qui caractérisent un tel discours et qui ont été rappelés au paragraphe 52 ci-dessus. Il y a notamment lieu de prendre en considération le contexte ayant entouré les faits de l’espèce (Perinçek, précité, § 208).

60.  S’agissant, en premier lieu, de la nature des propos litigieux, la Cour rappelle que le requérant a présenté les musulmans vivant en France comme des « colonisateurs » et des « envahisseurs » en lutte pour « islamiser » le territoire français et a affirmé que cette situation impliquait qu’ils fassent « un choix entre l’islam et la France ». Elle relève que, par des décisions concordantes, le tribunal correctionnel, la cour d’appel et la Cour de cassation ont considéré que ces propos visaient la communauté musulmane dans son ensemble, et partant un groupe de personnes victimes d’une discrimination désignée par le critère de la religion. Les juridictions nationales ont jugé ainsi qu’en présentant les personnes de confession musulmane comme une menace pour la sécurité publique et les valeurs républicaines et qu’en postulant leur nécessaire solidarité avec les violences faites au nom de leur foi, le requérant nourrissait un sentiment de rejet généralisé à leur égard et ne se bornait pas à une critique de l’islam ou de la montée du fondamentalisme religieux dans les banlieues françaises. Pour rechercher si les propos du requérant comportaient un appel à des sentiments discriminatoires et haineux envers ce groupe, elles ont tenu compte des qualificatifs virulents appliqués aux personnes le composant et de l’injonction qu’il leur était faite de choisir entre leur religion ou la vie en France pour en déduire que les propos appelaient effectivement à leur rejet et à leur exclusion.

61.  Pour sa part, la Cour considère, comme l’ont relevé les juridictions internes, et contrairement à ce que le requérant soutient devant elle en affirmant qu’il se bornait à exprimer son opinion critique sur le phénomène islamiste dans les banlieues françaises, que ses propos, présentés comme le fruit d’une « analyse historique et théologique » (paragraphe 7 ci‑dessus), contenaient en réalité des assertions négatives et discriminatoires de nature à attiser un clivage entre les Français et la communauté musulmane dans son ensemble (Soulas et autres, précité, § 40, Le Pen, décisions des 20 avril 2010 et 28 février 2017 précitées). Ainsi qu’elles l’ont fait valoir, le recours à des termes agressifs exprimés sans nuance pour dénoncer une « colonisation » de la France par « les musulmans » avait des visées discriminatoires et non pour seul but de partager avec le public une opinion relative à la montée du fondamentalisme religieux dans les banlieues françaises. Dans ces conditions, et à la lumière de l’article 17, la Cour considère que les propos du requérant ne relèvent pas d’une catégorie de discours bénéficiant d’une protection renforcée de l’article 10 de la Convention, et en déduit que les autorités françaises jouissaient d’une large marge d’appréciation pour y apporter une restriction. La Cour réitère à cet égard qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 30, série A no 298). Elle rappelle également que des stéréotypes négatifs visant un groupe social agissent, à partir d’un certain degré, sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 200, CEDH 2012, Lewit c. Autriche, no 4782/18, § 46, 10 octobre 2019, Budinova et Chaprazov, précité, § 68).

62. En deuxième lieu, s’agissant du media dans lequel les propos litigieux ont été tenus, la Cour relève qu’ils ont été exprimés lors d’une émission télévisée diffusée en direct à une heure de grande écoute et qu’ils étaient donc susceptibles de toucher un large public. La Cour rappelle à cet égard l’immédiateté et la puissance des médias de télédiffusion, dont l’impact est renforcé par le fait qu’ils restent des sources familières de divertissement nichées au cœur de l’intimité du foyer (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 119, CEDH 2013 (extraits), Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 39, CEDH 2004-II). Or le requérant était à l’époque lui-même journaliste et chroniqueur, connu pour ses sorties polémistes, et même s’il s’exprimait en qualité d’auteur sur le plateau de télévision, il n’échappait pas aux « devoirs et responsabilités » d’un journaliste. Il était donc parfaitement à même de mesurer la portée de ses propos, malgré les questions posées à brûle-pourpoint par les journalistes, et d’en apprécier les conséquences.

63.  En troisième lieu, la Cour relève que les juridictions internes se sont référées aux « éléments extrinsèques » aux passages incriminés pour éclairer le sens et la portée des propos du requérant. La Cour de cassation a précisé que ces éléments étaient de nature à leur donner leur véritable sens, « tels qu’ils étaient susceptibles d’être compris par les personnes pouvant en prendre connaissance » (paragraphe 10 ci-dessus). Pour sa part, la Cour considère également que ces propos ne se limitaient pas à une critique de l’islam mais comportaient, compte tenu du contexte général dans lequel ils s’inscrivaient et des modalités de leur diffusion, une intention discriminatoire de nature à appeler les auditeurs au rejet et à l’exclusion de la communauté musulmane dans son ensemble et, ce faisant, à nuire à la cohésion sociale.

64.  Au vu des éléments qui précèdent, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes pour entrer en voie de condamnation, alors même qu’elles ne se sont pas expressément fondées sur l’article 10 de la Convention, étaient suffisants et pertinents pour justifier l’ingérence litigieuse.

65.  Enfin, en ce qui concerne les peines infligées, la Cour rappelle que leur nature et leur quantum constituent aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Soulas, précité, §§ 45-46, Bonnet, précité, § 55). Elle relève que la sanction maximale encourue pour le délit prévu à l’article 24 alinéa 7 de la loi de 1881 est une peine d’emprisonnement d’une année et une amende de 45 000 EUR. Compte tenu de la marge d’appréciation de l’État en l’espèce (paragraphes 19, 51 et 61 ci-dessus), et de la condamnation du requérant au paiement d’une amende d’un montant de 3000 EUR qui n’est pas excessif, la Cour est convaincue que l’ingérence litigieuse était proportionnée au but poursuivi.

66.  En conclusion, la Cour considère que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique afin de protéger les droits d’autrui qui étaient en jeu en l’espèce.

67.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

RTBF c. BELGIQUE (No2) du 13 décembre 2022 Requête no 417/15

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation civile pour avoir violé les droits au respect de la vie privée et à la présomption d’innocence de deux personnes à la suite de la diffusion d’un reportage portant sur leurs agissements suspects impliquant d’éventuels abus sexuels à l’égard d’enfants • Motifs pertinents mais non suffisants • Absence de rapport raisonnable de proportionnalité malgré le caractère léger de la sanction infligée

CEDH

a)  Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »

46.  Les parties s’accordent à dire que la condamnation au civil de la requérante s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celle-ci de son droit à la liberté d’expression au sens du premier paragraphe de l’article 10 de la Convention, qu’elle avait pour base légale l’article 1382 du code civil et qu’elle poursuivait le but de « la protection de la réputation (...) d’autrui » (paragraphes 27 et 40 ci-dessus). Elle ne voit aucune raison d’en juger autrement.

47.  La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ce but.

b) Sur la nécessité de l’ingérence

  1. Principes généraux

48.  Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 10 de la Convention sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment réitérés dans l’arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldova ([GC], no 28470/12, § 177, 5 avril 2022).

49.  Concernent la mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention, la Cour renvoie aux nombreux arrêts en la matière (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 78-84, 7 février 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 82-93, CEDH 2015 (extraits), Bédat, précité, §§ 48‑54, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, §§ 162-165, 27 juin 2017). Elle l’a dit maintes fois, ces droits méritent a priori un égal respect (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG, précité, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 110 et 139, CEDH 2015, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, et Bédat, précité, § 52). La mise en balance de ces droits s’effectue selon les critères suivants : premièrement, la contribution à un débat d’intérêt général, deuxièmement, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, troisièmement, le comportement antérieur de la personne concernée, quatrièmement, le mode d’obtention des informations et leur véracité, cinquièmement, le contenu, la forme et les répercussions de la publication et, sixièmement, la gravité de la mesure imposée (Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 165, et les références qui y sont citées).

50.  Par ailleurs, la Cour a également considéré qu’aux fins de l’exercice de mise en balance des intérêts concurrents auquel la Cour doit se livrer, il lui faut aussi tenir compte du droit que l’article 6 § 2 de la Convention reconnaît aux individus d’être présumés innocents jusqu’à ce que leur culpabilité ait été légalement établie (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 68, 24 novembre 2005, Axel Springer SE et RTL Television GmbH, précité, § 40).

  1. Application en l’espèce des principes généraux pertinents

α) L’objet de l’émission litigieuse et sa contribution à un débat d’intérêt général

51.  La Cour note que l’émission litigieuse visait à informer le public des agissements suspects des époux V. et de l’enquête menée à cet égard par les autorités judiciaires. La cour d’appel a indiqué qu’il s’agissait de « suspicions d’affaire grave de mœurs, de débauche, [de] pornographie, [de] prostitution ou de pédophilie ».

52.  La Cour constate que les positions des parties divergent sur le point de savoir si l’émission litigieuse contribuait à un débat d’intérêt général (paragraphes 28‑29 et 41 ci‑dessus).

53.  La Cour est d’avis, avec la requérante, que l’argumentation développée sur ce point par la juridiction d’appel est ambiguë : tout en reconnaissant au début de son analyse que « [l]a qualité des parties, le cadre de cette activité, la minorité d’une jeune fille, et l’abus apparent de leurs faiblesses sociale ou psychologique, constitue un sujet qui rencontre l’intérêt général au regard du système éducatif, de la protection de l’enfance ou du droit pénal », elle a trouvé par la suite que « [l]’émission ne peut davantage se retrancher derrière l’alibi de l’existence d’un enjeu de société, l’intérêt général reconnu à l’émission étant, en l’espèce, de portée très limitée ».

54.  La Cour ne partage pas cette dernière partie de l’analyse de la juridiction d’appel. Elle estime que l’émission litigieuse touchait non seulement à la « protection de l’enfance » au sens général du terme mais qu’elle était consacrée à une forme particulièrement grave de la violence à l’égard des enfants, à savoir l’exploitation et les abus sexuels (voir les extraits du rapport explicatif de la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels cités au paragraphe 24 ci‑dessus). En effet, l’émission faisait état de l’existence d’une forme particulière de l’industrie de sexe, notamment, des spectacles dits de « lutte féminine » à connotation sexuelle et de l’implication dans cette activité de plusieurs jeunes filles dont au moins une était mineure aux moments des faits par une personne appartenant à leur environnement social. L’émission faisait également état du manque de confiance des autorités envers la parole des jeunes filles et des difficultés rencontrées par ces dernières pour se protéger et faire valoir leurs droits comme le démontraient les séquences du reportage portant sur les réticences de la police de donner suite à la première plainte déposée par une des jeunes filles témoignant sous anonymat ainsi que du refus de la directrice de l’athénée de croire le récit de V.B.

55.  La Cour relève que le reportage a été diffusé trois mois après le début de l’enquête judiciaire. Au moment de la diffusion, les autorités judiciaires n’avaient pas commenté le déroulement de l’enquête, ce que le journaliste a souligné au cours du journal télévisé du 20 janvier 2006 (paragraphe 10 ci‑dessus). Au vu de l’importance des questions soulevées dans le reportage et de l’absence de communication officielle des autorités d’enquête, le public avait un intérêt à être informé de la procédure en cours, y compris pour pouvoir exercer son droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal (voir, entre autres, le principes de la Recommandation Rec(2003)13 cités au paragraphe 23 ci‑dessus) et, le cas échéant, à se montrer vigilant à l’égard du danger qui guettait les jeunes filles susceptibles de fréquenter les époux V. Certes, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence que l’étendue de l’intérêt du public quant aux procédures pénales était variable, car il pouvait évoluer au cours de la procédure en fonction, entre autres, des circonstances de l’affaire (Axel Springer AG, précité, § 96). Cependant, en l’espèce, il ne peut être dit que l’étendue de l’intérêt porté aux questions soulevées dans le reportage litigieux ait diminué étant donné que la procédure pénale en était à son début (voir, a contrario, Österreichischer Rundfunk c. Autriche (déc.), n57597/00, 25 mai 2004, dans laquelle la diffusion d’un reportage a eu lieu trois ans après la fin du procès pénal de la personne dont l’image a été diffusée et un mois après sa libération conditionnelle). La Cour relève que, lors du journal télévisé du 19 janvier 2006 ainsi qu’à la fin du reportage diffusé le 24 janvier 2006, le journaliste D. a précisé que « de très nombreuses jeunes filles de Rochefort ont [lutté] chez [M. M.V.] alors qu’elles étaient mineures », que depuis le début de l’enquête six jeunes filles avaient témoigné contre M. M.V. et que « la justice dinantaise » s’attendait à d’autres témoignages (paragraphes 9 et 11 ci‑dessus). Le public avait donc d’autant plus intérêt à être informé d’une affaire dont l’ampleur restait à établir (comparer avec Y c. Suisse, no 22998/13, § 74, 6 juin 2017, et Sellami c. France, no 61470/15, § 58, 17 décembre 2020).

56.  Eu égard aux éléments ci‑dessus, la Cour considère que l’émission litigieuse touchait indubitablement des questions d’intérêt général (voir, dans le même sens, SIC - Sociedade Independente de Comunicação c. Portugal, no 29856/13, § 63, 27 juillet 2021). Elle rappelle que, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Bédat, précité, § 49, et les affaires auxquelles il y est fait référence). Dès lors, l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre d’une émission télévisée consacrée à un sujet d’intérêt général majeur étant en jeu, les autorités belges ne disposaient que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger que la mesure incriminée répondait à un « besoin social impérieux ». La Cour devra en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de cette mesure au but légitime poursuivi au sens de l’article 10 § 2 (Monnat c. Suisse, n73604/01, § 61, CEDH 2006‑X, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 34, CEDH 2004‑II).

β) La notoriété des personnes visées et leur comportement antérieur

57.  En ce qui concerne la notoriété des personnes en cause, la Cour rappelle qu’en principe l’appréciation du degré de notoriété appartient en premier lieu aux juges internes, surtout lorsqu’il s’agit de personnes connues principalement à l’échelle nationale (Axel Springer AG, précité, § 98). En l’espèce, la cour d’appel ne s’est pas explicitement prononcée sur le degré de la notoriété des époux V. mais a indiqué qu’ils étaient de « simples citoyens » et « simples particuliers », ou, en ce qui concerne M. M.V., « citoyen ordinaire ». La requérante conteste cette appréciation estimant que les époux V. étaient des personnages publics (paragraphe 30 ci‑dessus).

58.  Pour sa part, la Cour estime que le statut d’ancien directeur d’un établissement scolaire de M. M.V. ne lui conférait pas la qualité de personnage public (voir, a contrario, Banaszczyk c. Pologne, no 66299/10, § 69, 21 décembre 2021, où il s’agissait d’un praticien de santé pourvu de fonctions officielles de direction dans un hôpital public). Bien que le domicile des époux V. fût soumis à une perquisition dans le cadre de l’enquête judiciaire, ils n’ont pas été inculpés à ce moment-là ni n’ont comparu devant la justice en tant qu’accusés (voir, a contrario, Ristamäki et Korvola c. Finlande, no 66456/09, § 53, 29 octobre 2013, où la diffusion d’un reportage litigieux coïncidait avec le début du procès pénal public à l’égard de la personne qui, du fait de sa participation audit procès, était « au-devant de la scène »). En même temps, la Cour relève que M. M.V. animait des rencontres publiques dans le cadre d’une association. Quelques séquences du reportage litigieux ont d’ailleurs été consacrées à cette qualité de M. M.V. qui, selon le journaliste D., était un « notable » local (paragraphe 11 ci‑dessus).

59.  Quoi qu’il en soit, la Cour estime que les époux V. ont accepté d’être interviewés par le journaliste de la requérante qui est une compagnie de télévision à échelle nationale et internationale, consentant ainsi à être projetés au-devant de la scène, si bien que leur « espérance légitime » de voir leur vie privée effectivement protégée était limitée (Axel Springer AG, précité, § 101).

γ)  Le mode d’obtention des informations et leur véracité

60.  La Cour note que la juridiction d’appel a remis en cause la loyauté du journaliste D. quant à la manière d’obtenir les informations, à savoir, l’information initiale sur la plainte de V.B. au centre de planning familial et celle sur la perquisition dans le domicile des époux V. ainsi que quant à « l’obtention des images utiles à l’émission », notamment des séquences tournées lors de la conférence locale animée par M. M.V.

61.  La Cour rappelle d’emblée que la protection des sources journalistiques revêt une importance particulière pour la liberté de la presse dans une société démocratique (Jecker c. Suisse, no 35449/14, §§ 30‑33, 6 octobre 2020, et les références qui y sont incluses). Le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité de leurs sources, mais constitue un véritable attribut du droit à l’information, à traiter avec la plus grande circonspection (ibidem, § 33 in fine). En l’espèce, l’obtention de l’information par le journaliste sur la perquisition au domicile des époux V. reposait sur des sources judiciaires que le journaliste de la requérante pouvait légitiment espérer ne pas devoir divulguer. S’agissant de l’information initiale sur la plainte de V.B., la Cour note que la version avancée par la requérante devant la Cour n’a pas été présentée à la cour d’appel qui avait indiqué que « le journaliste n’expliqu[ait] pas comment lui [était] parvenue l’information initiale donnée par [V.B.] (violation du secret médical ?) ». En tout état de cause, la Cour estime que les considérations ci‑dessus quant à la protection des sources journalistiques sont également valables à l’égard de cette information. L’information initiale a permis au journaliste D. de lancer son enquête, de sorte que la personne à l’origine de cette information, que soit le médecin du centre de planning familial ou V.B. elle‑même, puisse être considérée comme une source journalistique (voir, sur la portée de ce terme, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 44, 14 septembre 2010, et comparer, a contrario, avec Standard Verlagsgesellschaft mbH c. Autriche (no 3), no 39378/15, §§ 70‑71, 7 décembre 2021). La Cour considère donc que l’obtention de ces informations par le journaliste D. ne peut être considérée comme déloyale.

62.  S’agissant ensuite des séquences filmées au moment de la perquisition dans le domicile des époux V., la Cour considère que, s’il ne fait aucun doute en l’espèce que cette séquence avait été prise dans les circonstances de la vie privée de M. M.V. et que celui-ci n’avait pas consenti à être filmé dans ces circonstances, le lien qu’elle présentait avec le reportage litigieux n’était pas ténu, artificiel ou arbitraire (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 148). De surplus, comme l’avance à bon droit la requérante, les séquences en question n’ont duré que quelques secondes dans un reportage d’investigation de cinquante-deux minutes. Leur usage doit donc être apprécié à la lumière du reportage pris dans son ensemble qui était constitué dans une large mesure d’enregistrements des interviews des jeunes filles et des époux V. eux‑mêmes.

63.  Quant à l’utilisation des séquences filmées lors de l’évènement local organisé par l’association présidée par M. M.V., la Cour relève que c’était un événement ouvert au public. Elle rappelle que, puisqu’à certaines occasions les gens se livrent sciemment ou intentionnellement à des activités qui sont ou peuvent être enregistrées ou rapportées publiquement, ce qu’un individu est raisonnablement en droit d’attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur significatif, quoique pas nécessairement décisif (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 89, 17 octobre 2019). En l’espèce, il n’a pas été allégué devant les juridictions internes que M. M.V. eût objecté à la prise d’images lors de la conférence ou qu’il eût considéré sa participation à ladite conférence comme relevant de sa vie privée. La cour d’appel a estimé que le journaliste D. avait enfreint la déontologie journalistique n’ayant pas évoqué le but véritable des prises de vues lors de ladite conférence et que « le but manifeste » était « de disposer d’images des [époux V.] au cas où ils refuseraient de participer à l’émission ». Or, la Cour estime que cette conclusion n’est basée sur aucun fait vérifiable. Comme le soutient la requérante, leur but était de démontrer la notoriété locale de M. M.V.

64. La véracité des faits relatés par le reportage n’a d’ailleurs pas été contestée par les parties à la procédure interne, et ne l’est pas non plus par les parties à la procédure devant la Cour. La bonne foi du journaliste D. n’était pas non plus en cause, comme l’a indiqué la cour d’appel.

δ) Le contenu, la forme et les conséquences de l’émission et considérations y afférentes

65.  Pour le contenu du reportage litigieux, la Cour renvoie au paragraphe 51 ci‑dessus. Elle note que le reportage préparé par le journaliste D. a été diffusé par la requérante à une heure de grande écoute et était donc susceptible d’atteindre un public large.

66.  Quant à la forme du reportage, la Cour relève que la cour d’appel a reproché à la requérante d’avoir utilisé des « titres racoleurs » et de répéter à plusieurs reprises les noms des époux V. Elle rappelle avoir trouvé, en ce qui concerne un article de presse écrite, que l’emploi d’expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public n’est pas en soi de nature à poser problème au regard de la jurisprudence de la Cour et qu’il ne pouvait être reproché au magazine l’habillage de l’article et la recherche d’une présentation attrayante dès lors que ceux-ci ne dénaturent ni ne tronquent l’information publiée et ne sont pas de nature à induire le lecteur en erreur (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 145). De surcroît, l’inclusion dans un reportage d’éléments individualisés, tel le nom complet de la personne visée, constitue un aspect important du travail de la presse (M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 105, 28 juin 2018). La Cour estime que ces conclusions sont transposables au cas d’espèce et que la répétition des noms des époux V. au cours des journaux télévisés et du reportage litigieux ainsi que l’utilisation de titres destinés à capter l’attention du public ne peuvent pas être retenues en défaveur de la requérante.

67.  Par ailleurs, la Cour relève que, dans les titres litigieux (« Préfet ou pervers ? Dr Jekill ou Mister Hyde ? »), le journaliste de la requérante a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative. Elle rappelle que la circonstance que les propos reprochés à un individu étaient entourés de précautions de style est un facteur à prendre en compte dans le cadre du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression (Tête c. France, no 59636/16, § 67, 26 mars 2020). Ces titres étaient certes provocateurs dans la mesure où ils comportaient un élément de jugement de valeur du journaliste D. quant aux informations recueillies lors de son investigation (voir, mutatis mutandis, Faludy-Kovács c. Hongrie, no 20487/13, § 33, 23 janvier 2018), mais ne les dénaturaient pas ni n’induisaient les téléspectateurs en erreur quant aux informations recueillies (voir, a contrario, Abeberry c. France (déc.), no 58729/00, 21 septembre 2004). Dans l’arrêt Riolo c. Italie (no 42211/07, § 68, 17 juillet 2008), la Cour a estimé que les expressions ironiques utilisées par le requérant, notamment la comparaison de la personne visée par ses propos avec les personnages du roman de Stevenson « L’étrange cas du docteur Jekill et de M. Hyde », « n’ont pas débouché sur des insultes et ne sauraient être jugées gratuitement offensantes ; elles avaient en effet une connexion avec la situation que l’intéressé commentait ». De l’avis de la Cour, cette conclusion est également transposable au cas d’espèce. En effet, les questions sur la personnalité de M. M.V. étaient liées à ses agissements dénoncés par les jeunes filles interviewées par le journaliste D.

68.  La Cour estime que la tonalité des questions était incisive mais que le langage employé n’était ni vulgaire ni injurieux. Elle considère que les titres litigieux étaient en rapport avec la situation commentée par le journaliste D. et ne sauraient, par conséquent, être jugés comme étant des attaques gratuites envers M. M.V. ou Mme B.G. De surcroît, M. M.V. a eu l’occasion de réagir à une de ces questions lors de l’interview accordée au journaliste D. en répondant que c’était « une belle phrase » et qu’il y a « un bon et un mauvais », mais « c’était toujours [lui] » (paragraphe 11 ci‑dessus). Il en est de même quant à la question du journaliste posée lors de l’interview portant sur le versant financier de l’activité des époux V., notamment « Vous êtes l’Abbé Pierre de la lutte, en quelque sorte ? ». Bien que la question fût ironique, ce que le journaliste D. a d’ailleurs reconnu immédiatement lors l’interview, elle n’était ni offensante ni injurieuse et servait à exprimer le doute du journaliste – et donc son jugement de valeur – quant à l’absence de l’intérêt financier de M. M.V. dans l’organisation de matchs avec les jeunes filles et la vente de cassettes vidéo.

69.  La Cour rappelle à cet égard la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, avec des références ultérieures).

70. Comme il a été indiqué au paragraphe 64 ci-dessus, la véracité des faits relatés par le reportage n’était pas remise en cause. La Cour estime donc que le journaliste D. disposait d’une « base factuelle » suffisante pour son jugement de valeur.

71.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, compte tenu du contexte du reportage litigieux, le style et les moyens d’expression employés par le journaliste de la requérante étaient en rapport avec la nature des questions abordées dans le reportage.

72.  En ce qui concerne les conséquences du reportage, la Cour relève que la cour d’appel n’a pas établi qu’il eût « un impact sur l’orientation de l’enquête ou les décisions des juridictions d’instruction » (voir, a contrario, Tourancheau et July, précité, § 75).

73.  La Cour constate que la cour d’appel a estimé que le reportage litigieux a violé l’article 6 § 2 de la Convention dans la mesure où il aurait porté atteinte la présomption d’innocence des époux V.

74.  La Cour rappelle que l’article 6 § 2 de la Convention protège les individus contre toute ingérence des autorités de l’État et que la responsabilité de l’État sur le terrain de cette disposition ne peut être engagée pour des propos tenus par des personnes privées (Mulosmani c. Albanie, no 29864/03, §§ 140‑141, 8 octobre 2013, et Tikhonov et Khasis c. Russie, nos 12074/12 et 16442/12, §§ 61‑62, 16 février 2021). Toutefois, rien n’empêche les États de prévoir dans le droit interne des dispositions qui offrent un niveau de protection supplémentaire en répandant la portée d’un droit protégé par la Convention aux relations entre personnes privées (voir, par exemple, Marchiani c. France (déc.), no 30392/03, 27 mi 2008, et Société Bouygues Télécom c. France (déc.), no 2324/08, § 57, 13 mars 2012, concernant l’article 9-1 du code civil français qui, outre le droit à réparation qu’il consacre, prévoit des procédures d’urgence qui peuvent être utilisées par toute personne dont la présomption d’innocence n’est pas respectée par une personne physique ou morale).

75.  La Cour rappelle également que, dans la plupart des affaires portant sur le respect de la présomption d’innocence au regard de l’article 6 § 2 de la Convention, elle s’est penchée sur la portée de déclarations – orales ou écrites – de divers représentants de l’État et a fait une distinction entre celles qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable, et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Elle a estimé que les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes ont été à plusieurs reprises considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).

76.  En l’espèce, la cour d’appel a conclu à la violation de l’article 6 § 2 de la Convention principalement en raison du ton « sarcastique » du reportage et de la manière de traiter l’information par le journaliste.

77.  La Cour a déjà souligné qu’il faut tenir compte du fait que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite. Par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer. Dans le même temps, un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de communication dont il s’agit. Il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. À cet égard, la Cour rappelle que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode d’expression (NIT S.R.L., précité, §§ 182‑183).

78.  La Cour a estimé que le ton ironique et sarcastique adopté par le journaliste dans son reportage servait à exprimer son jugement de valeur à l’égard des déclarations des époux V. mais que ce jugement de valeur avait une base factuelle suffisante (paragraphe 70 ci‑dessus). Elle constate en outre qu’à aucun moment le journaliste n’a affirmé que les charges qui avaient servis de base à la perquisition chez les époux V. étaient prouvées ou que ces derniers avaient commis les infractions faisant l’objet de l’enquête (voir, a contrario, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1997‑V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 80, CEDH 2004‑XI, et Annen c. Allemagne (no 3), no 3687/10, § 31, 20 septembre 2018). Qui plus est, tant pendant le journal télévisé du 21 janvier 2006 qu’à la fin du reportage diffusé le 24 janvier 2006, il a été rappelé aux téléspectateurs que l’enquête était en cours et que les époux V. étaient présumés innocents. Dans ces circonstances, contrairement à la cour d’appel, la Cour n’estime pas que le rappel de la présomption d’innocence des époux V. à la fin du reportage du 24 janvier 2006 fût insuffisant. En ce qui concerne les moyens non verbaux utilisés par le journaliste et mis en exergue par la cour d’appel, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, ils n’équivalaient pas à une « déclaration de culpabilité » au sens de sa jurisprudence. Le téléspectateur était mis en mesure de faire la part des choses et de ne pas se méprendre sur le fait que l’affaire n’avait pas encore été jugée. La Cour est d’avis que, pris dans son ensemble, le reportage litigieux se bornait à décrire un état de suspicion à l’égard des époux V. sans pour autant dépasser le seuil de cette suspicion.

ε)   La sévérité de la sanction imposée

79.  La Cour note que la requérante a été condamnée au civil à payer à chacun des époux V. un euro symbolique au titre de dommage moral. Elle estime toutefois que, au regard de l’article 10 de la Convention, la légèreté de la sanction imposée ne saurait à elle seule pallier l’absence de raisons suffisantes de restreindre le droit à la liberté d’expression. La Cour considère que, bien que légère, elle a pu exercer un effet dissuasif sur la requérante et qu’en tout état de cause, elle ne se justifiait pas au vu des éléments énumérés ci-dessus (Axel Springer AG, précité, § 109).

iii. Conclusion

80.  En somme, bien que pertinents, les motifs avancés par les juridictions nationales ne suffisent pas à établir que l’ingérence incriminée était « nécessaire dans une société démocratique ». Au vu de l’importance des médias dans une société démocratique ainsi que de la marge d’appréciation réduite des autorités internes s’agissant d’une émission télévisée portant sur un sujet de nature à susciter considérablement l’intérêt du public, la Cour estime que la nécessité des restrictions apportées à la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante. Malgré le caractère léger de la sanction infligée à la requérante, la Cour estime qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, les restrictions au droit de la requérante à la liberté d’expression qu’ont entraînées les mesures décidées par les juridictions nationales et, d’autre part, le but légitime poursuivi, à savoir, la protection de la réputation d’autrui.

81.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Grande Chambre NIT S.R.L. c. République de Moldova du 5 avril 2022 requête n o 28470/12

Par 14 voix contre 3, à la non-violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme, et,

par 15 voix contre 2, à la non-violation de l’article 1 du Protocole n o 1 (protection de la propriété).

L’affaire porte sur l’allégation de la société requérante selon laquelle sa chaîne de télévision a été fermée pour s’être montrée trop critique à l’égard du gouvernement et, plus particulièrement, sur la question de savoir si le droit interne pouvait imposer une obligation de neutralité et d’impartialité dans les journaux d’information de chaînes de télévision qui diffusaient leurs émissions sur des réseaux publics nationaux. La Cour rappelle que la politique de pluralisme interne choisie par les autorités moldaves et contenue dans le code de l’audiovisuel de 2006 avait été évaluée positivement par des experts du Conseil de l’Europe. Cette politique peut certes être perçue comme relativement stricte ; cependant, l’affaire se rapporte à une époque antérieure au passage du Moldova à la télévision numérique terrestre, où le nombre de fréquences nationales était très limité et où les autorités ont dû mettre en place une législation sur la radiodiffusion qui fût apte à garantir la transmission de nouvelles et d’informations exactes et neutres reflétant toute la palette des opinions politiques. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que la décision de restreindre la liberté d’expression de la société requérante était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités nationales ont mis en balance, d’une part, la nécessité de protéger le pluralisme et les droits d’autrui et, d’autre part, la nécessité de défendre le droit de la société requérante à la liberté d’expression. En outre, même si la révocation de sa licence a finalement abouti à la fermeture de son réseau de télévision analogique, la société requérante aurait pu solliciter l’attribution d’une nouvelle licence de radiodiffusion au bout d’un an. La Cour considère donc que l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et le droit de la société requérante au respect de ses biens Dans son arrêt, la Cour développe sa jurisprudence relative au pluralisme dans les médias et clarifie l’articulation entre les dimensions interne et externe du pluralisme des médias, l’étendue de la marge d’appréciation accordée aux États et le niveau de contrôle applicable aux restrictions en la matière. Par ailleurs, elle expose les facteurs permettant d’apprécier un cadre réglementaire et son application.

Art 10 • Liberté d’expression • Caractère justifié de la révocation de la licence de radiodiffusion d’une chaîne de télévision à la suite de manquements graves et répétés à l’obligation légale de veiller à l’équilibre et au pluralisme politiques dans les bulletins d’information • Développement de principes généraux dans la recherche d’un juste équilibre entre le pluralisme politique dans les médias et la liberté éditoriale • Pluralisme interne et pluralisme externe à considérer de manière combinée • Ample marge d’appréciation accordée en principe pour le choix des moyens d’assurer le pluralisme des médias • Équité de la procédure et garanties procédurales particulièrement pertinentes/importantes dans l’analyse de la proportionnalité en cas de révocation d’une licence, compte tenu de la sévérité de la sanction • Compatibilité avec la Convention du cadre national comportant des garanties pour assurer l’indépendance d’un organe de régulation des médias ainsi que sa protection contre les pressions politiques • Sanction dépourvue de motivation politique et proportionnée, eu égard à l’existence d’autres modes de radiodiffusion, à la possibilité de demander une nouvelle licence dans un an, auraient examen juridictionnel et aux garanties procédurales

Art 1 P1 • Contrôle de l’usage des biens • Juste équilibre ménagé entre l’intérêt général de la collectivité et les droits de propriété de la société requérante dans la décision de révoquer la licence de radiodiffusion

FAITS

La société requérante, Noile Idei Televizate (NIT) S.R.L., possédait une chaîne de télévision privée (NIT) en Moldova. La chaîne fut lancée en 1997 ; en 2004, elle se vit délivrer une licence de radiodiffusion à l’échelle nationale. À partir de 2009, elle fut la principale voix de l’unique parti de l’opposition. De 2009 à 2011, la chaîne fut sanctionnée à maintes reprises pour infraction à la législation relative à la protection du pluralisme, notamment aux obligations de neutralité et d’impartialité, dans le cadre de ses bulletins d’information. Plus particulièrement, l’autorité nationale de régulation de l’audiovisuel reprocha à la chaîne d’avoir manqué de pluralisme, proposé des bulletins d’information orientés politiquement, favorisé le parti politique de l’opposition et diffusé des actualités dans lesquelles elle avait déformé les faits. En 2012, la chaîne de télévision se vit retirer sa licence de radiodiffusion après avoir à nouveau manqué à l’obligation de pluralisme énoncée à l’article 7 du code national de l’audiovisuel de 2006, malgré les nombreuses sanctions plus clémentes qui lui avaient déjà été infligées. La société requérante contesta cette décision devant les tribunaux nationaux mais en 2013 son action fut écartée pour défaut de fondement. La cour d’appel jugea en particulier que l’autorité de régulation de l’audiovisuel n’avait pas eu d’autre choix que d’infliger la sanction la plus sévère, c’est-à-dire à révoquer la licence de la chaîne, dès lors que celle-ci avait refusé de se conformer à la législation nationale relative au pluralisme.

Article 10

La Cour observe que dans les précédentes affaires, les normes existantes sur le pluralisme des médias avaient été élaborées principalement dans un contexte où étaient soulevés des griefs relatifs à une ingérence injustifiée d’un État dans l’exercice par un requérant des droits à la liberté d’expression, et où la Cour s’était fondée notamment sur le principe de pluralisme des médias pour constater une violation, tandis que dans la présente affaire c’est l’autre facette du pluralisme des médias qui est en jeu. La société requérante se plaint qu’on ait restreint sa liberté d’expression au nom de la garantie du pluralisme politique dans les médias, afin de favoriser la diversité dans l’expression de l’opinion politique et de renforcer la protection de l’intérêt d’autrui à la liberté d’expression dans les médias audiovisuels. L’espèce soulève donc la question du juste équilibre à ménager entre des intérêts concurrents, à savoir d’un côté l’intérêt de la collectivité à protéger le pluralisme politique dans les médias et, de l’autre, l’intérêt lié au respect du principe de la liberté éditoriale. Une autre spécificité de cette affaire réside dans l’importance que le cadre juridique national pertinent accorde au pluralisme interne, c’est-à-dire à l’obligation faite aux radiodiffuseurs de présenter de manière équilibrée divers points de vue politiques, sans favoriser tel ou tel parti ou mouvement politique. Les affaires antérieures, au contraire, concernaient plutôt des questions de pluralisme externe, qui renvoie à l’existence de divers médias exprimant chacun un point de vue différent, et que l’on peut atteindre essentiellement en veillant à ce que les médias ne soient pas concentrés entre les mains d’un trop petit nombre d’acteurs. La Cour a déjà reconnu que, dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, l’État est tenu de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme réel et effectif. De plus, en matière de diffusion audiovisuelle, l’État a l’obligation de garantir d’une part l’accès du public, par l’intermédiaire de la télévision, à des informations impartiales et exactes ainsi qu’à une pluralité d’opinions et de commentaires reflétant notamment la diversité des opinions politiques dans le pays, et d’autre part la protection des journalistes et des autres professionnels des médias audiovisuels contre les entraves à la communication de ces informations et commentaires. La Cour précise à cet égard qu’aucune des deux dimensions du pluralisme – interne et externe – ne doit être considérée séparément de l’autre ; elles doivent au contraire être envisagées ensemble, combinées l’une à l’autre. Ainsi, dans le cadre d’un régime national de licences auquel sont parties prenantes un certain nombre de radiodiffuseurs assurant une couverture nationale, ce qui peut être tenu pour un manque de pluralisme interne dans les programmes proposés par un radiodiffuseur peut être compensé par l’existence d’un pluralisme externe effectif. Toutefois, il ne suffit pas de prévoir l’existence de plusieurs chaînes. Encore faut-il assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société.

La Cour rappelle qu’il existe différentes manières d’obtenir une diversité globale des programmes au sein de l’espace européen. Un certain nombre de régimes nationaux de licences ont tendance à miser sur la diversité des perspectives proposées par les différents opérateurs titulaires de licences, combinée avec des garanties structurelles et des obligations générales d’impartialité, tandis que d’autres régimes nationaux posent des obligations de pluralisme interne plus strictes basées sur le contenu. Étant donné que le choix des moyens à déployer pour obtenir une diversité globale des programmes varie en fonction des conditions locales, les États doivent en principe jouir d’un large pouvoir d’appréciation sur la marche à suivre pour garantir le pluralisme dans les médias. Dans cette affaire, la sévérité de la sanction est un facteur qui appelle un examen strict de la part de la Cour. La Cour rappelle que la politique de pluralisme interne choisie par les autorités moldaves et contenue dans le code de l’audiovisuel de 2006 avait été évaluée positivement par des experts du Conseil de l’Europe. Cette politique peut certes être perçue comme relativement stricte ; cependant, l’affaire se rapporte à une époque antérieure au passage du Moldova à la télévision numérique terrestre, où le nombre de fréquences nationales était très limité et où il pesait sur les autorités une forte obligation positive de mettre en place une législation sur la radiodiffusion qui fût apte à garantir la transmission de nouvelles et d’informations exactes et neutres reflétant toute la palette des opinions politiques. Dans ce contexte, les choix législatifs ont été pesés soigneusement et des efforts sérieux ont été déployés au niveau du Parlement pour ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents qui étaient en jeu. Tous les radiodiffuseurs, privés ou publics, étaient soumis aux mêmes règles, qui étaient appliquées non pas à l’ensemble du contenu audiovisuel programmé par les radiodiffuseurs titulaires de licences mais uniquement à leurs bulletins d’information. L’application des règles litigieuses était contrôlée par le Conseil de coordination de l’audiovisuel (CCA), organe spécialisé établi par la loi. Les réunions, les rapports de surveillance et les décisions du CCA étaient accessibles au public et les représentants des radiodiffuseurs avaient la possibilité de participer aux réunions et de formuler des commentaires. Le CCA était tenu de motiver toute décision d’infliger une sanction ; de plus, pareille décision pouvait être contestée devant les tribunaux. Concernant l’application du cadre réglementaire à la cause de NIT, la Cour considère que la décision litigieuse était justifiée par des motifs pertinents et suffisants. La Cour est consciente que la sévérité de la mesure litigieuse a pu risquer d’avoir un « effet dissuasif » sur l’exercice de la liberté d’expression par d’autres radiodiffuseurs titulaires de licences en Moldova. Cependant, au vu des circonstances propres à l’espèce, elle estime que les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation pour parvenir à un rapport raisonnable de proportionnalité entre les intérêts concurrents qui étaient en jeu : La société requérante ayant allégué que la révocation et la plupart des autres sanctions reposaient sur des motivations politiques, la Cour a dû se pencher attentivement sur les garde-fous contre l’arbitraire et les abus. Elle considère que les allégations de NIT ont été dûment examinées par les juridictions et qu’il n’a été présenté aucun élément concret propre à étayer la thèse selon laquelle le CCA aurait cherché à empêcher NIT d’exprimer des avis critiques à l’égard du gouvernement, ou aurait poursuivi un autre but inavoué. La Cour relève également que la mesure litigieuse n’a pas empêché la société requérante d’user d’autres moyens pour diffuser ses bulletins d’information et autres programmes, et qu’elle a pu exercer d’autres activités génératrices de revenus. Elle a d’ailleurs continué à partager des contenus sur son site Internet et sa chaîne YouTube. En outre, la société requérante aurait pu solliciter une nouvelle licence un an après la révocation. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que la décision de restreindre la liberté d’expression de la société requérante était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et que les autorités nationales ont mis en balance, d’une part, la nécessité de protéger le pluralisme et les droits d’autrui et, d’autre part, la nécessité de défendre le droit de la société requérante à la liberté d’expression. L’ingérence était donc « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10.

Article 1 du Protocole no 1

La Cour observe que la révocation de la licence de télédiffusion de la société requérante est résultée de l’obstination de celle-ci à refuser de respecter les exigences pertinentes de la licence, mais aussi de la gravité générale, de la nature et de l’accumulation de ses transgressions. Le fait que, malgré douze sanctions sur une période de trois ans, elle n’ait pas changé de comportement afin de se conformer au code de l’audiovisuel a conduit les autorités à s’estimer fondées à appliquer la plus sévère des sanctions prévues par le code. La Cour relève qu’un rapport d’expertise produit par la société requérante concluait qu’elle fonctionnait déjà à perte avant la révocation de sa licence. En conséquence, la Cour juge que cette mesure n’a pas porté une atteinte excessive aux intérêts patrimoniaux de la société requérante. À cet égard, elle note de plus que, même si elle a finalement abouti à la fermeture du réseau de télévision analogique de la société requérante, la perte de la licence de radiodiffusion n’était pas inéluctable puisque la société requérante aurait pu en solliciter une nouvelle au bout d’un an. Il apparaît donc que les intérêts matériels et patrimoniaux de la société requérante ont été suffisamment pris en compte dans la procédure pertinente. La Cour estime dès lors que l’État défendeur, agissant dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont il jouit en la matière, a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et le droit de la société requérante au respect de ses biens. La Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Article 6 § 1

La Cour considère que la plupart des doléances formulées par la société requérante sur le terrain de cette disposition recouvrent largement les mêmes éléments que ceux dont l’intéressée se plaint également sous l’angle de l’article 10 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n o 1. Eu égard au raisonnement développé et au fait que les juridictions nationales ont examiné tous les arguments présentés par la société requérante et les ont écartés sur la base de motifs qui n’étaient ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, la Cour estime que les défaillances alléguées de la procédure n’ont en aucune façon nui à l’équité de celle-ci. Pour ce qui est du grief concernant plus particulièrement la modification, illégale selon la société requérante, apportée par les autorités nationales à un article du code de l’audiovisuel de 2006, la Cour observe que cette modification est entrée en vigueur peu après la révocation de la licence de NIT et qu’elle n’a eu ni influence ni impact sur la procédure que la société requérante a engagée pour contester cette décision. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que la modification en question ait rendu la procédure inéquitable. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté.

CEDH

ARTICLE 10

a) Observation préliminaire

144.  La Cour observe d’emblée que, dans la requête qu’elle a introduite en vertu de la Convention, la société requérante se plaignait de la décision par laquelle sa licence de radiodiffusion avait été révoquée ainsi que de la procédure qui avait abouti à cette décision mais qu’ensuite, au cours de la procédure, elle s’est plainte aussi des sanctions qui lui avaient été infligées avant la mesure de révocation.

145.  La Cour rappelle qu’elle ne peut pas se prononcer sur la base de faits non mentionnés dans le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

146.  Elle considère donc qu’elle ne peut pas examiner les sanctions qui ont été infligées à la société requérante avant le 5 avril 2012. Toutefois, elle en tiendra compte pour déterminer si la révocation de la licence de radiodiffusion était conforme aux exigences de la Convention que la société requérante invoque dans le cadre de ses griefs.

147.  Elle observe par ailleurs que la société requérante ne conteste pas seulement la mesure en elle-même, notamment sa nécessité, mais soutient aussi que certaines dispositions du code ne sont pas compatibles avec l’article 10 de la Convention.

148.  La Cour estime donc qu’en l’espèce l’obligation négative qui imposait à l’État de ne pas commettre d’ingérence est liée à la question de savoir s’il a satisfait à son obligation positive de mettre en place un cadre juridique et administratif propre à garantir le pluralisme des médias (paragraphes  184-186 et 198-209 ci-dessous).

149.  C’est en tenant compte de cette considération qu’elle examinera les circonstances particulières de l’espèce.

b) Sur l’existence d’une ingérence

150.  Les parties s’accordent à dire que la mesure de révocation de la licence de radiodiffusion de la société requérante s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celle-ci de son droit à la liberté d’expression au sens du premier paragraphe de l’article 10 de la Convention (paragraphes 115 et 131 ci-dessus) Elle ne voit aucune raison d’en juger autrement.

151.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes visés dans cet article et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

c) Sur le caractère pertinent, en l’espèce, de la troisième phrase de l’article 10 § 1

152.  Les parties s’accordent à dire que la mesure de révocation de la licence de radiodiffusion de la société requérante doit être examinée sous l’angle de la troisième phrase du paragraphe 1 de l’article 10 (paragraphes 115 et 132 ci-dessus). La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement.

153.  Elle rappelle à cet égard que la troisième phrase de ce paragraphe a pour objet et pour but de préciser que les États peuvent réglementer, par un système de licences, l’organisation de la radiodiffusion sur leur territoire, en particulier ses aspects techniques. Pour importants que soient ces derniers, d’autres considérations peuvent, elles aussi, conditionner l’octroi ou le refus d’une licence, dont celles qui concernent la nature et les objectifs d’une future station, ses possibilités d’insertion au niveau national, régional ou local, les droits et besoins d’un public donné, ainsi que les obligations issues d’instruments juridiques internationaux. Il peut en résulter des ingérences dont le but, légitime au regard de la troisième phrase du paragraphe 1, ne coïncide pourtant pas avec l’une des fins que vise le paragraphe 2. La conformité avec la Convention de telles ingérences doit néanmoins s’apprécier à la lumière des autres exigences du paragraphe 2 (Informationsverein Lentia et autres c. Autriche, 24 novembre 1993, § 32, série A no 276, Demuth, précité, § 33, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 139, CEDH 2012).

154.  La Cour peut souscrire à l’avis de la société requérante selon lequel les circonstances et le contexte factuels de la présente espèce sont quelque peu différents de ceux propres à l’affaire Demuth (arrêt précité). Elle ne voit toutefois aucune raison de considérer que les principes énoncés dans sa jurisprudence et rappelés ci-dessus ne sont pas applicables à la présente espèce. À cet égard, elle observe qu’en Moldova la diffusion d’émissions de télévision était au moment des faits subordonnée à l’obtention d’une licence auprès du CCA, conformément à l’article 23 du code. Cet article contenait également diverses instructions concernant les objectifs, les fonctions et le contenu des programmes de télévision (paragraphe 85 ci-dessus). Ainsi, le système de licences existant en Moldova était apte à contribuer à la qualité et à l’équilibre des programmes à travers les pouvoirs conférés à l’État. Il était donc compatible avec la troisième phrase du paragraphe 1 (Demuth c. Suisse, précité, § 34).

155.  Dans la mesure où la société requérante conteste les motifs avancés pour justifier la révocation de sa licence de télédiffusion, il reste toutefois à déterminer si l’ingérence litigieuse répondait aux autres conditions pertinentes prévues au paragraphe 2 de l’article 10 (voir le paragraphe 151 ci‑dessus, et Demuth, précité, § 35).

d) Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

156.  La société requérante et le Gment divergent sur le point de savoir si l’ingérence faite dans l’exercice par la société requérante de sa liberté d’expression était « prévue par la loi » (paragraphes 116-120 et 134 ci‑dessus).

  1.  Les principes généraux

157.  En ce qui concerne l’expression « prévue par la loi » qui figure aux articles 8 à 11 de la Convention, la Cour a toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle ». La « loi » doit s’entendre comme englobant le texte écrit – comprenant aussi bien des textes de rang infralégislatif que des actes réglementaires pris par un ordre professionnel, par délégation du législateur, dans le cadre de son pouvoir normatif autonome – et le « droit élaboré » par les juges. En résumé, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, mutatis mutandis, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 88, CEDH 2005‑XI, avec d’autres références ; Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 83, 14 septembre 2010, et Unifaun Theatre Productions Limited et autres c. Malte, no 37326/13, § 79, 15 mai 2018).

158.  La Cour rappelle par ailleurs que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017).

159.  En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. Ainsi, ne méconnaît pas, en elle-même, l’exigence de prévisibilité une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 94, 20 janvier 2020). La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation.Aussi beaucoup de lois emploient‑elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141, Delfi AS, précité, § 121, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 143). Par ailleurs, la Cour a conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 115, CEDH 2015, et Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 97).

160.  La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir qu’a la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, Kudrevičius et autres, précité, § 110, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres, § 149, précité, et Centre pour la démocratie et l’état de droit c. Ukraine, no 10090/16, § 108, 26 mars 2020, avec d’autres références). Par ailleurs, ce n’est pas à la Cour de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I, et Delfi AS, précité, § 127). De plus, le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Delfi AS, précité, § 122, Kudrevičius et autres, précité, § 110, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 144).

161.  Aussi peut-on attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Delfi AS, précité, § 122, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 145, avec d’autres références).

  1. Application de ces principes au cas d’espèce

162.  Concernant l’existence d’une base légale pour l’ingérence litigieuse en l’espèce, la Cour ne voit pas de raison de remettre en cause la conclusion des autorités nationales selon laquelle la révocation de la licence de la société requérante avait une base en droit interne, à savoir les articles 7, 10, 27 et 38 du code, ainsi qu’il ressort du point 3.1 de la licence de radiodiffusion (paragraphes 43 et 85 ci-dessus).

163.  Pour ce qui est de l’argument de la société requérante selon lequel la base légale de la révocation de sa licence, ou une partie de cette base légale, n’était pas accessible, la Cour rappelle que la Convention ne renferme aucune exigence spécifique quant au niveau de publicité à donner à une disposition de loi en particulier (Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no 26449/95, § 57, 9 novembre 1999). Elle relève à cet égard que la société requérante n’a jamais prétendu avoir été dans l’impossibilité d’accéder au texte même de la licence de radiodiffusion dont elle était titulaire ou à ses différentes clauses. Elle n’a jamais affirmé non plus, concrètement, ni tenté de prouver, que le code ne fût pas public et consultable dans la principale base de données sur la législation nationale, qui est une source d’informations facile d’accès non seulement pour un opérateur de télévision professionnel mais aussi pour tout un chacun.

164.  Dans ces conditions, la Cour ne peut souscrire à l’argument de la société requérante selon lequel la base légale invoquée par les autorités nationales à l’appui de la révocation de la licence n’était pas accessible.

165.  S’agissant de la prévisibilité de la législation nationale ainsi que de son interprétation et de son application par les juridictions internes, la Cour observe que les termes employés dans le code étaient plutôt clairs : le code disposait i) que les radiodiffuseurs étaient tenus d’observer le principe du pluralisme politique dans leurs programmes – par le maintien d’un équilibre dans l’octroi de temps d’antenne aux différents partis et mouvements politiques –, et les principes de l’objectivité et de l’impartialité dans leurs programmes d’information, où ils devaient garantir l’exactitude, éviter que l’actualité ne fût présentée de manière déformée, et respecter les principes de pluralité des sources d’information pour les sujets relatifs à des situations conflictuelles ; ii) que le CCA surveillait la façon dont les radiodiffuseurs privés et publics se conformaient aux obligations énoncées dans leurs licences de radiodiffusion, et contrôlait l’exactitude et le contenu de leurs programmes ; iii) que si un radiodiffuseur venait à enfreindre les règles juridiques applicables, le CCA appliquait l’une des cinq sanctions prévues dans le code, parmi lesquelles figurait la révocation de la licence ; iv) que le CCA était tenu d’appliquer les sanctions de manière progressive, en respectant un certain ordre initial ; v) que la licence de radiodiffusion ne devait être révoquée qu’en cas d’infraction grave et répétée aux dispositions du code et uniquement après épuisement des autres sanctions possibles ; vi) que les décisions du CCA devenaient applicables à la date de leur publication au Journal officiel de la République de Moldova ; et vii) qu’une décision du CCA imposant une sanction valait titre exécutoire.

166.  La Cour considère que le code n’était pas trop imprécis pour permettre à NIT de régler sa conduite. Dans une situation où les autorités nationales jouissent d’une certaine latitude sur de telles questions, elle n’estime pas déraisonnable que l’on puisse attendre d’un radiodiffuseur professionnel – ce qui était le cas de NIT – qu’il agisse avec prudence dans l’exercice de son activité, qu’il accorde un surcroît de soin à l’appréciation des risques engendrés par cette activité et que, après avoir été sanctionné, il fasse le nécessaire pour réduire les risques correspondants.

167.  Dans le cas présent, les infractions répétées de NIT à l’article 7 du code ont conduit le CCA à appliquer successivement chacun des cinq types de sanctions prévus à l’article 38 du code. Ont ainsi été infligés un avertissement public, le retrait pour une période donnée du droit de diffuser des publicités, puis une amende. Le CCA a ensuite progressivement alourdi les sanctions, imposant à la chaîne la suspension pour une période donnée du droit d’émettre, et finalement la révocation de sa licence (paragraphes 29 et 40-43 ci-dessus). La Cour ne décèle donc dans la conduite du CCA aucun élément donnant à penser que la manière dont cet organe a exercé son pouvoir d’appréciation en l’espèce pourrait être tenue pour imprévisible au regard du code.

168. La société requérante avance que le droit national pertinent interdisait au CCA de faire exécuter une sanction immédiatement, sans attendre le dénouement d’un recours pendant devant un tribunal, et de prononcer une nouvelle sanction avant que les juridictions nationales eussent statué par un jugement définitif sur la légalité de la sanction précédente. Elle affirme aussi qu’il imposait aux juridictions nationales, lorsque des sanctions étaient contestées, d’accorder à l’intéressé des mesures provisoires dans l’attente de l’issue de son recours. La Cour n’est pas convaincue par ces allégations. À cet égard, elle observe que l’on ne peut pas dire qu’elles soient expressément confirmées par une quelconque disposition du code ou de la loi sur les procédures de justice administrative. L’article 38 § 10 du code disposait certes qu’une sanction imposée par le CCA valait titre exécutoire si elle n’avait pas été contestée dans le délai prévu, mais l’article 40 § 3 du code précisait que les décisions du CCA devenaient applicables à la date de leur publication au Journal officiel de la République de Moldova. Par ailleurs, l’article 21 de la loi sur les procédures de justice administrative offrait un recours permettant de demander la suspension de l’exécution d’un acte administratif et habilitait les juridictions à ordonner pareille mesure. Cette disposition semble donc infirmer l’argument par lequel la société requérante affirme que la décision du CCA ne pouvait pas donner lieu à une exécution immédiate et que les juridictions avaient l’obligation légale d’accorder des mesures provisoires.

169.  Quoi qu’il en soit, la Cour note qu’il ressort des éléments dont elle dispose que les autorités nationales, notamment les autorités judiciaires, ont constamment considéré dans leur interprétation et leur application du droit pertinent tel qu’en vigueur au 5 avril 2012 que les décisions du CCA étaient exécutoires immédiatement après leur publication au Journal officiel. Compte tenu du caractère limité de son rôle, par rapport à celui des autorités et juridictions nationales, dans l’interprétation et l’application du droit interne (paragraphe 160 ci-dessus), la Cour ne voit pas de raison de remettre en cause le rejet par lesdites autorités de l’argument que la société requérante tirait de la loi sur l’encadrement de l’activité entrepreneuriale (paragraphes 70 et 77 ci‑dessus). De plus, il apparaît que le CCA pouvait appliquer la sanction suivante avant que les juridictions nationales eussent statué par une décision définitive sur la légalité de la sanction précédente, et que les tribunaux étaient libres d’octroyer ou non des mesures provisoires dans l’attente de l’issue d’une procédure de recours contre une sanction (paragraphes 29, 54, 65 et 66 ci-dessus). Il apparaît également qu’à partir de novembre 2010 au moins, la société requérante savait ou aurait dû savoir que les autorités interprétaient la loi, et l’appliquaient concrètement, de telle manière que les décisions du CCA étaient exécutées immédiatement après leur publication et les juges étaient libres d’octroyer ou non des mesures provisoires dans ce contexte (paragraphe 29 ci-dessus).

170.  Dans la mesure où la société requérante invoque l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012 pour étayer les allégations mentionnées ci-dessus, la Cour rappelle que la haute juridiction a déclaré inconstitutionnelle une modification de l’article 38 du code qui était entrée en vigueur en mai 2012. Comme la cour d’appel l’a souligné dans la présente affaire, selon la législation nationale pertinente l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’était pas rétroactif ; il n’avait d’effet que pour l’avenir. Il était donc impropre à produire des effets juridiques sur le droit et la pratique en vigueur au 5 avril 2012, date à laquelle le CCA avait décidé de révoquer la licence de la société requérante, et sur la procédure judiciaire dans le cadre de laquelle la légalité de cette décision a ensuite été examinée (paragraphe 71 ci-dessus). Ce point a du reste été confirmé dans un communiqué de presse publié par la Cour constitutionnelle le jour où elle a statué, qui précisait que les dispositions examinées dans l’arrêt de la haute juridiction n’étaient entrées en vigueur qu’en mai 2012 et qu’elles n’étaient pas applicables à l’époque de la décision du CCA concernant la révocation de la licence de NIT (paragraphe 95 ci-dessus).

171. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le droit national pertinent en la matière et applicable dans la cause de la société requérante était formulé de manière suffisamment claire pour satisfaire aux exigences de précision et de prévisibilité qui découlent de l’article 10 § 2 de la Convention.

172.  Partant, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».

e) Sur le point de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime

173.  Les parties sont en désaccord sur le point de savoir si l’ingérence poursuivait l’un des buts légitimes visés au paragraphe 2 de l’article 10 (paragraphes 121 et 135 ci-dessus).

174.  La Cour a admis que la capacité d’un régime national d’autorisations à contribuer à la qualité et à l’équilibre des programmes constitue un but légitime suffisant pour justifier une ingérence au regard de la troisième phrase du paragraphe 1 de l’article 10, même si ce but ne coïncide pas directement avec l’une des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 10 (Demuth, précité, § 37). Elle a par ailleurs reconnu que des ingérences visant à préserver l’impartialité de la radiodiffusion sur les questions d’intérêt public correspondent au but légitime consistant à protéger les « droits d’autrui », mentionné au paragraphe 2 de l’article 10 (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 78, CEDH 2013 (extraits)). En outre, elle a admis que c’est ce même but qui est poursuivi à travers des mesures destinées à garantir le droit des téléspectateurs à un traitement équilibré et impartial des questions d’intérêt public dans les programmes d’information (ATV Zrt c. Hongrie, no 61178/14, § 39, 28 avril 2020).

175.  En l’espèce, la Cour a déjà constaté que le système de licences du Moldova était apte à contribuer à la qualité et à l’équilibre des programmes dans le pays (paragraphe 154 ci-dessus). De plus, la nécessité de préserver l’accès du public à un discours politique impartial, digne de foi et diversifié par l’intermédiaire de programmes d’information télévisés se trouvait au cœur de la décision prise par les autorités nationales de confirmer la sanction infligée à la société requérante le 5 avril 2012 (paragraphe 61 ci-dessus). La Cour ne décèle rien qui indique que le but de la mesure incriminée en l’espèce fût « intrinsèquement punitif », comme l’a avancé la société requérante. Dans ces conditions, malgré les arguments qu’avance la société requérante pour soutenir la thèse inverse, la Cour estime établi que le but de l’ingérence litigieuse était légitime au regard de la troisième phrase du premier paragraphe de l’article 10. Elle est disposée à admettre que cette ingérence correspondait aussi au but légitime consistant à protéger les « droits d’autrui », mentionné au deuxième paragraphe de l’article 10.

176.  En revanche, elle n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle la mesure litigieuse aurait été appliquée dans l’intérêt de la « sécurité nationale » ou de la « sûreté publique », ou pour la « défense de l’ordre » (paragraphe 135 ci-dessus).

f)  Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique

  1. Les principes généraux relatifs à la liberté d’expression

α) Sur la condition de « nécessité dans une société démocratique »

177.  Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence donnée sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi beaucoup d’autres, Animal Defenders International, précité, § 100, Delfi AS, précité, § 131, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 132, 17 mai 2016) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

β)  Les principes généraux relatifs au traitement journalistique de thèmes politiques et d’autres questions d’intérêt public, notamment dans les médias audiovisuels

178.  La Cour doit faire preuve de la plus grande prudence lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298, Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 52, CEDH 2000‑IV, Tønsbergs Blad A.S. et Haukom c. Norvège, no 510/04, § 88, 1er mars 2007, et Björk Eiðsdóttir c. Islande, no 46443/09, § 69, 10 juillet 2012 ; comparer avec MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 106-107, CEDH 2012, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 87‑88, 7 février 2012). L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek, précité, § 61).

179.  L’article 10 de la Convention ne garantit toutefois pas une liberté d’expression sans aucune restriction même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 65, CEDH 1999-III).

180.  Le droit pour les journalistes de communiquer des informations sur des questions d’intérêt général est protégé dès lors que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 65, McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, § 73, CEDH 2002-III, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI) ou, en d’autres termes, dans le respect des principes d’un journalisme responsable (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 50, 29 mars 2016).

181.  Ces considérations jouent un rôle particulièrement important de nos jours, vu le pouvoir qu’exercent les médias dans la société moderne, car non seulement ils informent, mais ils peuvent en même temps suggérer, par la façon de présenter les informations, comment les destinataires devraient les apprécier. Dans un monde où l’individu est confronté à un immense flux d’informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d’auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007‑V).

182.  S’agissant des « devoirs et responsabilités » d’un journaliste, l’impact potentiel du moyen d’expression concerné doit être pris en considération dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence. Dans ce contexte, la Cour a expliqué qu’il faut tenir compte du fait que les médias audiovisuels ont des effets beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (Jersild, précité, § 31, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 39, CEDH 2004-II). Par les images, les médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est pas apte à faire passer (Jersild, précité, § 31). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX (extraits)).

183.  Dans le même temps, un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de communication dont il s’agit. Il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. À cet égard, la Cour rappelle que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode d’expression (Jersild, précité, § 31 ; voir aussi Stoll, précité, § 146, et Gaunt c. Royaume-Uni (déc.), no 26448/12, § 47, 6 septembre 2016).

γ) Les principes généraux relatifs au pluralisme dans les médias audiovisuels

184.  La Cour souligne que le rôle particulier de la presse dans la communication d’informations et d’idées sur des thèmes politiques et d’autres sujets d’intérêt général, auxquelles le public peut d’ailleurs prétendre (Manole et autres, précité, § 96), ne saurait être assuré s’il ne se fonde pas sur le pluralisme, dont l’État est l’ultime garant (Informationsverein Lentia et autres, précité, § 38). Le monopole public impose les restrictions les plus fortes à la liberté d’expression, à savoir l’impossibilité totale de s’exercer autrement que par l’intermédiaire d’une station nationale et le cas échéant, de façon très réduite, par une station câblée locale. Eu égard à leur radicalité, pareilles restrictions ne sauraient se justifier qu’en cas de nécessité impérieuse (ibidem, § 39).

185.  La Cour réaffirme qu’il n’est pas de démocratie sans pluralisme. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression. Il est de son essence de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un État, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même. Dans une société démocratique, il ne suffit pas, pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel, de prévoir l’existence de plusieurs chaînes ou la possibilité théorique pour des opérateurs potentiels d’accéder au marché de l’audiovisuel. Encore faut-il permettre un accès effectif à ce marché, de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes (Centro Europa 7 S.R.L. et Di Stefano, précité, §§ 129-130).

186.  Eu égard aux effets puissants des médias audiovisuels (paragraphe 182 ci-dessus), la Cour rappelle qu’une situation dans laquelle une fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l’égard des médias audiovisuels, et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique. Dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, au devoir négatif de non-ingérence s’ajoute pour l’État l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif. Cela est d’autant plus important lorsque le système audiovisuel national se caractérise par une situation de duopole. Les États membres doivent adapter les cadres de régulation existants, en particulier en ce qui concerne la propriété des médias, et adopter les mesures réglementaires et financières qui s’imposent en vue de garantir la transparence et le pluralisme structurel des médias ainsi que la diversité des contenus diffusés par ceux-ci (ibidem, §§ 133‑134).

δ) Sur la nécessité de développer la jurisprudence de la Cour concernant le pluralisme des médias

187.  La Cour observe que cet aperçu de la jurisprudence fait apparaître que les normes actuelles sur le pluralisme des médias ont été élaborées principalement, voire exclusivement, dans un contexte où étaient soulevés des griefs relatifs à une ingérence injustifiée d’un État dans l’exercice par un requérant des droits découlant de l’article 10, et où la Cour s’est fondée notamment sur le principe de pluralisme des médias pour constater une violation. Cette jurisprudence montre que ce principe est jugé crucial pour la protection effective de la liberté des médias au regard de la Convention.

188.  Dans la présente affaire, c’est l’autre facette du pluralisme des médias qui est en jeu, puisque la société requérante se plaint qu’on ait restreint sa liberté d’expression au nom de la garantie du pluralisme politique dans les médias, afin de favoriser la diversité dans l’expression de l’opinion politique et de renforcer la protection de l’intérêt d’autrui à la liberté d’expression dans les médias audiovisuels. En d’autres termes, l’espèce soulève la question du juste équilibre à ménager entre des intérêts concurrents relatifs à la liberté d’expression, à savoir d’un côté l’intérêt de la collectivité à protéger le pluralisme politique dans les médias et, de l’autre, l’intérêt lié au respect du principe de la liberté éditoriale.

189.  Une autre spécificité de cette affaire réside dans l’importance que le cadre juridique national pertinent accorde au pluralisme interne, c’est-à-dire à l’obligation que l’article 7 § 2 du code fait peser sur les radiodiffuseurs de présenter de manière équilibrée divers points de vue politiques, sans favoriser tel ou tel parti ou mouvement politique. Les affaires susmentionnées, au contraire, concernaient plutôt ce que l’on peut qualifier de questions de pluralisme externe (monopole, duopole et autres situations de domination ; paragraphe 101 ci-dessus).

190.  L’espèce offre à la Cour l’occasion de préciser qu’aucune des deux dimensions du pluralisme – interne et externe – ne doit être considérée séparément de l’autre. Elles doivent au contraire être envisagées ensemble, combinées l’une à l’autre. Ainsi, dans le cadre d’un régime national de licences auquel sont parties prenantes un certain nombre de radiodiffuseurs assurant une couverture nationale, ce qui peut être tenu pour un manque de pluralisme interne dans les programmes proposés par un radiodiffuseur peut être compensé par l’existence d’un pluralisme externe effectif. Toutefois, comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Centro Europa 7 S.R.L. et Di Stefano (précité), il ne suffit pas de prévoir l’existence de plusieurs chaînes. Du reste, comme l’indique la Recommandation du Comité des Ministres CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu des médias (citée au paragraphe 99 ci-dessus), « [l]e pluralisme de l’information et la diversité du contenu des médias ne seront pas automatiquement garantis par la multiplication des moyens de communication à la disposition du public ». Encore faut-il assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes (paragraphe 185 ci-dessus). Il existe différentes manières d’obtenir une diversité globale des programmes au sein de l’espace européen. En témoigne le fait que les radiodiffuseurs publics sont soumis à une obligation de pluralisme politique dans la quasi-totalité des trente-quatre États contractants étudiés, tandis que les radiodiffuseurs privés sont assujettis à une telle obligation dans vingt États ou « entités locales » concernés mais non dans les quinze autres (paragraphes 111-112 ci-dessus). Il apparaît donc qu’un certain nombre de régimes nationaux de licences ont tendance à miser sur la diversité des perspectives proposées par les différents opérateurs titulaires de licences, combinée avec des garanties structurelles et des obligations générales d’impartialité, tandis que d’autres régimes nationaux posent des obligations de pluralisme interne plus strictes basées sur le contenu. L’article 10 de la Convention n’impose pas de modèle particulier à cet égard.

191.  Cette affaire est aussi l’occasion de répondre à la question de savoir si la position privilégiée qu’occupe la liberté de la presse dans le traitement de thèmes politiques et d’autres sujets d’intérêt public implique que le contrôle strict généralement applicable à toute restriction imposée par un État contractant doive limiter en conséquence le pouvoir d’appréciation laissé à l’État pour choisir les moyens d’assurer le pluralisme politique au niveau de l’octroi de licences aux médias audiovisuels.

192.  À ce sujet, la Cour a déjà reconnu que, dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, l’État est tenu à une obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme réel et effectif (paragraphe 186 ci‑dessus). Elle a également admis que, en matière de diffusion audiovisuelle, l’État a l’obligation de garantir d’une part l’accès du public, par l’intermédiaire de la télévision, à des informations impartiales et exactes ainsi qu’à une pluralité d’opinions et de commentaires reflétant notamment la diversité des opinions politiques dans le pays, et d’autre part la protection des journalistes et des autres professionnels des médias audiovisuels contre les entraves à la communication de ces informations et commentaires. Le choix des moyens par lesquels ces buts doivent être atteints varie en fonction des conditions locales et relève donc de la marge d’appréciation de l’État (Manole et autres, précité, § 100).

193.  Concernant l’étendue de la marge d’appréciation, la Cour rappelle que, compte tenu du caractère pluridimensionnel et de la complexité extrême des questions touchant au pluralisme des médias (paragraphes 106-108 ci‑dessus), les États contractants peuvent recourir à un éventail de moyens pour réglementer un pluralisme effectif dans le secteur de la diffusion audiovisuelle (paragraphes 107-108 ci-dessus). Dès lors, la marge d’appréciation à accorder à cet égard devrait être plus large que celle normalement laissée à l’État en matière de restrictions à la liberté d’expression concernant des sujets d’intérêt public ou des opinions politiques. Les États contractants doivent donc en principe jouir d’un large pouvoir d’appréciation dans leur choix des moyens à déployer pour garantir le pluralisme dans les médias. Cependant, leur pouvoir d’appréciation en la matière sera réduit en fonction de la nature et de la gravité de toute restriction que les moyens ainsi choisis risquent d’entraîner pour la liberté éditoriale. Il convient à cet égard de rappeler qu’il n’appartient pas aux autorités nationales, ni d’ailleurs à la Cour, de contrôler l’appréciation que la presse elle-même a faite de la qualité d’actualité ou d’information d’un reportage (Jersild, précité, § 33, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 139, CEDH 2015 (extraits)) ou de se substituer à la presse pour dire quelle méthode de compte rendu objectif et équilibré les journalistes devraient adopter (Jersild, précité, § 31, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 63, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 127).

194.  La Cour doit s’assurer que, considérées dans leur ensemble, la teneur des normes juridiques nationales pertinentes et leur application dans les circonstances concrètes de la cause ont produit des effets compatibles avec les garanties de l’article 10 et assortis de garde‑fous effectifs contre l’arbitraire et les abus.

195.  À cet égard, l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des éléments que, dans certaines circonstances, il faut prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence faite dans l’exercice de la liberté d’expression (Karácsony et autres, précité, §§ 133-136, avec d’autres références et résumés, notamment Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001‑VIII, où la Cour a jugé qu’un contrôle « entier » avait été privé d’efficacité pratique en raison de la durée excessive de la procédure, et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, §§ 62‑74, 8 octobre 2013, où les garanties ont été jugées insuffisantes compte tenu i) de la portée exceptionnellement étendue d’une interdiction, ii) de sa durée excessive, iii) du défaut de motivation de cette mesure par les juridictions internes, et iv) de l’impossibilité pour les requérants de la contester avant son adoption).

196.  L’existence de garanties procédurales est particulièrement importante dans l’examen fait par la Cour de la proportionnalité de la révocation de licence litigieuse ; nul ne le conteste, cette révocation correspondait à la sanction la plus lourde selon les dispositions pertinentes du droit national, qui précisaient qu’elle n’était prononcée « qu’en cas d’infraction grave et répétée aux dispositions du (...) code » (paragraphe 218 ci-dessous). Dans les affaires telles que la présente espèce, la sévérité de la sanction est un facteur qui appelle un examen plus strict de la part de la Cour ainsi qu’une réduction de la marge d’appréciation laissée à l’État.

  1. Application de ces principes au cas d’espèce

197.  Pour examiner la « nécessité » de l’ingérence à la lumière des principes et considérations exposés ci-dessus, la Cour tiendra compte tout d’abord du cadre réglementaire sur le pluralisme des médias qui a été mis en place par l’État défendeur, puis de la manière dont ce cadre a été appliqué à la société requérante dans les circonstances particulières de l’affaire.

α)  Le cadre réglementaire en place

198.  La Cour observe que NIT s’est vu infliger des sanctions pour n’avoir pas ménagé l’équilibre requis par l’article 7 § 2 du code dans l’octroi de temps d’antenne aux partis politiques, et pour n’avoir pas veillé – aux fins du respect des principes d’équilibre social et politique, d’impartialité et d’objectivité – à présenter les faits de manière exacte sans déformer la réalité et à observer le principe de la pluralité des sources d’information, comme le prescrivait l’article 7 § 4 a), b) et c) du code. Elle note également que l’argument principal de la société requérante consiste à dire que ces exigences sont contraires à l’article 10 de la Convention (paragraphes 120 et 122 ci‑dessus).

199.  En réponse à cet argument, la Cour rappelle d’abord que toutes les dispositions du code, y compris les articles 7 et 8, étaient totalement accessibles à la société requérante (paragraphe 163 ci-dessus). Elle observe ensuite que les exigences énoncées aux paragraphes 2 et 4 de l’article 7 du code correspondaient largement aux conditions qu’elle a posées dans sa propre jurisprudence pour qu’une protection renforcée de la liberté journalistique soit offerte en vertu de l’article 10. On peut même considérer sous cet angle la règle selon laquelle les radiodiffuseurs devaient, lorsqu’ils octroyaient à un parti ou mouvement politique un temps d’antenne lui permettant de diffuser ses idées, faire de même pour les autres partis ou mouvements politiques (paragraphes 179-180, 183, 184-186 et 191 ci‑dessus).

200.  Les dispositions litigieuses du code n’énonçaient pas que chaque radiodiffuseur devait accorder le même temps d’antenne à tous les partis politiques. Comme l’indique le titre de l’article 7 du code, l’obligation des radiodiffuseurs consistait à veiller à l’équilibre et au pluralisme sur le plan politique. La manière dont les dispositions en question ont été interprétées et appliquées en l’espèce permet de penser que l’octroi d’une possibilité de formuler des commentaires ou une réponse aurait pu satisfaire à cette exigence (paragraphes 36-38 et 60 ci-dessus). La Cour rappelle à cet égard que le droit de réponse, en tant qu’élément important de la liberté d’expression, entre dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention. Cela découle de la nécessité non seulement de permettre la contestation d’informations fausses, mais aussi d’assurer une pluralité d’opinions, en particulier dans des domaines d’intérêt général tels que le débat littéraire et politique (Kaperzyński c. Pologne, no 43206/07, § 66, 3 avril 2012).

201.  La Cour relève par ailleurs que la politique de pluralisme interne contenue dans le code avait été évaluée positivement par des experts du Conseil de l’Europe, lesquels avaient estimé « louable » l’article 7 § 2 (paragraphe 16 ci-dessus). De plus, rien dans les commentaires de ces experts ne donne à penser que les exigences énoncées à l’article 7 § 4 du code aient été considérées comme contraires aux principes d’indépendance des journalistes et d’autonomie éditoriale.

202.  La politique de pluralisme interne choisie par les autorités nationales peut certes être perçue comme relativement stricte ; cependant, la présente espèce se rapporte à une époque antérieure au passage du Moldova à la télévision numérique terrestre (voir le règlement amiable conclu entre les parties dans l’affaire Societatea Română de Televiziune c. Moldova (déc.), no 36398/08, 15 octobre 2013), où le nombre de fréquences nationales était très limité (paragraphes 23 et 106 ci-dessus) et où, à la suite des événements de 2001, il pesait sur les autorités une forte obligation positive de mettre en place une législation sur la radiodiffusion qui fût apte à garantir la transmission de nouvelles et d’informations exactes et neutres reflétant toute la palette des opinions politiques (paragraphes 12-14 ci‑dessus).

203.  Dans ce contexte, la Cour peut admettre que les choix législatifs qui ont sous-tendu l’adoption des dispositions en cause ont été pesés soigneusement et que des efforts sérieux ont été déployés au niveau du Parlement pour ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents qui étaient en jeu (Animal Defenders International, précité, § 108).

204.  Au vu de ce qui précède, elle estime que le niveau de pluralisme externe lié à l’existence, à l’époque des faits, de quatre autres chaînes de télévision de couverture nationale n’est pas une raison pour remettre en question l’obligation de respecter les règles de pluralisme interne énoncées à l’article 7 §§ 2 et 4 du code. Concrètement, tous les radiodiffuseurs, privés ou publics, étaient pareillement soumis aux mêmes règles, qui, comme le montrent les éléments du dossier, étaient en pratique appliquées non pas à l’ensemble du contenu audiovisuel programmé par les radiodiffuseurs titulaires de licences mais uniquement à leurs bulletins d’information. Ainsi, toutes les sanctions que le CCA a prononcées de 2007 à 2012 contre NIT et d’autres radiodiffuseurs de couverture nationale pour non-respect de l’article 7 du code concernaient uniquement leurs bulletins d’information, et non d’autres émissions (paragraphes 28-29 ci-dessus).

205. La Cour observe par ailleurs que l’application des règles susmentionnées était contrôlée par le CCA, organe spécialisé établi par la loi. Elle souligne l’importance du rôle que jouent les autorités de régulation en défendant et en favorisant la liberté et le pluralisme des médias, ainsi que la nécessité de veiller à l’indépendance de ces autorités eu égard au caractère complexe et délicat de ce rôle (paragraphes 105 et 109 ci-dessus). Elle observe à cet égard que les préoccupations que les experts du Conseil de l’Europe avaient exprimées quant à la structure du CCA et les propositions qu’ils avaient formulées pour renforcer les garanties contenues dans le projet de code contre une influence et un contrôle indus du gouvernement ont dans l’ensemble été acceptées par le législateur moldave et introduites dans le texte final du code (paragraphe 18 ci-dessus). En outre, la sélection, la nomination, la rémunération et les fonctions des membres du CCA reposaient sur des règles précises énoncées dans le code, destinées à garantir l’indépendance de cet organe et à protéger ses prises de décisions contre toute pression ou ingérence politique (paragraphe 85 ci‑dessus).

206.  Les réunions, les rapports de surveillance et les décisions du CCA étaient accessibles au public. Ses décisions de procéder à un contrôle, les rapports auxquels cette mesure donnait lieu et les informations sur les réunions consacrées à l’examen de ces rapports étaient communiqués aux radiodiffuseurs concernés. Ceux-ci pouvaient envoyer à ces réunions des représentants, qui avaient la possibilité de commenter les conclusions des rapports de surveillance.

207.  De plus, le CCA était tenu de motiver toute décision de sanctionner un radiodiffuseur (voir l’article 40 § 4 du code, cité au paragraphe 85 ci‑dessus). Au moyen d’un recours précontentieux, le justiciable pouvait prier le CCA de reconsidérer sa décision. En outre, il pouvait saisir les juridictions nationales d’un recours contre la décision du CCA, et solliciter en même temps une mesure provisoire afin que l’exécution de la décision fût suspendue dans l’attente de l’issue de la procédure.

208.  Enfin, la Cour relève que la gouvernance du pluralisme interne mise en place par les autorités moldaves ne semble pas fondamentalement différente de celle que pratiquent de nombreux États membres du Conseil de l’Europe (paragraphes 110‑111 ci-dessus).

209.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’État défendeur a agi dans les limites de sa marge d’appréciation en concevant comme il l’a fait le cadre légal et administratif national destiné à assurer le pluralisme dans les médias audiovisuels.

β) Application du cadre réglementaire à la cause de NIT

    Sur le point de savoir si la restriction était justifiée par des motifs pertinents et suffisants

210.  Concernant la manière dont le cadre évoqué ci-dessus a été mis en œuvre en l’espèce, la Cour observe que la sanction infligée à la société requérante faisait suite à un contrôle dans le cadre duquel le CCA avait surveillé pendant cinq jours le principal bulletin d’information de NIT, conformément à la pratique établie qui consistait à appliquer l’article 7 du code aux bulletins d’information uniquement, et non à l’ensemble du contenu audiovisuel diffusé par le titulaire de la licence (paragraphe 204 ci‑dessus).

211.  La méthode employée, qui comportait des mesures comparatives et chronométriques des contenus et qui avait été mise au point par le CCA en collaboration avec des experts internationaux, avait été saluée pour son efficacité et approuvée par des membres de la société civile œuvrant dans le domaine concerné, à l’issue de délibérations publiques (paragraphe 72 ci‑dessus). La Cour ne voit pas de raison d’en remettre en cause la pertinence ou la fiabilité.

212.  Le rapport de surveillance sur lequel le CCA a fondé sa décision livrait un compte rendu détaillé des bulletins d’information diffusés par NIT. Celle-ci n’a pas contesté les résultats des mesures comparatives et chronométriques de la teneur de ses bulletins d’information. Le constat formulé par le CCA, à savoir que NIT n’avait pas satisfait à son obligation de respecter le principe du pluralisme politique tel qu’exprimé dans les règles contenues à l’article 7 § 2 du code, était assorti de conclusions selon lesquelles le temps d’antenne consacré à un parti – le PCRM – s’était caractérisé par un ton positif ou neutre tandis que celui consacré au parti adverse – l’AIE – avait été marqué par un ton essentiellement négatif. Le rapport indiquait également que les personnes, institutions ou partis politiques qui avaient été mentionnés ou dépeints sous un jour négatif n’avaient pas eu la possibilité de présenter leur propre point de vue en réponse aux critiques et aux attaques dont ils avaient fait l’objet. Il ajoutait que les bulletins contenaient des informations mettant en avant un point de vue unilatéral, que parfois rien ne venait corroborer, et que les journalistes y usaient de procédés qui étaient de nature à déformer la réalité. Le rapport indiquait encore que les bulletins favorisaient un langage journalistique agressif. Ces conclusions ont été confirmées par les juridictions nationales.

213.  Si la société requérante conteste certains de ces constats, la Cour, gardant à l’esprit le caractère subsidiaire de sa mission, ne voit pas de raison de remettre en cause l’appréciation des faits livrée dans le rapport de surveillance (paragraphes 35-39 ci-dessus), les conclusions formulées dans ce rapport selon lesquelles NIT avait manqué aux devoirs et responsabilités qui lui incombaient au titre de l’article 7 §§ 2 et 4 a), b) et c) et de l’article 10 § 5 du code, et l’appréciation faite par les juridictions nationales à cet égard (paragraphes 60 et 77 ci-dessus). Dans ce contexte, force est à la Cour de constater que les éléments du dossier, et notamment les enregistrements des bulletins d’information sur lesquels le CCA s’est fondé pour sanctionner NIT, montrent que pendant la majeure partie de leur durée les bulletins en question étaient consacrés à des sujets politiques et que le traitement des informations était clairement orienté en faveur des activités du PCRM et de ses membres et partisans et, comme exposé au paragraphe 212 ci-dessus, ne ménageait pas la possibilité pour les tiers de répondre aux critiques et aux attaques. La société requérante ne saurait prétendre le contraire dans le cadre de la procédure fondée sur la Convention sans contredire la thèse qu’elle a elle-même défendue devant la Cour suprême, et qui consistait à dire que, si les personnes qui avaient fait l’objet de critiques ne s’étaient pas vu offrir la possibilité de répondre, c’était parce qu’elles n’en avaient pas fait la demande (paragraphe 73 ci‑dessus).

214.  Lorsqu’elles ont statué contre la société requérante, les autorités nationales ont constaté l’emploi dans ses bulletins d’information de termes très virulents pour désigner le gouvernement, les partis qui le formaient et leurs dirigeants. Elles ont relevé notamment que l’un des leaders de l’AIE avait été comparé à Hitler et que tous avaient été qualifiés de « criminels », de « bandits », de « crapules », d’« escrocs » ou encore de « bande de criminels », entre autres insultes. Les juridictions nationales n’ont pas abordé le traitement de l’information par NIT comme une affaire de diffamation relevant de l’article 16 du code civil (voir, a contrario, Urechean et Pavlicenco c. République de Moldova, nos 27756/05 et 41219/07, § 20, 2 décembre 2014), mais comme une affaire qui portait sur une question plus large, à savoir le pluralisme dans les médias et l’impartialité du journalisme protégés par l’article 7 du code. Ainsi, ni le CCA ni les tribunaux n’ont analysé les propos en question pour déterminer s’ils visaient des personnes nommément (Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 61 et 71, Selistö c. Finlande, no 56767/00, § 64, 16 novembre 2004, et Dmitriyevskiy c. Russie, no 42168/06, § 105, 3 octobre 2017) et dans quelle mesure il s’agissait de simples jugements de valeur étayés par des éléments factuels. Les propos litigieux ont été tenus pour un facteur aggravant supplémentaire lorsqu’il a été conclu que NIT avait enfreint les règles relatives à « [l’]équilibre (...) politique, [l’]impartialité et [l’]objectivité » énoncées à l’article 7 § 4 du code. Comme les juridictions nationales l’ont reconnu, les questions susmentionnées allaient au-delà d’une simple affaire de diffamation et se rapportaient plutôt à l’interaction entre le principe du pluralisme et, en substance, les exigences liées à la présentation de comptes rendus exacts et dignes de foi, suivant la déontologie journalistique (paragraphe 61 ci-dessus).

215.  Il est vrai, comme cela a été rappelé ci-dessus (paragraphe 178), que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions de la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt public, et que la nécessité d’une ingérence dans le discours politique doit se trouver établie de manière convaincante (voir, parmi d’autres, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 167). De plus, dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de l’opinion publique (Sürek, précité, § 61). En outre, aussi choquants, offensants ou dérangeants que puissent paraître les propos que les autorités nationales ont relevés dans les bulletins d’information de NIT, la Cour doute sérieusement, au vu du contexte dans lequel ils ont été formulés, qu’ils puissent être assimilés à une incitation à la violence, à la haine ou à la xénophobie, ou qu’ils aient été à même de porter atteinte à l’intégrité territoriale et à la sécurité nationale du pays, comme l’a avancé le Gouvernement. Néanmoins, pour les raisons exposées ci-dessus et eu égard au fait que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités (paragraphes 179-182 ci-dessus), on ne peut guère affirmer que le traitement de l’information en question fût de nature à appeler la protection renforcée que l’article 10 de la Convention confère à la liberté de la presse.

216.  La Cour n’est donc pas convaincue par l’argument de la société requérante consistant à dire que, par son traitement de l’actualité dans les bulletins d’information qui ont fait l’objet du contrôle, NIT a contribué de manière significative au pluralisme politique dans les médias (paragraphe 124 ci-dessus).

217.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime établi que la décision litigieuse consistant à imposer une « restriction » à la liberté d’expression de la société requérante protégée par le paragraphe 1 de l’article 10 était étayée par des motifs qui étaient à la fois pertinents et suffisants aux fins du critère de la « nécessité » résultant du paragraphe 2 de cet article.

    Sur le point de savoir si la restriction était proportionnée

218.  Dans le cadre de l’analyse relative à la nécessité, il faut encore déterminer s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, la sanction litigieuse – en l’espèce, la révocation de la licence – et, d’autre part, les buts légitimes poursuivis. Dans le cas présent, les juridictions nationales ont reconnu que la sanction en cause était la plus sévère qui pût être prononcée (paragraphe 63 ci‑dessus). Cette sanction a entraîné la cessation des activités de radiodiffusion de NIT ainsi que d’autres types de conséquences généralement associées à une telle mesure. Le paragraphe 3 de l’article 38 du code disposait que les sanctions prévues au paragraphe 1 du même article devaient être appliquées de manière progressive, le retrait de la licence de radiodiffusion étant la sanction la plus sévère envisagée. Le paragraphe 5 énonçait que ce retrait ne devait être prononcé « qu’en cas d’infraction grave et répétée aux dispositions du (...) code ».

219.  Se penchant sur la série de sanctions infligées à la société requérante avant la mesure de révocation de la licence, la Cour observe qu’à dix reprises NIT avait été sanctionnée pour n’avoir pas ménagé l’équilibre requis par l’article 7 § 2 du code dans l’octroi de temps d’antenne ou pour n’avoir pas donné aux personnes qui avaient fait l’objet de critiques la possibilité de formuler des commentaires comme le prescrivait l’article 7 § 4 c). Sur ces dix occasions, les sanctions avaient été adoptées à six reprises pour le motif supplémentaire visé à l’alinéa b) de l’article 7 § 4 (« la réalité [a été] déformée par des astuces de montage, des commentaires, des formulations ou des titres ») et, une fois, pour manquement à l’exigence d’exactitude objet de l’alinéa a) de l’article 7 § 4.

220.  Les bulletins d’information de NIT étaient diffusés à l’échelle nationale et étaient donc accessibles à un large public et, compte tenu du type de média concerné, ils étaient susceptibles d’avoir un impact considérable, ce qui constitue un facteur important dans l’appréciation des « devoirs et responsabilités » des médias et de la proportionnalité de l’ingérence (voir les références jurisprudentielles citées au paragraphe 182 ci-dessus).

221.  La révocation de la licence de NIT s’inscrit donc dans une série graduelle et ininterrompue de sanctions prises par le CCA à l’égard de la société requérante. Ont ainsi été infligés un avertissement public, le retrait pour une période donnée du droit de diffuser des publicités, une amende, puis la suspension pour une période donnée du droit d’émettre, et finalement, le 5 avril 2012, la sanction la plus sévère, à savoir la révocation de sa licence (paragraphes 29 et 40-43 ci-dessus).

222.  En ce qui concerne la thèse de la société requérante selon laquelle la décision de révocation adoptée par le CCA reposait sur des motivations politiques, la Cour a pris note de l’insistance de la société requérante sur le fait que la plupart des sanctions infligées à NIT sur le fondement du code avaient été prononcées entre 2009 et 2011, donc après une alternance politique (paragraphe 20 ci-dessus). Elle observe qu’à cette époque NIT était devenue une tribune pour les critiques dirigées contre les forces gouvernementales et pour la promotion du parti de l’opposition. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de la sévérité de la sanction infligée à la société requérante, la Cour doit rechercher attentivement (paragraphe 196 ci‑dessus) si le code et son application dans les circonstances concrètes de l’espèce ont offert des garde‑fous effectifs contre l’arbitraire et les abus (paragraphe 194 ci-dessus). À ce sujet, elle rappelle tout d’abord les constats qu’elle a formulés ci-dessus, à savoir que le code contenait, sur la structure du CCA ainsi que sur la sélection, la nomination et les fonctions des membres de cet organe, des règles précises destinées à garantir l’indépendance de cette autorité de régulation des médias et à offrir une protection contre une influence indue du gouvernement (paragraphes 109 et 205 ci-dessus). De plus, du fait de la règle qui imposait des mandats à échéances décalées pour les membres du CCA, six sur les neuf membres qui composaient le CCA en 2012 avaient été nommés avant le changement de gouvernement intervenu en 2009 (paragraphes 24 et 85 ci-dessus). En outre, la Cour observe que les allégations de la société requérante selon lesquelles, en adoptant la décision de révocation litigieuse, le CCA aurait été influencé par des personnalités politiques de premier plan et aurait dès lors traité la société de façon discriminatoire, ont été dûment examinées par les juridictions nationales. La cour d’appel a écarté pour défaut de fondement l’allégation relative à une influence politique et a rejeté l’argument de la chaîne NIT selon lequel elle avait subi une discrimination, déclarant que la chaîne avait été soumise à une surveillance en même temps et dans les mêmes conditions que d’autres radiodiffuseurs et que certains d’entre eux avaient aussi été sanctionnés lorsque des infractions au code avaient été constatées (paragraphe 72 ci‑dessus). Sur ce point, la Cour juge peu convaincant l’argument de la société requérante selon lequel des figures politiques connues auraient fait des déclarations publiques appelant à la fermeture de la chaîne. S’il n’est pas possible d’exclure que de telles déclarations puissent avoir un certain impact, cet élément à lui seul ne saurait passer pour une indication suffisamment concrète et solide de ce que le CCA n’aurait pas agi en toute indépendance lors de l’adoption de la mesure litigieuse. En conclusion, force est à la Cour de constater que, dans le cadre des procédures menées devant les juridictions nationales puis devant la Cour, il n’a été présenté aucun élément concret propre à étayer la thèse selon laquelle le CCA aurait cherché à empêcher la chaîne de télévision de la société requérante d’exprimer des avis critiques à l’égard du gouvernement, ou poursuivi à travers la révocation de la licence un autre but inavoué.

223.  Dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité, la Cour accorde par ailleurs une importance particulière au fait que la mesure litigieuse n’ait pas empêché NIT d’user d’autres moyens, par exemple Internet, pour diffuser ses programmes, y compris ses bulletins d’information, et qu’elle n’était pas de nature à entraver l’exercice par la société requérante d’autres activités génératrices de revenus. Dans ses observations adressées à la Cour, la société requérante a d’ailleurs confirmé qu’elle avait continué jusqu’en 2014 à partager des contenus sur son site Internet et sa chaîne YouTube (paragraphe 82 ci-dessus). En outre, la mesure litigieuse n’avait pas d’effet définitif puisque, un an après la révocation de sa licence de radiodiffusion, la société requérante aurait pu en solliciter une nouvelle (paragraphe 86 ci‑dessus).

224.  Les considérations qui précèdent semblent étayer l’argument du Gouvernement selon lequel, avant de révoquer la licence, les autorités nationales sont restées dans les limites de la législation en vigueur pour obliger NIT à se conformer aux règles pertinentes. La gravité des actes imputés à la chaîne de télévision de la société requérante semble donc avoir résidé non seulement dans l’obstination de celle-ci à refuser de se plier aux règles du pluralisme interne, mais aussi dans la nature et l’accumulation de ses transgressions et dans leur importance, considérées globalement. Après s’être vu infliger onze sanctions sur une période de trois ans pour des infractions identiques ou similaires, la chaîne n’était toujours pas convaincue de la nécessité de changer de comportement et de se conformer au code. Dans ces conditions, les autorités étaient fondées à considérer que l’application de la sanction la plus sévère était justifiée par l’attitude de défi de la société requérante.

225.  Concernant l’équité de la procédure et les garanties procédurales offertes, qui revêtent également une importance particulière dans l’examen par la Cour de la proportionnalité de la sanction litigieuse (paragraphes 195‑196 ci-dessus), la Cour note ce qui suit. Le CCA a pris la décision de procéder à un contrôle des bulletins d’information de NIT lors d’une réunion publique et la société requérante a été informée à la fois du rapport de surveillance et du fait que les conclusions de celui-ci seraient examinées lors d’une réunion publique, comme le prévoyait l’article 38 § 7 du code (paragraphe 85 ci-dessus). En outre, non seulement le représentant de la société requérante a été invité à participer à cette réunion, ce qu’il a fait, mais de plus sa présence à celle-ci était semble-t-il considérée comme obligatoire (paragraphe 40 ci-dessus). Il est vrai que le droit interne régissant la révocation des licences ne renfermait aucune obligation d’avertir le titulaire d’une licence qu’une révocation était envisagée, et que le CCA a pris la décision de révoquer la licence de radiodiffusion de NIT dans un délai assez court. Toutefois, il convient également de relever que la société requérante connaissait la procédure applicable, puisqu’il apparaît qu’en de précédentes occasions les représentants de NIT avaient participé pour le compte de la chaîne à des réunions du CCA (paragraphe 29 ci-dessus). De surcroît, le représentant de NIT aurait pu demander le report de la réunion si le temps accordé pour la préparation de ses observations lui avait paru insuffisant ; or il ne s’est pas prévalu de cette faculté (paragraphes 69 et 77 ci-dessus).

226.  En outre, la Cour prend en compte le fait que le droit interne pertinent permettait à la société requérante de contester la décision du CCA devant les juridictions compétentes et, par ailleurs, de prier celles-ci d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision attaquée dans l’attente de l’issue de la procédure au fond (paragraphes 85 et 87 ci-dessus). De fait, la société requérante s’est prévalue de ces possibilités. La Cour souligne que de telles garanties procédurales jouent un rôle particulièrement important dans des situations où, comme ici, une mesure aussi intrusive que la révocation d’une licence de radiodiffusion produit en vertu du droit interne des effets immédiats dès la publication de la décision correspondante. À cet égard, la Cour rappelle que l’effet immédiat d’une mesure portant atteinte au droit à la liberté d’expression peut peser lourdement lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité de cette mesure avec l’article 10, dans des circonstances où de telles garanties procédurales font défaut (Cumhuriyet Vakfı et autres, précité, §§ 72‑74).

227.  Dans ce contexte, il importe également de relever que les juridictions compétentes ont motivé les décisions par lesquelles elles ont écarté la demande que la société requérante avait formée afin d’obtenir un sursis à l’exécution de la décision du CCA (paragraphes 49-54 ci-dessus). Malgré un raisonnement succinct, elles ont en substance mis en balance les intérêts concurrents qui étaient en jeu, tenant compte notamment des arguments que la société requérante avançait sur le terrain de la liberté d’expression. La Cour suprême a de plus indiqué que la décision de rejet n’empêchait pas la société requérante de solliciter le réexamen de sa demande en cas de changement de situation jugé important pour l’affaire (comparer avec Tierbefreier e.V. c. Allemagne, no 45192/09, § 58, 16 janvier 2014).

228.  La Cour est consciente que la sévérité de la mesure litigieuse a pu porter préjudice aux activités de la société requérante et ainsi risquer d’avoir un « effet dissuasif » sur l’exercice de la liberté d’expression par d’autres radiodiffuseurs titulaires de licences en Moldova (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 116-119, CEDH 2004‑XI). Cependant, au vu du contexte décrit ci-dessus et des circonstances propres à l’espèce, elle estime que les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation pour parvenir à un rapport raisonnable de proportionnalité entre les intérêts concurrents qui étaient en jeu.

    Conclusion

229.  Compte tenu de l’ensemble des circonstances exposées ci-dessus, et eu égard en particulier au contexte national propre à l’espèce (paragraphe 202 ci-dessus), la Cour estime que la décision de restreindre la liberté d’expression de la société requérante était justifiée par des motifs pertinents et suffisants aux fins du critère de la « nécessité » découlant de l’article 10 § 2 de la Convention et que les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d’appréciation pour parvenir à un rapport raisonnable de proportionnalité entre, d’une part, la nécessité de protéger le pluralisme et les droits d’autrui et, d’autre part, la nécessité de défendre le droit de la société requérante à la liberté d’expression.

230.  L’ingérence était donc « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.

ARTICLE 1 PROTOCOLE 1

245.  La Cour ayant établi ci-dessus que la révocation de la licence a représenté une atteinte aux « biens » de la société requérante, la question se pose de savoir laquelle des règles consacrées par l’article 1 du Protocole no 1 s’applique. Il convient de rappeler que cette disposition contient trois normes distinctes. La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété. La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions. Quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en appliquant les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Centro Europa 7 S.R.L. et Di Stefano, précité, § 185).

246.  La société requérante semble estimer que l’affaire relève de la troisième norme, relative à la réglementation de l’usage des biens, tandis que le Gouvernement ne formule aucune observation à ce sujet.

247.  La Cour est d’avis que c’est la norme concernant la réglementation de l’usage des biens qui s’applique à la présente espèce, qu’il convient donc d’examiner sous l’angle du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Tre Traktörer, précité, § 55, Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, § 47, série A no 192, et Centro Europa 7 S.R.L. et Di Stefano, précité, § 186). Dès lors, elle recherchera si l’ingérence en question était légale, si elle servait l’intérêt général et si elle était proportionnée au but visé.

a) Sur la légalité de l’ingérence

248.  Pour contester la légalité de la révocation au sens de l’article 1 du Protocole no 1, la société requérante s’appuie principalement sur des arguments renvoyant aux dispositions du code qui sont identiques à ceux (exposés ci-dessus) qu’elle avance pour soutenir que la mesure n’était pas « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention (paragraphes 116-120 ci-dessus). La Cour estime que ses conclusions sur la légalité de l’ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression valent aussi pour le grief de l’intéressée relatif à la légalité de l’ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses « biens ». À cet égard, il faut également tenir compte du fait que le terme « loi » (« law ») figurant à l’article 1 du Protocole no 1 renvoie au même concept que lorsqu’il est utilisé dans le reste de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 96, 25 octobre 2012).

249.  Dans la mesure où l’examen effectué sur le terrain de l’article 10 ne couvre pas le grief selon lequel les juridictions nationales n’auraient pas suivi la procédure de révocation des licences définie dans la loi no 451‑XV/2001, la Cour constate que la société requérante a soulevé cet argument devant les juridictions nationales et que celles-ci l’ont écarté pour les raisons exposées au paragraphe 70 ci-dessus. La société requérante n’a pas présenté d’arguments convaincants propres à justifier que la Cour adopte une conclusion différente.

250.  Il s’ensuit que l’ingérence litigieuse était légale au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

b)     Sur le but de l’ingérence

251.  En ce qui concerne l’argument de la société requérante consistant à dire que la révocation de sa licence de radiodiffusion ne servait pas l’intérêt public, la Cour observe qu’elle a déjà établi après avoir examiné des arguments similaires avancés par l’intéressée à l’appui de son grief fondé sur l’article 10 que la mesure en cause poursuivait les buts consistant à contribuer à la qualité et à l’équilibre des programmes dans le pays et à protéger l’accès du public à un discours politique impartial, digne de foi et diversifié par l’intermédiaire de programmes d’information télévisés (paragraphes 154 et 175 ci-dessus). Pour ce qui est du cadre réglementaire en place, rien n’indique que le jugement du législateur sur ce qui était d’« utilité publique » fût « manifestement dépourvu de base raisonnable » (voir, mutatis mutandis, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 112, CEDH 2000‑I), et rien ne donne à penser non plus que l’application de ce cadre réglementaire en l’espèce ne fût pas conforme à l’intérêt général.

c)      Sur la proportionnalité de l’ingérence

252.  En outre, l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99 et 2 autres, §§ 81‑94, CEDH 2005‑VI, et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 115, 13 décembre 2016). Lorsqu’elle contrôle le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Fredin, précité, § 51). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, et Béláné Nagy, précité, § 115). La Cour recherchera si l’ingérence a fait peser sur le requérant une charge spéciale et exorbitante en tenant compte du contexte particulier de l’affaire (Béláné Nagy, précité, § 116).

253.  À cet égard, la Cour renvoie à sa conclusion, exposée ci-dessus, selon laquelle la décision litigieuse du 5 avril 2012 était non seulement « légale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 10 § 2 de la Convention, mais également justifiée par des motifs pertinents et suffisants propres à établir que la restriction de la liberté d’expression de la société requérante était « nécessaire dans une société démocratique ». En outre, appréciant dans ce contexte la proportionnalité de la sanction, c’est-à-dire la proportionnalité de la révocation de la licence de télédiffusion de la société requérante, la Cour a observé que la gravité des actes imputés à la chaîne de télévision de la société requérante semblait résider non seulement dans l’obstination de celle-ci à refuser de respecter les exigences pertinentes de la licence, mais aussi dans la nature et l’accumulation de ses transgressions et dans leur importance, considérées globalement. Après s’être vu infliger onze sanctions sur une période de trois ans pour des infractions identiques ou similaires, la chaîne n’était toujours pas convaincue de la nécessité de changer de comportement et de se conformer au code et aux clauses de la licence. Dans ces conditions, les autorités étaient fondées à considérer que l’application de la sanction la plus sévère était justifiée par l’attitude de défi de la société requérante.

254.  La Cour estime également important de noter que, dès le tout début de la procédure judiciaire que la société requérante avait engagée pour contester la mesure litigieuse, les juridictions nationales ont considéré que ses allégations relatives aux dommages matériels et patrimoniaux qu’elle risquait de subir en conséquence de cette mesure, ainsi qu’à l’éventuelle impossibilité de faire exécuter un jugement au fond qui lui serait favorable, n’étaient que de simples suppositions qu’aucun élément n’étayait (paragraphe 54 ci‑dessus). Ces juridictions ont aussi souligné que la société requérante conservait la possibilité de demander en justice une réparation pour toute perte matérielle prouvée si elle obtenait un jugement sur le fond en sa faveur (paragraphe 54 ci-dessus). Du reste, pendant la procédure au fond, les juridictions nationales des deux niveaux ont constaté que la société requérante ne leur avait pas présenté d’éléments concluants et pertinents aptes à confirmer l’existence du préjudice allégué par elle, et que même si elle avait subi un dommage, celui-ci aurait été imputable à sa propre conduite illicite. Dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, la société requérante a produit un rapport d’expertise concluant qu’elle fonctionnait déjà à perte avant la révocation de sa licence (paragraphe 241 ci-dessus). En conséquence, la Cour ne juge pas établi selon le critère général de la « preuve au-delà de tout doute raisonnable » (voir, par exemple, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 314, 28 novembre 2017) que cette révocation ait porté aux intérêts patrimoniaux de la société requérante une atteinte propre à lui faire supporter une charge spéciale et exorbitante. À cet égard, elle note de plus que, même si elle a finalement abouti à la fermeture de NIT en tant que réseau de télévision analogique, la perte de la licence n’était pas totalement irréversible puisque la société requérante aurait pu solliciter l’attribution d’une nouvelle licence de radiodiffusion au bout d’un an (paragraphe 86 ci‑dessus). Il apparaît donc que les intérêts matériels et patrimoniaux de la société requérante ont été suffisamment pris en compte dans la procédure pertinente.

255.  Dans ces conditions, la Cour estime que l’État défendeur, agissant dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont il jouit en la matière, a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et le droit de la société requérante au respect de ses biens, et que l’intéressée n’a pas eu à supporter une charge disproportionnée.

d) Conclusion

256.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no1 en l’espèce.

Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et publisuisse SA c. Suisse

du 22 décembre 2020 requête no 41723/14

Article 10 : Obliger une télévision nationale de service public à diffuser une publicité relevant de l’intérêt général ne viole pas la liberté d’expression

Dans cette affaire, les deux requérantes se plaignaient de l’obligation qui leur avait été faite de diffuser un spot publicitaire qui, selon elles, portait atteinte à leur réputation. La première requérante fournit, dans le domaine de la radio et de la télévision, des prestations publiques au niveau national (service public) et la deuxième requérante était une société de commercialisation publicitaire jusqu’à la reprise de ses activités par une autre société, en 2016. La Cour juge que l’obligation imposée aux requérantes de diffuser le spot publicitaire litigieux ne s’analyse pas en une ingérence disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression, et qu’elle était donc « nécessaire dans une société démocratique ». Elle relève en particulier que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérantes était prévue par l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale, qui prévoit que quiconque assume une tâche de l’État est tenu de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation. Elle note à cet égard que le spot litigieux échappe au contexte commercial normal dans lequel il s’agit d’inciter le public à acheter un produit particulier. Ce spot faisait partie d’une campagne multimédiale par le biais de laquelle l’association Verein gegen Tierfabriken, active en matière de protection des animaux et du consommateur, cherchait à faire connaître son site web et les informations relatives à la protection des animaux. Il s’agit d’un aspect qui, selon la Cour, touche un débat d’intérêt général. Elle rappelle qu’au vu de sa position particulière dans le paysage médiatique suisse, la première requérante est tenue d’accepter des avis critiques et de leur offrir un espace sur ses canaux de diffusion, même s’il s’agit d’informations ou d’idées qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. De surcroît, il était évident pour les téléspectateurs qu’il s’agissait de l’avis d’un tiers, qui était certes présenté de manière très provocatrice, mais qui était manifestement une publicité sans lien avec les programmes de la première requérante.

Art 34 • Locus standi • Intérêt légitime de la société ayant succédé à la seconde requérante, radiée du registre du commerce après la saisine de la Cour

Art 10 • Liberté d’expression • Obligation faite par le Tribunal fédéral aux requérantes, la société suisse de radiodiffusion et télévision et une société de commercialisation publicitaire, de diffuser un spot publicitaire préalablement refusé • Ingérence prévue par la loi • Spot touchant à un débat d’intérêt général et rôle particulier des médias audiovisuels • Refus de diffusion non justifié par la simple crainte d’une atteinte à la réputation • Première requérante tenue d’accepter des avis critiques et de leur offrir un espace sur ses canaux de diffusion nationale • Publicité manifestement sans lien avec les programmes de la première requérante • Ingérence non disproportionnée.

FAITS

La première requérante, Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft (SSR), est une association de droit privé qui fournit dans le domaine de la radio et de la télévision des prestations publiques au niveau national (service public) sur la base d’une concession qui lui a été octroyée par la Confédération helvétique. La deuxième requérante, publisuisse, était une société de commercialisation publicitaire dont la SSR détenait 99,8 pour cent des actions. En 2016, la société Admeira SA reprit les activités de cette dernière, qui fut radiée du registre de commerce la même année. En septembre 2011, l’association Verein gegen Tierfabriken, active en matière de protection des animaux et du consommateur, réserva des espaces publicitaires auprès de la deuxième requérante dans le but de diffuser un spot qu’elle avait elle-même produit. Pendant sept secondes, le spot publicitaire montrait le logo et l’adresse du site web de l’association, ainsi que le texte « Ce que les autres médias passent sous silence » (Was andere Medien totschweigen). L’adresse du site web et le texte étaient lus par une voix hors champ. Cette première version du spot fut diffusée 18 fois sur la période du 23 au 31 décembre 2011. Entretemps, en novembre 2011, l’association demanda à la deuxième requérante de diffuser une version modifiée du spot publicitaire, le texte initial ayant été remplacé par le texte suivant : « Ce que la télévision suisse passe sous silence » (Was das Schweizer Fernsehen totschweigt). La diffusion de la version modifiée du spot publicitaire fut quant à elle refusée au motif qu’elle portait atteinte aux intérêts commerciaux et à l’image (geschäfts- und imageschädigend), au sens des conditions générales de la deuxième requérante. En février 2012, l’association saisit l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (l’AIEP) d’une plainte contre la première requérante, alléguant que le refus de diffuser la version modifiée du spot publicitaire s’analysait en une forme de censure. L’AIEP rejeta cette plainte. Par la suite, l’association saisit la deuxième Cour de droit public du Tribunal fédéral qui lui donna gain de cause en novembre 2013. L’arrêt fut notifié aux requérantes en décembre 2013. Le Tribunal fédéral estima, entre autres, que le refus de diffuser le spot litigieux s’analysait en une restriction à la liberté d’information de l’association concernée, même si les conditions générales de la deuxième requérante prévoyaient une exclusion concernant les émissions préjudiciables à ses intérêts commerciaux ou à son image. Il estima aussi que la publicité litigieuse n’entrait pas dans les catégories d’émissions dont la diffusion était interdite par la loi fédérale sur la radio et la télévision, et que la première requérante n’avait pas démontré non plus qu’elle portait une atteinte illicite à sa personnalité ou au principe de la loyauté de la concurrence. Il estima que cette publicité présentait certes la particularité d’attaquer directement la première requérante, mais que la simple crainte qu’elle pût nuire à la réputation de cette dernière ne suffisait pas à justifier un refus de diffusion, puisque la liberté d’expression permettait notamment de critiquer, outre les pouvoirs publics, les particuliers ou les entreprises privées assumant une tâche de l’État.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour estime que l’obligation de diffuser le spot litigieux s’analyse en une « ingérence des autorités publiques » dans le droit des requérantes à leur liberté d’expression. Sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi, la Cour note que la loi fédérale sur la radio et la télévision n’interdit pas en principe la diffusion du spot litigieux en question. Elle relève également qu’en vertu de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale, quiconque assume une tâche de l’État est tenu de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation. Ceci est notamment le cas lorsqu’une entreprise privée se voit attribuer une concession pour une tâche relevant du service public. À cet égard, le Tribunal fédéral a considéré que si la première requérante pouvait se prévaloir pleinement de son autonomie dans la partie rédactionnelle de son programme, elle ne pouvait le faire de la même manière en matière de publicité dès lors que cette activité visait à générer des revenus destinés à financer ses programmes. Il a considéré que cette activité économique accessoire était étroitement liée à son mandat légal. Il a soutenu qu’en tant que concessionnaire privilégié de la Confédération suisse, bénéficiant déjà d’un financement public par la redevance de radio-télévision, la première requérante ne jouissait pas de la même liberté qu’une entreprise privée, bien qu’elle fût liée aux annonceurs par des contrats de droit privé. Il a estimé que la position particulière que le mandat de la première requérante conférait à celle-ci dans le paysage médiatique suisse assurait aux deux requérantes des avantages considérables sur le marché publicitaire. Il en a conclu que les requérantes étaient aussi tenues en matière publicitaire au respect des droits fondamentaux, au sens de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale. Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les États contractants, notamment dans le domaine de la publicité, la Cour est d’avis que les considérations du Tribunal fédéral ne sont ni manifestement mal fondées, ni arbitraires. Elle observe que d’autres solutions plus nuancées, voire un raisonnement contraire, seraient certes concevables, mais que l’argumentation formulée par le Tribunal fédéral n’est pas nouvelle et qu’elle découle de sa jurisprudence. Eu égard à leur mandat et à leur position, la Cour est d’avis que les requérantes – qui peuvent toujours s’entourer, au besoin, de conseils éclairés et qui, de surcroît, sont des professionnels hautement spécialisés dans le domaine de la radio et de la télévision – ne peuvent raisonnablement alléguer que l’application de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale et les conséquences juridiques en découlant étaient imprévisibles. Ainsi, l’ingérence était « prévue par la loi ».

Sur la question de la légitimité de l’ingérence, la Cour estime que celle-ci visait la garantie du pluralisme nécessaire au fonctionnement d’une société démocratique et la « protection des droits d’autrui ».

Sur la question de la proportionnalité de l’ingérence, la Cour note que le spot litigieux échappe au contexte commercial normal dans lequel il s’agit d’inciter le public à acheter un produit particulier. Ce spot faisait en effet partie d’une campagne multi-médiale par le biais de laquelle l’association cherchait à faire connaître son site web et les informations relatives à la protection des animaux qui y étaient publiées. Estimant que ces informations n’étaient pas relayées dans les programmes des autres médias, et en particulier dans ceux de la première requérante, l’association cherchait aussi à attirer l’attention sur ce point. Dans ce contexte, la Cour estime que l’association pouvait pour ce faire se prévaloir de sa liberté d’expression.

La Cour observe que le spot litigieux différait du spot initial – que les requérantes avaient accepté de diffuser – uniquement parce qu’au lieu d’affirmer que les médias en général taisaient les informations diffusées par l’association, il sous-entendait spécifiquement que c’était la première requérante qui taisait les informations en question. Elle considère que cet aspect de la campagne de l’association touchait à un débat d’intérêt général. Dans ce contexte, elle rappelle l’importance qu’elle accorde dans sa jurisprudence au rôle fondamental que joue dans une société démocratique la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention, notamment lorsqu’elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, ainsi que le rôle particulier des médias audiovisuels à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ceux-ci ont des effets plus immédiats et plus puissants que la presse écrite. La fonction de la télévision, source familière de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur, renforce encore leur impact. La Cour note aussi que les requérantes se sentent désavouées et atteintes dans leur réputation par le spot litigieux. À cet égard, le Tribunal fédéral a considéré que la simple crainte que le spot litigieux puisse nuire à la réputation de la première requérante ne suffisait pas à justifier un refus de diffusion, la liberté d’expression permettant notamment de critiquer, outre les pouvoirs publics, les particuliers ou entreprises privées qui assument des tâches de l’État. La Cour ne voit ne voit aucune raison de s’écarter de cette appréciation. Elle rappelle qu’au vu de sa position particulière dans le paysage médiatique suisse, la première requérante est tenue d’accepter des avis critiques et de leur offrir un espace sur ses canaux de diffusion, même s’il s’agit d’informations ou d’idées qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. De surcroît, elle observe qu’il était évident pour les téléspectateurs qu’il s’agissait de l’avis d’un tiers, qui était certes présenté de manière très provocatrice, mais qui était manifestement une publicité sans lien avec les programmes de la première requérante.

La Cour prend également acte du Rapport du Conseil fédéral du 17 juin 2016, selon lequel les offres des chaînes de télévision privées sans mandat de prestations ni quote-part de la redevance sont « principalement axées sur le divertissement » et n’accordent qu’une « importance secondaire aux informations politiques générales ainsi qu’aux émissions culturelles ou de formation ». Pour la Cour, il apparaît évident que ces chaînes privées ou les blocs publicitaires diffusés sur des chaînes étrangères ne sauraient atteindre en Suisse la même audience que la première requérante. Par conséquent, la Cour estime que l’obligation imposée aux requérantes de diffuser le spot publicitaire litigieux ne s’analyse pas en une ingérence disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression, et qu’elle était donc « nécessaire dans une société démocratique ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

  1. Considérations SUR LE locus standi

43.  En l’absence d’une demande du Gouvernement de déclarer la requête de la deuxième requérante irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention, la Cour observe proprio motu que cette société avait introduit sa requête le 28 mai 2014, à savoir bien avant la perte de sa personnalité juridique consécutivement à sa radiation du registre du commerce en 2016 (paragraphe 21 ci‑dessus). Elle observe également qu’Admeira SA, la société de commercialisation publicitaire qui lui a succédé, remplit les mêmes tâches pour la première requérante et a exprimé sans équivoque le souhait de maintenir la requête devant la Cour. Elle considère qu’Admeira SA a un intérêt légitime d’obtenir une détermination finale de la requête introduite par la deuxième requérante (voir également, mutatis mutandis, Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie, nos 4437/03 et 13290/03, § 263, 19 juin 2014 (avec références), et Euromak Metal Doo c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 68039/14, § 33, 14 juin 2018). Partant, la Cour accepte qu’Admeira SA a la qualité pour poursuivre la requête au nom de la deuxième requérante.

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

a) Existence d’une ingérence

64.  La Cour observe qu’il ne fait pas controverse entre les parties que l’obligation de diffuser le spot litigieux s’analyse en une « ingérence des autorités publiques » dans le droit des requérantes à leur liberté d’expression.

b) Justification de l’ingérence

65.  Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne répond pas aux exigences du paragraphe 2 de l’article 10. La Cour doit donc déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

  1. Sur la légalité de l’ingérence

66.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 93, 20 janvier 2020, ainsi que les références qui s’y trouvent citées).

67.  En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre à une personne de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, elle doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012). Il en va spécialement ainsi des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier ; aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Delfi AS, précité, § 122, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 145, 27 juin 2017, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 43-45, CEDH 2004‑VI).

68.  Vu la nature générale des dispositions constitutionnelles, le niveau de précision requis de ces dispositions peut être inférieur à celui exigé d’une autre législation (Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999‑III).

69.  La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015, et les références qui y sont citées). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si les effets de celle-ci sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, et Cangı c. Turquie, no 24973/15, § 42, 29 janvier 2019).

70.  En l’espèce, la Cour observe que selon la loi fédérale sur la radio et la télévision, il y a lieu de refuser un spot publicitaire attentatoire à la dignité humaine ou à la moralité publique, ou incitant à la discrimination, à la haine raciale ou à la violence (paragraphe 28 ci-dessus). Sont également interdites les publicités qui attentent à des convictions politiques ou religieuses, qui sont trompeuses ou déloyales, ou qui encouragent des comportements préjudiciables à la santé, à l’environnement ou à la sécurité personnelle (paragraphes 31, 37 et 38 ci-dessus).

71.  Contrairement aux arrêts Animal Defenders International c. Royaume‑Uni ([GC], no 48876/08, CEDH 2013) et VgT Verein gegen Tierfabriken (précité), où la prohibition générale de diffuser de la publicité politique reposait sur une base légale expresse, la Cour note qu’il est incontesté entre les parties que la législation pertinente n’interdit pas en principe la diffusion du spot litigieux en question.

72.  La Cour observe également qu’en vertu de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale, quiconque assume une tâche de l’État est tenu de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation. Ceci est notamment le cas lorsqu’une entreprise privée se voit attribuer une concession pour une tâche relevant du service public.

73.  Les requérantes arguent que le domaine publicitaire ne relève pas du mandat de service public qui a été confié à la première requérante au niveau national et qu’elles sont donc libres, comme dans l’affaire Remuszko, précitée, de choisir la publicité qu’elles diffusent ou refusent de diffuser, notamment lorsqu’il s’agit de publicités qui portent préjudice à la bonne réputation et à la crédibilité de la première requérante.

74.  L’affaire Remuszko concernait le refus d’un journal de faire paraître une publicité payante pour un ouvrage dans lequel étaient présentés sous un jour défavorable les origines de l’un des quotidiens polonais les plus connus, ainsi que ses journalistes et les transactions financières de son éditeur. Il y était question d’une part d’un litige qui opposait des personnes privées jouissant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, et d’autre part de la publicité en tant qu’activité économique privée. S’y posait donc la question de savoir si l’État avait une obligation positive de protéger la liberté d’expression et de ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu même dans le cadre de relations purement horizontales (Remuszko, précité, §§ 59-65, voir aussi Appleby et autres c. Royaume-Uni, no 44306/98, §§ 39‑40, CEDH 2003‑VI). La Cour a relevé que l’obligation incombant à l’État de garantir la liberté d’expression de l’individu ne donne pas aux particuliers ou aux organisations un droit illimité d’accéder aux médias afin de promouvoir leurs opinions (Remuszko, précité, § 79). Un exercice effectif de la liberté de presse présuppose le droit pour les journaux d’établir et d’appliquer leur propre politique concernant la teneur des publicités qu’ils publient (ibidem).

75.  Toutefois, la Cour observe que selon la position du Tribunal fédéral, la relation existant en l’espèce entre les parties ne relève pas d’une relation horizontale comparable à celle qui liait les parties dans l’affaire Remuszko (précitée).

76.  À cet égard, le Tribunal fédéral a considéré que si la première requérante pouvait se prévaloir pleinement de son autonomie dans la partie rédactionnelle de son programme, elle ne pouvait le faire de la même manière en matière de publicité dès lors que cette activité visait à générer des revenus destinés à financer ses programmes. Il a considéré que cette activité économique accessoire était étroitement liée à son mandat légal. Il a soutenu qu’en tant que concessionnaire privilégié de la Confédération suisse, bénéficiant déjà d’un financement public par la redevance de radio-télévision, la première requérante ne jouissait pas de la même liberté qu’une entreprise privée, bien qu’elle fût liée aux annonceurs par des contrats de droit privé. Il a estimé que la position particulière que le mandat de la première requérante conférait à celle-ci dans le paysage médiatique suisse assurait aux deux requérantes des avantages considérables sur le marché publicitaire. Il en a conclu que les requérantes étaient aussi tenues en matière publicitaire au respect des droits fondamentaux, au sens de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale (paragraphe 24 ci-dessus). Il a donc considéré que compte tenu de l’obligation qui était faite aux requérantes de respecter les droits fondamentaux dans le domaine publicitaire (Grundrechtsbindung) également, leurs conditions générales (paragraphes 17 et 19 ci-dessus) ne pouvaient constituer une base légale, au sens de l’article 36 de la Constitution fédérale, propre à justifier une restriction de ces droits (paragraphe 26 ci-dessus).

77.  Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les États contractants (paragraphe 69 ci-dessus), notamment dans le domaine de la publicité (Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 50, série A no 285‑A), la Cour est d’avis que les considérations du Tribunal fédéral ne sont ni manifestement mal fondées, ni arbitraires. Elle observe que d’autres solutions plus nuancées, voire un raisonnement contraire, seraient certes concevables, mais que l’argumentation formulée par le Tribunal fédéral n’est pas nouvelle et qu’elle découle de sa jurisprudence, notamment de l’arrêt de principe ATF 136 I 158. Dans cet arrêt, qui concernait une demande de révision introduite à la suite de l’arrêt Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) ([GC], no 32772/02, CEDH 2009), la juridiction suprême suisse avait déjà dit que si la première requérante agissait en vertu du droit privé dans le domaine de la publicité, son activité dans ce cadre était néanmoins étroitement liée à la concession qui lui avait été octroyée et qui faisait relever son activité de diffusion de programmes télévisés de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale (paragraphe 40 ci‑dessus). La Cour prend également acte de l’arrêt de principe ATF 138 I 274, dans lequel le Tribunal fédéral avait retenu que les activités économiques accessoires, dont la publicité, servant à financer une tâche relevant du service public, étaient également considérées comme des « tâches de l’État » au sens de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale (paragraphe 41 ci-dessus). Enfin, elle observe qu’en 2002, déjà, à la suite de l’affaire VgT, précitée au paragraphe 52, le Conseil fédéral avait retenu dans son message relatif à la révision de la loi fédérale sur la radio et la télévision qu’un « accès à la partie publicitaire du programme » (...) « peut exceptionnellement être déduit de la Constitution » (paragraphe 42 ci‑dessus).

78.  En conséquence, eu égard à leur mandat et à leur position, la Cour est d’avis que les requérantes – qui peuvent toujours s’entourer, au besoin, de conseils éclairés et qui, de surcroît, sont des professionnels hautement spécialisés dans le domaine de la radio et de la télévision – ne peuvent raisonnablement alléguer que l’application de l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale et les conséquences juridiques en découlant étaient imprévisibles dans les circonstances de la cause.

79.  De même, vu la jurisprudence du Tribunal fédéral citée ci-dessus et eu égard au fait que le niveau de précision requis des dispositions constitutionnelles peut être inférieur à celui exigé d’une autre législation (paragraphe 68 ci-dessus), la Cour ne partage pas l’avis des requérantes qui consiste à dire que l’article 35 alinéa 2 de la Constitution fédérale est formulé en des termes vagues.

80.  Partant, la Cour considère que l’interprétation retenue par le Tribunal fédéral n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable. Elle estime que l’ingérence était « prévue par la loi » aux fins du paragraphe 2 de l’article 10.

  1.   Sur la légitimité de l’ingérence

81.  La Cour souscrit à la thèse du Gouvernement qui consiste à dire que l’ingérence visait la garantie du pluralisme nécessaire au fonctionnement d’une société démocratique et ainsi la « protection des droits d’autrui » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Partant, elle n’est pas convaincue de l’argumentation des requérantes selon laquelle l’obligation qui leur a été faite par le Tribunal fédéral de diffuser le spot litigieux ne poursuit aucun but légitime. Toutefois, dans la mesure où les requérantes se plaignent que l’ingérence porte atteinte à leur réputation la Cour est d’avis que cette question est étroitement liée à celle de la « nécessité dans une société démocratique » de la mesure litigieuse et préfère l’aborder sous cet angle-là.

  1.   Sur la proportionnalité de l’ingérence

82.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) et rappelés dans de nombreux arrêts de Grande Chambre (voir, entre autres, Animal Defenders International, précité, § 100, Morice c. France, [GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015, et Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

83.  Dans l’arrêt VgT (précité, § 69), la Cour a dit que les autorités suisses disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux » d’ordonner la diffusion d’une publicité. Pareille marge d’appréciation est particulièrement indispensable en matière commerciale, en particulier dans un domaine aussi complexe et fluctuant que la publicité (markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, 20 novembre 1989, § 33, série A no 165, et Jacubowski c. Allemagne, 23 juin 1994, § 26, série A no 291‑A). Toutefois, il y a lieu de relativiser l’ampleur de cette marge d’appréciation, puisque l’enjeu portait non pas sur les intérêts strictement « commerciaux » de tel individu mais sa participation à un débat touchant à l’intérêt général (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI).

84.  En l’espèce, la Cour note que le spot litigieux échappe au contexte commercial normal dans lequel il s’agit d’inciter le public à acheter un produit particulier (VgT, précité, § 70). Ce spot faisait en effet partie d’une campagne multi-médiale par le biais de laquelle l’association cherchait à faire connaître son site web et les informations relatives à la protection des animaux qui y étaient publiées. Estimant que ces informations n’étaient pas relayées dans les programmes des autres médias, et en particulier dans ceux de la première requérante, l’association cherchait aussi à attirer l’attention sur ce point. Dans ce contexte, la Cour partage l’avis du Tribunal fédéral qui consiste à dire que l’association pouvait pour ce faire se prévaloir de sa liberté d’expression.

85.  La Cour observe que le spot litigieux différait du spot initial – que les requérantes avaient accepté de diffuser – uniquement parce qu’au lieu d’affirmer que les médias en général taisaient les informations diffusées par l’association, il sous-entendait spécifiquement que c’était la première requérante qui taisait les informations en question. Elle considère donc que cet aspect de la campagne de l’association touchait à un débat d’intérêt général. Dans ce contexte, elle rappelle l’importance qu’elle accorde dans sa jurisprudence au rôle fondamental que joue dans une société démocratique la liberté d’expression telle que garantie par l’article 10 de la Convention, notamment lorsqu’elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, ainsi que le rôle particulier des médias audiovisuels à cet égard (VgT, précité, § 73). En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ceux-ci ont des effets plus immédiats et plus puissants que la presse écrite. La fonction de la télévision, source familière de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur, renforce encore leur impact (Manole et autres c. Moldova, no 13936/02, § 97, CEDH 2009 (extraits)).

86.  La Cour note en revanche que les requérantes se sentent désavouées et atteintes dans leur réputation par le spot litigieux. Elles sont d’avis que celui-ci accuse la première requérante de ne pas proposer une information objective et que l’obligation de diffuser de tels propos négatifs sur ses propres ondes est humiliante pour cette dernière. À cet égard, elles arguent que « la protection de la réputation » est aussi un but légitime reconnu par l’article 10 § 2 de la Convention.

87.  Sur ce point, la Cour rappelle que lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », elle peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, à titre d’exemple, Cicad c. Suisse, no 17676/09, §§ 47-48, 7 juin 2016, et GRA Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus c. Suisse, no 18597/13, §§ 54-55, 9 janvier 2018, et les références qui y sont citées).

88.  La Cour observe que le Tribunal fédéral a considéré lors de son analyse détaillée des intérêts en jeu que la simple crainte que le spot litigieux puisse nuire à la réputation de la première requérante ne suffisait pas à justifier un refus de diffusion, la liberté d’expression permettant notamment de critiquer, outre les pouvoirs publics, les particuliers ou entreprises privées qui assument des tâches de l’État (paragraphe 20 ci‑dessus).

89.  La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette appréciation. Elle rappelle qu’au vu de sa position particulière dans le paysage médiatique suisse, la première requérante est tenue d’accepter des avis critiques (les limites de la critique admissible la concernant étant comparables à celles qui s’appliquent aux personnalités politiques exposées ; voir, mutatis mutandis, GRA Stiftung gegen Rassismus und Antisemitismus, précité, § 75, et Scharsach et News Verlagsgesellschaft c. Autriche, no 39394/98, § 30, CEDH 2003‑XI) et de leur offrir un espace sur ses canaux de diffusion, même s’il s’agit d’informations ou d’idées qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 124, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016). De surcroît, la Cour observe qu’il était prévu que le spot litigieux serait diffusé dans les blocs publicitaires, qui, ainsi que la loi le commande, doivent être « nettement séparé[s] de la partie rédactionnelle du programme et clairement identifiable[s] comme tel[s] » (paragraphe 30 ci-dessus). Ainsi, il était évident pour les téléspectateurs qu’il s’agissait de l’avis d’un tiers, qui était certes présenté de manière très provocatrice, mais qui était manifestement une publicité sans lien avec les programmes de la première requérante.

90.  Enfin, la Cour avait effectivement constaté dans l’affaire VgT (précitée, § 77), que le seul moyen pour l’association de toucher l’ensemble du public suisse était de passer par les programmes télévisés nationaux de la première requérante, les chaînes de télévision régionales privées et les chaînes étrangères ne pouvant pas être reçues sur l’ensemble du territoire suisse. Pourtant, contrairement à ce que semblent soutenir les requérantes, il s’agissait non pas d’un critère décisif qui, à lui seul, aurait suffi à emporter violation de l’article 10 de la Convention, mais d’un facteur parmi d’autres. En l’espèce, la Cour prend acte du Rapport du Conseil fédéral du 17 juin 2016, selon lequel les offres des chaînes de télévision privées sans mandat de prestations ni quote-part de la redevance sont « principalement axées sur le divertissement » et n’accordent qu’une « importance secondaire aux informations politiques générales ainsi qu’aux émissions culturelles ou de formation » (paragraphe 36 ci-dessus). Pour la Cour, il apparaît évident que, comme le Gouvernement l’affirme à juste titre, ces chaînes privées ou les blocs publicitaires diffusés sur des chaînes étrangères ne sauraient atteindre en Suisse la même audience que la première requérante.

91.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’obligation imposée aux requérantes de diffuser le spot publicitaire litigieux ne s’analyse pas en une ingérence disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression, et qu’elle était donc « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

92.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et autres c. Suisse

du 5 décembre 2019, requête n° 68995/13

Irrecevabilité : Le constat selon lequel une émission sur le botox aurait dû parler d’expérimentations animales n’est pas une ingérence dans la liberté d’expression

L’affaire concerne l’issue d’une plainte concernant la télédiffusion d’une émission thématique consacrée au « botox » (toxine bolutique) : les autorités internes constatèrent que l’émission n’avait pas abordé la question des expérimentations animales nécessaires à la fabrication du produit et n’avait donc pas respecté son obligation, en tant que prestataire public, de présenter les événements de manière fidèle. La Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) se plaignait d’une atteinte à son droit garanti par l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention. La Cour ne décèle ni une ingérence ni un effet dissuasif sur l’exercice du droit à la liberté d’expression de la SSR. En particulier, elle note qu’aucune interdiction de diffuser l’émission litigieuse n’a pas été prononcée ; qu’il n’a jamais été imposé à la SSR d’enlever l’émission litigieuse de son portail vidéo ; et que la SSR a été informée qu’il lui aurait suffi de mentionner l’existence des décisions internes sur son site web en lui laissant le choix de décider comment faire apparaître cette information.

LES FAITS

Les requérants sont, d’une part, la SSR qui fournit des prestations dans le domaine de la radio et de la télévision sur la base d’une concession étatique (service public) ; d’autre part, trois membres de la rédaction de l’émission « Puls » qui traite de questions d’actualité concernant la santé et la médecine. En janvier 2012, la SSR diffusa une émission consacrée au botox à la suite de laquelle l’association Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) introduisit une plainte devant l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP). L’association fit valoir, en particulier, que l’émission n’avait pas mentionné la problématique des expérimentations animales (tests DL-50) nécessaires à la fabrication du botox, en violation des dispositions de la Loi fédérale sur la radio et la télévision l’obligeant à présenter les événements de manière fidèle. En août 2012, l’AIEP admit la plainte et estima qu’il aurait été nécessaire, pour garantir la libre formation de l’opinion du public, de donner des informations sur les expérimentations animales. Elle demanda à la SSR de lui soumettre un rapport sur les mesures prises à la suite de la violation constatée. Elle ne perçut pas de frais de procédure. En décembre 2012, sur recours de la SSR, le Tribunal fédéral confirma la décision de l’AIEP, précisant, entre autres, que le fait de passer sous silence la manière dont la sécurité du dosage du produit est testée pour chaque lot de production constituait la renonciation à un point essentiel pour permettre au public de se faire sa propre opinion, en tant que patient et consommateur, du thème « botox ».

En juin 2013, la SSR soumit un rapport à l’AIEP sur les mesures prises, indiquant entre autres que l’émission litigieuse avait été retirée du portail vidéo de la chaîne. En réponse, l’AIEP lui répondit que les mesures prises n’étaient que partiellement suffisantes. La procédure fut close. En octobre 2015, la SSR diffusa une autre émission sur le botox sans mentionner les expérimentations animales nécessaires à la fabrication du produit.

Article 10 :

Article 10 (liberté d’expression) La Cour relève que les trois membres de la rédaction de l’émission « Puls » ne se sont pas constitués parties à la procédure devant le Tribunal fédéral. Ils n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir la Cour. En ce qui concerne la SSR, elle allègue que les décisions internes comportent un effet dissuasif, à savoir de lourdes conséquences sur la conception des programmes et une grande insécurité juridique. Elle ne démontre toutefois pas que lesdites hypothèses se soient produites concrètement. La Cour rappelle à cet égard que des risques purement hypothétiques de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention. Par ailleurs, la Cour note qu’une interdiction de diffuser l’émission litigieuse n’a pas été prononcée par les autorités suisses. En outre, il n’a jamais été imposé à la SSR d’enlever l’émission litigieuse du portail vidéo. La SSR, en tant que concessionnaire et prestataire d’un service public, était seulement tenue, par la loi, d’informer l’AEIP des dispositions prises afin d’éviter des violations semblables dans le futur. Quoique l’AEIP ait considéré que ces mesures n’étaient que partiellement suffisantes, la procédure fut close et n’a engendré aucune conséquence factuelle ou juridique pour la SSR. D’ailleurs, la SSR a continué, dans des émissions ultérieures sur le botox, à ne pas mentionner les expérimentations animales, sans que cela eût de conséquences juridiques. Notamment, en 2015, la SSR a produit et diffusé une émission intitulée « Ce botox qui nous veut du bien » dans laquelle les expérimentations animales nécessaires à la fabrication du produit n’ont pas été signalées. La SSR affirme également avoir subi un préjudice du fait qu’elle ne pourrait plus utiliser le film ARTE acquis pour l’émission litigieuse. Les décisions nationales n’ont cependant prononcé aucune interdiction quant à l’utilisation du film par la SSR.

La Cour ne décèle pas non plus de « pénalisation » du fait que l’AIEP a informé la SSR qu’il aurait suffi de mentionner l’existence des décisions internes sur le site web. En effet, cette mesure visait l’intérêt public de la libre formation de l’opinion publique, à savoir offrir à chaque individu la possibilité de se former ses propres opinions. D’ailleurs, l’AEIP n’a pas donné plus de précisions concernant la forme de ladite mention, laissant à la SSR le libre choix de décider comment faire apparaître sur le portail vidéo l’existence des décisions internes. Par conséquent, la Cour estime que les décisions nationales n’ont pas engendré d’effet dissuasif et que la décision litigieuse en l’espèce n’a pas constitué une « ingérence » dans l’exercice par la SSR de son droit à la liberté d’expression. Les griefs tirés de l’article 10 de la Convention sont donc manifestement mal fondés et la requête est rejetée (article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention).

CEDH

  1. Quant à la requête des trois particuliers

58.  À l’égard des trois membres de la rédaction de l’émission « Puls », le Gouvernement soulève, au moins en substance, l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Les trois requérants rétorquent que la seule raison pour laquelle ils n’ont pas été partis à la procédure devant les tribunaux nationaux est que la procédure engagée devant l’AIEP est uniquement une procédure de surveillance, à laquelle seul le diffuseur, à savoir la SSR, peut être partie.

59.  La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se prononce sur les autres exceptions préliminaires du Gouvernement tirées de l’absence de qualité de victime et d’un préjudice important des trois autres requérants, leur requête étant de toute manière irrecevable pour les raisons exposées ci‑après.

60.  La Cour rappelle qu’elle entend jouer un rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de protection des droits de l’homme. Ainsi, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V ; Vučković  et  autres c. Serbie (exceptions préliminaires) [GC], no 17153/11 et suivants, § 74, 25 mars 2014, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, §  89, 19  décembre 2018).

61.  En l’espèce, la Cour note que seule la SSR en tant que concessionnaire et diffuseur de l’émission était partie à la procédure devant l’AIEP et que la décision de cette instance était dirigée exclusivement contre cette dernière. Elle observe également que les trois requérant soutiennent, à juste titre, que la qualité de partie n’appartient pas aux journalistes dans le cadre de la surveillance des programmes par l’AIEP, celle-ci visant exclusivement les diffuseurs au bénéfice d’une concession.

62.  En outre, la Cour observe que les trois requérants ne se sont pas constitués parties à la procédure devant le Tribunal fédéral.

63.  À cet égard, la Cour note que dans une affaire similaire, elle avait déclaré recevable la requête d’un journaliste de la SSR, qui avait participé à la procédure devant le Tribunal fédéral, notamment dû au fait que l’admission des plaintes de l’AIEP destinées à l’employeur du requérant, à savoir la SSR, mais visant une émission dont le requérant était l’auteur, pourrait avoir des répercussions importantes sur la sécurité de son emploi de journaliste (Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 33 in fine, CEDH 2006‑X).

64.  En l’espèce, les trois requérants, employés de la SSR et auteurs de l’émission litigieuse, n’expliquent nullement dans leurs observations pourquoi ils n’ont pas recouru devant le Tribunal fédéral. À juste titre, ils ne font pas valoir que cette voie de recours eût été illusoire ainsi que, avant de saisir la Cour, leur recours en matière de droit public n’aurait constitué qu’une pure formalité devant la cour suprême en tant que simple instance intermédiaire (reine Durchlaufinstanz).

65.  Il s’ensuit que la requête de ces trois requérants doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, pour non‑épuisement des voies de recours internes.

  1. Quant à la requête de la SSR

66.  La requérante soutient que de l’arrêt du Tribunal fédéral aurait un effet dissuasif dans la mesure où il lui cause une grande insécurité juridique quant aux questions de savoir quelles informations devront, à l’avenir, nécessairement figurer ou non dans une contribution thématique. Elle allègue une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellée :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

67.  Le Gouvernent s’oppose à cette thèse. Il soutient principalement que la requérante n’a pas la qualité de victime eu égard au fait qu’il n’y a pas eu ingérence dans la liberté d’expression de la SSR.

68.  Selon la jurisprudence de la Cour, de la même manière que la question de la qualité de victime, la question de l’existence d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression est intimement liée à celle d’un effet dissuasif sur l’exercice de ce droit (Metis Yayıncılık Limited Şirketi et  Sökmen c. Turquie, no 4751/07, §§ 35-36, 13 juillet 2017).

69.  La Cour rappelle que la notion d’ingérence est très large et doit s’entendre à toute forme d’immixtion à la liberté d’expression de la part des autorités étatiques. Les ingérences à la liberté d’expression peuvent prendre la forme d’une large variété de mesures qui se manifestent générale­ment dans le cadre d’une « formalité, condition, restriction ou sanction » (article  10 § 2 de la Convention).

70.  La Cour procède à un examen au cas par cas des situations qui peuvent avoir un impact limitatif dans la jouissance de la liberté d’expression. Pour répondre s’il y a eu ingérence il est nécessaire de préciser la portée de la mesure litigieuse en la replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (voir déjà Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 72, série A no 116).

71.  D’après la jurisprudence de la Cour peut notamment être considérée comme une forme d’ingérence dans l’article 10 de la Convention :

- une interdiction de publier (Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no  28255/07, § 46, 8 octobre 2013) ;

- la confiscation d’une publication (Handyside c. Royaume-Uni, 7  décembre 1976, § 43, série A no 24) ;

- le refus d’autoriser à filmer dans un centre pénitentiaire et à interviewer l’une des détenues (Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft SRG c.  Suisse, no 34124/06, § 41, 21 juin 2012) ;

- le refus d’octroyer une fréquence de diffusion (Autronic AG c. Suisse, 22 mai 1990, §§ 47-48, série A no 178) ;

- l’interdiction d’une publicité (Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 43, série A no 90) ;

- une condamnation pénale (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c.  France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV) assortie d’une amende (Kasabova c. Bulgarie, no 22385/03, § 50, 19 avril 2011) ou d’un emprisonnement (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no  33348/96, § 84, CEDH 2004‑XI) ;

- l’arrestation et détention de protestataires (Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 92, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII ; Açık et autres c. Turquie, no 31451/03, § 40, 13 janvier 2009) ;

- une condamnation même en cas de sursis à l’exécution (Otegi  Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011) ;

- une condamnation à payer des dommages-intérêts (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, § 51, série A no 316‑B), même de nature symbolique (Paturel c. France, no 54968/00, § 49, 22 décembre 2005) ;

- le simple fait d’avoir fait l’objet d’une poursuite, ou le risque réel d’être poursuivi, en vertu d’une loi rédigée et interprétée par les juridictions nationales de manière vague (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011) ;

- une annonce par le chef de l’État concernant son intention de ne plus nommer un magistrat du fait que celui-ci a exprimé une opinion qui serait contraire à celle du chef de l’État (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999‑VII) ;

- une sanction disciplinaire infligée à un médecin pour violation des règles déontologiques, en raison des critiques qu’il a formulées concernant un traitement médical administré à un patient (Frankowicz c. Pologne, no  53025/99, § 44, 16 décembre 2008) ;

- la condamnation d’un avocat pour diffamation simple en raison de ses critiques envers le procureur lors d’un procès, même si cette condamnation avait été finalement infirmée par la Cour suprême et l’amende infligée annulée (Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 54, CEDH 2002‑II) ;

- une injonction de divulgation des sources journalistiques (Goodwin c.  Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II) même lorsque l’injonction n’a pas été exécutée (Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 56, 15 décembre 2009) ou lorsque la source s’est volontairement dénoncée et que le journaliste est contraint de témoigner contre elle (Becker c. Norvège, no 21272/12, § 59, 5  octobre 2017).

72.  En l’espèce, la Cour observe que la requérante se contente seulement d’alléguer que les décisions internes comportent un effet dissuasif, à savoir de lourdes conséquences sur la conception des programmes et une grande insécurité juridique. Or, elle ne démontre pas dans sa requête ou ses observations que lesdites hypothèses se soient produites dans une situation concrète. À cet égard, la Cour rappelle que des « risques purement hypothétiques » pour le requérant de subir un effet dissuasif ne suffisent pas pour constituer une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention (voir, a contrario, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 50, 15 septembre 2015).

73.  La Cour note d’emblée que, contrairement à l’affaire Monnat, précitée, une interdiction de diffuser l’émission litigieuse n’a pas été prononcée par les autorités suisses.

74.  Elle observe que la voie de recours devant l’AIEP est une actio  popularis destinée à permettre au public de s’exprimer sur le contenu des publications rédactionnelles de la requérante (paragraphe 43 ci-dessus). De même, elle note que la présente affaire concerne uniquement les décisions de l’AIEP et du Tribunal fédéral constatant que la requérante avait omis de mentionner, dans l’émission litigieuse, un aspect important de la thématique présentée pour permettre au public de se former une opinion libre. La Cour fait également remarquer que l’aspect en question était mentionné sur le site web de la requérante – démontrant qu’elle était consciente de la problématique – et qu’il aurait suffi, pour les autorités nationales, d’un renvoi explicite durant l’émission.

75.  De même, la Cour relève qu’il n’a jamais été imposé à la requérante d’enlever l’émission litigieuse du portail vidéo, ce qu’elle ne conteste d’ailleurs pas. L’AEIP a même informé la requérante que le retrait de l’émission auquel cette dernière avait procédé ne constituait pas une mesure nécessaire.

76.  La Cour constate également que la requérante, en tant que concessionnaire et prestataire d’un service public, était seulement tenue, de par la loi (paragraphe 45 ci-dessus), d’informer l’AEIP des dispositions prises afin d’éviter des violations semblables dans le futur. Quoique l’AEIP ait considéré que ces mesures n’étaient que partiellement suffisantes, la procé­dure fut close et n’a engendré aucune conséquence factuelle ou juridique pour la requérante.

77.  Preuve en est notamment le comportement de la requérante suite aux décisions internes dont la Cour ne saurait non plus déduire que la requérante eut subi de lourdes conséquences ou une grande insécurité juridique. Au contraire, la Cour observe que la requérante a continué, dans des émissions ultérieures sur le botox, à ne pas mentionner les expérimentations animales, sans que cela eût de consé­quences juridiques. Comme l’indique le Gouvernement, à juste titre, dans ses observations, il a été mentionné, dans une émission dédiée à la transpiration excessive, que l’unique problème du traitement au botox était son prix (paragraphe 30 ci-dessus). Certes, cette émission a été diffusée peu après le prononcé de l’arrêt du Tribunal fédéral du 12 avril 2013 ainsi que la sollicitation de l’AEIP d’être informée des mesures prises suite aux décisions en cause. Toutefois, le 21 octobre 2015, à savoir plus de deux ans après les déterminations de l’AEIP du 15 juillet 2013 sur les mesures prises par la requérante (paragraphe 32 ci‑dessus), la requérante a également produit et diffusé l’émission intitulée « Ce botox qui nous veut du bien » dans laquelle les expérimentations animales nécessaires à la fabrication du produit n’ont pas été signalées (paragraphe 34 ci‑dessus).

78.  La requérante affirme également subir un préjudice du fait qu’elle ne pourrait plus utiliser le film ARTE acquis pour l’émission litigieuse. Toutefois, la Cour constate que les décisions nationales n’ont prononcé aucune interdiction quant à l’utilisation dudit film par la requérante.

79.  La Cour ne saurait non plus déceler une « pénalisation » de la requérante du fait que l’AIEP a informé celle-ci qu’il aurait été suffisant de mentionner l’existence des décisions internes sur le site web (paragraphe 32 ci-dessus). Cette mesure visait l’intérêt public de la libre formation de l’opinion publique, à savoir d’offrir à chaque individu la possibilité de se former ses propres opinions. À cet égard, la Cour observe que l’AEIP n’a pas donné plus de précisions concernant la forme de ladite mention laissant à la requérante le libre choix de décider comment faire apparaître sur le portail vidéo l’existence des décisions internes.

80.  Partant, contrairement à ce que soutient la requérante, la Cour n’est pas d’avis que les décisions nationales ont engendré un effet dissuasif.

81.  Il s’ensuit que la décision litigieuse mise en cause dans la présente affaire n’a pas constitué une « ingérence » dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression. Par conséquent, les griefs tirés de l’article 10 de la Convention sont manifestement mal fondés.

82.  Partant, la requête de la requérante doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Savenko (Limonov) c. Russie du 26 novembre 2019 requête n° 29088/08

Violation de l'Article 10 : Suite à un débat à la radio, l’opposant Limonov est condamné au paiement d’un dédommagement élevé au maire de Moscou pour diffamation.

L’affaire concerne l’action en diffamation introduite contre le requérant par l’ancien maire de Moscou, Iouri Loujkov. La Cour juge en particulier que les juridictions internes se sont prononcées contre le requérant sans avoir pris en compte le fait que ses commentaires avaient été exprimés au cours d’un débat sur des questions d’intérêt général et que les hommes politiques doivent accepter un degré élevé de critique. Les tribunaux ont en réalité estimé que le maire méritait d’être protégé plus qu’un citoyen ordinaire. Le montant des dommages-intérêts octroyés à M. Loujkov, 500 000 roubles russes (environ 14 000 euros), a également été jugé excessif.

FAITS

Le requérant, Édouard Savenko, est un ressortissant russe né en 1943. Il réside à Moscou. C’est un opposant politique et un auteur qui écrit sous le nom de plume d’Édouard Limonov. En 2007, M. Savenko participa sur Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) à un débat en direct qui portait sur une décision par laquelle les tribunaux avaient confirmé le refus des autorités moscovites d’autoriser un rassemblement connu sous le nom de Marche du désaccord. En sa qualité de leader d’une large coalition de groupes d’opposition impliquée dans l’organisation de tels rassemblements, il affirma que les juridictions moscovites étaient contrôlées par le maire de Moscou. Ce dernier introduisit contre l’intéressé une action en diffamation, à laquelle un tribunal de district de Moscou fit pleinement droit. Le tribunal estima que la déclaration de M. Savenko laissait entendre que les juridictions n’étaient pas indépendantes parce qu’elles ne s’étaient jamais prononcées contre le maire. Ce jugement fut confirmé en appel en 2008 par la cour de Moscou, qui considéra par ailleurs que la déclaration incriminée avait porté atteinte à la confiance du public dans les autorités et causé une souffrance morale particulière au maire, qui n’était pas un citoyen ordinaire mais un chef élu de l’exécutif. La cour accorda au maire le montant intégral de l’indemnité qu’il avait demandée et ordonna à M. Savenko et à la station de radio de verser au demandeur des dommages-intérêts d’un montant de 500 000 roubles (environ 14 000 euros) chacun. Les juridictions refusèrent ensuite à M. Savenko la possibilité de payer cette somme en plusieurs échéances, puis restreignirent de manière permanente en 2009 son droit de quitter la Russie au motif qu’il ne s’était pas intégralement acquitté du paiement.

ARTICLE 10

La Cour constate une ingérence dans l’exercice par M. Savenko de son droit à la liberté d’expression. Elle examine la situation du requérant en sa qualité de leader d’une large coalition de groupes d’opposition et relève que les commentaires de l’intéressé ont été formulés au cours d’un débat à la radio concernant la confirmation par les juridictions de l’interdiction d’un rassemblement. La déclaration litigieuse portait sur des questions d’intérêt général – l’exercice des droits politiques et le fonctionnement du pouvoir judiciaire – qui jouissent d’un haut degré de protection sous l’angle de l’article 10. Les États ne disposent que d’une marge d’appréciation étroite pour réprimer pareil discours. Même si la déclaration en cause ciblait les juridictions, c’est le maire de Moscou qui l’a contestée et a introduit une action contre M. Savenko. Le niveau de la critique acceptable devrait toutefois être plus élevé à l’égard des hommes politiques qu’il ne l’est pour des particuliers. Le débat en direct, auquel le requérant participait, autorisait une dose importante d’exagération et des paroles ne sauraient être assujetties au même critère d’exactitude que des assertions écrites. La déclaration incriminée exprimait l’indignation de l’intéressé envers ce qu’il considérait comme un nouveau rejet d’une réclamation légitime contre la mairie de Moscou, indignation basée à la fois sur sa propre expérience et sur celle d’autres personnes qui avaient perdu dans des affaires impliquant le maire de Moscou. La Cour prend également en compte les observations du Gouvernement qui montrent que les juridictions internes ne se sont jamais prononcées contre le maire, ce qui donne une certaine base factuelle à la vive réaction de M. Savenko. Elle juge que les tribunaux ont ainsi manqué à leur obligation découlant de l’article 10 de mettre en balance les intérêts des parties. Elle observe également que l’octroi de dommages-intérêts imprévisiblement élevés dans des affaires de diffamation peut avoir un effet dissuasif en matière de liberté d’expression et appelle un examen scrupuleux. La somme que M. Savenko a été condamné à verser était élevée en valeur absolue mais également en comparaison des autres affaires russes de diffamation que la Cour a été amenée à examiner. La Cour ne souscrit pas à l’appréciation de la cour de Moscou qui a jugé, en appel, que la souffrance d’un chef élu de l’exécutif a une valeur plus importante que celle d’un citoyen ordinaire. Pareille conclusion n’est pas compatible avec l’interprétation de la Convention par la Cour, selon laquelle le maire de Moscou devrait accepter les critiques vigoureuses et ne saurait réclamer le même degré de protection qu’un particulier qui n’est pas connu du public, notamment lorsque les déclarations incriminées ne concernent pas sa vie privée.

Par ailleurs, le requérant a eu du mal à s’acquitter du montant élevé des dommages-intérêts qu’il avait été condamné à verser et s’est vu infliger, en conséquence, une restriction permanente de son droit de quitter la Russie. La Cour conclut qu’il y a eu violation des droits du requérant tels que garantis par l’article 10 à raison du manquement des juridictions nationales à leur obligation d’appliquer les principes découlant de cette disposition et du montant excessif des dommages-intérêts que M. Savenko a été condamné à verser.

Roj TV A/S c. Danemark irrecevabilité du 24 mai 2018 requête n° 24683/14

Rejet de la requête introduite par une société de télévision danoise dont la licence de diffusion avait été retirée pour soutien du PKK dans ses programmes.

L’affaire concerne la condamnation pour infraction aux dispositions sur le terrorisme prononcée à l’égard de la société requérante par les juges danois au motif qu’elle avait fait l’apologie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans des programmes télévisés diffusés entre 2006 et 2010. Les juridictions internes avaient jugé établi que le PKK pouvait être considéré comme une organisation terroriste au sens du code pénal danois et que Roj TV A/S avait soutenu les activités terroristes de cette organisation en diffusant de la propagande en sa faveur. Elles avaient condamné la chaîne au paiement d’une amende et lui avaient retiré sa licence de diffusion. Devant la Cour, la société requérante invoquait l’article 10 de la Convention. Elle soutenait que sa condamnation avait porté atteinte à sa liberté d’expression. La Cour estime que la chaîne ne peut pas bénéficier de la protection de l’article 10 car elle a tenté d’utiliser le droit à la liberté d’expression à des fins contraires aux valeurs de la Convention, notamment en incitant les téléspectateurs à la violence et en soutenant une activité terroriste, en violation de l’article 17 (interdiction de l’abus de droit). Elle conclut que le grief soulevé par Roj TV A/S ne relève pas de la protection du droit à la liberté d’expression.

Les faits

La société requérante, Roj TV A/S, est une entreprise et une chaîne de télévision danoise, qui avait obtenu une licence de diffusion délivrée par l’autorité danoise de radiotélédiffusion en 2003. Elle diffusait ses programmes depuis 2004, par satellite, principalement en kurde, en Europe et au Moyen-Orient. En septembre 2010, Roj TV et sa société mère furent accusées d’infraction aux dispositions sur la lutte contre le terrorisme du code pénal danois. Il leur était reproché d’avoir fait l’apologie du PKK dans des programmes diffusés de juin 2006 à septembre 2010. En janvier 2012, notant que le PKK figurait sur la liste des organisations terroristes dans l’Union européenne, au Canada, aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni, et que la chaîne ne présentait que le point de vue de cette organisation, le tribunal municipal de Copenhague jugea que le diffuseur avait été en infraction de février 2008 à septembre 2010 et le condamna au paiement d’une amende d’un montant de 2,6 millions de couronnes danoises. La cour régionale du Danemark oriental confirma le verdict de culpabilité. Elle estima toutefois que la période concernée avait commencé dès juin 2006. Elle porta le montant de l’amende à 5 millions de couronnes, et retira également à Roj TV sa licence de diffusion. La société requérante obtint l’autorisation de contester l’interdiction de diffusion devant la Cour suprême mais, en février 2014, celle-ci confirma cette mesure, à la majorité. Entre-temps, Roj TV avait fait faillite, en mars 2013.

Articles 10 et 17

La Cour rappelle que, en ce qui concerne l’application du droit interne, elle a seulement pour tâche, lorsqu’est en jeu l’article 10, de s’assurer que les juridictions internes ont fondé leur décision sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

Observant que les juges danois ont examiné soigneusement les éléments de preuve et mis en balance les différents intérêts en présence, elle estime établi que leurs conclusions reposaient sur une appréciation satisfaisante des faits.

Sur la question spécifique de savoir s’il y a eu violation de l’article 10, la Cour rappelle que dans l’affaire Zana c. Turquie, où quelqu’un avait été condamné pour avoir exprimé son soutien au PKK, elle a conclu à la non-violation du droit à la liberté d’expression.

Elle examine ensuite le point de savoir si l’article 17 est applicable en l’espèce.

Elle souligne que cet article ne trouve à s’appliquer qu’à titre exceptionnel et dans les cas extrêmes, mais elle rappelle également qu’il signifie que les déclarations, verbales ou non verbales, allant à l’encontre des valeurs qui sous-tendent la Convention, par exemple des déclarations attisant la haine ou la violence, sont exclues de la protection de l’article 10. Elle rappelle à cet égard sa jurisprudence récente, notamment sa décision Belkacem c. Belgique, dans laquelle elle a conclu que le « discours de haine » – dans l’affaire Belkacem, un discours prônant l’instauration de la loi islamique (charia) par la violence – était incompatible avec les valeurs qui sous-tendent la Convention.

Elle note qu’entre 2006 et 2010, Roj TV était financée dans une mesure importante par le PKK, que les programmes en cause incitaient à la violence et soutenaient des activités terroristes, et qu’ils étaient diffusés auprès d’un large public à la télévision. Elle conclut donc que les activités de Roj TV relevaient de la portée de l’article 17 et qu’elles sont par conséquent exclues de la protection de l’article 10.

La Cour estime que Roj TV a tenté de détourner l’article 10 de son but réel en employant à des fins contraires aux valeurs de la Convention le droit qu’il garantit. Elle déclare donc la requête irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

Frisk et Jensen c. Danemark du 5 décembre 2012 requête n° 19657/12

Article 10 : La condamnation pour diffamation de deux journalistes en raison d’une émission ayant critiqué le traitement du cancer dans un hôpital était justifiée

Les requérants, Mette Frisk et Steen Jensen, sont des journalistes danois employés par une chaîne de télévision nationale, Danmarks Radio. Ils sont nés en 1977 et en 1961 et résident à Copenhague et à Åbyhøj (Danemark) respectivement.

Les requérants étaient respectivement la productrice et le responsable du contenu du documentaire « Quand le médecin sait mieux que vous ».

Le 24 septembre 2008 à 20 heures, la télévision diffusa le documentaire consacré au cancer du poumon et aux types de chimiothérapies effectuées à l’Hôpital universitaire de Copenhague. Le documentaire faisait état de la frustration des patients et des familles du fait qu’on leur refusait le choix en matière de chimiothérapie, l’utilisation de la Vinorelbine étant la solution privilégiée dans l’hôpital en cause. La question était posée de savoir si les patients n’auraient pas dû être informés de l’existence d’autres options, notamment l’Alimta, qui aurait été testé plus largement que la Vinorelbine.

Peu après la diffusion du documentaire, l’hôpital et un spécialiste en charge du traitement du cancer dans cet établissement engagèrent une procédure en diffamation contre les requérants, auxquels ils reprochaient de les avoir accusés de faute professionnelle. Lors de la procédure judiciaire, le spécialiste et le directeur médical de l’hôpital témoignèrent, déclarant en particulier que l’émission avait donné aux patients l’impression que l’Alimta était le seul remède approuvé et que la Vinorelbine n’était qu’un produit à tester, alors que les requérants savaient que cela était faux ; ils ajoutèrent qu’aucune étude n’avait établi que l’Alimta était préférable sur le plan médical.

En juin 2011 finalement, les tribunaux statuèrent en défaveur des requérants et condamnèrent chacun d’eux à 10 jours-amende au taux journalier de 1 000 couronnes suédoises (soit un total d’environ 1 340 euros). Tout en accordant du poids au fait que le documentaire était consacré à une question revêtant un intérêt public considérable, à savoir les risques pour la vie et la santé liés à un traitement administré à l’hôpital public, les tribunaux estimèrent que l’émission en question avait indéniablement donné aux téléspectateurs l’impression que l’Hôpital universitaire de Copenhague commettait une faute professionnelle.

Ainsi, le documentaire accusait le spécialiste de privilégier une chimiothérapie qui s’inscrivait dans le cadre de tests, insinuant clairement qu’il s’agissait de renforcer la renommée professionnelle et la situation financière personnelle du spécialiste, et qu’en conséquence certains patients étaient décédés ou avaient vécu moins longtemps. En outre, ayant apprécié divers travaux de recherche, les tribunaux indiquèrent qu’il n’y avait pas de documentation montrant une efficacité supérieure de l’Alimta et que les requérants auraient dû le savoir dès lors qu’ils avaient disposé des mêmes travaux pendant la préparation du documentaire ; les tribunaux en conclurent que les accusations étaient erronées sur le plan factuel.

Enfin, les tribunaux considérèrent que les accusations en cause ne pouvaient pas être justifiées par le fait que l’hôpital avait refusé de participer au documentaire. Au contraire, selon les tribunaux, l’hôpital avait coopéré en répondant aux importantes demandes de renseignements de Mme Frisk, le médecin cancérologue de l’hôpital ayant notamment produit en juin 2008 une note soulignant que les études internationales n’avaient pas permis d’établir la supériorité d’une combinaison chimiothérapeutique par rapport à une autre.

CEDH

Tout d’abord, la Cour admet que l’Hôpital universitaire de Copenhague, bien qu’il s’agisse d’un organe public et non d’une personne à proprement parler, est fondé à invoquer « la protection de la réputation ou des droits d’autrui » évoquée à l’article 10, car il représente les intérêts de la direction et du personnel, y compris du médecin cancérologue de l’hôpital.

Par ailleurs, la Cour souscrit à l’avis des juridictions nationales que l’émission des requérants traitait de questions revêtant un intérêt public légitime – le traitement administré aux patients atteints de cancers – et que les limites de la critique admissible étaient plus larges en l’espèce, car les critiques des requérants visaient un hôpital public dont les activités avaient une incidence sur la vie et la santé des citoyens.

De même, la Cour ne décèle aucune raison de remettre en question les conclusions des juridictions nationales selon lesquelles les accusations formulées dans le documentaire étaient erronées sur le plan factuel.

Si les juridictions nationales n’ont pas contesté que les journalistes avaient effectué des recherches approfondies, elles ont toutefois souligné qu’ils n’avaient pas informé les téléspectateurs de l’absence de documents montrant une efficacité supérieure de l’Alimta par rapport à la Vinorelbine, malgré les travaux de recherche dont ils disposaient, en particulier la note établie par le médecin cancérologue de l’hôpital en juin 2008.

En fait, dans leurs observations adressées à la Cour, les requérants ont déclaré qu’ils n’avaient pas jugé utile de parler de cette note dans leur documentaire du fait que, selon eux, elle ne répondait pas à leurs questions spécifiques. De plus, les accusations injustes, diffusées à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision nationale, ont eu des conséquences notables, à savoir une demande du public en faveur de la chimiothérapie par Alimta et un changement de pratique à l’Hôpital universitaire de Copenhague.

Comme les juridictions nationales, la Cour explique cela par le fait que l’émission a incité les patients à se méfier de la chimiothérapie par Vinorelbine en déformant la réalité et non, comme l’allèguent les requérants, par le fait que le journalisme joue un rôle essentiel et indispensable dans une société démocratique.

Selon la Cour, les requérants ne peuvent pas non plus justifier leurs allégations par la circonstance que l’hôpital aurait refusé de participer à leur émission. Il n’a pas été contesté lors de la procédure interne que l’hôpital avait coopéré lors de la préparation du documentaire en répondant aux questions des journalistes et en leur fournissant des informations pertinentes, notamment la note de juin 2008.

Enfin, la Cour estime que la condamnation pour diffamation et les peines infligées aux requérants n’ont pas été excessives au vu des circonstances.

En conclusion, les motifs que les juridictions nationales ont présentés à l’appui de la condamnation des requérants pour diffamation répondaient au critère de « nécessité dans une société démocratique ». La décision des autorités danoises a de plus ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu, à savoir le droit des journalistes à la liberté d’expression et le droit de l’hôpital et du spécialiste à la protection de leur réputation. En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

CAROLIS ET FRANCE TELEVISIONS c. FRANCE du 21 janvier 2016 requête 29313/10

Violation de l'article 10 : Le Prince Turki Al Faysal d'Arabie Saoudite poursuit les requérants pour avoir diffuser une émission de télévision qui explique qu'il y a des soupçon sur ses probables relations avec les talibans et Al-Qaïda. Les juridictions aux ordres, condamnent les requérants (nous sommes sous le règne de Nicolas Sarkozy). La CEDH constate l'ingérence disproportionnée dans le droit d'une part à la liberté d’expression des intéressés et le droit des français de savoir et d'autre part, la réputation d'un prince de l'Arabie Saoudite qui en sa qualité de dirigeant d'État doit accepter la critique.

44. La Cour rappelle que les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été récemment résumés comme suit dans l’arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, 23 avril 2015) :

« (...) i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...)

125. Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie [no 1] [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, CEDH 2012). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que le procès ne serait pas terminé pour les autres accusés (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 79-80, 7 février 2002) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005).

126. En outre, dans les arrêts Lingens (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, § 37).

127. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression, ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients (Mor, précité, § 61). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VII, Öztürk c. Turquie [GC], 28 septembre 1999, § 66, Recueil 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, 15 mars 2011, § 58, CEDH 2011). »

45. La Cour rappelle en outre que la liberté de la presse joue un rôle fondamental et essentiel dans le bon fonctionnement d’une société démocratique. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, concernant notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. La marge d’appréciation des autorités nationales se trouve ainsi circonscrite par l’intérêt d’une société démocratique à permettre à la presse de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 45, CEDH 2001-III, et Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, § 25, 3 avril 2014). Les journalistes doivent cependant agir de bonne foi, sur la base de faits exacts, et fournir des informations « fiables et précises » dans le respect de l’éthique journalistique (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999-I, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, CEDH 2004-II, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 69, CEDH 2008). Une certaine dose « d’exagération » ou de « provocation » est alors permise dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Fressoz et Roire, précité, § 45, et Mamère c. France, no12697/03, § 25, CEDH 2006-XIII).

46. Les reportages d’actualités axés sur des entretiens, mis en forme ou non, représentent l’un des moyens les plus importants sans lesquels la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » : partant, sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298). En outre, on ne saurait exiger des journalistes qu’ils se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur (Thoma, précité, § 64, et July et Sarl Libération, précité, § 71).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

47. La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent à considérer que la condamnation pénale des requérants constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention. C’est également l’opinion de la Cour.

48. Elle constate ensuite que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 23, 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, et qu’elle poursuivait la protection de la réputation ou des droits d’autrui, l’un des « buts légitimes » reconnus par le paragraphe 2 de l’article 10.

49. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.

50. Pour condamner les requérants, la cour d’appel a retenu certains passages dans les premier, troisième et quatrième extraits du reportage. Tout en estimant que le but légitime d’information n’était pas discutable, que le reportage paraissait sérieux et qu’il ne révélait aucune animosité personnelle à l’égard du Prince Turki Al Faysal, elle a considéré que la journaliste n’avait cependant pas fait preuve d’une particulière prudence et d’une réelle objectivité, puisqu’elle relatait des accusations extrêmement graves, la possibilité pour l’intéressé d’apporter la contradiction face aux accusations n’étant qu’apparente et même trompeuse, en raison d’un habile montage qui dissimulait des éléments en sa faveur (paragraphes 29-30 ci-dessus).

51. La Cour relève tout d’abord que les faits relatés dans le reportage litigieux portaient assurément sur un sujet d’intérêt général. Le tribunal correctionnel de Paris a d’ailleurs reconnu la légitimité du reportage, compte tenu de la dimension qui s’attache aux attentats du 11 septembre 2001 et à leurs suites, notamment procédurales.

52. Il convient ensuite de noter que le Prince Turki Al Faysal occupait, comme l’ont relevé les premiers juges, une position éminente au sein du Royaume d’Arabie Saoudite. Il a en effet successivement exercé des fonctions officielles en lien direct avec les plaintes des victimes de l’attentat du 11 septembre 2001 et le reportage incriminé, à savoir celles de directeur du Renseignement en Arabie Saoudite puis d’ambassadeur de son pays aux États-Unis. Or, la Cour rappelle que les limites de la critique à l’égard des fonctionnaires agissant en qualité de personnage public dans l’exercice de leurs fonctions officielles sont plus larges que pour les simples particuliers (voir, parmi d’autres, Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006-XIII, Brunet-Lecomte et Sarl Lyon Mag’ c. France, no 13327/04, § 36, 20 novembre 2008, et Haguenauer c. France, no 34050/05, § 47, 22 avril 2010).

53. Compte tenu de ce double constat, la marge d’appréciation de l’État dans la restriction du droit à la liberté d’expression des requérants se trouvait notablement réduite.

54. Quant à la teneur des extraits litigieux, la Cour a rappelé qu’il convient de distinguer entre déclarations de fait et jugements de valeur (paragraphe 44 ci-dessus). Or, elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, bien que le reportage évoque certains faits précis, les déclarations incriminées constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait, compte tenu de la tonalité générale des propos de la journaliste comme du contexte dans lequel ils ont été tenus, dès lors qu’elles renvoient principalement à un travail d’investigation et à une évaluation globale du comportement du Prince Turki Al Faysal à la lumière des différents éléments recueillis durant l’enquête de la journaliste, y compris les propres déclarations faites par l’intéressé à cette journaliste.

55. Il reste dès lors à examiner la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante.

56. La Cour est d’avis que cette condition est remplie en l’espèce. Elle relève à cet égard l’existence des plaintes des familles des victimes des attentats du 11 septembre 2001, alors toujours en cours. Elle note également que le tribunal correctionnel de Paris a expressément relevé la nature des procédures et le caractère spectaculaire des moyens mis en œuvre pour réunir des preuves. La Cour constate d’ailleurs que, dans leur jugement dont la motivation a été reprise à son compte par la cour d’appel sur ce point, les premiers juges ont également estimé qu’il était légitime d’évoquer les responsabilités du Prince Turki Al Faysal en raison de ses fonctions de directeur du Renseignement en Arabie Saoudite et de l’aide apportée à Oussama Ben Laden lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le reportage portant également sur la naissance et le parcours d’Al-Qaïda et de son chef. Les juridictions internes ont en outre jugé que le reportage paraissait sérieux. La Cour retient ensuite qu’indépendamment du bien-fondé des doutes que cela a pu faire naître chez certains observateurs, l’immunité diplomatique dont a bénéficié le Prince après sa nomination comme ambassadeur d’Arabie Saoudite aux États-Unis a effectivement été invoquée durant la procédure, conduisant à des décisions judiciaires américaines qui ont été exclusivement consacrées à cette protection et à son éventuelle levée.

57. Au regard de ces éléments, il existe bien une base factuelle suffisante en l’espèce.

58. S’agissant des termes utilisés dans le reportage, la Cour note que si le Prince est effectivement présenté comme l’un des accusés contre lesquels sont réunies des preuves suffisantes d’avoir soutenu Al-Qaïda, le reportage se contente toutefois de reprendre le contenu des plaintes des proches des victimes des attentats, au cœur du sujet traité. De plus, la Cour relève que la journaliste, en particulier dans le premier extrait qui lui est reproché, a pris une certaine distance avec les différents témoignages en utilisant le conditionnel et en présentant le Prince Turki Al Faysal non pas comme un « soutien », mais comme un « présumé soutien » d’Oussama Ben Laden (paragraphe 10 ci-dessus).

59. La Cour attache ensuite de l’importance à la consultation, par la journaliste, des nombreux acteurs concernés, ce qui n’est pas contesté, en particulier du Prince Turki Al Faysal lui-même. Les réponses et les commentaires faits au cours de l’entretien ont d’ailleurs été insérés à douze reprises dans le reportage. Ses déclarations n’ont été ni dissimulées ni modifiées par des coupes au montage, ses propos n’ayant pas davantage été déformés ou cités de manière inexacte (voir, a contrario, Radio France et autres, précité, § 38, The Wall Street Journal Europe SPRL c. Royaume-Uni (déc.), no 28577/05, 10 février 2009, et, mutatis mutandis, Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 144, 10 novembre 2015). Quant à la façon dont le reportage a été monté, il n’appartient pas aux juges de se substituer à la presse, écrite ou audiovisuelle, pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (Jersild, précité, § 31, Radio France et autres, précité, § 39, et Axel Springer AG c. Allemagne (no 2), no 48311/10, § 65, 10 juillet 2014), étant relevé qu’en l’espèce, la réalisatrice a découpé l’interview en fonction des différents points traités dans le reportage (paragraphes 6-7 ci-dessus).

60. En outre, bien qu’ils aient refusé de donner suite à l’invitation de la journaliste, les avocats américains du Prince se sont également vu donner la possibilité de s’exprimer sur le sujet, ainsi que Richard Ermitage, ancien sous-secrétaire d’État américain de 2001 à 2005. Ce dernier a apporté un témoignage clairement en faveur du Prince (paragraphe 20 ci-dessus). La journaliste a également interrogé des spécialistes et des officiels américains pour leur demander de s’exprimer sur le sujet et de livrer librement leur analyse dans les extraits litigieux, à l’instar non seulement des avocats des victimes, mais encore de responsables de la cellule anti-terroriste du Conseil national de sécurité (paragraphes §§ 14, 19 et 20 ci-dessus), d’un ancien directeur et d’un ancien chef de la section anti-terroriste de la CIA ou encore d’un membre de la cellule anti-terroriste du FBI (paragraphe § 18 ci-dessus), outre des officiels ou responsables religieux en Arabie Saoudite et au Soudan. À ce titre, la Cour rappelle que l’on ne saurait exiger des journalistes qu’ils se distancient systématiquement et formellement du contenu d’une citation qui pourrait insulter des tiers, les provoquer ou porter atteinte à leur honneur (paragraphe 45 ci-dessus).

61. Enfin, la Cour note que pour être déclarée coupable de diffamation, la journaliste s’est également vu reprocher d’avoir présenté à l’écran un document pouvant indûment faire croire à un témoignage à charge, au motif qu’il ne s’agirait que de la traduction française de la plainte des victimes (paragraphe 30 ci-dessus). Sur ce point, elle constate que le document en question est présenté aussitôt après les explications de la journaliste selon lesquelles l’un des avocats a déclaré ne pas pouvoir montrer l’enregistrement d’un témoin à charge contre le Prince, tout en acceptant de livrer une partie de sa déposition écrite (paragraphe 14 ci-dessus). Or, le document visible à l’écran, s’il concerne bien une page de la traduction française de la plainte des victimes, présente spécialement le paragraphe 346 de la plainte qui détaille, précisément, ledit témoignage, à savoir une « déclaration sous serment » d’un certain « Mullah Kakshar », « chef important, maintenant dissident, des talibans », qui « implique le prince Turki pour son rôle d’auxiliaire dans ces envois d’argent visant à aider les talibans, Al-Qaïda et le terrorisme international » (paragraphe 15 ci-dessus). La journaliste n’a donc pas cherché à tromper le public, le document visible à ce moment précis du reportage illustrant la réalité d’un témoignage à charge dans la procédure.

62. Par conséquent, la Cour estime que la manière dont le sujet a été traité n’étant pas contraire aux normes d’un journalisme responsable (voir, notamment, Welsh et Silva Canha c. Portugal, no 16812/11, 17 septembre 2013, et Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, précité, § 35, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 164, 16 juin 2015, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité ; cf., a contrario, Flux c. Moldova (no 6), no 22824/04, § 31-34, 29 juillet 2008).

63. Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour considère que la condamnation du premier requérant à une amende pénale, outre des dommages-intérêt et la diffusion d’un communiqué judiciaire sur France 3, laquelle a été déclarée civilement responsable, était disproportionnée dans les circonstances de l’espèce. Elle rappelle en effet que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale. En tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant, une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté, risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître ; ce qui importe, c’est que les requérants ont été condamnés pénalement et civilement (Jersild, précité, § 35, Brasilier, précité, § 43, et Morice, précité, § 176).

64. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation des requérants s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression des intéressés, qui n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

65. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Radio-France c. France du 30 mars 2004 Hudoc 4987 requête 53984/00

Les requérants se plaignent d'une condamnation pénale pour avoir repris une information diffusée par un autre journal  mais révélée ensuite comme ayant un caractère mensonger

"La liberté de la presse étant ainsi en cause, les autorités françaises ne disposaient que d'une marge d'appréciation restreinte pour juger de l'existence d'un "besoin social impérieux" de prendre des mesures dont il est question contre les requérants. La Cour entend en conséquence procéder à un examen des plus scrupuleux de la proportionnalité de ces mesures au but légitime poursuivi"

La Cour constate que la fausse information qui consiste à déclarer un haut fonctionnaire coupable d'avoir participer aux rafles des juifs, durant la seconde guerre mondiale a été reprise en continue durant la journée sur France-Info diffusé sur tout le territoire national:

"La Cour rappelle à cet égard que s'agissant des "devoirs et responsabilités" d'un journaliste; l'impact potentiel du moyen de diffusion des informations revêt de l'importance; l'on s'accorde à dire que les médiats audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite.

La condamnation de la radio et du directeur d'information à de simples peines d'amende et à une obligation de diffuser le jugement 62 fois sur les ondes est bien proportionnel au but légitime poursuivi soit la protection de la dignité et de l'honneur d'autrui.

Partant, il n'y a pas de violation de l'article 10 de la Convention."

RTBF contre Belgique du 29 mars 2011 requête n°50084/06

LA RTBF s'est vu interdire de diffuser une émission médicale de télévision : Le manque de prévisibilité de cette interdiction est une violation de l'article 10.

La requérante, la RTBF, est une entreprise de radio et télévision de service public de la Communauté française de Belgique. Elle produit depuis de longues années une émission mensuelle d’actualités et d’investigations spécialement consacrée aux affaires judiciaires au sens large, dénommée « Au nom de la loi ». L’émission programmée pour diffusion le 24 octobre 2001 comportait une séquence consacrée aux risques médicaux et, plus généralement, aux problèmes de communication et d’information des patients et à leurs droits. Il fut décidé de prendre en exemple les plaintes des patients du docteur D.B., un neurochirurgien. En 2000, des journaux belges nationaux et régionaux firent état de reproches émis par divers patients qui avaient été opérés par lui Ces articles ne suscitèrent alors aucune réaction de sa part. Dans le cadre de la préparation de l’émission, le docteur D.B. refusa toute interview télévisée, mais accepta de répondre, à plusieurs reprises pendant plusieurs heures, en présence de ses conseils, aux questions des journalistes de la RTBF.

Le 3 octobre 2001, le docteur D.B. assigna la requérante devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant en référé, aux fins d’interdire la diffusion de l’émission. Par une ordonnance du 24 octobre 2001 du président du tribunal de première instance, la diffusion fut interdite jusqu’au prononcé d’une décision au fond, sous peine d’une astreinte de deux millions de francs belges par diffusion. La séquence de l’émission qui devait être consacrée aux prétendues erreurs médicales du docteur D.B. fut remplacée par un débat entre un journaliste et le producteur de l’émission, durant lequel la société requérante commenta longuement l’ordonnance d’interdiction de diffuser. Le 5 novembre 2001, la RTBF interjeta appel contre cette ordonnance.

Le 6 novembre 2001, le docteur D.B. introduisit une procédure au fond contre la RTBF, ayant un objet identique à l’action introduite en référé. Elle fut ajournée et était toujours pendante à la date d’introduction de la requête de la RTBF devant la Cour européenne des droits de l’homme.

La cour d’appel, statuant en appel de référé le 21 décembre 2001, décida que l’article 25 de la Constitution sur la liberté de la presse n’était pas applicable car il concernait la presse écrite et non la presse audiovisuelle. Elle jugea que la restriction à l’exercice de la liberté d’expression n’était interdite ni par la Constitution ni par la Convention européenne des droits de l’homme, tant qu’elle trouvait son fondement dans la loi, ce qui était le cas en l’espèce, le juge des référés pouvant ordonner des restrictions préventives à la liberté d’expression dans les « cas flagrants de violation des droits d’autrui ». Or, elle estima que le communiqué de présentation de l’émission donnait à penser qu’elle pourrait porter atteinte à l’honneur, à la réputation et à la vie privée du docteur D.B. Par un second arrêt, la cour déclara l’appel de la RTBF non fondé, estimant notamment que l’émission se concentrait sur cinq interventions chirurgicales très différentes, dont rien ne prouvait qu’elles étaient représentatives, qu’une seule action en responsabilité civile avait été engagée contre le docteur D.B., qu’aucune expérience de patient satisfait n’était présentée, que la requérante n’avait pas tenu compte de la manière dont le téléspectateur moyen était susceptible de percevoir ces informations et que la RTBF ne pouvait se justifier en invoquant l’intérêt du public d’être informé et protégé.

Le pourvoi en cassation de la requérante fut rejeté le 2 juin 2006. La Cour de cassation confirma les conclusions de la cour d’appel relativement aux dispositions pertinentes de la Constitution et jugea que la Constitution, la Convention et le code judiciaire, interprétés de manière constante par elle, autorisaient les restrictions prévues à l’article 10 § 2 de la Convention et qu’ils étaient suffisamment précis pour permettre à toute personne, s’entourant au besoin de conseils éclairés, de prévoir les conséquences juridiques de ses actes. Sur le rejet du second moyen présenté par la requérante dans son pourvoi – qui invoquait la violation de l’article 10 de la Convention – elle dit que la RTBF aurait dû invoquer la violation de l’article 584 du code judiciaire pour critiquer l’appréciation de la cour d’appel.

Article 10

La Cour estime que la RTBF a épuisé tous les recours de la procédure en référé, jusqu’au pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu en appel. La procédure au fond introduite par le docteur D.B. n’aurait en aucun cas permis de réparer le préjudice causé par l’interdiction de diffusion. La requérante a donc satisfait à la condition d’épuisement des voies de recours internes.

L’interdiction, jusqu’au prononcé d’une décision au fond, de diffuser une séquence d’une émission de télévision traitant de questions judiciaires d’actualité constituait une ingérence des autorités publiques dans l’exercice de la liberté d’expression de la RTBF. La Cour recherche si cette ingérence avait une base légale et rappelle que l’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen, s’entourant au besoin de conseils éclairés, de prévoir les conséquences d’un acte déterminé. Si l’article 10 n’interdit pas, en tant que tel, les restrictions préalables à la diffusion audiovisuelle, celles-ci doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict – délimitation de l’interdiction, contrôle juridictionnel contre les éventuels abus – car l’information est un bien périssable dont l’intérêt est susceptible de pâtir même du plus petit retard. Dans sa recherche de base légale à l’ingérence en question, la Cour relève que la Constitution belge autorise la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de la liberté d’expression, seulement une fois qu’ils ont été commis et non avant. Quant au code judiciaire et au code civil, ils ne précisent pas le type de restrictions autorisées, leur but, leur durée, leur étendue et leur contrôle. Plus particulièrement, s’ils permettent l’intervention du juge des référés, il y a divergence dans la jurisprudence quant à la possibilité d’une intervention préventive de celui-ci. Ainsi, il n’existe pas en droit belge de jurisprudence nette et constante qui aurait permis à la requérante de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences pouvant résulter de la diffusion de l’émission en question.

La Cour relève que, sans un encadrement précis et spécifique des restrictions préventives à la liberté d’expression, de nombreuses personnes craignant d’être mises en cause dans les programmes télévisés – annoncés d’avance – seraient susceptibles de saisir les juges des référés qui donneraient des solutions différentes à leurs recours, ce qui serait impropre à préserver l’essence de la liberté de communiquer des informations. En outre, si la Cour, en n’empêchant pas les États de soumettre les médias audiovisuels à un régime d’autorisation, admet le principe d’un traitement différencié pour ces médias et les médias écrits, l’application par la Cour de cassation de différents articles de la Constitution suivant que la presse écrite et audiovisuelle est concernée, semble artificielle et n’assure pas un cadre légal strict aux restrictions préalables de diffusion, d’autant que la jurisprudence belge ne tranche pas la question du sens à donner à la notion de « censure », prohibée par la Constitution.

Ainsi le cadre législatif combiné avec la cadre jurisprudentiel en Belgique, tel qu’il a été appliqué à la requérante, ne répondait pas à la condition de prévisibilité voulue par la Convention. Il y a donc eu violation de l’article 10. Eu égard à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire de contrôler le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 10.

Article 41

Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que la Belgique doit verser à la requérante 42 014,40 euros (EUR) pour frais et dépens.

ARRET GRANDE CHAMBRE

CENTRO EUROPA 7 S.R.L. ET DI STEFANO c. ITALIE du 7 juin 2012 requête 38433/09

Berlusconi contrôlait l'Italie par ses chaines de télévision. Monsieur Di Stefano a voulu créer une chaine de télévision intelligente mais Berlusconi s'y est opposé en ne donnant pas de radiofréquences dans le but que le peuple italien continue à voter pour lui. Seule la crise de la dette publique lui a fait quitter le pouvoir. La Grande Chambre a par conséquent pu constater que les autorités italiennes auraient dû garantir l’attribution de radiofréquences à une société de télévision titulaire d’une concession afin qu’elle puisse émettre.

a)  Principes généraux relatifs au pluralisme dans les médias audiovisuels

129.  La Cour estime opportun de rappeler d’emblée les principes généraux découlant de sa jurisprudence en matière de pluralisme dans les médias audiovisuels. Comme elle l’a déjà souvent souligné, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression. Il est de son essence de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un Etat, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (Manole et autres c. Moldova, no 13936/02, § 95, CEDH 2009 (extraits), et Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 41, 45 et 47, Recueil 1998-III).

130.  A cet égard, la Cour observe que dans une société démocratique, il ne suffit pas, pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel, de prévoir l’existence de plusieurs chaînes ou la possibilité théorique pour des opérateurs potentiels d’accéder au marché de l’audiovisuel. Encore faut-il permettre un accès effectif à ce marché, de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes.

131.  La liberté d’expression, consacrée par le paragraphe 1 de l’article 10, constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès ( Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103). La liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens, précité, §§ 41-42).

132.  Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ils ont des effets plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, CEDH 2004-XI). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX).

133.  Une situation dans laquelle une fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l’égard des médias audiovisuels et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique telle que garantie par l’article 10 de la Convention, notamment quand elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, auxquelles le public peut d’ailleurs prétendre (VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 73 et 75, CEDH 2001-VI ; voir également De Geillustreerde c. Pays-Bas, no 5178/71, décision de la Commission du 6 juillet 1976, § 86, Décisions et rapports (DR) 8, p. 13). Il en va de même lorsque la position dominante est détenue par un radiodiffuseur d’Etat ou un radiodiffuseur public. Ainsi, la Cour a déjà jugé que, du fait de sa nature restrictive, un régime de licence octroyant au diffuseur public un monopole sur les fréquences disponibles ne saurait se justifier que s’il peut être démontré qu’existe une nécessité impérieuse en ce sens ( Informationsverein Lentia et autres, précité, § 39).

134.  La Cour souligne que, dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, au devoir négatif de non-ingérence s’ajoute pour l’Etat l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif (paragraphe 130 ci-dessus). Cela est d’autant plus souhaitable lorsque, comme en l’espèce, le système audiovisuel national se caractérise par une situation de duopole.

Dans cette optique, il convient de rappeler que, dans sa Recommandation CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu des médias (paragraphe 72 ci-dessus), le Comité des Ministres a réaffirmé qu’« afin de protéger et de promouvoir activement le pluralisme des courants de pensée et d’opinion ainsi que la diversité culturelle, les Etats membres devraient adapter les cadres de régulation existants, en particulier en ce qui concerne la propriété des médias, et adopter les mesures réglementaires et financières qui s’imposent en vue de garantir la transparence et le pluralisme structurel des médias ainsi que la diversité des contenus diffusés par ceux-ci ».

135.  En l’espèce, la question se pose de savoir s’il y a eu ingérence des autorités publiques dans le droit de la requérante de « communiquer des informations ou des idées » et, dans l’affirmative, si cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 117, CEDH 2011 (extraits)).

b)  Sur l’existence d’une ingérence

136.  La Cour a déjà jugé que le refus d’accorder une licence de radiodiffusion constitue une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 10 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Informationsverein Lentia et autres, précité, § 27, Radio ABC c. Autriche, 20 octobre 1997, § 27, Recueil 1997-VI, Leveque c. France (déc.), no 35591/97, 23 novembre 1999, United Christian Broadcasters Ltd c. Royaume-Uni (déc.), no 44802/98, 7 novembre 2000, Demuth c. Suisse, no 38743/97, § 30, CEDH 2002-IX, et Glas Nadejda EOOD et Anatoli Elenkov précité, § 42). Peu importe, à cet égard, que la licence n’ait pas été octroyée à la suite d’une demande individuelle ou d’une participation à un appel d’offres (Meltex Ltd et Movsessian, précité, § 74).

137.  La Cour relève que la présente espèce se distingue des affaires citées au paragraphe précédent en ce qu’elle ne concerne pas le refus d’octroyer une licence. Au contraire, la requérante a obtenu le 28 juillet 1999, à l’issue d’un appel d’offres, une concession pour la radiodiffusion télévisuelle par voie hertzienne en mode analogique (paragraphe 9 ci-dessus). Cependant, faute d’attribution de radiofréquences d’émission, elle n’a pu diffuser des programmes télévisés qu’à partir du 30 juin 2009.

138.  La Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Or, la non-attribution de radiofréquences à la requérante a vidé la concession de tout effet utile car l’activité qu’elle autorisait n’a de facto pas pu être exercée pendant presque dix ans. Cette non-attribution a dès lors constitué un obstacle substantiel, et donc une ingérence, dans l’exercice par la requérante de son droit de communiquer des informations ou des idées.

c)  Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

i)  Principes généraux

139.  Au titre de la troisième phrase de l’article 10 § 1, les Etats peuvent réglementer, par un régime d’autorisations, l’organisation de la radiodiffusion sur leur territoire, en particulier ses aspects techniques. Peuvent aussi conditionner l’octroi d’une licence des considérations relatives à la nature et aux objectifs d’une future chaîne, à ses possibilités d’insertion au niveau national, régional ou local, aux droits et besoins d’un public donné, ainsi qu’aux obligations issues d’instruments juridiques internationaux (United Christian Broadcasters Ltd, décision précitée, et Demuth, précité, §§ 33-35). Pareille règlementation doit être basée sur une « loi ».

140.  Or, les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 52, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne ( Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II).

141.  L’une des exigences découlant de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. On ne peut donc considérer comme « une loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle qu’une telle certitude est hors d’atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 40, série A no 260-A, et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III).

142.  Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (RTBF c. Belgique, précité, § 104, Rekvényi précité, § 34, et Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323).

143.  En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 54, 24 novembre 2005) et contre une application extensive d’une restriction faite au détriment des justiciables (voir, mutatis mutandis, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 36, CEDH 1999-IV).

ii)  Application de ces principes en l’espèce

144.  Dans la présente affaire, la Cour doit donc vérifier si la législation italienne indiquait avec une précision suffisante les conditions et les modalités selon lesquelles la requérante aurait pu se voir attribuer des radiofréquences d’émission conformément à la concession dont elle était titulaire. Cela est d’autant plus important dans une affaire comme celle-ci où la législation en question portait sur les conditions d’accès au marché de l’audiovisuel.

145.  La Cour rappelle que le 28 juillet 1999 les autorités compétentes ont octroyé à la requérante, conformément aux dispositions de la loi no 249 de 1997, une concession pour la radiodiffusion télévisuelle terrestre au niveau national l’autorisant à installer et exploiter un réseau de télévision analogique. S’agissant de l’octroi de radiofréquences, la concession renvoyait au plan national d’attribution des radiofréquences adopté le 30 octobre 1998 et fixait à la requérante un délai de vingt-quatre mois pour mettre en conformité ses installations (paragraphe 9 ci-dessus). Cependant, ainsi qu’il ressort des décisions des juridictions internes (paragraphe 14 ci-dessus), cette obligation ne pouvait pas être remplie par l’intéressée tant que l’administration n’avait pas adopté le programme de conformité et procédé à la mise en œuvre du plan d’attribution des radiofréquences. De l’avis de la Cour, dans de telles conditions la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, au plus tard dans les vingt-quatre mois qui ont suivi le 28 juillet 1999, l’administration adoptât les textes nécessaires à l’encadrement de son activité de radiodiffusion télévisuelle terrestre. Sous réserve qu’elle mît en conformité ses installations, ainsi qu’elle en avait l’obligation, la requérante aurait ensuite dû avoir le droit de diffuser des programmes télévisés.

146.  Cependant, le plan d’attribution des radiofréquences n’a été mis en œuvre qu’en décembre 2008 et la requérante n’a obtenu un canal pour ses émissions qu’à partir du 30 juin 2009 (paragraphe 16 ci-dessus). Dans l’intervalle, plusieurs chaînes avaient provisoirement continué à utiliser diverses radiofréquences qui devaient être attribuées dans le cadre du plan. Selon le Conseil d’Etat (paragraphe 28 ci-dessus), cette situation était due à des facteurs essentiellement législatifs. La Cour les examinera brièvement.

147.  Elle observe tout d’abord que l’article 3 § 1 de la loi no 249 de 1997 prévoyait la possibilité, pour les chaînes dites « excédentaires » (paragraphe 60 ci-dessus), de continuer à diffuser leurs programmes au niveau tant national que local jusqu’à l’octroi de nouvelles concessions ou jusqu’au rejet de demandes de nouvelles concessions mais, en toute hypothèse, pas au-delà du 30 avril 1998 (paragraphe 57 ci-dessus). Cependant, l’article 3 § 6 de la même loi fixait pour les chaînes excédentaires un régime transitoire qui leur permettait de continuer à émettre à titre temporaire après le 30 avril 1998 sur les radiofréquences hertziennes, dans le respect des obligations incombant aux chaînes concessionnaires et sous réserve que les émissions fussent diffusées en même temps sur le satellite ou sur le câble (paragraphe 60 ci-dessus).

148.  La requérante pouvait déduire de ce cadre législatif en vigueur au moment de l’octroi de la concession qu’à partir du 30 avril 1998, la possibilité pour les chaînes excédentaires de continuer à émettre n’affecterait pas les droits des nouveaux concessionnaires. Cependant, ce cadre a été modifié par la loi nº 66 du 20 mars 2001, qui réglementait le passage de la télévision analogique à la télévision numérique et qui a de nouveau, autorisé les chaînes excédentaires à continuer d’émettre sur des fréquences hertziennes jusqu’à la mise en œuvre d’un plan national de répartition des fréquences de diffusion numérique (paragraphe 63 ci-dessus).

149.  Le 20 novembre 2002, alors que ce plan n’avait pas encore été mis en œuvre, la Cour constitutionnelle a jugé que le passage des ondes hertziennes au câble ou au satellite pour les chaînes excédentaires devait être finalisé au plus tard le 31 décembre 2003, indépendamment du stade de développement de la télévision numérique (paragraphe 62 ci-dessus). A la lumière de cet arrêt, la requérante pouvait s’attendre à ce que les radiofréquences qui auraient dû lui être attribuées fussent libérées début 2004. Or une nouvelle prorogation fut décidée par le législateur national.

150.  En effet, l’article 1 du décret-loi no 352 de 2003 a prorogé l’activité des chaînes excédentaires jusqu’à l’issue d’une enquête de l’AGCOM sur le développement des chaînes de télévision numériques. Ensuite, la loi no 112 de 2004 (article 23 § 5) a prolongé par un mécanisme d’autorisation générale la possibilité pour les chaînes excédentaires de continuer à émettre sur les radiofréquences hertziennes jusqu’à la mise en œuvre du plan national d’attribution des radiofréquences pour la télévision numérique (paragraphes 65-67 ci-dessus), de sorte que ces chaînes n’étaient plus tenues de libérer les radiofréquences devant être transférées aux opérateurs qui, comme la requérante, étaient titulaires de concessions.

151.  La Cour constate que l’application successive de ces lois a eu pour effet de ne pas libérer les radiofréquences et d’empêcher les opérateurs autres que les chaînes excédentaires de participer aux débuts de la télévision numérique. En particulier, ces lois reportaient la fin du régime transitoire jusqu’à la finalisation d’une enquête de l’AGCOM sur le développement des chaînes de télévision numérique et la mise en œuvre du plan national des radiofréquences, c’est-à-dire par référence à des évènements dont il n’était pas possible de prévoir la date. A ce propos, la Cour souscrit à l’opinion de la CJUE selon laquelle :

« (...) la loi no 112/2004 ne se limite pas à attribuer aux opérateurs existants un droit prioritaire à obtenir les radiofréquences, mais elle leur réserve ce droit en exclusivité, et ce sans limite temporelle à la situation de privilège attribuée à ces opérateurs et sans prévoir d’obligation de restitution des radiofréquences excédentaires après le passage à la radiodiffusion télévisuelle en mode numérique. »

152.  La Cour estime dès lors que les lois en question étaient libellées en des termes vagues qui ne définissaient pas avec une clarté et une précision suffisantes l’étendue et la durée du régime transitoire.

153.  Par ailleurs, la CJUE, saisie par le Conseil d’Etat, a noté que ces interventions du législateur national s’étaient traduites par l’application de régimes transitoires successifs aménagés en faveur des titulaires des réseaux existants, et que cette situation avait eu pour effet d’empêcher les opérateurs sans radiofréquences d’émission, tels que Centro Europa 7 S.r.l., d’accéder au marché de la radiodiffusion télévisuelle alors même qu’ils bénéficiaient d’une concession (accordée, dans le cas de la société requérante, en 1999 – paragraphe 35 ci-dessus).

154.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le cadre législatif interne manquait de clarté et de précision et qu’il n’a pas permis à la requérante de prévoir à un degré suffisant de certitude à quel moment elle aurait pu se voir attribuer les radiofréquences et commencer à exercer l’activité pour laquelle elle avait obtenu une concession, et ce en dépit des interventions de la Cour constitutionnelle et de la CJUE. Il s’ensuit que ces lois ne remplissaient pas les conditions de prévisibilité telles qu’elles ont été dégagées par la Cour dans sa jurisprudence.

155.  La Cour relève en outre que l’administration n’a pas respecté les délais fixés dans la concession, conformément à la loi no 249 de 1997 et aux arrêts de la Cour constitutionnelle, trompant ainsi les attentes de la requérante. Le Gouvernement n’a pas démontré que celle-ci aurait eu à sa disposition des moyens effectifs pour contraindre l’administration à se conformer à la loi et aux arrêts de la Cour constitutionnelle. Dès lors, elle ne s’est pas vue offrir des garanties suffisantes contre l’arbitraire.

d)  Conclusion

156.  En conclusion, la Cour considère que le cadre législatif tel qu’il a été appliqué à la requérante, laquelle n’a pas été en mesure de s’engager dans le secteur de la radiodiffusion télévisée pendant plus de dix ans alors qu’elle s’était vu octroyer une concession à l’issue d’un appel d’offres, ne répond pas à la condition de prévisibilité voulue par la Convention et a privée l’intéressée du degré de protection contre l’arbitraire requis par la prééminence du droit dans une société démocratique. Cette défaillance a eu notamment pour effet de réduire la concurrence dans le secteur de l’audiovisuel. Elle s’analyse ainsi en un manquement de l’Etat à son obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif dans les médias (paragraphe 134 ci-dessus).

157.  Ces constats suffisent pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 10 de la Convention.

158.  Cette conclusion dispense la Cour d’examiner le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 10 en l’espèce, en l’occurrence la question de savoir si les lois prorogeant le régime transitoire poursuivaient un but légitime et étaient nécessaires dans une société démocratique pour l’atteindre.

JURISPRUDENCE DES JURIDICTIONS FRANCAISES

Cour de Cassation, 1ere chambre civile, arrêt du 10 octobre 2019, pourvoi n° 18-21871 Rejet

Sur le moyen unique  :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Angers, 26 juin 2018), que la société France télévisions a diffusé, le 13 octobre 2016, dans l’émission “Envoyé spécial”, un reportage consacré à la crise de la production laitière intitulé “Sérieusement ?! Lactalis : le beurre et l’argent du beurre” ; que, soutenant qu’une séquence de ce reportage faisait mention du nom de sa résidence secondaire, de sa localisation précise et en présentait des vues aériennes, et invoquant l’atteinte portée à sa vie privée, M. X..., président du conseil de surveillance de la société Lactalis, l’a assignée, sur le fondement des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 9 du code civil, aux fins d’obtenir réparation de son préjudice, ainsi que des mesures d’interdiction et de publication judiciaire ;

Attendu que M. X... fait grief à l’arrêt de rejeter ses demandes

Mais attendu que, le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ; que, pour effectuer cette mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France [GC], n° 40454/07, § 93) ; qu’il incombe au juge de procéder, de façon concrète, à l’examen de chacun de ces critères (1re Civ., 21 mars 2018, pourvoi n° 16-28.741, publié) ;

Et attendu qu’après avoir retenu que les indications fournies dans la séquence litigieuse, qui permettent une localisation exacte du domicile de M. X..., caractérisent une atteinte à sa vie privée, l’arrêt relève, d’abord, que le reportage en cause évoque, notamment, la mobilisation des producteurs laitiers contre le groupe Lactalis, accusé de pratiquer des prix trop bas, et compare la situation financière desdits producteurs à celle du dirigeant du premier groupe laitier mondial ; qu’il ajoute que l’intégralité du patrimoine immobilier de M. X... n’est pas détaillée, les informations délivrées portant exclusivement sur le bien que ce dernier possède en Mayenne, où résident les fermiers présentés dans le reportage, de sorte que ces informations s’inscrivent dans le débat d’intérêt général abordé par l’émission ; qu’il énonce, ensuite, par motifs propres et adoptés, que M. X..., en sa qualité de dirigeant du groupe Lactalis, est un personnage public et que, bien que le nom et la localisation de sa résidence secondaire aient été à plusieurs reprises divulgués dans la presse écrite, il n’a pas, par le passé, protesté contre la diffusion de ces informations ; qu’il constate, enfin, que la vue d’ensemble de la propriété de M. X... peut être visionnée grâce au service de cartographie en ligne Google maps et que, pour réaliser le reportage incriminé, le journaliste n’a pas pénétré sur cette propriété privée ; que la cour d’appel, qui a ainsi examiné, de façon concrète, chacun des critères à mettre en oeuvre pour procéder à la mise en balance entre le droit à la protection de la vie privée et le droit à la liberté d’expression et qui n’avait pas à effectuer d’autres recherches, a légalement justifié sa décision de retenir que l’atteinte portée à la vie privée de M. X... était légitimée par le droit à l’information du public ;

INTERNET ET ARTICLE 10

HURBAIN c. BELGIQUE du 4 juillet 2023 Requête no 57292/16

Art 10 • Liberté d’expression • Éditeur d’un journal contraint à anonymiser l’archive sur Internet d’un article licite paru vingt ans auparavant, au nom du « droit à l’oubli » de l’auteur d’un accident mortel • Nécessité de préserver l’intégrité des archives de presse • Circonscription de la portée du « droit à l’oubli numérique », droit non autonome rattaché au droit au respect de la réputation • Établissement des critères et des règles de la mise en balance des différents droits en jeu • Prise en compte par les juridictions nationales de la nature et de la gravité des faits de nature judiciaire relatés dans l’article, l’absence d’actualité ou d’intérêt historique ou scientifique de celui-ci, ainsi que l’absence de notoriété de l’intéressé • Maintien en ligne de l’article en libre accès susceptible de créer un « casier judiciaire virtuel » eu égard à la réhabilitation de l’intéressé et au laps de temps important s’étant écoulé depuis la publication de l’article d’origine • Anonymisation ne constituant pas une charge exorbitante et excessive pour l’éditeur, tout en représentant la mesure la plus efficace pour la protection de sa vie privée pour l’intéressé • Mise en balance des intérêts en jeu par les tribunaux internes conforme aux exigences de la Convention • Ingérence réduite au strict nécessaire et proportionnée

Lisez l'arrêt de la CEDH en cliquant ici 

Grande Chambre Sanchez c. France du 15 mai 2023 requête no 45581/15

Art 10 : La condamnation pénale du requérant pour n’avoir pas promptement supprimé des commentaires illicites publiés sur son compte Facebook ne méconnaît pas sa liberté d’expression

Art 10 • Liberté d’expression • Amende pénale faute pour un élu d’avoir supprimé, de son mur Facebook accessible au public et utilisé lors de sa campagne électorale, les propos islamophobes de tiers condamnés à ce titre • Prévisibilité de la loi • Devoirs et responsabilités des personnalités politiques utilisant les réseaux sociaux à des fins politiques et électorales • Impact des propos haineux accru et plus dommageable dans un contexte électoral et marqué par les tensions • Nécessité d’une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués • Mise en place souhaitée d’un contrôle minimum a posteriori ou filtrage préalable de l’hébergeur ou du titulaire du compte pour identifier et supprimer des propos illicites dans un délai raisonnable, même en l’absence d’une notification de la partie lésée • Choix délibéré du requérant, rompu à la communication publique et ayant une expertise dans le domaine numérique, de rendre public l’accès à son forum • Faute d’action malgré avoir été informé des commentaires litigieux • Aucune question liée à la fréquentation potentiellement trop importante d’un compte • Contrôle de proportionnalité de la Cour en fonction du niveau de responsabilité de la personne concernée et compte tenu de ses notoriété et représentativité • Condamnation pénale proportionnée

L’affaire concerne la condamnation pénale du requérant, à l’époque élu local et candidat aux élections législatives, pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes ou d’une personne à raison d’une religion déterminée, faute pour lui d’avoir promptement supprimé la publication par des tiers de commentaires sur le mur de son compte Facebook. Le requérant soutient qu’une telle condamnation a méconnu son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Dans cette affaire était uniquement en cause le manque de vigilance et de réaction du requérant à l’égard des commentaires publiés par des tiers. Se posait ainsi la question de la responsabilité partagée des différents acteurs intervenant sur les réseaux sociaux. Les juridictions pénales françaises, en application du régime de « responsabilité en cascade » institué par la loi du 29 juillet 1982, avaient condamné les auteurs des messages litigieux ainsi que le requérant en sa qualité de « producteur » c’est-à-dire de titulaire du compte Facebook. En premier lieu, la Cour considère que le cadre juridique interne instituant la responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués était défini avec une précision suffisante, au sens de l’article 10 de la Convention, pour permettre au requérant, dans les circonstances de l’espèce, de régler sa conduite. En deuxième lieu, la Cour reconnaît, à l’instar des juridictions internes, que les commentaires litigieux qui s’inscrivaient dans le cadre spécifique d’une période électorale, interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat, relevaient assurément d’un discours de haine et étaient donc illicites. En troisième lieu, elle considère que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant poursuivait non seulement le but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui, mais également celui d’assurer la défense de l’ordre et la prévention du crime. Le requérant ayant décidé de rendre l’accès au mur de son compte Facebook public et d’avoir ainsi « autorisé ses amis à y publier des commentaires », la Cour relève ensuite qu’il ne pouvait ignorer, compte tenu du contexte local et électoral tendu qui existait à l’époque des faits, qu’une telle option était manifestement lourde de conséquences. La Cour conclut, compte tenu de la marge d’appréciation de l’État défendeur, que les décisions des juridictions internes reposaient sur des motifs pertinents et suffisants, tant au regard de la responsabilité du requérant, en sa qualité d’homme politique, pour les commentaires illicites publiés par des tiers, eux-mêmes identifiés et poursuivis comme complices, qu’en ce qui concerne sa condamnation pénale. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

  1. Sur la nécessité dans une société démocratique

a)  Les principes généraux

  1. La liberté d’expression

145.  Les principes généraux sur la base desquels s’apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d’une ingérence donnée sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, parmi beaucoup d’autres, NIT S.R.L., précité, § 177, Perinçek, précité, §§ 196-197, et Delfi AS, précité, § 131) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

  1. Le débat dans le domaine politique

α)  La protection du débat politique

146. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique (NIT S.R.L., précité, § 178, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, et Fleury c. France, no 29784/06, § 43, 11 mai 2010). Il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique et la Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII). Partant, la marge d’appréciation dont disposent les autorités pour juger de la « nécessité » d’une mesure litigieuse dans ce contexte est donc particulièrement restreinte (voir, entre autres, Tête c. France, no 59636/16, § 63, 26 mars 2020, Willem c. France, no 10883/05, § 32, 16 juillet 2009, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103).

147.  La liberté d’expression est tout particulièrement précieuse pour un élu du peuple, les partis politiques et leurs membres actifs et, partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un membre de l’opposition, qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts, commandent dès lors à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 242, 22 décembre 2020, Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 137, 17 mai 2016, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 50, CEDH 2011, et Féret c. Belgique, no 15615/07, § 65, 16 juillet 2009).

β)  L’existence d’une certaine responsabilité et des limites à ne pas franchir

148.  Si le discours politique exige un degré élevé de protection, la liberté de discussion politique ne revêt pas pour autant un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité́ avec la liberté d’expression telle que la consacre l’article 10 (Selahattin Demirtaş, précité, § 245, Féret, précité, § 63, et Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236).

149.  Dès lors que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste, il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (Féret, précité, § 64, avec les autres références citées). Cependant, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est toutefois permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Fleury, précité, § 45, et Willem, précité, § 33).

150. Il reste qu’une personnalité politique a également des devoirs et des responsabilités. La Cour a ainsi jugé qu’il est d’une importance cruciale que les responsables politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance (Erbakan c. Turquie, no 59405/00, § 64, 6 juillet 2006) et qu’ils devraient être particulièrement attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes, car leur objectif ultime est la prise même du pouvoir (Féret, précité, § 75). En particulier, l’incitation à l’exclusion des étrangers constitue une atteinte fondamentale aux droits des personnes et devrait par conséquent justifier des précautions particulières de tous, y compris des responsables politiques (Féret, précité, § 75). De fait, des propos susceptibles de susciter un sentiment de rejet et d’hostilité envers une communauté se situent hors limite de la protection assurée par l’article 10 (Le Pen c. France (déc.), no 45416/16, § 34 et suivants, 28 février 2017).

151.  Une telle responsabilité n’exclut bien sûr pas d’aborder des sujets délicats ou sensibles, mais il ne faut pas perdre de vue que les partis politiques ont le droit de défendre leurs opinions en public, même si certaines d’entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population. Ils peuvent donc prôner des solutions aux problèmes liés à l’immigration. Toutefois, ils doivent éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et de saper la confiance dans les institutions démocratiques (Féret, précité, § 77).

γ) Le contexte électoral

152.  Dans le contexte d’une compétition électorale, la vivacité des propos est plus tolérable qu’en d’autres circonstances (Desjardin c. France, no 22567/03, § 48, 22 novembre 2007, et Brasilier c. France, no 71343/01, § 42, 11 avril 2006). L’une des principales caractéristiques de la démocratie est d’ailleurs la possibilité qu’elle offre de résoudre les problèmes par un débat public (Dareskizb Ltd c. Arménie, no 61737/08, § 77, 21 septembre 2021). De manière générale, en période pré-électorale, le débat sur les candidats et leurs programmes contribue au droit du public de recevoir des informations et renforce la capacité des électeurs à faire des choix éclairés entre les candidats (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 130, 21 février 2017).

153. En outre, si les partis politiques doivent bénéficier d’une large liberté d’expression dans un contexte électoral, afin de tenter de convaincre leurs électeurs, en cas de discours raciste ou xénophobe, un tel contexte contribue à attiser la haine et l’intolérance car, par la force des choses, les positions des candidats à l’élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L’impact d’un discours raciste et xénophobe devient alors plus grand et plus dommageable (Féret, précité, § 76).

  1. Le discours de haine

154. Dans son arrêt Perinçek (précité, §§ 204-208), la Cour a rappelé les principes applicables concernant les appels à la violence et les discours de haine, résumés dans l’arrêt Erkizia Almandoz c. Espagne (no 5869/17, §§ 40‑41, 22 juin 2021) :

« 40. Dans le but de trancher si un discours de haine a eu lieu, il échet de prendre en compte un certain nombre de facteurs, qui ont été systématisés, entre autres, dans l’affaire Perinçek (précitée, §§ 204-207, avec les références citées) :

i.  Le point de savoir si les propos ont été tenus dans un contexte politique ou social tendu. Si tel est le cas, la Cour reconnaît généralement qu’une certaine forme d’ingérence visant de tels propos peut se justifier.

ii.  La question de savoir si les propos, correctement interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance. Lorsqu’elle examine cette question, la Cour est particulièrement sensible aux propos catégoriques attaquant ou dénigrant des groupes tout entiers, qu’ils soient ethniques, religieux ou autres.

iii.  La Cour tient également compte de la manière dont les propos ont été formulés et de leur capacité – directe ou indirecte – à nuire.

41. Dans le cadre des affaires susmentionnées, c’est la conjonction de ces différents facteurs plutôt que l’un d’eux pris isolément qui a joué un rôle déterminant dans l’issue du litige. La Cour aborde donc ce type d’affaires en tenant éminemment compte du contexte (Perinçek, précitée, § 208). »

155.  Par ailleurs, comme indiqué dans l’arrêt Féret (précité, § 73 ; voir, également, Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, § 52, 11 février 2020), dont les circonstances s’inscrivaient dans un contexte politique et de campagne électorale :

« (...) l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l’incitation à la discrimination, comme cela a été le cas en l’espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population. Les discours politiques qui incitent à la haine fondée sur les préjugés religieux, ethniques ou culturels représentent un danger pour la paix sociale et la stabilité politique dans les États démocratiques (...) »

156.  La question des propos visant des groupes particuliers en raison de leur origine ou de leur religion n’est d’ailleurs pas nouvelle (voir, en particulier, Le Pen, précitée (no 18788/09), et Soulas et autres, précité, § 36 et suivants). Lorsque les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV et les références citées). De plus, les propos visant à propager, provoquer ou justifier la haine sur un fondement d’intolérance, notamment d’intolérance religieuse, échappent à la protection de l’article 10 de la Convention (E.S. c. Autriche, no 38450/12, 25 octobre 2018, § 43).

157. Dans son arrêt Soulas (précité, § 42), la Cour a rappelé l’un des enseignements de l’arrêt Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, série A n298, § 30), selon lequel il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations. Elle a par ailleurs régulièrement jugé que l’ampleur variable des problèmes auxquels les États pouvaient faire face dans le cadre des politiques d’immigration et d’intégration commande de leur laisser une marge d’appréciation assez large pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de pareille ingérence (Le Pen, précitées, et Soulas, précité, § 38). En effet, le discours de haine n’est pas toujours ouvertement revendiqué comme tel. Il peut prendre des formes diverses, avec non seulement des propos ouvertement agressifs et injurieux qui assument pleinement une remise en cause des valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination (qui peuvent donner lieu à l’application de l’article 17 de la Convention ; voir, parmi beaucoup d’autres, Ayoub et autres c. France, nos 77400/14 et 2 autres, 8 octobre 2020, et les nombreuses jurisprudences citées aux §§ 92-101), mais également des déclarations implicites qui, sous couvert de précautions de langage ou hypothétiques (Smajić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 48657/16, 16 janvier 2018), s’avèrent tout autant haineuses.

  1. Internet et les réseaux sociaux

α)  Généralités

158.  Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression, en ce qu’il fournit des outils essentiels pour la participation à des activités et des discussions concernant des questions politiques et des débats d’intérêt général (Vladimir Kharitonov c. Russie, no 10795/14, § 33, 23 juin 2020, et Melike c. Turquie, no 35786/19, § 44, 15 juin 2021).

159.  La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS, précité, § 110, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009, et Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012). Compte tenu de ce que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS, précité, § 133), la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016).

160. La Cour a constaté que les sites web ont permis « l’émergence d’un journalisme citoyen » puisque des informations politiques ignorées par les médias traditionnels sont divulguées par leur biais à un grand nombre de personnes et deviennent accessibles à un grand nombre d’utilisateurs de l’Internet qui peuvent les regarder, les partager et les commenter (Cengiz et autres c. Turquie, nos 48226/10 et 14027/11, § 52, CEDH 2015 (extraits)). D’une manière générale, le recours aux nouvelles technologies, notamment dans le domaine politique, est maintenant acté, qu’il s’agisse d’Internet ou encore d’applications mobiles qui peuvent être mises « à la disposition des électeurs [par un parti politique] afin que ceux-ci puissent communiquer leurs opinions politiques », « mais aussi faire passer lui-même un message politique » ; autrement dit, une application mobile peut devenir un outil permettant aux électeurs d’exercer leur liberté d’expression » (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, §§ 88-89).

161. Cependant, les avantages de cet outil d’information, réseau électronique desservant des milliards d’usagers partout dans le monde (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits)), s’accompagnent d’un certain nombre de risques : les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Bonnet, précitée, § 43, Société Éditrice de Mediapart et autres c. France, no 281/15 et 34445/15, § 88, 14 janvier 2021, M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018, Cicad c. Suisse, no 17676/09, § 59, 7 juin 2016, et Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63).

162. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021). Compte tenu de la nécessité de protéger les valeurs qui sous‑tendent la Convention et considérant que les droits qu’elle protège respectivement en ses articles 10 et 8 méritent un égal respect, il y a lieu de ménager un équilibre qui préserve l’essence de l’un et l’autre de ces droits. Ainsi, tout en reconnaissant les avantages importants qu’Internet présente pour l’exercice de la liberté d’expression, la Cour a considéré qu’il fallait en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations des droits de la personnalité (Delfi AS, précité, § 110).

β)  Responsabilité du fait des tiers sur Internet

163.  La Cour a pour la première fois été appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution qu’est Internet dans l’affaire Delfi AS (précitée, § 111), qui concernait la mise en cause de la responsabilité, en l’occurrence exclusivement civile, d’une société propriétaire d’un grand portail d’actualités sur Internet, en raison de commentaires illicites formulés par des tiers à la suite de la publication d’un article publié sur ledit portail. Dans cette affaire, pour examiner la question de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions internes ont jugé la société requérante responsable des commentaires déposés par des tiers avaient emporté violation de la liberté d’expression de l’intéressée, la Cour s’est appuyée sur les éléments suivants : premièrement le contexte des commentaires, deuxièmement les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, troisièmement la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante et, quatrièmement, les conséquences de la procédure interne pour la société requérante (Delfi AS, précité, §§ 142-143 ; voir aussi, pour une application de ces critères dans un contexte différent, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, §§ 69-70, 2 février 2016).

164.  En raison de la nature particulière de l’Internet, les « devoirs et responsabilités » que doit assumer un portail d’actualités, aux fins de l’article 10, peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d’un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers (Delfi AS, précité, § 113 ; voir également, Orlovskaya Iskra, précité, § 109).

165.  Sur la base de ces critères, la Cour a jugé que la condamnation à des dommages-intérêts d’un portail d’actualités Internet pour des propos insultants « postés » sur son site par des tiers anonymes était justifiée, au regard de l’article 10 de la Convention, en retenant notamment le caractère extrême des commentaires, constitutifs d’un discours de haine et d’une incitation à la violence (Delfi AS, précité, § 162).

166.  Dans l’hypothèse d’un commentaire publié sur le blog d’une association, il est également important d’examiner la taille de cette structure, ainsi que le caractère lucratif ou non de son activité, afin d’évaluer la probabilité qu’elle suscite un grand nombre de commentaires ou que ces derniers soient largement lus (Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, § 31, 7 février 2017 ; voir, a contrario, Delfi AS, précité, §§ 115-116). Dans la mise en balance du droit d’une personne au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 de la Convention et du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10, la nature du commentaire doit également entrer en ligne de compte, afin de savoir s’il constituait un discours de haine ou une incitation à la violence, ainsi que les mesures prises à la suite de la demande de retrait de la personne visée par les propos litigieux (Pihl, précitée, § 37, et Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zr, précité, §§ 76 et 80-83).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

167.  La Grande Chambre rappelle que, dans son arrêt, la chambre s’est exprimée ainsi pour présenter la démarche qu’elle entendait suivre dans son raisonnement :

« 79.  La Cour observe que les juridictions internes ont déclaré le requérant pénalement coupable de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en général, L.T. en particulier, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. (...)

80.  À la lumière du raisonnement des juges internes, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence constante, déterminer si leur décision de tenir le requérant pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances de la cause (voir, s’agissant d’un grand portail d’actualités sur Internet, Delfi AS, précité, § 142). Pour ce faire et apprécier la proportionnalité de la sanction contestée, elle examinera le contexte des commentaires, les mesures appliquées par le requérant pour retirer les commentaires déjà publiés, la possibilité que les auteurs soient tenus pour responsables plutôt que le requérant et, enfin, les conséquences de la procédure interne pour ce dernier (voir, notamment, Delfi AS, précité, § 142-143, et Jezior c. Pologne [comité], no 31955/11, § 53, 4 juin 2020). »

168.  La Grande Chambre ne voit pas de raison de s’écarter de cette approche, qu’elle adoptera également pour examiner la présente affaire.

  1. Le contexte des commentaires

α) La nature des commentaires litigieux

169. Tout en renvoyant à son rappel de jurisprudence sur la question (paragraphes 154-157 ci-dessus), la Cour relève tout d’abord qu’il n’existe pas de définition universelle du « discours de haine » (voir, concernant les travaux du Comité des ministres du Conseil de l’Europe, paragraphes 60 et suivants ci-dessus).

170.  La Cour rappelle ensuite que la présente affaire concerne la publication de plusieurs commentaires litigieux émanant de deux auteurs différents. Le premier avait été publié par S.B., qui évoquait « Leilla » (sic) et « Franck » (paragraphe 15 ci‑dessus). À cet égard, la Cour note que Leila T., la compagne de F.P., s’est estimée personnellement visée. Les trois autres commentaires émanaient d’un même auteur, L.R.

171.  La Cour estime nécessaire d’examiner le contenu des propos litigieux, à la lumière notamment des motifs retenus par les juridictions internes.

172.  À cet égard, elle note tout d’abord que le tribunal correctionnel, dans son jugement du 28 février 2013, a dans un premier temps relevé que les commentaires définissaient « parfaitement » un groupe de personnes déterminées, à savoir celui des musulmans, avec des phrases comme « L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans » ou « un trafic de drogue tenu par les musulmans », mais aussi en y associant des termes comme « khebab », « mosquée », « charia », « bars à chichas », « develloppement economique hallal » (paragraphes 15, 16 et 26 ci‑dessus). La Cour partage ce point de vue, tout en ajoutant que les mots « des voilées », tirés d’un commentaire de L.R., désignent également sans équivoque les musulmans (paragraphe 16 ci‑dessus).

173.  La Cour constate ensuite que le groupe de personnes de confession musulmane est également associé, sans aucun doute au regard de la construction des commentaires litigieux, à des termes objectivement injurieux et blessants. Il en va ainsi de la référence, après l’évocation de la transformation de « Nimes en Alger », aux « khebabs » et à la « mosquée », aux « dealers et prostitués [qui] règnent en maître » ou encore de certains passages, à savoir « un autre trafic de drogue », « des racailles [qui] vendent leur drogue toute la journée », « des caillassages sur des voitures appartenant à des "blancs" » (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, l’amalgame est encore plus frappant lorsqu’il est expressément fait référence à « un trafic de drogue tenu par les musulmans » (souligné par la Cour ; paragraphe 16 ci‑dessus), le choix des mots étant pour le moins éclairant et de nature à contribuer à la volonté d’assimiler un groupe, pris dans sa globalité en raison de sa religion, avec la délinquance.

174.  Certes, s’agissant des commentaires de L.R., le requérant maintient devant la Cour qu’ils seraient licites et qu’ils ne dépasseraient pas les limites admissibles de la liberté d’expression en matière politique, ajoutant que les propos litigieux sont repris du programme politique de son parti, qui n’a jamais été interdit (paragraphes 89 et 95 ci-dessus).

175.  La Cour reconnaît que lesdits commentaires s’inscrivaient dans un contexte très spécifique, puisqu’ils émanaient d’un citoyen qui s’exprimait en période électorale, sur le mur Facebook d’un candidat dont il partageait les idées et dont il était par ailleurs attaché de campagne électorale (paragraphe 21 ci-dessus), à propos de la situation locale qu’il entendait dénoncer dans des termes dont le requérant ne s’est pas distancié (paragraphes 23 et 95 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour admet que ces commentaires traduisaient une volonté de dénoncer des dysfonctionnements locaux, voire une souffrance sociale susceptible d’appeler une réponse politique, notamment en raison des actes de délinquance dont serait victime une partie de la population. Elle ne conteste pas davantage le fait qu’il faille tenir compte des spécificités de la communication sur certains portails Internet, où les commentaires relèvent fréquemment, comme en l’espèce, d’un registre de langue courant, voire familier ou vulgaire (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt, précité, § 77).

176. Il reste que, dans un contexte électoral, l’impact d’un discours raciste et xénophobe devient plus grand et plus dommageable, comme la Cour vient de le rappeler (paragraphe 153 ci-dessus). Cela est d’autant plus vrai dans les circonstances de l’espèce, dès lors que le contexte politique et social était difficile, en particulier au niveau local avec « des tensions manifestes au sein de la population, qui ressortent notamment des commentaires litigieux, mais également entre les protagonistes », le requérant et F.P., son adversaire politique, comme l’a justement relevé la chambre (voir le paragraphe 91 de son arrêt). En l’occurrence, interprétés et appréciés dans leur contexte immédiat, à savoir des commentaires publiés sur le mur du compte Facebook d’un homme politique en campagne électorale, les propos litigieux relevaient assurément d’un discours de haine, eu égard à leur contenu, leur tonalité générale, ainsi que la virulence et la vulgarité de certains des termes employés. La diffusion de tels propos et commentaires ne se limitait d’ailleurs pas aux adhérents et sympathisants du parti représenté par le requérant, la réaction de Leila T. témoignant de ce qu’elle dépassait au contraire le cadre strictement militant.

177. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les commentaires litigieux publiés par S.B. et L.R. sur le mur du compte Facebook du requérant étaient clairement illicites.

178.  En outre, peu importe que ces commentaires correspondent, comme le prétend le requérant, au programme politique de son parti. La Cour rappelle à cet égard que si les partis politiques ont le droit de défendre leurs opinions en public, même si certaines d’entre elles heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population, notamment en prônant des solutions aux problèmes liés à l’immigration, ils doivent toutefois éviter de le faire en préconisant la discrimination raciale et en recourant à des propos ou des attitudes vexatoires ou humiliantes, car un tel comportement risque de susciter parmi le public des réactions incompatibles avec un climat social serein et de saper la confiance dans les institutions démocratiques (Féret, précité, § 77).

β) Le contexte politique et la responsabilité particulière du requérant en raison de propos publiés par des tiers

179.  Dans l’arrêt Delfi AS (précité), en délimitant le cadre de son examen pour définir la portée de son appréciation, la Cour a considéré que l’affaire concernait un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales (ibidem, précité, § 115). En revanche, elle a précisé que son contrôle ne porterait pas sur « d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes », notamment « les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs » (ibidem, précité, § 116).

180. En l’espèce, la Cour considère que le compte Facebook du requérant ne saurait être assimilé à un « grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales », comme le soutient le gouvernement défendeur (paragraphe 106 ci-dessus). S’il ne fait guère de doute qu’il relève de la catégorie des « autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes » évoqués dans l’arrêt Delfi AS (précité, § 116), les spécificités de la présente affaire conduisent la Cour à aborder cette question au regard des « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qui incombent aux personnalités politiques lorsqu’elles décident d’utiliser les réseaux sociaux à des fins politiques, notamment à des fins électorales, en ouvrant des forums accessibles au public sur Internet afin de recueillir leurs réactions et leurs commentaires. En effet, le requérant n’est pas un simple particulier et il souligne lui-même le fait qu’il utilisait ce compte en sa qualité d’élu local (paragraphe 88 ci-dessus), à des fins politiques et dans un contexte électoral (paragraphes 89, 95 et 96 ci-dessus). En outre, la Cour relève que le requérant, professionnel de la politique, disposait également d’une certaine expertise professionnelle dans le domaine numérique. En effet, sur la page du site Internet de la mairie de Beaucaire qui est consacrée au requérant en sa qualité de maire, il est expressément précisé, concernant sa « vie professionnelle », qu’il s’est occupé « de la stratégie Internet du FN (...) pendant 7 ans » (paragraphe 13 ci-dessus).

181.  La Cour constate tout d’abord que le billet initialement publié par ce dernier sur le mur de son compte Facebook est exempt de termes injurieux et ne soulève pas de difficulté à ce titre (paragraphe 14 ci-dessus). Les autorités internes lui ont uniquement reproché son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés par des tiers.

182.  De plus, elle note que la mise en jeu d’une responsabilité en raison d’actes commis par des tiers peut varier en fonction des modalités du contrôle ou du filtrage à effectuer par les internautes qualifiés de producteur et qui sont de simples utilisateurs de réseaux sociaux ou de comptes ne poursuivant aucune finalité commerciale. Il n’existe d’ailleurs pas de consensus sur cette question au sein des États membres (paragraphe 79 ci-dessus).

183.  La Cour considère toutefois que l’engagement de la responsabilité d’une personne en qualité de producteur, au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, ne soulève pas de difficulté dans son principe, dès lors que des garanties existent dans la mise en œuvre de sa responsabilité et qu’elle intervient dans un cadre de responsabilité partagée entre les différents intervenants, à l’instar par exemple des hébergeurs.

184.  En effet, Internet étant devenu l’un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression (paragraphes 158 et suivants ci-dessus), la Cour considère que des ingérences dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doivent faire l’objet d’un examen particulièrement attentif, dès lors qu’elles sont susceptibles d’avoir un effet dissuasif, porteur d’un risque d’auto-censure. Il reste que la dénonciation d’un tel risque ne doit pas faire oublier l’existence d’autres dangers pour l’exercice et la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier ceux susceptibles d’être engendrés par la tenue de propos illicites, diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, qui peuvent être diffusés comme jamais auparavant (paragraphes 161 et 162 ci‑dessus). C’est pourquoi il faut en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations alléguées (voir, mutatis mutandis, Delfi AS, précité, § 110).

185.  La Cour constate qu’à l’époque des faits, le titulaire d’un compte Facebook utilisé à des fins non commerciales ne maîtrisait pas totalement la gestion des commentaires. Outre le fait qu’il n’y avait pas de procédé de filtrage préalable à sa disposition, si ce n’est en rendant son compte non public (paragraphes 82 et 106 ci-dessus), la surveillance effective de tous les commentaires, en particulier pour un compte connaissant une fréquentation très importante, était de nature à imposer une disponibilité ou le recours à des moyens significatifs, voire considérables. Néanmoins, le fait de décharger les producteurs de toute responsabilité risquerait de faciliter ou d’encourager les abus et des dérives, qu’il s’agisse des discours de haine et des appels à la violence, mais également des manipulations, des mensonges ou encore de la désinformation. Aux yeux de la Cour, si les professionnels qui créent et mettent les réseaux sociaux au service des autres utilisateurs ont nécessairement des obligations (voir, notamment, paragraphe 75 ci-dessus), il devrait s’agir d’une responsabilité partagée de tous les acteurs impliqués, le cas échéant en prévoyant que le niveau de responsabilité et les modalités de son engagement soient gradués en fonction de la situation objective de chacun.

186.  La Cour relève d’ailleurs que le droit français se situe dans cette optique avec, s’agissant du « producteur », une responsabilité partagée soumise aux conditions du dernier alinéa de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, tandis que les hébergeurs au sens de la loi du 21 juin 2004, à l’instar de Facebook, ont une responsabilité limitée, comme l’a confirmé le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2004-496 DC du 10 juin 2004 (paragraphe 45 ci-dessus).

187.  Par ailleurs, les juridictions internes ont en l’espèce opposé sa qualité d’homme politique au requérant, pour en déduire l’existence d’une obligation particulière pesant sur lui (paragraphes 28 et 32 ci‑dessus). Il est vrai que, d’une manière générale, un personnage politique a des devoirs et des responsabilités (voir le rappel de jurisprudence aux paragraphes 150-151 et 153 ci-dessus), outre le fait qu’une notoriété et une représentativité importante donnent plus de résonnance et d’autorité aux mots ou aux actes de leur auteur. En raison de son statut particulier et de sa place dans la société, il est effectivement plus susceptible d’influencer les électeurs, voire de les inciter, directement ou non, à adopter des positions et des comportements qui peuvent se révéler illicites, ce qui explique que l’on puisse attendre de lui « une vigilance d’autant plus importante », pour reprendre les mots utilisés par la cour d’appel de Nîmes (paragraphe 32 ci-dessus).

188. La Cour entend cependant souligner qu’un tel constat ne doit pas être compris comme opérant une inversion des principes consacrés dans sa jurisprudence (paragraphes 146-147 ci-dessus). En effet, s’il est possible de faire peser des obligations particulières sur le requérant en raison de sa qualité d’homme politique, cela doit aller de pair avec les principes relatifs aux droits liés à son statut, auxquels la cour d’appel de Nîmes aurait utilement pu se référer pour renforcer sa motivation. Ce n’est qu’une fois ces principes effectivement pris en compte qu’il devient possible, pour les juges internes, lorsque les faits qui sont soumis à leur examen le justifient et sous réserve de motiver leur décision sur ce point, de fonder leur décision sur le fait que la liberté d’expression politique n’est pas absolue et qu’un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions » (paragraphes 148 et suivants ci‑dessus).

189.  Il reste que le requérant utilisait son compte Facebook en sa qualité d’élu local et à des fins politiques, en plein contexte électoral dans lequel s’inscrivaient les commentaires litigieux (paragraphe 180 ci-dessus). Tout en renvoyant à sa jurisprudence en la matière, la Cour rappelle que les autorités nationales sont mieux placées qu’elle pour comprendre et apprécier tant les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers, que l’impact probable de certains faits qu’ils sont appelés à juger (voir, mutatis mutandis, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 63, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Maguire c. Royaume-Uni (déc.), no 58060/13, § 54, 3 mars 2015). Dans les circonstances de l’espèce, tout en rappelant avoir conclu que le contenu des commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant était clairement illicite (paragraphes 169‑177 ci‑dessus), elle considère que le tribunal correctionnel et la cour d’appel de Nîmes étaient les mieux placés pour apprécier les faits au regard du contexte local difficile et dans leur dimension politique avérée (paragraphe 176 ci-dessus). La Cour souscrit ainsi pleinement à la conclusion de la chambre selon laquelle le langage employé en l’espèce incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux (voir le paragraphe 88 de l’arrêt de la chambre).

  1. Les mesures appliquées par le requérant

190.  La Cour considère tout d’abord qu’il ne fait guère de doute qu’un minimum de contrôle a posteriori ou de filtrage préalable destiné à identifier au plus vite des propos clairement illicites et à les supprimer dans un délai raisonnable, et ce même en l’absence d’une notification de la partie lésée, est souhaitable, que ce soit au niveau de l’hébergeur, en l’espèce Facebook, en sa qualité de professionnel qui crée et met un réseau social au service des utilisateurs, ou du titulaire du compte qui utilise cette plateforme pour « poster » ses propres articles ou commentaires tout en permettant aux autres utilisateurs d’y ajouter les leurs. Tout en renvoyant aux principes dégagés dans sa jurisprudence (paragraphes 158 et suivants ci-dessus), elle souligne le fait que le titulaire d’un compte ne saurait revendiquer un quelconque droit à l’impunité dans l’utilisation qu’il fait des outils numériques mis à sa disposition sur Internet et qu’il lui appartient d’agir dans les limites de ce que l’on peut raisonnablement attendre de lui (voir, également, paragraphe 185 ci-dessus).

191.  En l’espèce, la Cour rappelle qu’aucune disposition n’imposait la mise en place d’un filtrage préalable des messages et qu’il n’existait pas de possibilité pratique d’opérer une modération a priori sur Facebook (paragraphes 82 et 106 ci‑dessus). Cela étant, se pose la question de savoir quelles mesures le requérant devait ou pouvait raisonnablement prendre, en sa qualité de producteur au sens de l’article 93‑3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.

192.  À ce titre, la Cour rappelle tout d’abord que, dans son billet initial, le requérant n’a pas adressé de message susceptible de constituer ou d’encourager un discours de haine ou un appel à la violence (paragraphes 14 et 181 ci-dessus).

193.  Elle note ensuite que le requérant avait toute latitude pour décider de rendre l’accès au mur de son compte Facebook public ou non. Les juridictions internes ont ainsi pris en considération sa décision de l’avoir volontairement rendu public, la cour d’appel de Nîmes en ayant quant à elle déduit qu’il avait « donc autorisé ses amis à y publier des commentaires » (paragraphes 28 et 32 ci-dessus). La Cour, tout en partageant ce constat, estime cependant que, s’agissant d’un moyen technique mis à sa disposition par la plateforme, qui lui permettait de communiquer avec les électeurs en sa qualité d’homme politique et de candidat à une élection, la décision qu’il a prise à ce titre ne saurait, en soi, lui être reprochée. Néanmoins, compte tenu du contexte local et électoral tendu qui existait à l’époque des faits (voir, notamment, paragraphe 176 ci-dessus), une telle option était manifestement lourde de conséquences, ce que le requérant ne pouvait ignorer dans les circonstances de l’espèce. La Cour tient dès lors pour légitime le fait de distinguer, comme l’ont fait les juges internes, selon que l’accès au mur d’un compte Facebook est réservé à certaines personnes ou au contraire entièrement public. Dans cette dernière hypothèse, toute personne, et donc a fortiori un personnage politique rompu à la communication publique, doit avoir conscience d’un risque plus grand que des excès et des débordements soient commis et, par la force des choses, diffusés auprès d’une plus large audience. Il s’agit assurément d’un élément factuel important, directement lié au choix délibéré du requérant qui était, comme la Cour a eu l’occasion de le souligner, non seulement un homme politique en campagne, mais également un professionnel de la stratégie de communication sur Internet (paragraphe 13 ci-dessus).

194.  En outre, la Cour rappelle que l’utilisation de Facebook était soumise à l’acceptation des conditions de ce réseau social, en particulier de la « déclaration des droits et responsabilité » que le requérant ne pouvait ignorer (paragraphe 81 ci-dessus). Elle constate d’ailleurs que si chaque utilisateur de Facebook doit veiller individuellement au respect de ces règles de fonctionnement, le requérant a néanmoins estimé devoir attirer l’attention de ses « amis » sur la nécessité de tenir des propos licites, en leur adressant un message les invitant à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires » (paragraphe 19 ci-dessus), ce qui semble démontrer qu’il avait à tout le moins conscience des problèmes posés par certaines publications sur le mur de son compte. La Grande Chambre fait d’ailleurs sien le constat de la chambre selon lequel le requérant a publié ce message d’avertissement sans supprimer les commentaires litigieux ni même, surtout, prendre la peine de vérifier ou de faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public (voir le paragraphe 97 de l’arrêt de la chambre). L’absence d’un tel contrôle minimal apparaît d’autant plus inexplicable que, dès le lendemain, le requérant avait été alerté par S.B. de l’intervention de Leila T. (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’il était ainsi effectivement informé des problèmes susceptibles d’être soulevés par les autres commentaires.

195.  S’agissant précisément des commentaires litigieux, la Cour souscrit à l’analyse de la chambre concernant celui publié par S.B., lorsqu’elle relève qu’il a été « promptement retiré par [son] auteur, à savoir moins de vingt‑quatre heures après sa publication [et que], à supposer que le requérant ait effectivement eu le temps et la possibilité d’en prendre préalablement connaissance, (...) exiger de lui une intervention encore plus rapide, faute pour les autorités internes de pouvoir justifier d’une telle obligation au regard des circonstances particulières de l’espèce, reviendrait à exiger une réactivité excessive et irréaliste ».

196  Il reste que le commentaire de S.B. ne constitue que l’un des éléments à prendre en compte en l’espèce, dans le cadre d’un examen de l’ensemble des faits reprochés par les autorités internes. Le requérant a en effet été poursuivi, puis condamné, non pas en raison des propos tenus par S.B. ou L.R., mais pour ne pas avoir retiré promptement l’ensemble des commentaires illicites publiés par ces auteurs sur le mur de son compte Facebook. Lesdits commentaires ne se contentaient d’ailleurs pas de se suivre chronologiquement. Loin de ne constituer qu’un « système de monologues interactifs » comme suggéré par le requérant (paragraphe 96 ci-dessus), ils se répondaient et se complétaient à la suite de la publication par le requérant de son billet initial, ainsi qu’en atteste en particulier la référence systématique à F.P., l’adversaire politique du requérant, dans les messages publiés tant par celui-ci que par S.B. et L.R. Ainsi, pour la Cour, ils constituaient non seulement un fil de discussion, mais bien une forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène, que les autorités internes ont pu raisonnablement appréhender comme tel.

197.  Il s’en déduit également, aux yeux de la Cour, que la suppression des propos de S.B. par celui-ci dans les vingt-quatre heures après leur publication ne saurait suffire à dégager le requérant de sa responsabilité à l’égard de Leila T., qui s’était constituée partie civile devant les juridictions internes. La Cour relève à ce titre que, dans son arrêt du 18 octobre 2013, la cour d’appel de Nîmes a confirmé le jugement du tribunal correctionnel sur les dispositions civiles en faveur de Leila T., ajoutant à la somme de 1 000 EUR octroyée en première instance au titre de son préjudice moral une somme d’un même montant pour les frais et dépens engagés par elle à hauteur d’appel. Or, s’il est vrai que S.B. a promptement supprimé son propre commentaire, le seul à faire directement référence à Leila T., cette suppression n’est intervenue qu’après la publication des commentaires de L.R. qui, intervenant en écho aux propos de S.B., alimentaient et, ce faisant, poursuivaient le même discours. Le billet initial du requérant a non seulement entamé un dialogue, comme la Cour l’a déjà relevé, mais également engendré des conséquences qui le dépassent en raison de la nature même des réseaux sociaux sur Internet (paragraphes 161 et suivants ci-dessus). Ainsi, cette forme de dialogue itératif formant un ensemble homogène (paragraphe 196 ci-dessus) pouvait justifier la condamnation du requérant à payer certaines sommes à Leila T., partie civile, et ce en dépit de la suppression du commentaire de S.B. publié en réponse à son billet initial. Partant, au vu des considérations qui précèdent, la Cour considère que la cour d’appel de Nîmes a pu, par un raisonnement ni entaché d’arbitraire ni manifestement déraisonnable, en conclure que la suppression du message de S.B. n’était dès lors plus de nature à effacer ses conséquences à l’égard de la partie civile, Leila T. Elle souligne en effet que la responsabilité, tant pénale que civile, du requérant, n’a pas été engagée du fait de l’un ou l’autre des commentaires pris isolément.

199.  La Cour rappelle, sur ce point, qu’elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, qui jouissent au demeurant d’une marge d’appréciation, à laquelle le préambule de la Convention se réfère expressément à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole no 15 le 1er août 2021, mais de vérifier la compatibilité avec les exigences de l’article 10 des décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation, et ce en appréciant l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire.199.  La Cour constate par ailleurs que les juridictions internes ont rendu des décisions motivées et qu’elles se sont livrées à une appréciation raisonnable des faits en examinant la question de savoir si le requérant avait connaissance des commentaires illicites publiés sur le mur de son compte Facebook. Elle note que si le jugement du tribunal correctionnel se contente de relever que le requérant avait autorisé ses amis à avoir accès à son mur et qu’il avait « laissé les commentaires litigieux encore visibles le 6 décembre 2011 » (paragraphe 28 ci-dessus), sans chercher à démontrer que le requérant en aurait effectivement eu connaissance à cette date, ce qui était pourtant au cœur de la question débattue, l’arrêt de la cour d’appel apporte toutefois un certain nombre de précisions factuelles (paragraphe 32 ci‑dessus), à savoir : le fait que, lors de l’enquête, le requérant avait déclaré consulter son compte tous les jours ; l’absence de retrait des commentaires de S.B. ; l’alerte donnée au requérant, par S.B., de l’intervention de Leila T. à la suite de la publication de son commentaire ; enfin, le fait que le requérant avait légitimé sa position en affirmant que les commentaires litigieux lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression.

200.  En ce qui concerne plus spécialement le motif tiré de la consultation quotidienne de son compte par le requérant, il est vrai que celui-ci avait également déclaré devant les enquêteurs que les commentaires publiés étaient trop nombreux pour être en mesure de les consulter régulièrement, compte tenu d’un nombre d’« amis » s’élevant à plus de 1 800 personnes susceptibles de « poster » des commentaires à tout moment (paragraphe 23 ci-dessus). Les juges internes n’ont pas cru devoir motiver leurs décisions sur ce point, alors qu’il s’agissait pourtant d’un point essentiel permettant d’évaluer la crédibilité des affirmations du requérant au regard du nombre de messages effectivement « postés » sur son mur Facebook à la suite de son billet et, en conséquence, de déterminer si l’on pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il consulte les commentaires pour en vérifier la teneur et, le cas échéant, les supprimer. La Cour note cependant qu’au cours de l’audience qui s’est tenue devant elle, le gouvernement défendeur a précisé, sans être contredit par le requérant, qu’une quinzaine de commentaires avaient été publiés à la suite de son billet du 24 octobre 2011 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Partant, la question des difficultés posées par la fréquentation potentiellement trop importante d’un compte ouvert par un homme politique, ainsi que des moyens nécessaires pour en assurer une surveillance effective, dont le gouvernement slovaque offre une illustration dans ses observations (paragraphe 113 ci‑dessus), ne se pose clairement pas en l’espèce.

201.  La Cour estime au demeurant qu’une notoriété et une représentativité importante donnent nécessairement une résonance et une autorité particulières aux mots, aux actes ou aux omissions de leur auteur. Dès lors, elle estime pertinent d’opérer un contrôle de proportionnalité en fonction du niveau de responsabilité susceptible de peser sur la personne visée : un simple particulier dont la notoriété et la représentativité sont limitées aura moins d’obligations qu’une personne ayant un mandat d’élu local et candidate à de telles fonctions, laquelle aura à son tour moins d’impératifs qu’une personnalité politique d’envergure nationale, pour qui les exigences seront nécessairement plus importantes, en raison tant du poids et de la portée de ses paroles que de sa capacité à accéder aux ressources adaptées, permettant d’intervenir efficacement sur les plateformes de médias sociaux (voir, mutatis mutandis, Mesić c. Croatie, no 19362/18, § 104, 5 mai 2022, et Melike, précitée, § 51).

  1. La possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que le requérant

202.  La Cour renvoie en premier lieu à ses conclusions relatives à la légalité de l’ingérence (paragraphes 129-139 ci-dessus), dont il ressort clairement que les faits reprochés au requérant étaient à la fois distincts de ceux commis par les auteurs des commentaires illicites et régis par un tout autre régime de responsabilité, lié au statut spécifique et autonome de producteur au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, avec les exigences particulières qui en découlaient. En particulier, elle rappelle que le requérant ne démontre pas en quoi l’interprétation de ce texte et son application par les juridictions internes auraient été arbitraires ou manifestement déraisonnables (paragraphe 139 ci‑dessus).

203.  En deuxième lieu, la Grande Chambre fait sienne la conclusion de la chambre selon laquelle le requérant n’a donc pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs (voir le paragraphe 100 de l’arrêt de la chambre). Dès lors, les questions liées à l’anonymat sur Internet et à l’établissement de l’identité des auteurs, que la Cour a dû examiner dans l’affaire Delfi AS (précitée, §§ 147-151), ne se posent pas dans la présente espèce.

204.  Enfin, elle constate également qu’à de très rares exceptions près (paragraphes 55, 57‑59 ci‑dessus), les sources de droit international ne traitent pas la question de la nécessité de poursuivre les auteurs plutôt que les intermédiaires, en particulier lorsque ces derniers ne sont pas des professionnels du numérique exerçant une activité à titre commercial sur Internet, mais des utilisateurs de réseaux sociaux ou d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, à l’instar du requérant dans la présente affaire.

  1. Les conséquences de la procédure interne pour le requérant

205.  La Cour rappelle tout d’abord que même en présence de mesures de caractère civil, l’imputation d’une responsabilité relativement à des propos émanant de tiers peut avoir des conséquences négatives sur l’espace réservé aux commentaires d’un portail Internet et produire un effet dissuasif sur la liberté d’expression sur Internet (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt, précité, § 86, et Pihl, précité, § 35), cet effet pouvant être particulièrement préjudiciable pour un site web non commercial (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt, précité, § 86). Le caractère pénal de la responsabilité mise en jeu, qui doit être adaptée et proportionnée à la gravité des propos, pourrait donc être perçue comme potentiellement de nature à accentuer les effets de telles répercussions sur la liberté d’expression (voir, notamment, les observations du gouvernement tchèque, paragraphe 117 ci‑dessus, ainsi que la Recommandation CM/Rec (2022) 16, paragraphe 61 ci-dessus, et son Annexe, points 3 et 4, paragraphe 62 ci‑dessus).

206.  La Cour a conscience de ce qu’une condamnation pénale est susceptible, comme le soutiennent le requérant et certains tiers intervenants, d’avoir des effets dissuasifs pour les utilisateurs de Facebook, d’autres réseaux sociaux ou de forums de discussion (paragraphes 89, 117, 118 et 120 ci‑dessus). Cependant, s’il existe un mouvement en faveur de la dépénalisation de la diffamation (voir, notamment, la Recommandation 1814 (2007) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe), tel n’est pas le cas s’agissant des discours de haine et des appels à la violence. Dans l’Annexe à la Recommandation CM/Rec (2022) 16, le Comité des Ministres propose au contraire de prévoir une distinction selon la gravité du discours de haine, sans pour autant exclure le recours au droit pénal (point 3, paragraphe 62 ci‑dessus).

207.  De plus, la Cour rappelle qu’il n’est pas exclu, dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence, qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine du discours politique puisse être regardée compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Otegi Mondragon, précité, § 59, et Féret, précité, §§ 34 et 80 ; voir également, concernant la liberté d’expression journalistique, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004‑XI). En outre, même lorsque le montant des amendes infligées peut paraître élevé au regard des circonstances de la cause, cela doit être apprécié à l’aune du fait que les intéressés encouraient en principe des peines d’emprisonnement (Le Pen, précitées, et Soulas et autres, précité, § 46).

208.  Or, en l’espèce, la Cour relève qu’à l’époque des faits le requérant encourait jusqu’à un an d’emprisonnement et 45 000 EUR d’amende (paragraphe 35 ci-dessus). Il a cependant été condamné au seul paiement d’une amende de 4 000 EUR en première instance, montant ramené à 3 000 EUR par la cour d’appel, ainsi qu’au versement d’une somme de 1 000 EUR à Leila T. au titre de ses frais et dépens (paragraphe 30 ci‑dessus). En outre, comme la chambre l’a observé à juste titre, cette condamnation n’a pas entraîné d’autres conséquences pour le requérant (voir le paragraphe 103 de son arrêt). La Cour note en particulier que le requérant n’allègue pas avoir dû changer de comportement par la suite ni que sa condamnation eût un quelconque effet dissuasif sur l’usage de son droit à la liberté d’expression, ou encore des conséquences négatives pour son parcours politique ultérieur et dans ses relations avec les électeurs. Au demeurant, elle constate que sa condamnation par le tribunal correctionnel, confirmée par la cour d’appel de Nîmes le 18 octobre 2013, ne l’a pas empêché d’être élu maire de la ville de Beaucaire en 2014 et de continuer à exercer des responsabilités au nom de son parti politique (voir paragraphe 13 ci-dessus).

c) Conclusion

209.  Compte tenu de ce qui précède, sur la base d’un examen in concreto des circonstances spécifiques de la présente affaire et eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur, la Cour estime que les décisions des juridictions internes reposaient sur des motifs pertinents et suffisants, et ce tant au regard de la responsabilité du requérant, en sa qualité d’homme politique, pour les commentaires illicites publiés en période électorale sur le mur de son compte Facebook par des tiers, eux-mêmes identifiés et poursuivis comme complices, qu’en ce qui concerne sa condamnation pénale. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

210.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

ROUILLAN c. FRANCE du 23 juin 2022 Requête no 28000/19

Si le principe de la sanction prononcée pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme n’est pas remis en cause, la lourdeur de la peine d’emprisonnement infligée à Jean-Marc Rouillan pour des propos tenus à la radio viole l’article 10 de la Convention

Dans une interview accordée à une radio associative marseillaise en , Il a dit sur les attentats du 13 novembre 2015 : « le courage avec lequel se sont battus les terroristes du 13 novembre, dans les rues de Paris en sachant qu’il y avait près de 3 000 flics autour d’eux. » « On peut dire plein de choses sur eux — qu'on est absolument contre les idées réactionnaires, que c'était idiot de faire ça, mais pas que ce sont des gamins lâches » tout en se déclarant « totalement hostile » à l’idéologie « mortifère » des jihadistes.

Opinion de Frederic Fabre : Un appel de la part de la France est nécessaire. Certes, la CEDH veut sanctionner une pratique qui interdit l'épuisement de voies de recours internes, soit sanctionner plus durement les condamnés qui font appel pour les en dissuader mais en l'espèce la CEDH n'explique pourquoi la décision de la Cour d'Appel a sanctionné trop lourdement. Soit il s'agit d'une apologie au terrorisme et il n'y peut avoir condamnation de la France, soit elle ne l'est pas. J'ai repris ci-dessus les propos de Jean Marc Rouillant, dans leur intégralité. Où est l'apologie du terrorisme en reconnaissant un courage, aux terroristes qui ne peuvent pas être qualifiés de lâches. Leur courage les rend encore plus monstrueux et il est possible qu'ils soient sous psychotrope pour obtenir ce courage et commettre des actes terroristes de si grande ampleur. La CEDH a oublié de motiver que Jean Marc Rouillant n'a pas mâtiner ces propos en déclarant les actes terroristes comme monstrueux. Il semblerait qu'il ne l'ai pas fait.

Art 10 • Liberté d’expression • Disproportion de la peine d’emprisonnement à un ancien terroriste pour son éloge des auteurs des attentats de Paris de 2015, diffusée à la radio et sur internet quelques mois après • Prévisibilité de la loi • Débat d’intérêt général • Appréciation des propos par les juridictions à la lumière de la tonalité générale de l’entretien, de la personnalité du requérant et du contexte • Incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste lors d’attentats meurtriers récemment commis • Moyens de diffusion des propos susceptibles de toucher un large public • Motifs justifiant la sanction pertinents et suffisants • Réponse des autorités nécessaire aux propos, prononcés en toute connaissance de cause du contexte, susceptibles de faire peser des menaces sur la cohésion nationale et la sécurité publique du pays

L’affaire concerne la condamnation pénale de Jean-Marc Rouillan, ancien membre du groupe terroriste Action directe, à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix avec sursis probatoire, pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme, en raison de propos tenus lors d’une émission de radio en 2016 qui ont ensuite été publiés sur le site internet d’un journal. La Cour considère que la condamnation pénale du requérant pour complicité d’apologie d’actes de terrorisme a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression et reconnaît que cette ingérence était prévue par la loi et avait pour but légitime la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales. Examinant ensuite la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2, la Cour admet tout d’abord que les propos litigieux doivent être regardés comme une incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste, et n’aperçoit aucune raison sérieuse de s’écarter du sens et de la portée qu’en a retenus le tribunal correctionnel dans le cadre d’une décision dûment motivée, dont les motifs ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation. Elle précise ensuite qu’elle ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction. A cet égard, elle considère que les motifs retenus pour justifier la sanction du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie du terrorisme et sur la prise en considération de la personnalité de l’intéressé, apparaissent à la fois « pertinents » et « suffisants » pour fonder l’ingérence litigieuse qui doit être regardée comme répondant, dans son principe, à un besoin social impérieux.

Toutefois, après avoir rappelé que, lorsque la liberté d’expression est en jeu, les autorités doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les motifs retenus par les juridictions internes dans la mise en balance qu’il leur appartenait d’effectuer ne suffisent pas à la mettre en mesure de considérer qu’une telle peine d’emprisonnement de dix-huit mois prononcée à l’encontre du requérant était, alors même qu’il a été sursis à son exécution pour une durée de dix mois, proportionnée au but légitime poursuivi. Elle conclut donc à une violation de l’article 10 de la Convention eu égard à la lourdeur de la sanction pénale infligée au requérant.

CEDH

47.  La Cour considère, à l’instar des parties qui s’accordent sur ce point, que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

a) Prévue par la loi

  1. Principes généraux

48.  La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi dans le cadre de l’article 10 résumés dans les arrêts Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 131‑136, CEDH 2015 (extraits) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], n14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020. Elle souligne en particulier les éléments suivants.

49.  La Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être attachées à un acte déterminé. La Cour a cependant précisé que ces conséquences n’avaient pas à être prévisibles avec un degré de certitude absolue, l’expérience révélant celle-ci hors d’atteinte. Même dans les cas où l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression avait pris la forme d’une « sanction » pénale, la Cour a reconnu l’impossibilité d’atteindre une précision absolue dans la rédaction des lois, surtout dans des domaines où la situation varie selon les opinions prédominantes dans la société, et elle a admis que la nécessité d’éviter la rigidité et de s’adapter aux changements de situation implique que de nombreuses lois recourent à des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 37, CEDH 2001-I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004-VI).

50.  Naturellement, la notion de « loi » (« law ») employée à l’article 10 § 2 et dans d’autres articles de la Convention correspond à celle de « droit » (« law ») qui figure à l’article 7 (Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 49, CEDH 1999-IV, et Erdoğdu et İnce c. Turquie [GC], nos 25067/94 et 25068/94, § 59, CEDH 1999-IV). Selon la jurisprudence constante de la Cour sur le terrain de l’article 7, la condition selon laquelle la loi doit définir clairement les infractions se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir de l’énoncé de la disposition en cause – au besoin à l’aide de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux – quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir parmi d’autres Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 185, CEDH 2010, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 79, CEDH 2013, Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 50, CEDH 2015, et, dans une affaire qui concernait tant l’article 7 que l’article 10 de la Convention, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 20, CEDH 2004-II). L’article 7 ne prohibe pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (Kononov, § 185, Del Río Prada, § 93, et Rohlena, § 50, précités).

51.  La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine (Selahattin Demirtaş, précité, § 251). En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).

52.  La Cour rappelle enfin que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 96, 20 janvier 2020).

  1. Application au cas d’espèce

53.  À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la question essentielle qui se pose à ce stade est celle de savoir si, lorsqu’il a tenu les propos pour lesquels il a été condamné, le requérant savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – qu’ils étaient de nature à engager sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 421-2-5 du code pénal (Perinçek, précité, § 137).

54.  Il est vrai que l’article 421-2-5 du code pénal ne définit pas la notion d’apologie et qu’à la date des propos litigieux tenus par le requérant, la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’application de cette disposition était encore relativement limitée, compte tenu de sa récente entrée en vigueur.

55.  Toutefois, la Cour rappelle que l’article 421-2-5 du code pénal résulte d’un transfert du délit d’apologie d’actes de terrorisme de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse au code pénal (paragraphe 27 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que la notion d’apologie figure dans le droit interne depuis 1893 et qu’elle est interprétée, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, comme consistant en la « glorification d’un ou plusieurs actes ou celle de leur auteur » ou en « l’incitation à porter un jugement de valeur morale favorable » sur ces actes ou leurs auteurs (voir les paragraphes 23 à 25). Dans ces conditions, le requérant pouvait raisonnablement prévoir que les juridictions internes interprèteraient la notion d’apologie figurant à l’article 421-2-5 du code pénal en retenant les mêmes critères que ceux utilisés pour l’application de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que cela a été confirmé par les décisions internes rendues au sujet de ses propos (voir les paragraphes 9, 16, 20 et 21) et par la jurisprudence postérieure de la Cour de cassation (paragraphe 29 ci-dessus).

56.  La Cour relève d’ailleurs que, dans sa décision du 18 mai 2018, précitée, postérieure aux propos litigieux, pour juger que les dispositions de l’article 421-2-5 du code pénal « ne revêt[ai]ent pas un caractère équivoque et [étaient] suffisamment précises pour garantir contre le risque d’arbitraire », le Conseil constitutionnel a confirmé cette interprétation en précisant, d’une part, que « le comportement incriminé doit inciter à porter un jugement favorable sur une infraction expressément qualifiée par la loi d’« acte de terrorisme » ou sur son auteur » et, d’autre part, que « ce comportement doit se matérialiser par des propos, images ou actes présentant un caractère public, c’est-à-dire dans des circonstances traduisant la volonté de leur auteur de les rendre publics ».

57.  Pour sa part, la Cour considère qu’au regard de l’énoncé de l’article 421-2-5 du code pénal et de la jurisprudence constante des juridictions internes relative à la notion d’apologie, le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses propos laudatifs relatifs aux auteurs des attentats terroristes, tenus publiquement dans le cadre d’un entretien journalistique, étaient susceptibles d’engager sa responsabilité pénale. L’absence de poursuites contre des personnes qui auraient tenu des propos similaires à ceux du requérant ou contre les journalistes ayant diffusé ses propos résulte du principe de l’opportunité des poursuites et ne change rien à ce constat (voir, mutatis mutandis, Perinçek, précité, § 138).

58.  La Cour précise enfin que la question de l’appréciation par les juridictions internes du caractère apologétique ou non des propos du requérant se rattache à la pertinence et à la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes pour justifier l’ingérence litigieuse dans son droit à la liberté d’expression et sera en conséquence examinée dans le cadre de l’évaluation de la « nécessité » de celle-ci (Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 42 in fine, CEDH 2007-IV et Perinçek, précité, § 139).

59.  De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression était suffisamment prévisible et, partant, « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

b)  But légitime

60.  La Cour considère, à l’instar du Gouvernement, qu’eu égard au caractère sensible de la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la nécessité pour les autorités d’exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, la condamnation du requérant pour complicité d’apologie d’actes de terrorisme avait pour but la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales (voir en ce sens, Leroy c. France, no 36109/03, § 36, 2 octobre 2008).

61.  Reste donc à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

c)      Nécessité dans une société démocratique

  1. Principes généraux

62.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, §§ 131-139, CEDH 2015), et Perinçek (précité, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées).

63.  À ce titre, elle rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

64.  L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999 III).

65.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

  1. Application au cas d’espèce

66.  Pour apprécier la nécessité de l’ingérence à la lumière des principes exposés ci-dessus, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996-V). En principe, la marge d’appréciation dont disposent les autorités pour juger de la « nécessité » d’une telle ingérence est particulièrement restreinte (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II et Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006-XIII). Toutefois, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). La Cour considère qu’il en va de même s’agissant de propos faisant l’apologie de la violence qui incitent, ce faisant, indirectement à y recourir. Elle note par ailleurs que des propos incitant à l’usage de la violence peuvent même tomber sous l’empire de l’article 17 de la Convention (Roj TV A/S c. Danemark (déc.), no 24683/14, 24 mai 2018). La Cour rappelle qu’elle tient particulièrement compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen et, à ce titre, tout spécialement des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, Z.B. c. France, no 46883/15, § 59, 2 septembre 2021), question d’intérêt public de première importance dans une société démocratique (Demirel c. Turquie (déc.), no 11584/03, 24 mai 2007). La Cour portera ainsi une attention particulière aux termes employés dans la déclaration litigieuse prise dans son ensemble, à la personnalité de l’auteur de ladite déclaration, au contexte de sa publication et aux destinataires potentiels du message (Dicle c. Turquie (no 3), no 53915/11, § 91, 8 février 2022).

67.  En premier lieu, la Cour rappelle que le requérant a été condamné pour avoir qualifié les auteurs des attentats terroristes perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015 de « courageux » et affirmé qu’ils s’étaient « battus courageusement » lors d’une émission de radio, dont l’enregistrement a ensuite été publié sur le site internet d’un journal. La Cour relève que le requérant a été invité à cette émission en tant qu’ancien membre d’une organisation terroriste active en France dans les années 1980, auteur de plusieurs livres ainsi qu’au titre de la promotion d’un film dans lequel il avait joué son propre rôle. Le requérant jouissait donc d’une certaine médiatisation. Lors de cette émission, il a été interrogé sur divers sujets annoncés par les journalistes dès le début de l’entretien, notamment sur l’état d’urgence instauré en France après les attentats terroristes de novembre 2015, les libertés publiques et la sécurité. La Cour considère que ces questions étaient, dans le contexte de l’époque, susceptibles d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement et en conclut que les propos du requérant ont été tenus dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qu’a d’ailleurs relevé la Cour de cassation (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 171, 27 juin 2017).

68.  En deuxième lieu, la Cour relève que, par des décisions concordantes, le tribunal correctionnel, la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé que le fait de qualifier les auteurs des attentats terroristes de Paris de « courageux » et d’affirmer qu’ils « se sont battus courageusement » constituait une incitation à porter un jugement favorable sur les auteurs d’infractions terroristes. La Cour note en particulier que le tribunal correctionnel, dont les motifs de la décision ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation, a apprécié ces propos à la lumière de la tonalité générale de l’entretien, de la personnalité du requérant et du contexte prévalant en France à la période des faits, après les attentats terroristes perpétrés en janvier puis en novembre 2015.

69.  Le tribunal correctionnel a ainsi considéré que, même s’il n’a pas exprimé d’adhésion pour l’idéologie islamiste, le requérant a présenté le mode d’action terroriste, pour lequel il a lui-même été condamné à deux reprises à la réclusion à perpétuité, sous un jour romanesque en utilisant des images positives et glorieuses à l’égard des auteurs des attentats de Paris. Le tribunal correctionnel a également souligné que les propos du requérant avaient été tenus environ un an après les attentats commis à Paris en janvier 2015 et moins de quatre mois après ceux perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en novembre 2015. En outre, le tribunal a estimé qu’au regard de son engagement passé au sein d’une organisation terroriste, de ses condamnations et de sa médiatisation, le requérant ne pouvait ignorer que la façon dont il s’exprimerait au sujet des attentats terroristes serait analysée minutieusement. Enfin, le tribunal a souligné que le requérant avait lui-même reconnu que la radio diffusant son entretien était écoutée par beaucoup de jeunes de quartiers populaires de Marseille et que même si son intention était de provoquer des adhésions vers les cercles d’extrême gauche, il admettait que ces auditeurs constituaient un public fragile facilement séduit par le discours de partisans d’un islamisme radical pouvant dériver vers des actions terroristes.

70.  La Cour reconnaît que même si les propos du requérant ne constituaient pas une incitation directe à la violence, ils véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes et ont été prononcés alors que l’émoi provoqué par les attentats meurtriers de 2015 était encore présent dans la société française et que le niveau de la menace terroriste demeurait élevé, comme en témoignent plusieurs autres attaques terroristes survenues en France en juin et juillet 2016. En outre, la Cour note que la diffusion de ces propos par le biais de la radio et d’internet était susceptible de toucher un large public.

71.  Dans ces conditions, la Cour, qui admet que les propos litigieux doivent être regardés, eu égard à leur caractère laudatif, comme une incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste, n’aperçoit aucune raison sérieuse de s’écarter du sens et de la portée qu’en a retenus le tribunal correctionnel dans le cadre d’une décision dûment motivée, dont les motifs ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation. Il s’ensuit que les autorités nationales bénéficiaient, au cas d’espèce, d’une large marge d’appréciation dans leur examen de la nécessité de l’ingérence litigieuse.

72.  En troisième lieu, la Cour relève que le requérant a été condamné en première instance à une peine d’emprisonnement de huit mois, qui a été aggravée en appel à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis avec mise à l’épreuve. En effet, la cour d’appel a estimé qu’une aggravation de la sanction était nécessaire afin de mieux tenir compte des circonstances de la cause, en particulier du fait « que les faits reprochés à Jean‑Marc Rouillan [étaient] d’une particulière gravité s’agissant d’apologie d’actes de terrorisme visant les attentats commis en France en janvier et novembre 2015 », « qu’au regard de la notoriété dont jouit Jean‑Marc Rouillan la portée des propos prononcés s’en trouve renforcée » et « qu’à l’audience, il n’a pas évolué sur les positions défendues au cours de cette interview » (paragraphe 18 ci‑dessus).

73.  La Cour souligne que, dans sa décision du 18 mai 2018, précitée, le Conseil constitutionnel a estimé, après avoir rappelé qu’elles étaient « prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur », que les peines instituées par l’article 421-2-5 du code pénal n’étaient pas, « au regard de la nature des comportements réprimés », « manifestement disproportionnées ». Elle ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction. Elle estime que les motifs qu’elles ont retenus pour justifier la sanction du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie du terrorisme et sur la prise en considération de la personnalité de l’intéressé, apparaissent, dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, à la fois « pertinents » et « suffisants » pour fonder l’ingérence litigieuse qui doit ainsi être regardée comme répondant, dans son principe, à un besoin social impérieux.

74.  Enfin la Cour souligne que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. À cet égard, elle rappelle avoir maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017, et Tête c. France, no 59636/16, § 68, 26 mars 2020). Ainsi, une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011 ; Stern Taulats and Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). La Cour réitère que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression.

75.  La Cour note le soin avec lequel les juridictions internes se sont efforcées, d’une part, de motiver non seulement le principe de la sanction infligée mais aussi sa nature et son quantum et, d’autre part, d’en justifier son aggravation en appel. La Cour, qui rappelle qu’il convient de tenir compte de l’impact potentiel du discours en cause, est consciente que le contexte, marqué par des attentats terroristes récemment commis et particulièrement meurtriers, dans lequel le requérant a prononcé, en toute connaissance de cause, les propos litigieux justifiait une réponse, de la part des autorités nationales, à la hauteur des menaces qu’ils étaient susceptibles de faire peser tant sur la cohésion nationale que sur la sécurité publique du pays. Toutefois, elle relève que la sanction infligée au requérant est une peine privative de liberté. Alors même qu’il a été sursis à l’exécution de la peine de dix‑huit mois d’emprisonnement prononcée à son encontre, pour une durée de dix mois, le requérant a en effet été placé sous le régime de la surveillance électronique pendant six mois et trois jours. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes dans la mise en balance qu’il leur appartenait d’exercer ne suffisent pas à la mettre en mesure de considérer qu’une telle peine était, en dépit de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, proportionnée au but légitime poursuivi.

76.  Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant que constitue la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

77.  Elle en conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en ce qui concerne la lourdeur de la sanction pénale infligée.

Ponta c. Roumanie du 14 juin 2022 requête no 44652/18

La condamnation de M. Ponta, ancien homme politique, pour des propos publiés sur sa page Facebook a violé sa liberté d’expression

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation du requérant, ancien Premier ministre, à verser une indemnité pour la publication de commentaires, postés sur sa page Facebook, jugés diffamatoires par les tribunaux internes à l’endroit d’un tiers, ministre délégué dans son gouvernement • Absence de mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour

L’affaire concerne la condamnation de M. Ponta, ancien homme politique et ancien Premier ministre, pour avoir publié des commentaires à l’endroit d’un tiers, sur sa page Facebook, jugés diffamatoires par les tribunaux internes. La Cour observe que les tribunaux internes n’ont pas appliqué les critères établis par sa jurisprudence pour effectuer une mise en balance entre le droit du plaignant – ancien ministre délégué – au respect de sa réputation et le droit du requérant –– ancien Premier ministre – à la liberté d’expression. Elle considère que les juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante qu’il existait un besoin social impérieux de placer la protection des droits de la personne du plaignant, personnage public, au-dessus du droit à la liberté d’expression du requérant, et de l’intérêt général qu’il y a à défendre pareille liberté lorsque des questions d’intérêt général sont en jeu. La Cour en conclut que l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression de M. Ponta, n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique »

FAITS

Le requérant, M. Victor-Viorel Ponta, est un ressortissant roumain, né en 1972 et résidant à Bucarest. Ancien député, ancien président du parti social-démocrate, il avait fondé et présidé le parti « PRO Romania ». M. Ponta occupa le poste de Premier ministre de mai 2012 à novembre 2015, date de sa démission. De mai à août 2012, L.I. occupa, dans le gouvernement dirigé par M. Ponta, la fonction de ministre délégué à l’Économie chargé des relations avec le milieu des affaires. M. Ponta allègue que L.I. mena alors contre lui une campagne médiatique très agressive, et affirme n’avoir pas donné suite à ces accusations graves et sans fondement portées contre lui. En février 2016, L.I. fut convoqué par le parquet et la Direction nationale anti-corruption (DNA) pour des faits de corruption. Le 10 février 2016, alors qu’il était député, M. Ponta publia sur sa page Facebook un message qui affirmait notamment que « pendant près de quatre ans de fonction en tant que Premier ministre, il n’y a eu qu’une seule occasion où j’ai reçu des renseignements directs de la part des institutions publiques spécialisées concernant une tentative claire de corruption par un ministre, L.I. (qui a demandé des avantages personnels auprès d’un grand investisseur américain en échange d’un soutien de sa part pour l’installation d’un projet important en Roumanie) [...] »

Le 14 septembre 2016, L.I. saisit le tribunal de première instance de Bucarest d’une action en responsabilité civile délictuelle, alléguant que les affirmations de M. Ponta étaient mensongères et diffamatoires et avaient nui à sa réputation et à son image. Il fit valoir que ces propos diffamatoires avaient été repris et développés dans deux émissions de télévision. Devant le tribunal, M. Ponta soutint que ses affirmations avaient une base factuelle, à savoir des renseignements reçus de la part des institutions spécialisées, et que ces propos devaient être placés dans le contexte d’un questionnement du public. Il soutint que ses affirmations s’inscrivaient dans le cadre d’un discours politique, protégé par la Convention et la jurisprudence de la Cour. Selon lui, la nature du sujet traité devait déterminer dans quelle mesure les propos en cause contribuaient ou non au débat public. Le 6 avril 2017, accueillant l’action de L.I., le tribunal jugea que les affirmations contenues dans le message litigieux avaient porté atteinte à la dignité de L.I., contrevenant ainsi à l’article 30 de la Constitution roumaine et à la Convention. Le tribunal conclut que les conditions requises par les articles 1349 et 1357 du code civil étaient réunies en l’espèce pour engager la responsabilité civile délictuelle de M. Ponta et condamna celui-ci au paiement de 20 000 RON (environ 4 400 euros (EUR), pour dommage moral. M. Ponta interjeta appel devant le tribunal départemental de Bucarest. Le 12 octobre 2017, le tribunal départemental accueillit en partie l’appel, et ramena le montant des dommages à payer à sa moitié, soit 10 000 RON.

Article 10

La Cour estime tout d’abord que les personnes impliquées dans l’affaire, tous les deux anciens ministres, agissaient dans un contexte public et que le message incriminé pouvait être lu comme contribuant au débat d’intérêt général portant sur la corruption dans la classe politique. La marge d’appréciation des autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée en l’espèce était donc particulièrement restreinte. La Cour constate ensuite que les juridictions internes n’ont pas rapporté, dans leurs arrêts, les propos incriminés au contexte général de l’affaire afin d’évaluer l’intention du requérant. Les tribunaux internes se sont limités à rechercher si les éléments constitutifs de la responsabilité civile délictuelle étaient réunis en l’espèce, sans prendre en compte le droit du requérant à la liberté d’expression dans le contexte plus large d’un débat entre deux hommes politiques, qui visait une question d’intérêt général, que le requérant avait pourtant expressément invoqué comme moyen. Aux yeux de la Cour, les propos incriminés n’étaient pas dépourvus de base factuelle, dans la mesure où le requérant s’était référé à un moment déterminé de son mandat de Premier ministre et à des renseignements très précis, qu’il avait indiqué la source de ces renseignements – « des institutions spécialisées de l’État » –, et avait ajouté des détails liés au contexte de l’affaire, tels que le fait d’en avoir fait part au président en exercice et avoir obtenu l’accord de ce dernier pour démettre L.I. de sa fonction et le remplacer, compte tenu de ce qui lui était reproché. La Cour constate que les juridictions internes ont privé le requérant de l’opportunité de proposer et de faire entendre des témoins, puisqu’elles ont refusé d’entendre L.I., en dépit de demandes réitérées du requérant. La Cour estime qu’en exigeant du requérant qu’il prouve la véracité de ses propos tout en lui déniant la possibilité effective de produire des éléments à l’appui de sa défense, les juridictions roumaines ont excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient. La Cour constate que les tribunaux internes n’ont effectué aucune mise en balance entre le droit de L.I. au respect de sa réputation et le droit du requérant à la liberté d’expression et que cette absence de mise en balance est en soi problématique au regard de l’article 10 de la Convention. La Cour considère que les juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante qu’il existait un besoin social impérieux de placer la protection des droits de la personne de L.I., personnage public, au-dessus du droit du requérant à la liberté d’expression, et de l’intérêt général qu’il y a à défendre pareille liberté lorsque des questions d’intérêt général sont en jeu. La Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » et qu’il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

40.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant a constitué une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

41.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », dirigée vers un but légitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre (voir, entre autres, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 248, 22 décembre 2020 ; Karastelev et autres c. Russie, no 16435/10, § 77, 6 octobre 2020 ; et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 141, 27 juin 2017).

42.  La Cour considère que l’ingérence était prévue par la loi – les articles 1349 et 1357 du CC (paragraphe 26 ci-dessus) – et qu’elle visait l’un des buts légitimes énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la « protection de la réputation » et des « droits d’autrui ».

43.  Reste à savoir si une telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

a) Principes généraux

44.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, §§ 48-50, série A no 24), ont été rappelés dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) et dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016).

45.  La Cour rappelle aussi que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général. Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016).

46.  Les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention ont été exposés par la Cour dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108‑113, CEDH 2012), Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 89-95, 7 février 2012), et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, §§ 162-165).

47.  La Cour a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication. Enfin, la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ou dédommagements ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011).

48.  Elle a également précisé que, dans ce type d’affaires, si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères susmentionnés, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover, précité, § 107, et Axel Springer AG, précité, § 88).

49.  Cela dit, la Cour peut choisir d’effectuer sa propre mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention si les autorités nationales n’ont pas accompli cette tâche de manière conforme aux critères énoncés dans sa jurisprudence, si elles n’ont pas bien pesé l’importance et la portée des droits en jeu ou bien lorsque la Cour constate des raisons sérieuses de le faire (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 274‑279, CEDH 2015 (extraits)).

50.  Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qui est faite entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).

51.  La Cour a également précisé que lorsqu’elle analyse l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, elle doit, entre autres, déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Perinçek, précité, § 196).

b) Application de ces principes à la présente espèce

52.  La Cour se penchera ainsi sur la question centrale en jeu dans la présente affaire, qui est celle de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (voir, par exemple, Kapsis et Danikas c. Grèce, no 52137/12, § 36, 19 janvier 2017).

53.  Concernant la nature des propos litigieux, il ressort des faits que le requérant, ancien Premier ministre et député, a été condamné pour avoir posté sur sa page publique Facebook un message qui faisait état des motifs l’ayant conduit, en 2012, à remplacer L.I., alors ministre délégué dans son gouvernement. Le tribunal départemental a jugé que les affirmations du requérant n’étaient « pas circonscrites à une situation ponctuelle », mais avaient « un caractère général » et relevaient de la catégorie des déclarations de fait, dont la véracité devait être établie. Il a ensuite conclu que ces propos manquaient de base factuelle convaincante (paragraphe 23 ci-dessus).

54.  La Cour estime que la conclusion ci-dessus des juridictions internes concernant la nature des propos incriminés manquait d’argumentation satisfaisante (voir, par exemple et mutatis mutandis, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 32, 17 avril 2018). Elle n’estime toutefois pas nécessaire d’exercer son contrôle européen sur cette conclusion, car elle considère, pour les raisons ci-dessous, qu’en tout état de cause ces juridictions n’ont pas appliqué les critères établis par sa jurisprudence, pour effectuer une mise en balance des intérêts en jeu.

55. À cet égard, la Cour note que les affirmations ayant conduit à la condamnation du requérant avaient été formulées dans le contexte de la convocation de L.I. par le parquet anti-corruption, c’est-à-dire la Direction nationale anti‑corruption, et qu’elles visaient L.I. uniquement pour des agissements à l’époque où il était ministre dans le gouvernement dirigé par le requérant.

56.  La Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle les propos du requérant ne s’inscrivaient pas dans un débat d’intérêt général pour la société, puisque, entre autres, il n’était plus Premier ministre à ce moment-là (paragraphe 38 ci-dessus). En effet, elle note que le requérant était un homme politique actif qui s’était exprimé en cette qualité sur sa page Facebook. Les propos incriminés rappelaient des faits qui s’étaient produits quelques années auparavant mettant en cause L.I., non pas pour sa vie privée ou professionnelle en qualité de spécialiste dans la finance, mais en tant qu’ancien ministre.

57.  Elle estime dès lors que les personnes impliquées dans la présente affaire, des anciens ministres, agissaient dans un contexte public et que le message incriminé pouvait être lu comme contribuant au débat d’intérêt général portant sur la corruption dans la classe politique (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 43, 31 mai 2016). La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée en l’espèce était donc particulièrement restreinte (voir la jurisprudence citée au paragraphe 45 ci‑dessus).

58.  La Cour constate ensuite qu’il ressort ainsi des arrêts des juridictions internes que celles-ci n’ont pas transposé les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire pour évaluer l’intention du requérant. Tout en citant la jurisprudence de la Cour, les tribunaux internes se sont limités à rechercher si les éléments constitutifs de la responsabilité civile délictuelle étaient réunis en l’espèce, sans prendre en compte le droit du requérant à la liberté d’expression dans le contexte plus large d’un débat entre deux hommes politiques, qui visait une question d’intérêt général, que le requérant avait pourtant expressément invoqué comme moyen (paragraphes 12 et 21‑20 ci-dessus).

59.  Le tribunal de première instance est parvenu à la conclusion que le requérant avait « poursuivi » le discrédit du plaignant sur la base, essentiellement, du seul argument d’absence de preuves pour les propos tenus (paragraphe 14 ci-dessus), tandis que le tribunal départemental a considéré que le fait illicite générateur d’une responsabilité était la tenue de propos écrits sans base factuelle (paragraphe 23 ci-dessus).

60.  Certes, les propos incriminés peuvent passer pour être polémiques, voire provocateurs et, en l’absence de toute base factuelle, ils pourraient se révéler excessifs. Cependant, aux yeux de la Cour ces propos n’étaient pas complètement dépourvus de base factuelle, dans la mesure où le requérant s’était référé à un moment déterminé de son mandant de Premier ministre et à des renseignements très précis, avait indiqué la source de ces renseignements, « des institutions spécialisées de l’État », et avait rajouté des détails liés au contexte de l’affaire, tels que le fait d’en avoir fait part au président en exercice à ce moment-là et d’avoir obtenu l’accord de ce dernier pour démettre L.I. de sa fonction et le remplacer, compte tenu de ce qui lui était reproché.

61.  La Cour ne saurait retenir l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait dû indiquer aux tribunaux quelles étaient les « institutions spécialisées » dont il faisait référence dans son message et sous quelle forme il aurait reçu les renseignements en question (paragraphe 38 ci-dessus). À cet égard, elle constate que les juridictions internes ont privé le requérant de l’opportunité de proposer et de faire entendre des témoins pour justifier de sa bonne foi, puisqu’elles ont refusé d’entendre L.I., en dépit de demandes réitérées du requérant (paragraphes 14-16 et 22 ci-dessus).

62.  Or la Cour estime qu’en exigeant du requérant qu’il prouve la véracité de ses propos tout en lui déniant une possibilité effective de produire des éléments à l’appui de sa défense, les juridictions roumaines ont excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient (voir, entre autres et mutatis mutandis, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 45-46, CEDH 2001‑II ; Flux c. Moldova (no 2), no 31001/03, § 44, 3 juillet 2007 ; et Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, § 108 in fine, 28 août 2018).

63.  À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que les tribunaux n’ont effectué aucune mise en balance entre le droit de L.I. au respect de sa réputation et le droit du requérant à la liberté d’expression, et que cette absence de mise en balance est en soi problématique au regard de l’article 10 de la Convention.

64.  Dès lors, les juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante qu’il existât un besoin social impérieux de placer la protection des droits de la personne de L.I., personnage public, au-dessus du droit du requérant à la liberté d’expression et de l’intérêt général qu’il y a à défendre pareille liberté lorsque des questions d’intérêt général sont en jeu. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » (voir, mutatis mutandis, Skudayeva c. Russie, no 24014/07, §§ 36-40, 5 mars 2019 et Tőkés c. Roumanie, nos 15976/16 et 50461/17, §§ 85‑99, 27 avril 2021).

65.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Vedat Şorli c. Turquie du 19 octobre 2021 requête no 42048/19

Violation art 10 : Caricature du Président turque sur Facebook ; une protection accrue du chef de l’État par une loi pénale spéciale en matière d’offense n’est pas compatible avec la Convention

L’affaire concerne la condamnation de M. Şorli à une peine d’emprisonnement – avec sursis au prononcé du jugement pendant cinq ans – du chef d’insulte au Président de la République en raison de deux contenus qu’il avait partagés sur son compte Facebook. Il s’agissait, entre autres, d’une caricature et d’une photo du Président de la République avec des commentaires satiriques et critiques visant ce dernier. La décision de condamnation était fondée sur l’article 299 du code pénal (CP) qui accorde au Président de la République un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes.

Art 10 • Liberté d’expression • Diverses mesures pénales pour insulte au Président de la République pour des publications diffamatoires partagées sur Facebook • Effet dissuasif de la peine de prison assortie d’un sursis au prononcé du jugement durant cinq ans • Application d’une disposition spéciale prévoyant une protection accrue du Président en matière d’offense non conforme à la Convention et à l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef • Proportionnalité

Art 46 • Mesures générales • Mise en conformité de la disposition spéciale avec l’article 10 constituant une forme appropriée de réparation

La Cour juge en particulier que :

- rien, en l’espèce, n’était de nature à justifier le placement en garde à vue et la mise en détention provisoire de M. Şorli, ni l’imposition d’une sanction pénale, même s’il s’agissait d’une peine de prison assortie d’un sursis au prononcée du jugement : par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public compte tenu notamment des effets de la condamnation ;

- la procédure pénale litigieuse, résultant de l’application de l’article 299 du CP, était incompatible avec la liberté d’expression : une protection accrue, par une loi spéciale en matière d’offense, n’était en principe pas conforme à l’esprit de la Convention et l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef d’État ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet ;

- la violation dans le chef de M. Şorli du droit garanti par l’article 10 de la Convention trouve son origine dans un problème tenant à la rédaction et à l’application de l’article 299 du CP : pour la Cour, la mise en conformité du droit interne pertinent avec l’article 10 de la Convention constituerait une forme appropriée de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation constatée.

FAITS

Le requérant, Vedat Şorli, est un ressortissant turc né en 1989 et résidant à Istanbul (Turquie). En 2017, M. Şorli fut condamné à une peine d’emprisonnement de 11 mois et 20 jours – avec sursis au prononcé du jugement pendant cinq ans– du chef d’insulte au Président de la République en raison de deux contenus qu’il avait partagé sur son compte Facebook. L’intéressé fut placé en détention provisoire pendant deux mois et deux jours.

Le premier contenu, partagé en 2014, consistait en une caricature sur laquelle apparaissait l’exprésident américain, Barack Obama, en train d’embrasser le Président de la République turque, illustré en tenue de femme. Sur une bulle de conversation placée au-dessus de l’image du Président de la République, il était écrit en kurde « Tu vas enregistrer le titre de propriété de la Syrie à mon nom, mon cher mari ? ». Le deuxième contenu, partagé en 2016, contenait les photos du Président de la République et de l’ex-Premier ministre de Turquie, en dessous desquelles était écrit le commentaire suivant : « Que votre pouvoir s’alimentant du sang s’enfonce au fond de la terre / Que vos sièges que vous solidifiez à force de prendre des vies s’enfoncent au fond de la terre / Que vos vies luxueuses que vous vivez avec les rêves que vous volez s’enfoncent au fond de la terre / Que votre présidence, votre pouvoir, vos ambitions s’enfoncent au fond de la terre ». L’opposition formée par M. Şorli contre le jugement de condamnation fut rejetée par la cour d’assises en 2017. Son recours individuel fut rejeté par la Cour constitutionnelle, en 2019, pour défaut manifeste de fondement.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour estime que, compte tenu de l’effet dissuasif que la décision de placement en détention provisoire rendue dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre M. Şorli, la condamnation pénale du requérant ainsi que la décision de sursis au prononcé de ce jugement rendue à l’issue de cette procédure, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de cinq ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Elle note ensuite que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir l’article 299 du code pénal. Elle peut admettre aussi que cette ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour relève que, pour condamner le requérant, les juridictions internes se sont appuyées sur l’article 299 du CP qui accorde au Président de la République un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes – protégées par le régime commun de diffamation prévu à l’article 125 du CP – à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant, et prévoit des sanctions plus graves pour les auteurs de déclarations diffamatoires. À cet égard, elle rappelle avoir déjà maintes fois déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention. Elle rappelle aussi avoir déjà jugé dans une affaire2 , qui, comme en l’espèce, portait précisément sur une condamnation pénale pour insulte au Président de la République, que l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef d’État ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet ; et que soutenir le contraire ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui. S’agissant en particulier de la proportionnalité de la sanction pénale prévue pour insulte au Président de la République, la Cour note que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale. Elle rappelle à cet égard que l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas de la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles. En effet, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » à titre de dommages-intérêts, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. La Cour considère donc que, en l’espèce, rien n’était de nature à justifier le placement en garde à vue et la mise en détention provisoire de M. Şorli, ni l’imposition d’une sanction pénale même s’il s’agissait d’une peine de prison assortie d’un sursis au prononcée du jugement. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public compte tenu notamment des effets de la condamnation. Compte tenu de la sanction, qui revêtait un caractère pénal, infligée au requérant en application d’une disposition spéciale prévoyant une protection accrue pour le Président de la République en matière d’offense – qui ne saurait être considérée conforme à l’esprit de la Convention – la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure litigieuse était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.

Article 46

La Cour a jugé que la procédure pénale litigieuse résultant de l’application de l’article 299 du code pénal était incompatible avec la liberté d’expression. En particulier, elle a souligné qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’était, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention et que l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef d’État ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet. Ces conclusions impliquent que la violation dans le chef de M. Şorli du droit garanti par l’article 10 de la Convention trouve son origine dans un problème tenant à la rédaction et à l’application de la disposition en question. Par conséquent, la Cour estime que la mise en conformité du droit interne pertinent avec l’article 10 de la Convention constituerait une forme appropriée de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation constatée

CEDH

40.  La Cour note qu’en l’espèce le requérant a été condamné à onze mois et vingt jours d’emprisonnement du chef d’insulte au Président de la République, jugement dont il a été sursis au prononcé, en raison de deux contenus partagés sur le compte Facebook de l’intéressé, qui affichaient, entre autres, une caricature et une photo du Président de la République avec des commentaires satiriques et critiques visant ce dernier.

41.  Elle estime que, compte tenu de l’effet dissuasif que la décision de placement en détention provisoire - même considérée non-exécutée comme soutenu par le Gouvernement - rendue dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre ce dernier, la condamnation pénale du requérant ainsi que la décision de sursis au prononcé de ce jugement rendue à l’issue de cette procédure, qui a soumis l’intéressé à une période de sursis de cinq ans, ont pu provoquer, celles-ci s’analysent en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, § 51, 15 septembre 2015, Ergündoğan, précité, § 26, 17 avril 2018, et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 3), no 8732/11, § 26, 9 juillet 2019 ; voir aussi, a contrario, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 60, CEDH 2011).

42.  Elle note ensuite qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir l’article 299 du code pénal (paragraphe 14 ci-dessus). Elle peut admettre aussi que cette ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

43.  Quant à la nécessité de l’ingérence, la Cour relève que, pour condamner le requérant, les juridictions internes se sont appuyées sur l’article 299 du code pénal qui accorde au Président de la République un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes – protégées par le régime commun de diffamation prévu à l’article 125 du code pénal – à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant, et prévoit des sanctions plus graves pour les auteurs de déclarations diffamatoires (voir, pour une comparaison entre les articles 125 et 299 du code pénal, les paragraphes 13 et 14 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle avoir déjà maintes fois déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 69, CEDH 2002-V, Otegi Mondragon, précité, § 55 et Önal (no 2), précité, § 40). Elle rappelle aussi avoir déjà jugé dans son arrêt Artun et Güvener c. Turquie (no 75510/01, § 31, 26 juin 2007), qui, comme en l’espèce, portait précisément sur une condamnation pénale pour insulte au Président de la République en application de l’article 158 de l’ancien code pénal, que l’intérêt d’un État de protéger la réputation de son chef d’État ne pouvait justifier de conférer à ce dernier un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (Artun et Güvener, précité, § 31, et Önal (no 2), précité, § 40 ; voir également, en ce qui concerne la surprotection du statut du Président de la République en matière civile, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 52, 22 février 2005) et que soutenir le contraire ne saurait se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui (voir à cet égard les textes des organes du Conseil de l’Europe, paragraphes 16-19 ci-dessus).

44.  S’agissant en particulier de la proportionnalité de la sanction pénale prévue pour insulte au Président de la République, la Cour note que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Otegi Mondragon, précité, § 58). Elle rappelle à cet égard que l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas de la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles (voir, mutatis mutandis, Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). En effet, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » à titre de dommages‑intérêts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017).

45.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que rien dans les circonstances de la présente affaire n’était de nature à justifier le placement en garde à vue du requérant et la décision de mise en détention provisoire rendue à son égard ni l’imposition d’une sanction pénale, même si, comme en l’espèce, il s’agissait d’une peine de prison assortie d’un sursis au prononcée du jugement. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public compte tenu notamment des effets de la condamnation (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener, précité, § 33, Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 février 2009, et Otegi Mondragon, précité, § 60, Dilipak, précité, § 70, et Selahattin Demirtaş (no 3), précité, § 26, Önal (no 2), précité, § 42, et Dickinson, précité, § 58).

46.  Pour autant que le Gouvernement demande la prise en compte, dans le cadre de cette affaire, de la dérogation que la Turquie avait déposée auprès du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe le 21 juillet 2016 en application de l’article 15 de la Convention (voir, pour le texte de la dérogation, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 81, 20 mars 2018), la Cour note que le Gouvernement n’apporte aucun élément de nature à établir qu’en l’occurrence la procédure pénale diligentée contre le requérant avait été rendue nécessaire par l’état d’urgence déclaré à la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016.

47.  Dès lors, dans les circonstances de l’espèce, compte tenu de la sanction, qui revêtait un caractère pénal, infligée au requérant en application d’une disposition spéciale prévoyant une protection accrue pour le Président de la République en matière d’offense, qui ne saurait être considérée conforme à l’esprit de la Convention, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que la mesure litigieuse était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la Convention.

48.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que, dans les circonstances de l’espèce, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Sanchez c. France du 2 septembre 2021 requête n o 45581/15

Art 10 : Condamnation à une amende pénale d’un homme politique pour n’avoir pas promptement supprimé de son site public Facebook des commentaires appelant à la haine : non-violation de la Convention

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un élu faute d’avoir promptement supprimé les propos illicites de tiers sur le mur de son compte Facebook librement accessible au public et utilisé lors de sa campagne électorale • Provocation à la haine ou à la violence à l’égard de personnes de confession musulmane • Responsabilité du requérant en tant que titulaire du compte, et distincte des tiers rédacteurs également condamnés • Motifs pertinents et suffisants • Sanction proportionnée

L’affaire concerne la condamnation pénale du requérant, à l’époque élu local et candidat aux élections législatives, pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée, faute pour lui d’avoir promptement supprimé la publication par des tiers de commentaires litigieux sur le mur de son compte Facebook. La Cour rappelle que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe, on peut juger nécessaire de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance. La Cour souligne qu’elle accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses, et qu’en période préélectorale les opinions et informations de toutes sortes doivent pouvoir circuler librement. Au vu des circonstances spécifiques de l’affaire, la Cour a toutefois estimé que la décision des juridictions internes de condamner pénalement le requérant, faute pour celui-ci d’avoir promptement supprimé les propos clairement illicites publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook utilisé dans le cadre de sa campagne électorale, reposait sur des motifs pertinents et suffisants fondés sur son manque de vigilance et de réaction. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » et il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

FAITS

Le requérant, M. Julien Sanchez, est un ressortissant français, né en 1983 et résidant à Beaucaire (France). À l’époque des faits, M. Sanchez – maire de la ville de Beaucaire et président du groupe Rassemblement national au Conseil régional d’Occitanie – était candidat du Front national aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes. F.P., alors député européen et premier adjoint au maire de Nîmes, était l’un de ses adversaires politiques. Le 24 octobre 2011, M. Sanchez posta sur le mur de son compte Facebook, qu’il gérait personnellement et dont l’accès était ouvert au public, un billet concernant F.P. : « Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député européen UMP Nîmois [F.P.], dont le site qui devait être lancé aujourd’hui affiche en une un triple zéro prédestiné (...) ». Un tiers, S.B., écrivit un commentaire : « Ce grand homme a transformé Nîmes en Alger, pas une rue sans son khebab et sa mosquée ; dealers et prostitués règnent en maître, pas étonnant qu’il est choisi Bruxelles capital du nouvel ordre mondial celui de la charia.... Merci l’UMPS au moins ça nous fait économiser le billet d’avion et les nuits d’hôtels.... J’adore le Club Med version gratuite.... Merci [F.] et kiss à Leila ([L.]).... Enfin un blog qui nous change la vie... », puis un autre lecteur, L.R., ajouta trois autres commentaires visant les musulmans. Le 25 octobre 2011, L.T., compagne de F.P., prit connaissance de ces commentaires. Se sentant insultée directement et personnellement par des propos qu’elle qualifia de « racistes », elle se rendit immédiatement au salon de coiffure géré par S.B., qu’elle connaissait personnellement. Ce dernier supprima aussitôt son commentaire. Le 26 octobre 2011, L.T. écrivit au procureur de la République de Nîmes pour déposer plainte contre MM. Sanchez, S.B. et L.R., en raison des propos litigieux publiés sur Facebook de M. Sanchez. Le 27 octobre 2011, ce dernier afficha sur le mur de son compte Facebook un message invitant les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », mais n’intervint pas sur les commentaires publiés. MM. Sanchez, S.B. et L.R. furent cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Nîmes pour la mise en ligne des propos litigieux sur le mur du compte Facebook du requérant, constitutifs des faits de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes, notamment L.T., à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. Le 28 février 2013, le tribunal correctionnel de Nîmes déclara MM. Sanchez, S.B. et L.R. coupables des faits reprochés et condamna chacun d’entre eux au paiement d’une amende de 4 000 euros (EUR). S.B. et lui furent en outre solidairement condamnés à payer 1 000 EUR à L.T., partie civile, en réparation de son préjudice moral. Le tribunal conclut qu’ayant pris l’initiative de créer un service de communication au public par voie électronique en vue d’échanger des opinions et ayant laissé les commentaires litigieux encore visibles à la date du 6 décembre 2011, M. Sanchez n’avait pas promptement mis fin à cette diffusion et était dès lors coupable en qualité de « producteur » d’un site en ligne de communication au public, et, partant, d’auteur principal des faits. MM. Sanchez et S.B. interjetèrent appel. S.B. se désista par la suite. La cour d’appel de Nîmes confirma la déclaration de culpabilité de M. Sanchez, réduisant l’amende à 3 000 EUR. Elle le condamna également à verser 1 000 EUR à L.T., au titre des frais et dépens. La cour d’appel jugea que le tribunal correctionnel avait considéré à juste titre que les propos définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes tendait à susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers ce groupe. De plus, elle considéra qu’en rendant sciemment public son mur Facebook, M. Sanchez était devenu responsable de la teneur des propos publiés qui, selon ses déclarations pour légitimer sa position, lui paraissaient compatibles avec la liberté d'expression, et que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d'autant plus importante. Le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 17 mars 2015, la Cour de cassation rejeta son pourvoi.

ARTICLE 10

La Cour observe que le tribunal correctionnel de Nîmes a estimé que le requérant, ayant pris l’initiative de créer un service de communication ouvert au public, avait laissé visibles des commentaires litigieux près de six semaines après leur publication sans avoir promptement mis fin à cette diffusion. La Cour d’appel de Nîmes, confirmant le jugement de première instance, a relevé qu’en sa qualité d’élu et de personnage public, le requérant avait sciemment rendu le mur de son compte Facebook public et donc autorisé ses amis à y publier des commentaires, devenant ce faisant responsable de la teneur des propos publiés. Elle a jugé que le requérant n’avait pas promptement mis fin à la diffusion des propos litigieux, et qu’il avait en outre légitimé sa position en affirmant que de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression et les avait ainsi délibérément laissés sur son mur Facebook. En ce qui concerne la nature des commentaires, la Cour note d’emblée que les commentaires publiés étaient de nature clairement illicite. Tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel ont établi que, d’une part, les propos litigieux définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes, en assimilant ce groupe avec des « dealers et prostituées » qui « règnent en maître », « des racailles qui vendent leur drogue toute la journée » ou les auteurs de « caillassages sur des voitures appartenant à des blancs », tendait à susciter un fort sentiment de rejet et d’hostilité envers le groupe des personnes de confession musulmane, réelle ou supposée ; d’autre part, que l’expression « Kiss à [L.] » désignant L.T., associée à F.P., adjoint à la mairie de la ville de Nîmes et désigné comme ayant contribué à abandonner la ville aux mains des musulmans et donc à l’insécurité, était de nature à associer L.T., en raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté musulmane, à la transformation de la ville et donc de susciter à son égard haine et violence. La Cour rappelle que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. On peut, par conséquent, juger nécessaire de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance, si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi. Dans un contexte électoral, si les partis politiques bénéficient d’une large liberté d’expression, les discours raciste ou xénophobe contribuent à attiser la haine et l’intolérance. La Cour rappelle que la responsabilité particulière des hommes politiques dans la lutte contre le discours de haine a été soulignée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine » (Recommandation R(97)20) et par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance.

Ayant examiné les textes litigieux publiés par S.B. et L.R., la Cour considère que les conclusions des juridictions internes étaient pleinement justifiées. Le langage employé incitait clairement à la haine et à la violence. Pour la Cour, les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population, ou l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de l’appartenance à une religion, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre de tels agissements face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou groupes de la population. En ce qui concerne la responsabilité du requérant en raison de propos publiés par des tiers, la Cour rappelle que les commentaires s’inscrivaient dans le cadre du débat politique local, en particulier celui de la campagne électorale des élections législatives. S’il est vrai que la Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses, et qu’en période préélectorale les opinions et informations de toutes sortes doivent pouvoir circuler librement, elle renvoie cependant à son constat quant à la nature en l’espèce clairement illicite des commentaires litigieux. Par ailleurs, la Cour relève que le requérant ne s’est pas vu reprocher l’usage de son droit à la liberté d’expression, en particulier dans le débat politique, mais s’est vu reprocher son manque de vigilance et de réaction concernant les commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook. La Cour déduit que tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel ont fondé leur raisonnement quant à la responsabilité du requérant sur des motifs pertinents et suffisants au regard de l’article 10 de la Convention. En ce qui concerne les mesures appliquées par le requérant, la Cour relève que les juges internes se sont fondés sur plusieurs éléments pour retenir sa responsabilité. Le requérant avait sciemment rendu public le mur de son compte Facebook et donc autorisé ses amis à y publier des commentaires. Il avait donc l’obligation de contrôler la teneur des propos publiés. Par ailleurs, le tribunal a souligné que le requérant ne pouvait ignorer le fait que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement encore la surveillance. La cour d’appel a considéré, dans le même sens, que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante. Le tribunal correctionnel a expressément constaté que les commentaires de L.R. étaient encore visibles près de six semaines après leur publication. Dans ces conditions, la Cour estime que les motifs retenus par le tribunal correctionnel et la cour d’appel étaient, s’agissant des mesures appliquées par le requérant, pertinents et suffisants au sens de l’article 10 de la Convention. En ce qui regarde la responsabilité des auteurs des commentaires, la Cour constate que ceux-ci ont été identifiés. Le requérant a été jugé responsable, sur le fondement de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, en sa qualité de producteur d’un site de communication au public en ligne. Les juridictions internes ont caractérisé les faits établissant la responsabilité du requérant, qui n’a pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs, mais en raison d’un comportement particulier, directement lié à son statut de titulaire du mur de son compte Facebook. En l’espèce, les propos étaient clairement illicites et contraires aux conditions d’utilisation de Facebook. La Cour considère que les juridictions internes se sont donc fondées sur des motifs pertinents et suffisants. En ce qui concerne les conséquences de la procédure interne pour le requérant, la Cour observe que ce dernier a été condamné à payer une amende d’un montant de 3 000 EUR. La Cour estime, au vu de la peine encourue et de l’absence d’autre conséquence établie, que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant n’a pas été disproportionnée. Au vu des circonstances spécifiques de l’affaire, la Cour estime que la décision des juridictions internes de condamner le requérant, faute pour celui-ci d’avoir promptement supprimé les propos illicites publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook utilisé dans le cadre de sa campagne électorale, reposait sur des motifs pertinents et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

68.  La Cour constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

a)      Prévue par la loi

69.  Le requérant se plaint en premier lieu du manque de prévisibilité de sa condamnation pénale et d’atteinte à la sécurité juridique. La Cour partage cependant le constat du Gouvernement selon lequel le requérant ne fait que remettre en cause l’appréciation in concreto des éléments constitutifs de l’infraction par les juges internes (paragraphe 56 ci-dessus). Elle note en effet que le requérant, qui n’a d’ailleurs soulevé aucun moyen pour contester le fait que l’ingérence aurait été « prévue par la loi » au sens de l’article 10 de la Convention dans le cadre de son pourvoi en cassation (paragraphe 23 ci-dessus), se plaint en réalité de l’appréciation des juridictions internes dans les circonstances de l’espèce (paragraphes 48 et suivants ci-dessus), ce qui relève de l’examen de la « nécessité » de l’ingérence, et non du point de savoir si elle était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 de la Convention.

70.  Par ailleurs, la Cour relève que la condamnation du requérant a été prononcée principalement sur le fondement des articles 23 alinéa 1er, et 24, alinéa 8 la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 (paragraphes 16 et 25-26 ci-dessus).

71.  Elle rappelle avoir déjà jugé qu’une condamnation pénale sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (voir, notamment, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, 24 juin 2003, Soulas et autres c. France, no 15948/03, § 29, 10 juillet 2008, Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010).  Elle ne voit aucune raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce.

72.  La Cour relève également que le requérant a été poursuivi en qualité d’auteur principal, en sa qualité de producteur au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, et ce dans le respect tant de la décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2011 que de la jurisprudence de la Cour de cassation antérieure à la condamnation du requérant concernant la notion de « producteur » (paragraphes 27 à 29 ci-dessus). Certes, elle constate que la responsabilité du titulaire d’un compte Facebook en raison de propos diffusés sur son mur ne faisait pas encore l’objet d’une jurisprudence spécifique. La Cour rappelle cependant que le caractère inédit, au regard notamment de la jurisprudence, de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi, dès lors que la solution retenue faisait partie des interprétations possibles et raisonnablement prévisibles (voir, mutatis mutandis, Soros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, et X et Y c. France, no 48158/11, § 61, 1er septembre 2016). De plus, et surtout, le requérant ne contestant pas ce fondement légal au regard des exigences de l’article 10 et ne l’ayant d’ailleurs pas davantage critiqué dans le cadre de son pourvoi en cassation (paragraphe 23 ci-dessus), la Cour n’estime pas devoir se pencher sur cet aspect de la prévisibilité de la loi.

73.  Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raison de conclure que l’ingérence n’aurait pas été « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

b)     But légitime

74.  30.  La Cour estime que l’ingérence avait pour but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui (Soulas, précité, § 30, Le Pen, précitée, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 130, CEDH 2015).

c)      Nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

  1. Principes généraux

75.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. RoyaumeUni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Delfi AS (précité, §§ 131-139), et Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées, CEDH 2015 (extraits)).

76.  Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

77.  L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

78.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

  1. Application au cas d’espèce

79.  La Cour observe que les juridictions internes ont déclaré le requérant pénalement coupable de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en général, L.T. en particulier, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. Le tribunal correctionnel de Nîmes, se fondant sur les dispositions de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 septembre 2011, a estimé que le requérant, en ayant pris l’initiative de créer un service de communication au public par voie électronique en vue d’échanger des opinions et laissé les commentaires de L.R. encore visibles près de six semaines après leur publication le requérant n’avait pas promptement mis fin à cette diffusion et était dès lors coupable en qualité d’auteur principal (paragraphe 18 ci-dessus). Par la suite, la Cour d’appel de Nîmes, tout en confirmant le jugement de première instance, a pour sa part relevé que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires avant leur publication, mais qu’en sa qualité d’élu et de personnage public, qui lui imposait une vigilance plus grande, il avait sciemment rendu le mur de son compte Facebook public et donc autorisé ses amis à y publier des commentaires, devenant responsable de la teneur des propos publiés. Elle a également jugé que le requérant n’avait pas promptement mis fin à la diffusion des propos litigieux, tout en relevant qu’il avait en outre légitimé sa position en affirmant que de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression et qu’il les avait délibérément laissés sur son mur Facebook (paragraphe 22 ci-dessus).

80.  À la lumière du raisonnement des juges internes, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence constante, déterminer si leur décision de tenir le requérant pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances de la cause (voir, s’agissant d’un grand portail d’actualités sur Internet, Delfi AS, précité, § 142). Pour ce faire et apprécier la proportionnalité de la sanction contestée, elle examinera le contexte des commentaires, les mesures appliquées par le requérant pour retirer les commentaires déjà publiés, la possibilité que les auteurs soient tenus pour responsables plutôt que le requérant et, enfin, les conséquences de la procédure interne pour ce dernier (voir, notamment Delfi AS, précité, § 142-143, et Jezior c. Pologne [comité], no 31955/11, § 53, 4 juin 2020).

α)        Le contexte des commentaires

    La nature des commentaires litigieux

81.  La Cour note d’emblée que les commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant étaient de nature clairement illicite (voir, mutatis mutandis, Delfi AS, précité, § 140). Tant le tribunal correctionnel, dans son jugement du 28 février 2013 (paragraphe 17 ci-dessus), que la cour d’appel de Nîmes, dans son arrêt du 18 octobre 2013 (paragraphe 21 ci‑dessus), ont établi, dans des décisions motivées, que : d’une part, les propos litigieux définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes, en assimilant ce groupe avec des « dealers et prostituées » qui « règnent en maître », « des racailles qui vendent leur drogue toute la journée » ou les auteurs de « caillassages sur des voitures appartenant à des blancs », tendait, tant par son sens que par sa portée, à susciter un fort sentiment de rejet et d’hostilité envers le groupe des personnes de confession musulmane, réelle ou supposée ; d’autre part, que l’expression « Kiss à [L.] » désignant L.T., associée à F.P., adjoint à la mairie de la ville de Nîmes et désigné par les écrits comme ayant contribué à abandonner la ville aux mains des musulmans et donc à l’insécurité, était de nature à associer cette dernière, en raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté musulmane, à la transformation de la ville et donc de susciter à son égard haine et violence.

82.  Certes, le requérant estime que L.T. n’était ni visée par le commentaire de S.B. ni identifiable (paragraphe 48 ci-dessus) et que les propos de L.R., tenus dans un contexte électoral, ne dépassaient pas les limites du droit à la liberté d’expression (paragraphes 14 et 49 ci-dessus).

83.  Sur ce point, la Cour rappelle que son rôle se limite à vérifier si l’ingérence en cause dans la présente affaire peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » et que les États contractants disposent, sur le terrain de l’article 10, d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 59, CEDH 2012 (extraits)). Celle-ci est définie par le type d’expression en cause ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek précité, § 197).

84.  S’agissant du contexte électoral invoqué par le requérant, la Cour souligne qu’il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. Elle accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII, et Féret c. Belgique, no 15615/07, § 63, 16 juillet 2009). Cependant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettir à certaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité́ avec la liberté d’expression telle que la consacre l’article 10 (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, et Féret, précité).

85.  Elle rappelle ainsi que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, toutes les formes d’expression qui propagent, encouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (Féret, précité, § 64).

86.  La Cour attache également une importance particulière au support utilisé et au contexte dans lequel les propos incriminés ont été diffusés, et par conséquent à leur impact potentiel sur l’ordre public et la cohésion du groupe social (Féret, précité, § 76). En l’espèce, il s’agissait du mur d’un compte Facebook librement accessible au public, utilisé dans le contexte d’une campagne électorale, forme d’expression visant à atteindre l’électorat au sens large, donc l’ensemble de la population. La Cour a déjà dit que grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet, qui incluent les blogues et les médias sociaux (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016), contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Delfi AS, précité, § 133). Cependant, si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques, avec une diffusion comme jamais auparavant dans le monde de propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence (Delfi, précité, § 110, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021).

87.  Or, dans un contexte électoral, si les partis politiques doivent bénéficier d’une large liberté d’expression afin de tenter de convaincre leurs électeurs, en cas de discours raciste ou xénophobe, un tel contexte contribue à attiser la haine et l’intolérance car, par la force des choses, les positions des candidats à l’élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L’impact d’un discours raciste et xénophobe risque de devenir alors plus grand et plus dommageable (Féret, précité, § 76). La Cour rappelle que la responsabilité particulière des hommes politiques dans la lutte contre le discours de haine a également été soulignée par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans sa Recommandation générale no 35 du 26 septembre 2013 (paragraphe 36 ci-dessus) et par l’ECRI dans sa recommandation de politique générale no 15 (paragraphe 38 ci-dessus).

88.  La Cour a examiné les textes litigieux publiés par S.B. et L.R., qui n’étaient au demeurant pas eux-mêmes des hommes politiques ou les membres actifs d’un parti politique s’exprimant au nom de celui-ci. Elle considère que les conclusions des juridictions internes concernant ces publications étaient pleinement justifiées. Le langage employé incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral (mutatis mutandis, Féret, précité, § 76) ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux. La Cour rappelle, à toutes fins utiles, que l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, comme cela a été le cas en l’espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre de tels agissements face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population (Féret, précité, § 73, et Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, § 52, 11 février 2020). La Cour renvoie également à l’exposé des motifs de la Recommandation de politique générale no 15 du 8 décembre 2015 de l’ECRI (paragraphe 39 ci-dessus), selon lequel, dans certains cas, le discours de haine a ceci de caractéristique qu’il peut avoir pour but, ou dont on peut raisonnablement attendre qu’il ait pour effet, d’inciter autrui à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées ; l’élément incitatif suppose qu’il existe soit une intention manifeste à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent de survenue de tels actes en conséquence de l’usage du discours en question. L’intention d’inciter à commettre de tels actes peut être établie dès lors que l’auteur du discours de haine invite sans équivoque autrui à le faire ; elle peut aussi être présumée au regard de la virulence des termes employés et d’autres circonstances pertinentes, telle la conduite antérieure de l’auteur du discours ; il n’est pas toujours facile de prouver l’existence de cette intention, notamment quand les propos portent officiellement sur des faits supposés ou quand du langage codé est employé (cf., également, Kilin c. Russie, no 10271/12, § 73, 11 mai 2021).

    La responsabilité du requérant en raison de propos publiés par des tiers

89.  La Cour rappelle que les commentaires s’inscrivaient dans le cadre du débat politique local, en particulier celui de la campagne électorale des élections législatives à venir, et qu’ils ont été publiés sur le mur du compte Facebook du requérant, homme politique élu et candidat à ces élections. S’il est vrai que la Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses (paragraphe 84 ci-dessus), et qu’en période préélectorale les opinions et informations de toutes sortes doivent pouvoir circuler librement (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 110, 21 février 2017, et Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 56), elle renvoie cependant à son constat quant à la nature clairement illicite des commentaires litigieux (paragraphes 81-88). Ainsi, outre le fait que les propos tenus dans le cadre du débat politique ne doivent pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui (Le Pen c. France (déc.), no 45416/16, § 34, 28 février 2017), dès lors « qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §§ 30‑31, série A no 298), la qualité d’élu du requérant ne saurait être considérée comme une circonstance atténuant sa responsabilité (Féret, précité, § 75). À cet égard, la Cour rappelle qu’il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance (Erbakan c. Turquie, no 59405/00, 6 juillet 2006, § 64) et, parce qu’ils sont eux aussi soumis aux devoirs et responsabilités prévus à l’article 10 § 2 de la Convention, qu’ils devraient également être particulièrement attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes, en particulier dans un contexte électoral caractérisé, comme en l’espèce, par des tensions locales, leur objectif ultime étant la prise même du pouvoir (Féret, précité, § 75).

90.  Par ailleurs, la Cour relève que le requérant ne s’est pas vu reprocher l’usage de son droit à la liberté d’expression, en particulier dans le débat politique, mais son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook.

91.  La Cour relève à ce titre que F.P. était précisément l’un des adversaires politiques du requérant (paragraphes 4-5 ci-dessus) et que les faits s’inscrivaient dans un contexte politique local particulier, avec des tensions manifestes au sein de la population, qui ressortent notamment des commentaires litigieux, mais également entre les protagonistes.

92.  Or, la Cour rappelle avoir déjà souligné que les autorités nationales sont mieux placées qu’elle-même pour comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers (Maguire c. Royaume-Uni (déc.), no 58060/13, § 54, 3 mars 2015). Dans cette perspective, la Cour estime que la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte local dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, lui permettait de mieux appréhender qu’elle le contexte des commentaires.

93.  La Cour déduit de ce qui précède que tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel ont fondé leur raisonnement quant à la responsabilité du requérant sur des motifs pertinents et suffisants au regard de l’article 10 de la Convention.

β)        Les mesures appliquées par le requérant

94.  La Cour note que la cour d’appel de Nîmes a jugé que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires avant leur publication. Avec le tribunal, elle a donc examiné le comportement du requérant uniquement en ce qui concerne la période postérieure à leur publication.

95.  Elle relève que les juges internes se sont fondés sur plusieurs éléments pour retenir la responsabilité du requérant. Tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel de Nîmes ont tout d’abord relevé que le requérant avait sciemment rendu public le mur de son compte Facebook et donc autorisé ses amis, soit 1 829 personnes au 25 octobre 2011 selon le tribunal, à y publier des commentaires. Ils en ont déduit que le requérant avait donc l’obligation de contrôler la teneur des propos publiés. Par ailleurs, le tribunal a souligné que le requérant ne pouvait ignorer le fait que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement encore la surveillance (paragraphe 18 ci-dessus). La cour d’appel a considéré, dans le même sens, que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante (paragraphe 22 ci-dessus). Le tribunal a dès lors écarté les arguments du requérant, selon lequel il n’avait pas le temps de lire les commentaires et n’était pas au courant des propos de S.B. et L.R., tandis que la cour d’appel a souligné le fait qu’il avait déclaré aux enquêteurs qu’il consultait le mur de son compte Facebook tous les jours.

96.  La Cour relève d’ailleurs qu’il n’est pas contesté que S.B. a lui‑même supprimé le commentaire dont il était l’auteur, et ce dans les minutes qui ont suivi l’intervention de L.T. sur son lieu de travail, dès le lendemain matin de la publication. L’intéressée l’a formellement reconnu devant les enquêteurs, en précisant qu’elle avait pu s’assurer de la disparition de ce commentaire quelques instants après sa discussion avec S.B. (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constate dès lors que ces propos litigieux, au demeurant les seuls visant L.T. et largement repris par les juridictions internes dans leur motivation, ont été promptement retirés par leur auteur, à savoir moins de vingt-quatre heures après sa publication. Partant, à supposer que le requérant ait effectivement eu le temps et la possibilité d’en prendre préalablement connaissance, la Cour estime qu’exiger de lui une intervention encore plus rapide, faute pour les autorités internes de pouvoir justifier d’une telle obligation au regard des circonstances particulières de l’espèce, reviendrait à exiger une réactivité excessive et irréaliste (cf., mutatis mutandis Jezior, précité, § 58).

97.  Cependant, le tribunal correctionnel a expressément constaté que les commentaires de L.R. étaient encore visibles le 6 décembre 2011 (paragraphe 18 ci-dessus), soit près de six semaines après leur publication (comparer avec Delfi AS, précité, et Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, 7 février 2017, dans lesquelles les contenus illicites sont restés en ligne pendant six semaines et neuf jours, respectivement ; cf., a contrario, Jezior, précité, § 57). La Cour observe que si le requérant a informé les enquêteurs de la suppression du caractère public du mur de son compte Facebook, cette suppression n’est intervenue que quelques jours avant son audition, soit environ trois mois après les faits (paragraphe 14 ci-dessus), et ce alors que S.B. avait déclaré aux gendarmes avoir informé le requérant de son altercation avec L.T. le jour-même, soit le 25 octobre 2011 (paragraphe 13 ci-dessus). Certes, le 27 octobre 2011, le requérant avait également publié un message sur son mur pour inviter les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », mais sans supprimer les commentaires litigieux (paragraphe 10 ci-dessus) et, compte tenu de ses déclarations quant à son ignorance des propos de L.R. avant sa convocation par les gendarmes, sans prendre la peine de vérifier ou faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public.

98.   En outre, aux yeux de la Cour, il existe sans aucun doute une responsabilité partagée entre le titulaire d’un compte sur un réseau social et l’exploitant de ce dernier (voir, dans le même sens, mais concernant une page fan et non un compte particulier sur Facebook, l’arrêt Unabhängiges Landeszentrum für Datenschutz Schleswig-Holstein contre Wirtschaftsakademie Schleswig-Holstein GmbH de la CJUE – paragraphe 42 ci-dessus). Les conditions d’utilisation de Facebook soulignaient d’ailleurs déjà l’interdiction des propos haineux, l’accès à ce réseau social valant acceptation de cette règle pour tous les utilisateurs (paragraphe 45 ci-dessus).

99.  Dans ces conditions, la Cour estime que les motifs retenus par le tribunal correctionnel et la cour d’appel étaient là encore, s’agissant des mesures appliquées par le requérant, pertinents et suffisants au sens de l’article 10 de la Convention. Elle considère par ailleurs que ce constat se trouve renforcé par les affirmations du requérant, retenues par la cour d’appel de Nîmes, pour qui de tels commentaires demeurent dans les limites de la liberté d’expression (paragraphes 14 et 22 ci-dessus).

γ)        La possibilité de retenir la responsabilité des auteurs des commentaires

100.  La Cour constate que les auteurs des propos litigieux ont été identifiés, que ce soit directement par L.T., qui a immédiatement reconnu S.B. (paragraphe 8 ci-dessus) ou par les enquêteurs s’agissant de L.R. (paragraphe 12 ci-dessus). Elle rappelle que le requérant a néanmoins été jugé responsable, sur le fondement de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, en sa qualité de producteur d’un site de communication au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes et engageant sa responsabilité, notamment, en s’abstenant de retirer des messages illicites dès qu’il en a connaissance. Elle relève ainsi que, bien que considéré comme « auteur » par la loi et sanctionné pénalement à ce titre par les juridictions internes, le requérant s’est en réalité vu reprocher un comportement distinct de celui des rédacteurs des commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook. En d’autres termes, les juridictions internes ont caractérisé les faits établissant la responsabilité du requérant, qui n’a pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs, mais en raison d’un comportement particulier, directement lié à son statut de titulaire du mur de son compte Facebook. Pour la Cour, il est légitime qu’un tel statut emporte des obligations spécifiques, en particulier lorsque, à l’instar du requérant, le titulaire du mur d’un compte Facebook décide de ne pas faire usage de la possibilité qui lui est offerte d’en limiter l’accès, choisissant au contraire de le rendre accessible à tout public. Avec les juridictions internes, la Cour estime qu’un tel constat vaut particulièrement dans un contexte susceptible de voir apparaître des propos clairement illicites, comme en l’espèce.

101.  Certes, comme le préconise l’annexe à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine » (paragraphe 37 ci-dessus), le droit et la pratique internes devraient établir une claire distinction entre, d’une part, la responsabilité de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des professionnels des médias qui contribuent à leur diffusion dans le cadre de leur mission de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. En l’espèce, toutefois, les propos étaient clairement illicites (paragraphes 81-88 ci-dessus) et au demeurant contraires aux conditions d’utilisation de Facebook (paragraphe 45 ci-dessus).

102.  Les juridictions internes se sont donc fondées sur des motifs pertinents et suffisants.

δ)        Les conséquences de la procédure interne pour le requérant

103.  La Cour relève que le requérant a été condamné à payer une amende, réduite par la cour d’appel de Nîmes à un montant de trois mille EUR. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, parmi beaucoup d’autres, Leroy c. France, no 36109/03, § 47, 2 octobre 2008, et Féret, précité, § 79). Elle estime, au vu de la peine encourue et de l’absence d’autre conséquence établie pour le requérant, que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’a pas été disproportionnée à ce titre.

ε)        Conclusion

104.  Dès lors, au vu des circonstances spécifiques de la présente affaire, la Cour estime que la décision des juridictions internes de condamner le requérant, faute pour celui-ci d’avoir promptement supprimé les propos illicites publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook utilisé dans le cadre de sa campagne électorale, reposait sur des motifs pertinents et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

105.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Melike c. Turquie du 15 juin 2021 requête no 35786/19

Art 10 : Violation de la liberté d’expression d’une employée du service public, licenciée pour avoir apposé la mention « J’aime » sur des contenus Facebook

Art 10 • Liberté d’expression • Licenciement sans droit à indemnisation d’une employée contractuelle du ministère de l’éducation nationale pour les mentions « J’aime » ajoutées sur des contenus Facebook de tiers • Acte litigieux jugé de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail • Absence d’examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux et de leur contexte • Absence de détermination de l’étendue et de la portée auprès du public de l’acte litigieux • Sanction extrêmement sévère • Absence de motifs pertinents et suffisants, et de proportionnalité

L’affaire concerne le licenciement de Mme Melike, une employée contractuelle du ministère de l’éducation nationale en raison des mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur certains contenus Facebook publiés par des tiers sur ce réseau social. Les autorités estimèrent que les publications en question étaient de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu du travail au motif qu’il s’agissait de contenus accusant les professeurs de viol, accusant des hommes d’État et relevant de partis politiques. La Cour note que les contenus litigieux consistent en des critiques politiques virulentes dirigées contre les pratiques répressives alléguées des autorités, des appels et encouragements à manifester pour protester contre ces pratiques, l’expression d’une indignation concernant l’assassinat du président d’un barreau, des dénonciations des abus allégués des élèves qui auraient eu lieu dans les établissements placés sous le contrôle des autorités ainsi qu’une réaction acerbe visant une déclaration, jugée sexiste, d’une personnalité religieuse connue du public. La Cour juge qu’il s’agit là essentiellement et incontestablement de questions portant sur des débats d’intérêt général. Elle rappelle que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général. Elle note aussi que la commission disciplinaire et les juridictions nationales n’ont pas tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents pour arriver à leur conclusion selon laquelle l’acte litigieux de la requérante était de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée. En effet, elles n’ont pas cherché à évaluer notamment la capacité des mentions « J’aime » en cause à provoquer des conséquences dommageables sur le lieu de travail de la requérante, compte tenu de la teneur des contenus auxquels elles se rapportaient, au contexte professionnel et social dans lequel elles s’inscrivaient, et de leur portée et impact potentiels. Dès lors, les motifs retenus en l’espèce pour justifier le licenciement de la requérante ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants. La Cour juge aussi que la sanction infligée à Mme Melike (la résiliation immédiate du contrat de travail sans droit à indemnisation) a revêtu, eu égard notamment à l’ancienneté de la requérante dans sa fonction et à son âge, une sévérité extrême. Enfin, elle conclut que, en l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis pour justifier la mesure litigieuse, les juridictions nationales n’ont pas appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention. En tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de Mme Melike à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi par les autorités internes.

FAITS

La requérante, Selma Melike, est une ressortissante turque née en 1970 et résidant à Adana (Turquie). À l’époque des faits, elle était agente de nettoyage contractuelle à la direction de l’éducation nationale de Seyhan (Adana). Elle travaillait depuis 1996 dans des établissements publics, en tant qu’employée permanente dont le statut était soumis au régime commun du droit du travail. En mars 2016, une procédure disciplinaire fut ouverte à son encontre pour avoir ajouté la mention « J’aime » sur certains contenus Facebook publiés par des tiers sur ce réseau. En septembre 2016, la commission disciplinaire lui infligea la sanction de licenciement, estimant que les faits reprochés constituaient des infractions prévues dans la convention collective de travail en vigueur sur le lieu de travail de l’intéressée. Cette dernière intenta une procédure en annulation de la décision de résiliation de son contrat de travail, demandant sa réintégration à son poste. En avril 2017, le tribunal de travail débouta Mme Melike, estimant que les contenus Facebook auxquels elle avait ajouté la mention « J’aime » ne pouvaient pas être couverts par la liberté d’expression et que leurs contenus étaient de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu du travail. Le tribunal considéra notamment que la publication relative aux accusations des professeurs était offensante pour ces derniers et pouvait être vue par des élèves et des parents et les inquiéter, et que les autres contenus étaient de nature politique. Il conclut que la résiliation du contrat de travail de la requérante en application de la convention collective de travail à laquelle elle était soumise était conforme à la procédure et à la loi. L’appel et le pourvoi en cassation de Mme Melike furent rejetés, et son recours individuel devant la Cour constitutionnelle fut déclaré irrecevable en avril 2019 pour défaut manifeste de fondement.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour observe qu’en l’espèce Mme Melike a été licenciée pour avoir appuyé sur le bouton « J’aime » sur certains contenus publiés par des tiers sur le site Internet du réseau social Facebook. Elle estime que l’emploi des mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux, qui pourrait être considéré comme un moyen d’afficher un intérêt ou une approbation pour un contenu, constitue bien, en tant que tel, une forme courante et populaire d’exercice de la liberté d’expression en ligne.

Analysant les décisions rendues par les juridictions nationales, la Cour relève que, pour arriver à la conclusion selon laquelle l’acte reproché à Mme Melike était susceptible de perturber la paix et la tranquillité de son lieu de travail, les juridictions internes ne semblent pas avoir procédé à un examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient. La Cour note que les contenus litigieux consistent en des critiques politiques virulentes dirigées contre les pratiques répressives alléguées des autorités, des appels et encouragements à manifester pour protester contre ces pratiques, l’expression d’une indignation concernant l’assassinat du président d’un barreau, des dénonciations des abus allégués des élèves qui auraient eu lieu dans les établissements placés sous le contrôle des autorités ainsi qu’une réaction acerbe visant une déclaration, jugée sexiste, d’une personnalité religieuse connue du public. Elle constate qu’il s’agit là essentiellement et incontestablement des questions portant sur des débats d’intérêt général et que les contenus en cause s’insèrent dans le contexte de ces débats. Elle rappelle à cet égard que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général. Elle relève aussi que Mme Melike n’était pas une fonctionnaire de l’État portant un lien particulier de confiance et de loyauté envers son administration, mais une employée contractuelle soumis au droit du travail. Elle rappelle à cet égard que le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des salariés travaillant sous le régime du droit privé envers leur employeur ne peut pas être aussi accentué que l’obligation de loyauté et de réserve exigée des membres de la fonction publique. Elle observe ensuite que les juridictions nationales n’ont aucunement examiné la question de l’impact potentiel de l’acte litigieux de Mme Melike. Elle relève à cet égard que les contenus litigieux ont été publiés sur Facebook, qui est un réseau social en ligne. Elle rappelle avoir déjà jugé s’agissant des publications en ligne que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression. Cependant, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. Cela étant, il est clair qu’une déclaration publiée en ligne pour un petit nombre de lecteurs ne peut certainement pas avoir la même portée et le même impact que ceux d’une déclaration publiée sur des sites Internet ouverts au grand public ou très visités. Il est donc essentiel pour l’évaluation de l’influence potentielle d’une publication en ligne de déterminer son étendue et sa portée auprès du public. À ce propos, la Cour observe que Mme Melike n’est pas la personne qui a créé et publié les contenus litigieux sur le réseau social concerné et que son acte se limite à cliquer sur le bouton « J’aime » se trouvant en dessous de ces contenus. Elle relève que l’acte d’ajouter une mention « J’aime » sur un contenu ne peut être considéré comme ayant le même poids qu’un partage de contenu sur les réseaux sociaux, dans la mesure où une mention « J’aime » exprime seulement une sympathie à l’égard d’un contenu publié, et non pas une volonté active de sa diffusion. En outre, il n’est pas allégué par les autorités que les contenus en question avait atteint un public très large sur le réseau social en cause. En effet, certains de ces contenus ont reçu seulement une dizaine de mentions « J’aime » et quelques commentaires au total. Par ailleurs, compte tenu de la nature de sa fonction, Mme Melike ne pouvait disposer que d’une notoriété et d’une représentativité limitée sur son lieu de travail et que ses activités sur Facebook ne pouvaient pas avoir un impact significatif sur les élèves, les parents d’élèves, les professeurs et d’autres employés. Les autorités nationales n’ont d’ailleurs pas cherché à établir dans leurs décisions si ces derniers avaient accès au compte Facebook de Mme Melike ou à ses mentions « J’aime » litigieuses, compte tenu des paramètres, des connections et du degré de popularité du profil de l’intéressée sur ce réseau social.

En tout état de cause, les autorités nationales ne précisent pas dans leurs décisions si pendant la période passée entre la publication des contenus litigieux et l’ouverture de la procédure disciplinaire, qui était d’environ six à neuf mois en fonction du contenu, les mentions « J’aime » exprimées par la requérante pour les contenus litigieux avaient été remarquées ou dénoncées par les élèves, les parents d’élèves, les professeurs ou d’autres employés du même lieu de travail et si ces mentions avaient causé des incidents de nature à mettre en péril l’ordre et la paix du lieu de travail. Dès lors, la Cour estime que la commission disciplinaire et les juridictions nationales n’ont pas tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents dans les circonstances de l’espèce pour arriver à leur conclusion selon laquelle l’acte litigieux de la requérante était de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée. Les autorités nationales n’ont pas cherché à évaluer notamment la capacité des mentions « J’aime » en cause à provoquer des conséquences dommageables sur le lieu de travail de la requérante, compte tenu de la teneur des contenus auxquels elles se rapportaient, au contexte professionnel et social dans lequel elles s’inscrivaient, et de leur portée et impact potentiels. Dès lors, les motifs retenus en l’espèce pour justifier le licenciement de la requérante ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants. Quant à la gravité de la sanction infligée à la requérante, la Cour constate que l’autorité disciplinaire, dont la décision a été approuvée par les juridictions nationales, a appliqué à l’intéressée la sanction maximale prévue par la convention collective de travail, à savoir la résiliation immédiate du contrat de travail sans droit à indemnisation. Il est incontestable que cette sanction a revêtu, eu égard notamment à l’ancienneté de la requérante dans sa fonction et à son âge, une sévérité extrême. Enfin, la Cour conclut que, en l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis pour justifier la mesure litigieuse, les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. Elle estime que, en tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

8.  La Cour note qu’en l’espèce la requérante, qui était une employée contractuelle du ministère de l’Éducation nationale à l’époque des faits, se plaint de son licenciement en raison des mentions « J’aime » qu’elle avait ajoutées sur certains contenus Facebook. Elle note ensuite que, même si son employeur était un établissement public, la requérante ne disposait pas de statut de fonctionnaire de l’État, mais de celui d’employée permanente (paragraphe 4 ci-dessus) et qu’elle était ainsi soumise non pas à la législation spécifique relative aux fonctionnaires, mais au régime commun du droit de travail (paragraphe 19 ci-dessus). Elle observe ainsi que la requérante a été licenciée par son employeur, non pas par l’emploi des prérogatives de pouvoir public, mais en application de la décision d’une commission disciplinaire établie selon les règles prévues à la convention collective de travail applicable à son lieu de travail à l’époque des faits (paragraphe 7 ci-dessus) et qu’elle a contesté son licenciement non pas devant les tribunaux administratifs, mais devant les tribunaux de travail appliquant le droit de travail (paragraphes 8-12 ci-dessus).

39.  La Cour rappelle à cet égard que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général (Herbai c. Hongrie, no 11608/15, § 36, 5 novembre 2019, voir aussi Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 85, 26 février 2009 et les références qui y figurent) et que cette disposition s’impose non seulement dans les relations entre employeur et employé lorsque celles-ci obéissent au droit public mais peut également s’appliquer lorsque ces relations relèvent, comme en l’espèce, du droit privé (Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 38, 29 février 2000). En effet, l’exercice réel et effectif de la liberté d’expression ne dépend pas simplement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence, mais peut exiger des mesures positives de protection jusque dans les relations des individus entre eux et, dans certains cas, l’État a l’obligation positive de protéger le droit à la liberté d’expression, même contre des atteintes provenant de personnes privées (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 59, CEDH 2011).

40.  Ainsi, même si, en l’espèce, le licenciement de la requérante était décidé conformément à la convention collective de travail applicable au lieu de travail de l’intéressée à l’époque des faits, la responsabilité des autorités nationales serait néanmoins engagée si les faits dénoncés découlaient d’un manquement de leur part à assurer à la requérante la jouissance du droit consacré par l’article 10 de la Convention. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner la présente requête sous l’angle des obligations positives incombant à l’État défendeur sur le terrain de l’article 10 (ibidem, §§ 60 et 61).

41.  Si la frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au regard de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu, l’État jouissant en toute hypothèse d’une marge d’appréciation (ibidem, § 62).

42.  La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si l’État défendeur était tenu de garantir le respect de la liberté d’expression de la requérante en annulant son licenciement. La Cour a donc pour tâche de déterminer dans la présente affaire si la sanction imposée à la requérante par son employeur était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants » (ibidem, § 76, et Fuentes Bobo, précité, § 44).

43.  La Cour rappelle à cet égard que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes. Même si la bonne foi devant être respectée dans le cadre d’un contrat de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail (Palomo Sánchez et autres, précité, § 76).

44.  La Cour observe qu’en l’espèce la requérante a été licenciée pour avoir appuyé sur le bouton « J’aime » sur certains contenus publiés par des tiers sur le site Internet du réseau social Facebook. Elle estime que l’emploi des mentions « J’aime » sur les réseaux sociaux, qui pourrait être considéré comme un moyen d’afficher un intérêt ou une approbation pour un contenu, constitue bien, en tant que tel, une forme courante et populaire d’exercice de la liberté d’expression en ligne.

45.  Elle observe ensuite que le tribunal de travail a considéré que les contenus que la requérante avait « aimés » ne pouvaient être considérés protégés par la liberté d’expression et étaient susceptibles de perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée, qui étaient en l’occurrence des établissements scolaires du ministère de l’Éducation nationale, au motif que le contenu portant sur les professeurs, jugé offensant pour ces derniers, pouvait inquiéter les parents et élèves et que les autres contenus étaient de nature politique (paragraphe 9 ci-dessus). Le tribunal de travail a par conséquent confirmé la conclusion de la commission disciplinaire (paragraphe 7 ci-dessus) selon laquelle l’acte reproché à la requérante constituait l’infraction de « perturber la paix, la tranquillité et l’ordre du lieu de travail à des fins idéologiques et politiques, faire une boycotte ou une occupation, avoir des comportements visant à empêcher la conduite des services publics et provoquer et encourager ces actes », prévue à l’article 44 II/C/k de la convention collective de travail applicable au lieu de travail de la requérante à l’époque des faits (paragraphe 21 ci-dessus). La cour d’appel et la Cour de cassation ont, de leur côté, confirmé la décision du tribunal de travail sans apporter davantage de motivation (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, quant à elle, a rejeté le recours individuel introduit par la requérante en estimant que l’intéressée n’avait pas étayé son allégation de violation de son droit à la liberté d’expression à raison de son licenciement, sans apporter plus de précision à cet égard (paragraphe 14 ci-dessus).

46.  Analysant ces décisions rendues par les juridictions nationales, la Cour relève d’abord que, pour arriver à la conclusion susmentionnée selon laquelle l’acte reproché à la requérante était susceptible de perturber la paix et la tranquillité de son lieu de travail, ces juridictions ne semblent pas avoir procédé à un examen suffisamment approfondi de la teneur des contenus litigieux ni du contexte dans lequel ils s’inscrivaient. Elle note à cet égard que ces contenus consistent en des critiques politiques virulentes dirigées contre les pratiques répressives alléguées des autorités, des appels et encouragements à manifester pour protester contre ces pratiques, l’expression d’un indignation concernant l’assassinat du président d’un barreau, des dénonciations des abus allégués des élèves qui auraient eu lieu dans les établissements placés sous le contrôle des autorités ainsi qu’une réaction acerbe visant une déclaration, jugée sexiste, d’une personnalité religieuse connue du public (paragraphe 6 ci-dessus).

47.  La Cour note qu’il s’agit là essentiellement et incontestablement des questions portant sur des débats d’intérêt général et que les contenus en cause s’insèrent dans le contexte de ces débats. Elle rappelle à cet égard que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, CEDH 2015). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général. Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002, Morice, précité, § 125) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III, Morice, précité, § 125) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005, Morice, précité, § 125, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 49, 29 mars 2016).

48.  La Cour tient à souligner aussi que la requérante n’était pas une fonctionnaire de l’État portant un lien particulier de confiance et de loyauté envers son administration (voir à cet égard, Karapetyan et autres c. Arménie, no 59001/08, § 54, 17 novembre 2016), mais une employée contractuelle soumis au droit de travail. Elle rappelle à cet égard que le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion des salariés travaillant sous le régime du droit privé envers leur employeur ne peut pas être aussi accentuée que l’obligation de loyauté et de réserve exigée des membres de la fonction publique (Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 64, CEDH 2011 (extraits), et Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 56, 9 janvier 2018).

49.  La Cour note ensuite que les juridictions nationales n’ont aucunement examiné la question de l’impact potentiel de l’acte litigieux de la requérante. Elle relève à cet égard que les contenus litigieux ont été publiés sur Facebook, qui est un réseau social en ligne. Elle rappelle avoir déjà jugé s’agissant des publications en ligne que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, §§ 110 et 133, CEDH 2015). Grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (ibidem, § 133). Ainsi, l’Internet est aujourd’hui devenu un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression en ce qu’il fournit des outils essentiels pour la participation à des activités et des discussions concernant des questions politiques et des débats d’intérêt général (Vladimir Kharitonov c. Russie, no 10795/14, § 33, 23 juin 2020).

50.  Cependant, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Delfi AS, précité, § 110). Cela étant, il est clair qu’une déclaration publiée en ligne pour un petit nombre de lecteurs ne peut certainement pas avoir la même portée et le même impact que ceux d’une déclaration publiée sur des sites Internet ouverts au grand public ou très visitées (Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018). Il est donc essentiel pour l’évaluation de l’influence potentielle d’une publication en ligne de déterminer son étendue et sa portée auprès du public.

51.  À ce propos, la Cour observe en premier lieu que la requérante n’est pas la personne qui a créé et publié les contenus litigieux sur le réseau social concerné et que son acte se limite à cliquer sur le bouton « J’aime » se trouvant en dessous de ces contenus. Elle relève que l’acte d’ajouter une mention « J’aime » sur un contenu ne peut être considéré comme portant le même poids qu’un partage de contenu sur les réseaux sociaux, dans la mesure où une mention « J’aime » exprime seulement une sympathie à l’égard d’un contenu publié, et non pas une volonté active de sa diffusion. Elle observe ensuite qu’il n’est pas allégué par les autorités que les contenus en question avait atteint un public très large sur le réseau social en cause. Elle constate à cet égard que certains de ces contenus ont reçu seulement une dizaine de mentions « J’aime » et quelques commentaires au total (paragraphe 6 ci-dessus). Elle observe en outre que, compte tenu de la nature de sa fonction, la requérante ne pouvait disposer que d’une notoriété et d’une représentativité limitée dans son lieu de travail et que ses activités sur Facebook ne pouvaient pas avoir un impact significatif sur les élèves, les parents d’élèves, les professeurs et d’autres employés. Les autorités nationales n’ont d’ailleurs pas cherché à établir dans leurs décisions si ces derniers avaient accès au compte Facebook de la requérante ou à ses mentions « J’aime » litigieuses, compte tenu des paramètres, des connections et du degré de popularité du profil de l’intéressée sur ce réseau social.

52.  Elle observe en tout état de cause que les autorités nationales ne précisent pas dans leurs décisions si pendant la période passée entre la publication des contenus litigieux et l’ouverture de la procédure disciplinaire, qui était d’environ six à neuf mois en fonction du contenu, les mentions « J’aime » exprimées par la requérante pour les contenus litigieux avaient été remarquées ou dénoncées par les élèves, les parents d’élèves, les professeurs ou d’autres employés du même lieu de travail et si ces mentions avaient causé des incidents de nature à mettre en péril l’ordre et la paix du lieu de travail.

53.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la commission disciplinaire et les juridictions nationales n’ont pas tenu compte de tous les faits et facteurs pertinents dans les circonstances de l’espèce pour arriver à leur conclusion selon laquelle l’acte litigieux de la requérante était de nature à perturber la paix et la tranquillité du lieu de travail de l’intéressée. Les autorités nationales n’ont pas cherché à évaluer notamment la capacité des mentions « J’aime » en cause à provoquer des conséquences dommageables dans le lieu de travail de la requérante, compte tenu de la teneur des contenus auxquels elles se rapportaient, au contexte professionnel et social dans lequel elles s’inscrivaient, et de leur portée et impact potentiels. Dès lors, les motifs retenus en l’espèce pour justifier le licenciement de la requérante ne peuvent être considérés comme pertinents et suffisants.

54.  Quant à la gravité de la sanction infligée à la requérante, la Cour constate que l’autorité disciplinaire, dont la décision a été approuvée par les juridictions nationales, a appliqué à l’intéressée la sanction maximale prévue par la convention collective de travail, à savoir la résiliation immédiate du contrat de travail sans droit à indemnisation. Il est incontestable que cette sanction a revêtu, eu égard notamment à l’ancienneté de la requérante dans sa fonction et à son âge, une sévérité extrême (voir, Fuentes Bobo, précité, § 49).

55.  À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que, en l’absence de motifs pertinents et suffisants fournis pour justifier la mesure litigieuse, les juridictions nationales ne peuvent être considérées comme ayant appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Terentyev c. Russie, no 25147/09, § 24, 26 janvier 2017, et les références qui y figurent, Saygılı et Karataş c. Turquie, no 6875/05, § 43, 16 janvier 2018 et Kula c. Turquie, no 20233/06, § 52, 19 juin 2018). Elle estime que, en tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi.

56.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Høiness c. Norvège du 19 mars 2019 requête n°43624/14

Article 8 : Le refus des juridictions internes d’engager la responsabilité de l’hébergeur d’un forum sur internet à raison de commentaires postés sous couvert d’anonymat n’a pas emporté violation de l’article 8.

L’affaire concerne le refus des juridictions nationales d’engager la responsabilité civile de l’hébergeur d’un forum sur internet après la publication sur ledit forum de commentaires vulgaires de type harcèlement sexuel, concernant Mme Høiness. La Cour juge en particulier qu’en s’efforçant de ménager un équilibre entre, d’une part, les droits de Mme Høiness découlant de l’article 8 et, d’autre part, le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 au portail d’actualités et à l’hébergeur de forums de discussion, les juridictions internes ont agi dans les limites de leur pouvoir d’appréciation (« marge d’appréciation »). Elle estime par ailleurs que les décisions des juridictions nationales concernant les frais de justice accordés aux défendeurs n’ont pas emporté violation de l’article 8 en l’espèce.

LES FAITS

En mai 2011, Mme Høiness, avocate réputée, engagea au civil devant le tribunal d’Oslo une procédure pour diffamation contre la société Hegnar Media AS et contre M. H., un éditeur travaillant pour le portail internet Hegnar Online. Elle soutint que le harcèlement sexuel dont elle avait fait l’objet dans trois commentaires publiés sous couvert d’anonymat sur le forum de Hegnar Online, qui appartenait à Hegnar Media AS, avait porté atteinte à son honneur. Les défendeurs dans la procédure interne plaidèrent que les commentaires litigieux avaient été retirés du forum dès qu’ils avaient été portés à leur connaissance. En janvier 2012, le tribunal se prononça en faveur des défendeurs. Il jugea que les commentaires en cause ne pouvaient s’analyser en une diffamation illicite en ce qu’ils n’étaient pas susceptibles de porter atteinte à l’honneur ou à la réputation de Mme Høiness. Mme Høiness fit appel de cette décision. En octobre 2013, la cour d’appel estima que la demande d’indemnisation de l’intéressée ne pourrait aboutir que si les défendeurs avaient agi avec une culpabilité suffisante. À cet égard, elle observa notamment que les lecteurs du forum avaient la possibilité de réagir aux commentaires en cliquant sur des « boutons de signalement » présents sur le site en question. Elle confirma également la décision du tribunal de première instance concernant les frais de justice et accorda 183 380 couronnes norvégiennes (environ 20 050 euros) aux défendeurs. Mme Høiness forma un recours mais elle se vit refuser l’autorisation de saisir la Cour suprême.

CEDH

Article 8 La Cour rappelle que l’article 8 englobe le droit d’une personne à la protection de sa réputation.

Elle observe par ailleurs que dans le cas d’espèce se trouve en cause non pas un acte de l’État mais l’insuffisance alléguée de la protection accordée par les juridictions internes à la vie privée de Mme Høiness. À l’obligation négative découlant de l’article 8 peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée. En ce qui concerne les intérêts concurrents reconnus par l’article 8, d’une part, et par l’article 10, d’autre part, la Cour a établi des principes généraux qu’elle a récapitulés dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie. Elle reconnaît de façon générale à l’État une ample marge d’appréciation lorsqu’il doit ménager un équilibre entre des intérêts concurrents ou différents droits protégés par la Convention. Dans le cadre de cette appréciation de la proportionnalité, la Cour a également jugé pertinents des aspects particuliers de la liberté d’expression, tels que le contexte des commentaires, les mesures appliquées par la société qui gère le site internet pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que ladite société, et les conséquences de la procédure interne pour celle-ci. La Cour observe que le tribunal de première instance a estimé que les commentaires publiés sur Mme Høiness ne pouvaient s’analyser en une diffamation au sens du droit interne, alors que la cour d’appel a jugé qu’il n’était pas nécessaire de trancher la question de savoir s’ils étaient diffamatoires ou non. La Cour considère également qu’elle n’est pas tenue d’examiner de manière approfondie la nature des commentaires litigieux en ce qu’il ne s’agit en aucun cas de discours de haine ou d’incitation à la violence. Par ailleurs, la Cour ne voit aucune raison de contester l’allégation de Mme Høiness selon laquelle elle se serait heurtée à de très sérieux obstacles si elle avait cherché à actionner les auteurs anonymes.

Magyar Jeti Zrt c. Hongrie du 4 décembre 2018 requête n° 11257/16

Article 10 : La Cour condamne un verdict de diffamation contre un média hongrois et souligne l’importance des hyperliens sur Internet sur lesquels, celui qui partage ne peut pas être poursuivi pour diffamation.

Dans cette affaire, la société requérante a été condamnée pour avoir affiché un hyperlien vers une interview sur YouTube dont il a été ultérieurement jugé qu’elle avait un contenu diffamatoire. La Cour souligne l’importance des hyperliens pour le bon fonctionnement d’Internet et les distingue des modes traditionnels de publication en ce qu’ils dirigent les internautes vers des contenus disponibles au lieu de les fournir. Affinant sa jurisprudence sur ces questions, la Cour énumère les éléments à retenir sur le terrain de l’article 10 dans l’analyse de la question de savoir si l’affichage d’un hyperlien peut engager la responsabilité de son auteur, et dit qu’un examen individuel s’impose dans chaque cas. La Cour relève que le droit interne hongrois prévoyant la responsabilité objective du diffuseur de matériaux diffamatoires excluait la possibilité de tout examen réel du droit de la société requérante à la liberté d’expression alors que les tribunaux auraient dû minutieusement analyser cette question. Une telle responsabilité objective pour affichage d’hyperliens risque de nuire à la circulation des informations en ligne et de dissuader les auteurs et éditeurs d’articles d’en faire usage s’ils ne peuvent pas contrôler les informations vers lesquelles ces liens sont dirigés. Elle peut avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression en ligne. Globalement, les droits de la société requérante ont été indûment restreints

LES FAITS

La société exploitait www.444.hu, un site web d’information populaire. En septembre 2013, le site publia un article concernant un incident dans le village de Konyár, près de la frontière roumaine, au cours duquel un groupe de supporters de football apparemment éméchés s’étaient arrêtés à l’extérieur d’une école principalement fréquentée par des élèves roms et avaient hurlé des propos racistes. L’article comportait un hyperlien vers l’interview, diffusée sur YouTube par un média s’intéressant aux questions relatives au Roms, d’un notable de la communauté rom à Konyár et d’un parent. Au cours de l’interview, le notable affirma que les supporters de football étaient des membres du parti politique Jobbik, disant : « Jobbik est arrivé » et « Ils ont attaqué l’école, Jobbik l’a attaquée ».

En octobre, Jobbik forma une action en diffamation contre huit défendeurs, parmi lesquels figurait le notable de la communauté rom, le média auteur de l’interview, la société requérante et d’autres médias. En mars 2014, le tribunal jugea que les propos tenus par le notable de la communauté rom avaient un caractère diffamatoire parce qu’il avait faussement affirmé que Jobbik était impliqué dans l’incident. Il estima également que la société requérante et d’autres médias avaient engagé leur « responsabilité objective » en diffusant des propos diffamatoires et qu’il était indifférent qu’ils l’aient fait de bonne foi ou non. Le tribunal condamna notamment la société requérante à publier des extraits du jugement sur le site www.444.hu  et à retirer de l’article l’hyperlien vers la vidéo sur YouTube.

Le jugement fut confirmé en appel et la société requérante forma un recours constitutionnel ainsi qu’un pourvoi devant la Kúria (la Cour suprême). Dans son recours constitutionnel, la société requérante soutenait essentiellement que, en vertu des dispositions du code civil, un média pouvait être jugé responsable pour diffamation à raison des propos tenus par un tiers quand bien même il aurait rédigé un article objectif et impartial sur une question d’intérêt public. Elle relevait également que, au lieu de rechercher si les éditeurs avaient respecté la déontologie et les règles professionnelles des journalistes, les juridictions s’étaient contentées de constater qu’ils avaient diffusé des propos erronés. En juin 2015, la Kúria confirma la décision d’appel, tandis que la Cour constitutionnelle rejeta le recours constitutionnel en décembre 2017.

LE DROIT

La Cour souligne l’importance des hyperliens pour le bon fonctionnement d’Internet parce qu’ils rendent l’information accessible en rattachant des éléments en ligne. En matière de diffusion, les hyperliens se distinguent des modes traditionnels en ce qu’ils n’affichent pas ni ne communiquent de contenu mais dirigent les internautes vers des contenus disponibles ailleurs ou en signalent l’existence.

L’autre élément qui caractérise les hyperliens est que leur auteur n’exerce pas de contrôle sur les informations vers lesquelles ils renvoient et que celles-ci peuvent ultérieurement changer. En outre, le contenu vers lequel renvoie l’hyperlien a déjà été rendu accessible par le diffuseur initial, offrant au public un accès libre.

Au vu de ces éléments, la Cour ne partage pas le raisonnement des tribunaux hongrois assimilant l’affichage d’un hyperlien à la diffusion d’informations diffamatoires, laquelle met en jeu la responsabilité objective.

En effet, la question des responsabilités dans le cadre de l’article 10 appelle plutôt un examen individuel à l’aune de plusieurs éléments. La Cour voit cinq éléments de ce type : le journaliste a-t-il approuvé le contenu litigieux ?

En a-t-il repris le contenu, sans l’avoir approuvé ? S’est-il contenté de créer un hyperlien vers le contenu, sans l’avoir approuvé ni repris ? Savait-il ou était-il raisonnablement censé savoir que le contenu était diffamatoire ou illégal pour d’autres raisons ? Et a-t-il agi de bonne foi, en respectant la déontologie journalistique et en faisant preuve de la diligence voulue comme tout journaliste responsable ?

Elle constate que l’article publié par la société requérante se contentait d’indiquer qu’une interview avec le notable était disponible sur YouTube et affichait un lien vers celle-ci, sans faire de commentaire, sans reprendre le contenu et sans mentionner le parti politique. Nulle part il ne disait si les propos tenus par le notable étaient véridiques ou non, ni ne les approuvait.

La Cour estime qu’il ne pouvait apparaître à l’évidence aux yeux du journaliste auteur de l’hyperlien que celui-ci renverrait à des propos diffamatoires – à ce stade, aucun jugement n’avait été rendu à ce sujet et il n’était pas possible de voir d’emblée que les propos étaient manifestement illégaux.

De plus, les politiciens et les partis politiques doivent accepter de plus larges limites à la critique acceptable. Enfin, la Cour note que le droit hongrois, tel qu’interprété par les tribunaux, ne prévoyait aucune appréciation des droits de la société requérante garantis par l’article 10 alors qu’un telle appréciation était très importante dans le débat sur la question d’intérêt général qui se posait alors. L’affichage de l’hyperlien étant assimilé à la diffusion d’informations engageant la responsabilité objective de l’auteur, il n’y a eu aucune évaluation des droits des parties découlant des articles 8 et 10.

Une telle responsabilité objective peut avoir des conséquences négatives sur la circulation des informations en ligne en ce qu’elles incitent les auteurs et éditeurs à ne pas afficher d’hyperliens vers des matériaux sur le contenu desquels ils ne peuvent exercer le moindre contrôle. Il peut directement ou indirectement en résulter un effet dissuasif sur la liberté d’expression en ligne.

Globalement, le droit à la liberté d’expression de la société requérante a été restreint de manière disproportionnée et il y a eu violation de l’article 10.

Fuchsmann c. Allemagne du 19 octobre 2017 requête no 71233/13

Non violation de l'article 8 pour cause d'article 10 : Le Refus d’une injonction de retrait d’un article de presse sur l’implication supposée d’un homme d’affaires dans le crime organisé, n'est pas une violation du droit à la vie privée. Depuis, il a décidé de faire le ménage lui-même sur Internet !

Le requérant, Boris Fuchsmann, est un ressortissant ukrainien né en 1947 et résidant à Düsseldorf (Allemagne). Entrepreneur de niveau international, il exerce dans le secteur des médias et dirige la société Innova Film.

L’article en cause fut publié le 12 juin 2001 dans la version papier du New York Times puis, sous une forme légèrement modifiée, dans l’édition en ligne du journal, où il est toujours accessible. Il portait sur une enquête pénale menée aux États-Unis contre une entreprise détenue par l’ancien candidat à la mairie de New York R.L. à la suite d’allégations selon lesquelles cette entreprise avait versé des pots-de-vin à des responsables ukrainiens pour obtenir une licence de télévision. Dans ce contexte, l’article indiquait que selon le FBI et les services européens d’application des lois, M. Fuchsmann, qui était l’un des propriétaires d’une entreprise de radiotélédiffusion sise à Kiev, avait des liens avait le crime organisé russe. Il indiquait également qu’un rapport du FBI avait qualifié M. Fuchsmann d’escroc dont l’entreprise allemande faisait partie d’un réseau international de crime organisé, que M. Fuchsmann était interdit d’entrée sur le territoire américain, et que selon les services d’application des lois américains et allemands, sa société Innova faisait partie d’un réseau de crime organisé russe.

En juillet 2002, M. Fuchsmann engagea une action devant les juridictions allemandes afin d’obtenir une injonction ordonnant le retrait de la publication de ces déclarations négatives à son égard. Dans un premier temps, en janvier 2008, le tribunal régional de Düsseldorf déclara cette action irrecevable, jugeant qu’elle ne relevait pas de la compétence des tribunaux allemands puisque l’édition papier du New York Times n’était pas distribuée en Allemagne et que la version en ligne du journal n’avait pas pour cible les lecteurs allemands. Cette décision fut confirmée par la cour d’appel mais annulée par la Cour fédérale de justice en 2010 pour autant qu’elle concernait la demande d’injonction contre les déclarations parues dans l’édition en ligne. Sur ce point, la Cour fédérale de justice reconnut la compétence des juridictions allemandes étant donné que l’édition en ligne était accessible en Allemagne.

En juin 2011, la cour d’appel devant laquelle l’affaire avait été renvoyée fit droit à la demande d’injonction quant à la déclaration selon laquelle M. Fuchsmann était interdit d’entrée sur le territoire américain, mais la rejeta pour le surplus. Tout en admettant que les déclarations en question portaient atteinte aux droits de la personnalité de M. Fuchsmann, elle considéra qu’il fallait mettre en balance ces droits et la liberté de la presse. Elle estima en particulier que le public avait un intérêt à être informé du fait que M. Fuchsmann, homme d’affaires allemand de niveau international exerçant dans le domaine des médias, était soupçonné d’implication dans le crime organisé. Elle observa que de plus, l’auteur de l’article avait préalablement averti M. Fuchsmann de sa publication, mais que celui-ci avait attendu plus d’un an après la publication avant de demander une injonction, d’où elle concluait qu’il n’avait pas dû percevoir comme intolérable l’atteinte portée à ses droits de la personnalité. M. Fuchsmann forma contre la décision de la cour d’appel un recours devant la Cour fédérale de justice que celle-ci rejeta en octobre 2012, et un recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle fédérale que celle-ci refusa d’examiner en avril 2013.

CEDH

La Cour considère que les allégations portées contre M. Fuchsmann dans l’article du New York Times étaient assez graves pour que l’article 8 trouve à s’appliquer. Il lui faut donc examiner la question de savoir s’il a été ménagé un juste équilibre entre le droit de M. Fuchsmann au respect de sa vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention, et le droit du journal à la liberté d’expression, garanti par l’article 10.

La Cour souscrit aux conclusions auxquelles est parvenue la cour d’appel allemande dans l’affaire du requérant, à savoir que l’article contribuait à un débat d’intérêt public, en l’occurrence sur la participation soupçonnée d’un ancien candidat à la mairie de New York à des actes de corruption, et que, dans ce contexte, l’implication alléguée d’un homme d’affaires allemand, le requérant, dans du trafic d’or, du détournement de fonds et des réseaux de crime organisé présentait également un intérêt public, même si les faits allégués dataient de quelques années.

Elle admet également qu’il y avait un intérêt public à laisser l’article accessible dans les archives en ligne du journal. Même si l’article concernait d’abord un personnage politique de premier plan – un ancien candidat à la mairie de New York – les tribunaux allemands ont considéré que les informations concernant le requérant, un homme d’affaires allemand de niveau international exerçant dans le secteur des médias, présentaient aussi un certain intérêt.

Cette appréciation est conforme à la jurisprudence de la Cour, où il a déjà été dit que le dirigeant d’une entreprise connue pouvait être considéré de par sa position même dans la société comme un personnage public. La Cour souscrit également à la conclusion de la cour d’appel allemande selon laquelle les déclarations en cause reposaient sur une base factuelle suffisante et l’auteur de l’article avait parfaitement respecté ses obligations et responsabilités journalistiques. La principale source des propos concernant le requérant était un rapport interne du FBI et non un rapport officiellement publié ou une déclaration publique faite à la presse par un responsable public, mais la cour d’appel a examiné en détail la base factuelle des déclarations en cause et conclu que les informations figurant dans le rapport du FBI étaient corroborées par les rapports de plusieurs autres services d’application des lois.

En ce qui concerne la teneur et la forme de l’article, la Cour souscrit à la conclusion des tribunaux allemands selon laquelle l’article ne renfermait ni insinuations ni déclarations polémiques. De plus, les informations divulguées concernaient essentiellement la vie professionnelle du requérant et il n’a été révélé aucun détail intime sur sa personne. Eu égard à ces considérations, la Cour conclut que la cour d’appel allemande a ménagé un juste équilibre entre les droits en présence et que, partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8.

Olafsson c. Islande du 16 mars 2017 requête no 58493/13

Article 10 : La condamnation pour diffamation d’un responsable de publication a violé son droit à la liberté d’expression. La Cour juge en particulier que la décision de déclarer M. Ólafsson responsable de publication au site de presse Pressan, coupable d’une diffamation n’était pas nécessaire dans une société démocratique, compte tenu des circonstances de l’affaire. La personne visée par les allégations en question était candidate à une charge politique et aurait dû anticiper le contrôle du public. Les articles la concernant avaient été publiés de bonne foi, dans le respect des normes journalistiques habituelles, et avaient contribué à un débat d’intérêt public. Si les allégations en cause étaient diffamatoires, elles avaient été formulées non pas par M. Ólafsson lui-même, mais par des tierces personnes. Le candidat a choisi de ne pas poursuivre les personnes à l’origine des allégations et, ainsi, a peut-être empêché M. Ólafsson d’établir qu’il avait agi de bonne foi et s’était assuré de la vérité des allégations. M. Ólafsson a été condamné à verser une indemnité ainsi que les frais et dépens. Dans ces circonstances, la Cour suprême n’a pas ménagé un équilibre raisonnable entre les mesures ayant restreint la liberté d’expression de M. Ólafsson et le but légitime qu’est la protection de la réputation d’autrui.

LES FAITS

Le requérant, Steingrímur Sævarr Ólafsson, est un ressortissant islandais né en 1965 et résidant à Reykjavik. À l’époque des faits, il était responsable de publication au site de presse Pressan. Entre novembre 2010 et mai 2011, ce site publia une série d’articles relatant des allégations selon lesquelles A. avait commis des actes pédophiles. Ces allégations provenaient de deux sœurs adultes ayant des liens familiaux avec A. Au moment des premiers articles, A. était candidat aux élections à l’Assemblée constituante qui devait être réunie peu de temps après. Les deux sœurs affirmaient qu’il leur avait fait subir des abus sexuels et qu’il n’était pas digne d’occuper une charge publique. A. contestait ces allégations. Un article indiqua que l’avocat de A. avait pris contact avec les sœurs pour leur proposer un règlement à l’amiable, à défaut duquel A. intenterait une action en diffamation contre elles. C’est en fait contre M. Ólafsson que A. engagea une action en diffamation. En première instance, le tribunal rejeta l’action, essentiellement aux motifs que les déclarations faites dans les articles relevaient de l’intérêt public et que M. Ólafsson ne portait pas ces allégations lui-même mais ne faisait que les diffuser. Toutefois, la Cour suprême infirma en grande partie cette décision. Elle estima que les déclarations insinuant que A. avait commis des actes pédophiles étaient diffamatoires. Elle les déclara nulles et non avenues, et ordonna à M. Ólafsson de payer 200 000 couronnes islandaises (environ 1 600 euros) pour dommage moral, et 800 000 couronnes (environ 6 500 euros) pour frais et dépens. Elle admit que les candidats à une charge publique devaient accepter un certain degré de contrôle du public mais considéra que cela ne pouvait justifier les accusations de criminalité portées contre A. dans les médias – compte tenu en particulier du fait que A. n’avait pas été jugé coupable de la conduite alléguée ni fait l’objet d’une enquête à ce sujet.

Article 10 (liberté d’expression)

Il y a violation de l’article 10 lorsqu’il y a ingérence dans l’exercice par un individu de son droit à la liberté d’expression et que cette ingérence n’est pas prévue par la loi, ne poursuit pas un but légitime, ou n’est pas nécessaire dans une société démocratique. Les deux parties conviennent que la décision relative à la responsabilité de M. Ólafsson pour diffamation a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression, et que cette ingérence visait un but légitime (à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui). Les questions dont la Cour se trouvait saisie étaient donc de savoir si l’ingérence était prévue par la loi et si elle était nécessaire dans une société démocratique. La Cour dit que l’ingérence était prévue par la loi. L’annulation des déclarations en cause et la condamnation à verser une indemnité pour préjudice moral étaient prévues par le code pénal et la loi sur la responsabilité civile. La Cour suprême s’est référée à l’un de ses précédents arrêts (affaire no 100/2011) et a jugé qu’au regard du droit interne M. Ólafsson, en tant que responsable de publication, avait été soumis à l’obligation non écrite de surveillance consistant à empêcher la publication de contenu préjudiciable sur le site web. Tenant compte de la nature de l’activité de publication en question, du fait que la responsabilité pouvait être prévue par M. Ólafsson avec des conseils éclairés, ainsi que des arrêts de la Cour suprême, la Cour dit que la responsabilité de M. Ólafsson était prévue par le droit interne. Concernant la question de savoir si la déclaration de responsabilité était nécessaire dans une société démocratique, il y a lieu pour la Cour de rechercher s’il a été procédé à une mise en balance adéquate du droit au respect de la vie privée (au regard de l’article 8) et du droit à la liberté d’expression (regard de l’article 10). Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour suprême n’a pas ménagé un juste équilibre. A. était candidat à une charge politique et aurait dû anticiper le contrôle du public. Les limites de la critique admissible devaient donc être plus larges dans son cas qu’à l’égard d’un simple particulier. Les articles le concernant avaient été publiés de bonne foi et dans le respect des normes journalistiques habituelles (en particulier, l’auteur des articles avait interviewé de nombreuses personnes pour vérifier la crédibilité des deux sœurs, et avait également publié des déclarations de A. selon lesquelles les accusations en question étaient fausses). En outre, les articles litigieux avaient contribué à un débat d’intérêt général, dès lors que A. était candidat à une charge publique et que la violence sexuelle contre des enfants est une question grave d’intérêt public. Si les allégations étaient diffamatoires, elles étaient formulées non pas par M. Ólafsson lui-même mais par les deux sœurs. Elles avaient déjà été publiées sur le site web des sœurs, et les déclarations jugées diffamatoires dans Pressan restituaient toutes intégralement les propos tenus par les sœurs, celles-ci ayant confirmé avoir été correctement citées. Pour autant que la mise en jeu de la responsabilité de M. Ólafsson ait pu répondre à l’intérêt légitime consistant à protéger A. contre les allégations diffamatoires des sœurs, cet intérêt a été largement protégé par la possibilité qui s’offrait à A. de poursuivre les sœurs elles-mêmes. Or il avait choisi de ne pas les poursuivre, ce qui a peut-être empêché M. Ólafsson d’établir qu’il avait agi de bonne foi et s’était assuré de la véracité des allégations. Compte tenu de sa responsabilité, M. Ólafsson a été condamné à verser une indemnité ainsi que les frais et dépens. Bien qu’il ne s’agisse pas là d’une sanction pénale et que le montant ne semble pas trop élevé, ce qui compte, dans le contexte de l’appréciation de la proportionnalité, c’est le fait même que M. Ólafsson ait fait l’objet d’une décision judiciaire. À la lumière de ces considérations, la Cour juge que les arguments des juridictions nationales, bien que pertinents, ne sauraient être jugés suffisants pour justifier l’ingérence en question. La Cour suprême n’a pas dûment tenu compte des principes et critères établis par la jurisprudence de la Cour au sujet de la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression. Elle a ainsi outrepassé sa marge d’appréciation et manqué à ménager un rapport raisonnable de proportionnalité entre les mesures imposées, qui ont restreint le droit à la liberté d’expression du requérant, et le but légitime poursuivi. Partant, il y a eu violation de l’article 10.

Pihl c. Suède du 9 mars 2017 requête no 74742/14

Article 8 mis en balance avec l'article 10 : Le refus de tenir les propriétaires d’un blog responsables pour un commentaire diffamatoire anonyme publié en ligne n’emporte pas violation de la Conv EDH.

Article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale)

La Cour note que bien que le commentaire ne s’assimilât pas à un discours de haine ou à une incitation à la violence, il avait un caractère diffamatoire. C’était par conséquent le type de discours dont on peut protéger les citoyens en vertu du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8. Toutefois, un droit concurrent était en jeu, le droit à la liberté d’expression consacré par l’article 10, lequel protège la liberté de communiquer des informations et de commenter. Ces deux droits méritant un égal respect, il y a donc lieu de les mettre en balance lorsqu’ils entrent en concurrence. Cependant, lorsque pareil exercice de mise en balance a été effectué par les autorités nationales dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes. En procédant à cette appréciation dans des affaires dans lesquelles un protagoniste avait joué un rôle d’intermédiaire sur Internet, la Cour a mis en évidence un certain nombre de facteurs pertinents : le contexte dans lequel s’inscrivent les commentaires ; les mesures adoptées par le support de publication pour empêcher ou supprimer les commentaires diffamatoires ; la question de savoir si c’est la responsabilité de l’auteur du commentaire qui doit être retenue plutôt que celle de l’intermédiaire ainsi que les conséquences de la procédure interne pour le support de publication. Concernant le contexte, l’association aurait difficilement pu anticiper le commentaire étant donné qu’il n’avait rien à voir avec la teneur de l’article publié sur le blog. De plus, il s’agissait d’une petite association à but non lucratif inconnue du grand public. Il était donc peu probable que son site Web attire de nombreux commentaires ou que ce commentaire soit lu par un large public. Demander à cette association de partir du principe que certains commentaires non filtrés pourraient être contraires à la loi reviendrait à exiger d’elle une capacité d’anticipation excessive et irréaliste, ce qui serait de nature à mettre en péril le droit de communiquer des informations sur Internet. En ce qui concerne les mesures prises par l’association pour empêcher ou retirer les commentaires diffamatoires, il convient de noter que le blog était doté d’une fonction qui signalait à l’association qu’un commentaire venait d’être posté. Toutefois, il était clairement indiqué sur le blog que les commentaires n’étaient pas vérifiés avant leur publication, que les commentateurs étaient responsables de leurs écrits et qu’ils étaient invités à se conformer aux règles de bonne conduite sur Internet et à respecter la loi. De plus, l’association a retiré l’article ainsi que le commentaire un jour après avoir été contactée par M. Pihl et a publié un nouvel article qui contenait des explications et des excuses. Le commentaire est ainsi resté visible sur le blog pendant neuf jours seulement. En outre, M. Pihl est en droit de demander à ce que des moteurs de recherche en effacent toute trace. S’agissant de la responsabilité de l’auteur du commentaire, M. Pihl a obtenu l’adresse IP de l’ordinateur qui avait été utilisé pour l’envoi du commentaire, mais n’a pas dit s’il avait engagé des démarches supplémentaires afin de découvrir l’identité de son auteur. En ce qui concerne les conséquences de la procédure interne, étant donné que les juridictions nationales avaient rejeté la demande de M. Pihl, la procédure n’a eu aucune conséquence négative pour l’association. Toutefois, la Cour rappelle que l’imputation d’une responsabilité relativement à des commentaires émanant de tiers peut avoir des conséquences négatives sur l’espace réservé aux commentaires d’un portail Internet et produire ainsi un effet dissuasif sur la liberté d’expression sur Internet. Enfin, deux juridictions internes et le chancelier de la Justice ont examiné l’affaire de M. Pihl au fond. Le chancelier de la Justice a procédé à son examen à la lumière des intérêts concurrents, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, et a conclu qu’il n’y avait pas eu violation des droits de M. Pihl. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’en rejetant les demandes de M. Pihl, les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et ont ménagé un juste équilibre entre les droits de M. Pihl garantis par l’article 8 et le droit, concurrent, à la liberté d’expression de l’association, consacré par l’article 10. La requête est donc manifestement mal fondée et irrecevable.

DEBRAY c. FRANCE du 2 mars 2017 requête n° 52733/13

Non violation de l'article 10, l'assignation par un médecin, en violation pour diffamation et injure, est rédigée de manière trop imprécise et empêche la défenderesse qui a fait un commentaire désobligeant sur Internet, à se défendre concrètement , alors qu'elle a expliqué son expérience. Sa non condamnation, compte tenu de la marge d’appréciation dont disposait la France, en matière de liberté d'expression, n'a pas porté atteinte au droit fondamental du requérant.

LA PROCÉDURE INTERNE

6. Médecin, le requérant est spécialisé en épilation laser. En 2007, une de ses patientes saisit les autorités ordinales d’une plainte contre lui, finalement restée sans suite, dont elle publia l’essentiel sur un site Internet. Le requérant et son cabinet étaient notamment traités de voleurs et accusés de pratiques commerciales malhonnêtes, de publicité mensongère et d’abus de confiance.

7. Le 14 juin 2007, le requérant fit assigner cette personne et l’exploitant du site Internet devant une formation civile du tribunal de grande instance de Paris pour injure et diffamation publique.

8. Par une ordonnance du 19 décembre 2007, le juge de la mise en état du tribunal de grande instance de Paris annula l’assignation dans son ensemble au motif qu’elle n’était pas suffisamment précise au regard des exigences de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans la mesure où elle qualifiait certains faits à la fois d’insulte et de diffamation. L’ordonnance fut confirmée par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 19 mars 2009.

9. Cet arrêt fut cassé par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 8 avril 2010 au motif que « satisfait aux prescriptions [de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881] la citation qui indique exactement au prévenu les faits et les infractions qui lui sont reprochés et le met en mesure de préparer utilement sa défense sans qu’il soit nécessaire que la citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations ».

10. Toutefois, statuant sur renvoi par un arrêt du 15 février 2011, la cour d’appel de Paris maintint sa conclusion. Elle souligna notamment ce qui suit :

« (...) Considérant qu’aux termes de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, à peine de nullité de la poursuite, la citation doit préciser et qualifier le fait incriminé et indiquer le texte de loi applicable à la poursuite ; que ce formalisme est applicable aux instances civiles ; qu’il a pour finalité de permettre au défendeur de savoir quels sont les faits qui lui sont reprochés et leur qualification et de choisir les moyens de sa défense, lesquels ne sont pas identiques suivant la qualification, l’article 55 l’autorisant à prouver la vérité des faits diffamatoires dans le délai légal de dix jours ; qu’un même fait ne peut dès lors être poursuivi cumulativement ou alternativement sous la double qualification d’injure et de diffamation ; que la citation doit préciser, en conséquence, ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient une diffamation ;

Considérant, en l’espèce, qu’il résulte de l’assignation en date du 14 juin 2007 que les propos « je dénonce les pratiques commerciales malhonnêtes ... » et « il faut mettre fin à ces abus commerciaux qui ne sont pas dignes d’un médecin qui n’est autre qu’un BUSINESS MAN » sont poursuivis comme diffamation page 7 et 8 et comme injure page 9, que l’expression « ... ... : à fuir ! ! ! ! ! ! » est poursuivie comme diffamation page 8 alors que celle « ... : des voleurs à fuir ! ! ! ... » l’est comme injure page 9, et qu’il en est de même du propos « rentabilisation business maximum » qualifié de diffamatoire page 8 et « USINE à FRIC et RENTABILITE BUSINESS MAXIMUM » qualifié d’injure dans la même page ;

Considérant qu’il s’en suit que des propos identiques ou quasiment identiques, même figurant pour certains dans des commentaires publiés à des dates distinctes, se trouvent poursuivis sous deux qualifications différentes ; que ce cumul de qualifications est de nature à créer une incertitude pour les défenderesses préjudiciable à leur défense ; que l’assignation ne répond dès lors pas aux exigences de l’article 53 susvisé ; que ce vice affecte la validité de l’acte en son entier ; que l’ordonnance entreprise sera, en conséquence, confirmée en ce qu’elle a prononcé son annulation ; (...) »

11. Invoquant notamment les articles 6, 10 et 13 de la Convention, le requérant se pourvut en cassation (pourvoi no 11-14.637). Par un arrêt du 15 février 2013 l’assemblée plénière de la Cour de cassation rejeta le pourvoi au motif que, « selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable ; qu’est nulle une assignation retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation ».

LE DROIT INTERNE

12. L’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi rédigé :

« La citation précisera et qualifiera le fait incriminé, elle indiquera le texte de loi applicable à la poursuite.

Si la citation est à la requête du plaignant, elle contiendra élection de domicile dans la ville où siège la juridiction saisie et sera notifiée tant au prévenu qu’au ministère public.

Toutes ces formalités seront observées à peine de nullité de la poursuite. »

13. En matière de diffamation, le délai de prescription est de trois mois après la première publication ou le prononcé des propos incriminés.

14. Dans un arrêt du 5 février 1992 (Civ. 2e, 5 février 1992, pourvoi no 90-16022, Bull. 1992, II, no 44), la 2ème chambre civile de la Cour de cassation a appliqué au civil le délai de 10 jours que fixe l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881 à la partie assignée en diffamation pour prouver les faits diffamatoires, indiquant que ce délai était d’ordre public. Il ressort du rapport présenté par le conseiller rapporteur dans le cadre du pourvoi du requérant no 11-14.637 (paragraphe 11 ci-dessus), produit par ce dernier, que plusieurs arrêts postérieurs confirment que l’arrêt du 5 février 1992 a amorcé le processus d’unification des procédures civiles et pénales, en particulier quant à l’article 53 de la loi de 1881. Il convient notamment de relever des arrêts qui, au visa de cette disposition, ont imposé l’obligation de préciser dans l’assignation le fait invoqué et la loi applicable et ont énoncé qu’une assignation ne respectant pas ces formalités n’interrompait pas le délai de prescription (par exemple : 2e Civ., 19 février 1997, pourvoi no 94-13877, Bull. 1997, II, no 44), et des arrêts qui ont imposé la mention de l’élection de domicile (2e Civ., 12 mai 1999, pourvoi no 97-12956, Bull. 1999, II, no 90) et la dénonciation de l’assignation au ministère public (par exemple : 2e Civ., 26 octobre 2000, pourvoi no 98-19291, Bull.2000, II, no 147), ont étendu l’obligation du respect de l’article 53 de la loi aux assignations en référé (2e Civ., 7 mai 2002, pourvoi no 00-12510, Bull. 2002, II, no 91), ou ont fait primer, à propos de l’élection de domicile, les dispositions de l’article 53 sur celles des articles 751 et 752 du code de procédure civile (2e Civ., 10 juin 2004, pourvoi no 02-21515, Bull.2004, II, no 288).

15. Par la suite, dans deux arrêts du 12 juillet 2000, l’assemblée plénière de la Cour de cassation (Cass., Ass. Plén, 12 juillet 2000, no 00-83-577 et no 00-83.578) a retenu que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne pouvaient être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil (régime de droit commun de la responsabilité civile).

16. Dans deux arrêts du 24 septembre 2009 (Civ. 1e, no 08-17.315 et no 08-12.381, Bull. 2009, I, no 180), la première chambre civile de la Cour de cassation a jugé que l’absence de mention du texte réprimant le délit (l’article 32 de la loi de 1881) n’affectait pas la validité de l’assignation et que satisfaisait à l’obligation d’élection de domicile – « dans la ville où siège la juridiction saisie » (article 53 de la loi e 1881) – l’assignation devant le tribunal de grande instance de Paris comportant constitution d’un avocat dont le domicile professionnel se trouvait à Paris (en application de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1971 autorisant les avocats des barreaux des tribunaux de Paris et de sa périphérie à postuler auprès de chacune de ces juridictions). Par un arrêt du 8 avril 2010, rendu en la cause du requérant (paragraphe 9 ci-dessus), elle a jugé que « satisfait aux prescriptions [de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881] la citation qui indique exactement au prévenu les faits et les infractions qui lui sont reprochés et le met en mesure de préparer utilement sa défense sans qu’il soit nécessaire que la citation précise ceux des faits qui constitueraient des injures et ceux qui constitueraient des diffamations ». Toutefois, par un arrêt du 15 février 2013, rendu également en la cause du requérant (paragraphe 11 ci-dessus), l’assemblée plénière de la Cour de cassation a conclu que, « selon l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881, qui doit recevoir application devant la juridiction civile, l’assignation doit, à peine de nullité, préciser et qualifier le fait incriminé et énoncer le texte de loi applicable ; qu’est nulle une assignation retenant pour le même fait la double qualification d’injure et de diffamation ».

17. Dans une affaire distincte de la présente affaire, le Conseil constitutionnel a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité visant l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881. La requérante soutenait en particulier qu’en imposant que la citation pour des infractions de presse désigne précisément les propos ou écrits incriminés et en donne la qualification pénale, cet article conditionnait l’accès au juge à des règles de recevabilité d’un formalisme excessif ne trouvant aucune justification devant les juridictions civiles, en méconnaissance du « droit au recours effectif ». Le Conseil constitutionnel a rejeté cette thèse par une décision du 17 mai 2013 (no 2013-311 QPC), soulignant en particulier ce qui suit :

« (...) 5. Considérant que les dispositions contestées fixent les formalités substantielles de la citation en justice pour les infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ; que, par son arrêt susvisé du 15 février 2013, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé que l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 « doit recevoir application devant la juridiction civile » ; qu’en imposant que la citation précise et qualifie le fait incriminé et que l’auteur de la citation élise domicile dans la ville où siège la juridiction saisie, le législateur a entendu que le défendeur soit mis à même de préparer utilement sa défense dès la réception de la citation et, notamment, puisse, s’il est poursuivi pour diffamation, exercer le droit, qui lui est reconnu par l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881, de formuler en défense une offre de preuve dans un délai de dix jours à compter de la citation ; que la conciliation ainsi opérée entre, d’une part, le droit à un recours juridictionnel du demandeur et, d’autre part, la protection constitutionnelle de la liberté d’expression et le respect des droits de la défense ne revêt pas, y compris dans les procédures d’urgence, un caractère déséquilibré ; (...) »

LA CEDH

27. La Cour rappelle tout d’abord que, lorsque l’article 6 § 1 de la Convention est applicable – ce qui n’est pas controversé en l’espèce –, il convient d’examiner les griefs relatifs au droit d’accès à la justice sous l’angle de cette disposition plutôt que sous celui de l’article 13 (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000 XI). Elle procèdera donc de la sorte en la présente affaire.

28. La Cour rappelle ensuite que le droit d’accès aux tribunaux – qui constitue un aspect du « droit à un tribunal » – peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 89, CEDH 2016 (extraits)). Une interprétation excessivement formaliste des règles de procédure est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal (voir, par exemple, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002 IX, et Viard, précité, § 38).

29. La Cour constate qu’il ressort de la décision no 2013-311 QPC du Conseil constitutionnel qu’en imposant que la citation précise et qualifie le fait incriminé, l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 vise à mettre le défendeur à même de préparer utilement sa défense dès la réception de la citation et, notamment, puisse, s’il est poursuivi pour diffamation, exercer le droit de formuler une offre de preuve dans le délai légal de dix jours à compter de la citation (paragraphe 17 ci-dessus). Le Gouvernement indique que ce formalisme a pour but non seulement de préserver les droits de la défense de l’auteur des propos incriminés, mais aussi de garantir le respect de sa liberté d’expression. Selon la Cour, il s’agit là assurément de buts légitimes au regard du droit d’accès à un tribunal que garantit l’article 6 § 1.

30. S’agissant de la proportionnalité, il ressort des indications fournies par le Gouvernement que, contrairement à ce que prétend le requérant, il n’y a pas véritablement eu un revirement de jurisprudence dans son cas. Il s’agissait davantage de la clôture par l’assemblée plénière de la Cour de cassation d’un chapitre d’un débat interne relatif à l’unification des procédures civiles et pénales en matière de presse.

31. Le Gouvernement renvoie à cet égard à un arrêt de la 2ème chambre civile de la Cour de cassation du 5 février 1992 (références précitées), qui procède à l’application au civil du délai de dix jours que fixe l’article 55 de la loi du 29 juillet 1881 à la partie assignée en diffamation pour prouver les faits diffamatoires, délai qu’elle indique être d’ordre public. Plusieurs arrêts postérieurs confirment que cet arrêt du 5 février 1992 a amorcé le processus d’unification des procédures civiles et pénales, en particulier quant à l’article 53 de la loi de 1881 (paragraphe 14 ci-dessus).

32. Le Gouvernement renvoie également à deux arrêts de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 (références précitées), qui retiennent que les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil. L’assemblée plénière a ainsi exclu que le régime de droit commun de la responsabilité civile puisse servir de fondement à la réparation d’un préjudice né d’une infraction à la loi sur la liberté de la presse, ce qui tend à confirmer qu’il y avait déjà une évolution vers l’unification des procédures.

33. La première chambre civile de la Cour de cassation, à laquelle avait été transféré le contentieux du droit de la presse, a par la suite assoupli l’applicabilité de l’article 53 devant le juge civil, notamment dans deux arrêts du 24 septembre 2009, jugeant que l’absence de mention du texte réprimant le délit (l’article 32 de la loi de 1881) n’affectait pas la validité de l’assignation et que satisfaisait à l’obligation d’élection de domicile – « dans la ville où siège la juridiction saisie » (article 53 de la loi de 1881) – l’assignation devant le tribunal de grande instance de Paris comportant constitution d’un avocat dont le domicile professionnel se trouvait à Paris (en application de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1971 autorisant les avocats des barreaux des tribunaux de Paris et de sa périphérie à postuler auprès de chacune de ces juridictions).

34. C’est dans ce contexte qu’est intervenu l’arrêt rendu le 8 avril 2010 par la première chambre civile en la cause du requérant, qui opte pour une application souple de l’article 53 de la loi de 1881 en matière civile. Le juge de renvoi ayant ensuite résisté à cette approche de la première chambre civile, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranché par son arrêt du 15 février 2013, retenant une application stricte de cette disposition aux procédures civiles.

35. Quant à la circonstance que l’annulation ne s’est pas limitée aux parties de l’assignation visant les faits doublement qualifiés mais a porté sur l’assignation dans son intégralité, il ressort du rapport du conseiller rapporteur précité qu’un arrêt de la deuxième chambre civile du 25 novembre 2004 avait déjà posé pour principe que la constatation de l’existence d’un grief emportait la nullité de l’acte en son entier ; la deuxième chambre civile avait en conséquence cassé un arrêt qui, après avoir annulé une assignation en ce qu’elle poursuivait des propos diffamatoires, avait retenu que le grief relatif à ce chef de la poursuite n’avait pas eu d’incidence sur la poursuite des injures, alors que l’irrégularité constatée affectait l’acte en totalité (2e Civ., 25 novembre 2004, pourvoi no 02-12829, Bull. 2004, II, no 505). Il ressort de plus du même rapport que, pour la chambre criminelle, la nullité totale est encourue lorsqu’un fait unique est doublement qualifié (le rapport renvoie notamment à un arrêt du 22 mai 2001 ; pourvoi no 00-86385).

36. Le requérant ne peut donc prétendre avoir été pris de court par l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 15 février 2013. Il le peut d’autant moins qu’il a fait délivrer son assignation le 14 juin 2007, soit avant les arrêts du 24 septembre 2009, alors que la jurisprudence dominante allait dans le sens de l’unification des procédures de presse.

37. Il faut par ailleurs également rappeler que l’interprétation du droit interne, en particulier des règles procédurales telles que les formes et délais d’introduction d’un recours, appartient au premier chef aux juridictions internes, auxquelles la Cour n’a pas pour tâche de se substituer (voir, par exemple, Brunet-Lecomte et Lyon Mag’ c. France, no 17265/05, § 60, 6 mai 2010).

38. Il reste, certes, que la limitation du droit du requérant à un tribunal aurait été moindre si, plutôt que d’annuler l’assignation dans son intégralité, les juridictions internes avaient restreint l’annulation aux propos doublement qualifiés. Il faut toutefois mettre cet élément en perspective avec le fait que le but légitime poursuivi est la protection de droits fondamentaux d’autrui : la liberté d’expression et les droits de la défense de l’auteur des propos incriminés. Telle a du reste été l’approche du Conseil constitutionnel, qui a retenu dans sa décision no 2013-311 QPC (paragraphe 17 ci-dessus) que la conciliation qu’opéraient les conditions posées par l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 entre la protection de la liberté d’expression et des droits de la défense du défendeur et le droit à un recours juridictionnel du demandeur ne revêtait pas un caractère déséquilibré.

39. Or, d’une part, comme indiqué précédemment (paragraphe 28 ci‑dessus), les États parties disposent d’une marge d’appréciation dans le domaine de la règlementation des conditions de recevabilité des recours. D’autre part, la marge d’appréciation dont ils jouissent est ample lorsqu’il s’agit pour eux de ménager un équilibre entre différents droits protégés par la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I).

40. Étant donné l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait la France, la Cour estime qu’en annulant l’assignation en diffamation délivrée par le requérant au motif qu’elle n’était pas suffisamment précise au regard des exigences de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881 en ce qu’elle qualifiait certains faits à la fois d’insulte et de diffamation, les juridictions internes n’ont pas limité son droit à un tribunal de manière disproportionnée.

41. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

CENGİZ ET AUTRES c. TURQUIE requête 48226/10 et 14027/11 du 1er décembre 2015

Violation de l'article 10 : Le blocage intégral à You Tube contre les requérants car le Gouvernement turque ne sait pas bloquer des contenus spécifiques, est contraire à la Convention.

a) Sur l’existence d’une ingérence

47. La Cour note que, par une décision adoptée le 5 mai 2008, le tribunal d’instance pénal d’Ankara a ordonné, en vertu de l’article 8 §§ 1 b), 2, 3 et 9 de la loi no 5651, le blocage de l’accès à YouTube au motif que le contenu de dix fichiers vidéo disponibles sur ce site aurait violé la loi no 5816 interdisant l’outrage à la mémoire d’Atatürk. D’abord, M. Cengiz, le 21 mai 2010, puis MM. Altıparmak et Akdeniz, le 31 mai 2010, ont formé opposition à cette décision et demandé la levée de cette mesure. Dans leurs recours, ils ont invoqué la protection de leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées.

48. Le 9 juin 2010, indiquant que les requérants n’étaient pas parties à l’affaire et qu’ils n’avaient par conséquent pas qualité pour contester de telles décisions, le tribunal d’instance pénal d’Ankara a rejeté leur opposition. Pour ce faire, il a considéré notamment que le blocage litigieux était conforme aux exigences de la législation pertinente en la matière. Par ailleurs, il a adopté une décision additionnelle le 17 juin 2010. Les tentatives que les deux requérants ont entreprises pour contester cette décision sont restées vaines.

49. La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne permet pas l’actio popularis, mais exige, pour l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une violation de la Convention résultant d’un acte ou d’une omission imputable à l’État contractant. Dans l’affaire Tanrıkulu et autres (décision précitée), elle n’a pas reconnu la qualité de victime à des lecteurs d’un quotidien qui était l’objet d’une mesure d’interdiction de distribution. De même, dans l’affaire Akdeniz (décision précitée), elle a considéré que le seul fait que M. Akdeniz – tout comme les autres utilisateurs en Turquie de deux sites consacrés à la diffusion de la musique – subisse les effets indirects d’une mesure de blocage ne saurait suffire pour qu’il se voie reconnaître la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention (décision précitée, § 24). Eu égard à ces considérations, la réponse à la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime d’une mesure de blocage d’accès à un site internet dépend donc d’une appréciation des circonstances de chaque affaire, en particulier de la manière dont celui-ci utilise le site internet et de l’ampleur des conséquences de pareille mesure qui peuvent se produire pour lui. Entre également en ligne de compte le fait que l’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées: on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public (Ahmet Yıldırım, précité, § 54).

50. En l’espèce, la Cour relève que les requérants ont déposé leurs requêtes devant elle en qualité d’usagers actifs de YouTube, soulignant notamment les répercussions du blocage litigieux sur leur travail académique, ainsi que les caractéristiques importantes du site en question. En particulier, ils affirment que, en se servant de leurs comptes YouTube, ils utilisent cette plateforme non seulement pour accéder à des vidéos relatives à leur domaine professionnel mais aussi, de manière active, en téléchargeant et partageant de tels fichiers. Par ailleurs, MM. Altıparmak et Akdeniz ont précisé qu’ils publiaient des enregistrements sur leurs activités académiques. Sur ce point, l’affaire se rapproche plutôt de celle de M. Yıldırım, qui déclarait publier ses travaux académiques et ses points de vue dans différents domaines, via son site web (Ahmet Yıldırım, précité, § 51) et non de celle de M. Akdeniz (décision précitée), qui avait agi en tant que simple usager des sites web.

51. En outre, sur un autre point, la présente affaire se distingue également de la décision Akdeniz précitée, où la Cour a tenu compte notamment du fait que l’intéressé pouvait sans difficulté accéder à tout un éventail d’œuvres musicales par de multiples moyens sans que cela n’entraîne une infraction aux règles régissant les droits d’auteur (décision précitée, § 25). Or YouTube diffuse non seulement des œuvres artistiques et musicales, mais constitue également une plateforme très populaire pour le discours politique et les activités politiques et sociales. Les fichiers diffusés par YouTube comportaient entre autres des informations qui pouvaient présenter un intérêt particulier pour chacun (voir, mutatis mutandis, Khurshid Mustafa et Tarzibachi, précité, § 44). En effet, la mesure litigieuse rend inaccessible un site comprenant des informations spécifiques pour les requérants et celles-ci ne sont pas facilement accessibles par d’autres moyens. Ce site constitue également une source importante de communication pour les intéressés.

52. Par ailleurs, en ce qui concerne l’importance des sites internet dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour rappelle que, « grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 110, CEDH 2015). À cet égard, la Cour observe que YouTube est un site web d’hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des vidéos et qu’il constitue à n’en pas douter un moyen important d’exercer la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées. En particulier, comme les requérants l’ont noté à juste titre, les informations politiques ignorées par les médias traditionnels ont souvent été divulguées par le biais de YouTube, ce qui a permis l’émergence d’un journalisme citoyen. Dans cette optique, la Cour admet que cette plateforme était unique compte tenu de ses caractéristiques, de son niveau d’accessibilité et surtout de son impact potentiel, et qu’il n’existait, pour les requérants, aucun équivalent.

53. De surcroît, la Cour observe que, après l’introduction des présentes requêtes, la Cour constitutionnelle s’est penchée sur la qualité de victime d’usagers actifs de sites internet tels que twitter.com et youtube.com. En particulier, dans le cadre de l’affaire concernant la décision administrative de blocage d’accès à YouTube, elle a reconnu la qualité de victime à des usagers actifs de YouTube, dont MM. Akdeniz et Altıparmak. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tenu compte essentiellement du fait que les demandeurs, titulaires d’un compte YouTube, utilisaient activement ce site. S’agissant de ces deux requérants, elle a également pris en considération le fait qu’ils enseignaient dans différentes universités, qu’ils menaient des travaux dans le domaine des droits de l’homme, qu’ils accédaient à différents matériaux visuels diffusés par le site en question et qu’ils partageaient leurs travaux par l’intermédiaire de leurs comptes YouTube (paragraphes 25-26 ci-dessus).

La Cour partage les conclusions de la Cour constitutionnelle sur la qualité de victime de ces requérants. Par ailleurs, elle observe que la situation de M. Cengiz, également usager actif de YouTube, ne diffère guère de celle des deux requérants en question.

54. En somme, la Cour observe que les requérants se plaignent pour l’essentiel de l’effet collatéral de la mesure prise contre YouTube dans le cadre de la loi sur Internet. Les intéressés affirment que, en raison des caractéristiques de YouTube, la mesure de blocage les a privés d’un moyen important d’exercer leur droit à la liberté de recevoir et communiquer des informations et des idées.

55. À la lumière de ce qui précède et eu égard à la nécessité d’appliquer de manière flexible les critères de reconnaissance de la qualité de victime, la Cour admet que, dans les circonstances particulière de l’affaire, les requérants, bien que n’étant pas directement visés par la décision de blocage de l’accès à YouTube, peuvent légitimement prétendre que la mesure en question a affecté leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. Dès lors, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la qualité de victime.

56. Par ailleurs, la Cour rappelle que l’article 10 de la Convention garantit la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées à « toute personne » et qu’il ne fait pas de distinction d’après la nature du but recherché ni d’après le rôle que les personnes – physiques ou morales – ont joué dans l’exercice de cette liberté. L’article 10 concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de diffusion de ces informations, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et de communiquer des informations. De même, la Cour réaffirme que l’article 10 garantit non seulement le droit de communiquer des informations mais aussi celui, pour le public, d’en recevoir (Ahmet Yıldırım, précité, § 50).

57. En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que, en conséquence d’une mesure ordonnée par le tribunal d’instance le 5 mai 2008, les requérants se sont trouvés, pendant une longue période, dans l’impossibilité d’accéder à YouTube. En qualité d’usagers actifs de YouTube, ils peuvent donc légitimement prétendre que la mesure en question a affecté leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées. La Cour considère que, quelle qu’en ait été la base légale, pareille mesure avait vocation à influer sur l’accessibilité à Internet et que, dès lors, elle engageait la responsabilité de l’État défendeur au titre de l’article 10 (idem, § 53). Partant, la mesure en question s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice des droits garantis par l’article 10.

58. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

b) Sur le caractère justifié de l’ingérence

59. La Cour rappelle d’abord que les mots « prévue par la loi » contenus au paragraphe 2 de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables, prévisible dans ses effets et compatible avec la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Dink, précité, § 114). Selon la jurisprudence constante de la Cour, une norme est « prévisible » lorsqu’elle est rédigée avec assez de précision pour permettre à toute personne s’entourant au besoin de conseils éclairés de régler sa conduite (voir, parmi beaucoup d’autres, RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 103, CEDH 2011, et Altuğ Taner Akçam, précité, § 87).

60. En l’espèce, la Cour observe que le blocage de l’accès au site concerné par la procédure judiciaire avait une base légale, à savoir l’article 8 § 1 de la loi no 5651. À la question de savoir si cette disposition répondait également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, les requérants estiment qu’il faut répondre par la négative, cette disposition étant selon eux trop incertaine.

61. La Cour rappelle que, dans l’affaire Ahmet Yıldırım (précité ; voir, notamment, §§ 61-62), elle a examiné la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle y a répondu par la négative. Elle a notamment considéré que la loi no 5651 n’autorisait pas le blocage de l’accès à l’intégralité d’un site internet à cause du contenu de l’une des pages web qu’il hébergeait. En effet, en vertu de l’article 8 § 1 de cette loi, seul le blocage de l’accès à une publication précise pouvait être ordonné, s’il existait des motifs suffisants de soupçonner que, par son contenu, une telle publication était constitutive des infractions mentionnées dans la loi. Par ailleurs, cette conclusion de la Cour a été suivie par la Cour constitutionnelle dans ses deux décisions adoptées après le prononcé de l’arrêt Ahmet Yıldırım (précité) (paragraphes 25-26 ci-dessus).

62. À cet égard, la Cour a notamment souligné (idem, § 64), que de telles restrictions préalables ne sont pas, a priori, incompatibles avec la Convention. Pour autant, elles doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus. Un contrôle judiciaire de telles mesures opéré par le juge, fondé sur une mise en balance des intérêts en conflit et visant à aménager un équilibre entre ces intérêts, ne saurait se concevoir sans un cadre fixant des règles précises et spécifiques quant à l’application des restrictions préventives à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations et des idées.

63. Or il convient d’observer en l’espèce que, lorsque le tribunal d’instance pénal d’Ankara a décidé de bloquer totalement l’accès à YouTube, aucune disposition législative ne conférait un tel pouvoir à ce tribunal.

64. En effet, il ressort des observations du Gouvernement et de la pratique des autorités turques que la technologie de filtrage d’URL pour les sites basés à l’étranger n’est pas disponible en Turquie. Dès lors, dans la pratique, un organe administratif, à savoir la PTI, décide de bloquer tout accès à l’intégralité du site en question afin d’exécuter les décisions judiciaires concernant un contenu en particulier. Or – la Cour l’a déjà dit dans son arrêt Ahmet Yıldırım (précité, § 66) – les autorités auraient dû notamment tenir compte du fait que pareille mesure, qui rendait inaccessibles une grande quantité d’informations, ne pouvait qu’affecter considérablement les droits des internautes et avoir un effet collatéral important.

65. À la lumière de ces considérations et de l’examen de la législation en cause telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, la Cour conclut que l’ingérence à laquelle l’article 8 de la loi no 5651 a donné lieu ne répondait pas à la condition de légalité voulue par la Convention et que cette dernière disposition n’a pas permis aux requérants de jouir du degré suffisant de protection exigé par la prééminence du droit dans une société démocratique. Par ailleurs, la disposition en cause semble heurter le libellé même du paragraphe 1 de l’article 10 de la Convention, en vertu duquel les droits reconnus dans cet article valent « sans considération de frontière » (idem, § 67).

66. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

67. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de contrôler le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

Grande Chambre Delfi AS c. Estonie du 16 juin 2015 requête no 64569/09

Non violation de l'article 10, les termes injurieux n'ont été retirés qu'après 6 semaines, les sites internet sont responsables. L'amende n'est que de 320 euros.

LES FAITS

La responsabilité d’un portail d’actualités sur Internet concernant des commentaires injurieux laissés par des internautes

En janvier 2006, elle publia sur son portail d’actualités un article concernant une compagnie de navigation dans lequel elle évoquait la décision prise par cette compagnie de modifier l’itinéraire emprunté par ses ferries pour rallier certaines îles. Cette modification avait provoqué la rupture de la glace à des endroits où des routes de glace auraient pu être tracées ultérieurement, retardant ainsi de plusieurs semaines l’ouverture de ces routes, qui représentaient un moyen moins coûteux et plus rapide que les ferries pour rallier les îles. Sous l’article se trouvaient des commentaires des internautes, accessibles à tous les visiteurs du site. Un certain nombre de ces commentaires étaient extrêmement injurieux voire menaçants à l’égard de la compagnie de navigation et de son propriétaire A à la demande des avocats du propriétaire de la compagnie de navigation, Delfi retira les commentaires injurieux en mars 2006, six semaines environ après leur publication. En avril 2006, le propriétaire de la compagnie de navigation engagea une action en justice contre Delfi condamnée finalement à 320 euros.

D.  Appréciation de la Cour

1.  Remarques préliminaires et portée de l’appréciation de la Cour

110.  La Cour note d’emblée que la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression. C’est là un fait incontesté, comme elle l’a reconnu en plusieurs occasions (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012, et Times Newspapers Ltd (nos 1 et 2) c. Royaume-Uni, nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). Cependant, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps. Ce sont ces deux réalités contradictoires qui sont au cœur de la présente affaire. Compte tenu de la nécessité de protéger les valeurs qui sous-tendent la Convention et considérant que les droits qu’elle protège respectivement en ses articles 10 et 8 méritent un égal respect, il y a lieu de ménager un équilibre qui préserve l’essence de l’un et l’autre de ces droits. Ainsi, tout en reconnaissant les avantages importants qu’Internet présente pour l’exercice de la liberté d’expression, la Cour considère qu’il faut en principe conserver la possibilité pour les personnes lésées par des propos diffamatoires ou par d’autres types de contenu illicite d’engager une action en responsabilité de nature à constituer un recours effectif contre les violations des droits de la personnalité.

111.  Sur ce fondement, et considérant en particulier que c’est la première fois qu’elle est appelée à examiner un grief s’inscrivant dans ce domaine d’innovation technologique en évolution, la Cour juge nécessaire de délimiter la portée de son examen à la lumière des faits de la présente cause.

112.  Premièrement, la Cour observe que la Cour d’État (au paragraphe 14 de son arrêt du 10 juin 2009, repris au paragraphe 31 ci-dessus) s’est exprimée ainsi : « [l]a publication d’actualités et de commentaires sur un portail Internet est aussi une activité journalistique. Cependant, la nature des médias sur Internet fait que l’on ne peut raisonnablement exiger d’un exploitant de portail qu’il édite les commentaires avant de les publier comme si son site était une publication de la presse écrite. Si l’éditeur [d’une publication de la presse écrite] est, parce qu’il les soumet à un contrôle éditorial, à l’origine de la publication des commentaires, sur un portail Internet en revanche, ce sont les auteurs des commentaires qui sont à l’origine de leur publication et qui les rendent accessibles au grand public par l’intermédiaire du portail. L’exploitant du portail n’est donc pas la personne à qui l’information est révélée. Néanmoins, en raison de l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels ».

113.  La Cour ne voit pas de raison de remettre en question la distinction établie par les juges de la Cour d’État dans ce raisonnement. Au contraire, elle estime que le point de départ de leur réflexion, à savoir la reconnaissance des différences entre un exploitant de portail et un éditeur traditionnel, est conforme aux instruments internationaux adoptés dans ce domaine, instruments dans lesquels on perçoit une certaine évolution en faveur de l’établissement d’une distinction entre les principes juridiques régissant les activités des médias imprimés et audiovisuels classiques, d’une part, et les activités des médias sur Internet, d’autre part. Dans la récente recommandation du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe sur une nouvelle conception des médias, cette distinction est formulée en termes d’« approche différenciée et graduelle [dans le cadre de laquelle] chaque acteur dont les services sont considérés comme un média ou une activité intermédiaire ou auxiliaire bénéficie à la fois de la forme (différenciée) et du niveau (graduel) appropriés de protection, et les responsabilités sont également délimitées conformément à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et à d’autres normes pertinentes élaborées par le Conseil de l’Europe » (paragraphe 7 de l’annexe à la recommandation CM/Rec(2011)7, repris au paragraphe 46 ci-dessus). Dès lors, la Cour considère qu’en raison de la nature particulière de l’Internet, les « devoirs et responsabilités » que doit assumer un portail d’actualités sur Internet aux fins de l’article 10 peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d’un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers.

114.  Deuxièmement, la Cour observe que la Cour d’État a déclaré : « L’appréciation juridique que les juridictions [inférieures] ont faite des vingt commentaires dénigrants est fondée. C’est à bon droit qu’elles ont conclu que ces commentaires étaient diffamatoires car ils étaient grossiers et attentatoires à la dignité humaine et contenaient des menaces » (paragraphe 15 de l’arrêt, repris au paragraphe 31 ci-dessus). La haute juridiction a répété, au paragraphe 16 de son arrêt, que les commentaires en question portaient atteinte à la « dignité humaine » et étaient « clairement illicites ». La Cour note que cette qualification et cette analyse de la nature illicite des commentaires (paragraphe 18 ci-dessus) reposent à l’évidence sur le fait que la majorité d’entre eux s’analysent au premier coup d’œil en une incitation à la haine ou à la violence contre L.

115.  Aussi la Cour considère-t-elle que l’affaire concerne les « devoirs et responsabilités », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, qui incombent aux portails d’actualités sur Internet lorsqu’ils fournissent à des fins commerciales une plateforme destinée à la publication de commentaires émanant d’internautes sur des informations précédemment publiées et que certains internautes – qu’ils soient identifiés ou anonymes – y déposent des propos clairement illicites portant atteinte aux droits de la personnalité de tiers et constituant un discours de haine et une incitation à la violence envers ces tiers. La Cour souligne que la présente affaire concerne un grand portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel et à des fins commerciales, qui publie des articles sur l’actualité rédigés par ses services et qui invite les lecteurs à les commenter.

116.  Dès lors, la présente affaire ne concerne pas d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, par exemple les forums de discussion ou les sites de diffusion électronique, où les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de médias sociaux où le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et où le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs.

117.  De plus, la Cour rappelle que le portail d’actualités de la société requérante était l’un des plus grands médias sur Internet du pays ; il recueillait une large audience et la nature polémique des commentaires qui y étaient déposés était le sujet de préoccupations exprimées publiquement (paragraphe 15 ci‑dessus). En outre, comme cela a été souligné plus haut, les commentaires en cause en l’espèce, ainsi qu’en a jugé la Cour d’État, consistaient principalement en un discours de haine et en des propos appelant directement à la violence. Ainsi, il n’était pas nécessaire de les soumettre à une analyse linguistique ou juridique pour établir qu’ils étaient illicites : l’illicéité apparaissait au premier coup d’œil. Cela étant posé, la Cour va procéder à l’examen du grief de la société requérante.

2.  Sur l’existence d’une ingérence

118.  La Cour note qu’il n’est pas controversé entre les parties que les décisions des juridictions internes ont constitué une ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Elle ne voit pas de raison de conclure différemment.

119.  Pour être conforme à la Convention, cette ingérence devait être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l’article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

3.  Sur la légalité de l’ingérence

120.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001‑VI, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A, et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II).

121.  L’une des exigences qui découlent de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. Ainsi, on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Les conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent‑elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 141).

122.  Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s’adresse (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 142). La Cour a déjà dit par le passé que l’on peut attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier, qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 41, avec les références à Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 35, Recueil 1996‑V, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, §§ 43-45, CEDH 2004‑VI).

123.  En l’espèce, les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par la société requérante de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi ». La société requérante soutient qu’aucune règle de droit interne ne prévoyait qu’un intermédiaire soit considéré comme l’éditeur professionnel des commentaires déposés par des tiers sur son site web, qu’il ait ou non connaissance de leur teneur précise. Elle argue au contraire que tant la législation interne que la législation européenne sur les prestataires de services Internet interdisaient expressément de tenir ceux-ci pour responsables à raison du contenu mis en ligne par des tiers.

124.  Le Gouvernement renvoie pour sa part aux dispositions pertinentes du droit civil et à la jurisprudence nationale, en vertu desquelles les éditeurs de médias sont selon lui responsables de leurs publications au même titre que les auteurs de celles-ci. Il ajoute qu’il n’existe aucune jurisprudence sur la base de laquelle la société requérante pouvait présumer que, parce que ses publications s’inscrivaient dans le cadre des nouveaux médias, le propriétaire d’un portail d’actualités sur Internet n’était pas responsable des commentaires suscités par ses articles. Il estime que la Cour devrait partir des faits établis et du droit appliqué et interprété par les juridictions internes et ne pas tenir compte des références faites par la société requérante au droit de l’UE. Il considère d’ailleurs que les dispositions du droit de l’UE invoquées par la société requérante confirment en réalité les interprétations et conclusions des juridictions internes.

125.  La Cour relève que la différence de vues entre les parties en ce qui concerne le droit à appliquer découle de leur divergence d’opinions quant à façon de classer la société requérante. Celle-ci estime qu’elle devrait être qualifiée d’intermédiaire pour ce qui est des commentaires déposés par des tiers, tandis que le Gouvernement pense qu’elle doit être considérée comme un éditeur de médias, y compris à l’égard de ces commentaires.

126.  La Cour observe (paragraphes 112 et 113 ci-dessus) que la Cour d’État a reconnu les différences entre les rôles respectifs d’un éditeur de publications imprimées et d’un exploitant de portail Internet pratiquant la publication de médias à des fins commerciales, mais qu’elle a aussi jugé que, en raison de « l’intérêt économique que représente pour eux la publication de commentaires, aussi bien l’éditeur de publications imprimées que l’exploitant d’un portail Internet sont les publicateurs/révélateurs de ces commentaires en qualité de professionnels » aux fins de l’article 1047 de la loi sur les obligations (paragraphe 14 de son arrêt, repris au paragraphe 31 ci-dessus).

127.  La Cour considère que, en substance, la requérante argue que les juridictions internes n’auraient pas dû appliquer aux faits de la cause les dispositions générales de la loi sur les obligations mais les dispositions de la législation interne et européenne relatives aux prestataires de services Internet. Comme la chambre, la Grande Chambre rappelle dans ce contexte qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, § 140, et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 35, CEDH 1999‑III). La Cour réaffirme également que ce n’est pas à elle de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I). Ainsi, elle se bornera à rechercher si l’application faite par la Cour d’État des dispositions générales de la loi sur les obligations à la situation de la requérante était prévisible aux fins de l’article 10 § 2 de la Convention.

128.  Sur le fondement des dispositions pertinentes de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du code civil et de la loi sur les obligations (paragraphes 33 à 38 ci-dessus) telles qu’interprétées et appliquées par les juridictions internes, la société requérante a été considérée comme une société d’édition et jugée responsable de la publication des commentaires clairement illicites. Les juridictions internes ont choisi d’appliquer ces normes après avoir conclu que la réglementation spéciale contenue dans la loi sur les services de la société de l’information transposant en droit estonien la directive sur le commerce électronique ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce car cette directive concernait les activités à caractère purement technique, automatique et passif, ce qui n’était pas le cas selon elles de celles de la société requérante, et que l’objectif de cette dernière n’était pas simplement la prestation d’un service d’intermédiaire (paragraphe 13 de l’arrêt de la Cour d’État repris au paragraphe 31 ci‑dessus). Dans ce contexte particulier, la Cour tient compte du fait que certains pays ont reconnu que l’importance et la complexité de la question, qui impliquent de ménager un juste équilibre entre différents intérêts et droits fondamentaux, appellent l’adoption de règles spécifiques pour les situations telles que celle en jeu en l’espèce (paragraphe 58 ci-dessus). Cette démarche va dans le sens de l’« approche différenciée et graduelle » des règles régissant les nouveaux médias recommandée par le Conseil de l’Europe (paragraphe 46 ci-dessus) et elle est étayée par la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, §§ 63-64, CEDH 2011). Cependant, bien qu’il soit possible de suivre différentes approches dans la législation pour tenir compte de la nature des nouveaux médias, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, il était prévisible, à partir des dispositions de la Constitution, de la loi sur les principes généraux du code civil et de la loi sur les obligations, lues à la lumière de la jurisprudence pertinente, qu’un éditeur de médias exploitant un portail d’actualités sur Internet à des fins commerciales pût, en principe, voir sa responsabilité engagée en droit interne pour la mise en ligne sur son portail de commentaires clairement illicites tels que ceux en cause en l’espèce.

129.  La Cour conclut donc que, en tant qu’éditrice professionnelle, la société requérante aurait dû connaître la législation et la jurisprudence, et qu’elle aurait aussi pu solliciter un avis juridique. Elle observe dans ce contexte que le portail d’actualités Delfi est l’un des plus grands d’Estonie. Des préoccupations avaient déjà été exprimées publiquement avant la publication des commentaires en cause en l’espèce, et le ministre de la Justice avait alors déclaré que les victimes d’injures pouvaient engager une action en dommages et intérêts contre Delfi (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour considère en conséquence que la société requérante était en mesure d’apprécier les risques liés à ses activités et qu’elle devait être à même de prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences susceptibles d’en découler. L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

4.  Sur l’existence d’un but légitime

130.  Les parties devant la Grande Chambre ne contestent pas que la restriction apportée à la liberté d’expression de la société requérante poursuivait le but légitime consistant à protéger la réputation et les droits d’autrui. La Cour ne voit pas de raison de conclure autrement.

5.  Sur la nécessité dans une société démocratique

a)  Principes généraux

131.  Les principes fondamentaux en ce qui concerne le caractère « nécessaire dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et se résument comme suit (voir, entre autres, Hertel c.  Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil 1998‑VI, Steel et Morris c.  Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

132.  La Cour a aussi souligné le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999‑III). Par ailleurs, la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 59). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement ou d’une personnalité politique que d’un simple particulier (voir, par exemple, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998‑IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 62, CEDH 2001‑I).

133.  De plus, la Cour a déjà dit que grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Ahmet Yıldırım, précité, § 48, et Times Newspapers Ltd, précité, § 27). Dans le même temps, les communications en ligne et leur contenu risquent assurément bien plus que la presse de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63).

134.  S’agissant des « devoirs et responsabilités » d’un journaliste, l’impact potentiel du média concerné revêt de l’importance et l’on s’accorde à dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite (voir la décision de la Commission du 16 avril 1991 sur la recevabilité de la requête no 15404/89, Purcell et autres c. Irlande, Décisions et rapports (D. R.) 70, p. 262). Un compte rendu objectif et équilibré peut emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du média dont il s’agit (Jersild, précité, § 31).

135.  Par ailleurs, « sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses » (Jersild, précité, § 35, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 62, CEDH 2001‑III, et, mutatis mutandis, Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 76918/01, § 31, 14 décembre 2006, et Print Zeitungsverlag GmbH c. Autriche, no 26547/07, § 39, 10 octobre 2013).

136.  De plus, la Cour a déjà dit qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, le discours incompatible avec les valeurs proclamées et garanties par la Convention n’est pas protégé par l’article 10. Les exemples de pareil discours dont elle a eu à connaître comprennent des propos niant l’Holocauste, justifiant une politique pronazie, associant tous les musulmans à un acte grave de terrorisme, ou qualifiant les juifs de source du mal en Russie (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 47 et 53, Recueil 1998‑VII, Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003‑IX, Norwood c. Royaume-Uni (déc.), no 23131/03, CEDH 2004‑XI, Witzsch c. Allemagne (déc.), no 7485/03, 13 décembre 2005, et Pavel Ivanov c. Russie (déc.), no 35222/04, 20 février 2007).

137.  La Cour rappelle aussi que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70, Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 40, 21 septembre 2010). Cependant, pour que l’article 8 trouve à s’appliquer, l’atteinte à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).

138.  Lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007, MGN Limited c.  Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011, et Axel Springer AG, précité, § 84).

139.  La Cour a déjà dit dans de précédentes affaires que, les droits garantis respectivement par l’article 8 et par l’article 10 méritant par principe un égal respect, l’issue d’une requête ne saurait normalement varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur d’un article injurieux, ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de cet article. Dès lors, la marge d’appréciation doit en principe être la même dans les deux cas (Axel Springer AG, précité, § 87, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, avec les références aux affaires Hachette Filipacchi Associés, précitée, § 41, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 88, et Von Hannover (no 2), précité, § 107, avec les références à MGN Limited, précité, §§ 150 et 155, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011). En d’autres termes, la Cour reconnaît de façon générale à l’État une ample marge d’appréciation lorsqu’il doit ménager un équilibre entre des intérêts privés concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 113, CEDH 1999‑III, et Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 40, 10 janvier 2013).

b)  Application de ces principes en l’espèce

i.  Éléments pour l’appréciation de la proportionnalité

140.  La Cour note qu’il n’est pas contesté que les commentaires déposés par les lecteurs en réaction à l’article publié sur le portail d’actualités en ligne Delfi, tels qu’ils figuraient dans la zone de commentaires du portail, étaient de nature clairement illicite. La société requérante les a d’ailleurs retirés sur notification de la partie lésée, et elle les a qualifiés devant la chambre d’abusifs et d’illicites (paragraphe 84 de l’arrêt de la chambre). De plus, la Cour juge que la majorité des commentaires litigieux étaient constitutifs d’un discours de haine ou d’une incitation à la violence et que, dès lors, ils n’étaient pas protégés par l’article 10 (paragraphe 136 ci‑dessus). La liberté d’expression des auteurs de ces commentaires n’est donc pas en jeu en l’espèce. La question que la Cour est appelée à trancher est plutôt celle de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions internes ont jugé la société requérante responsable de ces commentaires déposés par des tiers ont emporté violation à l’égard de l’intéressée de la liberté de communiquer des informations protégée par l’article 10 de la Convention.

141.  La Cour observe que, bien que la société requérante ait retiré les commentaires en question de son site web dès qu’elle a reçu une notification à cet effet des avocats de L. (paragraphes 18 et 19 ci-dessus), la Cour d’État l’a jugée responsable en vertu de la loi sur les obligations au motif qu’elle aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur. À cet égard, la haute juridiction a rappelé qu’en vertu de l’article 1047 § 3 de la loi sur les obligations, la révélation d’informations ou de propos n’est pas considérée comme illicite si l’émetteur ou le destinataire des informations ou propos a un intérêt légitime à leur révélation, et si l’émetteur les a vérifiés avec un soin correspondant à la « gravité de l’atteinte susceptible d’en résulter. ». Observant que, une fois les commentaires publiés, la société requérante, qui aurait dû être consciente de leur teneur illicite, ne les avait pas retirés du portail de sa propre initiative, elle a jugé cette inertie illicite, la société requérante n’ayant pas « prouvé qu’elle n’avait pas commis de faute » au sens de l’article 1050 § 1 de la loi sur les obligations (paragraphe 16 de l’arrêt de la Cour d’État repris au paragraphe 31 ci-dessus).

142.  À la lumière du raisonnement de la Cour d’État, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence constante, déterminer si la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances particulières de l’espèce (paragraphe 131 ci-dessus). Elle observe que pour trancher la question de savoir si les décisions par lesquelles les juridictions internes ont jugé la société requérante responsable des commentaires déposés par des tiers ont emporté violation de la liberté d’expression de l’intéressée, la chambre s’est appuyée sur les éléments suivants : premièrement le contexte des commentaires, deuxièmement les mesures appliquées par la société requérante pour empêcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux déjà publiés, troisièmement la possibilité que les auteurs des commentaires soient tenus pour responsables plutôt que la société requérante, et quatrièmement les conséquences de la procédure interne pour la société requérante (paragraphes 85 et suivants de l’arrêt de la chambre).

143.  La Grande Chambre juge elle aussi ces éléments pertinents aux fins de l’appréciation concrète de la proportionnalité de l’ingérence en cause, compte tenu également de la portée de son examen en l’espèce (paragraphes 112 à 117 ci‑dessus).

ii.  Le contexte des commentaires

144.  En ce qui concerne le contexte des commentaires, la Cour admet que l’article relatif à la compagnie de navigation publié sur le portail d’actualités Delfi était équilibré et exempt de termes injurieux, et que nul n’a allégué au cours de la procédure interne qu’il contînt des déclarations illicites. Elle est par ailleurs consciente du fait que même cet article équilibré sur un sujet apparemment neutre peut provoquer des débats enflammés sur Internet. De plus, elle attache un poids particulier, dans le présent contexte, à la nature du portail d’actualités Delfi. Elle rappelle qu’il s’agissait d’un portail d’actualités sur Internet exploité à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, qui visait à recueillir un grand nombre de commentaires sur les articles d’actualité qu’il publiait. Elle observe que la Cour d’État a expressément relevé que la société requérante avait intégré dans son site la zone de commentaires sur la page où les articles d’actualités étaient publiés et qu’elle y invitait les internautes à enrichir les actualités de leurs propres jugements et opinions (commentaires). Relevant que, dans cette zone, la société requérante appelait activement les lecteurs à commenter les articles publiés sur le portail, et que le nombre de commentaires publiés conditionnait le nombre de visites que recevait le portail, lequel conditionnait à son tour les revenus que la société requérante tirait des publicités qu’elle y publiait, la Cour d’État a conclu que les commentaires représentaient un intérêt économique pour la société requérante. La haute juridiction a estimé que le fait que celle‑ci ne rédigeait pas elle-même les commentaires n’impliquait pas qu’elle n’avait pas de contrôle sur la zone en question (paragraphe 13 de l’arrêt de la Cour d’État repris au paragraphe 31 ci-dessus).

145.  La Cour note aussi à cet égard que la Charte des commentaires du site Delfi indiquait que la société requérante interdisait le dépôt de commentaires sans fondement et/ou hors sujet, contraires aux bonnes pratiques, contenant des menaces, des insultes, des obscénités ou des grossièretés, ou incitant à l’hostilité, à la violence ou à la commission d’actes illégaux. Ces commentaires pouvaient être supprimés et la possibilité pour leurs auteurs d’en laisser d’autres pouvait être restreinte. De plus, les auteurs des commentaires ne pouvaient pas les modifier ou les supprimer une fois qu’ils les avaient déposés sur le portail : seule la société requérante avait les moyens techniques de le faire. À la lumière de ce qui précède et du raisonnement de la Cour d’État, la Grande Chambre conclut comme la chambre qu’il y a lieu de considérer que la société requérante exerçait un contrôle important sur les commentaires publiés sur son portail.

146.  En bref, la Cour juge que la Cour d’État a suffisamment établi que le rôle joué par la société requérante dans la publication des commentaires relatifs à ses articles paraissant sur le portail d’actualités Delfi avait dépassé celui d’un prestataire passif de services purement techniques. Elle conclut donc que la Cour d’État a fondé son raisonnement quant à cette question sur des motifs pertinents au regard de l’article 10 de la Convention.

iii.  La responsabilité des auteurs des commentaires

147.  En ce qui concerne la question de savoir s’il serait judicieux, dans une affaire telle que la présente espèce, de tenir les auteurs des commentaires eux-mêmes pour responsables en lieu et place du portail d’actualités sur Internet, la Cour prend en compte l’intérêt pour les internautes de ne pas dévoiler leur identité. L’anonymat est de longue date un moyen d’éviter les représailles ou l’attention non voulue. En tant que tel, il est de nature à favoriser grandement la libre circulation des informations et des idées, notamment sur Internet. Pour autant, la Cour ne perd pas de vue la facilité, l’ampleur et la vitesse avec lesquelles les informations sont diffusées sur Internet, et leur caractère persistant après leur publication sur ce média, toutes choses qui peuvent considérablement aggraver les effets des propos illicites circulant sur Internet par rapport à ceux diffusés dans les médias classiques. La Cour renvoie aussi à cet égard à l’arrêt rendu récemment par la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Google Spain et Google, qui concernait, quoique dans un contexte différent, le problème de la présence sur Internet pendant une longue durée de données portant gravement atteinte à la vie privée d’une personne, et où la CJUE avait conclu que les droits fondamentaux de l’individu prévalaient, en règle générale, sur les intérêts économiques de l’exploitant du moteur de recherche et sur les intérêts des autres internautes (paragraphe 56 ci-dessus).

148.  La Cour observe que différents degrés d’anonymat sont possibles sur Internet. Un internaute peut être anonyme pour le grand public tout en étant identifiable par un prestataire de services au moyen d’un compte ou de coordonnées, lesquelles peuvent ne pas être vérifiées ou faire l’objet d’une vérification plus ou moins poussée, allant d’une vérification limitée (par exemple grâce à l’activation d’un compte par une adresse électronique ou un compte de réseau social) à l’authentification sécurisée, que ce soit par l’utilisation d’une carte nationale d’identité électronique ou par des données d’authentification bancaire en ligne permettant une identification relativement sûre de l’internaute. Un prestataire de services peut aussi laisser à ses utilisateurs un degré considérable d’anonymat en ne leur demandant pas du tout de s’identifier, auquel cas on ne peut retrouver leur trace – et encore de manière limitée – qu’au moyen des informations conservées par les fournisseurs d’accès à Internet. La communication de telles informations nécessite généralement une injonction des autorités d’enquête ou des autorités judiciaires, et elle est soumise à des conditions restrictives. Elle peut néanmoins être requise dans certaines affaires pour identifier et poursuivre les auteurs d’actes répréhensibles.

149.  Ainsi, dans l’affaire K.U. c. Finlande (no 2872/02, § 49, CEDH 2008), qui concernait une infraction de « diffamation » dans le contexte d’allégations relatives à la sexualité d’un mineur, la Cour a dit que « [m]ême si la liberté d’expression et la confidentialité des communications sont des préoccupations primordiales et si les utilisateurs des télécommunications et des services Internet doivent avoir la garantie que leur intimité et leur liberté d’expression seront respectées, cette garantie ne peut être absolue, et elle doit parfois s’effacer devant d’autres impératifs légitimes tels que la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ou la protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour a rejeté l’argument du Gouvernement consistant à dire que le requérant avait la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts du fournisseur d’accès à Internet, jugeant que cette voie de réparation n’était pas suffisante dans les circonstances de cette affaire. Elle a précisé qu’il aurait dû y avoir un recours permettant d’identifier l’auteur des faits répréhensibles et de le traduire en justice. Or, à l’époque, le cadre réglementaire de l’État défendeur ne permettait pas d’ordonner au fournisseur d’accès à Internet de divulguer les informations requises à cette fin (ibidem, §§ 47 et 49). Même si l’affaire K.U. c. Finlande concernait des agissements constitutifs d’une infraction pénale en droit interne et une intrusion dans la vie privée de la victime plus grave que celle en jeu en l’espèce, il ressort à l’évidence du raisonnement tenu par la Cour dans cette affaire que, pour important qu’il soit, l’anonymat sur l’Internet doit néanmoins être mis en balance avec d’autres droits et intérêts.

150.  En ce qui concerne l’établissement de l’identité des auteurs de commentaires dans le cadre d’une procédure civile, la Cour note que les parties ne sont pas du même avis quant à la possibilité en pratique d’y parvenir. Sur la base des informations qu’elles lui ont communiquées, elle observe que, dans le cadre de la « procédure d’administration de preuves avant le procès », prévue à l’article 244 du code de procédure civile (paragraphe 40 ci-dessus), les juridictions estoniennes ont fait droit à des demandes introduites par des justiciables qui, s’estimant diffamés, souhaitaient que des journaux en ligne ou des portails d’actualités révèlent les adresses IP des auteurs des commentaires supposément diffamatoires et que les fournisseurs d’accès à Internet des personnes auxquelles ces adresses IP avaient été attribuées divulguent les noms et adresses de ces personnes. Dans les exemples fournis par le Gouvernement, cette démarche a conduit à des résultats mitigés : il a été possible dans certains cas de retrouver l’ordinateur à partir duquel les commentaires avaient été envoyés, mais dans d’autres cas, cela s’est révélé impossible, pour différentes raisons techniques.

151.  Selon l’arrêt rendu par la Cour d’État en l’espèce, la personne lésée avait le choix d’engager une action contre la société requérante ou contre les auteurs des commentaires. Les résultats inégaux des mesures visant à établir l’identité des auteurs des commentaires, joints au fait que la société requérante n’avait pas mis en place à cette fin d’instruments qui eussent permis aux éventuelles victimes de discours de haine d’introduire une action efficace contre les auteurs des commentaires, amènent la Cour à conclure que la Cour d’État a fondé son arrêt sur des motifs pertinents et suffisants. La Cour rappelle également dans ce contexte que, dans l’arrêt Krone Verlag (no 4), elle a jugé que faire peser sur l’entreprise de médias – dont la situation financière est généralement meilleure que celle de l’auteur des propos diffamatoires – le risque de devoir verser une réparation à la personne diffamée ne constituait pas en soi une ingérence disproportionnée dans l’exercice par pareille entreprise de sa liberté d’expression (Krone Verlag GmbH & Co. KG c. Autriche (no 4), no 72331/01, § 32, 9 novembre 2006).

iv.  Les mesures prises par la société requérante

152.  La Cour note que la société requérante affichait sur son site web le nombre de commentaires recueillis par chaque article. Elle estime dès lors que les éditeurs du portail d’actualités ne devaient avoir aucun mal à repérer les endroits où avaient lieu les échanges les plus animés. L’article en cause en l’espèce avait recueilli 185 commentaires, soit apparemment bien plus que la moyenne. La société requérante a retiré les commentaires en question environ six semaines après leur mise en ligne sur le site, sur notification des avocats de la personne visée (paragraphes 17 à 19 ci-dessus).

153.  La Cour observe que la Cour d’État a dit dans son arrêt que, « [e]n raison de son obligation légale de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui, la [société requérante] aurait dû empêcher la publication de commentaires clairement illicites de par leur teneur », tout en déclarant par ailleurs que, « une fois les commentaires publiés, [et alors qu’elle] aurait dû être consciente de leur teneur illicite, [elle] ne les [avait] pas retirés du portail de sa propre initiative (paragraphe 16 de l’arrêt repris au paragraphe 31 ci-dessus). La haute juridiction n’a donc pas tranché expressément la question de savoir si la société requérante était dans l’obligation d’empêcher la mise en ligne des commentaires sur son site web ou s’il aurait suffi en droit interne qu’elle retirât les commentaires en question sans délai après leur publication pour que sa responsabilité ne fût pas engagée au titre de la loi sur les obligations. La Cour considère que rien dans les motifs sur lesquels la Cour d’État a fondé sa décision entraînant une ingérence dans les droits de la requérante garantis par la Convention ne permet de dire qu’elle entendait restreindre les droits de l’intéressée plus que cela n’était nécessaire pour parvenir à l’objectif poursuivi. Sur cette base, et eu égard à la liberté de communiquer des informations consacrée par l’article 10, la Cour partira donc du principe que l’arrêt de la Cour d’État doit être compris comme signifiant que le retrait des commentaires par la société requérante sans délai après leur publication aurait été suffisant pour lui permettre de ne pas être tenue pour responsable en droit interne. En conséquence, et au vu des conclusions qui précèdent (paragraphe 145 ci-dessus), selon lesquelles il y a lieu de considérer que la société requérante exerçait un contrôle important sur les commentaires publiés sur son portail, la Cour ne n’estime pas que l’imposition à l’intéressée d’une obligation de retirer de son site web, sans délai après leur publication, des commentaires constitutifs d’un discours de haine et d’incitation à la violence, dont on pouvait donc comprendre au premier coup d’œil qu’ils étaient clairement illicites, ait constitué, en principe, une ingérence disproportionnée dans l’exercice par celle-ci de sa liberté d’expression.

154.  La question pertinente en l’espèce est donc celle de savoir si la conclusion des juridictions nationales selon laquelle, la société requérante n’ayant pas retiré les commentaires sans délai après leur publication, il était justifié de la tenir pour responsable, reposait sur des motifs pertinents et suffisants. À cet égard, il y a lieu de rechercher tout d’abord si la société requérante avait ou non mis en place des mécanismes aptes à filtrer les commentaires constitutifs de discours de haine ou de discours incitant à la violence.

155.  La Cour note que la société requérante avait pris certaines mesures à cette fin. Il y avait sur le portail d’actualités Delfi une clause limitative indiquant que c’étaient les auteurs des commentaires – et non la société requérante – qui assumaient la responsabilité de leurs propos, et avertissant qu’il était interdit de déposer des commentaires contraires aux bonnes pratiques ou contenant des menaces, des injures, des obscénités ou des grossièretés, ou incitant à l’hostilité, à la violence ou à la commission d’actes illégaux. De plus, le portail comportait un système automatique de suppression des commentaires repérés à partir de la racine de certains mots grossiers ainsi qu’un système de retrait sur notification dans le cadre duquel toute personne pouvait porter les commentaires inappropriés à l’attention de ses administrateurs en les signalant par un simple clic sur un bouton prévu à cet effet. En outre, il arrivait que les administrateurs du portail retirent de leur propre initiative des commentaires inappropriés.

156.  La Cour considère donc que l’on ne peut pas dire que la société requérante ait totalement négligé son obligation de faire en sorte de ne pas porter préjudice à autrui. Néanmoins, et c’est là un élément plus important, le filtre automatique basé sur certains mots n’a pas permis de bloquer les propos odieux relevant du discours de haine ou de l’incitation à la violence déposés par les lecteurs et a ainsi limité la capacité de la société requérante à les retirer rapidement. La Cour rappelle que la majorité des mots et des expressions contenus dans ces commentaires n’étaient pas des métaphores sophistiquées, des tournures ayant un sens caché ou des menaces subtiles. Les propos en cause étaient des expressions manifestes de haine et des menaces flagrantes à l’intégrité physique de L. Ainsi, même si le filtre automatique a pu être utile dans certains cas, les faits de la cause démontrent qu’il n’a pas été suffisant pour détecter des commentaires dont le contenu ne constituait pas un discours protégé par l’article 10 de la Convention (paragraphe 136 ci‑dessus). La Cour observe qu’en conséquence de cette défaillance du mécanisme de filtrage, ces commentaires clairement illicites sont restés en ligne pendant six semaines (paragraphe 18 ci-dessus).

157.  La Cour note à cet égard qu’à certaines occasions, les administrateurs du portail ont effectivement retiré des commentaires inappropriés de leur propre initiative et que, apparemment quelque temps après les faits à l’origine de la présente affaire, la société requérante a mis en place une équipe de modérateurs affectés spécialement à cette tâche. Eu égard au fait que tout un chacun dispose de multiples possibilités pour faire entendre sa voix sur Internet, la Cour considère que l’obligation pour un grand portail d’actualités de prendre des mesures efficaces pour limiter la propagation de propos relevant du discours de haine ou appelant à la violence – la problématique en jeu en l’espèce – ne peut en aucun cas être assimilée à de la « censure privée ». Tout en reconnaissant que « les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (Ahmet Yıldırım, précité, § 48, et Times Newspapers Ltd, précité, § 27), la Cour répète qu’elle est aussi consciente de ce que les communications en ligne et leur contenu risquent de porter préjudice à autrui (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 63 ; voir aussi Mosley, précité, § 130).

158.  De plus, en fonction des circonstances, il peut ne pas y avoir de victime individuelle identifiable, par exemple dans certains cas de discours de haine visant un groupe de personnes ou d’un discours incitant directement à la violence, comme dans plusieurs des commentaires en cause en l’espèce. Par ailleurs, même lorsqu’il y a une victime individuelle, elle peut ne pas être en mesure de notifier au prestataire de services Internet la violation alléguée de ses droits. La Cour attache du poids à la considération qu’il est plus difficile pour une victime potentielle de propos constitutifs d’un discours de haine de surveiller continuellement l’Internet que pour un grand portail d’actualités commercial en ligne d’empêcher la publication de pareils propos ou de retirer rapidement ceux déjà publiés.

159.  Enfin, la Cour relève que la société requérante la prie (paragraphe 78 ci-dessus) de tenir dûment compte du fait qu’elle avait mis en place un système de retrait sur notification. Accompagné de procédures efficaces permettant une réaction rapide, ce système peut, de l’avis de la Cour, constituer dans bien des cas un outil approprié de mise en balance des droits et des intérêts de tous les intéressés. Toutefois, dans des cas tels que celui examiné en l’espèce, où les commentaires déposés par des tiers se présentent sous la forme d’un discours de haine et de menaces directes à l’intégrité physique d’une personne, au sens de sa jurisprudence (paragraphe 136 ci‑dessus), la Cour considère, comme exposé ci-dessus (paragraphe 153), que pour protéger les droits et intérêts des individus et de la société dans son ensemble, les États contractants peuvent être fondés à juger des portails d’actualités sur Internet responsables sans que cela n’emporte violation de l’article 10 de la Convention, si ces portails ne prennent pas de mesures pour retirer les commentaires clairement illicites sans délai après leur publication, et ce même en l’absence de notification par la victime alléguée ou par des tiers.

v.  Les conséquences pour la société requérante

160.  Enfin, pour ce qui est des conséquences que la procédure interne a eues pour la société requérante, la Grande Chambre note que celle-ci a été condamnée à verser à la partie lésée pour dommage moral une somme équivalant à 320 EUR. Elle considère comme la chambre que cette somme ne peut nullement passer pour disproportionnée à l’atteinte aux droits de la personnalité constatée par les juridictions internes, compte tenu aussi du fait que la société requérante exploitait à titre professionnel l’un des plus grands portails d’actualités sur Internet d’Estonie (paragraphe 93 de l’arrêt de la chambre). La Cour souligne à cet égard qu’elle prend aussi en compte l’issue des affaires portant sur la responsabilité des exploitants de portails d’actualités sur Internet tranchées par les juridictions nationales après l’affaire Delfi (paragraphe 43 ci-dessus). Elle observe que dans ces affaires, les juridictions inférieures ont suivi l’arrêt rendu par la Cour d’État dans l’affaire Delfi mais n’ont pas octroyé de dommages et intérêts pour préjudice moral. En d’autres termes, le résultat concret pour ces exploitants dans les affaires postérieures à Delfi est qu’ils ont dû retirer les commentaires injurieux mais n’ont pas eu à verser d’indemnisation pour dommage moral.

161.  La Cour observe aussi qu’il n’apparaît pas que la société requérante ait dû changer son modèle d’entreprise du fait de la procédure interne. Selon les informations disponibles, le portail d’actualités Delfi est demeuré l’une des plus grandes publications sur Internet d’Estonie, et de loin le plus populaire pour ce qui est du dépôt de commentaires, dont le nombre n’a cessé d’augmenter. Le dépôt de commentaires anonymes – à côté duquel existe désormais la possibilité de laisser des commentaires en tant qu’utilisateur inscrit, qui sont montrés aux internautes en premier – demeure prédominant, et la société requérante a mis en place une équipe de modérateurs qui exerce une modération a posteriori des commentaires publiés sur le portail (paragraphes 32 et 83 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour conclut que l’atteinte portée à la liberté d’expression de la société requérante n’a pas non plus été disproportionnée pour cette raison.

vi.  Conclusion

162.  Sur la base de l’appréciation in concreto des éléments précités, et compte tenu du raisonnement de la Cour d’État en l’espèce, en particulier du caractère extrême des commentaires en cause, du fait qu’ils ont été déposés en réaction à un article publié par la société requérante sur un portail d’actualités qu’elle exploite à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, de l’insuffisance des mesures que ladite société a prises pour retirer sans délai après leur publication des commentaires constitutifs d’un discours de haine et d’une incitation à la violence et pour assurer une possibilité réaliste de tenir les auteurs des commentaires pour responsables de leurs propos, ainsi que du caractère modéré de la sanction qui lui a été imposée, la Cour juge que la décision des juridictions internes de tenir la société requérante pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, la mesure litigieuse ne constituait pas une restriction disproportionnée du droit de la société requérante à la liberté d’expression.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Arrêt de chambre DELFI AS C. Estonie du 10 Octobre 2013 requête 64569/09

La mise en cause de la responsabilité d’un portail Internet d’informations à raison des messages insultants publiés en ligne par ses lecteurs était justifiée

La Cour relève d’emblée que la société Delfi soutient que, depuis la transposition dans l’ordre juridique estonien de la directive de l’Union européenne 2000/31/CE sur le commerce électronique, sa responsabilité au titre des messages diffamatoires publiés par ses lecteurs est limitée. La Cour estime qu’il appartient aux juridictions nationales de résoudre les questions d’interprétation de droit interne et considère qu’il n’y a pas lieu pour elle d’examiner l’affaire sous l’angle du droit de l’Union européenne. Elle observe que les juridictions internes se sont appuyées sur les dispositions pertinentes du code civil pour retenir la responsabilité de la société Delfi et lui imposer une sanction.

Par conséquent, l’ingérence dans la liberté d’expression de la requérante était régulière et « prévue par la loi », comme le veut la Convention.

La Cour relève ensuite que l’article 10 autorise les ingérences des Etats membres dans la liberté d’expression destinées à protéger la réputation d’autrui, pourvu que pareilles ingérences soient proportionnées eu égard aux circonstances de la cause. La question cruciale qui se pose ici est donc de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au regard des faits de l’espèce.

Pour se prononcer sur cette question, la Cour doit porter une appréciation sur quatre aspects de l’affaire. En premier lieu, en ce qui concerne le contexte des publications incriminées, la Cour observe que les messages litigieux étaient injurieux, menaçants et diffamatoires. Compte tenu de la nature de l’article mis en ligne, la société requérante aurait dû s’attendre à la publication de messages insultants et redoubler de vigilance pour éviter de se voir reprocher une atteinte à la réputation d’autrui.

En deuxième lieu, la Cour observe que la société Delfi avait pris certaines mesures pour empêcher la publication de messages diffamatoires. La page web où était publié l’article avertissait les auteurs de messages qu’ils étaient responsables de leurs propos et prohibait les menaces et les insultes. Elle comportait également un dispositif de suppression automatique des messages contenant certains termes vulgaires et, d’un simple clic sur une icône, les internautes pouvaient signaler aux administrateurs du site les messages jugés insultants afin qu’ils en soient retirés. Toutefois, les avertissements en question n’ont pu empêcher la publication d’un grand nombre de messages insultants. En outre, ni le dispositif de filtrage automatique par mots-clés ni le système de notification et de retrait n’ont permis de supprimer en temps utile les messages en question.

En troisième lieu, en ce qui concerne la mise en cause de la responsabilité individuelle des auteurs des messages litigieux, la Cour relève que la compagnie de ferries aurait pu en principe essayer de les poursuivre plutôt que d’assigner la société Delfi. Toutefois, il aurait été extrêmement difficile d’identifier les auteurs des messages incriminés car les lecteurs du site pouvaient s’exprimer sans devoir décliner leur identité, de sorte que de nombreux messages étaient restés anonymes. Dans ces conditions, les autorités ont agi de manière non seulement réaliste en retenant la responsabilité de la société Delfi au titre des messages en question, mais aussi de manière raisonnable car le portail d’informations de cette société tirait des profits commerciaux des messages qui y étaient publiés.

Enfin, en ce qui concerne les effets de la mise en cause de la responsabilité de la société requérante, la Cour constate que celle-ci s’est vu infliger des sanctions relativement faibles. L’intéressée a été condamnée à payer une somme de 320 EUR et les tribunaux ne lui ont pas enjoint de mettre en place sur son portail des mesures de protection des droits des tiers susceptibles de restreindre sa liberté d’expression.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la mise en cause de la société Delfi à raison des messages litigieux s’analyse en une ingérence proportionnée dans la liberté d’expression de l’intéressée. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 en l’espèce.

Arrêt Ahmet Yildirim c. Turquie du 18 décembre 2012, requête no 3111/10

Une mesure de restriction de l’accès à Internet qui ne s’inscrit pas dans un cadre légal strict délimitant l’interdiction et offrant la garantie d’un contrôle juridictionnel contre d’éventuels abus constitue une violation de la liberté d’expression

La décision d’un tribunal de bloquer l’accès à « Google Sites » qui hébergeait un site internet dont le propriétaire faisait l’objet d’une procédure pénale pour outrage à la mémoire d’Atatürk. Cette mesure de blocage avait pour effet de verrouiller également l’accès à tous les autres sites hébergés par le serveur.

Appréciation de la Cour

a. Sur l’existence d’une ingérence

46. La Cour observe que le requérant est propriétaire et utilisateur d’un site web par l’intermédiaire duquel il déclare publier ses travaux académiques et ses points de vue dans différents domaines. Il se plaint de l’impossibilité d’accéder à son site Internet résultant d’une mesure ordonnée dans le cadre d’une affaire pénale qui n’avait aucun rapport avec son site. Il s’agit, à ses yeux, d’une restriction préalable, qui intervenait avant un jugement au fond.

47. La Cour rappelle que l’article 10 n’interdit pas en tant que telle toute restriction préalable à la publication. En témoignent les termes « conditions », « restrictions », « empêcher » et « prévention » qui y figurent, mais aussi les arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, série A no 30), et markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne (20 novembre 1989, série A no 165). De telles restrictions présentent pourtant de si grands dangers qu’elles appellent de la part de la Cour l’examen le plus scrupuleux. Il en va spécialement ainsi dans le cas de la presse : l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt. Ce risque existe également s’agissant de publications, autres que les périodiques, qui portent sur un sujet d’actualité.

48.  En ce qui concerne l’importance des sites Internet dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour rappelle que, dans l’affaire Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), (nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009), elle a déjà dit ceci :

« [g]râce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information. »

49.  Ces considérations valent également pour la présente espèce. En effet, la Cour note que Google Sites est un module de Google permettant de faciliter la création et le partage d’un site web au sein d’un groupe et constitue ainsi un moyen d’exercer la liberté d’expression.

50.  A cet égard, elle souligne que l’article 10 garantit la liberté d’expression à « toute personne » ; il ne distingue pas d’après la nature du but recherché ni d’après le rôle que les personnes, physiques ou morales, ont joué dans l’exercice de cette liberté (Çetin et autres c. Turquie, nos 40153/98 et 40160/98, § 57, CEDH 2003‑III (extraits)). Il concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de diffusion de ces informations, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et communiquer des informations (voir, mutatis mutandis, Autronic AG c. Suisse, 22 mai 1990, § 47, série A no 178). De même, la Cour a dit à maintes reprises que l’article 10 garantit non seulement le droit de communiquer des informations mais aussi celui, pour le public, d’en recevoir (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59 b), série A no 216, et Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).

51.  En l’espèce, la mesure de blocage de l’accès au site résultait d’une décision adoptée par le tribunal d’instance pénal de Denizli. A l’origine, il s’agissait d’une mesure préventive ordonnée par le tribunal dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre un site tiers en vertu de la loi no 5816 qui interdit l’outrage à la mémoire d’Atatürk. Toutefois, l’organe administratif chargé d’exécuter la mesure de blocage en question, à savoir la PTI, a demandé que soit ordonné le blocage total de l’accès à Google Sites. Par une décision du 24 juin 2009, le tribunal d’instance pénal de Denizli fit droit à cette demande. Suite à l’opposition formée par le requérant, le tribunal correctionnel de Denizli l’a confirmée, considérant que le seul moyen de bloquer le site concerné par la procédure pénale était de bloquer l’accès à Google Sites. Ainsi, la PTI a bloqué l’accès à l’intégralité du domaine « Google Sites », empêchant incidemment le requérant d’accéder à son propre site. D’après les éléments du dossier, le requérant s’est trouvé, pendant une période indéterminée, dans l’impossibilité d’accéder à son propre site web, et ses tentatives à cette fin se sont heurtées à la décision de blocage prononcée par le tribunal. Il peut donc légitimement prétendre que la mesure en question a affecté son droit à recevoir et communiquer des informations ou des idées.

52.  Au cœur de l’affaire se trouve donc principalement l’effet collatéral d’une mesure préventive adoptée dans le cadre d’une procédure judiciaire : alors que ni Google Sites en tant que tel ni le site du requérant n’ont fait l’objet d’une telle procédure, la PTI a bloqué l’accès à ces sites pour exécuter la mesure ordonnée par le tribunal d’instance pénal de Denizli. Ce blocage devait durer jusqu’à ce que soit prononcée une décision au fond ou que le contenu illégal du site hébergé par Google Sites soit retiré (article 9 de la loi no 5651). Il s’agissait donc d’une restriction préalable, qui intervenait avant un jugement au fond.

53.  La Cour considère que, quelle qu’en ait été la base légale, pareille mesure avait vocation à influer sur l’accessibilité de l’Internet et, dès lors, engageait la responsabilité de l’Etat défendeur au titre de l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 27, série A no 302).

54.  Elle observe également que le blocage litigieux résultait d’une interdiction frappant à l’origine un site Internet tiers. C’est en raison du blocage total de Google Sites que, de fait, elle touche aussi le requérant, propriétaire d’un autre site web hébergé également sur ce domaine. Certes, il ne s’agit pas à proprement parler d’une interdiction totale mais d’une restriction de l’accès à Internet, restriction qui a eu pour effet de bloquer également l’accès au site web du requérant. Toutefois, l’effet limité de la restriction litigieuse n’amoindrit pas son importance, d’autant que l’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information : on y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs à des questions politiques ou d’intérêt public.

55.  En résumé, la Cour considère que la mesure litigieuse s’analyse en une restriction résultant d’une mesure préventive de blocage d’un site Internet : aux fins de l’exécution de cette mesure, le tribunal a également ordonné, sur demande de la PTI, le blocage de l’accès à Google Sites, qui hébergeait aussi le site web du requérant. Ainsi, ce dernier s’est trouvé dans l’impossibilité d’accéder à son site web. Cet élément suffit à la Cour pour conclure que la mesure en cause est constitutive d’une « ingérence d’autorités publiques » dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression, dont fait partie intégrante la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées (voir, mutatis mutandis, Ayşe Öztürk c. Turquie, no 24914/94, § 42, 15 octobre 2002).

56.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

b.  Prévue par la loi

57.  La Cour rappelle tout d’abord que les mots « prévue par la loi » qui figurent à l’article 10 § 2 impliquent d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 114, 14 septembre 2010). Selon la jurisprudence constante de la Cour, une norme est « prévisible » lorsqu’elle est rédigée avec assez de précision pour permettre à toute personne, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, de régler sa conduite (voir, parmi beaucoup d’autres, RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 103, 29 mars 2011, Akçam c. Turquie, no 32964/96, § 87, 30 octobre 2001).

58.  En l’espèce, la Cour observe que le blocage de l’accès au site concerné par la procédure judiciaire a une base légale, à savoir l’article 8 § 1 de la loi no 5651. A la question de savoir si l’article 8 § 1 de la loi no 5651 répondait également aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité, le requérant estime qu’il faut répondre par la négative, cette disposition étant selon lui trop incertaine.

59.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour répondre à ces exigences, le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, qui constitue l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Sunday Times précité, § 49, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I).

60.  La question qui se pose ici est celle de savoir si, au moment où la décision de blocage a été prise, il existait une norme claire et précise de nature à permettre au requérant de régler sa conduite en la matière.

61.  La Cour observe qu’en vertu de l’article 8 § 1 de la loi no 5651, le juge peut ordonner le blocage de l’accès « aux publications diffusées sur Internet dont il y a des motifs suffisants de soupçonner que, par leur contenu, elles sont constitutives [d’]infractions ». L’article 2 de la même loi donne deux définitions de la notion de « publication » : selon l’alinéa ğ) « [on entend par] publication diffusée sur Internet les données accessibles sur Internet à un nombre indéterminé de personnes », tandis que selon l’alinéa l), « [on entend par] publication la publication sur l’Internet ». Même s’il apparaît que la notion de « publication » est très large et peut recouvrir toutes sortes de données publiées sur Internet, il est évident que ni le site web du requérant ni Google Sites en tant que tel ne rentrent dans le champ d’application de l’article 8 § 1 de la loi no 5651, puisque leur contenu, au sens de cette disposition, n’est pas en cause en l’espèce.

62.   En effet, ni Google Sites ni le site du requérant n’étaient l’objet d’une procédure judiciaire au sens de la disposition précitée. Il ressort du libellé de l’article 8 § 1 de la loi no 5651 invoqué dans la décision du 24 juin 2009 (paragraphe 10 ci-dessus) que Google Sites est tenu pour responsable du contenu d’un site qu’il hébergeait, mais il n’est nullement question dans les articles 4, 5 et 6 de la loi no 5651, qui précisent les responsabilités des fournisseurs de contenus, d’hébergement et d’accès, d’un blocage de l’accès en général tel que celui qui a été ordonné en l’espèce. Par ailleurs, il n’a pas été avancé que la loi autorise le blocage de l’ensemble d’un domaine Internet permettant d’échanger des idées et des informations, tel que Google Sites. De surcroît, rien dans le dossier ne permet de conclure que Google Sites ait été informé en vertu de l’article 5 § 2 de la loi no 5651 qu’il hébergeait un contenu illicite ni qu’il ait refusé de se conformer à une mesure provisoire concernant un site à l’encontre duquel une procédure pénale avait été engagée.

63.  La Cour observe également que l’article 8 §§ 3 et 4 de la loi no 5651 a permis à un organe administratif (la PTI) de jouir d’un pouvoir étendu dans le cadre de l’exécution d’une décision de blocage qui avait, à l’origine, été adoptée pour un site précis. Les faits de l’espèce montrent que la PTI peut demander l’élargissement d’une mesure de blocage d’accès sans qu’aucune procédure n’ait été engagée contre le site ou le domaine concernés ni qu’une réelle nécessité de blocage total n’ait été établie.

64.  En outre, la Cour considère que comme indiqué ci-dessus (paragraphe 47), de telles restrictions préalables ne sont pas, a priori, incompatibles avec la Convention. Pour autant, elles doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 58, CEDH 2001‑VIII, voir également, mutatis mutandis, Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 55, CEDH 2011 (extraits)). A cet égard, un contrôle judiciaire de telles mesures opéré par le juge, fondé sur une mise en balance des intérêts en conflit et visant à aménager un équilibre entre ces intérêts, ne saurait se concevoir sans un cadre fixant des règles précises et spécifiques quant à l’application des restrictions préventives à la liberté d’expression (RTBF, précité, § 114). Or, il convient d’observer que lorsque le tribunal d’instance pénal de Denizli a décidé de bloquer totalement l’accès à Google Sites en vertu de la loi no 5651, il s’est contenté de se référer à un avis émanant de la PTI, sans même qu’il n’a pas recherché si une mesure moins lourde pouvait être adoptée pour bloquer l’accès au site litigieux (paragraphe 10 ci-dessus).

65.  Par ailleurs, la Cour relève en particulier que, dans son opposition présentée le 1er juillet 2009, le requérant a soutenu notamment qu’afin d’empêcher que les autres sites web ne soient affectés par la mesure en question, il fallait choisir une méthode qui rende inaccessible uniquement le site litigieux.

66.  Pour autant, la Cour observe que rien ne montre que les juges saisis de l’opposition aient cherché à soupeser les divers intérêts en présence en appréciant notamment la nécessité d’un blocage total de l’accès à Google Sites. Aux yeux de la Cour, ce défaut n’est qu’une conséquence de la teneur même de l’article 8 de la loi no 5651, qui ne renfermait aucune obligation pour les juges internes d’examiner la nécessité d’un blocage total de l’accès à Google Sites et ce, en tenant compte des critères énoncés et mis en œuvre par la Cour dans le cadre de l’article 10 de la Convention. En effet, l’obligation précitée découle directement de la Convention et de la jurisprudence de la Cour. Dans leur décision, les juges ont retenu uniquement que le seul moyen de bloquer l’accès au site litigieux conformément à la décision rendue en ce sens était de bloquer totalement l’accès à Google Sites (paragraphes 8, 10 et 13 ci-dessus). Or, de l’avis de la Cour, ils auraient dû en particulier eu égard au fait que pareilles mesures rendant inaccessibles une grande quantité d’informations affectent considérablement les droits des internautes et ont un effet collatéral important.

67.  A la lumière de ces considérations et de l’examen de la législation en cause, tel qu’il a été appliqué en l’espèce, la Cour conclut que l’ingérence à laquelle a donné lieu l’article 8 de la loi no 5651 ne répond pas à la condition de la prévisibilité voulue par la Convention et n’a pas permis au requérant de jouir du degré suffisant de protection qu’exige la prééminence du droit dans une société démocratique. Par ailleurs, un tel texte semble heurter de front le libellé même du paragraphe 1 de l’article 10 de la Convention, selon lequel les droits qui y sont reconnus valent « sans considération de frontière » (voir, dans le même sens, Association Ekin, précité, § 62).

68.  Au demeurant, la Cour observe que la mesure en cause a eu des effets arbitraires et ne saurait être considérée comme visant uniquement à bloquer l’accès au site litigieux car elle consistait en un blocage général de tous les sites hébergés par Google Sites. En outre, le contrôle juridictionnel du blocage de l’accès aux sites Internet ne réunit pas les conditions suffisantes pour éviter les abus : le droit interne ne prévoit aucune garantie pour éviter qu’une mesure de blocage visant un site précis ne soit utilisée comme moyen de blocage général.

69.  Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

ASHBY DONALD ET AUTRES c. FRANCE du 10 janvier 2013, Requête no 36769/08

LA CONDAMNATION POUR DIFFUSION DE PHOTOS DE MODE APPARTENANT A AUTRUI SUR INTERNET EST CONFORME A L'ARTICLE 10.

34.  La Cour rappelle que l’article 10 de la Convention a vocation à s’appliquer à la communication au moyen de l’Internet (voir, notamment, Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, CEDH 2009, et Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, CEDH 2011 (extraits)), quel que soit le type de message qu’il s’agit de véhiculer (voir, par exemple, mutatis mutandis, Groppera Radio AG et autres c. Suisse, 28 mars 1990, § 55, série A no 173), et même lorsque l’objectif poursuivi est de nature lucrative (voir par exemple, mutatis mutandis, Autronic AG c. Suisse, 22 mai 1990, § 47, série A no 178 et Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 35, série A n285‑A). Elle rappelle aussi que la liberté d’expression comprend la publication de photographies (voir, notamment, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 103, CEDH 2012). Elle en déduit que la publication des photographies litigieuses sur un site Internet dédié à la mode et proposant au public des images de défilés à la consultation libre ou payante et à la vente relève de l’exercice du droit à la liberté d’expression, et que la condamnation des requérants pour ces faits s’analyse en une ingérence dans celui-ci.

35.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour le ou les atteindre.

36.  La Cour constate que les requérants ont été condamnés pour contrefaçon par diffusion ou représentation d’œuvre de l’esprit au mépris des droits de l’auteur, sur le fondement des articles L. 335-2 et L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle tels qu’interprétés par les juridictions internes. Elle en déduit que l’ingérence était prévue par la loi. Elle estime en outre qu’elle poursuivait l’un des buts légitimes énumérés par le second paragraphe de l’article 10 de la Convention – la protection des droits d’autrui – dès lors qu’elle visait à préserver les droits d’auteur des maisons de mode dont les créations étaient l’objet des photographies litigieuses.

37.  Il reste à déterminer si l’ingérence était « nécessaire, dans une société démocratique ».

38.  Les principes fondamentaux concernant cette question sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour ; ils ont été résumés comme il suit (voir, parmi d’autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 69, CEDH 2008) :

i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

39.  L’étendue de la marge d’appréciation dont disposent les Etats contractants en la matière varie en fonction de plusieurs éléments, parmi lesquels le type de « discours » ou d’information en cause revêt une importance particulière. Ainsi, si l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière politique par exemple, les Etats contractants disposent d’une large marge d’appréciation lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans le domaine commercial (Mouvement raëlien c. Suisse [GC], no 16354/06, § 61), étant entendu que l’ampleur de celle-ci doit être relativisée lorsqu’est en jeu non l’expression strictement « commerciale » de tel individu mais sa participation à un débat touchant à l’intérêt général (Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI).

En l’espèce, les photographies litigieuses ont été publiées sur un site Internet appartenant à une société gérée par les deux premiers requérants, dans le but notamment de les vendre ou d’y donner accès contre rémunération. La démarche des requérants était donc avant tout commerciale. De plus, si l’on ne peut nier l’attrait du public pour la mode en général et les défilés de haute couture en particulier, on ne saurait dire que les requérants ont pris part à un débat d’intérêt général alors qu’ils se sont bornés à rendre des photographies de défilés de mode accessibles au public.

40.  La Cour rappelle ensuite qu’elle a jugé sur le terrain de l’article 11 de la Convention que, lorsque le but poursuivi est celui de la « protection des droits et libertés d’autrui » et que ces « droits et libertés » figurent eux-mêmes parmi ceux garantis par la Convention ou ses Protocoles, il faut admettre que la nécessité de les protéger puisse conduire les Etats à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention. La mise en balance des intérêts éventuellement contradictoires des uns et des autres est alors difficile à faire, et les Etats contractants doivent disposer à cet égard d’une marge d’appréciation importante (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 113, CEDH 1999‑III). Ces considérations valent aussi dans le contexte de l’article 10 de la Convention, lorsque le but poursuivi par l’ingérence est la « protection » « des droits d’autrui » au sens de cette disposition (voir MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011).

Or, comme indiqué précédemment, l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants visait à la protection des droits d’auteur des créateurs de mode. Dès lors que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique à la propriété intellectuelle, (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], n73049/01, § 72, CEDH 2007‑I), elle visait ainsi à la protection de droits garantis par la Convention ou ses Protocoles.

41.  Ces deux éléments cumulés conduisent la Cour à considérer que les autorités internes disposaient en l’espèce d’une marge d’appréciation particulièrement importante.

42.  Elle prend note du fait que les requérants considèrent que leur condamnation pour contrefaçon n’était pas « nécessaire » dès lors qu’ils avaient été invités aux défilés en question en leur qualité de photographes pour y prendre des photographies des créations de modes présentées en vue de leur diffusion, que la publication de photographies en-dehors du cadre de l’accréditation ne crée pas de risque supplémentaire de contrefaçon puisque les mêmes images sont concomitamment diffusées par les journaux accrédités et que, l’exclusivité n’étant plus de mise en pratique, le système de l’engagement de presse n’est plus véritablement suivi. Cela étant, elle constate que la cour d’appel de Paris a jugé que les requérants avaient, en connaissance de cause, diffusé les photographies litigeuses sans l’autorisation des titulaires des droits d’auteurs, qu’ils ne pouvaient se dégager de leur responsabilité en se prévalant du fait que le système de l’engagement de presse était inadapté ou mal respecté, et qu’ils s’étaient donc rendus coupables du délit de contrefaçon. Elle ne voit pas de raison de considérer que le juge interne a excédé sa marge d’appréciation en faisant par ces motifs prévaloir le droit au respect des biens des créateurs de mode sur le droit à la liberté d’expression des requérants.

43.  Les requérants soutiennent en outre que les condamnations dont ils ont fait l’objet étaient à ce point sévère qu’elles étaient disproportionnées. Il est vrai que la nature et la gravité des sanctions infligées sont à prendre en compte lorsqu’il s’agit d’évaluer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (voir, parmi d’autres, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 95, 7 février 2012). Or les requérants ont été condamnés non seulement à des amendes pénales significatives (8 000 EUR pour chacun des deux premiers requérant ; 3 000 EUR pour le troisième) mais aussi au paiement de dommages-intérêts élevés (équivalant à 100 000 EUR pour les deux premiers requérants et 55 000 EUR pour le troisième). La Cour observe toutefois avec le Gouvernement que, si les requérants affirment avoir été « étranglés financièrement », ils ne produisent aucun élément relatif aux conséquences de ces condamnations sur leur situation financière. Elle relève en outre que le juge interne a fixé ces montants à l’issue d’une procédure contradictoire dont l’équité n’est pas en cause et a dûment motivé sa décision, précisant en particulier les circonstances qui, selon son appréciation, les justifiaient.

44.  Dans ces circonstances et eu égard à la marge d’appréciation particulièrement importante dont disposaient les autorités internes, la nature et la gravité des sanctions infligées aux requérants ne sont pas telles que la Cour puisse conclure que l’ingérence litigieuse était disproportionnée par rapport au but poursuivi.

45.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

QUAND LE DÉBAT INTÉRESSE LA COLLECTIVITÉ ENTIÈRE,

TOUT INDIVIDU A DROIT LA PROTECTION COMME UN JOURNALISTE

A condition que cet individu ait des éléments qui prouvent ses déclarations

Cliquez sur le bouton bleu pour accéder au format PDF, à l'arrêt de LESQUEN DU PLESSIS-CASSO c. FRANCE (n°2) contre France. Le requérant n'a présenté devant les juridictions internes, aucun document permettant de justifier ses déclarations d'une lettre ouverte contre un élu qui commémore la guerre d'Algérie alors qu'il aurait tout fait pour ne pas la faire. Il n'y a donc pas de violation de l'article 10 de la Convention.

SHEVELEV c. RUSSIE du 28 septembre 2021 Requête no 46173/15

Art 10 : Condamnation sur un sujet d'intérêt général non impérieuse dans une société démocratique alors que le requérant condamné n'a émis qu'un jugement de valeur.

17.  La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés récemment dans les affaires Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124‑127, CEDH 2015), et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, §§ 75‑77, 27 juin 2017).

18.  Elle observe que les parties conviennent que l’infliction d’une sanction pénale au requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Elle note ensuite que cette ingérence était bien prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 128.1 du code pénal (paragraphe 10 ci‑dessus). Elle constate que la mesure incriminée avait pour but la protection de la réputation de M., et qu’elle poursuivait bien un intérêt légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

19.  La Cour rappelle que, lorsqu’elle examine la question de savoir si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression était « nécessaire », elle vérifie si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Morice, précité, § 124). Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (ibidem).

20.  La Cour rappelle également que dans de nombreuses affaires dirigées contre la Russie elle a déjà conclu à la violation de l’article 10 de la Convention au motif que les juridictions nationales n’avaient pas appliqué lesdits principes au niveau interne (voir, parmi d’autres, Krassoulia c. Russie, no 12365/03, §§ 33‑46, 22 février 2007, Porubova c. Russie, n8237/03, §§ 39‑51, 8 octobre 2009, Cheltsova c. Russie, no 44294/06, §§ 69‑101, 13 juin 2017, et Margulev c. Russie, no 15449/09, §§ 33‑55, 8 octobre 2019). Eu égard aux éléments dont elle dispose, la Cour estime que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

21.  En effet, la Cour note que les juridictions internes n’ont pas cherché à savoir dans quel contexte le requérant avait formulé les propos litigieux ni en quelle qualité il avait agi. Elle relève que l’intéressé a pris parole lors de la manifestation afin d’attirer l’attention du public sur l’état du réseau routier dans la république de Mariy-El. La Cour considère qu’un tel sujet relève indubitablement de l’intérêt général. Elle rappelle à cet égard que tout individu qui s’engage dans le débat public bénéficie des mêmes garanties et a les mêmes obligations que l’article 10 de la Convention offre aux journalistes (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 90, CEDH 2005‑II). La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée contre le requérant était, par conséquent, particulièrement restreinte.

22.  La Cour relève que les juridictions internes n’ont pas non plus élucidé la question de la qualité de la personne visée par les propos litigieux. Elle estime que M., en tant que chef de l’exécutif de la république de Mariy‑El, était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes et devait donc faire preuve de plus de tolérance à l’égard des critiques.

23.  La Cour observe ensuite que les juridictions internes ne se sont pas clairement prononcées sur la question de savoir si les propos litigieux du requérant constituaient une déclaration de fait ou un jugement de valeur. En effet, d’un côté, le juge de paix a indiqué que, dans ses propos tenus lors de la manifestation du 29 mars 2014, le requérant a « exprimé son opinion subjective », et de l’autre, il a considéré que, ce faisant, il avait diffusé « des renseignements (...) sciemment mensongers » (paragraphe 7 ci‑dessus). À cet égard, la Cour rappelle la distinction qu’il convient d’opérer entre déclarations de fait et jugements de valeur : si la matérialité des premières peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Toutefois, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Jerusalem c. Autriche, n26958/95, §§ 42‑43, CEDH 2001-II).

24.  En l’occurrence, la Cour estime que le passage litigieux contenait essentiellement un jugement de valeur dont la véracité ne pouvait être établie. Certes, la comparaison de M. à des représentants de milieux criminels était un moyen brusque d’exprimer son opinion. Toutefois, la Cour rappelle que même si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est cependant permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Mamère c. France, no 12697/03, § 25, CEDH 2006‑XIII). La Cour note que l’article 128.1 du code pénal requiert que les déclarations diffamatoires soient faites en connaissance de leur fausseté, ce qui est un seuil élevé qui ne devrait normalement s’appliquer qu’aux déclarations de fait susceptibles d’être fausses. La déclaration litigieuse selon laquelle le gouverneur était « smotriashchiy » suivait les déclarations du requérant concernant l’incapacité du gouvernement régional à réparer les routes alors qu’il dépensait de l’argent pour construire des immeubles de bureaux qui étaient ensuite mis en location (paragraphe 4 ci‑dessus). La Cour considère donc qu’il existait une base factuelle suffisante pour le jugement de valeur exprimé par le requérant et qu’il n’était pas abusif.

25.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en compte (voir, notamment, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 79, 29 mars 2016). Elle rappelle que, par sa nature même, une sanction pénale en général produit immanquablement un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, compte tenu notamment des effets de la condamnation et des retombées durables de toute inscription au casier judiciaire (Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 42, 2 juillet 2019). Or elle constate qu’en l’espèce le requérant a été déclaré coupable d’une infraction pénale et condamné à une amende dont le montant était loin d’être insignifiant, ce qui, en soi, confère à la mesure un degré élevé de gravité (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV). Bien que le juge de paix ait ordonné le paiement échelonné de l’amende pour tenir compte de la situation financière du requérant (voir, a contrario, Pirogov c. Russie [comité], n27474/08, § 47, 14 janvier 2020), la Cour estime que cet élément n’est pas suffisant pour diminuer le degré de la gravité de la sanction. La Cour n’est pas convaincue, compte tenu des circonstances de l’espèce, que les déclarations litigieuses du requérant puissent être considérées comme suffisamment graves pour appeler une sanction pénale.

26.  Compte tenu de l’absence d’une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis dans sa jurisprudence entre les intérêts en jeu, elle juge qu’il n’a pas été démontré que la mesure litigieuse, qui revêtait un caractère pénal, était proportionnée aux buts légitimes visés et qu’elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

27.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Ömür Çağdaş Ersoy c. Turquie du 15 juin 2021 requête n° 19165/19

Art 10 Violation de la liberté d’expression d’un étudiant en raison de sa condamnation pénale pour ses propos concernant le Premier ministre

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale avec sursis d’un étudiant pour ses critiques politiques acerbes sur le Premier ministre lors d’un rassemblement • Débat d’intérêt général • Jugement de valeur non dépourvu d’une base factuelle suffisante • Effet dissuasif de la sanction pénale • Absence de mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Absence de proportionnalité

L’affaire concerne la condamnation pénale d’un étudiant (M. Ersoy) de l’université d’ODTÜ (Ortadoğu Teknik Üniversitesi) du chef d’insulte à un agent public en raison de sa fonction. Les autorités reprochèrent à M. Ersoy les propos qu’il avait tenus concernant le Premier ministre de l’époque (M. Recep Tayyip Erdoğan) dans un discours qu’il avait prononcé devant le Palais de justice d’Ankara, le 22 décembre 2012, lors d’un rassemblement organisé en soutien à des étudiants placés en garde à vue le 18 décembre 2012 dans le campus de l’ODTÜ pour avoir protesté contre la venue du Premier ministre dans le campus de l’université. La Cour juge que les propos de M. Ersoy faisaient partie d’un débat d’intérêt général relatif à l’intervention policière à la manifestation étudiante du 18 décembre 2012 et à l’attitude et aux politiques des autorités étatiques et du Premier ministre envers les étudiants de l’ODTÜ. Les propos en question représentaient une certaine défiance et une dose d’hostilité contre le Premier ministre dans la mesure où ils dénonçaient son attitude envers l’institution et les étudiants de l’ODTÜ, considérée par M. Ersoy d’outrancière et d’exubérante, et son mode de gouvernance, qualifié de dictature. La Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. Or, elle constate que, pour condamner M. Ersoy, les juridictions internes se sont appuyées sur une disposition du code pénal qui accorde aux agents publics un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant. Elle rappelle à cet égard avoir déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention. Elle précise aussi que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale. Par conséquent, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par la jurisprudence de la Cour entre le droit de M. Ersoy à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée. En tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté d’expression et le but légitime de la protection de la réputation de la personne concernée.

FAITS

Le requérant, Ömür Çağdaş Ersoy, est un ressortissant turc né en 1990. Il réside à Ankara. À l’époque des faits, en 2012, M. Ersoy était étudiant à l’Université technique du Moyen-Orient (Ortadoğu Teknik Üniversitesi – ODTÜ). En février 2013, le Premier ministre porta plainte contre M. Ersoy en raison des propos que ce dernier avait tenus dans un discours qu’il avait prononcé devant le Palais de justice d’Ankara le 22 décembre 2012. Ce jour-là, un groupe d’environ 250 étudiants, dont M. Ersoy, étaient venus afficher leur soutien à des étudiants de l’Université ODTÜ placés en garde à vue en raison d’une violente échauffourée qui avait éclaté, le 18 décembre 2012, entre les forces de l’ordre et des étudiants à l’occasion de la venue du Premier ministre à une cérémonie organisée dans le campus de l’université. En avril 2016, le tribunal condamna M. Ersoy au paiement d’une amende judiciaire d’environ 2 524 euros, estimant qu’il avait insulté le plaignant qui exerçait une fonction publique en tant que Premier ministre. Le tribunal nota, entre autres, que les propos de M. Ersoy étaient injurieux et humiliants et qu’il avait employé l’expression insultante « comme un chien enragé » pour le Premier ministre. Il décida toutefois de surseoir au prononcé du jugement. Par la suite, M. Ersoy forma opposition contre cette décision et introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle qui furent rejetés

ART 10

Le rôle de la Cour consiste à vérifier que, dans leurs décisions, les instances nationales ont procédé à une juste pondération, à l’aune des critères définis par elle, entre le droit de M. Ersoy à la liberté d’expression et le droit du Premier ministre au respect de sa vie privée. La Cour relève que le discours de M. Ersoy portait principalement sur l’intervention de la police à la manifestation du 18 décembre 2012 et sur les déclarations que le Premier ministre avait par la suite faites le 21 décembre 2012 pour critiquer les étudiants manifestants. M. Ersoy critiquait les autorités publiques en général et le Premier ministre en particulier, et encourageait les participants du rassemblement à poursuivre leur lutte d’opposition contre le gouvernement. Dans le contexte où ils ont été tenus, ces propos visaient essentiellement à la formulation d’une critique politique destinée, entre autres, au Premier ministre turc pour les déclarations de ce dernier visant les étudiants ayant manifesté le 18 décembre 2012 pour protester sa venue au campus universitaire et pour sa position de supérieur hiérarchique in fine des forces de l’ordre étant intervenues à la manifestation en question. Pour la Cour, les propos de M. Ersoy faisaient partie incontestablement d’un débat d’intérêt général relatif à l’intervention policière à la manifestation étudiante du 18 décembre 2012 et à l’attitude et aux politiques des autorités étatiques et du Premier ministre envers les étudiants de l’ODTÜ. La Cour rappelle à cet égard que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général. Elle rappelle aussi que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. En effet, un homme politique s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et il doit donc montrer une plus grande tolérance. La Cour note aussi que les propos de M. Ersoy consistaient en une critique acerbe visant le Premier ministre de l’époque, exprimée par des expressions crues et métaphoriques. M. Ersoy qualifiait la manifestation tenue par les étudiants au campus de l’ODTÜ pour protester contre la visite du Premier ministre d’une claque donnée à ce dernier et l’intervention policière à cette manifestation d’une attaque du Premier ministre tel un chien enragé. Ces propos représentaient une certaine défiance et une dose d’hostilité contre le Premier ministre dans la mesure où ils dénonçaient son attitude envers l’institution et les étudiants de l’ODTÜ, considérée par M. Ersoy d’outrancière et d’exubérante, et son mode de gouvernance, qualifié de dictature. Elle Cour relève également que les propos de M. Ersoy revêtaient le caractère de jugement de valeur dans le domaine de la critique politique. À ce propos, elle note que ces propos semblent être provoqués par les incidents violents survenus à la manifestation étudiante du 18 décembre 2012 ayant causé des blessures et des arrestations parmi les manifestants ainsi que par les déclarations du Premier ministre du 21 décembre 2012 critiquant les étudiants ayant participé à cette manifestation. Par conséquent, elle estime que le jugement de valeur porté dans lesdits propos ne peut être considéré comme dépourvu d’une base factuelle suffisante. Elle estime que, eu égard à l’objet du discours de M. Ersoy, au contexte dans lequel il a été prononcé et à sa base factuelle, le style et le contenu provocateurs, incitant à l’agitation et quelque peu offensants, ces propos ne peuvent être considérés comme gratuitement insultants dans le cadre du débat public dans lequel ceux-ci s’inscrivaient. Pour condamner M. Ersoy, les juridictions internes se sont appuyées sur l’article 125 § 3 a) du code pénal, qui accorde aux agents publics un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant. Cet article s’applique également lorsque les propos diffamatoires sont dirigés contre hommes politiques élus occupant un poste de responsabilité, tel un Premier ministre, considérés par ces autorités comme agents publics au sens de cette disposition. Cette pratique ne semble pas être en conformité avec la jurisprudence de la Cour selon laquelle les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. La Cour rappelle à cet égard avoir déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention. Elle rappelle aussi que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale. De plus, la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence. La Cour estime que rien, en l’espèce, n’était de nature à justifier l’imposition d’une sanction pénale, même s’il s’agissait d’une amende judiciaire. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif, nonobstant son montant modéré, compte tenu notamment des effets de la condamnation. Par ailleurs, même s’il a été sursis au prononcé du jugement de condamnation et que ce jugement devait finalement faire l’objet d’une annulation, avec toutes les conséquences en découlant, à l’issue de la période de sursis de cinq ans, la Cour est d’avis que le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales sur le fondement d’une infraction pénale grave pour laquelle des peines d’emprisonnement pouvaient être requises a exercé un effet dissuasif sur la volonté de M. Ersoy de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. La Cour précise enfin qu’elle ne peut souscrire aux appréciations et aux conclusions des juridictions internes qui ont estimé que les propos de M. Ersoy avaient constitué le délit d’insulte à un agent public en raison de sa fonction, en particulier en ce qui concerne la proportionnalité de la sanction de caractère pénal infligée au requérant ainsi que l’effet dissuasif que cette sanction pouvait créer sur sa liberté d’expression. Par conséquent, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit de M. Ersoy à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée. En tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit de M. Ersoy à la liberté d’expression et le but légitime de la protection de la réputation de la personne concernée. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

a) Les principes généraux

44.  La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de protection de la vie privée et de la liberté d’expression, lesquels sont résumés, notamment, dans les arrêts Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France ([GC], no 40454/07, §§ 83-93, CEDH 2015 (extraits)) et Tarman c. Turquie (no 63903/10, §§ 36-38, 21 novembre 2017).

45.  Elle rappelle ensuite que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, CEDH 2015). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général. Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002, Morice, précité, § 125) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III, Morice, précité, § 125) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005, Morice, précité, § 125 et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 49, 29 mars 2016).

46.  La Cour rappelle en outre que, dans les arrêts Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick c. Autriche ((no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), elle a établi une distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005).

47.  Par ailleurs, la Cour souligne que, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, 7 février 2012, Axel Springer, § 87, 7 février 2012, Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91, et Bédat, précité, § 52).

48.  La Cour indique à cet égard avoir résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, CEDH 2012, Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance entre ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011). Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93).

b)     L’application de ces principes en l’espèce

49.  Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant, étudiant à l’ODTÜ à l’époque des faits, se plaint de sa condamnation au pénal à une amende judiciaire du chef d’insulte à un agent public en raison de sa fonction pour les propos qu’il avait tenus à l’égard du Premier ministre, condamnation dont il a été sursis au prononcé. Elle rappelle que son rôle en l’espèce consiste avant tout à vérifier que les instances nationales, dont le requérant conteste les décisions, ont procédé à une juste pondération, à l’aune des critères qu’elle a définis pour ce faire (paragraphe 48 ci-dessus), entre le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et le droit du Premier ministre au respect de sa vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 95).

50.  La Cour observe que le requérant avait tenu les propos incriminés lors d’un rassemblement organisé par un groupe d’étudiants le 22 décembre 2012 devant le palais de justice d’Ankara et que ce rassemblement avait pour but de soutenir les étudiants placés en garde à vue en raison de leurs actes à une manifestation qui avait eu lieu quelques jours plus tôt, à savoir le 18 décembre 2012, dans le campus de l’ODTÜ. Elle note aussi que cette dernière manifestation, à son tour, avait été organisée afin de protester la visite du Premier ministre au campus universitaire et qu’en raison des événements violents survenus entre les forces de l’ordre et les manifestants lors de cette manifestation, certains manifestants avaient été blessés et plusieurs autres avaient été arrêtés par la police (paragraphe 5 ci-dessus).

51.  La Cour relève que le discours en question du requérant portait principalement sur l’intervention de la police à la manifestation du 18 décembre 2012 et sur les déclarations que le Premier ministre avait par la suite faites le 21 décembre 2012 pour critiquer les étudiants manifestants. Par ses propos litigieux le requérant critiquait les autorités publiques en général et le Premier ministre en particulier et encourageait les participants du rassemblement à poursuivre leur lutte d’opposition contre le gouvernement (paragraphe 6 ci-dessus).

52.  La Cour considère que, dans le contexte où ils ont été tenus, les propos du requérant visaient essentiellement à la formulation d’une critique politique destinée, entre autres, au Premier ministre turc pour les déclarations de ce dernier visant les étudiants ayant manifesté le 18 décembre 2012 pour protester sa venue au campus universitaire et pour sa position de supérieur hiérarchique in fine des forces de l’ordre étant intervenues à la manifestation en question. Elle estime donc que ces propos faisaient partie incontestablement d’un débat d’intérêt général relatif à l’intervention policière à la manifestation étudiante du 18 décembre 2012 et à l’attitude et aux politiques des autorités étatiques et du Premier ministre envers les étudiants de l’ODTÜ. Elle rappelle à cet égard que le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V).

53.  La Cour rappelle en outre que, en ce qui concerne l’appréciation des limites de la critique admissible, il faut opérer une distinction entre les personnes privées et les personnes agissant dans un contexte public (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 117 et suiv.). Elle observe qu’il est question en l’espèce d’une critique visant directement la personne du Premier ministre, un homme politique de premier plan (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 45, 21 février 2012). Elle rappelle à ce sujet que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens, et il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Uzan c. Turquie, no 30569/09, § 40, 20 mars 2018).

54.  Procédant ensuite à une analyse des propos incriminés du requérant, la Cour observe que ceux-ci consistaient en une critique acerbe visant le Premier ministre de l’époque, exprimée par des expressions crues et métaphoriques. Elle note à cet égard que le requérant qualifiait la manifestation tenue par les étudiants au campus de l’ODTÜ pour protester contre la visite du Premier ministre d’une claque donnée à ce dernier et l’intervention policière à cette manifestation d’une attaque du Premier ministre tel un chien enragé. Elle constate que ces propos représentaient une certaine défiance et une dose d’hostilité contre le Premier ministre dans la mesure où ils dénonçaient l’attitude de ce dernier envers l’institution et les étudiants de l’ODTÜ, considérée par le requérant outrancière et exubérante, et son mode de gouvernance, qualifié de dictature.

55.  La Cour considère que les propos litigieux du requérant revêtaient ainsi le caractère de jugement de valeur dans le domaine de la critique politique. À ce propos, elle note que ces propos semblent être provoqués par les incidents violents survenus à la manifestation étudiante du 18 décembre 2012 ayant causé des blessures et des arrestations parmi les manifestants ainsi que par les déclarations du Premier ministre du 21 décembre 2012 critiquant les étudiants ayant participé à cette manifestation – déclarations que le requérant mentionne dans son formulaire de requête (paragraphes 19 ci-dessus). Par conséquent, la Cour estime que le jugement de valeur porté dans les propos du requérant ne peut être considéré comme dépourvu d’une base factuelle suffisante.

56.  Par ailleurs, la Cour prend note de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le fait de comparer le Premier ministre à un chien est susceptible d’avoir une signification injurieuse et dégradante dans la langue turque (paragraphe 31 ci‑dessus). Elle rappelle cependant à cet égard que, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans ses propos (Kuliś c. Pologne, no 15601/02, § 47, 18 mars 2008). Elle rappelle en outre que des propos offensants peuvent sortir du champ de la protection de la liberté d’expression lorsqu’ils reviennent à dénigrer gratuitement, par exemple si l’insulte est leur seul but, et qu’en revanche l’utilisation de formules vulgaires n’est pas en elle-même déterminante dans l’appréciation d’un propos offensant, car elle peut fort bien avoir une visée strictement stylistique (Tuşalp, précité, § 48).

57.  En l’espèce, la Cour estime que, eu égard à l’objet du discours du requérant, au contexte dans lequel il a été prononcé et à sa base factuelle (décrits ci-dessus), le style et le contenu provocateurs, incitant à l’agitation et quelque peu offensants de ces propos ne peuvent être considérés comme gratuitement insultants dans le cadre du débat public dans lequel ceux-ci s’inscrivaient (voir, mutatis mutandis, Eon c. France, no 26118/10, §§ 57 et 58, 14 mars 2013 (sur l’expression apposée sur un écriteau, « Casse-toi pov’con », brandi par le requérant lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, pour viser le président de la République française) et Oberschlick (no 2), précité, § 33 (sur le mot « idiot » employé par un journaliste pour qualifier un homme politique)).

58.  La Cour constate par ailleurs que, pour condamner le requérant, les juridictions internes se sont appuyées sur l’article 125 § 3 a) du code pénal. Cette disposition accorde aux agents publics un niveau de protection plus élevé qu’à d’autres personnes – protégées par le régime commun de diffamation prévu à l’article 125 § 1 du code pénal – à l’égard de la divulgation d’informations ou d’opinions les concernant. En effet, elle prévoit la possibilité d’engagement des poursuites même en l’absence d’une plainte de la victime et des sanctions plus lourdes à infliger aux auteurs de déclarations diffamatoires. Il ressort de la pratique des autorités nationales, telle que constatée dans la présente affaire, que l’article 125 § 3 a) du code pénal s’applique également lorsque les propos diffamatoires sont dirigés contre hommes politiques élus occupant un poste de responsabilité, tel un Premier ministre, considérés par ces autorités comme agents publics au sens de cette disposition. La Cour relève d’emblée que cette pratique ne semble pas être en conformité avec sa jurisprudence déjà rappelée selon laquelle les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier. Elle rappelle à cet égard avoir déjà déclaré qu’une protection accrue par une loi spéciale en matière d’offense n’est, en principe, pas conforme à l’esprit de la Convention (Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 69, CEDH 2002‑V, Otegi Mondragon, précité, § 55 et Önal c. Turquie (no 2), no 44982/07, § 40, 2 juillet 2019). Elle rappelle aussi que, s’il est tout à fait légitime que les personnes représentant les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Otegi Mondragon, précité, § 58).

59.  De plus, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Sürek (no 1), précité, § 64, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001‑I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Ainsi, l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas de la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles des mesures civiles (voir, mutatis mutandis, Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). La Cour rappelle également que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » à titre de dommages‑intérêts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 38, 9 mars 2017). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre, précité, § 114), risque que le caractère relativement modéré des amendes infligées ne saurait suffire à faire disparaître (Morice, précité, § 176).

60.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que rien dans les circonstances de la présente affaire n’était de nature à justifier l’imposition d’une sanction pénale, même si, comme en l’espèce, il s’agissait d’une amende judiciaire. Par sa nature même, une telle sanction produit immanquablement un effet dissuasif, nonobstant son montant modéré, compte tenu notamment des effets de la condamnation (voir, mutatis mutandis, Artun et Güvener, précité, § 33, Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 52, 19 février 2009, et Otegi Mondragon, précité, § 60). Par ailleurs, même s’il a été sursis au prononcé du jugement de condamnation du requérant et que ce jugement devait finalement faire l’objet d’une annulation, avec toutes les conséquences en découlant, à l’issue de la période de sursis de cinq ans, la Cour est d’avis que le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’une infraction pénale grave pour laquelle des peines d’emprisonnement pouvaient être requises a exercé un effet dissuasif sur la volonté de l’intéressé de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public (Dilipak, précité, § 70 et Selahattin Demirtaş (no 3), précité, § 26).

61.  La Cour en vient enfin aux décisions des juridictions internes, lesquelles ont estimé que les propos du requérant avaient constitué le délit d’insulte à un agent public en raison de sa fonction. Elle constate à cet égard que le tribunal correctionnel, dans son jugement condamnant le requérant, a considéré que le requérant avait insulté le Premier ministre par l’emploi des expressions dégradantes et injurieuses et dépassant les limites de la critique, qu’il avait tenues en lien avec la fonction de chef de l’exécutif de ce dernier (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour constitutionnelle, de son côté, a estimé que l’expression « comme un chien enragé », employée par le requérant, était dénuée de base factuelle et constituait une attaque personnelle humiliante envers le Premier ministre, que les propos du requérant ne pouvaient être considérés comme une opinion exprimée dans le cadre d’un débat politique, et qu’il y avait ainsi un besoin social impérieux de sanctionner le requérant (paragraphe 13 ci-dessus).

62.  La Cour, tout en prenant note de l’application de certains principes dégagés de sa propre jurisprudence dans les décisions des juridictions nationales, notamment dans celle de la Cour constitutionnelle, ne peut toutefois souscrire aux appréciations et conclusions contenues dans ces décisions pour les raisons exposées ci-dessus, en particulier en ce qui concerne la proportionnalité de la sanction de caractère pénal infligée au requérant ainsi que l’effet dissuasif que cette sanction pouvait créer sur la liberté d’expression de l’intéressé.

63.  À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas effectué une mise en balance adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence entre le droit du requérant à la liberté d’expression et le droit de la partie adverse au respect de sa vie privée. Elle estime que, en tout état de cause, il n’y avait pas de rapport de proportionnalité raisonnable entre l’ingérence dans l’exercice du droit du requérant à la liberté d’expression et le but légitime de la protection de la réputation de la personne concernée.

64.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

Halet c. Luxembourg du 11 mai 2021 requête no 21884/18

Art 10 : Condamnation à 1000 euros d’un lanceur d’alerte ayant divulgué des documents fiscaux : pas de violation de la Convention. La CEDH protège mal, les lanceurs d'alerte.

L’affaire concerne la condamnation pénale de M. Halet dans le cadre de l’affaire dite « Luxleaks » pour avoir divulgué des documents fiscaux des clients de son employeur. Les juridictions luxembourgeoises n’admirent pas le fait justificatif du lanceur d’alerte concernant M. Halet, estimant que la divulgation des documents couverts par le secret professionnel causait à l’employeur un préjudice – résultant notamment de l’atteinte à sa réputation et de la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de l’entreprise – supérieur à l’intérêt général. La Cour d’appel condamna M. Halet à une amende de 1000 euros. M. Halet estimait avoir subi une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression en raison de sa condamnation. Pour examiner l’affaire, la Cour a analysé d’abord si M. Halet était à considérer comme un lanceur d’alerte au sens de sa jurisprudence. Elle a estimé que tel est a priori le cas, de sorte qu’elle a vérifié les critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière. La Cour juge ensuite que, pour arriver à la conclusion que les documents divulgués par M. Halet n’avaient pas un intérêt suffisant pour qu’il puisse être acquitté, la Cour d’appel a examiné minutieusement les éléments de l’espèce au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière. La Cour observe aussi que les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » de M. Halet, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible. Elle conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés. Eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, la Cour conclut que les juridictions internes ont ménagé en l’espèce un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver les droits de l’employeur, et, d’autre part, la nécessité de préserver la liberté d’expression de M. Halet.

Art 10 • Liberté d’expression • 1000 EUR d’amende pénale pour avoir divulgué aux médias de documents confidentiels de son employeur privé (« Luxleaks »), sans intérêt public suffisant pour pondérer le dommage causé • A priori lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour • Caractère proportionné de la sanction • Juste équilibre ménagé entre les intérêts en cause par une analyse circonstanciée des tribunaux internes

FAITS

Le requérant, Raphaël Halet, est un ressortissant français né en 1976 et résidant à Viviers (France)

À l’époque des faits, M. Halet travaillait pour la société PricewaterhouseCoopers (PwC) qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise, et dont l’activité consiste notamment à établir des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et à demander auprès des administrations fiscales des décisions fiscales anticipées. Ces décisions qui concernent l’application de la loi fiscale à des opérations futures sont appelées « Advance Tax Agreements » ou « rulings fiscaux » ou encore « rescrits fiscaux ». Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par PwC furent publiés dans différents médias. Ces publications mettaient en lumière une pratique, sur une période s’étendant de 2002 à 2012, d’accords fiscaux très avantageux passés entre PwC pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise. Une enquête interne menée par PwC permit d’établir qu’un auditeur, A.D., avait copié, en 2010, la veille de son départ de PwC consécutif à sa démission, 45 000 pages de documents confidentiels, dont 20 000 pages de documents fiscaux correspondant notamment à 538 dossiers de rescrits fiscaux, qu’il avait remis, en été 2011, à un journaliste (E.P.) à la demande de celui-ci. Une deuxième enquête interne menée par PwC permit d’identifier que M. Halet avait, à la suite de la révélation par les médias de certains des rescrits fiscaux copiés par A.D., contacté le journaliste E.P. en mai 2012 en vue de lui proposer la remise d’autres documents. Cette remise eut lieu entre octobre et décembre 2012 et porta sur 16 documents, comprenant 14 déclarations fiscales et deux courriers d’accompagnement. Quelques-uns des documents furent utilisés par le journaliste E.P. dans le cadre de l’émission télévisée « Cash Investigation » diffusée en juin 2013. En novembre 2014, les 16 documents furent par ailleurs mis en ligne par une association regroupant des journalistes dénommée « International Consortium of Investigative Journalists ». À la suite d’une plainte déposée par PwC, une procédure pénale fut engagée, à l’issue de laquelle A.D. et le journaliste E.P. furent acquittés. En revanche, M. Halet fut condamné, en appel, au paiement d’une amende pénale de 1 000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par PwC. Dans son arrêt, la Cour d’appel conclut notamment que la divulgation des documents couverts par le secret professionnel causait à l’employeur un préjudice supérieur à l’intérêt général. M. Halet interjeta un pourvoi en cassation qui fut rejeté en janvier 2018.

Article 10 (liberté d’expression)

Rappelant que l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle, y compris lorsque les relations entre employeur et employé obéissent au droit privé, la Cour estime que la condamnation de M. Halet s’analyse en une ingérence au sens de l’article 10. La Cour observe aussi qu’il n’est pas contesté que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un « but légitime » : M. Halet a été condamné pour avoir commis différents délits prévus par le code pénal ; et la poursuite et la sanction de ces délits avaient pour finalité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger la réputation de l’employeur PwC. En ce qui concerne la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour estime tout d’abord qu’il lui appartient d’évaluer s’il s’agit en l’espèce d’une affaire relative à un lanceur d’alerte, au sens de la jurisprudence de la Cour, dans laquelle s’appliquent les principes établis dans les affaires Guja c. Moldova[2]et Heinisch c. Allemagne[3] . À ce sujet, elle rappelle en premier lieu que M. Halet avait avec son employeur PwC un lien de subordination qui l’avait tenu à l’égard de celui-ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion. Or ce devoir constitue une caractéristique particulière de la notion de lancement d’alerte selon la jurisprudence de la Cour. Ensuite, elle rappelle que M. Halet avait contacté un journaliste pour lui révéler des informations confidentielles qu’il s’était procurées dans le contexte de sa relation de travail. Estimant que des parallèles peuvent être tirés entre cette démarche de l’intéressé et celles adoptées par les requérants dans les affaires Guja et Heinisch précitées, la Cour conclut que M. Halet est a priori à considérer comme un lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour. Ensuite, la Cour vérifie le respect des principes posés dans son arrêt Guja. Elle note que seuls les cinquième et sixième critères posés par cette jurisprudence sont en cause en l’espèce. S’agissant du cinquième critère (la question de la mise en balance de l’intérêt public d’obtenir l’information avec le dommage que la divulgation causait à l’employeur), la Cour relève que les juridictions internes ont jugé que la divulgation par M. Halet des documents couverts par le secret professionnel causait à PwC un préjudice – résultant notamment de l’atteinte à sa réputation et de la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de l’entreprise – supérieur à l’intérêt général. Lors de la mise en balance des intérêts en cause, les juridictions internes ont donc accordé plus de poids au dommage subi par PwC qu’à l’intérêt de la révélation faite par M. Halet. La Cour constate qu’il ne saurait prêter à discussion que PwC avait nécessairement subi un préjudice par le fait même de la polémique largement médiatisée qu’avait déclenchée l’affaire Luxleaks. Les articles de presse confirment au demeurant que la société avait « connu une année difficile » à la suite de l’éclatement de l’affaire. En revanche, – toujours selon la presse, et c’est un fait non contesté –, au-delà de cette première période difficile, PwC a connu une croissance de son chiffre d’affaires, allant de pair avec une hausse importante de ses effectifs. La Cour en conclut que, si PwC a assurément subi un préjudice dans un premier temps, l’ampleur d’un préjudice concernant l’atteinte à la réputation de PwC n’est pas avérée sur le long terme. La Cour analyse ensuite les motifs retenus par les juridictions nationales concernant l’intérêt des informations divulguées par le requérant. À cet égard, elle note que la Cour d’appel a relevé que les révélations de M. Halet portaient sur de simples déclarations fiscales d’entreprises qui ne permettaient pas d’illustrer l’attitude de l’administration fiscale à l’égard de ces dernières. La Cour d’appel a considéré qu’il n’existait aucune raison impérieuse pour M. Halet de divulguer les documents confidentiels en cause, à un moment où la pratique des rescrits fiscaux avait déjà été dévoilée par A.D. La Cour d’appel a précisé que les documents révélés par M. Halet étaient certainement utiles au journaliste, mais ne fournissaient aucune information cardinale jusqu’alors inconnue pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale. La Cour estime que la Cour d’appel a explicité son raisonnement quant au cinquième critère de la jurisprudence Guja dans une motivation circonstanciée et qu’il faut dès lors des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes. Or tel ne saurait être le cas pour les raisons exposées ci-après. La Cour d’appel a pris soin d’apprécier l’intérêt des divulgations de M. Halet en se livrant à une analyse approfondie de leur contenu et des répercussions qu’elles avaient eues quant à la thématique des pratiques fiscales des multinationales. Dans ce contexte, elle n’a pas nié que les révélations présentaient un intérêt général. Elle a même tenu compte de l’effet que produisaient les informations, admettant qu’elles pouvaient « interpeller et scandaliser ». Elle a en revanche conclu que les divulgations de M. Halet présentaient un intérêt inférieur au dommage subi par PwC, après avoir estimé qu’elles avaient une faible pertinence. Pour cela, elle a relevé que les documents n’avaient pas apporté d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors. La Cour estime que les trois qualificatifs – « information essentielle, nouvelle et inconnue » – sont englobés dans le raisonnement exhaustif de la Cour d’appel quant au cinquième critère relatif à la mise en balance des intérêts privés et publics respectifs. De l’avis de la Cour, ils sont à considérer comme des précisions qui, dans d’autres circonstances, pourraient se révéler trop étroites, mais qui, dans le cas d’espèce, sont utilisées pour conclure, avec les autres données prises en compte par la Cour d’appel, que les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage qu’elle avait reconnu dans le chef de PwC. La Cour estime que la Cour d’appel s’est limitée à examiner minutieusement les éléments au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière, pour en tirer la conclusion que les documents divulgués par M. Halet n’avaient pas un intérêt suffisant pour qu’il puisse être acquitté. Le fait qu’A.D. ait en revanche été acquitté, par application de ces mêmes critères de jurisprudence de la Cour, confirme, selon la Cour, que les autorités nationales se sont livrées à une analyse circonstanciée dans l’exercice de la mise en balance des intérêts respectifs. S’agissant du sixième critère (la question du caractère proportionné de la sanction), la Cour observe que les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » de M. Halet, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible (1 000 EUR). La Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés. En conclusion, eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, la Cour conclut que les juridictions internes ont ménagé en l’espèce un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver les droits de l’employeur du requérant, et, d’autre part, la nécessité de préserver la liberté d’expression de M. Halet. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

a) Principes généraux applicables

84.  Les principes fondamentaux à appliquer pour apprécier le point de savoir si une ingérence dans la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique » sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 187, 8 novembre 2016) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »

85.  Plus précisément, dans le contexte de la dénonciation, par des employés, de conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, la Cour a établi certains principes fondamentaux sur lesquels repose l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans la liberté d’expression. Ainsi, la Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs, à savoir l’intérêt public des informations divulguées, leur authenticité, la disponibilité ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation, la bonne foi de l’employé, le préjudice causé à l’employeur et la sévérité de la sanction (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 69-79, CEDH 2008, Heinisch, précité, §§ 62-70, et Bucur et Toma, précité, §§ 92 et 93).

b)     Application en l’espèce des principes susmentionnés

  1. Sur l’existence d’une « ingérence »

86.  Les parties conviennent que la condamnation du requérant pour avoir transmis des documents confidentiels à un journaliste qui les avait ensuite publiés constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression. Rappelant que l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle, y compris lorsque les relations entre employeur et employé obéissent au droit privé (Heinisch, précité, § 44, ainsi que les références y citées), la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence au sens de l’article 10 § 1.

  1. Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi » et poursuivait un « but légitime »

87.  La Cour observe qu’il n’est pas contesté que cette ingérence était « prévue par la loi » et qu’elle poursuivait un « but légitime ». En effet, le requérant a été condamné pour avoir commis différents délits prévus par le code pénal (paragraphe 45 ci-dessus) d’une part, et la poursuite et la sanction de ces délits avaient pour finalité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger la réputation de l’employeur PwC d’autre part.

88.  Il reste dès lors à analyser si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », notamment en recherchant s’il existait un rapport de proportionnalité entre l’ingérence et l’objectif poursuivi.

  1. Sur la question de la « nécessité » de l’ingérence

1)  Sur la qualification de « lanceur d’alerte »

89.  De prime abord, en amont de l’analyse de la question de la nécessité de l’ingérence, la Cour juge utile de déterminer si le requérant peut être qualifié de « lanceur d’alerte » conformément aux éléments dégagés à ce sujet de la jurisprudence de la Cour. Dans les différentes affaires qu’elle a examinées en la matière, tantôt la Cour a explicitement situé le débat sur le terrain de la liberté d’expression des lanceurs d’alerte pour conclure à l’applicabilité des principes énoncés dans l’arrêt Guja (Heinisch, précité, § 64), tantôt elle a précisé que la protection des lanceurs d’alerte n’était pas en cause (voir, par exemple, Rubins c. Lettonie, no 79040/12, § 87, 13 janvier 2015, ou Aurelian Oprea c. Roumanie, no 12138/08, § 69, 19 janvier 2016).

90.  En l’espèce, la Cour d’appel a expliqué que l’admission du fait justificatif du lanceur d’alerte, déduit de l’article 10 de la Convention, avait en droit luxembourgeois pour effet de neutraliser l’illicéité de la violation de la loi. Elle a également précisé que, dans un tel cas, c’était l’élément légal de l’infraction – nécessairement commise en divulguant, de bonne foi, d’une manière mesurée et adéquatement, une information d’intérêt général – qui se trouvait ainsi neutralisé et emportait l’acquittement d’un prévenu (paragraphe 18 ci-dessus). Dans le cas du requérant, elle a conclu que l’intéressé ne pouvait pas bénéficier du fait justificatif du lanceur d’alerte au sens du droit national (paragraphe 28 ci-dessus).

91.  La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de donner son avis sur la question de savoir si l’élément légal de l’infraction reprochée au requérant était à neutraliser ou non, pareil examen relevant du seul droit national. En ce sens, elle juge qu’il n’est pas nécessaire d’étudier les arguments y relatifs, développés par le requérant et contestés par le Gouvernement (paragraphes 66 et 79 ci-dessus). Elle estime en revanche que, aux fins de l’examen du grief tiré de l’article 10 de la Convention qui lui est soumis, il lui appartient d’évaluer s’il s’agit d’une affaire relative à un lanceur d’alerte dans laquelle s’appliquent les principes établis en la matière. À ce sujet, elle rappelle en premier lieu que le requérant avait avec son employeur PwC un lien de subordination qui l’avait tenu à l’égard de celui-ci à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion. Or ce devoir constitue une caractéristique particulière de la notion de lancement d’alerte (voir, a contrario, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 80). Ensuite, elle rappelle que le requérant avait contacté un journaliste pour lui révéler des informations confidentielles qu’il s’était procurées dans le contexte de sa relation de travail. Estimant que des parallèles peuvent être tirés entre cette démarche de l’intéressé et celles adoptées par les requérants dans les affaires Guja et Heinisch précitées, la Cour conclut que le requérant est a priori à considérer comme un lanceur d’alerte au sens de la jurisprudence de la Cour. Partant, il lui incombe de vérifier si les différents critères posés par la jurisprudence Guja ont été respectés.

2)    Sur le respect des critères posés par la jurisprudence Guja

92.  La Cour note que les quatre premiers critères posés par la jurisprudence Guja ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties.

93.  Seul est en cause le respect des cinquième et sixième critères.

    Quant au cinquième critère

94.  Quant au cinquième critère, la Cour note que le droit du requérant à la protection de sa liberté d’expression se trouve confronté à celui de son employeur, PwC, à la protection de sa réputation.

95.  La présente requête appelant un examen du juste équilibre à ménager entre ces intérêts divergents, la Cour tiendra compte des facteurs suivants.

96.  Tout d’abord, si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).

97.  Pour ce qui est de l’évaluation – dans le cadre de la mise en balance des intérêts respectifs – du préjudice subi par l’employeur, la Cour a rappelé qu’il existe un intérêt à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises, pour le bénéfice des actionnaires et des employés, mais aussi pour le bien économique au sens large (Heinisch, précité, § 89). Toutefois, concernant plus particulièrement la réputation de l’entreprise, la Cour a également pris soin de préciser qu’il existait une différence entre une atteinte à la réputation d’une personne concernant son statut social, qui pouvait entraîner des répercussions sur la dignité de celle-ci, et une atteinte à la réputation commerciale d’une société, laquelle n’a pas de dimension morale (Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 22, 19 juillet 2011).

98.  En l’espèce, les juridictions internes ont jugé que le cinquième critère de la jurisprudence Guja n’était pas rempli, au motif que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel causait à PwC un préjudice – résultant notamment de l’atteinte à sa réputation et de la perte de confiance de ses clients quant au dispositif de sécurité au sein de l’entreprise – supérieur à l’intérêt général (paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Lors de la mise en balance des intérêts en cause, elles ont donc accordé plus de poids au dommage subi par PwC qu’à l’intérêt de la révélation faite par le requérant.

99.  D’emblée, la Cour se doit d’écarter la thèse formulée par le requérant selon laquelle la Cour d’appel a « seulement feint de se livrer à la balance des intérêts » (paragraphe 66 ci-dessus).

Elle rejoint à cet égard les explications exhaustives et convaincantes fournies par le Gouvernement et elle renvoie à celles-ci (paragraphe 79 ci‑dessus).

En effet, la Cour d’appel s’est bel et bien livrée à une appréciation du préjudice moral subi par PwC avant de procéder à une mise en balance des intérêts respectifs. Seulement, selon le droit national, la Cour d’appel ne pouvait pas accorder à titre d’indemnisation du préjudice un montant au-delà de celui qui était sollicité par la partie civile. De fait, selon un usage répandu au Luxembourg, une personne – physique ou morale – qui a subi un préjudice moral, même important, renonce souvent à monnayer son préjudice. Ainsi, il est courant qu’une partie civile se contente de demander la reconnaissance de son préjudice en tant que tel, ce qui passe par la technique de la demande d’allocation d’un euro symbolique.

Le dommage ne saurait pour autant être considéré comme étant inexistant du seul fait qu’il était évalué par PwC à un euro (autrefois un franc symbolique, d’une valeur quarante fois moindre). Ainsi, la Cour ne relève en soi aucune contradiction entre le fait que la Cour d’appel ait constaté un dommage, d’une part, puis qu’elle ait fixé le montant de celui-ci à un euro symbolique, d’autre part.

100.  Il ne saurait prêter à discussion que PwC avait nécessairement subi un préjudice par le fait même de la polémique largement médiatisée qu’avait déclenchée l’affaire Luxleaks (voir, mutatis mutandis, Heinisch, précité, § 88). Les articles de presse confirment au demeurant que la société avait « connu une année difficile » à la suite de l’éclatement de l’affaire (paragraphe 8 in fine ci-dessus).

101.  En revanche, – toujours selon la presse, et c’est un fait non contesté –, au-delà de cette première période difficile, PwC a connu une croissance de son chiffre d’affaires, allant de pair avec une hausse importante de ses effectifs (paragraphe 8 in fine ci-dessus). Il s’agit là d’un élément dont la Cour ne saurait faire abstraction dans le contexte de la présente affaire, surtout à la lumière de la distinction qu’elle a faite dans son arrêt Uj (précité, § 22). Ainsi, il importe de savoir si, en l’espèce, le dommage causé par l’atteinte à la réputation avait eu en fin de compte une existence effective et concrète. Or, du fait de la croissance de son chiffre d’affaires – une fois passée la première « année difficile » –, la santé économique de PwC ne semble pas avoir été durablement affectée et tout porte à croire que la réputation de PwC n’a en définitive pas été ébranlée, du moins à l’égard des entreprises constituant sa clientèle.

102.  La Cour en conclut que, si PwC a assurément subi un préjudice dans un premier temps, l’ampleur d’un préjudice concernant l’atteinte à la réputation de PwC n’est pas avérée sur le long terme.

103.  Pour poursuivre l’examen de la balance des intérêts respectifs, il appartient dorénavant à la Cour de se pencher sur les motifs retenus par les autorités nationales concernant l’intérêt des révélations faites par le requérant.

104.  À cet égard, la motivation de la Cour d’appel, qui est au cœur du débat, est la suivante : « (...) les documents remis par [le requérant] au journaliste n’avaient ni contribué au débat public sur la pratique luxembourgeoise des [rescrits fiscaux] ni déclenché [un] débat sur l’évasion fiscale ou apporté une information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors » (paragraphe 28 ci-dessus).

105.  Pour raisonner ainsi, la Cour d’appel a tenu compte d’une série d’éléments.

Elle a notamment relevé que les révélations du requérant portaient sur de simples déclarations fiscales d’entreprises qui ne permettaient pas d’illustrer l’attitude de l’administration fiscale à l’égard de ces dernières. Elle a considéré qu’il n’existait aucune raison impérieuse pour le requérant de divulguer les documents confidentiels en cause, à un moment où la pratique des rescrits fiscaux avait déjà été dévoilée par A.D. Elle a précisé que les documents révélés par le requérant qui avaient été utilisés pour illustrer la thèse de l’évasion fiscale pratiquée par deux groupes d’entreprises multinationales – étaient certainement utiles au journaliste, mais ne fournissaient aucune information cardinale jusqu’alors inconnue pouvant relancer ou nourrir le débat sur l’évasion fiscale (paragraphes 28 à 34 ci-dessus).

106.  En procédant ainsi, la Cour d’appel a explicité son raisonnement quant au cinquième critère de la jurisprudence Guja dans une motivation circonstanciée. Il faut dès lors des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover (no 2), précité, § 107). Or tel ne saurait être le cas pour les raisons exposées ci-dessous.

107.  La Cour d’appel a pris soin d’apprécier l’intérêt des divulgations du requérant en se livrant à une analyse approfondie de leur contenu et des répercussions qu’elles avaient eues quant à la thématique des pratiques fiscales des multinationales.

108.  Dans ce contexte, elle n’a pas nié que les révélations présentaient un intérêt général (paragraphe 21 ci-dessus). Elle a même tenu compte de l’effet que produisaient les informations, admettant qu’elles pouvaient « interpeller et scandaliser » (paragraphe 34 ci-dessus).

109.  Elle a en revanche conclu que les divulgations du requérant présentaient un intérêt inférieur au dommage subi par PwC, après avoir estimé qu’elles avaient une faible pertinence. Pour cela, elle a relevé que les documents n’avaient pas apporté d’information essentielle, nouvelle et inconnue jusqu’alors. La Cour ne saurait adhérer à la thèse du requérant selon laquelle la Cour d’appel avait, de cette manière, ajouté de nouveaux critères à ceux édifiés par la jurisprudence établie par la Cour en la matière. Elle estime en effet que les trois qualificatifs – « information essentielle, nouvelle et inconnue » – sont au contraire englobés dans le raisonnement exhaustif de la Cour d’appel quant au cinquième critère relatif à la mise en balance des intérêts privés et publics respectifs. De l’avis de la Cour, ils sont à considérer comme des précisions qui, dans d’autres circonstances, pourraient se révéler trop étroites, mais qui, dans le cas d’espèce, sont utilisées pour conclure, avec les autres données prises en compte par la Cour d’appel, que les divulgations du requérant ne présentaient pas un intérêt suffisant pour pondérer le dommage qu’elle avait reconnu dans le chef de PwC.

110.  La Cour estime que la Cour d’appel s’est limitée à examiner minutieusement les éléments au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour en la matière, pour en tirer la conclusion que les documents divulgués par le requérant n’avaient pas un intérêt suffisant pour qu’il puisse être acquitté. Le fait qu’A.D. ait en revanche été acquitté, par application de ces mêmes critères de jurisprudence de la Cour, confirme au demeurant que les autorités nationales se sont livrées à une analyse circonstanciée dans l’exercice de la mise en balance des intérêts respectifs.

    Quant au sixième critère

111.  Dans le cadre de l’appréciation du caractère proportionnel de l’ingérence dans la liberté d’expression, la Cour a jugé que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération (Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011). En l’espèce, la Cour observe que les juridictions internes ont tenu compte, à titre de circonstance atténuante, du « caractère désintéressé du geste » du requérant, pour lui infliger uniquement une amende d’un montant plutôt faible (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour conclut qu’il n’est pas déraisonnable de considérer qu’une telle sanction est relativement modérée et ne produit pas un effet réellement dissuasif sur l’exercice de la liberté du requérant ni d’autres salariés, mais incite à réfléchir sur le caractère légitime de la démarche envisagée.

c) Conclusion

112.  Eu égard à la marge d’appréciation dont disposent les États contractants en la matière, la Cour conclut que les juridictions internes ont ménagé en l’espèce un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de préserver les droits de l’employeur du requérant, et, d’autre part, la nécessité de préserver la liberté d’expression de ce dernier.

113.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Gawlik c. Liechtenstein du 16 février 2021 requête no 23922/19

Article 10 : Le licenciement d’un médecin pour avoir porté des accusations d’euthanasie était justifié

L’affaire concerne un médecin qui avait fait naître des soupçons quant à l’existence de cas d’euthanasie dans l’hôpital où il exerçait. Ce faisant, il s’était écarté du mécanisme de plainte existant au sein de l’hôpital et avait déposé une plainte pénale. L’affaire fut très médiatisée. La Cour juge en particulier que, même si le requérant n’a pas été animé par des motivations douteuses, il a fait preuve de négligence en ne vérifiant pas les informations. Son licenciement était donc justifié compte tenu des conséquences sur la réputation de l’hôpital et d’un autre membre du personnel. La Cour conclut que l’ingérence dans les droits du requérant a été proportionnée.

FAITS

Le requérant, Lothar Gawlik, est un ressortissant allemand, né en 1967 et résidant à Kassel (Allemagne). Spécialiste en médecine générale et interne, le requérant était, depuis le 1 er juin 2013, médecin-chef adjoint du département de médecine interne de l’hôpital national du Liechtenstein. Il eut connaissance d’informations selon lesquelles quatre patients y seraient décédés suite à l’administration de morphine par un Dr. H. Il conclut qu’il s’agissait d’euthanasie. Le 11 septembre 2014, le requérant saisit le parquet d’une plainte (il ne passa pas par le mécanisme de plainte de l’hôpital en premier lieu). La police prit un certain nombre de mesures d’enquête. Cela fit l’objet d’une importante attention médiatique. Un rapport interne fut établi, avalisant le traitement donné par H., approuvé ultérieurement par un rapport externe. Le 26 septembre 2014, le requérant fut suspendu. Le 17 octobre 2014, il fut licencié sans préavis, au motif qu’il n’était pas passé par le mécanisme de plainte interne de l’hôpital. En 2014, une enquête pénale fut ouverte au sujet de H. Elle fut par la suite abandonnée. En 2016, les poursuites pénales diligentées contre le requérant furent également abandonnées. Le requérant intenta une action en justice contre l’hôpital, réclamant 600 000 francs suisses (CHF) à titre de dommages et intérêts. Il fut débouté en 2017, le tribunal estimant que l’on ne saurait attendre de l’hôpital qu’il emploie le requérant en toute bonne foi. Ce jugement fut infirmé en appel et 125 000 CHF furent accordés au requérant. Cependant, en 2018, la Cour suprême annula la décision rendue en appel.

Le requérant introduisit un recours constitutionnel, invoquant notamment l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour constitutionnelle jugea que le droit à la liberté d’expression trouvait à s’appliquer dans les relations entre le requérant et l’hôpital national du Liechtenstein. Tout en admettant que le requérant se considérait comme étant un lanceur d’alerte, la Cour constitutionnelle estima qu’il n’avait pas vérifié ses soupçons avant de les rendre publics. Elle débouta le requérant.

CEDH

La Cour rappelle qu’une ingérence dans la liberté d’expression doit notamment être « nécessaire dans une société démocratique » et proportionnée au but légitime poursuivi. La Cour partage l’avis des juridictions nationales quant au fait que le requérant aurait dû, compte tenu de la gravité des allégations, mieux vérifier les informations, à l’aune des dossiers médicaux. La Cour ne se prononce pas sur la question de savoir si le requérant était tenu de faire part de ses soupçons en interne en premier lieu, mais elle dit que les informations qu’il a divulguées présentaient un intérêt public considérable. La Cour tient compte de la sévérité du licenciement du requérant, estimant qu’elle a dû avoir un effet dissuasif. La Cour observe que le requérant n’a pas été animé par des motivations douteuses. Néanmoins, le licenciement du requérant était justifié, compte tenu surtout des conséquences sur la réputation de l’hôpital et sur celle d’un autre membre du personnel. La Cour conclut que l’ingérence dans les droits du requérant était proportionnée. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Tête c. France du 26 mars 2020 requête n° 59636/16

Violation de l'article 10 : La condamnation à 3 000 euros, pour dénonciation calomnieuse de l’auteur d’une lettre ouverte, adressée à l’Autorité des Marchés Financiers, était disproportionnée.

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation d’un élu local pour dénonciation calomnieuse d’un tiers dans une lettre ouverte à l’autorité compétente pour poursuivre • Loi suffisamment prévisible quant aux pouvoirs du destinataire malgré sa première interprétation par les juges • Défaut des tribunaux nationaux de mise en balance des intérêts concurrents en jeu • Absence de suite donnée par l’autorité saisie minimisant l’impact sur la réputation du tiers visé • Lettre sur un sujet d’intérêt général objet d’une forte controverse • Action politique et militante du rédacteur • Importance de la forme: propos entourés de précautions de style • Sanction pénale

Dans cette affaire, M. Tête, se plaignait d’avoir été condamné pour dénonciation calomnieuse en raison d’une lettre ouverte qu’il avait adressée au président de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et dans laquelle il reprochait à la société Olympique Lyonnais Groupe (OL Groupe) et à son PDG d’avoir fourni des informations fausses et trompeuses dans le cadre de la procédure d’entrée en bourse de la société. Cette entrée en bourse visait à permettre la réalisation du projet de construction d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’ « OL Land ». La Cour note en particulier que les juridictions internes n’ont pas dûment examiné la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Tête. Elle relève également que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre et qu’aucune procédure n’a été initiée contre le PDG d’OL Groupe. Elle constate aussi que M. Tête s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante. Elle relève aussi la nature pénale des sanctions infligées. Par conséquent, la Cour juge que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté d’expression de M. Tête n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi (à savoir, la protection de la réputation ou des droits d’autrui, ceux du PDG d’OL Groupe) et que la motivation des décisions des juridictions internes ne suffisait pas pour la justifier.

LES FAITS

Le requérant, Etienne Tête, est un ressortissant français né en 1956 et résidant à Lyon (France). Il est avocat et conseiller municipal à Lyon. Dans le cadre de son entrée en bourse, l’OL Groupe prépara « un document de base », conformément à la loi n o 2006-1770. Ce document fut enregistré en janvier 2007. Cette entrée en bourse visait à permettre la réalisation du projet de construction d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise, l’ « OL Land ». Opposant au projet, M. Tête était l’avocat d’autres opposants et de personnes expropriées dans le cadre de la réalisation de ce projet. En janvier 2010, M. Tête adressa une lettre ouverte au président de l’AMF dans laquelle il attirait l’attention de ce dernier sur les circonstances d’entrée en bourse de l’OL Groupe, en particulier sur la qualité des informations relatives au projet OL Land figurant dans le document de base. Selon le Gouvernement, M. Tête a rendu cette lettre publique à l’occasion d’une conférence de presse.

En février 2010, le président de l’AMF répondit à M. Tête que le traitement des éléments qu’il avait portés à sa connaissance relevait bien des missions de cette dernière, précisant toutefois qu’il ne pouvait donner de plus amples informations étant donné que l’AMF était astreinte à des règles strictes de secret professionnel. L’AMF ne donna pas de suite administrative ou judiciaire à cette lettre. En avril 2010, l’OL Groupe et son PDG déposèrent plainte du chef de dénonciation calomnieuse à l’encontre de M. Tête. En première instance, ce dernier fut condamné au paiement d’une amende de 3 000 euros (EUR) ainsi qu’au paiement de 5 000 EUR au titre des frais exposés par les parties civiles. La cour d’appel confirma ce jugement en y ajoutant 5 000 EUR au titre des frais exposés par les parties civiles devant elle. En avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de M. Tête.

Article 10

La Cour rappelle que dénoncer un comportement prétendument illicite devant une autorité est susceptible de relever de la liberté d’expression. Ensuite, la Cour considère que la condamnation de M. Tête pour dénonciation calomnieuse à raison de la lettre ouverte qu’il a adressée au président de l’AMF constitue une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression, dès lors que cette condamnation repose sur la substance des propos contenus dans cette lettre. Elle relève aussi que l’ingérence était prévue par la loi (article 226-10 du code pénal) et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui (en l’occurrence, ceux du PDG d’OL Groupe). Concernant la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la Cour relève ce qui suit. La cour d’appel de Paris s’est limitée à rechercher si les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans prendre en compte dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression, invoqué expressément par M. Tête. Ensuite, la Cour de cassation a estimé que les juges du fond n’avaient pas à répondre à ce moyen. Les juridictions internes n’ont pas procédé à la mise en balance du droit à la liberté d’expression de M. Tête et du droit au respect de la vie privée du PDG d’OL Groupe (dont la réputation était en cause) et elles n’ont donc pas dûment examiné la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Tête.

La Cour relève aussi que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre. Aucune procédure n’a été initiée contre le PDG d’OL Groupe et le dossier n’a pas non plus été transmis au parquet. Cela relativise les effets que les propos figurant dans cette lettre ont pu avoir sur la réputation du PDG d’OL Groupe. Il n’y a d’ailleurs pas d’élément dans le dossier donnant à penser que la réputation de ce dernier aurait été durablement affectée. Elle constate également que la lettre litigieuse s’inscrit dans un contexte dans lequel l’article 10 de la Convention exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression, dès lors que M. Tête s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante. En effet, il était question d’une grande infrastructure dont la réalisation était de nature à générer d’importantes dépenses publiques et avoir de fortes conséquences sur l’environnement. Il s’agissait d’un débat largement ouvert sur le plan local et le projet OL Land faisait l’objet d’une forte controverse. D’ailleurs, le grand nombre de recours administratifs exercés contre celui-ci le confirme. Par ailleurs, la lettre ouverte s’inscrivait dans le cadre de l’action politique et militante de M. Tête. En outre, dans la lettre ouverte litigieuse, M. Tête a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative. Or, la circonstance que les propos reprochés à un individu étaient entourés de précautions de style est un facteur à prendre en compte dans le cadre du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression. La Cour rappelle aussi que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’on évalue la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, M. Tête a été condamné à une amende de 3 000 EUR. Or, le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression. À cela s’ajoute la somme de 10 000 EUR pour les frais exposés par les parties civiles devant les juridictions de fond. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté d’expression de M. Tête était proportionnée au but légitime poursuivi et que la motivation des décisions des juridictions internes suffisait pour la justifier. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

  1. Appréciation de la Cour

49.  La Cour rappelle tout d’abord que dénoncer un comportement prétendument illicite devant une autorité est susceptible de relever de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Kwiecień c. Pologne, no 51744/99, §§ 41 et 49-50, 9 janvier 2007, et Diouldine et Kislov c. Russie, no 25968/02, §§ 35 et 40-41, 31 juillet 2007, ainsi que, mutatis mutandis, Heinisch, précité, §§ 43-45). Elle considère ensuite que la condamnation du requérant pour dénonciation calomnieuse à raison de la lettre ouverte qu’il a adressée au président de l’AMF constitue une ingérence dans l’exercice de cette liberté dès lors que cette condamnation repose sur la substance des propos contenus dans cette lettre. Le Gouvernement ne le conteste du reste pas.

50.  Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », dirigée vers un but légitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre.

(a)   « Prévue par la loi »

51.  La Cour constate que le requérant a été condamné sur le fondement de l’article 226-10 du code pénal, qui incrimine la dénonciation dirigée contre une personne déterminée d’un fait qui est de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact, lorsqu’elle est adressée notamment à « une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou de saisir l’autorité compétente ».

52.  Elle n’est pas convaincue par la thèse du requérant selon laquelle il ne pouvait prévoir que le président de l’AMF était susceptible de constituer une telle autorité. Elle relève en effet que la Cour de cassation a clairement établi que tel était le cas, « dès lors que le président de [l’AMF] était susceptible de donner une suite à une dénonciation en la communiquant au secrétaire général de [l’AMF] » (paragraphe 24 ci-dessus). Sur ce dernier point, elle constate qu’il revient au secrétaire général de l’AMF de décider de l’ouverture d’une enquête et de saisir ensuite le collège de l’AMF, qui est l’autorité de poursuite de cette institution, et qui peut notamment décider d’ouvrir une procédure de sanction contre le mis en cause ou de transmettre le dossier au parquet (paragraphe 28 ci-dessus). Il semble certes que la Cour de cassation s’est prononcée ainsi pour la première fois dans la cause du requérant. Cela ne suffit toutefois pas pour considérer que la loi manquait de prévisibilité. La Cour a en effet précisé que cette exigence n’exclut pas que la loi soit en partie laissée à l’interprétation des juges (voir par exemple, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], n37553/05, §§ 108-110 et 114, CEDH 2015), et un individu ne saurait soutenir qu’une disposition légale manque de prévisibilité du seul fait qu’elle est appliquée pour la première fois en sa cause (voir Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 150, 27 juin 2017). Ce qui importe c’est que le requérant pouvait prévoir « à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause » (Kudrevičius et autres, précité, § 114) que le président de l’AMF était une « autorité ayant le pouvoir (...) de saisir l’autorité compétente » au sens de l’article 226-10 du code pénal et qu’il risquait donc d’être poursuivi sur le fondement de cette disposition en lui adressant la lettre litigieuse. La Cour ne doute pas que tel était le cas, pour les raisons indiquées précédemment et eu égard au fait que le requérant est avocat.

53.  L’ingérence était donc prévue par la loi, au sens de l’article 10 de la Convention.

(b)   But légitime

54.  La Cour admet que, comme le soutient le Gouvernement, l’ingérence poursuivait l’un des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 10 : la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de J.-M. A. Elle observe à cet égard que la lettre ouverte litigieuse invitait à se demander si ce dernier n’avait pas sciemment sous-estimé dans le document de base les difficultés de réalisation du stade pour favoriser l’entrée en bourse de l’OL Groupe. Elle constate de plus que cette lettre rappelait dans ce contexte que le fait de répandre des informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé ou sur les perspectives d’évolution d’un instrument financier admis sur un marché réglementé, de nature à agir sur les cours, était constitutif du délit prévu par l’article L. 465-2 du code monétaire et financier (lequel était retranscrit dans la lettre ouverte ; paragraphe 11 ci-dessus). Or suggérer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas été condamné est de nature à affecter sa réputation (voir, par exemple, mutatis mutandis, White c. Suède, n42435/02, § 25, 19 septembre 2006), laquelle relève par ailleurs du droit au respect de la vie privée (ibidem, § 26 ; voir aussi, par exemple, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012).

(c)   « Nécessaire dans une société démocratique »

(i)  Principes généraux

55.  Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention ont notamment été rappelés dans les arrêts Perinçek c. Suisse [GC] (n27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)) et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC] (no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) :

i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.

iii. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

56.  Dans les cas où la finalité de la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8 de la Convention (étant entendu que l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée pour que l’article 8 entre en ligne de compte ; voir Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, §§ 76-77 et 79), la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8. Les principes généraux régissant cette mise en balance sont les suivants (voir, par exemple, les arrêts Perinçek et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précités, §§ 198 et 77 respectivement) :

i.  Dans les affaires de cette nature, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour, sous l’angle de l’article 8, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur, ces droits méritant en principe un égal respect.

ii.  Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des Hautes Parties contractantes, que les obligations à leur charge soient positives ou négatives. Il existe plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause.

iii.  De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les Hautes Parties contractantes disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.

iv.  Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées.

v.  Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis au leur.

(ii)  Application de ces principes au cas d’espèce

57.  La Cour constate d’emblée que la cour d’appel de Paris s’est limitée à rechercher si les éléments constitutifs du délit de dénonciation calomnieuse étaient réunis, sans prendre en compte dans son raisonnement le droit à la liberté d’expression du requérant, dont ce dernier avait pourtant expressément fait un moyen (paragraphe 19 ci-dessus). Elle n’a donc pas procédé au contrôle de proportionnalité qu’appelle l’article 10 de la Convention.

58.  La Cour de cassation a ensuite retenu que les juges du fond n’avaient pas à répondre à ce moyen, au motif que « des faits de dénonciation calomnieuse ne sauraient être justifiés par le droit d’informer le public défini par l’article 10 § 1 de la Convention (...), lequel, dans son second paragraphe, prévoit que l’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilités et qu’il peut être soumis par la loi à des restrictions ou des sanctions nécessaires à la protection de la réputation des droits d’autrui » (paragraphe 23 ci-dessus).

59.  En d’autres termes, la Cour de cassation a jugé qu’il y a nécessairement manquement aux devoirs et responsabilités inhérents à l’exercice de la liberté d’expression dès lors qu’il a été jugé que des propos relèvent de la dénonciation calomnieuse, au sens de l’article 226-10 du code pénal. Or la Cour estime que la question d’un tel manquement doit en principe être appréciée au regard des circonstances de chaque cause, dans le cadre du contrôle de proportionnalité susmentionné. Les juridictions saisies d’un moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention à l’occasion de poursuites pour dénonciation calomnieuse ne peuvent donc se trouver dispensées d’y répondre.

60.  Il apparaît ainsi que les juridictions internes n’ont pas procédé à la mise en balance du droit à la liberté d’expression du requérant et du droit au respect de la vie privée de J.-M. A. (lequel était en jeu dès lors que la réputation de J.-M. A. était en cause ; paragraphe 54 ci-dessus) conformément aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 56 ci-dessus). Elles n’ont donc pas dûment examiné la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant.

61.  Ceci étant souligné, la Cour ne perd pas de vue que la lettre ouverte litigieuse suggérait que J.-M. A. avait commis un délit. Or suggérer qu’un individu a commis une infraction pour laquelle il n’a pas été condamné et, de surcroît, en invoquant des faits jugés inexacts, est de nature à significativement affecter sa réputation. Il en va d’autant plus ainsi en l’espèce que la lettre ouverte, qui avait été publiée, rappelait les termes de l’incrimination en retranscrivant l’article L. 465-2 du code monétaire et financier et qu’au vu des peines encourues (paragraphe 26 ci-dessus), il s’agissait d’un délit grave (comparer avec White, précité, §§ 5 et 25).

62.  La Cour constate cependant que l’AMF n’a pas donné suite à la lettre que lui a adressée le requérant (paragraphe 14 ci-dessus). Aucune procédure n’a été initiée contre J.-M. A. par le collège de l’AMF, qui n’a pas non plus transmis le dossier au parquet. Cela relativise les effets que les propos figurant dans cette lettre ont pu avoir sur la réputation de J.-M. A. Il n’y a par ailleurs dans le dossier aucun élément donnant à penser que sa réputation aurait été durablement affectée.

63.  Il faut ensuite souligner que la lettre litigieuse s’inscrit dans un contexte dans lequel l’article 10 de la Convention exige à double titre un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression dès lors que le requérant s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante (voir, par exemple, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006 XIII, et Haguenauer c. France, no 34050/05, § 49, 22 avril 2010).

64.  En effet, d’une part, le requérant s’exprimait sur un sujet d’intérêt général, puisqu’il était question d’une grande infrastructure dont la réalisation était de nature à générer d’importantes dépenses publiques et avoir de fortes conséquences sur l’environnement, et dans le cadre d’un débat largement ouvert sur la plan local. Sur ce dernier point, il ressort du dossier – et le Gouvernement ne le conteste pas – que, pour ces raisons et du fait des modalités de sa réalisation, le projet OL Land faisait l’objet d’une forte controverse. Le grand nombre de recours administratifs exercés contre celui-ci – cinquante-six, selon les parties civiles dans le cadre de la procédure devant la cour d’appel de Paris (paragraphe 20 ci-dessus) – le confirme.

65.  D’autre part, même s’il ne se présentait pas dans la lettre ouverte comme étant un élu ou un militant, le requérant était conseiller régional lorsqu’il l’a rédigée et envoyée, et il avait notamment été conseiller communautaire au moment où l’OL Groupe avait décidé d’entrer en bourse. La cour d’appel de Paris a d’ailleurs, dans le cadre de l’examen de l’élément intentionnel de l’infraction, pris en compte le fait qu’il était un élu local investi des problèmes liés à la réalisation du stade, qu’il était l’un des opposants au projet, qu’il avait soutenu les nombreux recours exercés contre celui-ci et qu’il agissait dans un but politique (paragraphe 20 ci-dessus). La lettre ouverte s’inscrivait ainsi dans le cadre de l’action politique et militante du requérant, ce que les juridictions internes savaient.

66.  La Cour relève aussi que, dans la lettre litigieuse, le requérant a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative. Elle note en particulier les phrases suivantes : « il y a lieu de s’interroger si le responsable du document de base, ([J.-M. A.], président directeur général de l’OL Groupe) n’a pas sciemment sous-estimé les difficultés de réalisation pour favoriser l’entrée en bourse et si, aujourd’hui, OL Groupe a encore les moyens de l’exécution du projet » ; « la question légitime qui se pose est de savoir si la société OL Groupe a encore les capacités de financer le projet » ; « des poursuites pourront-elles être envisagées ? ». Cela vaut aussi pour la phrase conclusive, dans laquelle le requérant lie l’assertion qu’« il y a lieu d’engager les procédures de mise en cause de la responsabilité de M. [J.-M. A.] » à la question ouverte de la valeur impérative ou non du document de base.

67.  Or la circonstance que les propos reprochés à un individu étaient entourés de précautions de style est un facteur à prendre en compte dans le cadre du contrôle de la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1998 VI).

68.  La nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’on évalue la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, le requérant a été condamné à une amende de 3 000 EUR. Or à supposer qu’il faille retenir comme le suggère le Gouvernement que ce montant est modéré, il s’agit néanmoins d’une sanction pénale qui peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression, lequel doit être pris en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. Le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, par exemple, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017). Il faut de plus relever qu’à l’amende de 3 000 EUR s’ajoute la condamnation du requérant au paiement de 10 000 EUR au titre des frais exposés par les parties civiles (article 475-1 du code de procédure pénale) devant le tribunal de grande instance et la cour d’appel de Paris.

69.  La Cour n’est donc pas convaincue que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la liberté d’expression du requérant était proportionnée au but légitime poursuivi et que la motivation des décisions des juridictions internes suffisait pour la justifier.

70.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Uzan c. Turquie du 20 mars 2018 requête n° 30569/09

Article 10 : Un homme d'affaires qui se voit poursuivi par le premier ministre, critique le gouvernement, dans un discours officiel. Il est finalement condamné à huit mois de prison et une amende. Cette condamnation pénale n'est pas proportionnée aux déclarations du requérant. La liberté d'expression a bien été atteinte.

A. Principes généraux

38. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ont été résumés récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) et Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, 20 octobre 2015 ; voir plus récemment, Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, §§ 75-79, CEDH 2017; voir aussi, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131-139, CEDH 2015, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).

39. S’agissant de la nature des propos susceptibles de porter atteinte à la réputation d’une personne, la Cour distingue traditionnellement entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, l’exactitude des seconds n’a pas à être démontrée. Lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence d’une base factuelle suffisante car, faute d’une telle base, un jugement de valeur peut lui aussi se révéler excessif (voir, par exemple, Morice, précité, § 126). Dans les cas où la finalité de la protection de la « réputation ou des droits d’autrui » fait entrer en jeu l’article 8, la Cour peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 77).

40. L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politiques – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance (Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006) – ou des questions d’intérêt général (voir, entre autres, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV).

La Cour rappelle que les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV).

B. Application des principes au cas d’espèce

41. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a tout d’abord été condamné à une peine d’emprisonnement et à une amende pour injure publique au Premier ministre sur le fondement de l’article 482 du CP en raison des propos tenus lors d’un discours public à Bursa. Puis, le tribunal correctionnel a décidé de surseoir à prononcer le jugement à condition que le requérant se soumît à un contrôle judiciaire pour une durée de cinq ans, dont un an sous la supervision d’un conseiller chargé d’assurer, d’une part, que l’intéressé participât, pendant trois mois, à un programme de maîtrise de soi et, d’autre part, qu’il lût cinq ouvrages de développement personnel. Néanmoins, à la suite du non-respect par l’intéressé des obligations contenues dans le jugement du 8 septembre 2008, ledit sursis a été levé et le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement et à une amende. Le tribunal correctionnel a cependant accordé au requérant un allègement partiel des peines en question, pour tenir compte de l’exécution par l’intéressé d’une partie des obligations mises à sa charge dans le cadre du contrôle judiciaire. Les mesures prises contre le requérant sont sans conteste constitutives d’une ingérence dans les droits garantis par l’article 10 de la Convention (Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012). La Cour relève également qu’il n’est pas contesté que l’ingérence en cause était prévue par la loi, à savoir par l’article 482 du CP, et qu’elle visait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Toutefois, les parties ne s’accordent pas sur le point de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

42. La Cour observe que le tribunal correctionnel a considéré que la responsabilité pénale du requérant avait été engagée en raison des termes « fourbe », « pillard », « insolent », « espèce d’impie » prononcés par l’intéressé à maintes reprises. À cet égard, cette juridiction a estimé que l’intéressé avait insulté le Premier ministre, qu’il avait attaqué son honneur et sa réputation et qu’il avait ainsi outrepassé les limites de la critique admissible (paragraphes 18 et 23 ci-dessus).

43. Devant la Cour, le requérant insiste sur son rôle de leader d’un parti d’opposition et indique que les critiques formulées lors du discours litigieux avaient une base factuelle, à savoir la saisie de deux sociétés lui appartenant. Il ajoute que le plaignant était un homme politique lui-même habitué à attaquer ses adversaires, et qu’il devait dès lors s’attendre à subir des critiques plus vives qu’un autre.

Le Gouvernement rétorque que la protection de la liberté d’expression ne doit pas empêcher les tribunaux internes de prendre, dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation, les décisions nécessaires pour éviter que le débat politique ne dégénère en insultes personnelles.

44. La Cour observe que certains des termes employés lors de ce discours n’en restent pas moins sujets à critique (« fourbe », « pillard », « insolent », « espèce d’impie »), même si le requérant a tenté d’atténuer la gravité de ces propos en fournissant aux juridictions nationales des explications au sujet des termes en question (paragraphe 15 ci-dessus). Elle note aussi que, selon tribunal correctionnel, ces termes – prononcés en public – étaient de nature à nuire à la réputation du plaignant (paragraphe 18 ci-dessus). Néanmoins, elle estime que les déclarations du requérant, examinées dans son ensemble – l’intéressé étant le leader d’un parti d’opposition et l’actionnaire majoritaire de deux sociétés visées par des mesures gouvernementales –, peuvent être considérées comme ayant été prononcées dans le cadre d’un discours politique sur des questions relatives à l’action du gouvernement. Aux yeux de la Cour, malgré la connotation négative et hostile, un tel échange entre politiciens ne saurait être considéré comme manquant de mesure dans ce contexte (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 40, CEDH 2001‑II, Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/02, § 44, 18 avril 2006, et Athanasios Makris c. Grèce, no 55135/10, § 36, 9 mars 2017).

45. La Cour observe cependant que les juges internes, saisis du délit d’injure publique au Premier ministre, n’ont fait aucune distinction entre « faits » et « jugements de valeur » mais ont uniquement recherché si ces propos étaient injurieux ou non, au sens de l’article 482 du CP et si les termes employés par le requérant étaient susceptibles de porter atteinte à la personnalité et la réputation du plaignant. Ils n’étaient pas amenés à se prononcer ni sur le contexte dans lequel s’inscrivent les propos litigieux, ni sur le fondement de la critique formulée par le requérant contre le Premier ministre (comparer avec Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 45, 31 mai 2016).

46. La Cour rappelle à cet égard que, si l’usage d’un langage insultant peut faire sortir des propos du champ de la protection offert par l’article 10 de la Convention lorsqu’il s’apparente à un dénigrement gratuit, le caractère grossier d’une expression n’est pas en soi décisif quand il dessert des buts purement stylistiques (Nadtoka, précité, § 46). Selon la Cour, le style d’une communication fait partie de celle-ci ; il relève de la forme de l’expression et est protégé en tant que tel par cette disposition au même titre que le contenu de l’expression (Tuşalp, précité, § 48). En outre, en sa qualité de Premier ministre, le plaignant était inévitablement exposé à un contrôle attentif de ses faits et gestes ainsi qu’à la critique ; il se devait de faire preuve d’une tolérance particulière à cet égard, y compris quant à la forme de cette critique et ce, plus particulièrement dans la mesure où, en l’occurrence, ces propos étaient tenus dans le cadre d’un discours politique (voir, mutatis mutandis, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 34, 25 janvier 2007). Assurément, l’homme politique a droit à voir protéger sa réputation, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV).

47. Par ailleurs, il importe de ne pas perdre de vue ces circonstances en appréciant, sous l’angle de la Convention, la proportionnalité de la peine infligée au requérant. À cet égard, l’appréciation de la proportionnalité d’une ingérence dans les droits protégés par l’article 10 dépendra dans bien des cas sur la question de savoir si les autorités auraient pu faire usage d’un autre moyen qu’une sanction pénale, telles que des mesures civiles (voir, mutatis mutandis, Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006, voir aussi mutatis mutandis, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 51, Recueil 1998-VII, et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 115, CEDH 2004-XI). La Cour rappelle également que, même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation assortie d’une dispense de peine sur le plan pénal et d’une simple obligation de payer un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Athanasios Makris, précité, § 38). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre, précité, § 114), risque que le caractère relativement modéré des amendes infligées ne saurait suffire à faire disparaître (Morice, précité, § 176).

48. En l’espèce, la Cour accorde un poids considérable au fait que, même si lors de la première phase de la procédure, le tribunal correctionnel avait décidé de surseoir à prononcer le jugement de condamnation à condition que le requérant se soumît à un contrôle judiciaire pour une durée de cinq ans, en respectant les obligations mises à sa charge, il s’agissait quand même d’une sanction ayant manifestement un caractère pénal. De toute manière, le sursis dont était assorti le jugement n’aurait joué que si, dans les cinq ans à compter de l’octroi du sursis, M. Uzan ne commettait aucun autre délit intentionnel; dans le cas contraire, l’intéressé risquait, pour le moins, d’être jugé et de se voir infliger une peine d’emprisonnement et une amende (Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000‑VI). Il importe à cet égard de noter que le sursis en question a été levé et le requérant a finalement été condamné à une peine d’emprisonnement et à une amende.

49. Compte tenu des circonstances de l’espèce et notamment de l’absence d’examen de la proportionnalité de la sanction, qui revêtait un caractère pénal, la Cour estime qu’il n’a pas été démontré que la mesure litigeuse était proportionnée au but visé et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique à la protection de la réputation ou des droits d’autrui au sens de l’article 10 de la Convention.

50. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

CATALAN c. ROUMANIE du 9 janvier 2018 requête n° 13003/04

Article 10 et liberté d'expression d'un fonctionnaire : un tabou roumain, la participation de l'église orthodoxe roumaine à la police politique, la Securitate, sous le régime communiste.

Le requérant fonctionnaire d'une institution d'Etat, chargée de gérer les archives de la Securitate dévoile dans un article de presse signé par son frère, que le patriarche de l'église orthodoxe roumaine était un collaborateur de la Securitate qui avait obtenu sa docilité grâce au fait que la police politique avait des preuves sur ses relations homosexuelles.

Le requérant perd son emploi de fonctionnaire et saisit la CEDH après l'épuisement de voies de recours interne. La CEDH dit qu'il n'y a pas de violation de l'article 10 car il se devait à une obligation de discrétion. Seule l'Organisme d'État pouvait publier ces informations après vérifications pour protéger les droits d'autrui. La CEDH a oublié de protéger un lanceur d'alerte. Un appel devant la Grande Chambre semble nécessaire.

LA CEDH

44. La Cour constate que les parties s’accordent à dire que la révocation du requérant de la fonction publique a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, tel qu’il est garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

45. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et nécessaire, dans une société démocratique pour les atteindre (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 67, CEDH 2004-XI, et Ricci c. Italie, no 30210/06, § 43, 8 octobre 2013).

a) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

46. La Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne saurait parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. D’autre part, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323). Elle rappelle aussi qu’une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence qu’implique la notion « prévue par la loi » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation (Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 48 in fine, CEDH 2011 (extraits)).

47. En l’espèce, la Cour note que les parties sont en désaccord quant à la question de savoir si la révocation du requérant reposait sur une base légale conforme aux exigences de la Convention. Elle note toutefois que la décision de révocation reposait notamment sur l’article 45 g) du règlement interne du CNSAS, disposition destinée à préserver les liens de loyauté et de confiance qui doivent régir les relations entre cette institution et ses agents (paragraphes 15, 17 et 30 ci-dessus). Elle note également que l’article 41 de la loi no 188/1999 prévoit l’obligation pour les fonctionnaires publics de faire preuve dans l’accomplissement de leurs tâches de professionnalisme, de loyauté, de probité et de sens des responsabilités, et qu’il leur impose de s’abstenir de commettre tout acte de nature à porter préjudice à leur employeur (paragraphe 32 ci-dessus).

48. Elle estime en l’espèce que, eu égard au contexte interne et au moment de la publication de l’article litigieux, le requérant pouvait raisonnablement s’attendre à ce que ses propos sur la collaboration alléguée de T. avec la Securitate aient un impact négatif sur l’image de son employeur et dès lors qu’ils tombent sous le coup de l’article 45 g) du règlement interne du CNSAS.

49. Par conséquent, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était « prévue par la loi ».

b) Sur la légitimité des buts poursuivis

50. La Cour prend ensuite note des thèses divergentes des parties quant à la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime. Le requérant estime que l’ingérence subie par lui ne poursuivait pas de but légitime (paragraphe 38 ci-dessus), alors que le Gouvernement indique que l’ingérence répondait aux buts légitimes de protéger les droits d’autrui et d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles (paragraphe 42 ci-dessus).

51. La Cour rappelle avoir précisé dans l’affaire Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, §§ 58-61, CEDH 2007-V, concernant la condamnation du requérant, journaliste de profession, pour avoir publié des « débats officiels secrets » relatifs aux négociations menées à propos de l’indemnisation due aux victimes de l’Holocauste pour les avoirs en déshérence sur des comptes bancaires suisses) quelle était l’interprétation qu’il convenait de donner au libellé de l’article 10 § 2 de la Convention quant aux mesures nécessaires « pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ». Ainsi, elle a noté que le texte anglais se référait aux mesures nécessaires « for preventing the disclosure of information received in confidence », et, à la lumière de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, et compte tenu de l’absence d’indication contraire dans les travaux préparatoires, elle a énoncé ce qui suit (ibidem, § 61) :

« (...) il y a lieu d’adopter une interprétation de la phrase « empêcher la divulgation d’informations confidentielles » englobant les informations confidentielles divulguées aussi bien par une personne soumise à un devoir de confidentialité que par une tierce personne, et notamment, comme en l’espèce, par un journaliste. »

52. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant avait obtenu les informations divulguées dans l’article litigieux, visant spécialement la collaboration du patriarche de l’Église orthodoxe roumaine alors en fonction avec l’ancienne police politique, avant son recrutement comme fonctionnaire public au CNSAS. Elle note toutefois que, en vertu de la loi no 187/1999, il incombait au CNSAS de se prononcer sur la qualité de collaborateur de la Securitate relativement à plusieurs catégories de personnes exerçant des fonctions publiques, dont les dirigeants des cultes religieux reconnus par la loi. Selon la loi no 187/1999, le CNSAS se prononçait sur la qualité de collaborateur d’une personne sur la base des informations contenues dans les dossiers établis par la Securitate pendant le régime communiste (paragraphe 29 ci-dessus).

53. Dès lors, la Cour estime que le Gouvernement a pu invoquer à juste titre le but légitime de la prévention de « la divulgation d’informations confidentielles » (voir, mutatis mutandis, Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 38, 25 avril 2006, au sujet d’un requérant, journaliste de profession, condamné pour « instigation à la violation du secret de fonction » par une assistante administrative du parquet, laquelle avait fourni au dit requérant des informations concernant les condamnations antérieures de tierces personnes).

54. De surcroît, la Cour relève que les membres de la fonction publique sont soumis, en vertu de leur statut, à une obligation de loyauté. La cour d’appel de Bucarest a d’ailleurs jugé que le requérant n’avait pas respecté son obligation de réserve découlant du statut de fonctionnaire public et qu’il aurait dû faire preuve de retenue en s’exprimant publiquement (paragraphe 22 ci-dessus). Il pouvait donc être légitime pour les autorités internes de sanctionner les comportements susceptibles à leurs yeux de porter atteinte à l’autorité des institutions publiques. Aussi, en l’espèce, la Cour est-elle d’avis que l’ingérence peut être considérée comme ayant également poursuivi un autre but légitime prévu par l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection des droits d’autrui – en l’occurrence le CNSAS.

55. La Cour conclut qu’en l’espèce l’ingérence poursuivait les buts légitimes d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger les droits d’autrui.

c) Sur la nécessité de la mesure litigieuse « dans une société démocratique »

i. Principes généraux

56. La Cour rappelle que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt, précité, § 53, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999-VII, et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (Vogt, précité, § 53, Ahmed et autres c. Royaume‑Uni, 2 septembre 1998, § 55, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, et De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 37, 14 mars 2002). Cette obligation peut être plus accentuée pour les fonctionnaires et les employés de la fonction publique que pour les salariés travaillant sous le régime du droit privé. La nature et l’étendue de ce devoir de loyauté dans telle ou telle affaire ont des incidences sur la mise en balance des droits des employés avec les intérêts concurrents de leur employeur (Heinisch, précité, § 64).

57. Il revient à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2 de la Convention. Reste que, dès l’instant où le droit à la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 précité revêtent un sens spécial qui justifie qu’on laisse aux autorités de l’État défendeur une certaine marge d’appréciation dans la détermination de la proportionnalité de l’ingérence en cause aux buts énoncés (Vogt, précité, § 53, et Ahmed et autres, précité, § 61).

58. Il convient de garder à l’esprit que, même si la relation de travail n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 76, CEDH 2011).

ii. Application de ces principes en l’espèce

59. La tâche de la Cour, dans l’application de ces principes en l’espèce, consiste donc à déterminer si les motifs de la révocation, confirmés par les juridictions internes, étaient pertinents et suffisants et si la sanction infligée était proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

α) Sur lexistence de motifs pertinents et suffisants

60. La Cour note que la cour d’appel de Bucarest, dans son arrêt du 12 novembre 2001, a jugé que le requérant n’avait pas respecté son obligation de réserve découlant de son statut de fonctionnaire public et qu’il aurait dû faire preuve de retenue en s’exprimant publiquement (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour suprême de justice a confirmé ce raisonnement dans son arrêt définitif du 27 juin 2003 (paragraphe 25 cidessus). La Cour fondera son examen sur la base de ces éléments, tout en tenant compte de sa conclusion antérieure selon laquelle l’ingérence subie par le requérant en l’espèce répondait aux buts légitimes d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles et de protéger les droits d’autrui (paragraphe 55 ci-dessus).

- L’obligation de réserve des fonctionnaires et le risque de divulgation d’informations confidentielles

61. La Cour observe que sa jurisprudence pertinente en matière de publication d’informations confidentielles vise plutôt des journalistes (voir, en ce sens, Stoll, précité, §§ 108-111, et Dammann, précité, §§ 50-51 ; voir également, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999-I, relativement à la publication par les requérants, journalistes de profession, de documents de l’administration financière révélant le salaire du dirigeant d’une grande entreprise française). La Cour note que, dans ces affaires, l’obligation de préserver le caractère confidentiel des informations en question revenait à des tiers et non pas aux journalistes qui avaient publié celles-ci. Elle relève que le requérant en la présente espèce était fonctionnaire public et que, en cette qualité, il avait un statut différent de celui d’un journaliste, à qui il incombe une obligation de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 50, CEDH 2016, avec les références y citées). Elle rappelle que la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve, et que certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 56 et 58 ci‑dessus).

62. De surcroît, la Cour estime que la présente affaire soulève une question distincte de celles relatives à la dénonciation par des employés de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail, effectuée sous la forme d’une divulgation d’informations ou de documents dont ils auraient pris connaissance dans l’exercice de leur mission (voir, a contrario, Guja, précité, §§ 72-78 ; voir également Matúz c. Hongrie, no 73571/10, §§ 46-47, 21 octobre 2014, et Aurelian Oprea c. Roumanie, no 12138/08, §§ 61-64 et 69, 19 janvier 2016). À cet égard, elle relève que les propos tenus par le requérant dans l’article litigieux ne visaient nullement l’activité du CNSAS.

63. Il apparaît plutôt que le requérant a cherché à fournir au public des informations sur la collaboration des dirigeants des cultes religieux avec la Securitate, informations qu’il avait fournies en sa qualité d’historien (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour estime qu’il faut examiner la révocation du requérant dans ce contexte précis, et, pour déterminer si cette mesure était nécessaire en l’espèce, elle tiendra compte des circonstances spécifiques de l’affaire, dont notamment les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes et le comportement du requérant (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 112 ; pour d’autres situations impliquant l’exercice du droit à la liberté d’expression dans un contexte de droit du travail, voir également Palomo Sánchez et autres, précité, § 70, Rubins c. Lettonie, no 79040/12, § 82, 13 janvier 2015, et Langner c. Allemagne, no 14464/11, § 45, 17 septembre 2015).

64. Premièrement, la Cour note que, d’après le requérant, les informations publiées présentaient un grand intérêt pour l’opinion publique (paragraphe 39 ci-dessus), alors que, selon le Gouvernement, la démarche du requérant ne contribuait pas à un débat d’intérêt général (paragraphe 43 ci‑dessus).

65. La Cour observe par ailleurs que la décision de révocation litigieuse était motivée par la prise de position du requérant dans la presse sur le sujet de la collaboration des dirigeants de l’Église orthodoxe roumaine avec la Securitate, sujet sur lequel l’employeur du requérant s’était penché et n’avait pas encore communiqué de position officielle (paragraphes 15 et 17 ci‑dessus). Elle rappelle avoir déjà constaté, dans le contexte roumain, que l’adoption de la législation permettant de dévoiler les noms des anciens collaborateurs de la Securitate présentait un intérêt majeur pour la société roumaine entière et que la collaboration des hommes politiques avec la Securitate était une question sociale et morale très sensible (Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 43, 14 octobre 2008). Elle estime qu’il en va de même de la collaboration des dirigeants religieux avec la Securitate. Toutefois, en l’espèce, force est de constater que l’intérêt du requérant d’informer le public se trouvait confronté à un autre intérêt de nature publique, à savoir l’intérêt à ce que le rôle d’informer le public sur la question de la collaboration avec la Securitate soit rempli par le CNSAS (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, §§ 115-116). En effet, la loi no 187/1999 reconnaissait au CNSAS la compétence de se prononcer, après l’étude des dossiers de la Securitate, sur la question de la collaboration des personnes exerçant des fonctions publiques avec cette dernière (paragraphes 29 et 52 in fine ci-dessus).

66. Deuxièmement, la Cour note que le requérant a fait l’objet d’une procédure disciplinaire qui a abouti à sa révocation et qu’il a pu ensuite saisir les juridictions internes d’un litige du droit du travail et présenter dans ce cadre les arguments qu’il jugeait utiles et pertinents. S’agissant de la procédure disciplinaire menée par son employeur, la Cour observe qu’elle a été contradictoire et que le requérant a été informé de la nature de la procédure menée à son encontre et a pu présenter des arguments pour sa défense (paragraphe 15 ci-dessus). Si la décision de révocation a été adoptée le 23 mars 2001 en l’absence du requérant (paragraphe 17 ci-dessus), elle n’a pris effet qu’après que la direction du CNSAS eut constaté, le 26 mars 2001, que l’intéressé refusait de répondre aux questions posées par la commission de discipline sans fournir des raisons satisfaisantes pour cela (paragraphes 17 et 18 ci‑dessus).

67. Troisièmement, la Cour remarque que le requérant allègue avoir eu comme but l’information du public sur une question d’intérêt général qu’il disait avoir approfondie dans le cadre de son travail académique (paragraphe 39 ci-dessus). Toutefois, la Cour observe que plusieurs éléments factuels jettent un doute sur le comportement de l’intéressé en l’espèce. Elle note que les affirmations du requérant, publiées dans un quotidien national « à sensation » (paragraphe 10 ci-dessus), ne relevaient pas de la sphère académique, et qu’elles étaient plutôt destinées à alimenter la presse dite « de divertissement » qu’à permettre l’étude, par le biais d’outils scientifiques, de la question de la collaboration des dirigeants religieux avec la Securitate (voir, a contrario, Sapan c. Turquie, no 44102/04, § 34, 8 juin 2010, Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, §§ 69-71, CEDH 2012, et Mustafa Erdoğan et autres c. Turquie, nos 346/04 et 39779/04, § 45, 27 mai 2014).

68. De plus, la Cour observe que le requérant a formulé ses propos dans l’article litigieux comme s’il s’agissait de certitudes, au risque de présenter une réalité déformée à l’opinion publique. En effet, avant que le CNSAS n’ait pu vérifier les documents litigieux et confirmer ou infirmer les soupçons de collaboration pesant sur T., le requérant a désigné ce dernier, sans nuance ni réserve, comme ayant été l’instrument de la Securitate, et, ce faisant, il n’a pas averti le public qu’il procédait à une appréciation subjective des faits et des documents dont il disposait (voir, a contrario, Andreescu c. Roumanie, no 19452/02, § 94, 8 juin 2010). La Cour constate en outre que les propos du requérant ne constituaient pas une réaction instantanée et irréfléchie s’inscrivant dans le cadre d’un échange oral rapide et spontané, ce qui aurait ôté à leur auteur la possibilité de les reformuler, de les parfaire ou de les retirer (voir, a contrario, ibidem, § 95). Il s’agissait au contraire d’assertions écrites, publiées en toute lucidité (voir, mutatis mutandis, Palomo Sánchez et autres, précité, § 73).

69. Pour conclure cette partie de son raisonnement, la Cour relève que le requérant était membre de la fonction publique au moment de la publication de l’article litigieux et qu’il était soumis à une obligation de réserve inhérente à son poste – obligation qui aurait dû l’inciter à faire preuve d’une plus grande rigueur et d’une particulière mesure dans ses propos. Cette obligation de réserve ne saurait être effacée par l’intérêt que le public pouvait témoigner pour les questions découlant de l’application de la loi no 187/1999 et par l’accès aux archives de la Securitate. Au contraire, le risque de manipulation de l’opinion publique sur la base d’un nombre réduit de documents extraits d’un dossier ajoutait plus de poids à l’obligation de loyauté envers le CNSAS, dont le rôle et le devoir étaient de fournir au public des informations fiables et dignes de crédit.

- Sur la protection des droits d’autrui

70. Si la question de la collaboration avec l’ancienne police politique présente un intérêt public certain (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour considère, compte tenu des compétences que la loi reconnaissait au CNSAS (paragraphes 29 et 52 in fine ci-dessus), que le caractère sensible qu’elle revêt demande qu’elle soit abordée avec prudence et esprit critique. En l’espèce, elle note que le requérant avait choisi non pas de critiquer publiquement la manière dont son employeur remplissait ou pas le rôle que la loi lui avait reconnu, mais de se substituer à celui-ci et de dévoiler luimême des informations tombant dans le champ de compétences de son employeur. Cette publication est intervenue à un moment où le CNSAS, qui s’était penché sur la question, n’avait pas encore donné sa position officielle (paragraphe 12 ci-dessus). La Cour estime qu’en procédant ainsi le requérant a porté atteinte à l’autorité de son employeur ainsi qu’à la confiance que le public pouvait avoir en cette institution (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 136).

71. Bien que le requérant n’ait pas fait mention, dans l’article litigieux, de sa qualité d’employé de cette institution, il ne pouvait pas faire abstraction de l’impact de la publication sur son employeur. De plus, la presse, qui n’ignorait pas sa qualité de fonctionnaire du CNSAS, avait très largement relayé ses assertions sur la collaboration de T. avec la Securitate (paragraphes 12 et 19 ci-dessus). Par conséquent, sa déclaration pouvait facilement être perçue par le public comme étant la position officielle du CNSAS ou, du moins, comme provenant de cette institution.

72. La Cour observe ensuite que les juridictions nationales saisies par le requérant ont décidé que, en s’exprimant publiquement, le requérant avait outrepassé son obligation de réserve découlant de son statut de fonctionnaire et que, en sanctionnant le requérant, le CNSAS avait agi dans le cadre de ses compétences disciplinaires (paragraphes 22 et 25 ci-dessus). La Cour estime que cette interprétation des devoirs découlant du statut de fonctionnaire n’est pas déraisonnable dans la mesure où le requérant a rendu publiques des informations qui, bien qu’obtenues avant son recrutement au CNSAS, relevaient du domaine de compétences que la loi no 187/1999 donnait à son employeur (paragraphes 29 et 52 in fine ci-dessus).

73. La Cour est donc d’avis qu’il était dans l’intérêt du CNSAS de se désolidariser de son employé afin de préserver la confiance du public en cette institution.

- Conclusion quant à l’existence de motifs pertinents et suffisants

74. Dans ces conditions, la Cour estime que les motifs fournis par le CNSAS et les juridictions internes pour conclure que le requérant avait porté atteinte aux droits de cette institution et pour sanctionner l’intéressé étaient pertinents et suffisants.

β) Sur la proportionnalité de la mesure

75. La Cour observe que le requérant s’est vu infliger graduellement plusieurs sanctions disciplinaires (paragraphes 8 et 9 ci-dessus) pour se voir finalement infliger la plus sévère des sanctions prévues par le règlement interne du CNSAS. Certes, la révocation était une mesure très rigoureuse, mais, eu égard à l’emploi occupé par l’intéressé au CNSAS, ce dernier a légitimement pu considérer que la prise de position publique de son employé sur un sujet sensible qui relevait de son champ de recherche a irrémédiablement compromis la relation de confiance qui devait exister entre son agent et lui.

76. Par ailleurs, la Cour note que le requérant a pu réintégrer la fonction publique, à un poste d’enseignant, postérieurement à sa révocation (paragraphe 26 ci-dessus).

77. Dès lors, la Cour ne saurait considérer la révocation du requérant de la fonction publique comme ayant été une sanction disproportionnée.

iii. Conclusion

78. Eu égard aux devoirs et responsabilités des membres de la fonction publique, la Cour, après avoir pesé les divers intérêts ici en jeu, conclut que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était « nécessaire dans une société démocratique ».

79. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

ATHANASIOS MAKRIS c. GRÈCE du 9 mars 2017 requête 55135/10

Violation de l'article 10, un conseiller municipal et chef du parti d’opposition. L’Unité, à Salamina, distribua contre le maire, aux membres du conseil municipal, lors de la réunion de celui-ci, un texte qui fut publié par la suite dans la presse locale. Il est condamné à 6 mois de prison avec sursis, sans que les juridictions définissent en quoi le texte est mensonger. Le texte était rédigé en ces termes :

"DÉNONCIATION. L’Unité dénonce l’« arrangement » qui a été fait dans le cadre de la passation de marché de l’ouvrage du réseau d’évacuation des eaux usées de la mairie de Salamina, pour lequel l’appel d’offres aura lieu le 13 février 2007 à la mairie. Historique : La mairie de Salamina a bénéficié d’un financement à hauteur de 16,3 millions d’euros du Fonds de cohésion, octroyé sur la base de l’étude relative à l’ouvrage. Pour des raisons inconnues, les documents relatifs au financement n’ont pas été tous publiés (???).Quelques jours avant le terme de son mandat, qui prenait fin en décembre 2006, le maire sortant (V.A.) a publié un avis de marché pour un appel d’offres qui aurait lieu le 13/2/2007, c’est-à-dire après la prise de fonction du nouveau maire (S.S.). Afin de rendre possible la désignation du maître d’ouvrage, l’on a préféré la méthode « pécheresse » d’étude-réalisation, qui n’est autre chose qu’une sorte d’attribution directe du marché. Afin de justifier la méthode de l’étude-réalisation, on a sorti du chapeau l’aspiration Vacuum sous prétexte que la construction conventionnelle était impossible et qu’il fallait réduire la profondeur !!! L’ouvrage est composé de deux parties, la partie gravitationnelle (13,2 millions d’euros) et la partie de l’aspiration Vacuum (11 millions d’euros). De cette manière, le budget de l’ouvrage grimpe à 24 millions d’euros !!! QUESTIONS IMPLACABLES – OBSERVATIONS : 1. De quel droit le maire sortant (V.A.) engage-t-il la mairie avec un avis pour un ouvrage aussi important et coûteux, avec une passation de marché manquant de transparence (ÉTUDE-RÉALISATION) quelques jours avant de quitter la mairie ? Sous couvert de quelle naïveté (???) le nouveau maire (S.S.) accepte-t-il que l’appel d’offres ait lieu le 13 février 2007 sans examiner les paramètres complexes et les pièges de cet ouvrage très important pour Salamina ? 2. Pourquoi a-t-il fallu modifier la première étude et proposer le système d’aspiration Vacuum, puisque, dans la même région, le réseau principal (Préfecture – EYDAP [Entreprise des eaux d’Athènes]) a été fait avec la méthode conventionnelle ? 3. Le nouveau maire (S.S.) a-t-il remarqué que, dans la partie du cahier des charges relative à l’assainissement par le système gravitationnel, les prix ont été surestimés à 150 % !!! Si cela a lieu avec les prix apparents, que se passera-t-il dans la partie de l’aspiration où les prix sont fixés par le bureau d’études-maître d’ouvrage ? C’est la raison pour laquelle le budget de l’ouvrage grimpe à 24 millions d’euros. Les ingénieurs de la mairie sont-ils vraiment conscients de ce qu’ils ont signé ? 4. La réponse selon laquelle l’ouvrage bénéficiera d’une ristourne importante est « erronée ». La nouvelle loi décourage les ristournes importantes, car elle considère que les études ont été rédigées sur la base des prix habituels. Par ailleurs, dans le système étude-réalisation, il n’y a jamais de ristournes importantes (habituellement, on offre 2 à 3 %, pour la forme !!). Si cela se passe de cette manière, qui paiera la différence d’avec le financement existant de 16,3 millions d’euros ? 5. Si quelqu’un prétend que la précipitation, l’empressement et les méthodes douteuses sont dus à l’intérêt de ne pas perdre le financement européen, alors nous risquons que la vie commerciale et la vie en général de notre cité soient noyées dans les fossés d’évacuation des eaux usées juste pour que le maître d’ouvrage choisi puisse toucher son argent dans vingt mois !!! Une méthode constante et éprouvée des autorités municipales pour des ouvrages de ce type est de les faire exécuter par tranches et jamais par un seul maître d’ouvrage. 6. Étant donné que les évènements en coulisses des élections municipales sont encore récents, se pose la question implacable de savoir si l’accord « paquet » entre les deux, V.A. et S.S., qui a pour but le soutien par le premier du second (avec annonce à la presse), inclut la procédure non transparente pour la passation du marché de l’évacuation des eaux usées. Au vu de ce qui précède, nous demandons que l’appel d’offres du 13 février 2007 soit annulé et que la question soit débattue par le nouveau conseil municipal qui est l’organe compétent pour décider.

Le chef de L’Unité, Thanassis P. Makris, ancien maire de Salamina."

1. Sur l’existence d’une ingérence

20. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a subi aucune ingérence à son droit à la liberté d’expression, dès lors que, selon lui, les expressions dont il est question en l’espèce ne rentrent pas dans les limites du droit garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Il précise à cet égard que l’article 10 ne protège pas le fait, pour un homme politique, de diffuser des informations qu’il sait être mensongères dans le but de diffamer un tiers, même si ce tiers est un opposant politique.

21. La Cour considère cependant que la condamnation du requérant par les juridictions internes s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression. Les arguments susmentionnés du Gouvernement concernent plutôt la justification de l’ingérence. Or pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.

2. Sur la justification de l’ingérence

a) Restriction prévue par la loi

22. La Cour constate que la condamnation du requérant pour diffamation calomnieuse était prévue par l’article 363 du code pénal.

b) But légitime

23. Le Gouvernement n’ayant invoqué aucun but légitime pour justifier l’ingérence en cause, la Cour estime que celle-ci tendait à protéger la réputation d’autrui, en l’occurrence celle du plaignant.

c) Nécessité de l’ingérence

i. Principes généraux

24. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131-139, 16 juin 2015) et rappelés plus récemment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

25. La Cour rappelle par ailleurs que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001-VIII, Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 45, 22 février 2005, Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006, Lesquen du Plessis-Casso c. France, no 54216/09, § 39, 12 avril 2012 et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, §§ 117-121, CEDH 2015 (extraits). La Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raison impérieuse. Y permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek, précité, § 83).

26. En outre, la Cour rappelle que, afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de faire la distinction entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en tant que fait ou jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Mika c. Grèce, no 10347/10, § 31, 19 décembre 2013).

27. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V et Mika, précité, § 32).

ii. Application des principes à la présente espèce

28. Le requérant soutient que son texte était un exemple caractéristique de critique politique admissible. Il argue qu’il n’émanait pas d’un particulier, mais d’un mouvement politique, dont lui-même aurait été le chef tout en étant membre du conseil municipal, qu’il s’adressait aux autres membres du conseil municipal et qu’il portait sur une question locale d’intérêt général. Il ajoute que ce texte contenait une analyse technique, financière et économique circonstanciée du projet en cause, dont il aurait prôné un nouvel examen par le conseil municipal, et qu’il ne se référait pas à des questions personnelles concernant un adversaire politique. Il indique encore que les phrases et expressions, mentionnées par les juridictions internes dans leurs décisions, étaient formulées de manière neutre et qu’elles critiquaient de manière objective des lois, des pratiques, des coûts et des actions précises, sans référence à des personnes.

29. Le requérant soutient en outre que sa condamnation a eu un effet intimidant sur lui et qu’elle a compromis son statut personnel, social et politique.

30. Le Gouvernement, se prévalant des constats de la Cour de cassation, souligne que certaines phrases utilisées par le requérant contenaient des faits mensongers et qu’elles ne constituaient pas des jugements de valeur fondés sur des faits réels, et que cela a porté atteinte à l’honneur et à la réputation du maire en exercice de l’île. D’après le Gouvernement, le requérant n’a réfuté et justifié ni devant la Cour de cassation ni devant la Cour le caractère mensonger de ses allégations, il s’est borné à s’abriter derrière l’article 10 de la Convention. Par ailleurs, toujours selon le Gouvernement, la présente affaire se distingue de l’affaire Mika (précitée) au motif que, en l’espèce, le texte du requérant désignait personnellement le maire et lui attribuait des actes qui, s’ils étaient avérés, seraient constitutifs de l’infraction d’abus de confiance. En revanche, dans l’affaire Mika (précitée), la requérante n’aurait pas identifié le plaignant et ses accusations mensongères n’auraient pas eu la même gravité qu’en l’espèce.

31. Le Gouvernement estime en outre que la peine infligée au requérant était légère : d’une part, selon le Gouvernement, cela démontre que l’atteinte à l’honneur d’une personne politique a été jugée avec des critères plus laxistes que ceux qui sont appliqués lorsque le plaignant n’est pas une personne politique, et, d’autre part, cette peine n’est pas de nature à miner l’avenir politique du requérant ni à l’empêcher de s’exprimer politiquement ou à diffuser ses points de vue.

32. En l’espèce, la Cour note que la Cour de cassation, statuant sur le grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 10, a entériné les motifs par lesquels les juridictions de fond avaient condamné l’intéressé. La Cour de cassation a aussi souligné que les jugements de valeur portés par le requérant à l’encontre du maire étaient délibérément fondés sur des circonstances de fait mensongères qui étaient de nature à porter atteinte à la réputation du maire tant en cette qualité qu’en tant que personne.

33. La Cour de cassation a précisé que ces circonstances de fait mensongères étaient contenues dans les phrases suivantes du texte du requérant : « pour des raisons inconnues, les documents relatifs au financement n’ont pas été tous publiés », « afin de rendre possible la désignation du maître d’ouvrage, l’on a préféré la méthode « pécheresse » d’étude-réalisation qui n’est autre chose qu’une sorte d’attribution directe du marché », « afin de justifier la méthode de l’étude-réalisation, on a sorti du chapeau l’aspiration Vacuum sous prétexte que la construction conventionnelle était impossible et qu’il fallait réduire la profondeur », « les coûts ont été surestimés de 150 % », « la précipitation, l’empressement et les méthodes douteuses (...) juste pour que le maître d’ouvrage choisi puisse toucher son argent dans vingt mois » et « si l’accord « paquet » entre les deux, [V.A.] et [S.S.], inclut la procédure non transparente pour la passation du marché ».

34. La Cour note d’emblée que tant le tribunal de première instance que la cour d’appel ont considéré que les jugements de valeur du requérant étaient fondés sur des circonstances de fait qui étaient mensongères. Toutefois, ni l’un ni l’autre n’ont expliqué en quoi ces circonstances l’étaient, notamment en ce qui concerne le coût des travaux, la période choisie pour l’adjudication ou la décision d’opter pour un système d’aspiration Vacuum. Les phrases susmentionnées incluent pour la plupart une critique du choix par la nouvelle municipalité de la méthode de mise en adjudication de la construction du réseau d’évacuation des eaux usées – celui de l’étude-réalisation. Le contenu de la « dénonciation » rédigée par le requérant exprimait les préoccupations de celui-ci et de sa formation politique sur les incidences que le choix de cette méthode de mise en adjudication pouvait avoir sur les finances de la commune, et la base factuelle sur laquelle cette démarche reposait n’était pas inexistante.

35. La Cour réaffirme que la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur est de moindre importance dans les cas où, comme en l’espèce, les déclarations litigieuses ont été faites dans le contexte d’un débat politique au niveau local et où des élus doivent bénéficier d’une grande liberté pour critiquer les actions des autorités locales (Lombardo et autres c. Malte, no 7333/06, § 60, 24 avril 2007, et Dyuldin et Kislov c. Russie, no 25968/02, § 49, 31 juillet 2007).

36. Or, dans le contexte de la présente affaire, les propos du requérant, malgré une connotation négative et une certaine hostilité et gravité, étaient exprimés dans le cadre d’un débat au sein du conseil municipal et ne sauraient être considérés comme manquant de mesure dans ce contexte (Roseiro Bento c. Portugal, no 29288/12, § 44, 18 avril 2006 et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 40, 27 février 2001). À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a à maintes reprises affirmé que le libre débat politique est essentiel au fonctionnement démocratique (Roseiro Bento, précité, § 46 ; Féret c. Belgique, no 15615/07, § 63, 16 juillet 2009).

37. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la présente affaire doit être distinguée de l’affaire Mika (précitée) au motif que, en l’espèce, l’intéressé était identifié expressément, la Cour observe que, pour qu’une critique soit efficace, elle peut parfois être dirigée contre des personnes nommément désignées, faute de quoi le débat public sur des questions d’intérêt général perdrait en substance et risquerait de devenir un concept fictif (Fedchenko c. Russie (no 2), no 48195/06, § 59, 11 février 2010).

38. Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour réitère que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, CEDH 1999-IV, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI, et Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011). Or, en l’espèce, la cour d’appel du Pirée a condamné le requérant à une peine d’emprisonnement de six mois avec sursis. À cet égard, la Cour rappelle que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor, précité, § 61), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant. Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004‑XI, et Mor, précité,), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 176, 23 avril 2015).

39. En conclusion, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit de celui-ci à la liberté d’expression. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Annen c Allemagne du 26 novembre 2015 requête 3690/10

Une interdiction de distribuer des tracts antiavortement à proximité d’une clinique jugée contraire au droit à la liberté d’expression d’un activiste

S’agissant du référé enjoignant M. Annen de cesser de distribuer les tracts à proximité de la clinique, les tribunaux allemands ont jugé que ces tracts donnaient la fausse impression que la clinique pratiquait des avortements hors-la-loi parce que les tracts étaient mis en page de manière à attirer l’attention du lecteur sur la première phrase en caractères gras. De plus, ils ont estimé que, dans ces tracts, M. Annen épinglait les deux médecins en les critiquant de manière d’autant plus violente qu’il était fait référence à l’Holocauste.

Sur le premier point, la Cour constate cependant que le droit pénal allemand établit une distinction entre, d’une part, les avortements considérés comme « illégaux » mais non sanctionnés pénalement

– lorsque la femme enceinte demande l’interruption de sa grossesse et passe par la consultation obligatoire, et que l’avortement est pratiqué au cours des douze premiers semaines de la grossesse

– et les avortements considérés comme justifiés et légaux – en particulier lorsque l’interruption de la grossesse est nécessaire pour parer à un danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte.

Dès lors, il était juridiquement exact de dire dans les tracts que des avortements « illégaux » étaient pratiqués dans la clinique.

De plus, si les tracts étaient mis en page de manière à attirer l’attention sur la première phrase, les mentions explicatives consécutives, qui précisaient que les avortements pratiqués dans la clinique n’étaient pas sanctionnés pénalement, étaient suffisamment claires, même aux yeux du profane.

À cet égard, la présente affaire se distingue des requêtes antérieures dont M. Annen avait saisi la Cour et que celle-ci avait jugées irrecevables au motif qu’elles concernaient des tracts et affiches qui dénonçaient des avortements « illégaux » sans rien indiquer d’autre sur le régime juridique.

 est vrai que, comme l’ont souligné les tribunaux allemands, M. Annen avait dénoncé les deux médecins. La Cour estime cependant qu’il avait recouru à cette méthode d’exposition de ses arguments axée sur la personnalisation de manière à mieux véhiculer le message de sa campagne, laquelle contribuait manifestement à un débat d’intérêt public particulièrement polémique.

Quant à la référence aux camps de concentration et à l’Holocauste, la Cour souligne que l’incidence de l’expression d’une opinion sur les droits à la personnalité d’autrui ne peut être appréciée séparément du contexte historique dans lequel les propos sont tenus. La référence à l’Holocauste doit donc être regardée à l’aune du contexte particulier de l’histoire allemande. Cependant, au vu du libellé même des tracts, la Cour ne peut s’associer à l’interprétation des tribunaux allemands selon laquelle M. Annen avait comparé les médecins et leurs activités professionnelles au régime nazi. On peut plutôt y voir un moyen de sensibiliser les gens au fait plus général que le droit peut diverger de la morale. Si elle est consciente du message sous-jacent aux propos de M. Annen, aggravé par le renvoi au site internet www.babycaust.de, la Cour constate qu’il n’a pas explicitement assimilé l’avortement à l’Holocauste. Elle n’est donc pas convaincue que l’interdiction de continuer à distribuer les tracts fût justifiée par une violation des droits des médecins à la personnalité sur la base d’une seule référence à l’Holocauste.

La Cour en conclut que les tribunaux allemands n’ont pas ménagé de juste équilibre entre le droit à la liberté d’expression de M. Annen et les droits des médecins à la protection de leur personnalité. Il y a donc eu violation de l’article 10 sous ce chef.

Pour ce qui est de l’injonction faite à M. Annen de cesser de publier sur son site internet les noms des médecins qui dirigeaient la clinique, la Cour note en particulier que les tribunaux allemands se sont bornés à constater que les mêmes principes qu’ils avaient retenus au sujet des tracts devaient aussi s’appliquer au site internet. Ils ne se sont pas penchés sur le contenu de ce site ni sur le contexte général dans lequel les noms des médecins étaient affichés par ordre alphabétique et ils n’ont pas non plus interprété l’expression « médecins avorteurs » à la lumière de ce que des avortements étaient effectivement pratiqués dans cette clinique. De plus, ils n’ont pas recherché si les médecins avaient rendu public sur internet le fait que des avortements étaient pratiqués dans la clinique ni si les faire figurer nommément sur la liste risquait de les exposer à des violences ou à des agressions. La Cour estime que, faute d’avoir examiné les caractéristiques spécifiques du site internet en cause, les tribunaux allemands n’ont pas fait application de règles conformes aux exigences procédurales de l’article 10. Il y a donc eu violation de l’article 10 sous ce chef aussi.

Braun C. Pologne du 4 novembre 2014 requête 30162/10

Violation de l'article 10 : Le requérant est un historien qui accuse un professeur connu d'avoir été un informateur de la police secrète sous la période communiste. Celui-ci poursuit le requérant et obtient sa condamnation car il n'est pas journaliste. La CEDH considère que vu l'importance de l'objet du débat, les juridictions internes auraient dû lui appliquer les normes plus douces, qu'aurait subi un journaliste.

Les faits

Le requérant, Grzegorz Michal Braun, est un ressortissant polonais réalisateur de films, historien et auteur d’articles de presse sur des sujets d’actualité.

Lors d’un débat radiophonique sur la lustration en avril 2007, M. Braun affirma qu’un professeur connu avait servi d’informateur à la police politique secrète pendant la période communiste.

Décidant d’accueillir l’action civile engagée par le professeur en vue de protéger ses droits personnels, un tribunal régional, dans une décision de juillet 2008, ordonna à M. Braun de verser une amende et de publier des excuses pour avoir porté préjudice à la réputation du professeur. Le tribunal releva que le professeur avait été interrogé par une commission spéciale mise en place par son université pour traiter le problème de la surveillance secrète d’universitaires, mais que la commission n’avait pas été en mesure de parvenir à des conclusions indiscutables dans son cas.

Selon une note de l’Institut national de la mémoire, un dossier des services secrets sur le professeur existait mais n’avait pas pu être retrouvé. Le tribunal conclut à l’impossibilité de prouver que le professeur avait intentionnellement et secrètement collaboré avec le régime au sens de la loi polonaise sur la lustration. Il jugea en conséquence que la déclaration de M. Braun était fausse.

La Cour suprême rejeta finalement le recours de M. Braun, mais limita l’obligation de publier des excuses, ordonnée au départ pour plusieurs médias, à un quotidien national et à une station de radio. La haute juridiction releva en particulier que si – d’après sa propre jurisprudence – un journaliste traitant une question d’intérêt public ne pouvait pas être tenu de prouver la véracité de chacune de ses déclarations, M. Braun ne pouvait pas être considéré comme un journaliste et les déclarations de l’intéressé étaient donc de nature privée.

LA CEDH a constaté :

Nul ne conteste que la procédure dirigée contre M. Braun a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d'expression, que cette ingérence était prévue par la loi et qu'elle poursuivait un but légitime au sens de l'article 10, à savoir la protection de la réputation des droits d'autrui.

Quant à la question de savoir si l'ingérence était nécessaire, la Cour relève que M. Braun a porté une accusation grave contre le professeur, qui constituait une atteinte à la réputation de celui-ci.

Toutefois, lorsqu'il s'est agi de mettre en balance le droit de M. Braun à la liberté d'expression et le droit du professeur au respect de sa réputation, les juridictions polonaises ont établi une distinction entre les normes applicables aux journalistes et celles concernant les autres participants au débat public. En vertu de la jurisprudence de la Cour suprême, les normes de diligence raisonnable et de bonne foi ne s'appliquent qu'aux journalistes, les autres personnes, telles que M. Braun, devant prouver la véracité de leurs allégations. Étant donné que le requérant n'a pas pu démontrer la véracité de ses déclarations, les tribunaux ont conclu qu'il avait porté atteinte aux droits personnels du professeur.

Contrairement aux constatations des juridictions polonaises, M. Braun souligne avoir eu une activité de journaliste depuis de nombreuses années. Toutefois, la Cour estime qu'il n'est pas particulièrement utile, aux fins de l'examen du grief au regard de l'article 10, de déterminer si l'intéressé était ou non journaliste en vertu du droit polonais. Il ne lui appartient pas non plus de décider si M. Braun s'est fondé sur des informations suffisamment précises et fiables, ou si les faits en question justifiaient l'allégation grave avancée par celui-ci.

Ce qui importe, c'est que M. Braun a participé à un débat public sur une question majeure. Comme l'ont reconnu les juridictions polonaises, il était spécialiste de la question de la lustration et avait été invité à participer à une émission de radio sur ce sujet. La Cour ne peut donc admettre l’approche des juridictions polonaises qui ont exigé de M. Braun qu’il prouve la véracité de ses allégations et donc qu’il satisfasse à une norme plus élevée que celle qui est appliquée aux journalistes. Les motifs sur lesquels les tribunaux polonais se sont fondés ne peuvent donc être considérés comme pertinents et suffisants au regard de la Convention. Partant, il y a eu violation de l'article 10.

ERDOĞAN GÖKÇE c. TURQUIE du 14 octobre 2014 requête 31736/04

Violation de l'article 10 : Condamnation non justifiée sur des propos tenus pendant une campagne électorale sur les conditions d'exploitation des services municipaux. Ce qui est important dans cet arrêt est la balance entre les informations réelles données au public qui a droit de connaître avant de voter, les conditions de la gestion des services municipaux et le respect du processus démocratiques pendant la campagne électorale pour qu'il ne soit pas faussé, par des actes propres à nuire à une compétition loyale entre les candidats.

i.  La liberté d’expression en général

33.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans plusieurs arrêts, y compris dans l’arrêt récent Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013), dans lequel la Cour rappelle s’être exprimée comme suit :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »

34.  Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Animal Defenders International, précité, § 111).

35.  Par ailleurs, la Cour rappelle que l’ampleur de la marge d’appréciation à accorder dépend de plusieurs facteurs, notamment du domaine dont relèvent les questions exprimées ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat sur des questions d’intérêt public (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Animal Defenders International, précité, § 102).

36.  Parmi ces questions figurent sans nul doute le fonctionnement des services publics assurés par les municipalités et les propositions que chaque candidat à la fonction de maire peut formuler dans le but d’améliorer les services existants. La marge d’appréciation devant être reconnue à l’État dans le présent contexte est donc en principe étroite.

37.  À la lumière des facteurs exposés ci-dessus, la Cour recherchera si, en l’espèce, les motifs avancés à l’appui de l’interdiction en cause étaient « pertinents » et « suffisants » et si, dès lors, l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » et était proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis. À cet égard, elle rappelle qu’elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales, mais qu’elle doit vérifier à la lumière de l’ensemble de l’affaire les décisions qu’elles ont rendues dans le cadre de leur marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, et Animal Defenders International, précité, § 105).

38.  Enfin, elle réaffirme que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence qui est à l’examen (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999‑IV, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 153, CEDH 2007‑V).

ii.  Des restrictions à la liberté d’expression dans un contexte électoral

39.  Dans certaines circonstances, la liberté d’expression peut entrer en conflit avec l’objectif d’assurer aux élections leur caractère libre (consulter Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 43, Recueil 1998‑I). La Cour peut accepter la nécessité de prendre des mesures relatives à la période électorale pour se prémunir contre les risques susceptibles de peser sur le pluralisme, le bon déroulement des débats publics, les élections et le processus démocratique. Toutefois, elle ne saurait perdre de vue que le processus démocratique est continu et qu’il doit être constamment alimenté par un débat public libre et pluraliste, même en dehors de la période électorale (Animal Defenders International, précité, § 111).

40.  En examinant la présente affaire, la Cour a pour tâche de vérifier si la restriction apportée au droit du requérant à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, que le public a le droit de recevoir, pouvait être justifiée, eu égard au souci des autorités d’empêcher que le débat et le processus démocratiques pendant la campagne électorale ne soient faussés par des actes propres à nuire à une compétition loyale entre les candidats (comparer Animal Defenders International, précité, § 112). La question à trancher dans la présente affaire est donc celle de savoir si l’interdiction litigieuse est allée trop loin, compte tenu de l’objectif précité et de la marge d’appréciation devant être reconnue aux autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Animal Defenders International, précité, § 112).

c)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

i.  Acte reproché au requérant

41.  La Cour observe qu’en l’espèce, aucun litige ne portait sur le contenu de la déclaration écrite en cause, qui concernait un sujet d’intérêt public, à savoir les services que la municipalité de Balıkesir devait assurer pour ses administrés. Elle note de plus que le texte en question n’était nullement diffamatoire à l’égard de tiers ou d’éventuels autres candidats aux élections municipales.

42.  Ainsi qu’il ressort de l’acte d’accusation déposé contre le requérant et des décisions judiciaires rendues dans son affaire, l’intéressé a été poursuivi et condamné au pénal principalement pour non-respect de la période de propagande de dix jours fixée par l’article 49 de la loi no 298.

43.  La Cour note que la poursuite et la condamnation du requérant ont également été fondées sur l’article 43 de la loi no 2820, interdisant aux candidats aux primaires certains moyens de propagande. Toutefois, cette disposition ne semblait pas pouvoir s’appliquer en l’espèce, le parti politique auquel appartenait le requérant n’organisant pas de primaires pour départager ses candidats à l’investiture.

44.  Il s’ensuit que, dans la présente affaire, la Cour se bornera à examiner la question de savoir si le non-respect par le requérant de la période de dix jours pendant laquelle la propagande était autorisée, pouvait justifier l’ingérence en cause.

ii.  Existence d’un besoin social impérieux rendant l’ingérence nécessaire

45.  La Cour doit rechercher si les organes de l’État ont utilisé la marge d’appréciation qui leur est reconnue en matière d’organisation des élections municipales sans restreindre le droit à la liberté d’expression d’une façon disproportionnée aux buts poursuivis par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention (voir paragraphe 40, ci-dessus). Ce faisant, la Cour examinera, d’une part, le choix du législateur d’instaurer des règles générales limitant dans le temps la présentation par les candidats de leur programme et, d’autre part, l’application par les juridictions de ces règles dans le cas du requérant.

46.  La Cour note que le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi il serait utile de limiter la propagande électorale aux dix jours précédant les élections et qu’il s’est borné à affirmer que la réglementation des élections est d’une importance capitale. Elle procédera donc à son propre examen de la cause.

47.  En ce qui concerne les choix législatifs à l’origine de la mesure, la Cour constate d’abord que l’article 49 de la loi no 298 sur les élections garantit, dans sa première phrase, le droit de faire de la propagande électorale. L’examen des travaux parlementaires ayant présidé à l’élaboration de la loi montre que, pour le législateur, le fait d’instaurer une période déterminée de propagande avant les élections visait à faciliter aux candidats la diffusion de leurs opinions à un large public par des moyens de grande envergure, tels que des manifestations en plein air, en allégeant les formalités habituelles.

48.  La Cour constate également que la période pendant laquelle la propagande est autorisée a été raccourcie – par une modification intervenue le 10 septembre 1987 – à dix jours, afin de permettre d’organiser les élections législatives anticipées du 29 novembre 1987.

49.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il n’est point établi que la période de propagande de dix jours a été prévue par le législateur turc aux fins de limiter toute forme d’expression d’opinions ou d’idées relatives aux élections municipales en dehors de ce délai. Les modifications apportées en 2010 à la loi no 298, précisant clairement que la propagande électorale dans la presse écrite ou sur internet pouvait se faire librement jusqu’à la fin de la période de propagande (sans définir un point de départ de celle-ci) et que la distribution des tracts, brochures ou autres objets publicitaires portant les symboles des partis politiques était libre pendant la période électorale (en général trois mois avant les élections), confortent la Cour dans cette déduction.

50.  La Cour observe en revanche que, avant les modifications de 2010 et en l’absence de tout critère complémentaire explicite, les autorités judiciaires risquaient de réprimer au pénal toute forme d’expression relative aux élections municipales qui aurait été antérieure à la période de propagande électorale fixée à l’article 49 de la loi no 298.

51.  Quant à l’application par les autorités judiciaires de la disposition précitée dans le cas du requérant, la Cour relève que celles‑ci ne semblent pas avoir procédé à un examen concret de la nécessité de l’interdiction litigieuse pour le bon déroulement des élections. À tout le moins, la motivation de leurs décisions ne contient aucune trace d’un tel examen. La Cour ne peut que noter que l’interprétation stricte faite par les autorités judiciaires de la disposition concernant la période autorisée de propagande a eu pour effet d’empêcher le requérant de s’exprimer en dehors de cette période sur des sujets relatifs aux services publics assurés par les municipalités, alors qu’il avait l’intention de se présenter aux élections municipales devant avoir lieu un an plus tard.

52.  Les exemples, mentionnés par le requérant et non contredits par le Gouvernement, d’autres candidats aux élections municipales qui s’étaient exprimés sur leur candidature et leur programme près de six mois avant les élections municipales montrent que, dans la pratique, les autorités judiciaires n’ont pas toujours interprété l’article 49 de la loi no 298 dans le sens d’une suppression totale de la liberté de s’exprimer sur des sujets présentant un lien avec les élections municipales avant les dix jours précédant le scrutin.

53.  Dans ces conditions, la Cour ne peut considérer comme établi qu’un besoin social impérieux nécessitait de restreindre à dix jours avant les élections la durée pendant laquelle le requérant pouvait s’exprimer librement sur un sujet relatif aux services municipaux, même s’il présentait un lien avec les élections municipales à venir.

iii.  Proportionnalité

54.  La Cour observe en outre que le requérant a purgé treize jours de détention effective et quatorze jours de liberté conditionnelle à la suite de sa condamnation au pénal. Elle estime que, par sa nature et sa lourdeur, la sanction privative de liberté infligée au requérant a constitué une ingérence disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par les autorités nationales compétentes. Le fait que la peine d’emprisonnement prononcée à l’origine contre le requérant avait été commuée en une amende, d’un montant que, faute de ressources, le requérant n’a pu acquitter, ne change rien à la gravité de la sanction qui lui a été infligée.

iv.  Conclusion

55.  Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que les mesures incriminées, à savoir la condamnation du requérant à une peine privative de liberté et sa détention effective pendant treize jours, ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes poursuivis et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Šabanović c. Monténégro et Serbie arrêt du 31 mai 2011 requête N° 5995/06

Les tribunaux monténégrins n’auraient pas dû condamner pour diffamation le directeur d’une société d’approvisionnement en eau ayant répondu à des allégations de contamination de l’eau potable.

LES FAITS

Le requérant, Zoran Šabanović, est un ressortissant monténégrin né en 1954 et résidant à Herceg Novi (Monténégro).

Le 6 février 2003, un quotidien monténégrin publia un article affirmant que l’eau de la région de Herceg Novi était « pleine de bactéries ». Cette allégation reposait sur un rapport rédigé à la demande de l’inspecteur d’Etat en chef chargé de l’eau.

M. Šabanović, qui dirigeait alors une entreprise publique d’approvisionnement en eau et était membre d’un parti politique de l’opposition, tint immédiatement une conférence de presse, au cours de laquelle il démentit l’allégation en question, affirmant que toute eau du robinet était filtrée et propre à la consommation par les particuliers. Il déclara par ailleurs que l’inspecteur cherchait à favoriser deux sociétés privées qui projetaient d’exploiter d’autres sources d’eau, et qu’il était aux ordres du Parti démocratique socialiste (principale composante du gouvernement de coalition alors en place).

L’inspecteur engagea alors une action en diffamation contre M. Šabanović. Le 4 septembre 2003, celui-ci fut déclaré coupable d’avoir formulé des déclarations inexactes et préjudiciables à l’honneur et à la réputation de l’inspecteur. Il fut condamné à une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal avait écarté la demande formée par le requérant afin que fût lu l’article de presse contenant les allégations de contamination de l’eau potable, estimant que cette démarche était dénuée de pertinence et aurait eu pour seul effet de retarder la procédure. Cette décision fut confirmée en appel en novembre 2005.

VIOLATION ARTICLE 10

La procédure pénale contre M. Šabanović ayant été menée entièrement par des tribunaux du Monténégro, la Cour décide de rejeter la partie du grief visant la Serbie.

L’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Šabanović, fondée sur le code pénal de la République du Monténégro, était «prévue par la loi» et poursuivait le «but légitime» consistant à protéger la réputation d’autrui.

Toutefois, il est tout à fait compréhensible que M. Šabanović, en tant que directeur d’une société publique d’approvisionnement en eau, ait estimé qu’il était de son devoir de répondre à des allégations parues dans la presse selon lesquelles l’eau potable de la région de Herceg Novi était contaminée. Son principal objectif, lorsqu’il a organisé la conférence de presse, était d’informer les particuliers que leur eau potable était filtrée et donc propre à la consommation. Ses propos ont clarifié de manière énergique une question présentant un grand intérêt pour la collectivité ; ils n’ont pas consisté à lancer une attaque gratuite contre la vie privée de l’inspecteur mais à critiquer celui-ci dans le contexte de ses fonctions officielles. En fait, les tribunaux ont adopté une approche plutôt restrictive de la question en négligeant de replacer lesdits propos dans le cadre plus large d’un débat général, au sein de la presse, sur la qualité de l’eau potable dans la région.

Estimant qu’il n’y a guère de place pour de telles restrictions aux débats sur des questions d’intérêt général, la Cour conclut que l’atteinte à la liberté d’expression de M. Šabanović n’était pas nécessaire dans une société démocratique, et qu’il y a eu dès lors violation de l’article 10. Par ailleurs, la Cour relève avec préoccupation que le requérant s’est vu infliger une peine d’emprisonnement pour diffamation, alors que le Conseil de l’Europe a appelé ses Etats membres à abolir sans délai cette sanction, même si elle n’est pas appliquée dans la pratique.

La Cour rejette la demande de satisfaction équitable formée par M. Šabanović au titre de l’article 41, car elle a été soumise tardivement.

BUCUR ET TOMA c. ROUMANIE du 8 janvier 2013 requête 40238/02

La Condamnation d'un fonctionnaire pour avoir divulguer dans la presse que des écoutes téléphoniques illégales, étaient pratiquées par les services spéciaux, est non conforme à la convention.

1. Existence d’une ingérence

77. Le premier requérant estime que sa condamnation pénale a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Le Gouvernement ne le conteste pas. La Cour considère que cette mesure prononcée à l’encontre du requérant au motif qu’il avait rendu publiques des informations secrètes et qu’il s’était emparé de onze cassettes afin d’étayer ses allégations s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par le premier paragraphe de l’article 10 de la Convention.

78. Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si, «prévue par la loi», elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était «nécessaire dans une société démocratique» pour atteindre ce ou ces buts.

2. «Prévue par la loi»

79.  Le premier requérant soutient que l’ingérence n’avait pas de base légale en droit interne. Il fait observer qu’à la date de l’adoption de l’arrêt de la Cour suprême de justice, était entrée en vigueur la loi no 182/2002 sur la protection des informations classifiées, dont l’article 24 § 5 disposait qu’il était interdit de classer comme secrets d’État des informations, des données ou des documents aux fins de dissimuler des violations de la loi, des erreurs administratives, la limitation à l’accès aux informations d’intérêt public, des restrictions illégales de l’exercice des droits par toute personne ou de toute atteinte à d’autres intérêts légitimes. De même, était alors en vigueur la loi no 544/2001 sur le libre accès aux informations d’intérêt public, qui énonce à l’article 13 que ne peuvent pas rentrer dans la catégorie des informations classifiées et sont des informations d’intérêt public les informations qui favorisent ou couvrent la violation de la loi par une autorité ou une institution publique. Or, la Cour suprême de justice n’aurait pas pris en considération ces dispositions dans la motivation de son arrêt du 13 mai 2002.

80.  Le Gouvernement considère que l’ingérence était prévue par la loi dès lors que la condamnation était fondée sur l’article 208 du code pénal et les articles 19 et 21 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, qui étaient à la fois accessibles et prévisibles.

81.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible dans ses effets (voir, par exemple, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III). La condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (Karademirci et autres c. Turquie, nos 37096/97 et 37101/97, § 40, CEDH 2005-I).

82.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été condamné sur la base des articles mentionnés par le Gouvernement. Elle conclut donc que la mesure avait une base en droit interne. En ce qui concerne la qualité de la loi en cause, son accessibilité n’a pas été mise en doute. En revanche, la Cour n’est pas convaincue que le droit interne réponde à l’exigence de prévisibilité qui découle de sa jurisprudence. Toutefois, elle n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure litigieuse est, pour d’autres motifs, incompatible avec l’article 10 de la Convention.

3.  But légitime

83.  Le premier requérant considère que l’ingérence n’avait aucun but légitime. Le Gouvernement, de son côté, est d’avis que la mesure litigieuse visait à prévenir et réprimer des infractions touchant à la sûreté de l’État.

84.  La Cour estime légitime le but invoqué par le Gouvernement. Elle doit à présent rechercher si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

4.  « Nécessaire dans une société démocratique »

a)  Les arguments des parties

85.  Le premier requérant affirme qu’en divulguant les illégalités réelles commises au sein de l’institution qui l’employait, il n’a fait qu’exercer sa liberté d’expression pour porter à la connaissance du public des questions d’un grand intérêt public, touchant au respect de la vie privée et aux écoutes illégales effectuées par les services secrets, et qui ont eu un impact considérable sur le processus de démocratisation du pays, le pluralisme politique et la liberté de la presse. En outre, sans les cassettes dont il s’est emparé sur son lieu de travail et qu’il a présentées pendant la conférence de presse, ses allégations auraient manqué de crédibilité.

86.  Il souligne que c’est de bonne foi qu’il a rendu publiques les informations dont il avait pris connaissance dans l’exercice de ses fonctions, et ce dans le but de mettre un terme aux illégalités et aux abus commis au sein du SRI, qui menait des activités de police politique. Avant la divulgation publique, le requérant avait discuté de ces illégalités avec ses collègues et avait même été réprimandé par son supérieur hiérarchique, sur instruction du commandant de l’unité. Dans ces conditions, il était évident à ses yeux qu’il était inutile de saisir le commandant de l’unité, seule personne qui était compétente pour apprécier les demandes d’autorisation d’interception, ou le directeur du SRI.

87.  Le requérant dénonce le fait que sa condamnation pénale repose sur l’existence d’autorisations qui en fait ont été délivrées après l’interception de communications téléphoniques dans le but de couvrir les illégalités rendues publiques par lui. En outre, le parquet et les tribunaux l’auraient empêché de prouver cela en rejetant ses demandes de preuves portant sur la présentation des documents pertinents et sur l’audition des personnes employées par le SRI qui avaient déclaré publiquement, immédiatement après la conférence de presse, que le SRI n’avait pas effectué les interceptions évoquées par le requérant pendant la conférence de presse. A titre subsidiaire, il fait valoir qu’il ne ressort pas des autorisations versées au dossier que les personnes dont les communications avaient été interceptées (des hommes politiques, des journalistes et des membres de la société civile) auraient mené des activités représentant une menace pour la sûreté nationale, aucun motif concret n’y figurant. D’ailleurs, et en dépit de ses demandes répétées en ce sens, l’existence d’une menace réelle pour la sûreté nationale n’aurait jamais été examinée par le parquet ou les tribunaux.

88.  Le requérant souligne que, dans la procédure devant la Cour, ces questions n’ont pas non plus reçu de réponse, le Gouvernement ayant refusé de transmettre les autorisations en cause et la documentation y afférente en arguant de leur caractère secret. Il estime que, en vertu de l’article 24 § 5 de la loi no 182/2002 sur la protection des informations classifiées et de l’article 13 de la loi no 544/2001 sur le libre accès aux informations d’intérêt public (paragraphe 79 ci-dessus), les documents susmentionnés constituent « des informations d’intérêt public » et ne peuvent donc être classifiés.

89.  Le Gouvernement argue que la condamnation du requérant était nécessaire dans une société démocratique dès lors qu’elle a sanctionné l’intéressé pour avoir communiqué de fausses informations au public, lors d’une conférence de presse ayant eu un écho retentissant dans les médias locaux et internationaux et auprès des organisations politiques et non gouvernementales. Le caractère inexact des informations serait prouvé par les autorisations d’interception des communications téléphoniques versées au dossier pénal interne et qui n’ont pas pu être transmises à la Cour parce qu’elles étaient classées comme secrets d’État.

90.  Le Gouvernement estime également que, si le requérant redoutait des poursuites pénales pour interception non autorisée de communications téléphoniques sur le fondement de l’article 20 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, il lui était loisible de présenter ses griefs à la direction du SRI ou, en vertu de l’article 16 de la loi susmentionnée, de saisir la commission parlementaire de contrôle du SRI, ce qu’il n’a pas fait, ayant préféré saisir en particulier le député T.C., membre de la commission précitée, auquel il a donné son accord pour l’organisation d’une conférence de presse. Pour les tribunaux nationaux, ces éléments auraient justifié l’existence de l’élément intentionnel de l’infraction dont il était accusé.

91.  Enfin, le Gouvernement mentionne que le requérant n’a pas été condamné à une peine sévère et que, de surcroît, il a bénéficié d’un sursis à l’exécution de cette peine. Le moyen employé aurait donc été proportionné au but poursuivi.

b)  L’appréciation de la Cour

i.  Les principes généraux applicables en l’espèce

92.  La principale question à trancher est donc de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux à cet égard sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :

« ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) ».

93.  En ce qui concerne la protection par la Convention de donneurs d’alerte qui sont des agents de la fonction publique, la Cour a établi les principes suivants (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 70-78, 12 février 2008) :

«  (...) [L’]article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et (...) les fonctionnaires (...) jouissent du droit à la liberté d’expression (...). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (...)

La mission des fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance particulière les concernant (...). De plus, eu égard à la nature même de leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.

(...) En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. (...)

Eu égard à l’obligation de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dès lors, pour juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait critiquable.

Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi (...)

Le deuxième facteur à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (...). En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit (...)

La Cour doit par ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation (...) A cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée (...)

La motivation du salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (...) Il importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation, a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique, si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.

Enfin, l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (...) »

94.  La Cour va à présent examiner les faits de l’espèce à la lumière des principes susmentionnés.

ii.  Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

a)  Sur le point de savoir si le premier requérant disposait ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation

95.  Le premier requérant allègue qu’il ne disposait d’aucun autre moyen efficace pour procéder à la divulgation. Le Gouvernement estime que l’intéressé aurait pu soulever la question d’abord auprès de ses supérieurs puis, le cas échéant, auprès de la commission parlementaire de contrôle du SRI.

96.  S’agissant de la première voie indiquée par le Gouvernement, la Cour relève en premier lieu que celui-ci n’a produit aucun élément démontrant l’existence, à l’époque des faits, dans la législation roumaine en général et dans celle concernant le SRI en particulier, de dispositions concernant la divulgation par des employés d’irrégularités commises sur leur lieu de travail. Il apparaît donc qu’aucune procédure n’était prévue en la matière et que le requérant ne pouvait faire part de ses préoccupations qu’à ses supérieurs.

97.  La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas les affirmations du requérant selon lesquelles il avait fait part des irrégularités constatées à ses collègues et au chef du département de
surveillance-enregistrement. Ce dernier, sur instruction du commandant de l’unité, l’aurait réprimandé et lui aurait conseillé de renoncer à ses allégations. La Cour note en outre que l’analyse des données rassemblées et pouvant justifier l’interception des communications téléphoniques relevait de la compétence de ses supérieurs et que les irrégularités observées les concernaient donc directement. Dans ces conditions, la Cour doute de l’efficacité de tout signalement que le requérant aurait pu faire auprès de ses supérieurs. Ce raisonnement semble d’ailleurs confirmé par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui, dans sa Résolution 1729(2010) sur la protection des « donneurs d’alerte » (voir la partie « Le droit et la pratique internationaux pertinents » ci-dessus), conclut que s’il n’existe pas de voies internes pour donner l’alerte, ou qu’elles ne fonctionnent pas correctement, voire qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elles fonctionnent correctement étant donné la nature du problème dénoncé par le donneur d’alerte, il conviendrait de la même manière de protéger celui qui utilise des voies externes. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que d’éventuelles plaintes internes déposées par le requérant auraient abouti à une enquête et à la cessation des irrégularités dénoncées.

98.  En ce qui concerne la deuxième voie indiquée par le Gouvernement, à savoir la saisine de la commission parlementaire de contrôle du SRI, la Cour note que celui-ci n’a pas contesté que le requérant a pris contact avec le député T.C., membre de cette commission. Ce dernier l’aurait informé que le meilleur moyen de dévoiler au public les irrégularités constatées dans l’exercice de ses fonctions était la tenue d’une conférence de presse. Le député estimait que le fait de dévoiler ces irrégularités à la commission dont il était membre n’aurait aucune suite, compte tenu des liens entre le président de ladite commission et le directeur du SRI. En effet, d’après T.C., le président de la commission aurait retardé une enquête que celle-ci devait mener sur le directeur du SRI. A cet égard, la Cour constate les défaillances du système de contrôle institué par l’État à l’égard du SRI. En effet, elle estime que lorsqu’un citoyen informe un représentant du peuple au sujet de prétendues irrégularités au sein d’un organisme de l’État, ce représentant, qui plus est membre de la commission parlementaire de contrôle de cet organisme, doit se saisir des faits et ne pas se remettre à l’action d’un particulier.

Eu égard à ce qui précède, et à supposer que le requérant ait eu qualité pour saisir la commission susmentionnée, la Cour n’est pas convaincue que la saisine formelle de cette commission aurait constitué un moyen efficace pour la dénonciation des irrégularités.

99.  La Cour note qu’entre-temps la Roumanie a choisi, en adoptant la loi no 571/2004, de se doter d’une législation spécifique pour la protection des donneurs d’alerte relevant de la fonction publique. Il demeure que ce changement législatif, qu’il convient de saluer d’autant plus que très peu d’États se sont engagés sur cette voie (paragraphe 62 ci-dessus), est largement postérieur aux faits dénoncés par le requérant et ne lui a pas été applicable.

100.  A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que dans les circonstances de l’espèce la divulgation des faits dénoncés directement à l’opinion publique pouvait se justifier.

b)  L’intérêt public présenté par les informations divulguées

101.  La Cour estime que les informations divulguées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public. L’interception des communications téléphoniques revêtait une importance particulière dans une société qui avait connu pendant le régime communiste une politique d’étroite surveillance par les services secrets. Cela est d’ailleurs démontré par la circonstance que la conférence de presse du 13 mai 1996 a fait l’objet d’une large couverture médiatique, comme en attestent les documents versés au dossier tant par le requérant que par le Gouvernement. De plus, la société civile était directement touchée par les informations divulguées, toute personne pouvant voir intercepter ses communications téléphoniques.

102.  Par ailleurs, la Cour elle-même a été soucieuse de se convaincre à maintes reprises de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus en la matière, car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale comporte le risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 49-50, série A no 28, et Rotaru, précité, §§ 59-60).

103.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les informations divulguées par le requérant avaient un rapport avec des abus commis par des fonctionnaires de haut rang et avec les fondements démocratiques de l’État. Il ne fait désormais aucun doute qu’il s’agit là de questions très importantes relevant du débat politique dans une société démocratique, dont l’opinion publique a un intérêt légitime à être informée.

104.  Il convient toutefois de noter que les tribunaux internes n’ont pas tenu compte de l’argument du requérant tenant à l’intérêt public des informations divulguées et de son impact sur l’exercice de sa liberté d’expression, démarche qui aurait été compatible avec les normes de la Convention (voir aussi Wojtas-Kaleta c. Pologne, no 20436/02, § 49, 16 juillet 2009).

c)  L’authenticité des informations divulguées

105.  La Cour note d’emblée que l’authenticité des informations divulguées par le requérant est sujette à controverse entre les parties.

Le requérant considère qu’il a divulgué de bonne foi des informations dont il a essayé de prouver la véracité devant les autorités judiciaires internes.

A cet égard, il allègue en premier lieu que sa condamnation pénale repose sur des autorisations qui en fait ont été délivrées après l’interception de communications téléphoniques dans le but de dissimuler les illégalités rendues publiques par lui. En outre, le parquet et les tribunaux l’auraient empêché de prouver cela en rejetant ses demandes de preuves portant sur la présentation des documents pertinents et sur l’audition des personnes employées par le SRI qui avaient déclaré publiquement, immédiatement après la conférence de presse, que le SRI n’avait pas effectué les interceptions évoquées par le requérant pendant la conférence de presse.

En second lieu, le requérant estime qu’il ne ressort pas des autorisations versées au dossier que les personnes dont les communications étaient interceptées (des hommes politiques, des journalistes et des membres de la société civile) auraient mené des activités représentant une menace pour la sûreté nationale, aucun motif concret n’y figurant. D’ailleurs l’existence d’une menace réelle pour la sûreté nationale n’aurait jamais été examinée par le parquet ou les tribunaux, en dépit de ses demandes répétées en ce sens.

106.  Le Gouvernement considère quant à lui que le requérant a communiqué de fausses informations au public. Le caractère inexact de ces informations serait attesté par les autorisations d’interception de communications téléphoniques délivrées avant le commencement des interceptions et versées au dossier pénal interne par le SRI.

107.  Dans son examen, la Cour gardera à l’esprit le principe établi dans la Résolution de l’Assemblée parlementaire 1729(2010) sur la protection des « donneurs d’alerte », selon lequel « tout donneur d’alerte doit être considéré comme agissant de bonne foi, sous réserve qu’il ait des motifs raisonnables de penser que l’information divulguée était vraie, même s’il s’avère par la suite que tel n’était pas le cas, et à condition qu’il n’ait pas d’objectifs illicites ou contraires à l’éthique » (voir point 6.2.4 de la Résolution, paragraphe 63 ci-dessus ; et, mutatis mutandis, Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 80, 21 juillet 2011). Par ailleurs, « [l]a législation pertinente devrait assurer aux donneurs d’alerte de bonne foi une protection fiable contre toute forme de représailles par le biais d’un mécanisme d’application qui permettrait de vérifier la réalité des agissements dénoncés par le donneur d’alerte » (point 6.2.5 de la même Résolution).

108.  En l’espèce, la Cour note que plusieurs éléments étayaient les allégations du requérant selon lesquelles des écoutes illégales étaient menées au sein du SRI. En effet, l’intéressé avait constaté que toutes les rubriques du registre du département, remplies au crayon, n’étaient pas complètes, qu’il n’y avait pas de concordance entre la personne indiquée dans le registre comme étant propriétaire du poste de téléphone et le titulaire réel, et que l’on mettait sur écoute un nombre considérable de journalistes, d’hommes politiques et d’hommes d’affaires, surtout après des affaires retentissantes évoquées par la presse (paragraphe 8 ci-dessus). Tous ces indices ont conforté la conviction du requérant quant à l’inexistence de circonstances qui auraient constitué une menace pour la sûreté nationale et justifié l’interception des communications téléphoniques des personnes en question, voire quant à l’absence de toute autorisation en ce sens donnée par le procureur. D’ailleurs, ces éléments ne semblent pas être contestés par le Gouvernement.

109.  Il convient de noter, du reste, que le requérant a contesté devant le parquet et les juridictions internes l’authenticité et le bien-fondé des autorisations d’interception produites par le SRI. Le tribunal militaire, par une décision avant dire droit du 14 mars 1997, a ordonné au SRI de verser au dossier les autorisations de mise sur écoute des postes en cause dans les cassettes rendues publiques par le requérant lors de la conférence de presse. S’agissant en revanche de la documentation afférente aux demandes d’autorisation, ainsi que des répercussions des interceptions sur le plan pénal, le tribunal a estimé qu’elles n’étaient pas au cœur de l’affaire. Concernant le registre du parquet où étaient consignées les autorisations d’interception, le tribunal a constaté que les demandes du SRI et les autorisations du parquet portaient des dates certifiées par les autorités publiques, et que leur authenticité ne pouvait être vérifiée que par le biais d’une procédure d’inscription de faux en écriture publique, que le requérant avait refusé d’engager (paragraphe 32 ci-dessus). Dans son jugement du 20 octobre 1998, confirmé par les tribunaux supérieurs, le tribunal militaire s’est borné à constater que les écoutes téléphoniques avaient été réalisées en vertu d’autorisations délivrées par les procureurs et versées au dossier. Si elle peut admettre que l’authenticité des demandes et des autorisations ne pouvait être vérifiée que par le biais d’une procédure d’inscription de faux en écriture publique, que le requérant n’a pas engagée, la Cour ne comprend pas pourquoi les tribunaux ont refusé d’examiner leur bien-fondé,
c’est-à-dire l’existence éventuelle de circonstances ayant constitué une menace pour la sûreté nationale et justifié l’interception des communications litigieuses.

110.  Certes, il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux États parties à la Convention dans la définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement du noyau dur de la souveraineté étatique (Stoll, précité, § 137). La Cour n’a pas non plus pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (paragraphe 92 ci-dessus). De plus, l’équité de la procédure et les garanties qu’elle offre sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 47, 15 février 2007 ; pour l’application dans une affaire concernant un donneur d’alerte, voir Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 48, 19 février 2009). Il s’ensuit que la Cour est appelée à vérifier si, en l’espèce, l’application des dispositions de la législation relative à la sûreté de l’État liait le juge au point de l’empêcher de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu et de retenir un éventuel motif de justification extralégal tiré de la protection d’intérêts légitimes. Pareille impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 10 de la Convention (Stoll, précité, §§ 137-138).

111.  En l’espèce, force est de constater que les tribunaux ont refusé de vérifier si le classement « ultrasecret » semblait justifié au regard des éventuelles données recueillies par le SRI, et de répondre à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la confidentialité des informations primait l’intérêt du public à prendre connaissance des interceptions illégales alléguées. De l’avis de la Cour, les juridictions internes n’ont pas cherché à examiner l’affaire sous tous ses aspects, se bornant à constater uniquement l’existence des autorisations exigées par la loi. Or, comme indiqué ci‑dessus, la défense du requérant comportait deux volets, à savoir, d’une part, l’inexistence des autorisations et, d’autre part, l’absence de circonstances qui auraient constitué une menace pour la sûreté nationale et justifié l’interception alléguée des communications téléphoniques de nombreux hommes politiques, journalistes et membres de la société civile.

112. Qui plus est, le Gouvernement n’a pas non plus soumis à la Cour de pièces pertinentes et convaincantes qui justifieraient le classement « ultrasecret » des informations divulguées par le requérant ; il a en effet refusé de produire l’intégralité du dossier pénal interne, qui comprend les demandes du SRI et les autorisations du procureur. Dans ces conditions, la Cour ne peut que se fier aux copies de ces documents fournies par les requérants qui ont trait à l’interception des communications téléphoniques du deuxième d’entre eux, M. Toma. Or, il ressort de ces documents qu’aussi bien la demande du SRI que l’autorisation du procureur le concernant ne contenaient aucune motivation.

113.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le premier requérant avait des motifs raisonnables de penser que les informations divulguées étaient vraies. Le refus des autorités judiciaires de lui permettre de rapporter la preuve du bien-fondé de ces allégations ne saurait conduire à la conclusion que les informations divulguées étaient dénuées de toute base factuelle ou étaient des affirmations formulées à la légère.

d)  Le préjudice causé au SRI

114.  Il convient à présent de vérifier si la divulgation des illégalités prétendument commises au sein du SRI était de nature à causer « un préjudice considérable » aux intérêts du SRI (voir, mutatis mutandis, Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, § 45 in fine, série A no 252, affaire portant sur des intérêts militaires et sur la sécurité nationale stricto sensu, et Stoll, précité, § 130, qui concerne la publication par un journaliste d’un rapport classé « confidentiel »). A cet égard, la Cour constate d’emblée que le Gouvernement n’a pas invoqué l’existence d’un tel préjudice devant la Cour.

115.  Certes, la Cour admet qu’il est dans l’intérêt général de maintenir la confiance des citoyens dans le respect du principe de légalité par les services de renseignements de l’État. En même temps, le citoyen a un intérêt à ce que les irrégularités reprochées à une institution publique donnent lieu à une enquête et à des éclaircissements. Cela dit, la Cour considère que l’intérêt général à la divulgation d’informations faisant état d’agissements illicites au sein du SRI est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans cette institution. Elle rappelle à cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle dans un État démocratique et qu’il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no 149).

e)  La bonne foi du premier requérant

116.  Le premier requérant justifie son action par la volonté de faire respecter par une institution publique les lois roumaines, et en premier lieu la Constitution. Le Gouvernement ne conteste pas cette thèse.

117.  La Cour note que le requérant a fait part de ses intentions lors de la conférence de presse du 13 mai 1996 et ultérieurement devant les tribunaux. Elle ne voit aucune raison de penser qu’il aurait été motivé par le désir de retirer un avantage personnel de son acte, qu’il aurait nourri un grief personnel à l’égard de son employeur ou qu’il aurait été mû par une quelconque autre intention cachée. Cela est d’ailleurs corroboré par le fait que l’intéressé n’a pas choisi de s’adresser directement à la presse, de manière à atteindre l’audience la plus large, mais s’est tout d’abord tourné vers un membre de la commission parlementaire de contrôle du SRI (voir, mutatis mutandis, Heinisch, précité, § 86).

118.  Dès lors, la Cour conclut que le requérant était bien animé par les intentions indiquées par lui et qu’il a agi de bonne foi.

f)  La sévérité de la sanction

119.  Enfin, la Cour note que le requérant a été condamné au pénal à une peine de deux ans d’emprisonnement avec sursis. Non seulement cette sanction a eu des répercussions très négatives sur sa carrière, mais elle risquait également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres agents du SRI et de les décourager de signaler des agissements irréguliers. En outre, compte tenu de l’écho qu’a reçu l’affaire du requérant dans les médias, la sanction pouvait avoir un effet dissuasif non seulement sur les agents du SRI, mais aussi sur d’autres fonctionnaires et employés (Guja, précité, § 95 ; Heinisch, précité, § 91).

iii.  Conclusion

120.  Consciente de l’importance du droit à la liberté d’expression sur des questions d’intérêt général, du droit des fonctionnaires et des autres employés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, des devoirs et responsabilités des employés envers leurs employeurs et du droit de ceux-ci de gérer leur personnel, la Cour, après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, conclut que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du premier requérant, en particulier à son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention

Stojanović c. Croatie du 19 septembre 2013 requête no 23160/09

Un homme politique condamné en diffamation pour des propos lui ayant été prêtés à tort, est une violation.

Statuant sur la recevabilité du grief, la Cour rejette l’exception tirée par le gouvernement croate de l’inapplicabilité de l’article 10. Elle souligne que la responsabilité en matière de diffamation doit se limiter aux propos de l’intéressé lui-même et que nul ne saurait être tenu pour responsable de propos ou allégations émanant d’autrui, qu’il s’agisse d’un éditeur ou de journalistes. M. Stojanović peut se prévaloir de la protection de l’article 10 car il soutient que, en lui prêtant des propos qu’il n’a jamais tenus et en le condamnant à verser des dommages-intérêts pour ces propos, les tribunaux croates ont indirectement entravé l’exercice de sa liberté d’expression. En effet, à supposer sa thèse fondée, les dommages-intérêts qu’il a été condamné à verser risqueraient de le décourager de formuler toute critique de cette nature à l’avenir. La Cour déclare donc le grief recevable.

La Cour considère que les décisions des juridictions croates constituaient une ingérence dans l’exercice par M. Stojanović de son droit à la liberté expression. Elle reconnaît en outre que cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime aux fins de l’article 10, à savoir protéger la réputation ou les droits d’autrui.

Pour ce qui est de savoir si l’ingérence était, pour les besoins de l’article 10, nécessaire dans une société démocratique, la Cour examine l’un et l’autre des articles séparément. S’agissant du premier, elle pense qu’il est difficile de dire, comme les juridictions croates l’ont fait, que la responsabilité de M. Stojanović était engagée pour atteinte à la réputation du ministre alors qu’il n’avait pas employé le mot « machinations » et qu’il est clair que l’intitulé de l’article avait été choisi par un journaliste.

Certes, dans certaines circonstances, reprendre des propos diffamatoires au prétoire peut fonder une nouvelle action en diffamation. Cependant, dans le cas de M. Stojanović, les faits à l’origine de l’action étaient les propos qu’il aurait tenus devant les médias, pas ceux qu’il a tenus devant le juge.

Au vu des circonstances de l’espèce, seul le rédacteur en chef du magazine pouvait être tenu pour responsable des mots employés dans l’intitulé de l’article.

Pour ce qui est du second article, la Cour se livre à un examen distinct des propos prêtés à M. Stojanović. Alors qu’il était entendu par le tribunal de première instance, M. Stojanović a admis que, au cours de la conversation téléphonique en question, il avait dit que le ministre siégeait au sein d’une dizaine de conseils d’administration et était rémunéré à ce titre. Bien que n’ayant pas désigné nommément le ministre, il a admis avoir fait mention de ce dernier dans ce contexte. La Cour en conclut que les tribunaux croates étaient fondés à estimer que M. Stojanović avait effectivement tenu de tels propos au cours de la conversation téléphonique avec le secrétaire général du parti. Elle estime en outre, avec les tribunaux croates, qu’il s’agissait d’une déclaration factuelle qui s’est révélée inexacte et était diffamatoire en ce qu’elle insinuait que le ministre avait irrégulièrement tiré un parti financier de sa situation. Elle considère dès lors que les tribunaux croates ont motivé par des raisons pertinentes et suffisantes l’ingérence dans la liberté d’expression de M. Stojanović.

Pour ce qui est des seconds propos qui auraient été tenus au cours de la conversation téléphonique, la Cour estime que des éléments solides lui permettent de s’écarter des conclusions factuelles des tribunaux croates. Si M. Stojanović a déclaré au cours de l’audience que le ministre l’avait menacé en lui disant qu’il ne deviendrait jamais professeur, il a nié que le ministre eût ajouté « tant que je serai le ministre », comme l’avait rapporté l’article. Son interlocuteur, le secrétaire général du parti, et trois autres témoins n’ont pas pu confirmer qu’il avait ajouté ces mots. Les constats des tribunaux croates étaient exclusivement fondés sur le témoignage du journaliste, dont la crédibilité était douteuse car il avait manifestement intérêt à prouver que ce qu’il avait publié était exact. Ils n’étaient donc pas basés sur une appréciation acceptable des faits pertinents. Dès lors, les tribunaux croates ont erronément qualifié les propos tenus par M. Stojanović de déclarations factuelles, et non de jugements de valeur, dont la véracité n’est pas susceptible d’établissement. Par ailleurs, le gouvernement croate n’a pas produit le moindre élément indiquant qu’une quelconque disposition légale imposait aux défendeurs dans les actions en diffamation de nier ou de retirer des propos diffamatoires de manière à pouvoir être exonérés de toute responsabilité.

La Cour conclut que l’ingérence dans la liberté d’expression de M. Stojanović n’était pas justifiée pour ce qui est de l’intitulé du premier article et des propos selon lesquels le ministre l’avait menacé en lui disant qu’il ne deviendrait jamais professeur. Il y a donc eu violation de l’article 10.

Vejdeland et autres c. Suède requête no 1813/07 du 9 février 2012

Une condamnation pénale pour distribution de tracts insultants envers les homosexuels n’est pas contraire à la liberté d’expression

En décembre 2004, les requérants et trois autres personnes se rendirent dans un lycée où ils distribuèrent une centaine de tracts rédigés par une association du nom de Jeunesse nationale ; ils les laissèrent sur ou dans les casiers des élèves. Le principal de l’établissement intervint pour leur faire quitter les lieux. Les tracts contenaient en particulier des déclarations présentant l’homosexualité comme une « propension à la déviance sexuelle », comme ayant un « effet moralement destructeur sur les fondements de la société » et comme étant à l’origine de l’extension du VIH et du sida.

Les trois premiers requérants furent condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à des amendes allant de 200 à 2 000 euros (EUR) environ, et le quatrième requérant fut condamné à une mise à l’épreuve.

Article 10

Les requérants ont été condamnés pour agitation contre un groupe national ou ethnique sur le fondement du code pénal suédois. La Cour estime dès lors que l’ingérence dans leur droit à la liberté d’expression était suffisamment claire et prévisible et donc « prévue par la loi » au sens de la Convention. Cette ingérence visait par ailleurs un but légitime, à savoir « la protection de la réputation et des droits d’autrui » (article 10 § 2).

La Cour convient avec la Cour suprême que, même si le but visé par les requérants, à savoir faire naître un débat sur le manque d’objectivité de l’enseignement dispensé dans les établissements suédois, était acceptable, il faut aussi tenir compte de la formulation des tracts. L’homosexualité y était présentée comme une « propension à la déviance sexuelle », comme ayant un « effet moralement destructeur » sur la société et comme étant responsable de l’extension du VIH et du sida. Les tracts en cause alléguaient en outre que le « lobby homosexuel » tentait de minimiser la pédophilie. Sans constituer un appel direct à des actes haineux, ces déclarations revêtent un caractère grave et préjudiciable. La Cour souligne que la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est tout aussi grave que la discrimination fondée sur la race, l’origine ou la couleur.

Tout en reconnaissant aux requérants le droit d’exprimer leurs idées, la Cour suprême a conclu que les déclarations contenues dans les tracts étaient inutilement insultantes. Elle a également insisté sur le fait que les requérants avaient imposé les tracts aux élèves en les déposant sur ou dans leurs casiers. Pour sa part, la Cour note que les élèves se trouvaient à un âge où ils étaient sensibles et impressionnables et que la distribution des tracts s’est produite dans un lycée qu’aucun des requérants ne fréquentait et auquel ils n’avaient pas librement accès.

Trois des requérants furent condamnés à de courtes peines d’emprisonnement avec sursis ainsi qu’à des amendes allant de 200 à 2 000 EUR environ, et le quatrième requérant à une mise à l’épreuve. La Cour estime que ces peines ne sont pas excessives vu les circonstances, étant donné que l’infraction dont ils s’étaient rendus coupables était passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans.

Dès lors, la Cour estime qu’il était raisonnable de la part des autorités suédoises de considérer que l’ingérence dans l’exercice par les requérants du droit à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique à la protection de la réputation et des droits d’autrui. Elle conclut donc à la non-violation de l’article 10.

Article 7

Ayant conclu sous l’angle de l’article 10 que la mesure litigieuse était « prévue par la loi » au sens de la Convention, la Cour juge que le grief tiré par les requérants de l’article 7 est irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

BROSA C. ALLEMAGNE du 17 avril 2014 requête 5709/09

Caractère injustifié d’une injonction interdisant la distribution d’un tract électoral alléguant que l’un des candidats était d’extrême-droite

Le requérant, Ulrich Brosa, a été condamné pour diffamation. Durant une campagne municipale, il a distribué un tract pour dire qu'un adversaire était lié aux mouvements néo nazi. La CEDH a condamné pour disproportion avec le débat d'intérêt public. Les tribunaux avaient demandé le preuve irréfutable alors qu'il n'avait que des présomptions, pourtant suffisantes dans un débat public, lors d'une campagne électorale.

Pendant la campagne des élections municipales d’Amöneburg de 2005, il établit et distribua un tract dans lequel il affirmait que plusieurs organisations néo-nazies étaient actives dans la ville et il appelait à ne pas voter pour l’un des candidats à la mairie, le conseiller municipal F.G., celui-ci étant, selon lui, l’homme de paille d’une association particulièrement dangereuse. Le requérant avait publié un article dans un journal local et, dans le tract, il faisait référence à une lettre que F.G. avait écrite au rédacteur en chef de ce journal en réponse à l’article. Dans cette lettre, F.G. déclarait que, contrairement à ce qu’affirmait l’article, l’association n’était pas d’extrême-droite.

À la demande de F.G., le tribunal de district émit une injonction, qui fut confirmée par un jugement d’août 2005, interdisant au requérant de distribuer le tract et de faire d’autres déclarations de fait qui décriraient F.G. comme un partisan d’organisations néo-nazies. Le tribunal jugea en particulier que la déclaration litigieuse portait atteinte aux droits de la personnalité de F.G., que le requérant n’avait pas apporté de preuves suffisantes à l’appui de son allégation selon laquelle il était l’homme de paille d’une association néo-nazie, et que, dès lors, le requérant ne pouvait pas invoquer à l’appui de ses propos le droit à la liberté d’expression garanti par la Loi fondamentale allemande. Après avoir contesté sans succès cette décision, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale. Le 1er juillet 2008, celle-ci refusa d’examiner son recours constitutionnel.

Article 10

Il ne fait pas controverse entre les parties que l’injonction interdisant la distribution du tract a constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Il n’est pas contesté non plus que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

En ce qui concerne la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10, la Cour observe qu’en distribuant le tract, le requérant participait à un débat public sur l’orientation politique d’une association. Notant que le demandeur à la procédure menée devant les tribunaux allemands, F.G., était conseiller municipal élu et candidat à la mairie à l’époque, elle rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence, les limites de la critique acceptable sont plus larges à l’égard d’un politicien qu’à l’égard d’un particulier. Relevant également que le tract, distribué pendant la campagne des élections municipales, exprimait l’opinion du requérant sur l’adéquation d’un candidat à la fonction de maire, elle conclut qu’il était de nature politique et concernait une question qui était à l’époque d’intérêt public.

Relativement à l’affirmation du requérant selon laquelle l’association en question était une organisation néo-nazie particulièrement dangereuse, la Cour ne peut admettre l’opinion des juridictions allemandes selon laquelle il s’agissait d’une simple allégation de fait. Relevant, en particulier, que le tribunal régional qui a émis l’injonction a souligné que les services de renseignement internes continuaient de surveiller l’association, soupçonnée de tendances extrémistes, elle considère que l’orientation politique de cette association était au coeur d’un débat en cours. Soulignant, par ailleurs, que le terme « néo-nazi » peut évoquer chez ceux qui le lisent différentes notions quant à sa teneur et à sa portée, elle juge qu’il s’inscrit clairement dans un jugement de valeur qu’il n’est pas entièrement possible de prouver. Or, même si les juges allemands ont estimé, en substance, que l’opinion exprimée par le requérant n’était pas dépourvue de base factuelle, ils ont exigé une « preuve concluante » de la véracité de ses allégations, c’est-à-dire un élément d’un caractère probant proche de celui qui est normalement requis pour l’établissement du bien-fondé d’une accusation pénale. De l’avis de la Cour, on ne saurait appliquer un tel degré d’exigence à l’opinion qu’exprime un individu sur une question d’intérêt public. Les juges allemands ont donc exigé un degré de preuve factuelle d’un niveau disproportionné.

En ce qui concerne la deuxième allégation – selon laquelle F.G. aurait été « l’homme de paille » de l’association – la Cour observe que le tract faisait référence à la lettre que F.G. avait écrite au rédacteur en chef en réponse à l’article du requérant. Elle considère donc que cette déclaration s’inscrivait dans le cadre d’un débat en cours, et que le public pouvait s’en rendre compte lui-même.

Or les juges allemands ont interprété l’expression « homme de paille » de manière restrictive, comme si elle signifiait que F.G. savait que l’association était néo-nazie et qu’il souscrivait à cette orientation. Ils ont donc considéré cette affirmation comme une allégation de fait pour laquelle il n’y avait pas de base factuelle suffisante. La Cour ne peut souscrire à cette analyse alors qu’elle a conclu qu’en adressant une lettre au rédacteur en chef, F.G. avait pris part au débat, et que cette circonstance apportait à la déclaration du requérant une base factuelle suffisante. Étant donné que F.G. était un politicien et que les déclarations litigieuses du requérant ont été faites pendant une campagne électorale locale, elle juge que ces déclarations n’ont pas dépassé les limites de la critique acceptable.

La Cour conclut qu’en considérant les déclarations du requérant comme de simples allégations factuelles et en exigeant en conséquence qu’elles soient étayées par des preuves d’un niveau disproportionné, les juges allemands ont manqué à ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu et ils ont fait passer la protection des droits de la personnalité de F.G. avant celle du droit à la liberté d’expression du requérant sans établir auparavant la nécessité de ce choix. Partant, il y a eu violation de l’article 10.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

Un agent général d'assurances ne peut critiquer sa compagnie, mutuelle ou société d'assurance

Cour de Cassation, chambre civile 1, arrêt du 27 novembre 2013, pourvoi n°12-24651 cassation partielle

Vu l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, ensemble l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Attendu que la liberté d'expression est un droit dont l'exercice revêt un caractère abusif dans les cas spécialement déterminés par la loi ;

Attendu que, pour exclure de la réparation des faits de dénigrement commis par M. X... les conséquences dommageables des propos relatés par les quotidiens locaux, l'arrêt retient que ces faits s'analysant en un abus de la liberté d'expression commis par voie de presse, ne relèvent pas de la responsabilité civile de droit commun et ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du code civil ;

Qu'en statuant ainsi, quand elle avait relevé que ces mêmes propos dénigrant l'activité des sociétés Allianz, avaient jeté le discrédit sur leurs produits en incitant une partie de leur clientèle à s'en détourner, ce dont il résultait un abus spécifique de la liberté d'expression, la cour d'appel a violé les textes susvisés, le premier par refus d'application, le second par fausse application

L'EXPRESSION SYNDICALE

Palomo Sánchez et autres c. Espagne requêtes nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06 du 12 septembre 2011

Le licenciement de syndicalistes en raison d’une publication outrageante n’a pas porté atteinte à leur liberté d’expression

Sur la première page du bulletin syndical figurait une caricature qui représentait deux collaborateurs de la société P. accordant une faveur sexuelle au directeur des ressources humaines. Ces deux personnes étaient critiquées dans deux articles, libellés en termes vulgaires, pour avoir témoigné en faveur de la société P. dans le cadre d'une procédure engagée par les requérants. Le bulletin fut diffusé parmi les travailleurs et affiché sur le tableau d’affichage du syndicat situé dans les locaux de la société.

La Cour relève que dans l’affaire des requérants la question de la liberté d’expression se trouve étroitement liée à celle de la liberté d’association dans le contexte syndical.

Toutefois, le grief des requérants porte principalement sur le licenciement dont ils ont fait l’objet pour avoir, en tant que membres de l’organe exécutif d’un syndicat, fait publier et afficher les articles litigieux. Par ailleurs, le Tribunal supérieur de justice de Catalogne a jugé illégitime le licenciement de deux autres syndicalistes, du fait qu’ils se trouvaient en congé maladie au moment de la publication et de la diffusion du bulletin litigieux, ce qui confirme que l’appartenance des requérants au syndicat n’a pas joué un rôle décisif dans leur licenciement. La Cour estime dès lors plus approprié d’examiner les faits sous l’angle de l’article 10, interprété à la lumière de l’article 11.

La question principale en l’espèce est de savoir si l’Etat défendeur était tenu de garantir le respect de la liberté d’expression des requérants en annulant leur licenciement. Les tribunaux internes ont relevé que le droit à la liberté d’expression dans le contexte des relations de travail n’est pas illimité, les caractéristiques de ces relations devant être prises en compte. Pour parvenir à la conclusion que le dessin et les articles étaient offensants pour les personnes concernées, le juge du travail s’est livré à une analyse minutieuse des faits litigieux et du contexte dans lequel les requérants avaient publié le bulletin.

La Cour n’aperçoit aucune raison de remettre en cause les constatations des juridictions internes selon lesquelles le contenu du bulletin était offensant et de nature à nuire à la réputation d’autrui. Elle souligne qu’une distinction claire doit être faite entre critique et insulte, cette dernière pouvant, en principe, justifier des sanctions. Partant, elle estime que les motifs retenus par les juridictions nationales se conciliaient avec le but légitime consistant à protéger la réputation des personnes physiques visées par la caricature et les textes en cause, et que la conclusion selon laquelle les requérants avaient dépassé les bornes de la critique admissible dans le cadre des relations de travail ne saurait être considérée comme infondée ou dépourvue d’une base factuelle raisonnable.

Quant à savoir si la sanction imposée aux requérants, à savoir leur licenciement, était proportionnée au degré de gravité des articles en question, la Cour relève que la caricature et les articles litigieux ont été publiés dans le bulletin de la section syndicale à laquelle appartenaient les requérants, et s’inscrivaient donc dans le cadre d’un conflit opposant les requérants et la société. Toutefois, ils contenaient des critiques et des accusations adressées non pas directement à cette dernière mais à deux autres collaborateurs et au directeur des ressources humaines. La Cour rappelle à cet égard que les limites de la critique admissible sont moins larges à l’égard des particuliers qu’à l’égard des hommes politiques et des fonctionnaires agissant dans l’exercice de leurs pouvoirs.

La Cour ne partage pas la thèse du gouvernement espagnol selon laquelle le contenu des articles litigieux ne soulevait pas de question d’intérêt général. La publication incriminée intervenait dans le cadre d’un conflit du travail au sein de la société envers laquelle les requérants revendiquaient certains droits. Le débat n’était donc pas purement privé ; il s’agissait au moins d’une question d’intérêt général pour les salariés de la société. Pour autant, l’existence d’une telle question ne saurait justifier l’utilisation de caricatures et d’expressions offensantes, même dans le cadre des relations de travail. Les remarques en cause ne constituaient pas une réaction instantanée et irréfléchie dans le cadre d’un échange oral rapide et spontané mais des assertions écrites, affichées publiquement au sein de la société.

Après une mise en balance circonstanciée des intérêts divergents en jeu, illustrée par d’amples références à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel relative au droit à la liberté d’expression dans les relations de travail, les juridictions internes ont entériné les sanctions imposées par l’employeur et ont estimé que le comportement en question ne relevait pas directement de l’activité syndicale des requérants mais contrevenait au principe de la bonne foi dans les relations de travail. À l’instar des juridictions internes, la Cour estime que pour pouvoir prospérer, les relations de travail doivent se fonder sur la confiance entre les personnes. Si cette exigence n’implique pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur, certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail. Une atteinte à l’honorabilité des personnes faite par voie d’expressions grossièrement insultantes ou injurieuses au sein du milieu professionnel revêt, en raison de ses effets perturbateurs, une gravité particulière, susceptible de justifier des sanctions sévères.

Dans les circonstances, la Cour estime que le licenciement dont les requérants ont fait l’objet n’était pas une sanction manifestement disproportionnée ou excessive, de nature à exiger que l’État y portât remède en l’annulant ou en y substituant une sanction moins sévère. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 10, lu à la lumière de l’article 11.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES TULKENS, DAVÍD THÓR BJÖRGVINSSON, JOČIENĖ, POPOVIĆ ET VUČINIĆ

1.  Nous ne partageons pas la décision de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 10 de la Convention, lu à la lumière de l’article 11. Au travers des circonstances concrètes de cette affaire, des questions de principe importantes se posent en termes de contenu et d’étendue de la liberté d’expression dans le cadre de la relation de travail et de la liberté d’expression syndicale.

2.  Rappelons brièvement les faits car ils sont importants pour saisir la portée et l’enjeu du débat.

Les requérants travaillaient comme livreurs pour une société de boulangerie industrielle. Ils avaient engagé contre celle-ci des procédures auprès des juridictions du travail tendant à voir reconnaître leur statut de travailleurs salariés (et non de livreurs commerciaux ou non salariés), afin d’être intégrés au régime correspondant de la Sécurité sociale. Dans le cadre de ces procès, des représentants d’un comité de livreurs non salariés de la société avaient témoigné contre les requérants. En 2001, les requérants créèrent le syndicat Nueva Alternativa Asamblearia (N.A.A.) pour défendre leurs intérêts et ceux des autres livreurs face aux pressions de la société pour qu’ils renoncent à leur statut de salariés qui leur avait été reconnu par les juridictions du travail. Les requérants n’étaient pas des représentants syndicaux, compte tenu du fait qu’au moment des licenciements il n’y avait pas eu d’élections syndicales au sein de la société depuis 1991, mais ils avaient intégré la commission exécutive du syndicat N.A.A. et le premier requérant était délégué syndical.

Le bulletin mensuel d’information du syndicat de mai 2002 annonçait le jugement rendu en avril 2002 par le juge du travail no 13 de Barcelone qui avait accueilli les prétentions des requérants condamnant la société à leur verser certains montants relatifs aux salaires dont elle était débitrice. Sur la couverture du bulletin, une caricature satirique visait le directeur des ressources humaines de la société acceptant des faveurs sexuelles en échange d’avantages octroyés à certains travailleurs. A l’intérieur du bulletin, deux articles critiquaient violemment deux personnes, appartenant à la même société mais représentant un comité de livreurs non salariés, accusées d’avoir « vendu les autres travailleurs et abandonné leur dignité pour conserver leur poste ».

Le 3 juin 2002, les requérants furent licenciés sur-le-champ pour faute grave, en l’occurrence l’atteinte à l’honneur des personnes visées, sur le fondement de l’article 54 § 1 du Statut des travailleurs, qui permet de mettre un terme au contrat de travail en cas de non-respect grave et coupable par le travailleur de ses obligations. Selon l’article 54 § 2 c), constituent une faute grave « les offenses verbales ou physiques à l’employeur ou aux personnes qui travaillent au sein de l’entreprise ou aux membres de leurs familles ou qui cohabitent avec eux ». Leur syndicat N.A.A. fut également supprimé.

3.  A juste titre, la Cour note d’emblée que « les faits de la cause sont tels que la question de la liberté d’expression se trouve étroitement associée à celle de la liberté d’association dans le contexte syndical » (paragraphe 52 de l’arrêt, al. 1). Toutefois, par après, elle s’oriente dans une autre direction et évacue, de manière artificielle, la dimension syndicale de l’affaire. Elle prend à son compte la position des juridictions internes qui « n’ont pas considéré comme démontré que les licenciements auraient eu pour cause l’appartenance des requérants audit syndicat » et, tout en la nuançant légèrement, confirme « que l’appartenance des requérants au syndicat n’a pas joué un rôle décisif dans le licenciement des requérants » (ibid., al. 2).

4.  La Cour choisit dès lors comme angle d’examen principal l’article 10 de la Convention, même si elle précise que cette disposition sera interprétée à la lumière de l’article 11 (1). Toutefois, cet éclairage annoncé se révèle concrètement illusoire, voire théorique. En effet, autant dans son appréciation des faits que dans la mise en balance des intérêts, la majorité ne tient quasiment pas compte du fait que les requérants étaient membres d’un syndicat ni qu’ils exprimaient des revendications en matière professionnelle et sociale ; en outre, le litige en cause se situait au cœur même d’un débat relatif à la liberté syndicale puisqu’il opposait non seulement un syndicat à l’employeur mais aussi deux syndicats entre eux.

5.  Le droit à la liberté syndicale ne peut être dissocié du droit à la liberté d’expression et d’information. Et, à son tour, la liberté d’expression syndicale est unanimement considérée comme un aspect essentiel et indispensable du droit syndical, une condition nécessaire à la réalisation des objectifs des associations et des syndicats, comme il ressort très clairement des documents de l’Organisation internationale du travail et de la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme cités par l’arrêt de la Grande Chambre comme textes pertinents (paragraphes 21 et suivants de l’arrêt). Pour reprendre les termes de M. O’Boyle, «on peut considérer que la liberté d’expression est l’oxygène d’où les droits liés à la liberté d’association tirent leur vitalité» (2). Nous pensons avec d’autres que «dans la mesure où les syndicats jouent un rôle important en ce qu’ils expriment et défendent des idées d’intérêt public en matière professionnelle et sociale, leur liberté d’émettre des opinions mérite un degré de protection élevé» (3).

6.  Sans prétendre que les licenciements trouvaient leur cause dans l’appartenance syndicale des requérants, il est certain que la caricature et les articles litigieux dans le bulletin syndical avaient une coloration syndicale et ils devaient dès lors être appréciés au regard du conflit social existant au sein de l’entreprise ainsi que du contexte dans lequel ils ont été publiés.

7.  Certes, il n’y a pas, à ce jour, de jurisprudence spécifique de la Convention mettant en rapport le droit à la liberté syndicale, dans son aspect «droit à ce qu’il [le syndicat] soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts» (4), avec la liberté d’expression. Nous pensons cependant que la jurisprudence applicable à la liberté d’expression dans le contexte de la presse peut être d’application, mutatis mutandis et avec toutes les précautions nécessaires, aux cas comme celui de l’espèce. En effet, une fonction similaire à celle de «chien de garde» de la presse est exercée par un syndicat qui agit au nom des travailleurs de l’entreprise pour assurer la défense de leurs intérêts professionnels et sociaux. Dans l’arrêt Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie du 27 mai 2004, la Cour a étendu aux groupements de protection de l’environnement le statut privilégié réservé à la presse. Il en va de même en ce qui concerne des associations dans l’arrêt Mamère c. France du 7 novembre 2006.

8.  Cela étant, il va de soi que la liberté d’expression tout comme la liberté d’expression syndicale ne sont pas illimitées et que leur exercice est soumis aux mêmes limitations et restrictions nécessaires dans une société démocratique.

9.  Au regard de l’article 10 de la Convention, l’affaire doit être examinée sous l’angle des obligations positives susceptibles d’incomber à l’État défendeur afin de garantir aux requérants la jouissance du droit à la liberté d’expression, la mesure contestée par les requérants, à savoir leur licenciement, n’ayant pas été prise par une autorité étatique mais par une société privée. La question qui se pose est celle de savoir si la sanction disciplinaire de licenciement des requérants pour faute grave, entraînant la perte immédiate et définitive de leur emploi, répondait à un « besoin social impérieux » et était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier étaient « pertinents et suffisants ». Nous ne le pensons pas, même si nous pouvons admettre comme but légitime la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

10.  Dans la mise en balance de la liberté d’expression et du droit à l’honneur et à la réputation des personnes visées, la Cour reprend entièrement et quasi-textuellement les constatations des juridictions internes qui ont estimé, sans prendre en compte l’article 10 de la Convention, que la caricature et les articles litigieux étaient offensants et portaient atteinte à l’honorabilité des individus en cause et de la société (paragraphe 65 de l’arrêt). A aucun moment, la Cour n’examine concrètement si ceux-ci dépassent la limite des propos qui « choquent, heurtent et inquiètent » et qui sont protégés par l’article 10 de la Convention comme expression du pluralisme, de la tolérance et de l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique. C’est justement lorsqu’on présente des idées qui heurtent et choquent que la liberté d’expression est la plus précieuse (5).

11.  En ce qui concerne le dessin de couverture, il s’agit d’une caricature, certes vulgaire et d’un goût douteux, mais qui doit être considérée pour ce qu’elle est, à savoir une figure satirique. Dans d’autres affaires, notre Cour a reconnu le caractère satirique d’une expression, d’une publication ou d’une caricature (6). En refusant de prendre ce caractère en compte en l’espèce, l’arrêt donne l’étrange impression de placer la liberté d’expression syndicale à un rang inférieur à celui de la liberté artistique et de la traiter de manière plus rigoureuse (7).

12.  Par ailleurs, quant au contenu des textes litigieux, qui sont sans nul doute rudes et grossiers, ils doivent être appréciés au regard du conflit social existant au sein de l’entreprise. Les vives critiques n’étaient pas relatives à l’intimité des personnes ou à d’autres droits liés à leur vie privée. Elles portaient exclusivement sur le rôle de certains collègues dans le conflit social et sur leur attitude professionnelle dans la controverse juridique liée au respect des droits légalement reconnus aux travailleurs. C’était d’ailleurs la promotion et la protection de ces droits qui avait été la raison essentielle de la création du syndicat. A cet égard, ces critiques ne nous semblent pas de nature à causer un préjudice « à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée » (A. c. Norvège, arrêt du 9 avril 2009, § 64). Il est d’ailleurs significatif de constater qu’il ne ressort pas du dossier que les personnes visées par les propos offensants des requérants aient engagé des actions judiciaires pour diffamation ou injures à l’encontre des requérants, comme c’était le cas dans l’affaire Fuentes Bobo c. Espagne (8).

Ainsi, la couverture du bulletin faisait référence au fait que certains représentants de l’association avaient témoigné en faveur de l’entreprise et que, en échange, ils avaient reçu des avantages. Dans l’article incriminé « Témoins ... de qui ? D’eux-mêmes », la même question était abordée, certes dans des termes ironiques et excessifs, faisant valoir que les témoins ne jouent pas leur rôle de défense de l’intérêt des personnes comme les membres de l’association professionnelle dont ils sont eux-mêmes les représentants.

13.  Au paragraphe 74 de l’arrêt, pour asseoir son évaluation, la Cour relève « outre le caractère injurieux de la caricature et des textes en cause, le fait que ceux-ci étaient destinés plus à attaquer des collègues pour avoir témoigné en justice qu’à promouvoir une action syndicale à l’égard de l’employeur ». A nouveau, la Cour dissocie les textes litigieux de leur contexte, l’action syndicale ayant précisément été suscitée par les témoignages en justice des membres de l’autre comité (cf. supra, 2.). Par ailleurs, pareille affirmation – dont on peut se demander si elle rentre bien dans la compétence de la Cour – relève de la spéculation et laisse transparaître une relative méconnaissance de l’action syndicale, voire une certaine méfiance à l’endroit de celle-ci.

14.  Tout comme la chambre, la Grande Chambre insiste sur le fait que les caricatures et les articles offensants « ne constituaient pas une réaction instantanée et irréfléchie dans le cadre d’un échange oral rapide et spontané, ce qui est le propre des excès verbaux. Il s’agissait au contraire d’assertions écrites, publiées en toute lucidité et affichées publiquement au sein de la société P. » (paragraphe 73 de l’arrêt). Cette appréciation permet en fait à la Cour de distinguer la présente affaire de l’arrêt Fuentes Bobo c. Espagne du 29 février 2000 où il s’agissait d’assertions orales prononcées lors d’émissions de radio et en direct, ce qui avait ôté la possibilité aux requérants de les reformuler, de les corriger voire de les retirer avant qu’elles ne soient rendues publiques (9). Le caractère relativement artificiel de cette distinction, précisément dans le contexte de la relation de travail, peut faire craindre que le présent arrêt ne constitue une régression par rapport à l’arrêt Fuentes Bobo concernant le licenciement d’un journaliste en raison de vives critiques lors d’une émission de radio et où la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention dans le cadre d’un conflit de travail.

15.  Pour ce qui est de la gravité de la sanction, les requérants se sont vus infliger la sanction maximale prévue par le Statut des travailleurs, à savoir la résiliation définitive du contrat de travail, sans préavis, sans avertissement et sans indemnisation. Il est incontestable que cette sanction est la plus sévère des sanctions qui puisse atteindre des travailleurs, alors que d’autres sanctions disciplinaires, moins lourdes et plus appropriées, auraient pu / dû être envisagées, comme la Cour le reconnaît dans l’arrêt Fuentes Bobo (10).

16.  Il faut relever aussi que les requérants ont été licenciés pour non-respect grave et coupable de leurs obligations, bien que les « offenses » commises par écrit ne soient pas expressément énoncées à l’article 54 § 2 du Statut des Travailleurs, qui ne se réfère qu’aux « offenses orales ou physiques envers l’employeur ou les personnes travaillant dans l’entreprise (...) » parmi les cas susceptibles d’être considérés comme inexécution contractuelle. En tout état de cause, la sanction à infliger dépendait de la qualification comme « grave » par l’employeur de la conduite en cause en l’espèce et, dès lors, de la volonté de ce dernier de mettre fin aux contrats de travail des requérants, dans la mesure où l’article 54 § 1 du Statut de travailleurs n’impose pas impérativement le licenciement pour ce cas de figure mais en prévoit seulement la possibilité.

17.  Le choix d’une sanction aussi lourde infligée aux membres d’un syndicat qui agissent pour leur propre compte mais aussi pour la défense des intérêts d’autres travailleurs est susceptible d’avoir, de façon générale, un « effet dissuasif » (chilling effect) sur la conduite des syndicalistes face à l’employeur et de constituer une atteinte directe à la raison d’être d’un syndicat (11). A cet égard, il faut relever que la simple menace de renvoi impliquant la perte des moyens d’existence a été qualifiée dans la jurisprudence de la Cour comme une forme très grave de contrainte touchant à la substance même de la liberté d’association telle que la consacre l’article 11 (Young, James et Webster c. Royaume-Uni, arrêt du 13 août 1981, § 55).

18.  Enfin, la majorité n’hésite pas à affirmer que certaines manifestations du droit à la liberté d’expression qui pourraient être légitimes dans d’autres contextes ne le sont pas dans le cadre de la relation de travail. Et elle ajoute : « De plus, une atteinte à l’honorabilité des personnes faite par voie d’expressions grossièrement insultantes ou injurieuses au sein du milieu professionnel revêt, en raison de ses effets perturbateurs, une gravité particulière, susceptible de justifier des sanctions sévères. Ceci amène la Cour à estimer que, dans les circonstances particulières de la présente espèce, le licenciement dont les requérants ont fait l’objet n’était pas une sanction manifestement disproportionnée ou excessive, de nature à exiger que l’État y portât remède en l’annulant ou en y substituant une sanction moins sévère » (paragraphes 76 et 77 de l’arrêt). Nous sommes perplexes devant une telle affirmation.

Tout d’abord, l’argument des troubles éventuels sur les lieux de travail est un argument qui a été invoqué traditionnellement pour justifier davantage de protection de la liberté d’expression et non pas moins de protection. «Many people, (...) economically dependent as they are upon their employer, hesitate to speak out not because they are afraid of getting arrested, but because they are afraid of being fired. And they are right.» (12).

Ensuite, cette singulière prise de position de la Cour néglige à nouveau la dimension sociale de la situation en cause et nous paraît détachée de la réalité actuelle. Le licenciement pour faute grave immédiat et définitif a tout simplement privé les requérants de leurs moyens d’existence. En termes de proportionnalité, peut-on raisonnablement aujourd’hui, dans la situation généralisée de crise de l’emploi qui affecte de nombreux pays et en termes de paix sociale, comparer les éventuels effets perturbateurs des textes litigieux au sein de la société à la mise définitive à l’écart et dès lors à la précarisation des travailleurs ? Nous ne le pensons pas.

19.  En conclusion, au vu de ce qui précède, de l’interdépendance des libertés d’expression et d’association, du contexte social et professionnel dans lequel les faits se sont produits, de la gravité de la sanction, de son effet dissuasif et de son caractère disproportionné, nous estimons que l’ingérence en question ne répondait pas à un « besoin social impérieux », qu’elle ne saurait passer pour « nécessaire dans une société démocratique » et se révèle manifestement disproportionnée aux objectifs poursuivis. Il y a donc une violation de l’article 10 de la Convention, lu à la lumière de l’article 11.

Frédéric Fabre souscrit à cette opinion dissidente. Si la caricature n'avait pas un caractère pornographique, la CEDH aurait choisi une autre décision.

1. Il est certain que les deux libertés garanties respectivement par l’article 10 et l’article 11 de la Convention entretiennent des liens étroits. Il semble cependant que notre Cour manque encore de cohérence dans la manière dont elle traite les affaires où sont invoquées ensemble ces deux dispositions. En examinant la jurisprudence, on constate que la Cour a examiné la plupart de ces affaires sous l’angle de l’article 11, disposition qualifiée de lex specialis par rapport à l’article 10, lex generalis ; elle a cependant aussi examiné des affaires similaires au cas présent sous le seul angle de l’article 10.

2. M. O’Boyle, « Right to Speak and Associate under Strasbourg Case-Law with Reference to Eastern and Central Europe », Conn. J. Int’l L., vol. 8, 1993, p. 282.

3. J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « La liberté d'expression syndicale, parent pauvre de la démocratie », Rec. Dalloz, 2010, p. 1456. Voy. aussi D. Voorhoof et J. Englebert, « La liberté d’expression syndicale mise à mal par la Cour européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., n° 83, 2010, p. 743.

4. Cour eur. D.H., arrêt Syndicat national de la police belge c. Belgique du 27 octobre 1975, § 39.

5. Cour eur. D.H., arrêt Women On Waves et autres c. Portugal du 3 février 2009, § 42.

6. Cour eur. D.H., arrêt Sokolowski c. Pologne du 29 mars 2005 ; Cour eur. D.H., arrêt Ukrainian Media Group c. Ukraine du 29 mars 2005 ; Cour eur. D.H., arrêt Wirtschafts-Trend Zeitschriften-Verlags GmbH (nº 3) c. Autriche du 13 décembre 2005 ; Cour eur. D.H., arrêt Alinak c. Turquie du 4 mai 2006 ; Cour eur. D.H., arrêt Klein c. Slovaquie du 31 octobre 2006 ; Cour eur. D.H., arrêt Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche du 22 février 2007 ; Cour eur. D.H., arrêt A.S. Diena et Ozolins c. Lettonie du 12 juillet 2007 ; Cour eur. D.H., arrêt Cihan Öztürk c. Turquie du 9 juin 2009 ; Cour eur. D.H., arrêt Bodrozic et Vuijn c. Serbie du 23 juin 2009 ; Cour eur. D.H, arrêt Kulis et Rozycki c. Pologne du 6 octobre 2009 ; Cour eur. D.H., arrêt Alves Da Silva c. Portugal du 20 octobre 2009. Voy. aussi, Cour eur. D.H., arrêt Vereinigung Demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche du 19 décembre 1994.

7. J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « La liberté d'expression syndicale, parent pauvre de la démocratie », op. cit.

8. Cour eur. D.H., arrêt Fuentes Bobo c. Espagne du 29 février 2000, § 48.

9. Ibid., § 46.

10. Ibid., §§ 49-50.

11. Sur l’effet dissuasif manifeste que la crainte de sanctions emporte pour l’exercice par les journalistes de leur liberté d’expression, voir, mutatis mutandis, Cour eur. D.H. (GC), arrêt Wille c. Liechtenstein du 28 octobre 1999, § 50 ; Cour eur. D.H., arrêt Nikula c. Finlande du 21 mars 2002, § 54 ; Cour eur. D.H., arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, § 39 ; Cour eur. D.H., arrêt Elci et autres c. Turquie du 13 novembre 2003, § 714.

12. I. Glasser, « You Can Be Fired for Your Politics », Civil Liberties, n° 327, avril 1979, p. 8.

Arrêt Vellutini et Michel C. France du 6 octobre 2011 requête 32820/09

L'invective politique dans le cadre du mandat syndical fait partie intégrante du droit à la liberté d'expression

32.  La Cour indique d’emblée qu’elle examinera ce grief sous l’angle de l’article 10 de la Convention, disposition pertinente en l’espèce. Pour autant, elle considère qu’il y a lieu de tenir compte du fait que les déclarations des requérants ont été tenues en leur qualité de responsables d’un syndicat, en rapport avec la situation professionnelle de l’un de ses membres. A ce titre, la Cour rappelle que le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 constitue l’un des principaux moyens permettant d’assurer la jouissance effective du droit à la liberté de réunion et d’association consacré par l’article 11 (voir, mutatis mutandis, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 44, CEDH 1999-VIII). Ceci vaut particulièrement dans le domaine syndical.

33.  La Cour relève ensuite que la condamnation des requérants pour des faits qualifiés de « diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public » constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression.

34.  Elle constate en outre qu’une telle ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 23 et 29 à 31 de la loi du 29 juillet 1881, dans lesquels l’infraction pour laquelle les requérants ont été condamnés trouve son fondement. En outre, cette ingérence poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui, prévu par l’article 10 § 2 de la Convention.

35.  Il reste donc à la Cour à déterminer si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but, c’est-à-dire si, à la lumière des principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, parmi de nombreux autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007-XI, Mamère c. France, no 12697/03, § 19, CEDH 2006-XIII, et Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, §§ 51 et 55, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII), elle répondait à un « besoin social impérieux ».

36.  A cet égard, la Cour observe que si les propos des requérants ne relèvent pas de la critique générale d’une politique municipale, il s’agit de la mise en cause par les représentants d’un syndicat du rôle d’un élu en sa qualité d’employeur. A ce titre, ils répondent à l’intérêt légitime du public pour la gestion des collectivités publiques et le fonctionnement des services qui leur sont rattachés. La Cour note d’ailleurs que la polémique dans laquelle s’inscrivent les propos litigieux a eu un impact significatif sur le fonctionnement du service public concerné, et au-delà, de la commune, compte tenu des personnes impliquées, en premier lieu le maire. Celui-ci a donné une résonance particulière à cette affaire en l’évoquant à deux reprises dans le bulletin municipal diffusé à la population communale, la seconde publication lui ayant même été exclusivement consacrée. Le fait, mentionné par l’élu, que cette polémique ait été relatée par la presse témoigne également d’un retentissement certain dans l’opinion publique locale.

37.  Dès lors, les propos litigieux trouvent leur place dans un débat d’intérêt public, domaine dans lequel la Convention ne laisse guère de place à des restrictions au droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Brasilier c. France, no 71343/01, § 41, 11 avril 2006). Pour autant, et malgré leur qualité de représentants d’un syndicat, il appartenait aux requérants de veiller à ce que leurs propos s’inscrivent dans les limites de ce droit, et notamment dans l’intérêt de la « protection de la réputation et des droits d’autrui » (Nilsen et Johnsen, précité, § 47). Il s’agit donc de déterminer s’ils ont franchi les limites de la critique admissible.

38.  De ce point de vue, la Cour observe que le maire, bien que parfaitement identifiable, n’était pas nommément désigné dans le tract, lequel ne contenait aucune allégation d’ordre privé, les requérants se bornant à critiquer celui-ci dans le cadre de ses fonctions (voir, entre autres, Papaianopol c. Roumanie, no 17590/02, § 34, 16 mars 2010, et Sabou et Pircalab c. Roumanie, no 46572/99, § 39, 28 septembre 2004). Or les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (voir, entre autres, Brasilier, précité, § 41, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103).

39.  Au demeurant, les propos des requérants, s’ils ne sont pas exempts d’une certaine virulence, s’inscrivent pleinement dans le contexte d’un débat local présentant une réelle vivacité. Ils visent en particulier à répondre à la mise en cause publique, par l’élu, du comportement professionnel, et même personnel, d’une adhérente de leur syndicat. Partant, s’ils relèvent à la fois de déclarations de fait, notamment s’agissant de déclarations ou d’attitudes prêtées au maire, et de jugements de valeur, ils ne constituent pas une attaque gratuite contre ce dernier mais un élément du débat d’intérêt général qu’il a suscité (voir, mutatis mutandis, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV). Dans ce cadre, il est permis aux requérants, comme à toute personne qui s’engage dans un débat public, de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire d’être quelque peu immodéré dans leurs propos (Mamère, précité, § 25). De surcroît, la Cour rappelle que dans ce domaine l’invective politique déborde souvent sur le plan personnel : ce sont là les aléas du jeu politique et du libre débat d’idées, garants d’une société démocratique (Renaud c. France, no 13290/07, § 39, 25 février 2010, Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 34, CEDH 2000-X, et Almeida Azevedo c. Portugal, no 43924/02, § 30, 23 janvier 2007). Par ailleurs, la Cour estime que les propos litigieux n’ont pas revêtu un caractère vexatoire et blessant qui aurait excédé les limites convenables de la polémique syndicale (voir, a contrario, Palomo Sanchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 67, 12 septembre 2011).

40.  Il reste qu’une telle attaque peut se révéler excessive en l’absence de toute base factuelle (ibidem, et, entre autres, Brasilier, précité, § 36). A cet égard, la Cour note que les requérants ont proposé de faire valoir une offre de preuves devant les juridictions internes, laquelle a été refusée pour des motifs d’ordre procédural. Cependant, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de spéculer sur les effets de cette offre si elle avait été acceptée, mais uniquement de vérifier si les juridictions internes ont justifié leur condamnation de manière pertinente (Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 46, 5 février 2009).

41.  Or, la Cour estime que ces juridictions ont, avant toute autre considération, analysé le contenu du tract litigieux au regard du ton employé par ses auteurs, sans replacer les propos tenus par les requérants dans le contexte de la polémique véhémente qui les opposait au maire. Pourtant, la Cour observe que ce tract se voulait conçu comme une réponse aux déclarations faites publiquement dans le bulletin municipal par l’élu sans qu’une possibilité de réponse ait été ménagée à la personne qu’ils visaient ou à ses représentants. Dès lors, la Cour considère qu’il ne pouvait être exigé des requérants de se référer avec plus de précision qu’ils ne le faisaient aux procédures qu’ils évoquaient, alors même que ces allusions renvoyaient à des instances justement mentionnées par le maire. S’agissant des autres éléments relatés par les requérants, la Cour estime que ces derniers n’étaient pas, en leur qualité de dirigeants syndicaux, tenus de faire preuve de la même rigueur que celle exigées des journalistes. De surcroît, la Cour remarque que ces éléments s’inscrivaient pleinement dans leur stratégie de réponse au maire, qui imputait lui-même à la policière municipale un comportement grave sans étayer sa démonstration outre mesure. En tout état de cause, s’ils n’ont pas respecté les règles procédurales régissant l’offre de preuve, les requérants ont constamment plaidé leur bonne foi, affirmant de manière détaillée qu’ils disposaient d’éléments suffisamment sérieux pour croire légitimement en leur véracité. Dès lors, les propos des requérants n’étaient pas dépourvus de toute base factuelle.

42.  Par ailleurs et au regard de ce qui précède, la Cour ne considère pas qu’en l’espèce les expressions utilisées par les requérants relèvent d’une animosité personnelle manifeste, s’inscrivant au contraire dans les limites de la critique admissible s’agissant de représentants syndicaux engagés dans un débat d’intérêt général.

43.  Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). En l’espèce, les requérants se sont vu infliger une amende de 1 000 EUR chacun, outre une condamnation solidaire à payer 5 000 EUR de dommages-intérêts. Au vu des faits reprochés aux requérants, la Cour estime que pareille condamnation doit être considérée comme étant disproportionnée.

44.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression en leur qualité de représentants syndicaux n’était pas nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10.

45. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

COUR DE CASSATION FRANCAISE

LE DROIT D'EXPRESSION DES SALARIES DE L'ENTREPRISE

Cour de Cassation, chambre sociale, arrêt du 23 septembre 2015, pourvoi n° 14-14021 cassation

Vu l'article L. 1121-1 du code du travail ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que M. X..., engagé le 31 août 1987 par l'association Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (CISME), exerçant en dernier lieu les fonctions de délégué général, a été licencié pour cause réelle et sérieuse par lettre du 10 septembre 2009 ;

Attendu que pour dire le licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse, l'arrêt retient que les propos litigieux ne peuvent ressortir d'une liberté d'expression telle que revendiquée mais caractérisent un manquement à l'obligation de loyauté dès lors qu'en sa qualité de délégué général du CISME, le salarié ne pouvait dénoncer celui des adhérents dont cette association représentait les intérêts et opposer ainsi un service de santé aux autorités publiques, qu'un tel comportement présente de graves contradictions avec les fonctions confiées à l'intéressé ;

Qu'en statuant ainsi sans caractériser l'existence, par l'emploi de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, d'un abus dans l'exercice de la liberté d'expression dont jouit tout salarié, la cour d'appel a violé le texte susvisé

L'EXPRESSION D'UN EXPERT, MAGITRAT, JUGE,

AVOCAT, NOTAIRE OU MANDATAIRE JUDICIAIRE

MANOLE c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA du 18 juin 2023 Requête n° 26360/19

Art 10 • Liberté d’expression • Révocation d’une juge par le Conseil supérieur de la magistrature pour avoir dévoilé en résumé à un journaliste les raisons de son opinion dissidente après le prononcé du dispositif de la décision, mais avant la publication de son texte intégral et de l’opinion dissidente • Devoir de réserve d’un juge lui imposant de ne pas dévoiler les motifs d’une décision avant leur accessibilité au public • Révocation, seule sanction disponible en droit interne • Sanction très lourde • Examen de la proportionnalité n’ayant pas porté sur la gravité de la sanction choisie parmi une échelle des sanctions disponibles par rapport à la teneur et au contexte des propos litigieux • Normes pertinentes de la jurisprudence de la Cour inappliquées par les autorités internes

CEDH

  a) Principes généraux

48.  La Cour rappelle que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt, précité, § 53). La Cour a admis qu’il était légitime pour l’État d’imposer aux membres de la fonction publique, en raison de leur statut, un devoir de réserve, mais elle a dit aussi qu’il s’agissait néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficiaient de la protection de l’article 10 de la Convention (ibidem, et Guja, précité, § 70). Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but mentionné plus haut (Baka, précité, § 162, et les références qui y sont citées).

49.  La Cour rappelle ensuite que, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, cette approche s’applique également en cas de restriction touchant la liberté d’expression d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, même si les magistrats ne font pas partie de l’administration au sens strict. La Cour a reconnu que l’on est en droit d’attendre des magistrats qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (BakaEminağaoğlu c. Turquie, no 76521/12, § 121, 9 mars 2021).

50.  La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission. C’est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 59, 5 février 2009). Cette discrétion doit les amener à ne pas utiliser la presse, même pour répondre à des provocations. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 100, 13 novembre 2008).

51.  Parallèlement, la Cour a aussi souligné que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression d’un juge se trouvant dans une telle situation. De plus, il y a lieu de rappeler que les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général. Or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10. Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet. Dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs peuvent concerner des sujets très importants dont le public a un intérêt légitime à être informé et qui relèvent du débat politique (Baka, précité, § 165).

52.  Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10, ainsi que la nature et la lourdeur de la sanction infligée (voir, mutatis mutandis, Kudeshkina, précité, § 83, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, CEDH 2015). En effet, les ingérences dans la liberté d’expression risquent d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (Guja, précité, § 95, et Miroslava Todorova c. Bulgarie, no 40072/13, § 170, 19 octobre 2021).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

  1. Sur l’existence d’une ingérence

53.  La Cour observe que les parties ne contestent pas que la révocation de la requérante ayant résulté de la décision par laquelle le CSM a déclaré la conduite de l’intéressée incompatible avec la fonction de juge représente une ingérence dans l’exercice par elle de sa liberté d’expression. Elle estime pourtant utile d’aborder elle aussi cette question.

54.  Renvoyant aux critères définis dans la jurisprudence pertinente (voir, entre autres, Miroslava Todorova, précité, §§ 153-156, et les affaires qui y sont citées), la Cour rappelle devoir apprécier la portée des mesures prises contre la requérante en les replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente. À cette fin, elle tient compte des raisons invoquées par les autorités y compris, le cas échéant, dans les instances de recours subséquentes pour justifier les mesures en cause et doit néanmoins procéder à une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits dans leur ensemble et des observations des parties. La Cour doit notamment tenir compte de la manière dont les événements pertinents se sont enchaînés dans le temps plutôt que séparément comme des incidents distincts.

55.  En l’espèce, la Cour observe que, dans la procédure en cause, la Cour suprême était appelée à examiner le recours formé par la requérante contre la décision du 4 juillet 2017 rendue par le CSM, lequel avait sanctionné l’intéressée pour une multitude de faits reprochés. Il s’agissait des faits révélés dans les avis du service de sécurité et dans une note informative d’un juge inspecteur, ainsi que des motifs soulevés d’office par le CSM. Ils concernaient, entre autres, les répercussions sur le statut de l’intéressée de la procédure pénale engagée contre elle à la suite de l’affaire dite du « référendum républicain constitutionnel » qui a précédé de peu toutes les autres investigations et procédures la visant (paragraphe 20 ci-dessus). Tout en gardant cette image en toile de fond, la Cour observe que, telle que maintenue par la Cour suprême dans sa décision du 19 novembre 2018, la révocation de la requérante ne sanctionnait que le fait d’avoir communiqué à la chaîne Journal TV le résumé des motifs de son opinion dissidente. S’agissant de la sanction ayant visé la communication de l’information en question à cette chaîne en vue de la diffuser, la Cour considère qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante d’un droit qui apparaît comme protégé par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, §§ 79-80, 26 février 2009). Le fait que les autorités internes aient conclu, en raison du moment où la requérante a communiqué cette information et de la manière dont elle l’a communiquée, que la conduite de l’intéressée était incompatible avec la fonction publique de juge ne change rien à ce constat. Il reste donc à vérifier si cette ingérence était justifiée au regard du deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention.

  1. « Prévue par la loi »

56.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi d’autres, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 142, 27 juin 2017). Elle renvoie aussi aux principes établis à cet égard en matière de protection contre les atteintes arbitraires des puissances publiques et de son rôle limité, subsidiaire aux tribunaux internes, pour contrôler le respect du droit interne (voir, parmi bien d’autres arrêts, NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC], no 28470/12, §§ 159-60, 5 avril 2022, et Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI).

57. Nul ne conteste qu’en l’espèce l’ingérence en cause avait une base légale, à savoir l’article 8 §§ 3 et 31 ainsi que l’article 25 de la loi no 544/1995, ni qu’elle était accessible, mais concernant sa prévisibilité la requérante considère que la loi no 178/2014 prévoyant des garde-fous en matière disciplinaire aurait dû lui être appliquée comme pour toute transgression des règles et interdictions commise par les juges.

58.  La Cour observe que le contenu des articles susmentionnés était suffisamment descriptif pour permettre à la requérante, juge de profession, d’envisager les conséquences possibles de leur transgression. Le fait qu’il n’y ait pas eu de précédent en ce qui concerne l’application de ces dispositions à une situation similaire ne remet pas en cause en tant que telle la prévisibilité de leurs effets (voir, mutatis mutandis, Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, §§ 94 et 97, 20 janvier 2020), d’autant plus qu’à l’époque des faits reprochés tant la loi no 544/1995 appliquée en l’espèce que la loi no 178/2014 invoquée par l’intéressée prévoyaient que la révocation était la seule sanction applicable aux juges qui auraient méconnu les interdictions qui leur étaient imposées en matière de communication (paragraphes 32 et 37 ci-dessus).

59.  Certes, à la lecture des dispositions pertinentes des deux lois susmentionnées traitant des incompatibilités et interdictions auxquelles les juges sont soumis, ainsi que de l’article 221 § 2 c) de la loi no 947/1996 et de la décision du 19 novembre 2018 rendue par la Cour suprême, la Cour note que le CSM jouit d’une marge de manœuvre étendue quant au choix de la procédure administrative – directe ou disciplinaire – à engager contre un juge soupçonné d’avoir méconnu ces dispositions (paragraphes 29 et 34 in fine ci‑dessus). Néanmoins, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur d’un État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont en conformité avec la Convention (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I). Tout en exprimant ses réserves quant à l’étendue du pouvoir du CSM de choisir la procédure, et implicitement ses garanties et garde-fous, par le biais de laquelle un même comportement – à savoir la communication d’informations par un juge en méconnaissance des dispositions susmentionnées - pouvait être examiné et sanctionné, la Cour considère que la question des garanties procédurales et celle de la seule sanction disponible en droit interne infligée aux juges qui auraient méconnu ces dispositions concernent essentiellement la proportionnalité de la mesure litigieuse et qu’il sera plus approprié de les examiner à ce titre (voir, mutatis mutandis, Kudeshkina, précité, § 81, et Tebieti Mühafize Cemiyyeti et Israfilov c. Azerbaijan, no 37083/03, § 63, CEDH 2009 ; comparer avec Karastelev et autres c. Russie, no 16435/10, §§ 79, 91 et suiv., 6 octobre 2020). Partant, la Cour poursuivra son examen en considérant que l’ingérence litigieuse sanctionnée par le biais de la loi n544/1995 était prévue par la loi.

  1. But légitime

60.  La Cour note que, dans la présente affaire, le Gouvernement justifie essentiellement la procédure en incompatibilité et la révocation de la requérante de sa fonction de juge par le but légitime de garantir l’autorité et l’impartialité de la justice, en la protégeant de l’influence inappropriée des tiers, y compris des parties à une procédure par le devoir de réserve et de retenue des magistrats.

61.  La Cour relève qu’un certain nombre d’États contractants imposent aux juges une obligation de discrétion dans la communication d’informations, y compris avec la presse, portant sur les affaires en cours d’examen, d’autant plus celles dont ils ont été chargés (paragraphes 40-41 ci-dessus). En l’espèce, cette obligation faite aux juges repose sur la volonté de préserver leur indépendance tout comme l’autorité de leurs décisions. Pour la Cour, on peut donc considérer que l’ingérence qui en a résulté poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

  1.  « Nécessaire dans une société démocratique »

62.  Pour apprécier si l’ingérence en question peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », la Cour l’examinera à la lumière de l’ensemble de l’affaire et attachera une importance particulière aux fonctions occupées par la requérante, à la nature des propos et informations litigieux et aux circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été divulgués, ainsi qu’au processus décisionnel ayant abouti à la mesure en cause (voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 132, et Miroslava Todorova, précité, § 173 in fine). La Cour note que, la requérante n’ayant pas soutenu avoir agi en tant que lanceuse d’alerte au moment où elle a communiqué l’information aux médias, il n’y a pas lieu de s’attarder sur les étapes spécifiques de l’analyse de ce type d’affaires en l’absence de caractéristiques qui les définissent (voir, mutatis mutandis, Norman c. Royaume-Uni, no 41387/17, § 89, 6 juillet 2021).

63.  La Cour observe qu’à l’époque des faits la requérante était juge à la cour d’appel de Chişinău. Partant, de par sa fonction, l’intéressée était par principe tenue à un devoir de réserve.

64.  Concernant la teneur des informations révélées par la requérante au cours d’un échange avec un journaliste, la Cour observe que l’existence de son opinion dissidente était connue depuis le prononcé en audience publique, le 8 juin 2017, de la décision de la cour d’appel de Chişinău par rapport à laquelle l’opinion avait été formulée. Cette décision ayant rejeté la demande de réouverture du délai d’appel formulée par le Jurnal de Chişinău dans une affaire médiatique de diffamation l’opposant au président du Parlement de Moldova, on pouvait déduire dès la date de son prononcé la position de la requérante au sujet de la tardiveté de l’appel en cause. Néanmoins, la Cour note que l’intéressée a choisi d’aller plus loin et de répondre à la question spécifique du journaliste en résumant en quelques mots les motifs de son opinion dissidente qui se fondait sur l’irrégularité, à son avis, de la procédure de citation du Journal de Chişinău lors de la dernière audience du tribunal de première instance.

65.  S’agissant de la communication d’informations, la Cour rappelle une fois de plus qu’en principe la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à juger, afin de garantir leur image de juridictions impartiales. Cette discrétion doit les amener à ne pas avoir recours à la presse, même pour répondre à des provocations. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (Eminağaoğlu, précité, § 136, et Kayasu, précité, § 100). En effet, on est en droit d’attendre des magistrats qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64). La Cour rappelle que le devoir de réserve des magistrats exige que la diffusion d’informations, même exactes, soit effectuée avec modération et correction (Guja, précité, § 75, et Wille, précité, §§ 64 et 67).

66.  La Cour considère qu’un tel devoir de réserve se trouve renforcé quand il s’agit d’informations portant sur des affaires pendantes qui ne sont pas encore rendues publiques, particulièrement quand – comme en l’espèce – il s’agit d’affaires dont la personne en cause a été chargée de juger et au sujet desquelles ce devoir est complété par une obligation de confidentialité. Cela est également l’état du droit et de la pratique pertinents dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, tel qu’il ressort des avis pertinents du Conseil consultatif des juges européens qui indiquent à cet égard l’obligation pour les juges de s’abstenir de tout commentaire sur leurs affaires, y compris après les avoir jugées, obligation qui est à concilier avec le droit du public d’avoir accès aux informations au sujet des décisions prises par les juges (paragraphes 40-41 ci-dessus).

67.  Tout en considérant qu’il s’agissait en l’espèce d’une affaire d’intérêt général, comme l’a indiqué aussi la Cour suprême (paragraphe 30 ci-dessus), au sujet de laquelle l’intérêt des médias à diffuser l’information diminuait fortement avec le temps, et que la requérante a limité la teneur de l’information partagée sur cette affaire déjà transmise au tribunal hiérarchiquement supérieur à ce moment-là, eu égard aux principes relatifs à l’obligation de réserve et de confidentialité des juges, la Cour juge pertinentes les raisons avancées par la Cour suprême à cet égard pour appliquer une sanction à ce type de comportement. À ce titre, la Cour considère que le devoir de réserve d’un juge lui impose de ne pas dévoiler les motifs d’une décision avant que ceux-ci ne soient accessibles au public.

68.  Toutefois, la Cour rappelle que les garanties procédurales ainsi que la nature et la lourdeur de la sanction infligée sont également des critères à examiner lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10. À l’égard des garanties procédurales, d’une part, elle renvoie aux réserves qu’elle a faites ci-dessus quant au choix dont disposait le CSM de la procédure administrative à engager contre la requérante pour avoir enfreint l’interdiction de communiquer avec la presse ou les parties (paragraphes 57 et 59 ci-dessus). Elle observe à cet égard qu’à la différence de la loi no 544/1995 qui fut appliquée en l’espèce, la procédure disciplinaire de la loi no 178/2014 avec ses étapes prévoyait des garde-fous pour contrôler le large pouvoir du CSM en la matière (comparer paragraphes 32 et 37 in fine ci-dessus, notamment les articles 7 et 18 de la loi no 178/2014). La Cour observe aussi que, dans l’examen du recours, la Cour suprême s’est limitée à examiner le moyen soulevé par la requérante exclusivement au regard de la compétence du CSM découlant de la loi no 544/1995, sans répondre à la question relative au non‑respect par le CSM de la procédure prévue par l’article 22§ 2 c) de la loi no 947/1996 qui renvoyait à la procédure disciplinaire en cas de méconnaissance par un juge des interdictions en matière de communication (paragraphes 25, 29 et 34-36 ci‑dessus).

69.  S’agissant de la sanction infligée, la Cour observe que la révocation de la requérante était la seule sanction qui pouvait lui être appliquée à l’époque des faits. C’était à n’en pas douter une très lourde sanction qui mettait fin définitivement à la carrière de l’intéressée après avoir passé dix‑huit ans à exercer cette fonction et obtenu de bons résultats (paragraphe 5 ci-dessus et voir, mutatis mutandis, Kudeshkina, précité, § 98). En outre, cette sanction ne faisait pas suite à d’autres mesures prises à son égard auparavant (comparer avec Catalan c. Roumanie, no 13003/04, § 75, 9 janvier 2018).

70.  La Cour observe que les textes et les avis internationaux pertinents ainsi que le droit et la pratique des États membres du Conseil de l’Europe sur la base desquels ces documents ont été rédigés prévoient que l’examen de la proportionnalité doit porter aussi sur la gravité de la sanction choisie parmi une échelle des sanctions disponibles par rapport à la teneur et au contexte des propos litigieux (paragraphes 40-41 ci-dessus). Elle constate qu’un tel examen n’a pas été effectué en l’espèce. Elle rappelle avoir déjà jugé que l’absence d’une échelle des sanctions appropriée dans le droit interne ne laisse pas de place à l’imposition d’une mesure disciplinaire proportionnée (Oleksandr Volkov, précité, § 182, et voir, mutatis mutandis, Tebieti Mühafize Cemiyyeti et Israfilov, précité, § 82) et elle rappelle aussi n’avoir cautionné une échelle très limitée des sanctions que dans des circonstances exceptionnelles, telles que la mise en place d’un régime sui generis pour lutter contre le phénomène de corruption des magistrats (Xhoxhaj c. Albanie, no 15227/19, § 412, 9 février 2021). Le Gouvernement n’a pas soutenu, y compris en renvoyant à d’autres affaires internes relatives aux interdictions imposées aux juges en matière de communication, que pareilles circonstances exceptionnelles existaient à l’époque en République de Moldova justifiant une seule sanction et, de surcroit, d’une telle gravité.

71.  Enfin, la Cour observe qu’à la date où la Cour suprême a examiné le recours formé par la requérante, la loi no 544/1995 sur la base de laquelle l’intéressée a été sanctionnée venait d’être modifiée, de sorte que les interdictions imposées aux juges de communiquer des informations n’y étaient même plus sanctionnées sur cette base légale. En parallèle, la loi no 178/2014 que la requérante estimait devoir s’appliquer dans son affaire offrait une échelle de sanctions en cas de commission de telles interdictions (paragraphes 33 et 37 ci-dessus). S’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier si la Cour suprême aurait pu tirer des conséquences de ces récentes modifications dans la procédure en cause portant sur des faits antérieurs, il n’en reste pas moins que ces modifications législatives illustrent elles aussi que le législateur a estimé dès cette époque-là que les interdictions imposées aux juges en matière de communication devaient être examinées au regard de l’ensemble de l’échelle des sanctions disponibles en matière de responsabilité disciplinaire des juges.

72.  À la lumière de ce qui précède et dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que les autorités internes ne peuvent être considérées comme ayant appliqué les normes pertinentes issues de la jurisprudence de la Cour concernant l’article 10 de la Convention (Baka, précité, § 161) et que, en tout état de cause, la sanction infligée à la requérante n’apparaît pas nécessaire dans une société démocratique.

73.  Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

SARISU PEHLİVAN c. TÜRKİYE du 6 juin 2023 requête 63029/19

10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire infligée par le Conseil des juges et des procureurs à une magistrate et secrétaire générale du Syndicat des juges en raison de son interview, au sujet du référendum sur les réformes constitutionnelles portant sur le pouvoir judiciaire, publiée par un quotidien national • Droit et devoir de l’intéressée de donner son avis sur ces réformes susceptibles d’avoir une incidence sur la magistrature et l’indépendance de la justice • Déclarations relevant d’un débat sur des questions d’intérêt public et appelant un niveau élevé de protection • Sanction de retenue de salaire pour deux jours relativement modérée mais effet dissuasif sur l’intéressée et la magistrature dans son ensemble • Absence de motifs suffisants • Absence de recours judiciaire

CEDH

a) Principes généraux

33.  La Cour rappelle que les principes généraux applicables à la liberté d’expression des juges, tels qu’énoncés dans ses arrêts Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 162-167, 23 juin 2016), et Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, §§ 120-126, 9 mars 2021), s’appliquent dans la présente affaire.

34.  Elle estime notamment que, dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice constituent des sujets très importants qui relèvent de l’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128, CEDH 2015). Les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10 allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte (Morice, précité, §§ 125 et 153, July et SARL Libération c. France, no 20893/03, § 67, CEDH 2008 (extraits)). Même si une question suscitant un débat sur le pouvoir judiciaire a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 67, CEDH 1999‑VII).

35.  Il est vrai que la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société impose aux magistrats un devoir de réserve. Cependant, ce dernier poursuit une finalité particulière : la parole du magistrat, contrairement à celle de l’avocat, est reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice (Morice, précité, §§ 128 et 168).

36.  Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger la justice contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 71, 9 juillet 2013). En particulier, on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64) et, aussi, lorsqu’ils expriment des critiques à l’encontre de collègues fonctionnaires, en particulier d’autres juges (Eminağaoğlu, précité, § 136).

b) Application de ces principes en l’espèce

37.  La Cour observe qu’en l’espèce la requérante s’est vu infliger une sanction disciplinaire en conséquence des déclarations qu’elle avait faites dans une interview publiée par un quotidien national. Elle considère que l’imposition d’une sanction à l’intéressée pour les opinions qu’elle avait exprimées dans une interview constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression (voir, entre autres arrêts, Wille, précité, § 51, Kudeshkina, précité, § 80, Eminağaoğlu, précité, § 127).

38.  Il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence en cause avait une base légale, à savoir l’article 65 § 2 a) de la loi no 2802. La Cour est prête à partir de l’hypothèse que cette disposition pouvait constituer une base légale prévisible pour l’ingérence dénoncée (Kozan c. Turquie, no 16695/19, § 57, 1er mars 2022). Elle est également disposée à accepter que cette ingérence poursuivait le but légitime de la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire (ibidem, § 58).

39.  Pour apprécier si la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour doit considérer l’affaire dans son ensemble. Ce faisant, elle attachera une importance particulière, d’une part, à la fonction de magistrat qu’exerçait la requérante et à la position qu’elle occupait en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges, et, d’autre part, à la teneur des déclarations de l’intéressée et aux circonstances dans lesquelles celles-ci ont été faites, ainsi qu’au processus décisionnel ayant abouti à la mesure litigieuse (voir Eminağaoğlu, précité, § 132).

40.  La Cour relève tout d’abord que la requérante était juge lorsqu’elle a formulé les propos litigieux. Il ne fait pas de doute que ce statut spécifique, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci, lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’État de droit (voir Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 91, 13 novembre 2008, et Eminağaoğlu, précité, § 133, voir aussi le paragraphe 58 de l’avis no 25 (2022) du CCJE, paragraphe 17 ci-dessus).

41.  La Cour observe ensuite qu’à l’époque des faits, la requérante était également secrétaire générale du Syndicat des juges, une organisation syndicale agissant pour la défense de l’État de droit et de l’indépendance de la justice (paragraphe 4 ci-dessus), et que c’est en cette qualité qu’elle a été interviewée. Partant, compte tenu de la fonction de « chien de garde social » que cette organisation non gouvernementale pouvait assumer, la requérante avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que secrétaire générale d’un syndicat légal qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice (voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 134 et Żurek c. Pologne, no 39650/18, § 220, 16 juin 2022 ; voir aussi les paragraphes 48 et 61 de l’avis no 25 (2022) du CCJE, paragraphe 17 ci-dessus).

42.  Par conséquent, la Cour note, d’une part, que la requérante était tenue de respecter le devoir de réserve et de retenue inhérent à sa fonction de magistrate et, d’autre part, qu’elle assumait, en tant que secrétaire générale d’un syndicat de magistrats, un rôle d’acteur de la société civile. Ainsi, l’intéressée avait le droit et le devoir de donner son avis sur des réformes constitutionnelles susceptibles d’avoir une incidence sur la magistrature et sur l’indépendance de la justice (Eminağaoğlu, précité, § 135 et Żurek, précité, § 222).

43.  S’agissant de la teneur des propos de la requérante, la Cour relève qu’ils avaient pour objet les modifications prévues par la réforme constitutionnelle et la manière dont celles-ci, en particulier celles apportées au HCJP, pourraient se répercuter sur le pouvoir judiciaire, le processus de syndicalisation dans le corps judiciaire ainsi que les travaux menés par les organisations syndicales des magistrats. Dans ce contexte, la requérante a déclaré notamment que la réforme constitutionnelle, en remaniant la structure du HCJP, porterait atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle a expliqué qu’avec l’entrée en vigueur des amendements constitutionnels, seuls des membres élus par le Président de la République et le Parlement siégeraient au nouveau CJP, lequel était appelé à gérer le pouvoir judiciaire et était doté d’importants pouvoirs tels que la nomination et la promotion des magistrats, et elle a estimé que les juges ne pourraient plus aller à l’encontre de la volonté de l’exécutif. Elle a souligné ensuite l’importance de la lutte organisée des magistrats, en précisant que les juges et les procureurs avaient aussi leur part de responsabilité dans la survenance de leur situation de dépendance alléguée vis-à-vis de l’exécutif. Elle a fait part en outre de l’intention de son syndicat de voter non au référendum à venir sur la réforme constitutionnelle.

44.  La Cour observe qu’en raison de ses pouvoirs en matière de sanction disciplinaire, de mutation, de promotion et même de révocation des membres de la magistrature, le CJP exerce une influence très forte relativement à la carrière des magistrats. La protection de l’indépendance du CJP vis-à-vis des pouvoirs non judiciaires de l’État est non seulement l’un des principes fondamentaux du régime démocratique, au sens de la Convention, de la Türkiye, mais elle constitue aussi, pour tous les magistrats, dont la requérante, un élément intéressant directement leur carrière professionnelle et, en conséquence, un sujet de débat et de réflexion propre à permettre à ceux-ci de poursuivre leurs activités judiciaires en toute indépendance et impartialité (Kozan, précité, § 61). Dans ce contexte il est incontestable que les déclarations de la requérante s’inscrivaient dans le cadre d’un débat présentant un intérêt particulier pour les membres de la magistrature ainsi que pour toute la société.

45.  De l’avis de la Cour, l’ensemble des propos tenus, plutôt que de constituer une critique dirigée contre des personnes ou institutions ciblées, questionnaient l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif et soulignaient l’importance de préserver cette indépendance. En effet, la requérante exposait essentiellement dans l’interview en question ses inquiétudes concernant, tout d’abord, le contexte dans lequel la réforme constitutionnelle était intervenue et la manière dont elle avait été menée, ensuite, les excès qu’elle attribuait au régime présidentiel qui, selon elle, découlait de cette réforme et risquait de conduire à un régime autoritaire et, enfin, les implications des modifications constitutionnelles sur l’organisation et le fonctionnement des organes judiciaires et sur l’indépendance de la magistrature. La Cour relève que la requérante a aussi soutenu que ces points avaient également été signalés par la Commission de Venise dans son avis sur lesdits amendements constitutionnels (paragraphes 16 et 25 ci-dessus).

46.  Pareilles déclarations critiquant des amendements constitutionnels portant sur le pouvoir judiciaire relevaient sans aucun doute d’une question présentant un grand intérêt public, laquelle devait être ouverte au libre débat dans une société démocratique (voir Eminağaoğlu, précité, § 140). Il en va d’autant plus ainsi qu’en l’espèce les opinions de la requérante sur les amendements en cause se rapportaient à des questions concernant le système judiciaire, telles que la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire. La Cour considère donc que ces déclarations relevaient clairement d’un débat sur des questions d’intérêt public et appelaient un niveau élevé de protection.

47.  La Cour ne perd pas de vue que le référendum sur les amendements constitutionnels, qui était l’objet des déclarations de la requérante, prévoyait aussi des modifications du système de gouvernement et de la structure des pouvoirs exécutif et judiciaire, et qu’en conséquence l’appareil politique était également implicitement en question dans ledit débat. Elle rappelle à cet égard que les sujets relatifs à l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir politique relèvent d’une façon ou d’une autre de la politique globale concernant la structure et le fonctionnement de l’État. Même si des réserves peuvent être émises pour ce qui est des déclarations politiques émanant des membres du corps judiciaire, en l’espèce, les implications politiques des déclarations de la requérante sur les questions susmentionnées ne sauraient suffire à elles seules pour restreindre sa liberté d’expression en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges dans un domaine touchant à l’essence de sa profession (Baka, précité, § 165, Eminağaoğlu, précité, § 134, et Kozan, précité, § 65).

48.  Par ailleurs, il importe de souligner que, même si la sanction de retenue de salaire pour deux jours infligée en l’espèce peut être considérée comme relativement modérée (voir, pour comparaison, Eminağaoğlu, précité, § 13, où une sanction de changement du lieu d’affectation avait été infligée, et Kozan, précité, § 15 où une sanction de blâme avait été infligée), l’imposition de cette sanction à la requérante a eu, par sa nature même, un effet dissuasif non seulement sur l’intéressée elle-même, mais aussi sur la magistrature dans son ensemble, en particulier sur les magistrats désireux de participer à des débats publics sur des réformes législatives ou constitutionnelles susceptibles d’avoir des incidences sur le pouvoir judiciaire ou sur des questions plus générales relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire (Eminağaoğlu, précité, § 124 et Kozan, précité, § 68).

49.  Pour ce qui est des garanties procédurales dont la requérante devait bénéficier, au regard d’une mesure susceptible de constituer une ingérence injustifiée dans l’exercice par elle de sa liberté d’expression, la Cour note d’abord que, dans sa décision de sanction, le CJP a considéré, d’une part, que la requérante avait utilisé dans le cadre de son interview des expressions qui étaient de nature à porter atteinte au prestige que l’institution judiciaire revêtait aux yeux de la société et à insinuer l’idée que ladite institution était inopérante et peu fiable dans son ensemble et, d’autre part, que les déclarations de l’intéressée donnaient à penser, considérant l’atmosphère sociale suscitée par le processus de référendum relatif aux amendements constitutionnels, qu’elle était politiquement partisane (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour constate que cette motivation, en tant que telle, ne comporte pas de développements propres à ménager, conformément aux critères énoncés ci-dessus, une mise en balance adéquate entre le droit à la liberté d’expression de la requérante et le devoir de réserve et de retenue qui lui incombait en tant que magistrate. Pareille mise en balance n’apparaît pas davantage dans les décisions qui ont été rendues par la suite par diverses instances du CJP dans le cadre des oppositions qui avaient été formées par la requérante. En effet, aucune des décisions du CJP ne précise les passages spécifiques ou expressions figurant dans l’interview litigieuse qui étaient considérés par lui comme étant attentatoires au prestige de l’institution judiciaire et politiquement biaisés compte tenu, d’une part, du statut de juge de l’intéressée ainsi que de sa fonction de secrétaire générale du Syndicat des juges et, d’autre part, du contexte entourant ces déclarations. La Cour considère par conséquent que les autorités nationales n’ont pas avancé de motifs suffisants pour justifier la mesure litigieuse.

50.  Elle observe en outre que la requérante n’a disposé d’aucun recours judiciaire contre la mesure adoptée contre elle par le CJP. En effet, le CJP a statué dans la présente cause à la fois en première instance, par sa deuxième chambre, et en dernière instance, dans sa formation plénière. Dès lors que les propos tenus par la requérante soulevaient des questions quant à l’indépendance et l’impartialité du CJP vis-à-vis de l’exécutif, force est à la Cour de constater que le CJP est intervenu en l’espèce en qualité à la fois d’autorité accusatrice et d’autorité décisionnelle de dernière instance, et ce dans une affaire où étaient en cause sa propre composition et son propre fonctionnement (voir, Kozan, précité, § 69). Or il y a lieu de rappeler que lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. C’est pourquoi tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial qui soit à même de statuer sur la légalité de la mesure et de sanctionner un éventuel abus des autorités (Eminağaoğlu, précité, § 150). La Cour constate que tel n’a pas été le cas en l’espèce.

51.  À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la sanction disciplinaire infligée à la requérante dans les circonstances de la cause ne peut être considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2.

52.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

SARL GATOR c. MONACO du 11 mai 2023 requête n° 18287/18

Art 10 • Liberté d’expression • Suppression non disproportionnée par les juridictions internes de propos considérés être diffamatoires de la partie adverse dans des conclusions d’appel déposées par l’avocat de la société requérante • Considération raisonnable de la Cour d’appel • Plus grande marge d’appréciation • Déclarations litigieuses, bien que voilées, dépassant la limite du commentaire admissible, en l’absence de base factuelle solide, de nature à prouver la véracité des accusations de fraude fiscale, à peine masquées • Sanction la plus légère de celles prévues par la loi • Substance des écrits judiciaires non affaiblie par le passage supprimé de quatre lignes sur un total de neuf pages de conclusions d’appel

CEDH

38.  La Cour constate que la société requérante a pu communiquer et donc faire valoir ses arguments juridiques, dont les propos in fine supprimés, auprès des destinataires visés, à savoir les juges internes en charge de l’affaire, et que ceux-ci en ont effectivement pris connaissance. Elle considère toutefois que la décision de la cour d’appel, confirmée par la Cour de révision, de supprimer le passage litigieux des conclusions d’appel avait pour objet de sanctionner des propos jugés attentatoires à la considération de la SCP L.I. et pour effet de priver partiellement une partie au litige de son argumentaire. Il s’agit donc d’une ingérence des autorités internes dans la liberté d’expression de la société requérante, matérialisée dans les écrits judiciaires de son conseil, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté par le Gouvernement.

39.  Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

a)  Prévue par la loi

  1. Principes généraux

40.  La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi dans le cadre de l’article 10 résumés dans les arrêts Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, §§ 131‑136, CEDH 2015 (extraits)) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020). Elle souligne en particulier les éléments suivants.

41.  Tout d’abord, la Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être attachées à un acte déterminé. La Cour a cependant précisé que ces conséquences n’avaient pas à être prévisibles avec un degré de certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 121, CEDH 2015).

42.  La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine. En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).

43.  La Cour rappelle enfin que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 96, 20 janvier 2020).

  1. Application au cas d’espèce

44.  À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la question essentielle qui se pose au niveau de la légalité est celle de savoir si, lorsque la société requérante a déposé son assignation par le biais de son avocat, elle savait ou aurait dû savoir que ses écritures étaient susceptibles de faire l’objet d’une suppression par la cour d’appel sur le fondement de l’article 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique (Perinçek, précité, § 137).

45.  Or, compte tenu de l’énoncé des articles 21 et 34 de la loi no 1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique, la Cour est d’avis que la société requérante, représentée par un avocat, pouvait raisonnablement prévoir que tous propos formulés dans ses écrits judiciaires et considérés comme diffamatoires étaient susceptibles de faire l’objet d’un bâtonnement par les juges saisis de la cause. Elle relève par ailleurs que ces dispositions avaient déjà été appliquées par les juridictions internes à l’époque des faits, notamment à l’égard de propos imputant à la partie adverse une « grande propension [...] à frauder » (voir paragraphe 34 ci-dessus).

46.  Quant à l’argument fondé sur le caractère imprévisible et contradictoire des solutions apportées par les juridictions monégasques à des propos similaires, la Cour estime que l’opération de qualification et d’interprétation de la loi à laquelle s’est livré le juge interne relève sans conteste de son office et ne peut dès lors constituer un grief, en soi, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, sauf en cas d’arbitraire manifeste (July et SARL Libération c. France, no 20893/03, § 56, CEDH 2008 (extraits)). Or, en l’espèce, la Cour ne décèle aucun élément de cette nature. Elle estime que cette question se rattache davantage à la pertinence et à la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes pour justifier l’ingérence litigieuse dans le droit à la liberté d’expression de la requérante et qu’elle sera en conséquence examinée dans le cadre de l’évaluation de la « nécessité » de celle-ci (Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July, précité, § 42 in fine, Perinçek, précité, § 139 et July et SARL Libération, précité, § 56).

47.  Partant, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice, par la société requérante, de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

b) But légitime

48.  La Cour considère, à l’instar des parties qui s’accordent sur ce point, que la suppression des propos litigieux avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence de la SCP L.I.

49.  Reste donc à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

c) Nécessité dans une société démocratique

  1. Principes généraux

50.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015) et Perinçek (précité, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées).

51.  L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit être établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999-III).

52.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

  1. Application au cas d’espèce

53.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’affirmer, dans des affaires concernant des propos tenus par des avocats représentant leurs clients dans l’enceinte du prétoire, que l’« égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (voir, entre autres, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 49, CEDH 2002-II, Morice, précité, § 137, et Bagirov c. Azerbaïdjan, nos 81024/12 et 28198/15, § 80, 25 juin 2020). Il n’en demeure pas moins que les avocats ne peuvent pas tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle (Morice, précité, § 139 et Karpetas c. Grèce, no 6086/10, § 78, 30 octobre 2012). La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 51, 29 mars 2011).

54.  En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que les propos litigieux concernaient un différend purement privé et ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’un débat d’intérêt général. Elle observe en outre qu’ils visaient une autre société privée, et non un fonctionnaire pour lesquels la Cour a admis que les limites de la critique admissible peuvent, dans certains cas, être plus larges que pour les simples particuliers (voir notamment Nikula c. Finlande, précité, § 48). La Cour en déduit que l’État défendeur disposait, dans ces circonstances, d’une plus grande marge d’appréciation.

55.  La Cour relève en outre que le support juridique sur lequel se sont fondées les juridictions pour ordonner le bâtonnement traduit en réalité la volonté d’aménager et de tempérer l’immunité judiciaire dont bénéficient les avocats et leurs clients pour les écrits ou plaidoiries portés devant les tribunaux. Le texte de loi autorisant la suppression de certains passages est en effet un instrument juridique destiné à prévenir tout risque d’intimidation des parties ou de leurs avocats qui pourraient s’auto-censurer dans l’expression de leurs propos de crainte de s’exposer à des poursuites pénales. Toutefois, cette liberté de la parole ou de l’écrit porté devant les tribunaux ne doit pas être absolue. Le juge est le gardien de cet équilibre puisqu’il est investi par la loi d’une mission de contrôle de l’expression judiciaire qu’il peut supprimer s’il l’estime diffamatoire, outrageante, injurieuse ou attentatoire à la vie privée.

56.  La Cour considère que la cour d’appel a ainsi pu juger que le passage litigieux contenait l’allégation d’agissements frauduleux consistant en la cession d’un fonds de commerce à une personne frappée d’une interdiction légale d’exercer le commerce. En effet, même si les propos faisant l’objet du bâtonnement étaient formulés sous forme d’insinuations plus que d’affirmations directement et explicitement adressées à des membres nommément désignés de la SCP L.I., il n’en demeure pas moins que les personnes visées pouvaient aisément être identifiées et les accusations implicitement portées déterminées. Ainsi, la création de SCP L.I. est présentée comme ayant eu une dimension frauduleuse destinée, lors d’une opération future et hypothétique de cession de parts sociales, à masquer, soit l’absence d’exploitation effective du fonds de commerce, soit l’interdiction d’exercer le commerce dont aurait été frappé l’un des acquéreurs. M. B., expert-comptable et gérant co-associé de la SCP L.I., et M. V., associé majoritaire, sont implicitement mais nécessairement désignés comme faisant partie d’une structure, la SCP L.I., susceptible de participer à une fraude.

57.  Par ailleurs, la Cour relève que la demande de bâtonnement a été strictement limitée aux propos jetant un discrédit flou et hypothétique sur la probité de la société et de ses membres.

58.  En revanche, le passage de l’acte d’appel qui rappelle l’incompatibilité posée par l’article 33 de la loi no 1.231 du 12 juillet 2000 entre l’exercice des activités d’expert-comptable et la réalisation d’actes de commerce, sous peine de sanctions pénales, est un élément objectif des débats qui a été librement débattu et tranché par la cour d’appel. Les juridictions nationales, même si elles l’ont écartée en substance, n’ont donc pas éludé l’allégation d’incompatibilité dès lors qu’elle reposait sur des éléments tangibles d’appréciation.

59.  Au vu de ces considérations, la Cour estime que la cour d’appel a pu raisonnablement considérer, dans le cadre du pouvoir d’appréciation que lui conférait la législation nationale, que les déclarations litigieuses, bien que voilées, dépassaient la limite du commentaire admissible, dans la mesure où, en l’absence de base factuelle solide, et donc d’éléments de nature à prouver la véracité des accusations, à peine masquées, elles pouvaient parfaitement être considérées comme ayant une nature diffamatoire. La cour d’appel a par ailleurs explicitement indiqué que les propos litigieux n’étaient pas étrangers à la cause, à savoir la nullité du contrat de location-gérance, et que, par voie de conséquence, toute action indemnitaire en diffamation était fermée à la requérante, conformément à l’article 34 de la loi n1.299 du 15 juillet 2005 (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour ne voit donc aucune raison sérieuse de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes.

60.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, entre autres, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Morice, précité, § 175). En l’espèce, elle constate que la suppression par les juges des propos diffamatoires constitue la sanction la plus légère prévue par l’article 34 de la loi n1.299 du 15 juillet 2005 sur la liberté d’expression publique. En effet, conformément à cette disposition, de tels propos peuvent également donner lieu à une condamnation au paiement de dommages-intérêts. Par ailleurs, la Cour note, comme l’a relevé la Cour de révision, que le passage supprimé ne représentait que quatre lignes sur un total de neuf pages de conclusions d’appel déposées par l’avocat de la société requérante. La substance des écrits judiciaires n’a en rien été affaiblie.

61.  Dans ces circonstances, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposaient les autorités nationales, la Cour considère que la suppression des propos litigieux n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi. L’ingérence peut donc raisonnablement être considérée comme nécessaire dans une société démocratique pour protéger la réputation d’autrui au sens de l’article 10 § 2.

62.  Par conséquent, il n’y a pas eu de violation de l’article 10 de la Convention.

Simić c. Bosnie-Herzégovine du 17 mai 2022 requête no 39764/20

Art 10 : L’amende pour outrage infligée à un avocat qui avait raconté une plaisanterie au prétoire a porté atteinte à la liberté d’expression de ce dernier

L’affaire concernait l’amende pour outrage au tribunal infligée au requérant, un avocat qui avait raconté une plaisanterie à l’audience pour illustrer sa critique de la procédure dans laquelle il représentait un client. La Cour juge, en particulier, que les juridictions internes n’ont pas accordé suffisamment de poids au contexte dans lequel la plaisanterie et les remarques critiques ont été formulées ni n’ont fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Elle relève notamment que la plaisanterie, que le requérant n’avait racontée qu’au prétoire et non devant les médias, était pensée comme une critique de la manière dont les règles de preuve avaient été appliquées dans l’affaire qu’il défendait et n’était pas destinée à insulter les membres du tribunal.

FAITS

Le requérant, Mirko Simić, est un ressortissant de Bosnie-Herzégovine résidant à Brčko (Bosnie-Herzégovine). Il est avocat. En 2017, dans le cadre de l’appel qu’il avait interjeté devant les juridictions civiles pour l’un de ses clients, M. Simić raconta une plaisanterie au sujet d’un professeur qui attendait de ses étudiants qu’ils fournissent non seulement le nombre mais aussi le nom des victimes du bombardement d’Hiroshima, et compara le comportement de ce professeur à l’égard de ses élèves à celui du tribunal de deuxième instance à son égard. Considérant que les propos de M. Simić avaient été insultants, la juridiction de troisième instance infligea ultérieurement à l’intéressé une amende de 1 000 marks convertibles (environ 510 euros) pour outrage au tribunal. Cette décision fut confirmée en appel.

CEDH

Les parties ont convenu que la sanction infligée à M. Simić pour outrage au tribunal s’analyse en une ingérence dans l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression, mais qu’elle avait une base légale et visait à préserver l’autorité du pouvoir judiciaire. Pour déterminer si l’ingérence était « proportionnée » et si ses motifs étaient « pertinents et suffisants », la Cour l’examine toutefois à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos et le contexte dans lequel ils ont été tenus. La Cour relève que les propos critiques considérés comme insultants par les juridictions internes ont été tenus par M. Simić dans le cadre d’une procédure judiciaire dans laquelle il défendait les droits de son client et qu’ils ont été prononcés au prétoire, et non dans les médias, de sorte que le grand public n’en a pas eu connaissance. Par ailleurs, la Cour estime que les propos de M. Simić ne peuvent s’analyser en une attaque personnelle gratuite ayant eu pour seul objectif d’insulter les membres du tribunal puisqu’ils portaient sur la manière dont le tribunal de deuxième instance avait appliqué les règles de preuve dans l’affaire de son client. S’il est vrai que le ton employé était acerbe, voire sarcastique, l’emploi d’un tel ton dans des propos concernant des magistrats a déjà été considéré comme conforme à la liberté d’expression. Tout en reconnaissant qu’il est important que les avocats se comportent avec discrétion, honnêteté et dignité pour que le public ait confiance dans l’administration de la justice, la Cour prend également en compte le fait qu’ils doivent être en mesure de représenter efficacement leurs clients. Elle considère que les juridictions internes n’ont pas accordé suffisamment de poids au contexte dans lequel les propos ont été tenus et n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier la sanction. Estimant que les juridictions internes n’ont pas fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits pertinents, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

Kozan c. Turquie du 1 mars 2022 requête no 16695/19

L’affaire concerne une sanction disciplinaire (blâme) infligée à M. Kozan, magistrat de profession, pour avoir partagé en mai 2015, dans un groupe fermé de Facebook, un article de presse intitulé « Réhabilitation du casier judiciaire pour celui qui a clos l’enquête du 17 décembre, licenciement pour celui qui a mené l’enquête », sans faire de commentaire. La Cour juge que l’article de presse en question s’inscrivait dans un débat qui présentait un intérêt particulier pour les membres de la profession de magistrat, puisqu’il portait sur l’impartialité et l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif s’agissant des évènements relatifs au déclenchement des poursuites fondées sur des soupçons de corruption intervenues du 17 au 25 décembre 2013 et aux réactions du gouvernement contre ces poursuites. Elle estime aussi que le fait, pour un magistrat, de partager et de soumettre aux commentaires de ses collègues tous les points de vue exprimés dans la presse quant à l’indépendance de la justice fait forcément partie de la liberté de celui-ci de fournir ou de recevoir des informations dans un domaine crucial pour sa vie professionnelle. Elle observe également que le Conseil des juges et procureurs n’a procédé de façon adéquate à aucun exercice de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et son devoir de réserve en tant que magistrat. La Cour rappelle également que le Conseil des juges et procureurs est un organe non juridictionnel et que les procédures suivies devant la Chambre et l’Assemblée plénière ne fournissent pas les garanties d’un contrôle juridictionnel. Par ailleurs, le requérant n’a bénéficié d’aucun recours judiciaire contre la mesure prise contre lui par le Conseil des juges et procureurs. La Cour conclut que la sanction disciplinaire infligée au requérant ne répondait à aucun besoin social impérieux et, de ce fait, ne constituait pas une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».

FAITS

Le 27 mai 2015, un article de presse intitulé « Réhabilitation du casier judiciaire pour celui qui a clos l’enquête du 17 décembre, licenciement pour celui qui a mené l’enquête » (17 Aralık’ı kapatana sicil affı, operasyonu yapana ihraç) fut publié sur le site Internet www.grihat.com.tr. L’article en question critiquait certaines décisions du Haut Conseil des juges et des procureurs (Hakimler ve Savcılar Yüksek Kurulu – « HSYK ») et mettait en doute l’indépendance de cette institution vis-à-vis du pouvoir politique.

Le 28 mai 2015, M. Kozan partagea cet article sur la page d’un groupe fermé de Facebook – dénommé Hukuk Medeniyeti (Civilisation fondée sur le droit) – destiné aux professionnels du pouvoir judiciaire. À la suite de sa publication, l’article donna lieu à un certain nombre de commentaires de la part des membres du groupe Facebook. Selon le Gouvernement, le 28 mai 2015, ce groupe Facebook comptait 8 859 membres ; il n’était pas réservé qu’aux juges et procureurs mais était également ouvert aux universitaires, aux étudiants des facultés de droit, aux avocats et à tous les diplômés des facultés de droit. En décembre 2015, à la suite d’un signalement émanant du procureur général adjoint du département de Van, la présidence du HSYK autorisa l’ouverture d’une enquête disciplinaire à l’encontre de M. Kozan. En septembre 2017, la deuxième chambre du Conseil des juges et procureurs infligea, à l’unanimité, un blâme à M. Kozan pour avoir partagé l’article en question, estimant que son contenu était incompatible avec le devoir de loyauté de M. Kozan envers l’État et ses obligations judiciaires. Il précisa aussi que même si M. Kozan n’avait pas souscrit au contenu de l’article litigieux, il avait manifesté l’intention de le diffuser à un public plus large et de faire passer un message à ceux qui y avaient adhéré. Il jugea que M. Kozan avait fait preuve d’un comportement attentatoire à la dignité et à la confiance exigées par sa fonction officielle, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du service. Par la suite, M. Kozan fit une demande de réexamen qui fut rejetée par la deuxième chambre du Conseil des juges et procureurs. Il introduisit ensuite une contestation devant l’Assemblée générale du Conseil des juges et procureurs, qui fut rejetée le 3 octobre 2018, date à laquelle la sanction disciplinaire de blâme devint définitive. Entretemps, à la suite de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, M. Kozan fut révoqué de la fonction publique par une décision de l’assemblée générale du HSYK prise le 24 août 2016. En outre, une action pénale fut intentée à son encontre du chef d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY2 , et il fut condamné à une peine de sept ans et six mois d’emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste armée. La procédure en appel est toujours pendante.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour observe que la sanction disciplinaire infligée à M. Kozan (blâme) portait essentiellement sur la liberté de communiquer et de recevoir des informations, composante de la liberté d’expression. Cette mesure constitue une ingérence qui avait une base légale et qui poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. La Cour note aussi que l’article de presse en question s’inscrivait dans un débat qui présentait un intérêt particulier pour les membres de la profession de magistrat, puisqu’il portait sur l’impartialité et l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif s’agissant des évènements relatifs au déclenchement des poursuites fondées sur des soupçons de corruption intervenues du 17 au 25 décembre 2013 et aux réactions du gouvernement contre ces poursuites. En effet, l’article exprimait des jugements de valeur selon lesquels certaines décisions du HSYK pouvaient s’apparenter à une faveur faite au pouvoir politique en ce que les magistrats qui avaient pris part aux poursuites des 17-25 décembre 2013 en inculpant des suspects appartenant aux milieux proches du gouvernement avaient été sanctionnés, tandis que les magistrats qui avaient relaxé lesdits suspects avaient été récompensés en étant eux-mêmes relaxés des poursuites disciplinaires dirigées contre eux pour les fautes disciplinaires qui leur étaient reprochées. Concernant la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante, la Cour considère que cette condition est remplie en l’espèce. En effet, aucun des organes disciplinaires ayant poursuivi le requérant pour le partage de l’article litigieux n’a déclaré que les faits cités dans l’article en question – à savoir les décisions disciplinaires prises à l’encontre de certains magistrats et en faveur d’autres magistrats – ne s’étaient pas produits. Les différentes instances du Conseil des juges et procureurs se sont bornées à contester le jugement de valeur selon lequel les décisions disciplinaires incriminées pouvaient avoir été influencées par les décisions prises par les magistrats concernés au sujet des soupçons pesant sur certains milieux gouvernementaux. La Cour considère donc que, replacés dans leur contexte, les jugements de valeur exprimés dans l’article partagé par le requérant s’inscrivaient dans un débat sur l’indépendance du HSYK vis-à-vis de l’exécutif, et en corallaire, sur la protection de l’indépendance et l’impartialité des magistrats. Elle estime sur ce point que le fait, pour un magistrat, de partager et de soumettre aux commentaires de ses collègues tous les points de vue exprimés dans la presse quant à l’indépendance de la justice fait forcément partie de la liberté de celui-ci de fournir ou de recevoir des informations dans un domaine crucial pour sa vie professionnelle. Elle relève aussi que le requérant a partagé l’article litigieux non pas avec l’opinion publique en général, mais dans un groupe de discussion réservé aux professionnels de la magistrature et fermé au grand public. Par ailleurs, elle rejette le postulat des autorités disciplinaires et du Gouvernement selon lequel le requérant avait manifesté l’intention de transmettre un message au public qui approuvait le contenu de l’article litigieux en le partageant bien qu’il n’eût pas formulé de commentaire indiquant qu’il y adhérait. Elle estime à cet égard que l’application d’un tel postulat, qui n’autoriserait les magistrats membres d’un groupe fermé à partager que les articles faisant l’éloge des autorités administratives et judiciaires supérieures et leur imposerait de passer sous silence les articles désapprouvant les actes et décisions de ces mêmes autorités, conduirait à une autocensure inutile dans leurs discussions sur des sujets touchant au cœur de leur profession. De plus, on ne peut ignorer que l’infliction d’une sanction disciplinaire à un fonctionnaire appartenant au corps judiciaire emporte, par sa nature même, un effet dissuasif, non seulement sur le magistrat concerné lui-même, mais aussi sur la profession dans son ensemble. Il en est particulièrement ainsi lorsque les magistrats échangent entre eux des idées et opinions sur des décisions du HSYK susceptibles d’avoir un effet sur leur indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs étatiques. Quant aux garanties procédurales, la Cour observe le Conseil des juges et procureurs n’a procédé de façon adéquate à aucun exercice de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et son devoir de réserve en tant que magistrat, conformément aux critères pertinents susmentionnés. Elle rappelle également que le Conseil des juges et procureurs est un organe non juridictionnel et que les procédures suivies devant la Chambre statuant en première instance ainsi que celle devant l’Assemblée plénière, organe de recours, ne fournissent pas les garanties d’un contrôle juridictionnel. La Cour observe en outre que le requérant n’a bénéficié d’aucun recours judiciaire contre la mesure prise contre lui par le Conseil des juges et procureurs. Ce dernier est intervenu en l’espèce en qualité à la fois d’autorité accusatrice et d’autorité décisionnelle de dernière instance, et ce dans une affaire où étaient en cause certaines de ses propres décisions. Or il y a lieu de rappeler que lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. C’est pourquoi tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial pour statuer sur la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus des autorités. La Cour constate que tel n’a pas été le cas en l’espèce. À la lumière des considérations ci-dessus, et compte tenu de l’importance primordiale de la liberté d’expression sur les questions d’intérêt général, la Cour conclut que la sanction disciplinaire infligée au requérant ne répondait à aucun besoin social impérieux et, de ce fait, ne constituait pas une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10. Il y a donc eu violation de cette disposition.

CEDH

a)      Principes généraux

  1. La liberté de recevoir et de communiquer des informations et les magistrats

43.  La Cour rappelle que les principes généraux applicables à la liberté d’expression des juges, tels qu’énoncés dans ses arrêts Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 162-167, 23 juin 2016), et Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, §§ 120-124 et 125, 9 mars 2021), s’appliquent aussi dans la présente affaire.

44.  Elle estime notamment que, dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice peuvent concerner des sujets très importants qui relèvent de l’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128, CEDH 2015). Les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10 allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte (Morice, précité, §§ 125 et 153, July et SARL Libération c. France, n20893/03, § 67, CEDH 2008 (extraits)). Même si une question suscitant un débat sur le pouvoir judiciaire a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 67, CEDH 1999‑VII).

45.  Il est vrai que la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société impose aux magistrats un devoir de réserve. Cependant, ce dernier poursuit une finalité particulière : la parole du magistrat, contrairement à celle de l’avocat, est reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice (Morice, précité, §§ 128 et 168).

46.  Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger la justice contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni c. Italie, n51160/06, § 71, 9 juillet 2013). En particulier, on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64) et, aussi, lorsqu’ils expriment des critiques à l’encontre de collègues fonctionnaires, en particulier d’autres juges (Eminağaoğlu, précité, § 136).

47.  Il reste qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l’État, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale. À ce titre, les limites de la critique admissibles à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (Morice, précité, § 131, et July et SARL Libération, précité, § 74).

  1. La liberté de recevoir et de communiquer des informations et internet

48.  En ce qui concerne l’importance des sites Internet dans l’exercice de la liberté d’expression, la Cour rappelle que, « [g]râce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information » (Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 27, CEDH 2009). La possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 110, CEDH 2015).

49.  La Cour souligne aussi que l’article 10 de la Convention a vocation à s’appliquer à la communication au moyen de l’Internet quel que soit le type de message qu’il s’agit de véhiculer. Plus particulièrement, elle a considéré comme relevant de l’exercice du droit à la liberté d’expression, entre autres, l’utilisation de Google Sites, un module de Google permettant de faciliter la création et le partage d’un site web au sein d’un groupe (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 49, CEDH 2012).

50.  Tout en reconnaissant les avantages d’Internet, la Cour admet que ceux-ci s’accompagnent d’un certain nombre de risques dans la mesure où des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Delfi AS, précité, § 110).

51.  Cela dit, la Cour peut aussi tenir compte d’autres éléments atténuant les effets des messages d’internautes sur les intérêts légitimes protégés par l’article 10 § 2 de la Convention. L’envoi d’un message dans un environnement réservé aux professionnels de tel ou tel domaine peut figurer parmi ces éléments si la diffusion de ce message est trop limitée pour causer un dommage important, contrairement à un message qui serait accessible à l’ensemble des internautes (voir, mutatis mutandis, Payam Tamiz c. Royaume-Uni (déc.), no 3877/14, § 80, 19 septembre 2017, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, Melike c. Turquie, n35786/19, § 50, 15 juin 2021, et Çakmak c. Turquie (déc.), n45016/18, § 50, 7 septembre 2021).

b)     Application de ces principes au cas d’espèce

  1. Sur l’existence d’une ingérence

52.  La Cour observe que l’infraction disciplinaire dont le requérant a été reconnu coupable concernait un message par lequel celui-ci avait partagé un article de presse dans son groupe de Facebook. La mesure incriminée portait donc essentiellement sur la liberté du requérant de communiquer et de recevoir des informations, composante de la liberté d’expression. Elle note par ailleurs que l’objection du Gouvernement quant à l’existence d’une ingérence est entièrement fondée sur des motifs qu’il reprend et développe dans son argumentation sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, et qu’elle ne saurait remettre en cause le fait que la sanction disciplinaire infligée au requérant constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté protégée par l’article 10 de la Convention.

La Cour va dès lors examiner si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, tout en tenant compte de l’ensemble des raisons avancées par les parties.

  1. Sur la légalité de l’ingérence

53.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, non seulement veulent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi ont trait à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Nul ne conteste en l’espèce que l’ingérence en cause – la sanction disciplinaire ayant résulté de l’enquête disciplinaire – avait une base légale, à savoir l’article 65 § 2 a) de la loi no 2802, et que cette disposition était accessible au requérant.

54.  Reste la question de savoir si la norme juridique en question remplissait également l’exigence de prévisibilité. La Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne saurait parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. Par ailleurs, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence qu’implique la notion « prévue par la loi » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. Enfin, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323).

55.  La Cour note que dans un avis du 28 mars 2011, la Commission de Venise a qualifié la disposition concernée de vague et trop vaste et signalé le risque que le pouvoir disciplinaire en découlant soit utilisé pour sanctionner un juge dont les décisions judiciaires ne sont pas appréciées, sans qu’il ne soit fait explicitement référence à un tel motif. Elle note aussi la thèse du requérant selon laquelle le vrai motif de la sanction disciplinaire qui lui a été infligée était qu’il n’avait pas voté pour les candidats de la « Plateforme de l’union de la magistrature », directement soutenue par le ministère de la Justice.

56.  Il ressort cependant des observations du requérant que la question essentielle en l’espèce est de savoir si son partage sur un groupe Facebook d’un article de presse s’interrogeant sur l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif a été la raison sous-jacente de la sanction disciplinaire qui lui a été infligée. Pour la Cour, cette question est étroitement liée à celle de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique dans les circonstances de l’espèce et à la lumière du but légitime poursuivi.

57.  La Cour estime donc disposée à partir de l’hypothèse que l’article 65 § 2 a) de la loi no 2802 pouvait constituer une base légale prévisible pour l’ingérence dénoncée et elle poursuivra l’examen de l’affaire en recherchant si l’ingérence poursuivait un but légitime.

  1. Sur l’existence d’un but légitime

58.  La Cour observe que, dans la présente affaire, le Gouvernement justifie essentiellement l’enquête et la sanction qu’elle a entraînée par le devoir de réserve et de retenue des magistrats. Elle relève qu’un certain nombre d’États contractants soumettent les membres de la fonction publique ou les magistrats à une obligation de retenue. En l’espèce, cette obligation faite aux magistrats repose sur la volonté de préserver leur indépendance tout comme l’autorité de leurs décisions. Pour la Cour, on peut donc considérer que l’ingérence qui en a résulté poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

  1. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

59.  La Cour rappelle que l’infraction disciplinaire dont le requérant a été reconnu coupable concernait un message par lequel il avait partagé un article de presse dans son groupe Facebook. Selon le CJP, ledit article, qui critiquait sévèrement l’institution publique et les agents publics concernés dans l’exercice de leurs fonctions administratives ou judiciaires, portait atteinte à la foi et à la confiance du public dans l’institution judiciaire en mettant en doute l’impartialité requise par sa fonction. Toujours selon le CJP, le requérant, en partageant cet article dans son groupe Facebook, avait fait preuve d’un comportement attentatoire à la dignité et à la confiance exigées par sa fonction officielle (voir ci-dessus, paragraphe 15).

60.  La Cour note en premier lieu que lorsqu’il a partagé l’article litigieux, le requérant occupait le poste de magistrat spécialisé en matière pénale : il a été juge au tribunal correctionnel de Van avant d’être muté dans une cour d’assises. Or ces juridictions sont compétentes, selon la gravité des accusations, pour connaître des affaires portant sur des soupçons de corruption. On est donc en droit d’attendre du requérant qu’il use de sa liberté d’expression avec retenue, l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire étant susceptible d’être mises en cause. La Cour n’en estime pas moins que toute atteinte à la liberté d’expression d’un magistrat dans la situation du requérant appelle de sa part un examen attentif (voir, mutatis mutandis, Wille, précité, § 64).

61.  La Cour observe aussi qu’en raison de ses pouvoirs en matière de sanction disciplinaire, de transfert, de promotion et même de révocation de la magistrature, le CJP exerce une influence très forte sur la carrière des magistrats. La protection de l’indépendance du CJP vis-à-vis des autres pouvoirs non judiciaires de l’État est non seulement l’un des principes fondamentaux du régime démocratique au sens de la Convention, mais elle constitue aussi, pour tous les magistrats, dont le requérant, un élément relevant directement de leur carrière professionnelle et un sujet à débattre et à clarifier afin que ceux-ci puissent poursuivre leurs activités judiciaires en toute indépendance et impartialité.

62.  La Cour note à cet égard qu’il ressort de la teneur de l’article de presse que le requérant a partagé dans son groupe Facebook que cet article s’inscrivait dans un débat qui présentait un intérêt particulier pour les membres de la profession de magistrat, puisqu’il portait sur l’impartialité et l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif s’agissant des évènements relatifs au déclenchement des poursuites fondées sur des soupçons de corruption intervenues du 17 au 25 décembre 2013 et aux réactions du gouvernement contre ces poursuites. En effet, l’article en question exprimait des jugements de valeur selon lesquels certaines décisions du HCJP pouvaient s’apparenter à une faveur faite au pouvoir politique en ce que les magistrats qui avaient pris part aux poursuites des 17‑25 décembre 2013 en inculpant des suspects appartenant aux milieux proches du gouvernement avaient été sanctionnés, tandis que les magistrats qui avaient relaxé lesdits suspects avaient été récompensés en étant eux-mêmes relaxés des poursuites disciplinaires dirigées contre eux pour les fautes disciplinaires qui leur étaient reprochées.

63.  Quant à la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante, la Cour considère que cette condition est remplie en l’espèce. En effet, aucun des organes disciplinaires ayant poursuivi le requérant pour le partage de l’article litigieux n’a déclaré que les faits cités dans l’article en question – à savoir les décisions disciplinaires prises à l’encontre de certains magistrats et en faveur d’autres magistrats – ne s’étaient pas produits. Les différentes instances du CJP se sont bornées à contester le jugement de valeur selon lequel les décisions disciplinaires incriminées pouvaient avoir été influencées par les décisions prises par les magistrats concernés au sujet des soupçons pesant sur certains milieux gouvernementaux.

64.  La Cour considère donc que, replacés dans leur contexte, les jugements de valeur exprimés dans l’article partagé par le requérant s’inscrivaient dans un débat sur l’indépendance du HCJP vis-à-vis de l’exécutif, et en corallaire, sur la protection de l’indépendance et l’impartialité des magistrats. Elle estime sur ce point que le fait, pour un magistrat, de partager et de soumettre aux commentaires de ses collègues tous les points de vue exprimés dans la presse quant à l’indépendance de la justice fait forcément partie de la liberté de celui-ci de fournir ou de recevoir des informations dans un domaine crucial pour sa vie professionnelle.

65.  Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article posté par le requérant portait sur des allégations hypothétiques de nature politique, la Cour rappelle que les sujets relatifs à l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir politique relèvent d’une façon ou d’une autre de la politique globale concernant la structure et le fonctionnement de l’État. Le fait de qualifier de « spéculations politiques » les informations et les points de vue exprimés en la matière ne saurait suffire à lui seul pour restreindre la liberté de l’intéressé d’échanger des informations avec ses collègues magistrats dans un domaine touchant à l’essence de sa profession.

66.  S’agissant de l’étendue de la diffusion du message incriminé, la Cour relève que le Gouvernement soutient que le partage de l’article litigieux par le requérant risquait de nuire à la respectabilité du pouvoir judiciaire aux yeux du public, car le groupe Facebook concerné comptait des milliers de membres, y compris des universitaires et des étudiants en droit. Toutefois, elle observe que tous les membres de ce groupe Facebook étaient des professionnels du droit, que les messages qui y étaient partagés n’étaient visibles qu’aux utilisateurs qui en étaient membres (groupe Facebook fermé) et que ce groupe n’était pas accessible à l’ensemble des internautes puisqu’il n’apparaissait pas dans les moteurs de recherche de sites Internet (groupe Facebook secret). Elle constate aussi que les commentaires formulés au sujet du message du requérant par lequel celui-ci avait partagé l’article incriminé provenaient de magistrats membres du groupe en question. D’ailleurs, la personne qui avait dénoncé le requérant au HCJP était elle-même un magistrat membre de ce groupe. De plus, il ressort de l’examen du dossier qu’aucune personne n’appartenant pas à la magistrature ne s’était manifestée. Il s’ensuit que le requérant a partagé l’article litigieux non pas avec l’opinion publique en général, mais dans un groupe de discussion réservé aux professionnels de la magistrature et fermé au grand public (mutatis mutandis, Guz c. Pologne, no 965/12, § 85 et 91, 15 octobre 2020).

67.  Par ailleurs, la Cour rejette le postulat des autorités disciplinaires et du Gouvernement selon lequel le requérant avait manifesté l’intention de transmettre un message au public qui approuvait le contenu de l’article litigieux en le partageant bien qu’il n’eût pas formulé de commentaire indiquant qu’il y adhérait. Elle estime à cet égard que l’application d’un tel postulat, qui n’autoriserait les magistrats membres d’un groupe fermé à partager que les articles faisant l’éloge des autorités administratives et judiciaires supérieures et leur imposerait de passer sous silence les articles désapprouvant les actes et décisions de ces mêmes autorités, conduirait à une autocensure inutile dans leurs discussions sur des sujets touchant au cœur de leur profession.

68.  De plus, on ne peut ignorer que l’infliction d’une sanction disciplinaire à un fonctionnaire appartenant au corps judiciaire emporte, par sa nature même, un effet dissuasif, non seulement sur le magistrat concerné lui-même, mais aussi sur la profession dans son ensemble (voir, par exemple, Eminağaoğlu, précité, § 124). Il en est particulièrement ainsi lorsque les magistrats échangent entre eux des idées et opinions sur des décisions du HCJP susceptibles d’avoir un effet sur leur indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs étatiques.

69.  Quant aux garanties procédurales dont le requérant aurait dû disposer contre toute éventuelle atteinte injustifiée à sa liberté d’expression, la Cour constate en premier lieu que le CJP n’a procédé de façon adéquate à aucun exercice de mise en balance entre le droit du requérant à la liberté d’expression et son devoir de réserve en tant que magistrat, conformément aux critères pertinents susmentionnés. Elle rappelle également que le CJP est un organe non juridictionnel et que les procédures suivies devant la Chambre statuant en première instance ainsi que celle devant l’Assemblée plénière, organe de recours, ne fournissent pas les garanties d’un contrôle juridictionnel (voir, dans le même sens, Eminağaoğlu, précité, § 99-101). La Cour observe en outre que le requérant n’a bénéficié d’aucun recours judiciaire contre la mesure prise contre lui par le CJP. En effet, le CJP est intervenu dans la présente affaire en première instance par sa deuxième chambre, et en dernière instance par son Assemblée plénière. Dès lors que l’article de presse que le requérant avait partagé s’interrogeait sur l’indépendance et l’impartialité du CJP vis-à-vis de l’exécutif dans le cadre de certaines procédures disciplinaires, force est de constater que le CJP est intervenu en l’espèce en qualité à la fois d’autorité accusatrice et d’autorité décisionnelle de dernière instance, et ce dans une affaire où étaient en cause certaines de ses propres décisions. Or il y a lieu de rappeler que lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. C’est pourquoi tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial pour statuer sur la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus des autorités (Eminağaoğlu, précité, § 150). La Cour constate que tel n’a pas été le cas en l’espèce.

70.  À la lumière des considérations ci-dessus, et compte tenu de l’importance primordiale de la liberté d’expression sur les questions d’intérêt général, la Cour conclut que la sanction disciplinaire infligée au requérant ne répondait à aucun besoin social impérieux et, de ce fait, ne constituait pas une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2.

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Eminağaoğlu c. Turquie du 9 mars 2021 requête no 76521/12

Article 10 : Sanction disciplinaire infligée à un magistrat ayant exercé sa liberté d’expression : plusieurs violations de la Convention

La Cour juge que, eu égard notamment au fait que le processus décisionnel suivi en l’occurrence était très lacunaire et n’offrait pas les garanties indispensables au statut du requérant comme magistrat et président d’une association de magistrats, les restrictions litigieuses apportées à l’exercice par M. Eminağaoğlu du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention ne s’accompagnaient pas de garanties effectives et adéquates contre les abus.

Art 10 • Liberté d’expression • Sanctions disciplinaires imposées au requérant à raison de différentes déclarations de sa part • Processus de décision largement défaillant, dénué des garanties indispensables pour les magistrats et pour le président d’une association de juges et procureurs • Absence de garanties effectives et adéquates contre les abus

FAITS :

Le requérant, Ömer Faruk Eminağaoğlu, est un ressortissant turc né en 1967. Il réside à Ankara. À l’époque des faits, M. Eminağaoğlu était magistrat ; il était également le président de Yarsav, une association de magistrats. M. Eminağaoğlu débuta une carrière de magistrat en 1989. En 1998, il fut nommé procureur de la République près la Cour de cassation. En 2011, il fut nommé juge à Istanbul.

Le 13 juin 2012, alors qu’il était magistrat de première classe, il fut muté à Çankırı par la seconde chambre du Conseil supérieur des juges et des procureurs (CSJP), à la suite de l’infliction d’une sanction disciplinaire en raison de ses déclarations et de ses critiques, notamment dans des affaires judiciaires médiatiques. La seconde chambre du CSJP considéra que, par ses déclarations, M. Eminağaoğlu avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession et qu’il avait perdu la dignité et la considération personnelle. Par la suite, M. Eminağaoğlu fit opposition contre cette décision, mais sa sanction fut confirmée par l’assemblée plénière du CSJP qui décida toutefois de ne pas retenir certaines charges portées à l’encontre de lui. La décision étant ainsi devenue, M. Eminağaoğlu fut muté à son nouveau lieu d’affectation. Le 15 avril 2015, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi n° 6572, le CSJP réexamina la sanction disciplinaire de M. Eminağaoğlu et décida de la remplacer par un blâme, sans modifier les charges retenues contre lui.

Article 10 (liberté d’expression)

L’enquête disciplinaire et la sanction disciplinaire infligée à M. Eminağaoğlu ont constitué une ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier. Cette ingérence avait une base légale (article 68 § 2 a) de la loi n° 2802) et poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire. La fonction occupée par M. Eminağaoğlu : à l’époque des faits, M. Eminağaoğlu était membre du parquet général près la Cour de cassation. Ce statut spécifique lui conférait un rôle primordial au sein du corps judiciaire dans l’administration de la justice et ce rôle lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’État de droit, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci. En outre, M. Eminağaoğlu était le président de l’association Yarsav, agissant pour la défense des intérêts des membres du corps judiciaire et du principe de l’État de droit. La Cour rappelle à cet égard que, lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse et elle peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse. Ainsi, M. Eminağaoğlu avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que président de cette association légale, qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice. Même si ces questions avaient des implications politiques, ce simple fait n’était pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur ce sujet. Par conséquent, d’une part, M. Eminağaoğlu était tenu de respecter le devoir de réserve inhérent à sa fonction de magistrat et, d’autre part, il assumait, en tant que président d’une association regroupant des magistrats, le rôle d’acteur de la société civile. Il avait ainsi le rôle et le devoir de donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice. La Cour renvoie à cet égard aux instruments du Conseil de l’Europe, qui reconnaissent qu’il appartient à chaque magistrat de promouvoir et de préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire et qu’il convient de consulter et d’impliquer les juges et les tribunaux lors de l’élaboration des dispositions législatives concernant leur statut et, plus généralement, le fonctionnement de la justice.

La teneur des déclarations de M. Eminağaoğlu :

M. Eminağaoğlu s’est vu infliger une sanction disciplinaire principalement pour trois séries de déclarations. La première série de déclarations consistait plutôt en des critiques de certaines mesures prises lors de l’instruction pénale menée contre l’organisation dénommée Ergenekon. Même si la Cour juge important le fait que le requérant n’exerçait aucune fonction dans la conduite de l’enquête ou l’action pénale en question, il ne faut pas perdre de vue que ses propos concernaient également des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours. Vu sous cet angle et eu égard aux principes relatifs au droit de réserve des magistrats, la Cour accorde également du poids aux raisons avancées par le Gouvernement pour justifier l’atteinte au droit du requérant à la liberté d’expression, qui peuvent être tenues pour pertinentes s’agissant de cette série de déclarations. La deuxième série de déclarations avait trait principalement à des propos de M. Eminağaoğlu sur les différents aspects d’une action pénale engagée contre un journaliste turc d’origine arménienne (Hrant Dink, assassiné en 20074 ). Dans ses déclarations, M. Eminağaoğlu avait critiqué le libellé de l’article 301 du code pénal (CP) et la manière dont l’affaire avait été jugée par les juridictions nationales, en précisant que, en sa qualité de procureur près la Cour de cassation, il était d’avis que l’infraction reprochée à ce journaliste n’avait pas été commise. La Cour observe que les propos du requérant concernaient une affaire déjà tranchée. Elle rappelle aussi que les affaires ayant trait à l’article 301 du CP ont donné lieu à des arrêts de violation5 devant la Cour. Elle ne voit dès lors pas comment les critiques en cause peuvent être vues comme un agissement ou une déclaration portant atteinte à la dignité de la profession de M. Eminağaoğlu. Ce dernier a donc exprimé son avis et ses critiques sur une disposition touchant à la liberté d’expression et ses déclarations relevaient manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général. Sa liberté d’expression devait donc bénéficier d’un niveau élevé de protection et toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict, allant de pair avec une marge d’appréciation restreinte des autorités de l’État défendeur. La troisième série de déclarations concernait des déclarations sur certains sujets d’actualité. D’une part, certaines déclarations – à savoir la critique des déclarations du président des affaires religieuses sur des décisions judiciaires relatives au cours de religion obligatoire, celle de la réforme constitutionnelle, celle de la nomination de l’ancien secrétaire au ministère de la Justice en tant que ministre de la Justice pendant la période électorale, le rappel de l’importance de la séparation des pouvoirs et du principe de laïcité, et la prise de position sur les discours des hommes politiques visant les tribunaux et le système judiciaire en général – concernaient en grande partie des problèmes touchant au système judiciaire. À ce sujet, la Cour considère qu’il s’agissait de déclarations relevant manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général et appelant un niveau élevé de protection de la liberté d’expression du requérant. D’autre part, certaines déclarations portaient sur des sujets d’actualité qui n’étaient pas directement pertinents pour des questions concernant le système judiciaire. À cet égard, la Cour souligne qu’il importe que, même si leur participation au débat public sur les grands problèmes de société ne peut être écartée, les membres du corps judiciaire s’abstiennent au moins de faire des déclarations politiques de nature à compromettre leur indépendance et à porter atteinte à leur image d’impartialité. Cependant, dans sa décision au fond, le CSJM n’a procédé à aucune distinction entre les déclarations du requérant portant directement sur le système judiciaire et celles étrangères aux questions y afférentes. En outre, il aurait fallu tenir compte du fait que le requérant s’était également exprimé en sa qualité de président d’une association regroupant des magistrats. Le CSJP n’a pas non plus expliqué en quoi les déclarations politiques litigieuses étaient de nature à porter atteinte à « la dignité et à l’honneur de la profession » et à faire perdre au requérant « la dignité et considération personnelle ». En effet, seule une minorité des déclarations en cause ne concernait pas directement le système judiciaire et ces déclarations ne contenaient pas des attaques gratuites contre des hommes politiques ou d’autres membres du système judiciaire. Dans la décision du CSJP, la Cour ne voit aucun motif suffisant pour justifier la conclusion selon laquelle, par ses déclarations, M. Eminağaoğlu avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession de magistrat.

Les garanties procédurales :

la sanction disciplinaire de M. Eminağaoğlu n’a pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel par un tribunal appartenant à l’ordre juridique de l’État défendeur, l’article 159 de la Constitution prévoyant que les sanctions disciplinaires infligées aux magistrats échappent au contrôle juridictionnel, à l’exception des sanctions de révocation. Or, la mission du pouvoir judiciaire dans un État démocratique est de garantir l’existence même de l’État de droit. Lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. La Cour est d’avis que tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial, habilité à se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes, pour statuer sur la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus des autorités. Devant cet organe de contrôle, le magistrat concerné doit bénéficier d’une procédure contradictoire afin de pouvoir présenter son point de vue et réfuter les arguments des autorités. En outre, le CSJP a rendu sa décision sans se soucier de répondre aux arguments du requérant, qui se prévalait de la protection de l’article 10 de la Convention. Enfin, le CSJP n’a procédé à aucun exercice de mise en balance quant au droit du requérant à la liberté d’expression de façon adéquate. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que des motifs suffisants ont été avancés en l’espèce pour justifier la mesure litigieuse.

Par conséquent,

la Cour conclut que les considérations du Gouvernement relatives au devoir de réserve des magistrats étaient pertinentes, notamment en ce qui concerne les première et troisième séries de déclarations. Cependant, eu égard notamment au fait que le processus décisionnel suivi en l’occurrence était très lacunaire et n’offrait pas les garanties indispensables au statut du requérant comme magistrat et président d’une association de magistrats, elle estime que les restrictions litigieuses apportées à l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention ne s’accompagnaient pas de garanties effectives et adéquates contre les abus. Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

CEDH

a) Principes généraux

120.  La Cour rappelle que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend à la sphère professionnelle en général et aux fonctionnaires en particulier (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 53, série A no 323). La Cour a admis qu’il était légitime pour l’État d’imposer aux membres de la fonction publique, en raison de leur statut, un devoir de réserve, mais elle a dit aussi qu’il s’agissait néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficiaient de la protection de l’article 10 de la Convention (ibidem, et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008). Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but mentionné plus haut (Baka, précité, § 162, et les références qui y sont citées).

121.  La Cour rappelle ensuite que, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, cette approche s’applique également en cas de restriction touchant la liberté d’expression d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, même si les magistrats ne font pas partie de l’administration au sens strict (Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 42, 31 janvier 2008, et Pitkevich, décision précitée). La Cour a reconnu que l’on est en droit d’attendre des fonctionnaires du corps judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Baka, précité, § 164).

122.  La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, celui-ci doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission. C’est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Olujić, précité, § 59). Il peut donc s’avérer nécessaire de protéger cette confiance contre des attaques destructrices qui sont pour l’essentiel infondées, d’autant plus que les juges qui ont été critiqués sont soumis à un devoir de discrétion qui les empêche de répondre (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313).

123.  Parallèlement, la Cour a aussi souligné, dans des affaires concernant des juges qui se trouvaient dans une situation comparable à celle du requérant en l’espèce, que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression d’un juge se trouvant dans une telle situation. De plus, il y a lieu de rappeler que les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général. Or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10. Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet. Dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs peuvent concerner des sujets très importants dont le public a un intérêt légitime à être informé et qui relèvent du débat politique (Baka, précité, § 165).

124.  En outre, la Cour rappelle que la crainte d’une sanction a un « effet dissuasif » sur l’exercice du droit à la liberté d’expression, en particulier à l’égard d’autres juges qui souhaiteraient participer au débat public sur des questions ayant trait à l’administration de la justice et au système judiciaire (Koudechkina c. Russie, no 29492/05, §§ 99-100, 26 février 2009). Cet effet, qui nuit à la société dans son ensemble, est aussi un facteur à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de la sanction ou de la mesure répressive imposées (ibidem, § 99).

125.  Comme mentionné plus haut (paragraphes 36 et 76 ci-dessus), ces considérations peuvent également s’appliquer mutatis mutandis aux procureurs en Turquie, dans la mesure où le système judiciaire turc ne fait aucune distinction fondamentale entre le statut des juges et celui des procureurs.

126.  Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§  47-48, série A no 236, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001‑VIII, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002‑V, Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005‑XIII, Mamère c. France, no 12697/03, §§ 23-24, CEDH 2006‑XIII, Koudechkina, précité, § 83, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, CEDH 2015). La Cour a déjà dit que l’absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l’article 10 (voir, en particulier, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45-56, 20 octobre 2009). En effet, comme elle l’a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l’examen (...) judiciaire de la nécessité de la mesure (...) revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. Sur l’existence d’une ingérence

127.  En ce qui concerne la portée de l’ingérence, la Cour observe que la sanction disciplinaire infligée au requérant n’avait pas directement trait au comportement professionnel de celui-ci dans le contexte de l’administration de la justice. En outre, l’infraction disciplinaire dont l’intéressé avait été reconnu coupable concernait des déclarations et des opinions que ce dernier s’était vu reprocher. La mesure incriminée portait donc essentiellement sur la liberté d’expression, et non sur l’exercice d’une fonction publique dans l’administration de la justice, dont le droit n’est pas garanti par la Convention (Koudechkina, précité, § 79). Il s’ensuit que l’article 10 s’applique en l’espèce.

La Cour considère qu’il n’est pas contesté entre les parties que la sanction disciplinaire infligée au requérant constituait une ingérence dans l’exercice du droit protégé par l’article 10 de la Convention. Elle va dès lors examiner si cette mesure était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

ii.  Sur la légalité de l’ingérence

128.  Le Gouvernement indique que la mesure litigieuse était fondée sur l’article 68 § 2 a) de la loi 2802 et que, par conséquent, l’ingérence était prévue par la loi. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point.

129.  La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, non seulement veulent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi ont trait à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui, de surcroît, doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l’espèce ne prête pas à controverse. En effet, nul ne conteste que l’ingérence en cause – en l’occurrence l’enquête disciplinaire et la sanction disciplinaire en ayant résulté – avait une base légale, à savoir l’article 68 § 2 a) de la loi no 2802.

Reste la question de savoir si la norme juridique en question remplissait également les exigences d’accessibilité et de prévisibilité. La Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne saurait parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. Par ailleurs, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence qu’implique la notion « prévue par la loi » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. Enfin, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Vogt, précité, § 48).

130.  En l’occurrence, la Cour observe d’emblée que les termes employés à l’article 68 § 2 a) de la loi no 2802, tels que « la dignité » et « l’honneur de la profession », ainsi que «la dignité et considération personnelle », revêtent un caractère général, se prêtant à plusieurs interprétations. Il convient également de souligner que le Gouvernement n’a cité aucune jurisprudence du CSJP concernant la définition des notions mentionnées dans cette disposition. Toutefois, s’agissant des normes relatives aux comportements des membres du corps judiciaire, il convient d’adopter une approche raisonnable pour apprécier la précision des dispositions applicables (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov, précité, § 178). En conséquence, la Cour est disposée à partir de l’hypothèse que l’ingérence en cause était prévue par la loi.

iii.  Sur l’existence d’un but légitime

131.  La Cour observe que, dans la présente affaire, le Gouvernement justifie essentiellement l’enquête et la sanction qu’elle a entraînée par le devoir de réserve et de retenue des magistrats.

La Cour relève qu’un certain nombre d’États contractants soumettent les membres de la fonction publique ou les magistrats à une obligation de retenue. En l’espèce, cette obligation faite aux magistrats repose sur la volonté de préserver leur indépendance tout comme l’autorité de leurs décisions. Pour la Cour, on peut donc considérer que l’ingérence qui en a résulté poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

iv.  Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

132.  Pour apprécier si la mesure prise par les autorités nationales en réaction aux actes du requérant répondait à un « besoin social impérieux » et était « proportionnée au but légitime poursuivi », la Cour doit l’examiner à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Elle attachera une importance particulière à la fonction occupée par le requérant – procureur à l’époque des faits, puis juge –, à la teneur des textes litigieux et aux circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été divulgués, ainsi qu’au processus décisionnel ayant abouti à la mesure litigieuse.

1) Sur la fonction occupée par le requérant

133.  La Cour observe qu’à l’époque des faits le requérant était membre du parquet général près la Cour de cassation. Il ne fait pas de doute que ce statut spécifique – dont bénéficiait le requérant dans le système juridique national conférait à l’intéressé un rôle primordial au sein du corps judiciaire dans l’administration de la justice. Ce rôle lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’État de droit, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci (Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 91, 13 novembre 2008).

134.  D’autre part, il ne faut pas perdre de vue que, à l’époque des faits, le requérant était également le président de l’association Yarsav, agissant pour la défense des intérêts des membres du corps judiciaire et du principe de l’État de droit. Il convient de souligner que, devant le CSJP, le requérant avait déclaré avoir fait les déclarations litigieuses en sa qualité de président de cette association. À cet égard, la Cour a admis que, lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de chien de garde public semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International, précité, § 103) et elle peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (ibidem, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016). La Cour a reconnu l’apport important de la société civile au débat sur les affaires publiques (voir, par exemple, Steel et Morris, précité, § 89, et Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 166). Par conséquent, le requérant avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que président de cette association légale, qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice. Comme il a été précisé ci-avant (paragraphe 123 ci-dessus), même si ces questions ont des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui‑même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur ce sujet (Baka, précité, § 165).

135.  Par conséquent, la Cour observe que, d’une part, le requérant était tenu de respecter le devoir de réserve inhérent à sa fonction de magistrat et que, d’autre part, il assumait, en tant que président d’une association regroupant des magistrats, le rôle d’acteur de la société civile. Ainsi, l’intéressé avait le rôle et le devoir de donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice. La Cour renvoie à cet égard aux instruments du Conseil de l’Europe, qui reconnaissent qu’il appartient à chaque magistrat de promouvoir et de préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire et qu’il convient de consulter et d’impliquer les juges et les tribunaux lors de l’élaboration des dispositions législatives concernant leur statut et, plus généralement, le fonctionnement de la justice (voir le paragraphe 45 ci‑dessus, et, en ce qui concerne les textes internationaux pertinents, Baka, précité, §§ 72-73 et 82‑86).

2) Sur la teneur des déclarations litigieuses

136.  La Cour relève que le requérant a fait plusieurs déclarations à diverses occasions sur différents sujets. Elle rappelle qu’en principe la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à juger, afin de garantir leur image de juridictions impartiales. Cette discrétion doit les amener à ne pas avoir recours à la presse, même pour répondre à des provocations. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (Poyraz c. Turquie, no 15966/06, § 69, 7 décembre 2010). Les juges doivent également faire preuve de retenue lorsqu’ils expriment des critiques à l’endroit de collègues fonctionnaires, en particulier d’autres juges (Di Giovanni, précité, §§ 80-83 et Simić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 75255/10, 15 novembre 2016).

137.  La Cour observe qu’en l’occurrence le CSJP a décidé d’infliger une sanction disciplinaire au requérant principalement pour trois séries de déclarations, mentionnées en différents points de sa décision du 19 juillet 2011. Pour les besoins de la présente espèce, elle examinera ces déclarations séparément. Elle ne tiendra toutefois pas compte de ceux cités au point 3 h) (concernant une visite du requérant à S.K., ancien procureur général près la Cour de cassation), bien que le Gouvernement y ait fait référence dans ses observations (paragraphe 117 ci-dessus), puisqu’ils ont été écartés par l’assemblée plénière du CSJP (paragraphe 18 ci-dessus).

    Première série de déclarations

138.  La Cour observe que la première série de déclarations consistait plutôt en des critiques de certaines mesures prises lors de l’instruction pénale menée contre l’organisation dénommée Ergenekon. Il ressort des déclarations en cause que le requérant s’interrogeait notamment sur la manière dont ces mesures avaient été appliquées. Lors d’une visite auprès d’un quotidien, l’intéressé avait également critiqué la manière dont la déposition d’un journaliste y travaillant avait été recueillie (point 2 c)). Dans ses propos tenus lors d’une émission télévisée, il avait rappelé les conditions légales de placement en garde à vue, en citant le cas d’une personne âgée de quatre-vingt-onze ans, et avait critiqué les déclarations faites par des hommes politiques sur une affaire en cours (point 2 d)). Il en va de même quant aux déclarations faites par le requérant le 23 mars 2008 (point 2 e)) : celui-ci avait non seulement critiqué le placement en garde à vue, en pleine nuit, d’un journaliste qui, à ses dires, était âgé et malade, mais avait aussi dénoncé les pressions qui, selon lui, étaient exercées par des hommes politiques sur une affaire en cours. Concernant, enfin, deux déclarations faites par l’intéressé lors d’une manifestation et d’une table ronde, il s’agissait plutôt d’une mise en garde adressée au pouvoir exécutif et d’une défense de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

139.  La Cour relève d’emblée que les critiques du requérant étaient dirigées principalement contre les mesures préventives prises lors de l’enquête pénale menée dans le cadre d’une affaire très médiatisée, et non contre l’action pénale en tant que telle. La réalité des mesures critiquées par le requérant n’a pas été contestée par le Gouvernement. Par conséquent, ces critiques avaient un fondement factuel et elles doivent donc être considérées comme des constatations de fait qui, dans le contexte donné, étaient indissociables des opinions exprimées par l’intéressé dans ses déclarations. Certes, ce dernier était membre du parquet général près la Cour de cassation et il exerçait la fonction de procureur. Eu égard à la circonstance que le requérant était à l’époque un magistrat de haut rang, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression de personnes occupant une telle position se trouve en jeu, les « droits et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 de la Convention revêtent une importance particulière : en effet, on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 64, CEDH 1999‑VII). La Cour rappelle que le devoir de discrétion des magistrats exige que la diffusion d’informations, même exactes, soit effectuée avec modération et correction (Guja, précité, § 75 et Wille, précité, §§ 64 et 67). Par conséquent, il convient de rechercher si les opinions exprimées par le requérant fondées sur une base factuelle étaient néanmoins excessives au regard de son statut de magistrat.

140.  La Cour observe que le requérant a formulé publiquement des critiques sur une affaire pénale très médiatisée et en cours. Certes, par ses déclarations, l’intéressé faisait état d’une situation inquiétante relativement à la mise en application de certaines mesures d’enquête. En outre, il soutenait que le pouvoir judiciaire était soumis à des pressions de la part du gouvernement (comparer avec Kayasu, précité, § 101).  Il s’agissait sans nul doute d’une question d’intérêt public très importante, qui devait être ouverte au libre débat dans une société démocratique (comparer avec Koudechkina, précité, § 94). En outre, la Cour ne voit aucune raison de penser que le requérant était motivé par le désir de tirer un avantage personnel de son acte, qu’il nourrissait un grief personnel, ou qu’il était mû par une quelconque autre intention cachée. Dès lors, l’on peut accepter que le requérant était bien animé des intentions indiquées par lui et qu’il a agi de bonne foi. Cependant, même si la Cour juge important le fait que le requérant n’exerçait aucune fonction dans la conduite de l’enquête ou l’action pénale en question, il ne faut pas perdre de vue que ses propos concernaient également des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours. Vu sous cet angle et eu égard aux principes relatifs au droit de réserve des magistrats (paragraphes 120-121 ci-dessus), elle accorde également du poids aux raisons avancées par le Gouvernement pour justifier l’atteinte au droit du requérant à la liberté d’expression, qui peuvent être tenues pour pertinentes s’agissant de cette série de déclarations.

    Deuxième série de déclarations

141.  Pour ce qui est de la deuxième série de déclarations, elle avait trait principalement à des propos du requérant sur les différents aspects d’une action pénale engagée contre un journaliste turc d’origine arménienne (M. Dink, assassiné en 2007 ; voir Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, 14 septembre 2010). En effet, dans ces déclarations, le requérant avait critiqué le libellé de l’article 301 du CP et la manière dont l’affaire susmentionnée avait été jugée par les juridictions nationales, en précisant que, en sa qualité de procureur près la Cour de cassation, il était d’avis que l’infraction reprochée à ce journaliste n’avait pas été commise (point 3 c-e).

142.  La Cour observe que ces déclarations ont été jugées par le CSJP comme un manquement au devoir d’impartialité. Or il y a lieu de noter que les propos du requérant concernaient une affaire déjà tranchée. La Cour relève que, certes, l’intéressé a ouvertement critiqué l’article 301 du CP et l’attitude des juridictions nationales quant aux actions pénales relatives à cette disposition. Il convient cependant de rappeler que les affaires ayant trait à cette disposition ont donné lieu à des arrêts de violation devant la Cour (Dink, précité, et Altuğ Taner Akçam c. Turquie, n27520/07, 25 octobre 2011). Il importe de noter que, dans l’arrêt Altuğ Taner Akçam (précité, § 95), la Cour a notamment conclu que l’article 301 du CP ne répondait pas à la « qualité de loi », au motif que ses termes inacceptables, car trop larges, avaient pour conséquence un manque de prévisibilité quant à ses effets. La Cour ne voit dès lors pas comment les critiques en cause peuvent être vues comme un agissement ou une déclaration portant atteinte à la dignité de la profession du requérant.

143.  La présente espèce se distingue aussi d’autres affaires dans lesquelles étaient en jeu la confiance du public dans la justice et la nécessité de protéger cette confiance contre des attaques destructives (Di Giovanni, précité, § 81, et Koudechkina, précité, § 86). Le Gouvernement s’est prévalu de la nécessité de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ; cependant, les opinions et les déclarations exprimées publiquement par le requérant ne contenaient pas d’attaques contre d’autres membres du système judiciaire (comparer avec Di Giovanni et Poyraz, arrêts précités), et elles ne concernaient pas non plus des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours (Koudechkina, précité, § 94).

144.  La Cour constate, au contraire, que le requérant a exprimé son avis et ses critiques sur une disposition touchant à la liberté d’expression. Dès lors, elle considère que ses déclarations relevaient manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général. Il en résulte que la liberté d’expression du requérant devait bénéficier d’un niveau élevé de protection et que toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict, allant de pair avec une marge d’appréciation restreinte des autorités de l’État défendeur (voir, mutatis mutandis, Previti c. Italie (déc.), no 45291/06, § 253, 8 décembre 2009).

    - Troisième série de déclarations

145.  Pour ce qui est de la troisième série de déclarations, la Cour observe qu’il était question de déclarations sur certains sujets d’actualité. Plus précisément, ces dernières consistaient en la critique : de l’attitude du président de la République vis‑à-vis des institutions internationales ; des déclarations du président des affaires religieuses sur des décisions judiciaires relatives au cours de religion obligatoire ; de la réforme constitutionnelle (dans ses déclarations, le requérant avait cité les noms de magistrats assassinés dans l’exercice de leurs fonctions) ; et de la nomination de l’ancien secrétaire au ministère de la Justice en tant que ministre de la Justice pendant la période électorale. Ces déclarations comprenaient aussi une prise de position sur le port du foulard islamique par l’épouse du président de la République, sur l’importance de la séparation des pouvoirs et du principe de laïcité, ainsi que sur les discours des hommes politiques visant les tribunaux et le système judiciaire en général (point 4 a) i-viii).

146.  La Cour note que cette série de déclarations a été jugée incompatible non seulement avec la profession de magistrat mais aussi avec le but de l’association dont le requérant était président.

147.  La Cour observe que certaines des déclarations en cause – à savoir la critique des déclarations du président des affaires religieuses sur des décisions judiciaires relatives au cours de religion obligatoire, celle de la réforme constitutionnelle, celle de la nomination de l’ancien secrétaire au ministère de la Justice en tant que ministre de la Justice pendant la période électorale, le rappel de l’importance de la séparation des pouvoirs et du principe de laïcité, et la prise de position sur les discours des hommes politiques visant les tribunaux et le système judiciaire en général – concernaient en grande partie des problèmes touchant au système judiciaire. À ce sujet, la Cour ne peut que réitérer les considérations exprimées ci‑avant, selon lesquelles il s’agissait de déclarations relevant manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général et appelant un niveau élevé de protection de la liberté d’expression du requérant.

148.  Certes, certaines de ces déclarations portaient sur des sujets d’actualité qui n’étaient pas directement pertinents pour des questions concernant le système judiciaire. À cet égard, il convient de souligner qu’il importe que, même si leur participation au débat public sur les grands problèmes de société ne peut être écartée, les membres du corps judiciaire s’abstiennent au moins de faire des déclarations politiques de nature à compromettre leur indépendance et à porter atteinte à leur image d’impartialité. Cela étant, en l’espèce, la Cour observe que, dans sa décision au fond, le CSJM n’a procédé à aucune distinction entre les déclarations du requérant portant directement sur le système judiciaire et celles étrangères aux questions y afférentes. En outre, elle estime qu’il aurait fallu tenir compte du fait que le requérant s’était également exprimé en sa qualité de président d’une association regroupant des magistrats. Même si des réserves peuvent être émises pour ce qui est des déclarations politiques émanant des membres du corps judiciaire, force est de constater que, dans sa décision du 19 juillet 2011, le CSJP n’a pas expliqué en quoi les déclarations politiques litigieuses étaient de nature à porter atteinte à « la dignité et à l’honneur de la profession » et à faire perdre au requérant « la dignité et considération personnelle » (point 4). En effet, seule une minorité des déclarations en cause ne concernait pas directement le système judiciaire et ces déclarations ne contenaient pas des attaques gratuites contre des hommes politiques ou d’autres membres du système judiciaire. Dans la décision du CSJP, la Cour ne voit aucun motif suffisant pour justifier la conclusion selon laquelle, par ses déclarations, le requérant avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession de magistrat (voir, a contrario, Simić, décision précitée, §§ 35-36).

γ) Sur les garanties procédurales

149.  La Cour rappelle sa conclusion au regard de l’article 6 de la Convention la sanction disciplinaire en question n’a pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel par un tribunal appartenant à l’ordre juridique de l’État défendeur (paragraphe 105 ci-dessus). En effet, il ressort de l’article 159 de la Constitution que les sanctions disciplinaires infligées aux magistrats échappent au contrôle juridictionnel, à l’exception des sanctions de révocation.

150.  Or il y a lieu de souligner que la mission du pouvoir judiciaire dans un État démocratique est de garantir l’existence même de l’État de droit. Lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. La Cour est d’avis que tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial, habilité à se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes, pour statuer sur la légalité de la mesure et sanctionner un éventuel abus des autorités. Devant cet organe de contrôle, le magistrat concerné doit bénéficier d’une procédure contradictoire afin de pouvoir présenter son point de vue et réfuter les arguments des autorités (paragraphe 124 ci-dessus ; pour un récapitulatif des principes pertinents, voir Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 176-186).

151.  En outre, il convient d’observer que, dans la présente affaire, le CSJP a rendu sa décision sans se soucier de répondre aux arguments du requérant, qui se prévalait de la protection de l’article 10 de la Convention. À cet égard, bien que les considérations du Gouvernement relatives au devoir de réserve des magistrats puissent être jugées pertinentes en l’espèce, la Cour constate que le CSJP n’a procédé à aucun exercice de mise en balance quant au droit du requérant à la liberté d’expression de façon adéquate, conformément aux critères pertinents susmentionnés. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que des motifs suffisants ont été avancés en l’espèce pour justifier la mesure litigieuse. Qui plus est, les mêmes lacunes et l’absence de tout contrôle juridictionnel empêchent la Cour d’exercer effectivement son contrôle européen sur la question de savoir si les autorités nationales ont appliqué les normes établies dans sa jurisprudence concernant la mise en balance des différents intérêts en jeu.

δ) Conclusion

152.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les considérations du Gouvernement relatives au devoir de réserve des magistrats étaient pertinentes, notamment en ce qui concerne les première et troisième séries de déclarations en question. Cependant, eu égard notamment au fait que le processus décisionnel suivi en l’occurrence était très lacunaire et n’offrait pas les garanties indispensables au statut du requérant comme magistrat et président d’une association de magistrats, elle estime que les restrictions litigieuses apportées à l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention ne s’accompagnaient pas de garanties effectives et adéquates contre les abus (voir, dans le même sens, Baka, précité, § 174).

153.  À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Panioglu c. Roumanie du 8 décembre 2020 requête n° 33794/14

Article 10 : Les sanctions infligées à une juge pour avoir sévèrement critiqué dans la presse la plus haute magistrate du pays n’ont pas emporté violation de la Convention

L’affaire concernait des sanctions professionnelles, notamment en termes de promotion, infligées à une juge à raison d’un article qu’elle avait publié dans la presse. Cet article critiquait sévèrement les activités de la présidente de la Cour de cassation alors qu’elle était procureure sous le régime communiste répressif. La Cour juge en particulier que les autorités nationales ont convenablement mis en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression, d’une part, et les droits de la juge et la protection du pouvoir judiciaire, d’autre part. Elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, les sanctions infligées n’étaient pas excessivement lourdes.

FAITS

La requérante, Daniela Panioglu, est une ressortissante roumaine née en 1968. Elle réside à Bucarest. Elle est juge auprès de la cour d’appel de Bucarest. En 2012, elle écrivit un article sur la présidente de la Cour de cassation intitulé « Rien sur la manière dont un camarade procureur est devenu le président de tous les juges ». Elle y décrivait, de son point de vue, certains aspects de la vie sous le régime communiste et reliait sa description à la présidente de la Cour de cassation, qui était procureure pendant le communisme. Elle se demandait comment la « camarade procureure » avait agi « pour déracin[er] les ennemis de l’ordre socialiste (...) [et] « traquer » les femmes qui avaient avorté ». Elle parlait des « cachots » et de la « pauvreté » sous le régime communiste et des procureurs « quelque part au-dessus dans un monde lumineux et intouchable (...) Tous ces camarades, usurpateurs du Christ et de sa Loi, gard[ant] sévèrement la prison communiste ». Elle racontait la vie de misère pendant que « la camarade procureure flottait bien au-dessus ». De nombreuses autres expressions employées dans le texte furent citées dans les décisions ultérieurement rendues par les juridictions internes comme des exemples de phrases polémiques ou insultantes. L’article fut publié à la fois dans un journal national et sur un site Internet, avec en signature le nom et le titre professionnel de la requérante. Le 8 mars 2012, le service des enquêtes judiciaires du Conseil supérieur de la magistrature (Consiliul Superior al Magistraturii – « le CSM ») ouvrit une enquête sur cet article. Il remit à l’organe de discipline de la magistrature un rapport dans lequel il estimait que la requérante avait établi un parallèle entre l’oppression communiste et l’ascension de la présidente, alors même que cette dernière avait été nommée légalement et n’avait eu aucune relation avec les services de renseignements sous le régime communiste. Il y était également indiqué que la requérante avait laissé penser que la magistrate en question avait fait son travail de manière illicite et adopté un comportement moralement discutable, mettant en cause l’honneur et l’intégrité professionnelle de la présidente et portant atteinte à sa réputation professionnelle. Il y était observé que les juges étaient tenus de préserver la dignité de leur charge, ce qui impliquait qu’ils devaient faire preuve de modération dans l’expression de leurs opinions. En conclusion, le service des enquêtes judiciaires estimait que les agissements de la requérante pouvaient s’analyser en une infraction disciplinaire. En conséquence, une autre enquête fut ordonnée. La question de savoir si la requérante avait violé le code de déontologie des juges fut transmise à la section des juges du CSM. Celle-ci estima que l’article litigieux ne pouvait s’analyser en une infraction disciplinaire à raison du style littéraire par lequel étaient présentés certains aspects bien connus de la période communiste, de l’absence de langage ordurier et du fait que les références à la présidente concernaient une période antérieure à la nomination de cette dernière à cette fonction. Elle conclut toutefois que l’intéressée avait violé le code de déontologie des juges en associant l’ascension de la présidente et ses activités en qualité de procureure à la culpabilité, à l’oppression des pauvres et des femmes, et au maintien du cachot communiste métaphorique. Elle considéra que la requérante avait manqué à son devoir de discrétion et porté atteinte à la réputation de la présidente. Elle confirma cet avis dans une décision qu’elle rendit le 16 octobre 2012. La requérante contesta cette décision devant l’assemblée plénière du CSM, arguant notamment qu’elle s’était référée à la fonction de président plutôt qu’à la présidente elle-même, et que cet article était une opinion littéraire plutôt qu’une déclaration factuelle. Elle fut déboutée par l’assemblée plénière qui jugea que l’article en cause avait directement porté atteinte à la réputation de la présidente. La requérante saisit la Cour de cassation d’un recours contre cette décision. Elle fut déboutée par un arrêt définitif rendu le 1 er novembre 2013 selon lequel il avait été justifié de passer d’une procédure disciplinaire à une procédure fondée sur le code de déontologie. En 2015, la requérante demanda que ces décisions et d’autres informations en lien avec une infraction alléguée au code de déontologie fussent retirées de son dossier professionnel. Elle arguait, notamment, que la décision et le code lui-même étaient inconstitutionnels. Le CSM rejeta cette demande. La requérante engagea une procédure administrative contre le CSM à raison de ce rejet, mais elle fut déboutée le 4 octobre 2016. La question de constitutionnalité fut renvoyée à la Cour constitutionnelle, qui ne s’est pas encore prononcée. Un rapport fut établi en 2017 quant à l’intégrité professionnelle des candidats à une promotion auprès de la Cour de cassation. Concernant la requérante, ce rapport releva l’infraction au code de déontologie parmi d’autres préoccupations relatives à l’intégrité de la requérante. Il y était conclu que l’intéressée ne satisfaisait pas aux conditions requises pour une promotion. En 2019, le CSM affirma toutefois que la requérante remplissait les critères pour la procédure de promotion, mais qu’elle n’avait pas passé les examens (la requérante soutient avoir retiré sa candidature pour éviter une humiliation publique puisqu’elle ne pouvait pas réussir à cause de son dossier professionnel à l’époque des faits). Il observa que les deux évaluations professionnelles les plus récentes la concernant n’avaient pas été achevées (les trois plus récentes étaient prises en compte pour la promotion). La cour d’appel de Bucarest déclara par la suite que l’intéressée ne serait pas éligible à une promotion avant 2021 à raison d’une sanction prononcée à son égard en 2012 pour infraction au code de déontologie. Le 17 avril 2019, la Cour de cassation jugea les dispositions pertinentes du code de déontologie des juges illégales et les invalida.

Article 10

Le Gouvernement argue, tout d’abord, que la requérante n’a subi aucun « préjudice important » en ce qu’elle n’a pas été empêchée de passer les examens. Il soutient donc que la requête est irrecevable. La Cour rappelle l’importance de la liberté d’expression pour le fonctionnement de la démocratie, ce qui signifie que cette question doit être attentivement examinée en l’espèce. Elle juge que la requérante a subi un préjudice important en ce qu’elle a été sanctionnée pour avoir participé à un débat concernant le pouvoir judiciaire et que les sanctions qui lui ont été infligées ont été inscrites de manière permanente dans son dossier professionnel. Elle déclare donc la requête recevable. Le Gouvernement argue ensuite que l’ingérence dans l’exercice de ses droits par la requérante était prévue par la loi, laquelle était claire et prévisible. La Cour souscrit à cette thèse et considère que la requérante aurait dû savoir qu’elle était passible d’une sanction étant donné que les dispositions pertinentes du code de déontologie étaient plutôt claires, d’autant qu’elles s’appliquaient à un groupe circonscrit, à savoir les juges. La Cour observe que le but de l’article rédigé par la requérante était de soulever la question de savoir s’il était approprié de confier à une personne qui avait exercé en qualité de procureur sous le régime communiste la tâche de diriger et de réformer le système judiciaire. La requérante s’est par ailleurs concentrée sur la vie professionnelle de la présidente. La Cour estime que les auxiliaires de justice peuvent faire l’objet, dans l’exercice de leurs fonctions, de critiques plus sévères qu’un citoyen ordinaire. Elle rappelle toutefois que la plus grande discrétion s’impose à eux afin de préserver la confiance du public dans le pouvoir judiciaire. Au vu de ce qui précède, la Cour ne remet pas en cause l’appréciation par les autorités nationales du caractère préjudiciable de l’article litigieux pour la réputation du système judiciaire, de l’atteinte qu’il a portée au pouvoir judiciaire et de l’absence de preuves dans sa présentation. Elle est convaincue que les autorités nationales ont mis en balance les droits concurrents de la requérante et de la présidente. Pour ce qui est de la sanction infligée, la Cour note les raisons invoquées par la requérante pour justifier son retrait du concours mais ne saurait spéculer sur l’issue de la procédure si l’intéressée ne s’était pas retirée. Dans l’ensemble, la sanction n’a pas été excessive. Il n’y a pas eu violation des droits de la requérante.

Cimperšek c. Slovénie du 30 juin 2020 requête n° 58512/16

Article 10 : Le refus de délivrer à une personne le titre d’expert judiciaire a violé ses droits à un procès équitable et à la liberté d’expression Dans son arrêt de chambre1 , rendu ce jour dans l’affaire

L’affaire concerne le rejet par le ministre de la Justice de la candidature de M. Cimperšek pour obtenir le titre d’expert judiciaire au motif qu’il ne présentait pas les qualités personnelles requises. Le ministre s’appuyait sur le contenu du blog de M. Cimperšek et des courriers électroniques que celui-ci avait envoyés pour se plaindre du travail du ministère. La Cour conclut à une violation du droit à un procès équitable en raison du rejet, par le tribunal de première instance, de la demande d’audience présentée par M. Cimperšek, alors même que le requérant visait ainsi à contester la décision du ministre, en faisant citer des témoins pour démontrer son aptitude à exercer en tant qu’expert judiciaire et en contestant le lien de causalité entre son aptitude à ce titre et son blog et ses courriers électroniques. En outre, le tribunal de première instance, seul compétent pour examiner les questions de fait et de droit de l’affaire, n’avait pas fourni de raisons claires pour justifier son recours à une disposition légale qui lui permettait de rejeter une demande d’audience. Le fait que le blog et les commentaires par courrier électronique aient été cités comme le motif direct du rejet de la candidature de M. Cimperšek pour obtenir le titre d’expert judiciaire a également entraîné une ingérence injustifiée dans son droit à la liberté d’expression et une violation de l’article 10

FAITS

Le requérant, Jernej Cimperšek, est né en 1960. Il réside à Ptuj (Slovénie). En 2013, M. Cimperšek présenta sa candidature pour obtenir le titre d’expert judiciaire. Il réussit l’examen et s’apprêtait à prêter serment en 2014 lorsque le ministre de la Justice rejeta sa candidature au motif qu’il ne présentait pas les qualités personnelles requises pour être expert en vertu de la loi applicable. Le ministre jugea en particulier que les commentaires faits par l’intéressé sur son blog et dans des courriers électroniques adressés à d’autres candidats concernant les retards accusés par la cérémonie de prestation de serment étaient insultants et incompatibles avec le travail d’un expert judiciaire. M. Cimperšek contesta cette décision en justice, alléguant qu’elle portait atteinte à sa liberté d’expression. Il argua également que l’appréciation de ses qualités personnelles ne devait pas se limiter à ses courriers électroniques ou à son blog et demanda au tribunal l’audition de témoins de moralité qui pouvaient confirmer que le blog en cause n’était lu que par ses amis. En 2015, le tribunal administratif le débouta et souscrivit à la conclusion du ministre selon laquelle l’intéressé ne possédait pas les qualités personnelles requises. Il rejeta également la demande d’audience formulée par le requérant en se fondant essentiellement sur la loi relative au contentieux administratif, selon laquelle les faits et éléments de preuve nouveaux n’étaient pas pertinents pour trancher cette question. La Cour suprême rejeta ensuite le recours formé par M. Cimperšek sur des points de droit et, en 2016, la Cour constitutionnelle refusa finalement d’examiner son recours constitutionnel.

CEDH

La Cour estime que le requérant a subi une ingérence dans ses droits protégés par cette disposition de la Convention. Compte tenu du fait qu’avant que le ministre n’ait rejeté sa candidature, le requérant avait réussi l’examen pour devenir expert judiciaire et avait été invité à prêter serment, et du fait que le ministre avait fondé sa décision exclusivement sur le contenu du blog et des courriers électroniques du requérant, la Cour considère que la décision en question a essentiellement trait à l’exercice de la liberté d’expression et non à l’accès à la fonction publique. Examinant si, au regard de la Convention, l’ingérence était justifiée, la Cour relève que le ministre n’a fait référence à aucun billet de blog ou passage de courrier électronique particulier, ni précisé le langage utilisé par le requérant dans ces écrits qu’il avait trouvé offensant. L’absence d’une telle motivation est d’autant plus remarquable que le ministre n’avait auparavant vu aucun obstacle à ce que le requérant devienne expert judiciaire. Le ministre avait également estimé que le rejet de la candidature du requérant n’avait pas limité son droit à la liberté d’expression. Le tribunal administratif était aussi resté silencieux sur le droit du requérant à la liberté d’expression et n’avait pas répondu à ses arguments sur cette question. Il n’avait en aucune manière mis en balance ce droit avec l’intérêt public prétendument poursuivi par la décision du ministre. Il n’y a donc pas eu de contrôle juridictionnel effectif et adéquat de l’ingérence en question. La Cour ne peut pas non plus accepter l’argument du Gouvernement selon lequel la décision du ministre était nécessaire pour garantir la moralité et la réputation des experts judiciaires : ni la décision du ministre ni le jugement du tribunal administratif ne contenait de motivation détaillée expliquant pourquoi l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression avait été offensant et incompatible avec le travail d’un expert judiciaire. Ni le ministre ni le tribunal administratif n’avaient procédé à une évaluation de la question de savoir si un juste équilibre avait été ménagé entre les intérêts concurrents en jeu. La Cour a donc été empêchée d’exercer efficacement son contrôle sur la question de savoir si les autorités nationales avaient mis en œuvre les normes établies dans sa jurisprudence sur la mise en balance de ces intérêts. Cela lui suffit pour conclure que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’a pas été « nécessaire dans une société démocratique » et qu’il y a eu violation de l’article 10.

Kövesi c. Roumanie du 5 mai 2020 requête n° 3594/19

Article 10 et article 6-1 : La Roumanie a violé les droits de la procureure principale de la direction anticorruption en révoquant celle-ci avant la fin de son mandat

L’affaire concernait la décision par laquelle la requérante avait été révoquée de sa fonction de procureure principale de la Direction nationale anticorruption avant la fin de son second mandat à la suite de critiques qu’elle avait formulées contre les réformes législatives en matière de corruption. La requérante soutenait en outre qu’elle n’avait pas pu contester cette décision devant un tribunal. La Cour a jugé en particulier que la requérante n’avait eu aucun moyen d’attaquer en justice sa révocation puisqu’une telle procédure n’aurait permis d’examiner que sur la forme le décret présidentiel de révocation et non ses prétentions au fond, selon lesquelles elle avait été révoquée à tort parce qu’elle avait critiqué la réforme législative en matière de corruption. La Cour a également jugé que le droit à la liberté d’expression de la requérante avait été violé au motif qu’elle avait été révoquée à cause de ces critiques qu’elle avait faites dans l’exercice de ses fonctions au sujet d’une question d’intérêt public. L’une de ses tâches en sa qualité de procureure principale anticorruption était d’exprimer son opinion sur les réformes législatives susceptibles d’avoir des conséquences sur la magistrature et sur l’indépendance de celle-ci, ainsi que sur la lutte contre la corruption. Il était apparu que la révocation prématurée de la requérante était contraire au but même du maintien de l’indépendance judiciaire et avait dû avoir un effet dissuasif sur elle et sur les autres procureurs et juges pour ce qui est de leur participation aux débats publics sur les réformes législatives touchant la magistrature et l’indépendance judiciaire.

FAITS

La requérante, Laura-Codruța Kövesi, est une ressortissante roumaine née en 1973 et habitant à Bucarest. Mme Kövesi fut nommée procureure principale au sein de la Direction nationale anticorruption (Direcţia Naţională Anticorupţie, « la DNA ») en mai 2013 d’abord pour une durée de trois ans. Après avoir fait l’objet d’appréciations positives de la part du ministère de la Justice et de la section pour les procureurs du Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM »), le président roumain la reconduisit dans ses fonctions, de mai 2016 à mai 2019.

Les élections législatives conduites en décembre 2016 furent à l’origine de la formation d’un nouveau gouvernement, lequel proposa plusieurs réformes législatives en matière judiciaire, notamment la dépénalisation de l’abus de fonction commis dans l’approbation ou l’adoption d’une loi. Les mesures législatives, prises en 2017, donnèrent lieu à des manifestations et à l’expression au niveau international de préoccupations ainsi qu’à l’ouverture par la DNA d’une enquête sur la manière dont certaines dispositions législatives avaient été adoptées. En février 2018, se référant notamment à trois décisions que la Cour constitutionnelle avait rendues concernant l’activité de la DNA et aux déclarations publiques que la requérante avait faites, le ministre de la Justice proposa de révoquer celle-ci de ses fonctions. La section pour les procureurs du CSM, à la majorité, refusa d’approuver cette révocation, repoussant dans une large mesure les griefs que le ministre avait formulés contre la requérante et concluant que rien ne prouvait que la gestion de cette dernière eût été mauvaise. En avril 2018, le président roumain refusa quant à lui de signer le décret de révocation, ce qui conduisit le Premier ministre à saisir la Cour constitutionnelle. En mai 2018, la Cour constitutionnelle enjoignit le président de signer le décret, concluant notamment que ni le président ni elle n’étaient habilités à apprécier les raisons pour lesquelles le ministre de la Justice avait fait cette proposition. Elle précisa en outre que les tribunaux administratifs ne pouvaient examiner que la légalité externe de l’acte administratif pris en l’espèce, plus particulièrement la régularité de la procédure mais pas son opportunité. La révocation de la requérante prit effet en juillet 2018.

Article 6 § 1

La Cour rappelle que, en principe, les litiges entre les fonctionnaires et l’Etat sortent du champ d’application de l’article 6 si les deux conditions exposées dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres sont réunies : la législation doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal pour régler le litige et l’exclusion doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’Etat.

Aucune exclusion expresse de ce type n’existe en l’espèce, ce que confirme le Gouvernement lorsqu’il soutient que la requérante n’avait pas épuisé les voies de recours internes parce qu’elle n’avait pas saisi le juge administratif. De plus, aucune exclusion de ce type en l’espèce n’aurait pu reposer sur des motifs objectifs : une absence de contrôle juridictionnel du processus de révocation de la procureure principale de la DNA ne peut servir l’intérêt de l’État, seul un tel contrôle opéré par un organe judiciaire indépendant permettant de protéger les hauts magistrats de l’arbitraire du pouvoir exécutif. La Cour en conclut que l’article 6 s’appliquait à Mme Kövesi sous son volet civil. Sur le fond, la Cour note que le Gouvernement ne conteste pas l’absence de contrôle juridictionnel en l’espèce. Il soutient plutôt que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes, faute pour elle en particulier d’avoir attaqué le rapport du ministre de la Justice qui exposait les motifs de sa révocation, la décision du CSM ou le décret présidentiel de révocation. La Cour constate cependant que la Cour constitutionnelle a conclu que le rapport du ministre devait s’analyser en un acte préliminaire dépourvu d’effet en lui-même. De plus, il ressort des pièces produites par le Gouvernement que des organisations non gouvernementales avaient tenté de contester ce rapport devant les tribunaux, mais en vain. Quant à la décision du CSM, la requérante n’avait pas intérêt à l’attaquer car elle lui était favorable. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle a constaté qu’un recours devant le juge administratif contre le décret présidentiel ne pouvait donner lieu qu’à un examen du respect des formalités externes dans l’adoption de cet acte, alors que le grief formulé par la requérante appelait un examen du fond et de la légalité interne du décret. La Cour n’est donc pas convaincue que la requérante ait disposé d’un recours interne qui lui aurait permis effectivement de saisir le juge des griefs qu’elle entendait véritablement soulever, à savoir les raisons pour lesquelles elle avait révoquée de sa fonction de procureure principale de la DNA. La Cour souligne que toute contestation réelle et sérieuse quant à la légalité d’une atteinte aux droits civils donne à l’intéressé le droit « à ce qu’un tribunal tranch[e] cette question de droit interne ». Les instruments du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne attachent en outre de plus en plus d’importance à l’équité procédurale dans la révocation ou le licenciement des procureurs, et notamment à l’intervention d’une autorité indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. La Cour rejette l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement et conclut que l’État défendeur a vidé de sa substance même le droit de la requérante à un tribunal en raison des limites particulières que la Cour constitutionnelle a fixées à l’examen de cette affaire. Il y a donc eu violation du droit d’accès à un tribunal de Mme Kövesi.

Article 10

La Cour constate qu’il existe des éléments indiquant prima facie l’existence d’un lien de causalité entre l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression et sa révocation. Les autres raisons pour lesquelles, selon le Gouvernement, elle a été démise de ses fonctions ne sont pas convaincantes. Cette révocation s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression. La Cour recherche ensuite si, en révoquant la requérante, le Gouvernement poursuivait un « but légitime » ou répondait à un « besoin social impérieux », conditions à l’établissement d’une justification d’après l’article 10 § 2.

But légitime

La Cour constate que le ministre de la Justice a mis en avant la nécessité de protéger la prééminence du droit comme motif justifiant la révocation de la requérante, une procédure qu’il avait entamée après qu’elle avait critiqué ses propositions législatives et ouvert des poursuites pénales en rapport avec les textes de loi dans l’adoption desquels il était impliqué. Il a aussi allégué que le comportement de la requérante avait suscité une crise en raison de laquelle la situation en Roumanie avait fait l’objet de préoccupations exprimées aux niveaux national, européen et international.

La Cour observe que, au contraire, c’est la révocation de la requérante qui était préoccupante.

De plus, elle estime que rien dans le dossier ne permet d’établir que la mesure dénoncée visait à préserver la prééminence du droit ni à poursuivre un quelconque autre but légitime. Il s’agissait d’une mesure prise en conséquence de l’exercice antérieur par la requérante de son droit à la liberté d’expression. Le Gouvernement ne justifie l’ingérence en question par aucun autre but légitime. La Cour en conclut que l’ingérence ne poursuivait aucun but légitime. Si une telle conclusion normalement met fin à son examen des griefs de violation de l’article 10, la Cour décide néanmoins de rechercher si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

La Cour en conclut que l’ingérence ne poursuivait aucun but légitime.

Si une telle conclusion normalement met fin à son examen des griefs de violation de l’article 10, la Cour décide néanmoins de rechercher si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

Nécessaire dans une société démocratique

La Cour note que la requérante a fait les commentaires en cause en sa qualité professionnelle de procureure principale de la DNA. La requérante a également fait usage de ses prérogatives légales pour ouvrir des enquêtes sur des infractions de corruption dont étaient soupçonnés des membres du Gouvernement en rapport avec des dispositions législatives éminemment contestées et pour informer le public de ces enquêtes. Elle a en outre exprimé son opinion directement dans les médias ou à l’occasion de réunions professionnelles. La Cour attache une importance particulière au poste qu’occupait la requérante, à savoir directrice du parquet anticorruption, dont les fonctions et obligations incluaient l’expression de son opinion sur les réformes susceptibles d’avoir des conséquences sur la magistrature et sur l’indépendance de celle-ci, ainsi que, plus particulièrement, sur la lutte livrée par son service contre la corruption. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a reconnu que les procureurs devraient avoir le droit de participer aux débats publics sur des questions se rapportant au droit, à l’administration de la justice et à la défense et à la protection des droits de l’homme, et qu’ils devraient être en mesure de poursuivre sans entrave les agents publics pour des infractions de corruption. Par ailleurs, la position que la requérante a adoptée et les déclarations qu’elle a faites, qui s’inscrivaient manifestement dans le cadre d’un débat sur des questions d’intérêt public, appelaient un degré de protection élevé pour ce qui est de l’exercice de sa liberté d’expression et un contrôle strict de toute ingérence de la part de l’État défendeur, qui, quant à lui, ne disposait en la matière que de peu de latitude (« marge d’appréciation étroite »). La Cour estime que la révocation de la requérante et les motifs qui ont été avancés pour la justifier n’étaient guère conciliables avec l’importance particulière qu’il faut attacher au pouvoir judiciaire, branche indépendante du pouvoir étatique, et au principe de l’indépendance du parquet, qui – selon les instruments internationaux, du Conseil de l’Europe ou autres – est un élément crucial pour la préservation de l’indépendance de la justice. Il apparaît donc que la révocation prématurée de la requérante était contraire au but même du maintien de la préservation de l’indépendance de la justice. En raison de sa gravité, la mesure a dû avoir un « effet dissuasif » en ce qu’elle a découragé non seulement la requérante mais aussi les autres procureurs et juges de participer aux débats publics sur les réformes législatives touchant la magistrature et plus généralement sur toutes les questions se rapportant à l’indépendance judiciaire. Se référant à ses conclusions sur le terrain de l’article 6, la Cour juge que les restrictions à la liberté d’expression de la requérante n’étaient pas accompagnées de garanties effectives et adéquates contre l’arbitraire. La révocation de la requérante de sa fonction de procureure principale de la DNA ne poursuivait donc aucun des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2 et n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10.

L.P. ET CARVALHO c. PORTUGAL du 8 octobre 2019 Requêtes requête nos 24845/13 et 49103/15

Violation de l'article 10 contre les deux requérants avocats : une condamnation pénale contre un avocat pour avoir dit qu'une juge a une grande intimité avec un avocat de la partie adverse est incompatible avec la liberté d'expression.

Une condamnation pénale contre un avocat pour avoir accepté un mandat pour rédiger une plainte contre un juge est aussi incompatible avec la liberté d'expression

CEDH

60.  La Cour note que le premier requérant a été condamné, à l’issue d’une procédure pénale, à une amende de 300 EUR pour diffamation aggravée à l’encontre d’une juge et au versement à celle-ci de 5 000 EUR de dommages et intérêts (paragraphe 20 ci-dessus). Elle note également que le deuxième requérant a, quant à lui, été condamné pour atteinte à l’honneur d’une juge, à l’issue d’une procédure en responsabilité civile, et au paiement de 10 000 EUR de dommages et intérêts (paragraphes 37 et 38 ci-dessus).

a)  Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »

61.  En l’espèce, les parties ne contestent pas que les condamnations des requérants pour diffamation (requête no 23845/13) et atteinte à l’honneur (requête no 49103/15) ont constitué une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement.

62.  Le Gouvernement soutient que les ingérences étaient « prévues par loi », ce que le premier requérant conteste en invoquant l’immunité dont il estimait bénéficier en sa qualité d’avocat en vertu de l’article 208 de la Constitution (paragraphes 41 et 52 ci-dessus). Le deuxième requérant ne s’est pas prononcé sur ce point. La Cour relève que l’argument du premier requérant relève de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence. À l’instar du Gouvernement, elle estime que l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants était bien « prévue par la loi », à savoir, en ce qui concerne la requête no 23845/13, les articles 180 § 1 et 184 du CP (paragraphes 42 et 43 ci-dessus) et, en ce qui concerne la requête n49103/15, l’article 483 du CC (paragraphe 44 ci-dessus).

63.  Par ailleurs, aux yeux de la Cour, les décisions litigieuses poursuivaient deux buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En effet, elles avaient pour but, d’une part, d’assurer la « protection de la réputation et des droits d’autrui » puisqu’elles visaient à protéger les droits des juges A.A (requête no 23845/13) et A.F. (requête n49103/15) et, d’autre part, de « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». Il reste donc à déterminer si l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique ».

b)  Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

64.  S’agissant de la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique », la Cour renvoie aux principes généraux qu’elle a maintes fois réaffirmés depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976 (série A no 24), et qu’elle a rappelé dans l’affaire Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, CEDH 2015). Pour les principes relatifs à la liberté d’expression des avocats, elle se réfère également à l’arrêt Morice, (précité, §§ 132 à 139) et à l’arrêt Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal (no 1529/08, § 46, 29 mars 2011). Enfin, étant donné que, dans les présentes espèces, les mesures incriminées avaient pour but la protection de « la réputation et des droits d’autrui », la Cour renvoie aux principes régissant la mise en balance entre la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8, qu’elle a rappelé récemment dans l’arrêt Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine ([GC], no 17224/11, § 77, 27 juin 2017).

i.  La qualité d’avocat des requérants

65.  La Cour constate que les propos litigieux figuraient dans des documents rédigés par les requérants, à savoir une plainte adressée au CSM s’agissant du premier requérant (paragraphe 8 ci-dessus) et une plainte pénale devant le parquet près le tribunal de Porto suivie d’une accusation privée en ce qui concerne le deuxième requérant (paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Plus particulièrement, elle note que la lettre envoyée par le premier requérant décrivait le déroulement d’une audience préliminaire au tribunal de Gouveia à laquelle l’intéressé avait participé un mois plus tôt en représentation de son client (paragraphe 7 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, en portant à la connaissance du CSM des situations qui ne lui étaient pas apparues comme normales, le requérant avait bien pour but la défense des intérêts de son client. S’agissant du deuxième requérant, la plainte et l’accusation privée avaient été rédigées par lui, en représentation de ses clients qui souhaitaient poursuivre la juge visée pour diffamation et discrimination à la suite des imputations formulées à leur encontre dans un jugement condamnatoire rendu par cette dernière (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour en conclut que les requérants ont tous deux agi dans l’exercice de leur mandat d’avocat.

ii.  La nature des propos litigieux et les motifs par les juridictions internes

66.  La Cour rappelle que, afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il convient de faire une distinction entre les déclarations de fait et les jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Toutefois, même en présence de jugements de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (Pinto Pinheiro Marques c. Portugal, no 26671/09, § 43, 22 janvier 2015, et les nombreuses références qui y sont citées).

α.  La requête no 24845/13 (L.P. c. Portugal)

67.  S’agissant de la requête no 24845/13, la Cour observe que ce sont les allégations formulées à l’encontre de la juge visée et, en particulier, l’expression « une ambiance de grande intimité » qui ont motivé la condamnation du premier requérant pour diffamation. Les juridictions internes ont considéré qu’il s’agissait de jugements de valeur mettant en cause l’impartialité de la juge en question, accusations qui, d’après elles, n’avaient pas été prouvées par le requérant et manquaient donc d’une base factuelle suffisante (paragraphes 17 et 37 ci-dessus), portant ainsi atteinte à l’honneur de l’intéressée. Pour les juridictions internes, compte tenu des circonstances de l’espèce, il s’imposait de faire prévaloir le droit au respect de la vie privée de la juge sur le droit à la liberté d’expression du requérant en sa qualité d’avocat. La Cour ne saurait souscrire à une telle analyse.

68.  Elle constate que la lettre adressée par le premier requérant au CSM relatait le traitement d’une procédure civile par la juge A.A. et, en particulier, le déroulement d’une audience préliminaire qui avait eu lieu dans le bureau de cette dernière au tribunal de Gouveia. Ainsi, les propos incriminés constituaient pour l’essentiel en des déclarations de fait se rapportant à d’éventuels dysfonctionnements que le premier requérant avait souhaité signaler au CSM, organe chargé du pouvoir disciplinaire à l’égard des juges. Le seul jugement de valeur fait par le premier requérant était l’allégation de l’existence d’une « ambiance de grande intimité ». Or, à cet égard, la Cour constate que l’expression « grande intimité » constitue expressément l’un des motifs de récusation prévu par l’article 127 § 1 g) du CPC (paragraphes 45 et 53 ci-dessus). Certes, les juridictions ont considéré que les dysfonctionnements dénoncés n’étaient pas fondés, et la Cour ne saurait substituer sa propre appréciation à celle des juridictions internes à cet égard. Cependant, d’après elle, les accusations formulées par le requérant dans sa lettre étaient des critiques que tout juge peut s’attendre à recevoir dans l’exercice de ses fonctions, sans que cela ne porte atteinte à son honneur ou sa réputation. Il ne semble donc pas que les accusations litigieuses aient dépassé la limite de la critique admissible en l’espèce. En outre, ces accusations ayant été transmises uniquement au CSM et n’ayant donc pas été rendues publiques, l’atteinte à la réputation alléguée de la juge visée était donc très limité (voir, mutatis mutandis, Bezymyannyy c. Russie, no 10941/03, § 42, 8 avril 2010).

β.  La requête no 49103/15 (Carvalho c. Portugal)

69.  Pour ce qui est du deuxième requérant, la Cour constate que c’est le dépôt d’une plainte au pénal et d’une accusation privée, en représentation de ses clients, du chef de diffamation à l’encontre de la juge A.F. qui lui a été reproché. En d’autres termes, ce que les juridictions internes ont censuré, c’est le fait pour le deuxième requérant d’avoir accepté un tel mandat alors que les accusations de diffamation et de discrimination faites à l’encontre de la juge A.F. étaient, d’après ces juridictions, totalement infondées et incongrues (paragraphes 33, 34 et 37 ci-dessus). Plus spécifiquement, dans son arrêt du 26 mars 2015, la cour d’appel de Porto a considéré que l’exercice de ce mandat allait à l’encontre des devoirs déontologiques prévus à l’article 85 § 2 a) et b) du statut de l’ordre des avocats (paragraphe 46 ci-dessus).

70.  Pour sa part, la Cour relève que la procédure pénale litigieuse a fait suite à l’important retentissement médiatique provoqué par le jugement condamnatoire du 29 juillet 2008 que la juge A.F. avait rendu contre les clients du deuxième requérant (paragraphes 23, 24, 25 et 26 ci-dessus). Dans un tel contexte, ces derniers ont souhaité poursuivre ladite juge pour diffamation et discrimination mais n’ont pas obtenu gain de cause (paragraphes 28 et 31 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, en introduisant la procédure pénale contre la juge en question, le deuxième requérant n’a fait que défendre les intérêts de ses clients. Eu égard aux circonstances de l’espèce, elle ne voit pas en quoi celui-ci a enfreint ses devoirs déontologiques, d’autant plus que, à l’issue de la procédure pénale à l’encontre de la juge A.F., dans son arrêt du 29 novembre 2011, la cour d’appel de Porto a bien reconnu que certaines des expressions qu’elle avait utilisées étaient excessives (paragraphe 31 ci-dessus), ce que le tribunal de Porto a lui aussi admis dans le cadre de la procédure civile contre le deuxième requérant (paragraphe 34 ci-dessus). L’infraction imputée par ce dernier, en représentation de ses clients, à l’encontre de ladite juge n’était donc pas totalement dénuée de base factuelle. Au demeurant, la Cour estime que vouloir contraindre un avocat à refuser un mandat risquerait de porter atteinte au droit d’accès de tout justiciable à un tribunal, garanti par l’article 6 de la Convention.

iii.  La sévérité des sanctions appliquées

71.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (Morice, précité, § 176, et les références qui y sont citées). En l’espèce, elle considère que, même si l’amende infligée au premier requérant est modeste et que celui-ci a bénéficié de la non-inscription de sa condamnation dans son casier judiciaire, l’application d’une sanction pénale présente à elle seule un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression, ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients (ibidem, et Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011). En outre, dans les deux présentes espèces, les requérants ont été condamnés à verser aux juges visées des sommes non négligeables au titre de dommages et intérêts, à savoir 5 000 EUR pour le premier requérant et 10 000 EUR pour le deuxième requérant (paragraphes 20 et 38 ci-dessus). Les sanctions appliquées n’ont donc pas ménagé le juste équilibre voulu entre la nécessité de protéger le droit à l’honneur des juges concernées et l’autorité judiciaire d’une part et la liberté d’expression des requérants d’autre part. Elles sont en outre de nature à produire un effet dissuasif pour la profession d’avocat dans son ensemble, notamment lorsqu’il s’agit pour les avocats de défendre les intérêts de leurs clients (voir, mutatis mutandis, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 54, et Erdener c. Turquie, no 23497/05, § 39, 2 février 2016).

iv.  Conclusion

72.  Eu égard aux observations qui précèdent, la Cour estime que les motifs fournis par les juridictions internes pour justifier les condamnations des requérants ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux. Elle considère que l’ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté d’expression était donc disproportionnée et non nécessaire dans une société démocratique.

73.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans les deux présentes espèces.

PAIS PIRES DE LIMA c. PORTUGAL du 12 février 2019 requête n° 70465/12

Violation de l'article 10 : Le requérant est un avocat qui a saisi le Conseil Supérieur de la Magistrature contre un magistrat. Il l'accuse de partialité et de corruption. Il demande une enquête sur ses biens immobiliers. La CEDH reconnaît qu'il devait avoir sanction mais une indemnisation de 50 000 euros est une sanction trop lourde. La Cour juge en particulier que si les motifs de condamnation par les juridictions internes apparaissent pertinents et suffisants, eu égard à l’impossibilité pour le requérant de prouver par des éléments précis ses déclarations de fait, le montant des dommages et intérêts était disproportionné au but légitime poursuivi.

"La Cour estime qu’il était par conséquent normal que les juridictions internes aient attendu du requérant qu’il corrobore ses accusations par des éléments pertinents. À ce sujet, elle note que, en ce qui concerne l’allégation de manque d’impartialité du juge R.P., le requérant s’est fondé sur la manière dont ce dernier avait tranché la cause. Or le requérant est uniquement parvenu à prouver que le juge R.P. avait bâillé au moment de ses plaidoiries (paragraphe 16 ci-dessus). Quant aux accusations de corruption, la Cour relève que le requérant demandait la conduite d’une enquête sur le patrimoine immobilier du juge R.P. Si, dans sa décision, le CSM ne s’est pas prononcé pas à cet égard, les juridictions civiles saisies par la suite par le juge R.P. ont jugé, en tenant compte des éléments dont elles disposaient, que les imputations factuelles du requérant n’étaient pas fondées. Dès lors, les motifs avancés par les juridictions internes pour condamner le requérant paraissent à première vue « pertinents » et « suffisants ».

Cependant, la Cour estime que l’indemnité de 50 000 EUR que le requérant a été condamné à verser au juge R.P. est excessive, d’autant plus que les accusations n’ont pas été faites publiquement mais au moyen d’une plainte adressée au CSM, organe ayant compétence disciplinaire sur les magistrats"

a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »

56. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que les parties conviennent que la condamnation au civil du requérant pour atteinte à l’honneur et à la réputation du juge R.P. constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. C’est également l’opinion de la Cour. Elle note ensuite que cette ingérence était bien prévue par la loi, en l’occurrence par l’article 484 du code civil (paragraphe 27 ci-dessus), ce que le requérant ne contestait pas. Elle constate que la mesure incriminée avait pour but la protection des droits d’autrui, en l’espèce le droit à l’honneur d’un juge, et qu’elle visait ainsi également à préserver la confiance dans l’administration de la justice. Il ne fait aucun doute que la mesure en question poursuivait bien des intérêts légitimes prévus à l’article 10 § 2 de la Convention. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

i. Rappel des principes

57. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris, en l’espèce, la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a formulées. Elle doit notamment déterminer si l’ingérence en question était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent comme « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des normes respectant les principes énoncés à l’article 10 de la Convention et qu’elles se sont en outre fondées sur une évaluation acceptable des faits pertinents (Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 44, CEDH 2002‑II).

58. Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il convient de faire une distinction entre les déclarations de faits et les jugements de valeur. Si la matérialité des premières peut se prouver, les secondes ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. Toutefois, même en présence de jugements de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une base factuelle pour la déclaration incriminée puisque même un jugement de valeur totalement dépourvu de base factuelle peut se révéler excessif (Pinto Pinheiro Marques c. Portugal, no 26671/09, § 43, 22 janvier 2015, et les nombreuses références qui y sont citées).

59. La Cour rappelle que la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression. Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 134, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).

60. La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice (Sialkowska c. Pologne, no 8932/05, § 111, 22 mars 2007). Ce n’est donc qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Nikula, précité, § 55, et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 174, CEDH 2005‑XIII).

61. Il convient toutefois de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le prétoire ou en dehors de celui-ci (Morice, précité, § 136). S’agissant tout d’abord des « faits d’audience », dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients », ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre. De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience (idem, § 137). Concernant ensuite les propos tenus en dehors du prétoire, elle rappelle que la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction (idem, § 138).

62. Il reste que les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle et qu’ils ne peuvent pas non plus proférer des injures. La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (idem, § 139, et les nombreuses références qui y sont citées).

63. Pour finir, la Cour rappelle que toute décision accordant des dommages et intérêts pour diffamation doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité avec l’atteinte causée à la réputation (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, § 49, série A no 316‑B).

ii. L’application à la présente espèce

64. En l’espèce, la Cour note que le requérant a été condamné civilement en raison des accusations qu’il avait formulées à l’encontre du juge R.P. dans une lettre adressée le 1er mars 2007 au CSM par laquelle il demandait l’ouverture d’une enquête disciplinaire contre le juge R.P. (paragraphe 7 ci-dessus). Elle constate aussi que cette enquête a été classée sans suite par une décision du CSM rendue le 22 mai 2007 (paragraphe 8 ci-dessus). Saisies de la demande en responsabilité civile du juge R.P., les juridictions internes ont, quant à elles, unanimement considéré que les allégations de « combine grossière », de partialité et de corruption formulées par le requérant dans cette lettre étaient particulièrement graves et qu’elles mettaient en cause non seulement l’honneur personnel du juge R.P. mais aussi son éthique professionnelle en tant que représentant du pouvoir judiciaire (paragraphes 15, 17, 19, 20 et 22 ci-dessus). Elles ont considéré qu’il s’agissait de déclarations de fait non étayées et formulées, de manière réfléchie, en dehors du mandat d’avocat du requérant étant donné que la lettre en question avait été envoyée un an après la conclusion de la procédure que l’intéressé critiquait dans son exposé (paragraphes 15, 16, 19 et 22 ci-dessus). Elles ont en outre considéré que le requérant n’avait pas agi de bonne foi et n’ont pas pris en compte les circonstances atténuantes alléguées relatives à son état de faiblesse psychologique et psychique au moment des faits (paragraphes 8, 17 et 22 ci-dessus).

65. S’agissant de la nature des critiques faites par le requérant à l’encontre du juge R.P., la Cour observe qu’elles portaient sur la manière dont le juge R.P. avait conduit l’affaire civile engagée par sa cliente. Le requérant en tirait néanmoins deux conclusions : d’une part, il soutenait qu’il y avait eu une combine grossière entre l’avocat de la partie défenderesse et le juge R.P. qui avait ainsi manqué à son devoir d’impartialité et, d’autre part, il accusait ce dernier d’être corrompu. Pour le requérant, les expressions litigieuses relevaient de jugements de valeur. Suivant l’analyse des juridictions internes, le Gouvernement conteste cette thèse, estimant qu’il s’agissait au contraire de déclarations de fait (paragraphes 43 et 51 ci-dessus). La Cour est également d’avis que les accusations du requérant à l’encontre du juge R.P. constituaient pour l’essentiel des déclarations de fait (comparer avec Morice, précité, § 156, Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 60, 30 juin 2015 et, mutatis mutandis, Egill Einarsson c. Islande, no 24703/15, § 52, 7 novembre 2017). Outre la mise en cause de son éthique professionnelle, et plus particulièrement son devoir d’impartialité, le requérant accusait le juge R.P. du crime de corruption passive. La Cour estime qu’il était par conséquent normal que les juridictions internes aient attendu du requérant qu’il corrobore ses accusations par des éléments pertinents. À ce sujet, elle note que, en ce qui concerne l’allégation de manque d’impartialité du juge R.P., le requérant s’est fondé sur la manière dont ce dernier avait tranché la cause. Or le requérant est uniquement parvenu à prouver que le juge R.P. avait bâillé au moment de ses plaidoiries (paragraphe 16 ci-dessus). Quant aux accusations de corruption, la Cour relève que le requérant demandait la conduite d’une enquête sur le patrimoine immobilier du juge R.P. Si, dans sa décision, le CSM ne s’est pas prononcé pas à cet égard, les juridictions civiles saisies par la suite par le juge R.P. ont jugé, en tenant compte des éléments dont elles disposaient, que les imputations factuelles du requérant n’étaient pas fondées. Dès lors, les motifs avancés par les juridictions internes pour condamner le requérant paraissent à première vue « pertinents » et « suffisants ».

66. Cependant, la Cour estime que l’indemnité de 50 000 EUR que le requérant a été condamné à verser au juge R.P. est excessive, d’autant plus que les accusations n’ont pas été faites publiquement mais au moyen d’une plainte adressée au CSM, organe ayant compétence disciplinaire sur les magistrats (voir, a contrario, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 40, 29 mars 2011, Morice, précité, § 140, et Peruzzi, précité, 30 juin 2015). Sur ce point en particulier, elle considère qu’un tel moyen d’action était tout aussi adéquat et disponible que ceux cités dans l’arrêt du 4 octobre 2011 de la cour d’appel de Lisbonne (paragraphe 19 ci-dessus). Les juridictions internes ont néanmoins considéré que les déclarations litigieuses avaient fait l’objet de discussions dans le milieu judiciaire. À cet égard, la Cour estime que le requérant ne saurait être tenu pour responsable des fuites d’une procédure censée rester confidentielle.

67. Ainsi, aux yeux de la Cour, la somme que le requérant a été condamné à verser au juge R.P. à titre de dommages et intérêts n’a pas ménagé le juste équilibre voulu (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 96, CEDH 2005‑II, Riolo c. Italie, no 42211/07, § 71, 17 juillet 2008, et Medipress-Sociedade Jornalística, Lda c. Portugal, no 55442/12, § 45, 30 août 2016). La Cour estime qu’une telle condamnation est en outre de nature à produire un effet dissuasif pour la profession d’avocat dans son ensemble, notamment lorsqu’il s’agit pour les avocats de défendre les intérêts de leurs clients (voir, mutatis mutandis, Nikula, précité, § 55, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 54, et Erdener c. Turquie, no 23497/05, § 39, 2 février 2016).

iii. Conclusion

68. Eu égard aux observations susmentionnées, la Cour estime que les dommages-intérêts accordés en l’espèce étaient disproportionnés au but légitime poursuivi. L’ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

CANGI c. TURQUIE du 29 janvier 2019 Requête n° 24973/15

Article 10 : Un programme de grands travaux prévoit la destruction du site antique d’Allianoi, décidée lors d'une réunion tenue à huis clos. Le requérant qui est avocat, demande copie du procès verbal. Cette remise est refusée pour qu'il ne puisse pas faire de recours. La CEDH  constate que ce refus n'est pas prévu par la loi interne.

Le site antique d’Allianoi

LES FAITS

6. Il (le requérant) est avocat de profession. À l’époque des faits, il était membre du groupe d’initiative d’Allianoi, un groupe composé de particuliers et d’organisations non gouvernementales luttant contre la destruction du site antique d’Allianoi, menacé par le projet de construction du barrage de Yortanlı. Il introduisit devant les tribunaux, à son nom ainsi qu’au nom d’un certain nombre d’organisations non gouvernementales qu’il représentait, des procédures en vue du contrôle judiciaire des décisions administratives relatives au site antique d’Allianoi.

7. À la suite des décisions du conseil régional chargé de la préservation des héritages culturels et naturels d’İzmir (« le conseil des héritages culturels et naturels ») du 28 mai 2010 et du 17 août 2010, autorisant respectivement l’ensevelissement sous du sable et la submersion du site d’Allianoi, et du 8 décembre 2010, autorisant la rétention d’eau dans le barrage de Yortanlı, le site antique fut englouti par les eaux dudit barrage au début de l’année 2011. L’action en annulation des décisions du conseil des héritages culturels et naturels autorisant l’inondation du site antique par les eaux du barrage fut rejetée par le tribunal administratif d’Ankara le 30 janvier 2013 et ce jugement fut confirmé par l’arrêt du Conseil d’État du 5 mai 2015.

9. Par une lettre du 21 novembre 2011, le requérant, indiquant qu’il venait d’apprendre la tenue de la réunion susmentionnée, demanda au conseil des héritages culturels et naturels la communication d’une copie signée du procès-verbal de cette réunion. Il invoquait à cet égard la loi no 4982 sur le droit d’accès à l’information.

10. Le 20 décembre 2011, le conseil des héritages culturels et naturels rejeta cette demande au motif qu’il s’agissait d’une réunion spéciale entre organismes publics propre au fonctionnement de ceux-ci (« kurumlar arası hizmete özel bir toplantı »).

CEDH

30. La Cour rappelle avoir reconnu dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie ([GC], no 18030/11, § 156, 8 novembre 2016) qu’un droit d’accès aux informations détenues par une autorité publique et une obligation de l’État à les communiquer peuvent naître, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.

31. La question de savoir si et dans quelle mesure le refus de donner accès à des informations constitue une ingérence dans l’exercice par un requérant du droit à la liberté d’expression doit s’apprécier au cas par cas à la lumière des circonstances particulières de la cause (idem, § 157). La liste des critères pertinents pour définir plus précisément la portée de ce droit, établie dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság précité, est la suivante : le but de la demande d’information, la nature des informations recherchées, le rôle du requérant et la disponibilité des informations demandées (idem, §§ 158‑170). La Cour examinera la question de l’existence d’une ingérence dans la présente affaire à la lumière de ces critères.

32. Elle note que, en l’espèce, le requérant était membre d’une organisation non gouvernementale, le groupe d’initiative d’Allianoi, qui participait au débat public sur la préservation du site antique d’Allianoi, menacé de destruction par un projet de barrage. Elle relève qu’il était également l’avocat des organisations non gouvernementales qui avaient introduit des actions en annulation des décisions des autorités approuvant le projet de barrage (paragraphe 6 ci-dessus). Elle constate que, lorsqu’il a obtenu, par un moyen non précisé dans le dossier, une copie non officielle du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 2010, il a demandé au conseil des héritages culturels et naturels la copie signée du procès-verbal en question (paragraphe 9 ci-dessus). Elle observe que cette demande était motivée non seulement par la volonté du requérant de soumettre ce document aux tribunaux comme élément de preuve afin de démontrer les irrégularités du processus de décision relatif au projet de barrage, notamment en ce qui concernait ses allégations de pression exercée par le ministère de la Culture et du Tourisme sur le conseil des héritages culturels et naturels, mais aussi et surtout par son souhait d’informer le public sur le déroulement de cette réunion et sur les décisions prises par les autorités concernant le site antique (paragraphes 11, 17 et 26 ci-dessus).

33. La Cour observe que le refus des autorités de fournir au requérant le procès-verbal signé et authentifié de la réunion en question constituait un obstacle à la transmission aux tribunaux et au public des informations sur la procédure décisionnelle concernant la protection du site antique d’Allianoi. Elle note que, certes, le requérant disposait d’une copie non signée du procès-verbal, mais qu’il estimait avoir besoin d’une copie officielle de ce document pour défendre sa cause. En effet, elle estime que l’on peut raisonnablement considérer que, sans procès-verbal officiel fourni par les autorités, le requérant ne pouvait contribuer de manière efficace ni à un débat juridique ni à un débat public en produisant à l’attention des tribunaux et du public des informations fiables et crédibles. Elle juge que le document demandé était donc « nécessaire » aux fins de l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Roşiianu c. Roumanie, no 27329/06, § 63, 24 juin 2014).

34. En ce qui concerne la nature des informations en question, la Cour note que la réunion du 26 janvier 2010 portait sur le projet de conservation du site antique d’Allianoi et sur la construction du barrage de Yortanlı. Elle observe que, à l’issue de cette réunion, il a été décidé de préparer et de présenter un nouveau rapport sur le projet de conservation au conseil des héritages culturels et naturels (paragraphe 8 ci-dessus). Elle relève que la réunion en question concernait donc incontestablement un sujet d’intérêt général, étant donné que l’inondation d’un site historique par les eaux d’un barrage constitue évidemment une question qui est susceptible de créer une forte controverse, qui porte sur un thème social important, ou qui a trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé (Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 162).

35. Pour ce qui est du rôle du requérant, la Cour observe que ce dernier était membre et représentant d’une organisation non gouvernementale, le groupe d’initiative d’Allianoi, et que, de par son action visant à la protection du site antique d’Allianoi et à la diffusion d’informations sur les procédures en cours concernant ce site, il exerçait un rôle de « chien de garde public » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)). Elle considère que la démarche professionnelle du requérant au nom de cette organisation non gouvernementale, dans le cadre des procédures en annulation des décisions administratives en cause et de son action de sensibilisation du grand public au sujet de la protection du site antique, ne saurait être remise en question. Elle estime que le procès-verbal en question, dont le contenu est décrit ci-dessus, renfermait des informations du type de celles que le requérant avait entrepris de communiquer au public dans le cadre de son action pour le site antique au nom de l’organisation non gouvernementale dont il faisait partie. Elle considère donc que l’intéressé avait besoin d’accéder au document demandé pour accomplir cette tâche en fournissant des informations précises et fiables.

36. Enfin, la Cour note que le procès-verbal en question était disponible et qu’il n’a pas été soulevé devant elle que la communication de ce document eût fait peser sur les autorités une charge particulièrement lourde (Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 36, 14 avril 2009).

37. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, en refusant au requérant l’accès au document demandé, lequel était disponible, les autorités internes ont entravé l’exercice par l’intéressé de sa liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’une manière touchant à la substance même de ses droits protégés par l’article 10 de la Convention. Elle juge qu’il y a donc eu une ingérence dans l’exercice du droit garanti par cette disposition, laquelle est applicable au cas d’espèce.

2. Justification de l’ingérence

38. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et être « nécessaire dans une société démocratique ».

39. Le requérant soutient que, étant donné les dispositions de la loi no 4982 prévoyant le droit d’accès des individus à l’information et l’obligation des autorités de fournir les informations demandées, l’ingérence litigieuse était arbitraire et illégale.

40. Le Gouvernement argue que l’article 26 § 1 de la loi no 4982 constituait la base légale de l’ingérence litigieuse.

41. La Cour constate que les parties sont en désaccord sur la question de savoir si l’ingérence était prévue ou non par la loi. À cet égard, elle note que, en l’espèce, le conseil d’appréciation de l’accès à l’information a rejeté le recours en opposition formé devant lui par le requérant au motif que le procès-verbal demandé entrait dans la catégorie des informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités et visés par cette disposition (paragraphe 12 ci-dessus). Elle note ensuite que le tribunal administratif a estimé que, selon l’article 26 § 1 de la loi no 4982, pour que les informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités entrent dans le champ d’application de cette loi, les organismes et établissements concernés devaient en avoir décidé le contraire (paragraphe 14 ci-dessus). Elle relève aussi que le requérant, quant à lui, a soutenu devant le tribunal administratif et les autres juridictions ayant connu de son affaire que les informations et documents visés par la disposition précitée devaient entrer dans le champ d’application du droit à l’information à moins que l’organisme concerné n’en ait décidé le contraire (paragraphes 13, 15 et 17 ci-dessus).

42. La Cour observe que la divergence principale entre les parties réside dans l’interprétation des dispositions de la loi no 4982 et en particulier de son article 26 § 1 (paragraphe 20 ci-dessus). Elle estime donc, afin de déterminer si l’ingérence était prévue par la loi, devoir vérifier l’interprétation de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 retenue par les autorités nationales. Elle rappelle à cet égard que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si les effets de celle-ci sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018).

43. Examinant le libellé de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 d’une part et l’interprétation de cette disposition opérée par les autorités nationales d’autre part, la Cour relève que cette interprétation ne peut passer pour prévisible et raisonnable. En effet, elle constate que les autorités nationales, dans leurs décisions, semblent avoir inversé le principe général et l’exception prévus par cette disposition, selon laquelle les informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités entrent dans le champ d’application du droit à l’information – principe général –, sauf si le contraire est décidé – exception (paragraphe 20 ci-dessus). Or le conseil d’appréciation de l’accès à l’information et le tribunal administratif ont interprété et appliqué l’article 26 § 1 de la loi no 4982 en ce sens que, en règle générale, les informations et documents visés par cette disposition n’entraient pas dans le champ d’application de la loi no 4982, sous réserve des cas où les organismes et établissements auraient décidé le contraire (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). De l’avis de la Cour, cette interprétation, qui n’est guère conciliable avec la formulation de l’article 26 § 1 de la loi no 4982, revêt un caractère arbitraire ou, à tout le moins, manifestement déraisonnable.

44. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.

45. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

Brisc c. Roumanie du 11 décembre 2018 requête n° 26238/10

Article 10 : Violation des droits d’un procureur en chef destitué en raison de déclarations qu’il avait faites à la presse concernant une enquête pénale en cours

L’affaire concerne la destitution d’un procureur en chef pour la violation du secret d’une enquête pénale qui aurait résulté de déclarations qu’il avait faites à la presse. Celui-ci fut sanctionné après qu’une juge se fut plainte du communiqué de presse publié par M. Brisc et de l’interview que celui-ci avait accordée à une chaîne de télévision, dont elle affirmait qu’ils avaient permis aux médias de la désigner comme étant impliquée dans une escroquerie financière. La Cour juge en particulier que le communiqué de presse publié par le requérant et l’interview accordée par celui-ci poursuivaient le seul but d’informer la presse sur une enquête pénale en cours qui présentait un intérêt public évident, et n’avaient pas pour objet d’accuser des magistrats d’avoir commis une infraction. Elle relève en outre que livrer des informations à la presse relevait des tâches qui avaient été assignées au requérant et que celui-ci n’avait révélé aucune information, que ce soit dans son communiqué de presse ou dans son interview télévisée, qui aurait pu permettre l’identification des personnes impliquées. En réalité, les autorités nationales ont limité leur analyse de l’affaire au préjudice porté à la réputation de la juge sans prendre en considération le fait que les déclarations diffamatoires la concernant n’étaient pas imputables à M. Brisc mais à un tiers, à savoir le présentateur qui l’avait interviewé.

LES FAITS

En 2008, M. Brisc était procureur en chef près le tribunal départemental de Maramureş lorsque le parquet engagea une opération visant à arrêter une personne soupçonnée d’avoir accepté de l’argent en échange de la libération conditionnelle d’un détenu de la prison de Baia Mare. M. Brisc, qui avait été désigné au sein de son service pour livrer des informations à la presse, confirma ensuite, dans un communiqué de presse, que le suspect avait « dit au détenu qu’une partie de l’argent irait aux magistrats, aux juges et aux procureurs compétents pour décider de la libération conditionnelle des détenus ». Il accorda également une brève interview à une chaîne de télévision locale.

À l’instigation de la juge qui était alors déléguée auprès de la prison de Baia Mare, et qui présidait la commission pour la libération conditionnelle des détenus, une procédure disciplinaire fut engagée contre M. Brisc. La juge en question estimait que le communiqué de presse et l’interview laissaient penser qu’elle aurait pu être la bénéficiaire de cet argent. En 2009, les autorités disciplinaires jugèrent que le communiqué de presse et l’interview télévisée de M. Brisc avaient révélé des informations concernant une enquête en cours et que ses propos avaient manqué de respect à la juge en ce qu’ils avaient permis à la presse de désigner celle-ci comme étant impliquée dans l’escroquerie en cause. En conséquence de cette décision, M. Brisc fut destitué de son poste de procureur en chef. Deux des procureurs de la commission de discipline s’opposèrent à la sanction infligée à M. Brisc, de même qu’un juge de la commission de la Haute Cour de cassation et de justice lorsque celle-ci rejeta le recours que l’intéressé avait formé sur des points de droit. Ils considéraient tous trois que les déclarations diffamatoires sur la juge n’étaient pas imputables à M. Brisc mais au présentateur qui l’avait interviewé. Ce dernier avait en particulier mentionné que le parquet avait choisi de mener l’opération en question le dernier jour de l’affectation de la juge à la prison et il s’était interrogé sur le point de savoir s’il pouvait s’agir d’une « simple coïncidence ».

CEDH

Il est incontesté que la procédure disciplinaire dirigée contre M. Brisc a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Par ailleurs, les deux fautes disciplinaires dont il a été reconnu coupable, à savoir « non-respect de la confidentialité de l’enquête » et « comportement irrespectueux à l’égard de ses collègues », étaient prévues par le droit interne pertinent et étaient libellées en des termes suffisamment clairs pour être comprises par M. Brisc, qui, en sa qualité de procureur, avait une bonne connaissance du droit. L’atteinte à ses droits poursuivait de surcroît le but légitime de protéger la réputation d’autrui et de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. La Cour estime toutefois qu’en prenant des mesures disciplinaires contre M. Brisc, les autorités nationales n’ont pas pris en considération le fait que l’objectif que poursuivaient le communiqué de presse et l’interview de M. Brisc était d’informer le public sur une enquête en cours, ce qui est une question d’intérêt public.

La Cour n’a rien trouvé dans les déclarations de l’intéressé qui puisse justifier l’accusation de violation du secret d’une enquête pénale ou d’atteinte au droit de collègues magistrats à la protection de leur image publique. M. Brisc s’est borné à fournir une description sommaire de l’accusation aux premiers stades de la procédure, sans identifier aucune des personnes impliquées avant l’achèvement de l’enquête. En réalité, comme l’ont souligné deux procureurs et un juge qui se sont opposés à la sanction infligée au requérant, la référence à la juge en question a été faite par le présentateur de la chaîne de télévision. Enfin, les autorités ont omis de mettre en balance la nécessité de protéger la réputation d’un juge et le droit de M. Brisc de livrer des informations sur des questions d’intérêt général, à savoir sur une enquête en cours. Les juridictions internes n’ont donc pas justifié leur décision par des motifs « pertinents et suffisants » qui auraient démontré que l’ingérence dans l’exercice de ses droits par M. Brisc était nécessaire, dans une société démocratique, pour garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et protéger la réputation ou les droits d’autrui. Elles ont ainsi méconnu l’article 10 de la Convention.

Ottan c. France du 19 avril 2018 requête n° 41841/12

Violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’affaire tire son origine de l’acquittement en 2009 d’un gendarme qui avait tué un jeune homme issu d’une communauté d’origine étrangère et d’un quartier populaire au cours d’une course poursuite en 2003. Quelques minutes après le verdict, en réponse à la question d’un journaliste, le requérant, avocat du père de la victime, déclara que la décision d’acquittement n’était pas une surprise au regard de l’origine ethnique des membres du jury exclusivement composé de « blancs ». L’avocat fut sanctionné d’un avertissement par la cour d’appel de Montpellier pour manquement à ses obligations déontologiques de délicatesse et de modération. La Cour juge en particulier que les propos litigieux s’inscrivent dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement de la justice pénale dans le contexte médiatique d’une affaire. Replacés dans leur contexte, ils ne constituent pas une accusation injurieuse ou à connotation raciale mais portent sur l’impartialité et la représentativité du jury d’assises, soit une assertion générale sur l’organisation de la justice criminelle. Susceptibles de choquer, ces propos constituaient néanmoins un jugement de valeur reposant sur une base factuelle suffisante et participant de la défense pénale du client de l’avocat. La Cour estime enfin que la condamnation consistant en la sanction la plus faible possible – un avertissement – a été tout de même disproportionnée et qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

LES FAITS

Le requérant, M. Alain Ottan, est un ressortissant français, né en 1955 et résidant à Lunel (France). Avocat, M. Ottan était le conseil de la partie civile, père d’un jeune homme de dix-sept ans issu d’une communauté d’origine étrangère et résidant dans un quartier populaire. Dans la nuit du 2 mars 2003, il fut tué par un gendarme lors d’une course poursuite. Renvoyé devant la cour d’assises pour violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, le gendarme fut acquitté le 1 er octobre 2009. Dans les minutes qui suivirent le prononcé du verdict le requérant indiqua devant des journalistes qu’il avait « toujours su qu’il [le sens du verdict] était possible. Un jury blanc, exclusivement blanc, où les communautés ne sont pas toutes représentées (...) la voie de l’acquittement était la voie royalement ouverte, ce n’est pas une surprise ». Le 2 avril 2010, M. Ottan reçut une convocation à comparaître devant le conseil de discipline des barreaux du ressort de la cour d’appel de Montpellier « pour avoir, dans la salle des pas perdus ...gravement manqué aux principes déontologiques essentiels de la profession d’avocat, notamment de délicatesse et de modération en tenant publiquement, des propos imputant à la cour et au jury une partialité raciale et xénophobe ». Pour autant, il fut relaxé le 11 juin 2010. Saisie par le procureur général, la cour d’appel jugea, par un arrêt du 17 décembre 2010, que les faits constituaient un manquement aux obligations déontologiques de l’avocat. La cour d’appel considéra que les propos litigieux ne participaient pas de l’exercice des droits de la défense, qu’ils renvoyaient seulement à l’origine raciale des membres du jury et que le terme « blanc » utilisé de manière répétitive et affirmative présentait une connotation raciale jetant l’opprobre et la suspicion sur la probité des jurés, sans qu’il eut été question d’ouvrir un débat ou une réflexion. Compte tenu de la nature et du degré des faits reprochés, la cour d’appel prononça à l’encontre de M. Ottan un avertissement – soit la peine la plus légère. Le 5 avril 2012, la Cour de cassation rejeta son pourvoi estimant notamment qu’en dehors du prétoire, l’avocat ne bénéficie pas de l’immunité judiciaire prévue dans le cadre de l’exercice de ses fonctions.

Article 10

La Cour considère que la sanction constitue une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. Prévue par la loi, la sanction poursuivait les buts de « protection de la réputation ou des droits d’autrui » et de respect de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». S’agissant de la « nécessité dans une société démocratique » de l’ingérence, la Cour note que M. Ottan n’était pas protégé par l’immunité judiciaire dont bénéficie tout avocat pour les « faits d’audience ». Néanmoins, hors du prétoire, la défense d’un client peut, dans certaines circonstances, se poursuivre dans les médias : si les propos ne constituent pas des attaques gravement préjudiciables à l’action des tribunaux, s’ils ne dépassent pas le commentaire admissible sans une solide base factuelle, si l’avocat s’exprime dans le cadre d’un débat d’intérêt général et s’il a exercé les voies de recours disponibles dans l’intérêt de son client. La Cour retient, premièrement, que la déclaration de l’avocat participait à la mission de défense de son client dès lors que la partie civile ne pouvait pas faire appel de la décision d’acquittement du gendarme. La Cour considère que la déclaration litigieuse s’inscrivait dans une démarche critique pouvant contribuer à ce que le procureur général fasse appel de la décision d’acquittement ainsi qu’il le pouvait en vertu de la loi. Deuxièmement, s’agissant de la nature des propos en cause, la Cour ajoute qu’ils ne traduisaient pas une animosité personnelle de M. Ottan à l’égard d’un membre du jury précisément désigné ou d’un magistrat professionnel. Il n’apparait pas non plus que le requérant ait voulu reprocher aux jurés des préjugés de nature raciale. Ses propos faisaient appel à un débat plus large sur la question de la diversité dans la sélection des jurés et ils constituaient un jugement de valeur reposant sur une base factuelle suffisante : d’une part, ils s’inscrivaient dans le droit-fil de débats nationaux - le sort judiciaire réservé aux fonctionnaires de police impliqués dans des affaires criminelles - auxquels l’avocat général avait d’ailleurs fait référence devant la Cour de cassation et, au-delà, de débats menés au sein de pays européens et d’Amérique du Nord ; d’autre part, il présentaient un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce au regard du contexte social et politique de l’affaire. Tout en reconnaissant que la référence à l’origine ou à la couleur de peau des jurés peut heurter une partie de l’opinion et les autorités judiciaires, la Cour considère que les propos se rapportaient davantage à une critique générale du fonctionnement de la justice pénale et des rapports sociaux qu’à une attaque injurieuse à l’égard du jury ou de la cour d’assises. Troisièmement, au titre des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère d’une part qu’il convient de prendre en considération le contexte agité dans lequel le verdict a été rendu, et d’autre part, que les faits ne permettent pas d’établir une atteinte à l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire suffisante pour justifier la condamnation du requérant.

Enfin, la Cour estime que même si la sanction infligée était la plus faible possible – soit un « simple avertissement » -, celle-ci n’est toutefois pas neutre pour un avocat. Le fait que les autorités nationales ont retenu la sanction la plus modérée possible ne peut suffire en soi à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant. La condamnation doit donc s’analyser comme une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé et comme étant non nécessaire dans une société démocratique. La Cour juge donc qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

LA CEDH

49. La Cour considère que la sanction disciplinaire infligée au requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression et observe que les parties sont d’accord sur ce point. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des « buts légitimes » énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) Prévue par la loi

50. À l’instar des juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir l’article 183 du décret du 27 novembre 1991.

b) But légitime

51. Les positions des parties divergent sur le ou les buts légitimes de l’ingérence (paragraphes 37 et 42 ci-dessus).

52. La Cour considère que les arguments du requérant relèvent de l’appréciation de la nécessité de l’ingérence, s’agissant du but de « protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Ensuite, elle admet, avec le Gouvernement, que l’ingérence poursuivait ce but, chacun des jurés ayant pu se sentir directement visé par la référence à sa couleur de peau. Enfin, elle considère qu’elle tendait également à garantir «l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire» dont le jury, à côté des juges professionnels, fait partie.

c) Nécessité dans une société démocratique

53. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976 (série A no 24), et rappelés récemment dans l’affaire Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, CEDH 2015).

54. Elle renvoie également à ce second arrêt pour les principes relatifs au statut et à la liberté d’expression des avocats, et notamment, à la distinction qu’elle opère selon que les avocats s’expriment dans le prétoire ou en dehors de celui-ci (§§ 132 à 138).

55. En l’espèce, la Cour constate que, même si le requérant se trouvait dans l’enceinte du palais de justice lorsqu’il a prononcé les paroles qui lui sont reprochées, sa déclaration a été faite en réponse à la question d’un journaliste, alors que le verdict d’acquittement avait déjà été prononcé et que l’audience de la cour d’assises était terminée. Dès lors, au regard de la distinction mentionnée ci-dessus, la Cour estime que les propos litigieux ne constituent pas des « faits d’audience » et doivent être considérés comme ceux d’un avocat s’exprimant en-dehors du prétoire. Elle observe que la cour d’appel a fait la même analyse et en a déduit que l’immunité judiciaire dont bénéficie l’avocat en droit interne pour les « faits d’audience » ne s’appliquait pas.

56. Concernant les propos tenus hors du prétoire, la Cour a jugé que la défense d’un client peut, dans certaines circonstances, se poursuivre dans les médias si les propos ne constituent pas des attaques gravement préjudiciables à l’action des tribunaux, et si les avocats s’expriment dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement de la justice et dans le cadre d’une procédure qui suscite l’intérêt des médias et du public, qu’ils ne dépassent pas le commentaire admissible sans solide base factuelle et qu’ils ont exercé les voies de recours disponibles dans l’intérêt de leur client (Morice, précité, §§ 138, 139 et 174). La Cour a précisé à cette occasion que l’avocat agit en qualité d’acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d’une partie et qu’il ne peut être assimilé à un témoin extérieur chargé d’informer le public (idem, § 148).

57. Lors de l’examen du grief qui lui est soumis, la Cour prendra en compte les éléments retenus par elle dans l’arrêt Morice, à savoir : la qualité du requérant et la participation de sa déclaration à la mission de défense de son client, la contribution à un débat d’intérêt général, la nature des propos litigieux, les circonstances particulières de l’espèce et la nature de la sanction infligée.

i. La qualité d’avocat du requérant

58. La Cour rappelle que la défense d’un client par son avocat doit se dérouler non pas dans les médias, sauf circonstances particulières, mais devant les tribunaux compétents, ce qui inclut l’exercice des voies de droit disponibles (Morice, précité, § 171). Or, en l’espèce, si le verdict d’acquittement venait d’être prononcé, l’arrêt rendu n’était pas définitif : le procureur général disposait d’un délai de dix jours pour interjeter appel de la décision, à la différence de la partie civile, que représentait le requérant, dépourvue d’un tel droit. La Cour considère, comme le conseil de discipline des barreaux du ressort de la cour d’appel de Montpellier (paragraphe 22 ci‑dessus), que la déclaration litigieuse prononcée à la sortie de la salle d’audience, s’inscrivait dans une démarche critique pouvant contribuer à ce que le procureur général fasse appel de la décision d’acquittement. Elle remarque également que le Gouvernement a soutenu que le dossier ne contient aucun élément tendant à montrer que ce mode d’expression constituait l’unique moyen de faire valoir la défense des intérêts de son client (paragraphe 46 ci-dessus). Elle retient que par cette formule, le Gouvernement critique l’usage des propos litigieux et non l’affirmation du requérant selon laquelle ils étaient destinés à servir la défense de la partie civile. La Cour estime donc que par cette intervention, le requérant cherchait ainsi à disposer d’une possibilité de proroger la défense de son client par la poursuite de la procédure devant une cour d’assises d’appel statuant dans une composition élargie (mutatis mutandis, Mor c. France, no 28198/09, § 59, 15 décembre 2011).

ii. La contribution à un débat d’intérêt général

59. Le requérant invoque son droit d’informer le public sur une question d’intérêt général comme celle du sort judiciaire réservé aux policiers impliqués dans des affaires criminelles. Le Gouvernement reconnaît que les propos du requérant portent sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire et relèvent d’un sujet d’intérêt général, eu égard notamment à la large médiatisation de l’affaire.

60. La Cour note que cet élément n’a pas été pris en considération par la cour d’appel, qui a limité son examen à la conformité de la déclaration litigieuse aux obligations de modération et de délicatesse imposées aux avocats.

61. Sur ce point, la Cour relève, d’une part, que l’affaire s’est déroulée dans un climat de grande tension provoquant des émeutes dans le quartier dont la victime était originaire (paragraphes 16 et 17 ci-dessus) et qu’elle a connu un retentissement local et national important, attesté et développé par la présence des médias audiovisuels au moment du prononcé du verdict. La Cour rappelle, d’autre part, que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale, et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 152, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 63, CEDH 2016). En l’espèce, la Cour estime que les propos reprochés au requérant, qui concernaient le fonctionnement du pouvoir judiciaire, en particulier la procédure devant la cour d’assises avec participation d’un jury populaire, et le déroulement d’un procès criminel portant sur l’usage des armes à feux par les forces de l’ordre, s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général. Dès lors, il incombait en premier lieu aux autorités nationales d’assurer un niveau élevé de protection de la liberté d’expression allant de pair avec une marge d’appréciation particulièrement restreinte.

iii. La nature des propos litigieux

62. La Cour observe que la cour d’appel, et partant la Cour de cassation, n’ont pas retenu dans leurs arrêts les reproches clairement formulés par le requérant contre la façon dont l’accusation avait été soutenue et les débats conduits. L’ingérence dont se plaint le requérant n’est donc motivée que par l’appréciation qu’il a portée sur le jury de la cour d’assises.

63. La Cour note que les propos litigieux ne traduisent pas une animosité personnelle du requérant à l’égard d’un membre du jury précisément désigné ou d’un magistrat professionnel. Elle ne relève ainsi aucune vindicte mais une affirmation générale sur le lien pouvant exister entre la composition du jury et l’acquittement du gendarme.

64. La Cour souligne qu’en utilisant l’expression « blanc, exclusivement blanc » à propos du jury pour expliquer que, avec d’autres circonstances, cet élément rendait l’acquittement possible, le requérant s’est référé à une caractéristique ethnique objet de débats, de critiques et même de prohibition en raison des drames historiques auxquels elle se rattache et des discriminations qu’elle peut encore fréquemment receler. Toutefois, il n’apparaît pas à la Cour que le requérant ait voulu reprocher aux jurés des préjugés de nature raciale. Elle considère plutôt que sa déclaration se rattachait à une analyse assez largement développée selon laquelle l’impartialité des juges, qu’ils soient professionnels ou occasionnels, n’est pas une vertu désincarnée mais le résultat d’un travail approfondi les conduisant à se défaire de préjugés inconscients pouvant s’enraciner notamment dans les origines géographiques ou sociales et susceptibles de faire craindre à ceux qu’ils jugent qu’ils ne peuvent être compris par des personnes apparemment différentes d’eux (voir, à cet égard, la jurisprudence de la Cour relative à l’impartialité des tribunaux en cas d’allégation de racisme de la part d’un juré, Remli c. France, 23 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II, Gregory c. Royaume-Uni, 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Sander c. Royaume-Uni, no 34129/96, CEDH 2000‑V). La Cour estime que cette interprétation résulte d’une remise en contexte des propos retenus contre le requérant, qui contenaient également la mention « (un jury) où les communautés ne sont pas toutes représentées » et qui étaient précédés d’un commentaire social sur l’effet du verdict, à savoir : le « verdict reçu [est] (...) dramatique en terme de paix sociale », il existe une « société à deux vitesses » dans laquelle « on vit dans des tours, on est séparé des centres villes, on fait l’objet de poursuites pénales qui se terminent pour les uns par des condamnations pour les autres par des acquittements (...) c’est tout le système social qu’il faut repenser » (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).

De plus, il doit être retenu que le requérant, qui a également mentionné la façon dont l’accusation et la direction des débats avaient été assumées, n’a pas affirmé que l’acquittement était certain mais qu’il avait « toujours su qu’il était possible », ce qui relève d’un débat critique et non d’une accusation de partialité systématique, constitutive d’un outrage à l’égard d’un jury qu’il aurait soupçonné de racisme, incompatible avec le respect dû à la justice.

65. La Cour est consciente que la référence verbale faite par le requérant à l’origine ou à la couleur des jurés porte sur une question particulièrement sensible dans l’État défendeur, dont le droit interdit la prise en compte des origines « raciales » ou ethniques (paragraphes 31 et 32 ci-dessus). Elle comprend qu’elle a ainsi pu heurter une partie de l’opinion et des autorités judiciaires. Elle considère néanmoins que l’interprétation de la mention de la composition « communautaire » du jury ne pouvait être réduite à la volonté d’imputer aux jurés des préjugés à connotation raciale, mais faisait appel à un débat plus large sur la question de la diversité dans la sélection des jurés et, comme l’indique les autorités ordinales, sur le lien entre leur origine et la prise de décision (paragraphes 22, 27, 33 et 34 ci-dessus).

66. Dans ce contexte, la Cour estime que la déclaration litigieuse peut être analysée comme une assertion générale sur l’organisation de la justice criminelle par un avocat « faisant écho à des débats de société plus généraux » (paragraphe 27 ci-dessus) et qu’elle constitue un jugement de valeur. La Cour rappelle à cet égard que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel c. France, no 54968/00, § 37, 22 décembre 2005, Boykanov c. Bulgarie, no 18288/06, § 37, 10 novembre 2016).

67. Il reste à savoir si le jugement de valeur reposait sur une base factuelle suffisante. La Cour est d’avis que cette condition est remplie en l’espèce. Elle observe, premièrement, que la déclaration litigieuse s’inscrivait dans le droit-fil de débats nationaux auxquels l’avocat général a fait référence devant la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus) et, au‑delà, à des débats politiques et scientifiques sur la justice menés dans divers pays (paragraphes 33 et 34 ci-dessus). Elle considère, en second lieu, que le propos présentait un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce au regard du contexte social et politique de l’affaire.

68. En définitive, si les propos reprochés au requérant avaient une connotation négative, la Cour estime qu’ils se rapportaient davantage à une critique générale du fonctionnement de la justice pénale et des rapports sociaux qu’à une attaque injurieuse à l’égard du jury populaire ou de la cour d’assises dans son ensemble. La Cour rappelle à ce titre que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (Morice, précité, § 161).

iv. Les circonstances particulières de l’espèce

α) La prise en compte de l’ensemble du contexte

69. La Cour observe que les propos litigieux s’inscrivent dans un contexte de grande tension sociale. Elle note également que l’instruction avait permis d’établir que des collègues du gendarme avaient commis un faux témoignage pour le disculper - ce pour quoi ils ont été condamnés ultérieurement -, et que l’affaire était suivie de près par les médias et l’opinion publique, ce qui a contribué à maintenir un climat tendu tout au long du procès. Cette tension a atteint son comble, six ans après les faits, lors du prononcé du verdict d’acquittement du gendarme, auteur des coups de feu mortels. Dans ces circonstances, la Cour accepte l’affirmation du requérant qui estime qu’il convient de replacer ses propos dans le contexte agité dans lequel a été rendu le verdict. Ainsi, s’agissant de la formulation de la déclaration qui lui est reprochée, la Cour retient qu’elle a été prononcée immédiatement après le prononcé de la décision de la cour d’assises et dans le cadre d’un échange oral rapide, fait de questions‑réponses, qui ne permet pas de reformuler, parfaire ou retirer les propos avant qu’ils ne soient rendus publics (voir, parmi d’autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 54, CEDH 2011).

β) La garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire

70. La Cour relève que la cour d’appel a considéré que les propos visant le jury populaire tendaient à discréditer la cour d’assises dans son ensemble, le requérant ayant omis de mentionner la réalité des débats en collégialité, et par voie de conséquence l’institution judiciaire toute entière.

71. Jurés et magistrats professionnels délibérant à égalité sur la culpabilité et la peine, la Cour estime qu’il y a lieu de considérer que les limites de la critique admissible à l’égard des premiers sont les mêmes, lorsqu’ils participent au jugement des crimes, que celles applicables aux magistrats (voir, à cet égard, Morice, précité, §§ 128 et 168). Ainsi, en l’espèce, la seule mention du jury populaire dans les propos reprochés au requérant ne saurait conférer à ce dernier un droit de critique plus large de l’autorité judicaire que celui qui vient d’être rappelé.

72. Cela étant dit, la Cour convient avec la cour d’appel que les propos du requérant s’appliquaient à l’ensemble de la cour d’assises. Elle considère que tel était le cas de la mention du « jury blanc » mais aussi et surtout de la suite de celle-ci : « la voie de l’acquittement royalement ouverte, ce n’est pas une surprise ». Elle rappelle à cet égard l’importance, dans un État de droit et une société démocratique, de préserver l’autorité du pouvoir judiciaire. Le bon fonctionnement des tribunaux ne saurait être possible sans des relations fondées sur la considération et le respect mutuels entre les différents acteurs de la justice, au premier rang desquels les magistrats et les avocats (Morice, précité, § 170). Toutefois, pour les raisons déjà exposées ci-dessus (paragraphes 64 à 67 ci-dessus), la Cour estime que les faits de l’espèce ne permettent pas d’établir une atteinte à l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire suffisante pour justifier la condamnation du requérant.

e) La sanction

73. La Cour constate que le requérant s’est vu infliger la sanction la plus faible possible en matière disciplinaire, un « simple avertissement » selon la Cour de cassation. Elle rappelle toutefois que cet élément n’est pas neutre pour un avocat (voir paragraphe 77 ci-dessous) et que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, cela ne peut suffire, en soi à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Morice, précité, § 176 et la jurisprudence citée).

f) Conclusion

74. La Cour estime que les propos reprochés au requérant constituaient une critique à l’égard du jury et des magistrats de la cour d’assises ayant prononcé le verdict d’acquittement mais qu’ils s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement de la justice pénale dans le contexte d’une affaire médiatique. S’ils étaient susceptibles de choquer, ils n’en constituaient pas moins un jugement de valeur reposant sur une base factuelle suffisante et s’inscrivant dans le cadre de la défense pénale de son client.

75. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé, qui n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Smajić c. Bosnie-Herzégovine, irrecevabilité du 8 février 2018 requête no 48657/16

L’affaire portait sur la condamnation de M. Smajić pour la publication en 2010, sur un forum Internet, de plusieurs messages dans lesquels il décrivait l’action militaire qui pourrait être entreprise contre des villages serbes dans la région du district de Brčko dans l’hypothèse d’une nouvelle guerre. Devant la Cour, M. Smajić arguait qu’il avait été condamné pour avoir exprimé son opinion sur une question d’intérêt général, ce qui aurait emporté violation de l’article 10 (liberté d’expression). Il soulevait également deux griefs sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 c) (droit à un procès équitable et droit à l’assistance d’un défenseur de son choix) concernant l’équité de la procédure dirigée contre lui.

La Cour juge que les juridictions internes ont examiné la cause de M. Smajić avec soin et suffisamment motivé la condamnation qu’elles ont prononcée, relevant que l’intéressé avait employé des expressions fortement injurieuses à l’égard des Serbes qui touchaient à la question très sensible des relations ethniques au sein de la société bosniaque de l’après-guerre. Par ailleurs, la Cour ne voit rien à redire au rejet par les juridictions internes des griefs de M. Smajić concernant l’équité de la procédure dirigée contre lui. Elle juge en particulier que l’application du droit interne n’a été ni arbitraire ni déraisonnable et que M. Smajić, lui-même avocat, a sans équivoque renoncé à son droit à l’assistance d’un défenseur lors de son interrogatoire initial.

LES FAITS

Le requérant, Abedin Smajić, est un ressortissant de la Bosnie-Herzégovine né en 1984 et résidant dans le district de Brčko (Bosnie-Herzégovine). Il exerce la profession d’avocat.

Après avoir publié des messages sur Internet, M. Smajić fut condamné en 2012 à une peine de un an d’emprisonnement avec sursis pour incitation à la haine nationale, raciale et religieuse, à la discorde et à l’intolérance. Ses ordinateurs furent également saisis.

Les juridictions de première et de seconde instance jugèrent notamment que certaines expressions qu’il avait employées étaient fortement injurieuses à l’égard des membres d’un groupe ethnique.

Elles se référaient en particulier aux expressions « saleté de Noël », « se débarrasser du danger qui nous guette », « il faudrait tout doucement nettoyer le centre-ville » et « les Serbes qui viennent de différents endroits de merde ». Elles conclurent que, même si ces messages ne faisaient qu’exprimer une hypothèse, leur contenu ne relevait pas de la libre expression d’une pensée sur des questions d’intérêt général, comme l’affirmait M. Smajić, mais plutôt d’une forme totalement déplacée de dialogue préconisant un certain type de comportement à l’égard d’un groupe ethnique.

Souscrivant à ce raisonnement, la Cour constitutionnelle rejeta finalement en 2016 le recours de M. Smajić, qu’elle jugea manifestement mal fondé. Elle rejeta également pour défaut manifeste de fondement les deux griefs du requérant concernant l’équité de la procédure dirigée contre lui.

L’intéressé se plaignait en effet de ne pas avoir eu accès à un avocat lors de son interrogatoire initial en 2010 et soutenait que les juridictions nationales avaient fait une application arbitraire du droit interne pertinent. Sur le premier grief, la Cour constitutionnelle conclut que, dans l’ensemble, M. Smajić n’avait subi aucune restriction de son droit de à l’assistance d’un défenseur. Il avait en particulier été informé de ses droits puisqu’il avait signé un formulaire dans lequel il déclarait ne pas demander l’assistance d’un avocat, et son interrogatoire n’avait débouché sur aucune preuve à charge précise. Sur le deuxième grief, la Cour constitutionnelle estima que les juridictions de première et de seconde instance avaient correctement appliqué les dispositions de fond et de forme et rendu des décisions motivées et détaillées.

Article 6 (droit à un procès équitable)

De manière générale, la Cour ne voit rien à redire aux conclusions des juridictions internes concernant les griefs de M. Smajić quant à l’équité de la procédure dirigée contre lui. Elle juge en particulier que l’application du droit interne n’a été ni arbitraire ni déraisonnable.

En ce qui concerne l’allégation de M. Smajić selon laquelle, lorsque son avocat avait téléphoné au poste de police où il était retenu, il lui avait été répondu que son client ne s’y trouvait pas, la Cour observe que, selon les éléments du dossier, M. Smajić n’a pas demandé à ce que son avocat, ou un autre avocat, soit présent lors de l’interrogatoire. Dans ces circonstances, M. Smajić, lui-même avocat, a sans équivoque renoncé à son droit à l’assistance d’un défenseur.

Il s’ensuit que les deux griefs concernant l’équité de la procédure sont manifestement mal fondés et qu’il y a lieu de les rejeter pour irrecevabilité.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour juge que les juridictions internes ont examiné avec soin la cause de M. Smajić concernant l’atteinte alléguée à sa liberté d’expression et que leurs décisions sont conformes aux principes découlant de l’article 10 puisque la condamnation qu’elles ont prononcée repose sur des motifs pertinents et suffisants. Elle relève en particulier que, même si les messages de M. Smajić exprimaient une hypothèse, leur contenu portait sur la question très sensible des relations ethniques au sein de la société bosniaque de l’après-guerre. Par ailleurs, les peines qui ont été infligées à l’intéressé, à savoir une peine d’emprisonnement avec sursis et la saisie de ses ordinateurs, n’étaient pas excessives.

Par conséquent, l’atteinte à la liberté d’expression de M. Smajić, qui était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de protéger la réputation et les droits d’autrui, ne révèle aucune apparence de violation de l’article 10 de la Convention européenne. Ce grief est donc également manifestement mal fondé et doit être rejeté pour irrecevabilité.

Francis SZPINER c. France irrecevabilité du 25 janvier 2018 requête n° 2315

Article 10 : La sanction disciplinaire infligée à l’avocat Francis Szpiner qui avait tenu des propos injurieux à l’encontre de l’avocat général n’est pas excessive. Un avocat ne peut pas insulter un membre du parquet dans la presse. Le public n'a pas le droit de savoir qu'un avocat général ne trouve pas que l'antisémitisme soit odieux.

Les faits :

3. Le requérant est avocat au barreau de Paris. En 2009, il représenta la famille d’I.H., un jeune homme de vingt-trois ans qui, en 2006, après avoir été attiré dans un guet-apens, séquestré et torturé par un groupe d’une vingtaine de personnes appelé « le gang des barbares », est décédé des suites de ses blessures. Cette affaire fut particulièrement médiatisée en France.

4. Le procès se déroula à huis clos, devant la cour d’assises des mineurs de Paris, d’avril à juillet 2009. Le requérant indique avoir défendu la famille de la victime avec zèle, pour que la reconnaissance de l’antisémitisme ayant motivé ces actes soit prise en compte à son juste niveau et joue un rôle dans le quantum des peines prononcées. Le ministère public était représenté par l’avocat général B.

5. Dans l’édition du 23 juillet 2009 de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur, paru après le verdict rendu par la cour d’assises, un article intitulé « ʻGang des barbaresʼ La botte de Szpiner » fut publié. Cet article contenait les passages suivants :

« (...) Quelques jours avant le réquisitoire, [le requérant] comprend que l’avocat général ne va pas cogner comme il le voudrait. Alors [le requérant] commence son travail de sape. (...) Sans états d’âme, il rappelle que le père de [B.] fut collaborateur (condamné à la Libération aux travaux forcés) (...). Du huis clos, il rapporte des propos qui mettent en émoi la communauté juive. [R.P.], président du Crif, raconte : « [B.], alors qu’il interrogeait [le principal accusé], lui a dit : « Vous vous rendez compte que vous rendez l’antisémitisme odieux ! » (...) »

6. L’article expliquait ensuite comment le requérant, grâce à ses « appuis politiques », avait obtenu que la garde des sceaux demande au ministère public de faire appel du verdict. L’extrait litigieux se lisait alors comme suit :

« [Le requérant] a réussi son coup. Il a gagné contre [B.], ce « traître génétique » (sic), contre ces « connards d’avocats bobos de gauche » qui regardent la banlieue « avec angélisme ». (...) »

7. Le procureur général, estimant que ces propos, visant l’avocat général B. et les défenseurs des accusés, étaient manifestement outrageants, saisit le bâtonnier du Barreau de Paris. Ce dernier fit procéder à une enquête déontologique. Au vu du rapport établi dans ce cadre, le bâtonnier décida de ne pas ouvrir de procédure disciplinaire, à la condition toutefois que le requérant adresse une lettre à B. pour regretter le malentendu qui avait pu s’instaurer dans l’esprit du public sur le qualificatif « génétique » et lui exprimer qu’il n’avait pas voulu expliquer les actes qu’il critiquait par l’attitude de son père. Le requérant n’ayant pas envoyé une telle lettre, une procédure disciplinaire fut ouverte, puis limitée aux seuls propos visant B.

8. Le 21 septembre 2010, le conseil de discipline de l’Ordre des avocats de Paris prit un arrêté ne prononçant aucune sanction contre le requérant. Tant le procureur général que le bâtonnier formèrent un recours contre cet arrêté, estimant que le requérant avait commis des manquements déontologiques.

9. Le 24 mars 2011, la cour d’appel de Paris confirma l’arrêté.

10. Par un arrêt du 4 mai 2012, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel. Elle jugea que si un avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement d’un magistrat, sa liberté d’expression ne s’étend pas aux propos violents qui expriment une animosité dirigée personnellement contre le magistrat, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position de ce dernier, ce qui constitue un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s’impose à l’avocat en toutes circonstances.

11. Le 18 avril 2013, la cour d’appel de Lyon réforma l’arrêté du 21 septembre 2010 et, tout en soulignant la nécessité de tenir compte de la proportionnalité de la peine par rapport aux faits reprochés, jugea que la peine disciplinaire de l’avertissement était suffisante pour sanctionner le manquement du requérant. La cour d’appel se fonda sur les articles 1er et 3 du décret no 2005-790 du 12 juillet 2005 relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat (prévoyant notamment que l’avocat respecte dans son exercice les principes essentiels de la profession, dont ceux de délicatesse, de modération et de courtoisie), ainsi que sur les articles 183 et 184 du décret no 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat (selon lesquels toute infraction aux règles professionnelles expose l’avocat à une sanction disciplinaire qui peut aller de l’avertissement à la radiation du tableau des avocats).

12. Par un arrêt du 10 juillet 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.

CEDH

14. La Cour rappelle d’emblée, s’agissant des griefs tirés des articles 6 § 1 et 7 de la Convention, que la procédure concernant la mesure disciplinaire en cause ne portait pas sur le bien-fondé d’une accusation en matière pénale, de sorte que ces dispositions ne sont pas d’application en l’espèce (cf., parmi beaucoup d’autres, Costa c. Portugal (déc.), no 44135/98, 9 décembre 1999, et Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007).

15. Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3, et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

16. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 10 de la Convention, également invoqué par le requérant, la Cour rappelle que les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour, en particulier concernant les avocats, ont été résumés dans son arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124-139), 23 avril 2015).

17. En l’espèce, la Cour constate que le requérant, qui s’est vu infliger un avertissement dans le cadre d’une procédure disciplinaire, a subi une « ingérence d’autorités publiques » dans le droit garanti par l’article 10.

18. A l’instar des juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir par les articles 1er et 3 du décret no 2005‑790 du 12 juillet 2005, ainsi que par les articles 183 et 184 du décret no 91-1197 du 27 novembre 1991, et qu’elle poursuivait au moins l’un des buts légitimes invoqués par le Gouvernement, à savoir la protection de la réputation d’autrui, en l’occurrence l’avocat général visé par les propos reprochés au requérant (cf., mutatis mutandis, Coutant c. France (déc.), no 17155/03, 24 janvier 2008).

19. Quant à la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire, dans une société démocratique », la Cour considère que les propos du requérant s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général, concernant le déroulement d’un procès dans une affaire médiatique. En outre, elle note qu’ils constituaient, dans les circonstances de l’espèce, des jugements de valeur et non des déclarations de fait : il reste donc à examiner la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante. Or, la Cour relève le caractère excessif et injurieux, ainsi que l’absence de base factuelle de la déclaration, faite par le requérant en sa qualité d’avocat et diffusée publiquement par voie de presse (cf. Coutant, décision précitée, et Karpetas c. Grèce, no 6086/10, § 78, 30 octobre 2012).

20. En tout état de cause, la Cour retient que le requérant, dans l’entretien ayant donné lieu à l’article litigieux, a rappelé « que le père de [B.] fut collaborateur (condamné à la Libération aux travaux forcés) » puis a qualifié celui-ci de « traître génétique ». Elle estime que le rapprochement de cette information et de cette expression créait à tout le moins une confusion pouvant laisser entendre que le requérant imputait à B. les actes de collaboration de son père. La Cour considère que l’indignation invoquée par le requérant ne saurait suffire à justifier une réaction si violente et méprisante de sa part (cf., mutatis mutandis, Karpetas, précité, § 79). Elle observe, en outre, qu’il a ensuite refusé d’exprimer des regrets, comme l’y invitait son Bâtonnier, ce qui a déclenché l’ouverture de la procédure disciplinaire qu’il critique.

21. De plus, elle constate, d’une part, que les propos ont non seulement été tenus hors du prétoire, le requérant ayant choisi de s’exprimer dans la presse après le procès et, d’autre part, qu’ils ne constituaient ni une possibilité de faire valoir des moyens de défense ni une information du public sur des dysfonctionnements éventuels (Morice, précité, §§ 137-138).

22. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l’infliction d’un simple avertissement à titre disciplinaire, qui, de surcroît, n’a eu aucune répercussion sur l’activité professionnelle du requérant, ne saurait être considérée comme excessive (cf. Coutant, décision précitée).

23. Il s’ensuit que le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

ANA IONIŢĂ c. ROUMANIE du 21 mars 2017 Requête 30655/09

Non violation de l'article 10, la CEDH couvre les systèmes de corruption roumain. La sanction de suspension de quatre mois pour avoir dit en qualité de notaire des vérités sur son ordre a été considéré par la CEDH comme une mesure proportionnée. Cette notaire était en grève de la faim pendant les festivités de la francophonie. C'est le véritable fait qu'il lui est reproché par les autorités roumaines complètement corrompues au point que des grandes enseignes comme IKEA pillent le pays de ses ressources naturelles, sans qu'elles n'aient à répondre de rien !

LES FAITS

11. Le 8 septembre 2006, la requérante participa à un débat télévisé lors de l’émission « La cible », diffusée par la chaîne locale TV Neamţ, dont le sujet était intitulé « Du sale chantage et de la persécution dans le monde des notaires ! L’ancienne juge Ana Ioniţă en grève de la faim pendant le sommet de la francophonie ».

13. La partie pertinente en l’espèce de l’intervention de la requérante lors de cette émission se lisait comme suit :

« (...) Ce n’est pas pour faire du chantage que je suis présente ici. Depuis sept ans, je suis victime des abus de la CNB et de l’UNNPR. On pratique une taxe professionnelle abusive de 5 %, alors que nous avons réussi à obtenir, en vertu d’une ordonnance, une taxe professionnelle limitée à 2 %. Pour la période pendant laquelle la taxe de 2 % était en vigueur, l’UNNPR et la CNB m’ont mise en permanence sous pression et m’ont obligée, [en exerçant un chantage sur moi], à verser une taxe de 5 %. (...) Nous nous sommes associés pour faire développer notre profession, pour mieux nous défendre contre certains abus, mais ces abus sont exercés par ceux qui sont appelés à nous représenter. Et pourquoi ? Car le camarade C. est devenu notaire à 61 ans. (...)

Je ne parle pas de Monsieur C., mais du camarade C. (...) ; il a été nomenklaturiste (...)

J’estime qu’il ne faut pas montrer du doigt ceux qui ont commis des abus au cours de la période communiste car on ne peut rien y faire. Mais si ceux-ci n’ont pas le bon sens de se retirer et de « s’humilier » comme le dit la Bible, c’est  [à nous de] les réprimander, au moins verbalement, afin qu’ils fassent machine arrière et prient pour le reste de leur vie. Surtout que ce Monsieur C. a commis tant d’illégalités, a irrité tant de monde qu’il pourrait se retirer dans un couvent et prier Dieu pour le pardon pour le restant de sa vie. Dans cette petite ville, tout le monde sait que ce chef de conseil populaire, qui admonestait les secrétaires, faisait acheter des animaux pour ensuite demander leur tête si les animaux ne suffisaient pas. Il a agi comme bon lui semblait. Mais, est-ce qu’on peut faire cela pendant cent ans ? J’ai eu l’audace de lui dire de mettre un terme à [sa fonction de] direction et de rentrer à la maison en paix. Pour s’occuper de son enfant, qu’il a abusivement séparé de sa mère. (...) J’étais juge. Je sais qu’il a eu une affaire [inscrite au rôle du tribunal]. En tant que préfet, il a commis un abus dans cette affaire (...) ; il a commis un excès de pouvoir et a obtenu [la garde] de l’enfant [alors] qu’il n’aurait pas dû l’obtenir. Puisqu’il était le préfet. Dans ces conditions. Je sais exactement comment [la garde] de cet enfant a été attribuée. Je connais l’affaire qui était inscrite au rôle du tribunal. (...) Il était le préfet et, en cette qualité, il a forcé la main du tribunal pour [se voir] attribuer [la garde] de l’enfant, [qu’aucun homme n’aurait pu] obtenir. C’était l’enfant d’une femme.

« (...) il a été habitué à frapper du poing sur la table toute sa vie ; c’est sa fonction qui lui a permis cela, fonction qu’il continue à exercer à présent et qu’il a obtenue [par la force]. Je n’en connais pas les circonstances car, à 61 ans, il est devenu notaire et, à 68 ans, le président de la Chambre ; la société a-t-elle besoin de ces mastodontes communistes ? Je ne crois pas que quelqu’un ait encore besoin d’eux. S’ils n’ont pas le bon sens de se retirer, nous devons attirer leur attention, et je suis disposée à prendre des risques et à entamer une grève pour que cet homme se retire de la vie publique, pour qu’il renonce à sa fonction. Il ne la mérite pas, mais il la garde avec l’aide de l’UNNPR. (...)

Il a fait [partie] de la police politique, le camarade C. Il a fait [partie] de la police politique. Oui ! (...) Il y a des documents qui le prouvent. Nous allons les produire en temps et en heure. (...)

Le sale chantage consiste en ce qu’on a déterminé l’Union des notaires à envoyer une proposition de suspension au ministère de la Justice afin que je sois suspendue de mes fonctions jusqu’au versement de la somme. (...)

Le réalisateur : Avez-vous été suspendue sur ordre du ministère de la Justice ? (...)

Oui, soi-disant signé par le ministre ... l’ordre ne comportait pas de cachet de forme circulaire. (...) de plus il ne portait aucune signature et aucun cachet. Il y avait un ordre probablement délivré par un employé du ministère de la Justice, d’un commun accord avec le président de l’Union des notaires, dans un but de chantage : « Mme Ioniţă Ana sera suspendue de ses fonctions de notaire jusqu’au paiement du montant dû ». (...)

Il est difficile de se sentir persécutée sans être coupable de quoi que ce soit. Donc, qu’est-ce que les citoyens et mes [confrères] doivent savoir, ainsi que ceux qui regardent la télé et qui ont peur de leurs supérieurs hiérarchiques ? Je les respecte, ce sont des gens d’un certain âge, des notaires même, qui sont les victimes de cette mafia des études de notaires qui est une organisation professionnelle créée pour défendre les intérêts du notaire, mais qui l’arnaque et lui vide les poches et édifie des villas partout, à Sinaia ou à l’étranger. Et les autorités nous demandent de leur indiquer les noms de clients qui opèrent des transactions de plus de 10 000 [EUR]... Elles devraient contrôler ceux de Bucarest, les nôtres, sur les manières de blanchir l’argent. (...)

J’aurais préféré payer deux criminels au lieu de payer cette contribution de 5 % sur mon travail. Pour cela, je veux faire grève. Je ne veux plus donner de l’argent aux nomenklaturistes. Si le camarade C. ne veut pas partir de son plein gré, je ne lui verse plus 5 % de mes revenus. Il encaisse son indemnisation à l’aide de mon travail et du travail difficile de mes [confrères]. (...)

J’ai écrit au journal « Deşteptarea » de Bacău à propos du vrai visage de Monsieur C. ; il a été reflété dans les articles de presse. Après la publication de ces articles, Monsieur M.V.D. [le président de l’UNNPR] a menacé le journaliste qui avait publié des informations sur Monsieur. C., et mon nom a été mentionné dans cette discussion et cité dans un communiqué de presse. (...)

Je vais me plaindre devant le ministère des Finances pour leur montrer comment l’UNNPR nous arnaque. Nous payons des taxes exorbitantes. Les citoyens connaissent cette situation. Et je vais rendre publiques les taxes que nous versons. Et l’UNNPR encaisse ces 5 % et elle en dispose comme bon lui semble ; il s’agit d’une union de personnes qui ne paye pas d’impôts. Est-ce possible ? Je vais envoyer une lettre ouverte au ministère des Finances afin qu’il soit informé de combien d’argent il s’agit ; je crois que tous les retraités pourraient vivre de cet argent s’il était soumis à l’impôt. Pourquoi l’UNNPR est-elle une organisation non gouvernementale ? Dernièrement, elle est devenue une organisation criminelle. Pourquoi ? Car elle commet des abus et des crimes. On peut même succomber d’une maladie cardiaque en raison des abus commis par l’UNNPR. Voici, chers messieurs et [chers concitoyens], je suis obligée de verser, en plus d’une taxe que je ne dois pas, des pénalités de 0,5 % par jour de retard. Où est-ce que vous avez vu une chose pareille ? (...)

Il s’agit d’un arrêté de l’UNNPR. L’Union et les études notariales [disposent] à présent d’une loi [adoptée en] 1996, qui est obsolète. Il y a un arrêté no 10 qui dit : « le notaire qui, pour diverses raisons, n’a pas versé la taxe est tenu de payer des pénalités de 0,5 % par jour de retard ». C’est de l’escroquerie, du chantage, de l’affaire sale. Je dirais de la mafia, de l’usure. Même les usuriers ne touchent pas 0,5 % par jour. Est-ce que vous avez entendu parler d’une banque qui exige 0,5 % par jour ? Je me sens escroquée, rabaissée. Je souhaite entamer une grève et quitter cette union. Je veux m’adresser à des parlementaires afin qu’ils déposent une initiative [législative], pour que nous puissions nous associer librement, sans que je sois obligée de m’associer à ce corps de métier dont je ne veux plus. Je peux verser 5 % à une autre union qui me protège contre ces gens. Je devrais verser 5 % à une autre association qui me protège contre ces abus. Je me considère donc victime d’un abus. (...) »

14. Le 21 octobre 2006, le collège directeur de la CNB décida l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre la requérante. Le président du collège directeur, A.C., s’abstint lors du vote.

15. Par une décision du 20 janvier 2007, le conseil de discipline de l’UNNPR ordonna, en application de l’article 41 c) de la loi no 36/1995 relative aux notaires publics et à l’activité notariale (« la loi no 36/1995 »), la suspension de la requérante de ses fonctions de notaire pour une période de quatre mois.

LA CEDH

37. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, cette liberté vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10 de la Convention, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 de la Convention.

La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de cette disposition les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 de la Convention, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 48, CEDH 2016).

38. Lorsqu’elle examine la nécessité dans une société démocratique d’une restriction apportée à la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs garanties par la Convention qui peuvent entrer en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 43, 14 juin 2007 ; MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011 ; et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012).

39. La Cour a déjà dit dans de précédentes affaires que, les droits garantis respectivement par l’article 8 et par l’article 10 méritant par principe un égal respect, l’issue d’une requête ne saurait normalement varier selon que celle-ci a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur d’un article injurieux, ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de ce texte. Dès lors, la marge d’appréciation doit en principe être la même dans les deux cas (idem, § 87, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012 ; et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, 10 novembre 2015). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Axel Springer AG, précité, § 88 ; et Von Hannover (no 2), précité, § 107, avec les références à MGN Limited, précité, §§ 150 et 155 ; Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, 12 septembre 2011, et, récemment, Cicad c. Suisse, no 17676/09, §§ 47‑48, 7 juin 2016).

40. La Cour rappelle en outre que la protection de l’article 10 de la Convention s’étend également à la sphère professionnelle : ainsi, tant les fonctionnaires (voir, parmi beaucoup d’autres, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 70, CEDH 2008, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 69, 9 juillet 2013) que les personnes exerçant des professions libérales (voir, pour la profession d’avocat, récemment, Morice, précité, §§ 132‑139, et pour celle de médecin, Frankowicz c. Pologne, no 53025/99, § 44, 16 décembre 2008) bénéficient de la liberté d’expression.

b) Application des principes susmentionnés à la présente espèce

41. En l’occurrence, la Cour observe d’emblée qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la sanction disciplinaire infligée à la requérante constitue une ingérence des autorités publiques dans le droit de l’intéressée à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si cette ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

i) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi »

42. À l’instar des juridictions nationales, la Cour estime que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir par les dispositions de l’article 39 d) de la loi no 36/1995 et des articles 28 a) et b) et 29 § 2 du code déontologique des notaires publics.

ii) Sur la légitimité du but poursuivi

43. Pour la Cour, l’ingérence poursuivait sans aucun doute l’un des buts énumérés à l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection « de la réputation ou des droits d’autrui », en l’occurrence l’ordre professionnel des notaires publics roumains, représenté par ses organes de direction, ainsi que la confiance publique à leur égard.

iii) Sur la nécessité de la mesure litigieuse « dans une société démocratique »

44. La Cour note que la requérante s’est vu infliger une sanction disciplinaire en raison de ses propos tenus lors d’un débat télévisé durant lequel elle avait dénoncé les taxes professionnelles exigées par l’ordre des notaires et certains actes des présidents des organes de direction de cet ordre : en effet, le conseil de discipline de l’UNNPR a considéré que ces propos avaient porté atteinte à l’honneur et à la probité professionnelle du corps des notaires, ainsi qu’à l’image de l’UNNPR et de la CNB. Cette sanction a été ultérieurement confirmée par les juridictions nationales. Il convient donc d’examiner, en tenant compte des principes susmentionnés, si les motifs avancés par les tribunaux pour confirmer la sanction infligée à l’intéressée étaient « pertinents et suffisants ».

45. La Cour considère que, dans la présente affaire, le droit de la requérante à transmettre des informations sur les prétendues illégalités commises au sein de l’ordre des notaires doit être mis en balance avec la protection de la réputation ou des droits d’autrui, en l’occurrence l’image de cet ordre professionnel. Elle constate avec satisfaction que les juridictions internes ont procédé à cette mise en balance sans opposer à la requérante une interdiction absolue de critiquer l’activité notariale (voir, a contrario, Frankowicz, précité, §§ 50-51).

46. La Cour rappelle que quiconque exerce sa liberté d’expression assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation, de la teneur et de l’authenticité des informations dévoilées au public, des circonstances dans lesquels les propos litigieux ont été tenus, ainsi que du procédé technique utilisé (Balenović c. Croatie (déc.), no 28369/07, 30 septembre 2010, et Di Giovanni, précité, § 75).

47. S’agissant de la situation de la requérante, la Cour note que celle-ci a tenu les propos litigieux en sa qualité de notaire, donc en tant que membre d’un ordre professionnel auquel elle était censée verser des taxes. À cet égard, la Cour observe que, selon le droit national, la requérante était tenue à une obligation de loyauté, de réserve et discrétion envers l’ordre auquel elle appartenait et envers ses confrères (paragraphes 23-24 ci-dessus). De l’avis de la Cour, ces obligations relatives à la conduite des notaires découlent manifestement du rôle particulier qu’ils jouent, celui de « magistrat de l’amiable ». En effet, bien qu’ayant la qualité de professionnels indépendants, les notaires publics disposent de véritables prérogatives de puissance publique qu’ils reçoivent de l’État, lesquelles prérogatives confèrent aux actes qu’ils rédigent un gage d’authenticité. Dès lors, il peut s’avérer nécessaire de protéger l’ordre professionnel auquel ils appartiennent – ordre qui a comme objectif de réguler et promouvoir la profession (O.V.R. c. Russie (déc.), no 44319/98, 3 avril 2001, et Chambre nationale des notaires c. Albanie (déc.), no 17029/05, 6 mai 2008) – contre des attaques préjudiciables afin de maintenir la confiance de l’opinion publique à leur égard. En même temps, si les notaires sont, certes, soumis à des restrictions concernant leur conduite, on ne saurait toutefois leur dénier le droit à la liberté d’expression.

48. La Cour observe ensuite que les propos litigieux de la requérante s’inscrivaient dans le contexte particulier d’un conflit opposant l’intéressée à son ordre professionnel. Pour autant, elle constate qu’ils ne s’inséraient pas dans le cadre d’un quelconque débat public concernant des questions d’intérêt général relatives à l’ordre des notaires – domaine dans lequel les restrictions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite (voir, mutatis mutandis, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 58, CEDH 2001-III). Bien au contraire, à l’instar des tribunaux internes, la Cour estime que les accusations proférées par la requérante, qui étaient formulées de manière générale sans être étayées par le moindre élément factuel ou commencement de preuve, constituaient, de par leur gravité et leur ton, des attaques personnelles gratuites à l’adresse des dirigeants de l’ordre des notaires (voir, mutatis mutandis, Diego Nafria précité, § 40).

49. Il convient à ce stade de rappeler la jurisprudence désormais bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et, récemment, Morice, précité, § 126). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations sur la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même un jugement de valeur peut se révéler excessif s’il est totalement dépourvu de base factuelle (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II, et récemment, Morar c. Roumanie, no 25217/06, § 59, 7 juillet 2015).

50. Cela étant, la Cour relève que, si, en l’espèce, certaines des accusations de la requérante peuvent être interprétées comme étant des jugements de valeur, la plupart d’entre elles se réfèrent à des illégalités prétendument commises par les organes de direction de l’ordre des notaires en tant que tels ainsi que par leurs dirigeants. L’intéressée avait notamment accusé le président de la CNB d’avoir fait partie de la police politique pendant la période communiste, accusation revêtant une particulière gravité (Ciuvică c. Roumanie (déc.), no 29672/05, § 50, 15 janvier 2013), et d’avoir commis, dans le cadre de ses fonctions antérieures, des abus liés à des marchés publics ou à l’attribution de la garde de son enfant. Elle avait en outre accusé le président de l’UNNPR d’avoir menacé une tierce personne. Or, ayant à l’esprit que plus une allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78 in fine, CEDH 2004‑XI), la Cour note, au-delà du fait que ces accusations n’avaient pas de lien avec la taxe professionnelle dénoncée, que la requérante n’a apporté aucune preuve à l’appui de ses dires ni lors du débat télévisé ni ultérieurement devant les juridictions internes.

51. De surcroît, la Cour rejoint les tribunaux internes en ce qu’ils reprochent à la requérante d’avoir formulé ses graves accusations avant la finalisation de la procédure interne menée aux fins de vérification de la légalité de la taxe professionnelle en cause (paragraphe 19 in fine ci‑dessus).

52. En outre, il convient également de prendre en compte l’impact potentiel du moyen de transmission des accusations, qui revêt une certaine importance lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression, les médias audiovisuels ayant des effets souvent beaucoup plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Frăsilă et Ciocîrlan c. Roumanie, no 25329/03, § 63, 10 mai 2012).

53. Eu égard à ce qui précède, la Cour est d’avis que les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier la sanction infligée à la requérante étaient à la fois pertinents et suffisants.

54. Enfin, en ce qui concerne l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence litigieuse au but légitime poursuivi, la Cour rappelle qu’elle passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (Guja, précité, § 78). Elle observe qu’en l’occurrence la requérante a été suspendue de ses fonctions pendant quatre mois. À cet égard, elle note qu’il ne s’agissait pas de la sanction disciplinaire la plus sévère étant donné que le droit interne prévoyait également l’exclusion de la profession (voir, a contrario, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 98, 26 février 2009 – concernant l’application à la requérante de la sanction la plus sévère). En outre, il apparaît que le conseil de discipline de l’UNNPR n’avait pas appliqué la suspension la plus longue, qui pouvait aller jusqu’à six mois (paragraphe 23 ci-dessus), ce qui dénote le souci de cette instance d’appliquer une peine proportionnée. À la lumière de ces éléments, et eu égard à la teneur des accusations formulées par la requérante et au fait que celle-ci s’était déjà vu infliger une autre sanction pour non-paiement des taxes, la Cour considère que la sanction dénoncée en l’espèce par l’intéressée n’était pas disproportionnée.

55. En conclusion, dans la présente affaire, la Cour note que les juridictions nationales ont mis en balance, au regard du droit national, les intérêts en conflit pour conclure que la requérante avait dépassé les limites acceptables du droit de critique. Eu égard aux considérations exposées
ci-dessus, elle estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en sanctionnant la requérante.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Simić c. Bosnie-Herzégovine du 8 décembre 2016 requête no 75255/10

Article 10 : La procédure de révocation d’un juge de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a été équitable et n’a pas porté atteinte à sa liberté d’expression

Les faits

Entre le 31 décembre 2009 et le 8 janvier 2010, M. Simić juge au conseil constitutionnel, accorda aux médias des interviews dans lesquelles il critiquait la Cour constitutionnelle, l’accusant d’être corrompue et de laisser le crime et la politique s’immiscer dans son travail. Il tint également une conférence de presse lors de laquelle il évoqua certaines affaires et fit des commentaires sur l’impartialité de la haute juridiction. Une procédure en révocation à l’encontre de M. Simić fut engagée devant la Cour constitutionnelle. Avant d’ouvrir la procédure, celle-ci invita, le 3 décembre 2009, M. Simić à présenter une déposition écrite concernant ladite lettre. Lors d’une session plénière qui se tint en mars 2010, l’intéressé comparut également devant la haute juridiction, confirma qu’il était bien l’auteur de la lettre et exposa ses arguments devant les juges.

Article 6 (équité de la procédure)

La Cour n’admet pas l’argument de M. Simić selon lequel la procédure aurait été inéquitable parce qu’il n’aurait pas eu la possibilité de présenter sa cause. Au contraire, il a pu exposer ses arguments devant la Cour constitutionnelle, par des observations tant écrites qu’orales. Bien qu’il ait également eu assez de temps pour le faire, il n’a ni consulté les pièces du dossier, ni désigné de représentant. Par conséquent, comme le requiert une procédure contradictoire, il a eu la possibilité de prendre connaissance des documents pertinents et de formuler des commentaires sur ceux-ci en vue d’influencer la décision de la Cour constitutionnelle.

Quant au grief de M. Simić tiré d’une absence d’audience publique, la Cour relève qu’il a été entendu en personne lors de la session plénière de mars 2010, mais qu’il n’a pas demandé que cette dernière fût publique. En outre, aucun élément ne montre qu’il aurait fait une telle demande à un stade quelconque de la procédure. En conséquence, on peut raisonnablement considérer que M. Simić a renoncé à son droit à une audience publique. La Cour conclut donc que les griefs formulés par M. Simić sur le terrain de l’article 6 § 1 sont manifestement mal fondés et qu’il y a lieu de les rejeter comme irrecevables.

Article 10 (liberté d’expression)

La Cour note tout d’abord que M. Simić a accordé aux médias des interviews dans lesquelles il a critiqué la Cour constitutionnelle et qu’il a tenu une conférence de presse non autorisée alors que cette juridiction l’avait invité à lui soumettre une déclaration écrite concernant la lettre de mai 2009 dont il était l’auteur. De plus, M. Simić a été révoqué pour avoir porté atteinte à l’autorité de la Cour constitutionnelle ainsi qu’à la réputation d’un juge. La décision de révocation concernait donc essentiellement son aptitude à exercer ses fonctions et non les opinions qu’il avait exposées publiquement. En effet, les motifs de sa révocation étaient, d’une part, sa lettre de mai 2009 qui avait incontestablement suscité des soupçons quant à son impartialité et son indépendance et, d’autre part, son comportement qui n’était pas compatible avec le rôle d’un juge. La Cour conclut donc que le grief formulé par M. Simić sous l’angle de l’article 10 est manifestement mal fondé et qu’il y a lieu de le rejeter comme irrecevable.

Article 13 (recours effectif)

La Cour note que l’application de l’article 13 est implicitement restreinte lorsque, comme dans le cas de M. Simić, un requérant allègue qu’une autorité judiciaire statuant en dernier ressort dans l’ordre juridique interne a violé les droits que la Convention lui garantit. Elle conclut donc aussi que ce grief est manifestement mal fondé et le rejette comme irrecevable.

BOYKANOV c. BULGARIE du 10 novembre 2016 requête n° 18288/06

Violation de l'article 10 de la Conv EDH le requérant se plaint du travail du juge de l'exécution et lui reproche des actes pénaux. IL est condamné pour diffamation. Ses reproches sont factuels dans le cadre d'une procédure. Sa condamnation est disproportionnée avec l'article 10 de la Convention

a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »

33. En l’espèce, la Cour considère que la condamnation du requérant pour diffamation s’analysait en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention.

34. Elle estime également que cette ingérence était « prévue par la loi », au sens du second paragraphe de cette disposition, et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d’autrui.

b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

i. Principes généraux

35. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) et Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

36. Dans un certain nombre d’affaires concernant des plaintes critiquant le travail de fonctionnaires, adressées à d’autres organes publics, et qui ont été sanctionnées par la suite par des condamnations pour diffamation, la Cour a estimé que la protection offerte par l’article 10 devait être analysée non pas au regard de la liberté de la presse ou de la discussion publique de questions d’intérêt général, mais par rapport au droit du requérant de se plaindre des agissements irréguliers d’un fonctionnaire devant l’organe compétent pour examiner de telles doléances (voir notamment Zakharov c. Russie, no 14881/03, § 23, 5 octobre 2006 ; Kazakov c. Russie, no 1758/02, § 26, 18 décembre 2008 ; Bezymyannyy c. Russie, no 10941/03, § 41, 8 avril 2010 ; Siryk c. Ukraine, no 6428/07, § 42, 31 mars 2011 ; Marinova et autres c. Bulgarie, nos 33502/07, 30599/10, 8241/11 et 61863/11, §§ 86-90, 12 juillet 2016).

37. En outre, dans sa jurisprudence constante (voir les arrêts Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 10 et Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour distingue entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, en ce qui concerne les jugements de valeur, qui ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 de la Convention (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, le jugement de valeur en cause pourrait se révéler excessif (idem, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, et Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006). Pour distinguer une déclaration de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (idem, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, § 37).

38. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence litigieuse, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (Morice, précité, § 127). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande auxdites autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VII, Öztürk c. Turquie [GC], 28 septembre 1999, § 66, Recueil 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, 15 mars 2011, § 58, CEDH 2011).

ii. Application de ces principes dans la présente affaire

39. La question de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.

40. À cet égard, la Cour observe d’abord que la lettre litigieuse pour laquelle le requérant a été condamné pour diffamation était destinée au service public chargé d’assurer le recouvrement de la créance de l’intéressé consacrée par les tribunaux internes. Cette lettre contenait des propos critiquant le travail du juge de l’exécution et non pas des invectives de nature personnelle (voir à contrario Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 36, 27 mai 2003). La Cour note également que la lettre litigieuse était adressée au juge de l’exécution lui-même et non pas à un supérieur hiérarchique ou à d’autres organes étatiques ayant comme attribution de recevoir des plaintes concernant l’exécution des décisions de justice. La Cour estime donc a fortiori qu’il y a lieu de suivre l’orientation des affaires Zakharov, Kazakov, Bezymyannyy, Siryk et Marinova et autres, précitées, et d’analyser le grief du requérant à travers la protection de son droit de se plaindre des agissements irréguliers d’un fonctionnaire.

41. Les parties sont en désaccord pour ce qui est de la nature des propos contenus dans la lettre litigieuse : le requérant affirme qu’il s’agissait de jugements de valeur, tandis que le Gouvernement soutient la thèse selon laquelle le requérant avait fait des allégations factuelles (voir paragraphes 30 et 32 ci-dessus). La Cour observe pour sa part que la lettre contenait quelques phrases rédigées en forme de discours direct et placées entre guillemets, notamment : « Je suis légalement puissant et je peux enfreindre la loi vis-à-vis de toi » ; « Veux-tu ne rien obtenir pour ton titre exécutoire » ; « Arrêtez d’agiter cette feuille, elle ne vaut rien pour moi ». De ce fait, elles pouvaient apparaître comme des citations qui semblaient être attribuées au juge de l’exécution. La lettre contenait également des affirmations factuelles du requérant concernant le travail accompli par ce fonctionnaire au cours de la procédure de recouvrement de sa créance et des phrases qui s’apparentaient à des accusations de commission d’actes pénalement répréhensibles par celui-ci. La Cour ne saurait donc reprocher aux tribunaux d’avoir considéré que la lettre du requérant contenait une série d’affirmations factuelles et d’avoir, par conséquent, exigé de celui-ci de prouver leur véracité dans le cadre de la procédure en diffamation.

42. La Cour relève ensuite que les tribunaux internes ont estimé que le juge de l’exécution avait été diffamé publiquement au motif que la lettre du requérant avait été lue par deux personnes et jointe au dossier, ce qui l’avait rendue à leurs yeux accessible au public (paragraphe 19 ci-dessus). Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes dans l’application et l’interprétation du droit interne. Elle observe toutefois que la publicité en cause était très restreinte puisque la lettre litigieuse avait été lue par deux personnes, en l’occurrence le juge de l’exécution et sa secrétaire (paragraphes 13 et 14 ci-dessus). Il n’était donc pas question d’un effet de publicité recherché par le requérant, ce qui aurait été le cas si celui‑ci avait fait publier la lettre dans la presse locale ou encore s’il avait affiché celle-ci dans un lieu public.

43. Enfin, la Cour constate que, à l’issue de son procès, le requérant a été condamné à payer une amende de 500 BGN, soit l’équivalent de 250 EUR, et à verser 1 500 BGN, soit l’équivalent de 750 euros, à la partie adverse au titre du préjudice moral. Elle ne perd pas de vue que les tribunaux internes ont choisi de substituer à la sanction pénale une amende administrative dont le montant était moins élevé (voir paragraphe 20 ci‑dessus). Cependant, compte tenu de toutes les circonstances spécifiques de l’espèce, la Cour estime que le montant global des sanctions ainsi imposées, c’est-à-dire l’amende administrative plus le dédommagement octroyé au plaignant à titre de préjudice moral, paraît disproportionné. À cet égard, la Cour retient non seulement le but, le contenu, le contexte et l’impact limité de la lettre litigieuse, mais également le fait que le requérant est retraité et dispose de faibles revenus (paragraphe 23 ci‑dessus) et qu’il a mis plusieurs mois pour s’acquitter de cette somme (paragraphe 24 ci‑dessus). Elle observe par ailleurs que cette somme était plus importante que le montant de la créance que le requérant cherchait à recouvrer par l’intermédiaire du juge de l’exécution T.M. (paragraphe 6 ci‑dessus).

44. En conclusion, la Cour constate que la lettre litigieuse ne contenait pas de propos injurieux de nature personnelle, mais renfermait notamment une série d’assertions factuelles critiquant le travail accompli par le juge de l’exécution dans le cadre de la procédure de recouvrement de la créance du requérant. Elle était l’expression de la frustration éprouvée par celui-ci, confronté aux difficultés d’exécution d’un jugement qui lui était favorable. L’impact des propos du requérant sur la bonne réputation de la personne concernée était très limité en raison notamment de la publicité restreinte de la lettre. Même si la Cour ne saurait reprocher aux tribunaux internes d’avoir exigé que le requérant prouve la véracité de ses assertions factuelles contenues dans la lettre en cause, elle constate que, au regard des autres circonstances pertinentes analysées ci-dessus, la maladresse et la rudesse des critiques formulées par le requérant ne permettent pas de justifier le montant global des sanctions pécuniaires qui lui ont été imposées et que la Cour juge disproportionné. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la condamnation du requérant pour diffamation s’analysait en une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression de ce dernier et qu’elle n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

GRANDE CHAMBRE BAKA c. HONGRIE du 21 juin 2016 requête 20261/12

Violation de l'article 10, la fin prématurée des fonctions du président de la chambre suprême pour des critiques mesurées est incompatible avec le principe d'indépendantce du juge

1. Sur l’existence d’une ingérence

a) Application de l’article 10 de la Convention à des mesures visant des membres de la magistrature

140. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que l’article 10 était applicable aux fonctionnaires en général (Vogt, précité, § 53, et Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 52, CEDH 2008), et aux membres de la magistrature en particulier (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, §§ 41‑42, CEDH 1999-VII, et Harabin, précité, § 149, qui concernait l’ancien président de la Cour suprême de la République slovaque). Cependant, dans les affaires relatives à une procédure disciplinaire, une révocation ou une nomination touchant un juge, la Cour a dû d’abord rechercher si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de la liberté d’expression – telle qu’une « formalité, condition, restriction ou sanction » – ou si elle restreignait seulement l’exercice du droit à un poste public dans l’administration de la justice, droit qui n’est pas garanti par la Convention. Pour répondre à cette question, il a fallu déterminer quelle était la portée de la mesure en la replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente. La jurisprudence de la Cour dans ce domaine est récapitulée dans les affaires Wille (arrêt précité, §§ 42-43), Harabin (décision précitée), Kayasu c. Turquie (nos 64119/00 et 76292/01, §§ 77‑79, 13 novembre 2008), Koudechkina c. Russie (no 29492/05, § 79, 26 février 2009), Poyraz c. Turquie (no 15966/06, §§ 55-57, 7 décembre 2010) et Harabin (arrêt précité, § 149).

141. Dans l’affaire Wille, la Cour a conclu qu’une lettre adressée au requérant (président du Tribunal administratif du Liechtenstein) par le prince de Liechtenstein afin de lui faire part de sa résolution de ne plus le nommer à aucune fonction publique traduisait une « réprimande pour la façon dont l’intéressé avait précédemment usé de son droit à la liberté d’expression » (Wille, précité, § 50). Elle a observé que, dans cette lettre, le prince avait critiqué le contenu d’une conférence publique sur les fonctions de la Cour constitutionnelle donnée par le requérant, et fait connaître son intention de le sanctionner en raison de son opinion sur certaines questions de droit constitutionnel. Elle a donc conclu que l’article 10 trouvait à s’appliquer et qu’il y avait eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. De même, dans l’arrêt Koudechkina (précité), la Cour a observé que la décision d’exclure la requérante du corps judiciaire était motivée par les déclarations qu’elle avait faites dans la presse. Les arguments présentés aux autorités internes ne portaient ni sur le point de savoir si la requérante répondait aux critères d’admissibilité à la fonction publique ni sur ses compétences professionnelles en matière judiciaire. La Cour a donc conclu que la mesure litigieuse portait essentiellement sur la liberté d’expression, et non sur le droit à un poste public dans l’administration de la justice, lequel n’est pas garanti par la Convention (Koudechkina, §§ 79-80 ; voir aussi, en ce qui concerne la révocation disciplinaire d’un procureur, Kayasu, précité, §§ 77-81).

142. Dans d’autres affaires, au contraire, la Cour a conclu que la mesure litigieuse ressortissait, en tant que telle, au domaine de l’exercice d’un poste public dans l’administration de la justice, et ne se rapportait pas à l’exercice de la liberté d’expression. Dans la décision Harabin (précitée), elle a considéré que la résolution du gouvernement défendeur de démettre le requérant de ses fonctions de président de la Cour suprême (sur la base d’un rapport établi par le ministre de la Justice) était essentiellement liée à l’aptitude de l’intéressé à exercer ses fonctions, c’est-à-dire à l’appréciation de ses compétences professionnelles et de ses qualités personnelles dans le cadre de ses activités et comportements concernant l’administration de la Cour suprême. Le rapport communiqué par le ministre de la Justice mentionnait notamment le fait que le requérant n’avait pas engagé une procédure de révocation contre un juge de la Cour suprême qui avait attaqué un membre du ministère de la Justice ainsi que l’allégation selon laquelle il n’appliquait pas des critères professionnels lorsqu’il présentait des candidats aux postes de la Cour suprême. Même s’ils mentionnaient également les vues exprimées par le requérant au sujet d’un projet de modification de la Constitution (le requérant avait exprimé des préoccupations quant à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de la justice), les documents en la possession de la Cour n’indiquaient pas que la proposition de démettre le requérant de ses fonctions ait été « exclusivement ou principalement motivée par ces vues ». De même, dans l’arrêt Harabin (précité), c’était le comportement professionnel du requérant dans le cadre de l’administration de la justice qui constituait l’aspect essentiel de l’affaire. La procédure disciplinaire engagée à son encontre (après un refus d’autoriser que des agents du ministère des Finances procèdent à un audit qui aurait dû selon lui être réalisé par la Cour des comptes) concernait la manière dont il exerçait ses fonctions de président de la Cour suprême, et relevait donc de la sphère de son emploi dans la fonction publique. De plus, l’infraction disciplinaire dont il avait été reconnu coupable ne concernait pas des déclarations qu’il aurait faites ou des opinions qu’il aurait exprimées dans le cadre d’un débat public. La Cour a donc conclu que la mesure litigieuse ne constituait pas une ingérence dans l’exercice du droit garanti par l’article 10, ce pourquoi elle a jugé le grief tiré de cette disposition irrecevable pour défaut manifeste de fondement (Harabin, précité, §§ 150‑153).

b) Sur l’existence d’une ingérence en l’espèce

143. Comme indiqué ci-dessus, la Cour doit d’abord déterminer si la mesure litigieuse constituait une ingérence dans l’exercice par le requérant de la liberté d’expression. Pour répondre à cette question, il faut préciser la portée de la mesure en la replaçant dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (Wille, précité, § 43). Eu égard aux circonstances de la présente espèce et à la nature des allégations formulées, la Cour considère que cette question doit être examinée à la lumière des principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’appréciation des éléments de preuve. Elle rappelle à cet égard que pour se livrer à cet exercice, elle applique le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il ne lui incombe pas de statuer sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII). La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits dans leur ensemble et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (ibidem). La Cour a pour pratique d’autoriser une certaine flexibilité en la matière et elle tient compte de la nature du droit matériel en cause ainsi que des éventuelles difficultés d’administration de la preuve. Il arrive que l’État défendeur soit seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du requérant : en pareil cas, il est impossible d’appliquer rigoureusement le principe affirmanti, non neganti, incumbit probation (Fadeïeva c. Russie, no 55723/00, § 79, CEDH 2005‑IV). Ces principes ont été appliqués principalement dans le contexte des articles 2 et 3 de la Convention (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 79, CEDH 2003‑V (extraits), et El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 151-152, CEDH 2012), mais la Cour observe qu’il y a aussi des cas où ils l’ont été à d’autres droits protégés par la Convention (article 5 : Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, §§ 88-90, 23 février 2012 ; article 8 : Fadeïeva, précité ; article 11 : Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 68-73, 26 juillet 2007 ; et article 14 : D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 177-179, CEDH 2007‑IV).

144. Ces principes sont particulièrement pertinents en l’espèce, où aucune juridiction nationale n’a jamais examiné les allégations du requérant ni les raisons pour lesquelles son mandat de président de la Cour suprême a pris fin. C’est pourquoi la Grande Chambre souscrit à l’approche de la chambre selon laquelle les faits de la cause et l’enchaînement des événements doivent s’apprécier et s’examiner « dans leur intégralité » (comparer avec Ivanova c. Bulgarie, no 52435/99, §§ 83‑84, 12 avril 2007).

145. La Cour estime nécessaire de rappeler comment les événements se sont déroulés en l’espèce. Elle note d’emblée que le requérant a exprimé publiquement à titre professionnel, en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, son avis sur divers aspects des réformes législatives qui concernaient les tribunaux. L’intéressé nourrissait à l’égard du projet de loi portant annulation de condamnations définitives des préoccupations que son porte-parole a exposées à un journal le 12 février 2011 (paragraphe 16 ci-dessus). Le 24 mars 2011, il s’est exprimé devant le Parlement sur certains aspects du projet de nouvelle Loi fondamentale (paragraphe 18 ci-dessus). Le 7 avril 2011, avec d’autres présidents de juridictions, il a adressé au président de la République et au Premier ministre une lettre critiquant la proposition contenue dans le projet de Loi fondamentale d’abaisser l’âge du départ obligatoire à la retraite pour les juges (paragraphe 19 ci-dessus). Le 11 avril 2011, il a adressé au Premier ministre une lettre dans laquelle il critiquait à nouveau la proposition relative à l’âge de départ à la retraite des juges et déclarait qu’il trouvait cette proposition humiliante et contraire aux principes de l’indépendance et de l’inamovibilité des juges (paragraphe 20 ci-dessus). Le 14 avril 2011, en sa qualité de président du Conseil national de la justice, il a, avec la formation plénière de la Cour suprême et d’autres présidents de juridictions, émis un communiqué public critiquant à nouveau la modification de l’âge de départ à la retraite des juges, ainsi que la proposition de modification du Conseil national de la justice (paragraphe 21 ci-dessus). Les auteurs du communiqué exprimaient l’avis que l’on avait inscrit le nouvel âge de départ à la retraite dans la Loi fondamentale afin de supprimer toute possibilité de contrôle juridictionnel de cette mesure par la Cour constitutionnelle, et ils suggéraient que cette approche était sous‑tendue par des motivations politiques. Le 4 août 2011, le requérant a contesté devant la Cour constitutionnelle certains textes nouveaux concernant la procédure judiciaire (paragraphe 22 ci-dessus). Le 3 novembre 2011, il s’est à nouveau exprimé devant le Parlement, auquel il a fait part de ses inquiétudes au sujet de la proposition de remplacer le Conseil national de la justice par une administration externe (l’Office judiciaire national) chargée de la gestion des tribunaux (paragraphe 23 ci‑dessus). Dans son intervention, il a vivement critiqué cette proposition, estimant que le nouvel organe serait doté de pouvoirs « excessifs », « inconstitutionnels » et « incontrôlables ». Il a de nouveau critiqué la modification de l’âge de départ à la retraite des juges, indiquant que cela aurait de graves conséquences sur la Cour suprême.

146. La Cour note encore que deux membres de la majorité parlementaire, dont le secrétaire d’État à la Justice, ont donné le 14 avril et le 19 octobre 2011 des interviews dans lesquelles ils ont déclaré que le président de la Cour suprême resterait président de la nouvelle Kúria et que seul le nom de l’institution allait changer (paragraphe 25 ci-dessus). Le 6 juillet 2011, le Gouvernement a donné à la Commission de Venise l’assurance que la formulation des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne serait pas utilisée pour mettre fin indûment au mandat de personnes élues en vertu du régime juridique précédent (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour n’admet pas l’argument du Gouvernement consistant à dire que le fait que ces deux interviews aient été données après que le requérant eut exprimé certaines de ses critiques prouve que la mesure litigieuse n’était pas en réalité une conséquence de ces critiques. Toutes les propositions de cessation du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême ont été rendues publiques et soumises au Parlement entre le 19 et le 23 novembre 2011, c’est-à-dire peu après son intervention du 3 novembre 2011 devant le Parlement, et elles ont été adoptées dans un laps de temps remarquablement court. La cessation du mandat du requérant a pris effet le 1er janvier 2012, date à laquelle la Loi fondamentale est entrée en vigueur et la nouvelle Kúria a succédé à la Cour suprême.

147. De plus, la Cour observe que le 9 novembre 2011 le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux a été amendé par l’ajout d’un nouveau critère d’éligibilité à la présidence de la Kúria (paragraphes 35 et 50 ci-dessus) : les candidats à cette charge devaient être des juges nommés pour une durée indéterminée et avoir été juges en Hongrie pendant au moins cinq ans. Le temps passé en tant que juge dans une juridiction internationale n’était pas pris en compte, de sorte que le requérant devenait inéligible à la fonction de président de la nouvelle Kúria.

148. Prenant les événements en compte dans leur ensemble avec la manière dont ils se sont enchaînés plutôt que séparément comme des incidents distincts, la Cour estime qu’il y a un commencement de preuve de l’existence d’un lien de causalité entre l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression et la cessation de son mandat. Cette analyse est corroborée par les nombreux documents produits par l’intéressé et faisant état de la perception largement partagée qu’un tel lien existe. Ces documents comprennent non seulement des articles publiés tant dans la presse hongroise que dans la presse étrangère, mais aussi des textes adoptés par les institutions du Conseil de l’Europe (voir la position de la Commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe au paragraphe 62 ci-dessus et la position de la Commission de Venise au paragraphe 59 ci-dessus).

149. La Cour estime que, dès lors qu’il y a un commencement de preuve en faveur de la version des faits présentée par le requérant et de l’existence d’un lien de causalité, la charge de la preuve doit être renversée et peser sur le Gouvernement. Il est particulièrement important en l’espèce de procéder ainsi car les raisons qui ont motivé la cessation du mandat du requérant ne sont connues que du Gouvernement et n’ont jamais été établies ni examinées par une juridiction ou un organe indépendants, à la différence de ce qui s’est produit dans le cas de l’ancien vice-président de la Cour suprême. La Cour note que les explications avancées au moment des faits dans les projets de loi contenant les amendements relatifs à la cessation du mandat du requérant n’étaient guère détaillées. Ces textes renvoyaient en termes généraux à la nouvelle Loi fondamentale, à la juridiction devant succéder à la Cour suprême et aux modifications du système judiciaire résultant de cette nouvelle Loi, sans expliquer quels étaient les changements qui étaient à l’origine de la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la haute juridiction. Cela ne peut être considéré comme suffisant dans les circonstances de la présente affaire, étant donné que les précédents projets soumis pendant le processus législatif ne mentionnaient pas la cessation du mandat du requérant (voir, au paragraphe 30 ci-dessus, les versions du 21 octobre et du 17 novembre 2011) et que, dans leurs précédentes déclarations, le Gouvernement et les membres de la majorité parlementaire avaient dit exactement l’inverse, à savoir qu’il ne serait pas mis fin au mandat du requérant à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fondamentale (paragraphes 25-26 ci‑dessus). De plus, les autorités nationales n’ont mis en cause ni l’aptitude du requérant à exercer ses fonctions de président de l’organe judiciaire suprême ni son comportement professionnel (voir, a contrario, la décision Harabin (précitée) et l’arrêt Harabin, précité, § 151).

150. En ce qui concerne les raisons avancées par le Gouvernement pour justifier devant elle la mesure litigieuse, la Cour estime qu’elles ne font pas apparaître que les changements apportés aux fonctions de l’autorité judiciaire suprême ou aux tâches de son président étaient fondamentaux au point de commander de mettre fin de manière anticipée au mandat du requérant. Le Gouvernement argue que la fonction à laquelle le requérant avait été élu a cessé d’exister, les activités de l’intéressé ayant surtout consisté à exercer les fonctions managériales de président du Conseil national de la justice, fonctions qui, après l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, auraient été séparées de celles de président de la Kúria. À cet égard, la Cour souligne qu’il semble que la charge de président du Conseil national de la justice ait été accessoire à celle de président de la Cour suprême et non l’inverse. De plus, si le requérant avait été jugé compétent pour exercer ces deux fonctions au moment de son élection, le fait que l’une d’entre elles a par la suite été supprimée ne peut en principe influer sur son aptitude à continuer d’exercer l’autre. Quant aux modifications des compétences de l’organe judiciaire suprême qui ont été invoquées, il n’apparaît pas qu’elles soient aussi fondamentales que cela a pu être dit. La principale compétence nouvelle attribuée à la Kúria est le pouvoir de contrôler la légalité des actes adoptés par les autorités locales et de statuer sur les allégations de manquement par une autorité locale à ses obligations légales. Le rôle de garant de la cohérence de la jurisprudence, quant à lui, existait déjà précédemment (voir l’article 47 § 2 de l’ancienne Constitution relatif aux résolutions d’uniformisation), même si de nouveaux moyens de mener à bien cette tâche ont été introduits par la nouvelle législation, qui comportait des règles plus détaillées (création de groupes d’analyse de la jurisprudence, publication de décisions de principe des juridictions inférieures).

151. La Cour considère donc que le Gouvernement n’a pas démontré de façon convaincante que la mesure litigieuse fût le résultat de la suppression du poste et des fonctions du requérant dans le cadre de la réforme de l’autorité judiciaire suprême. En conséquence, elle estime comme le requérant que la cessation prématurée du mandat de l’intéressé était due aux opinions et aux critiques qu’il avait exprimées publiquement à titre professionnel.

152. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême a constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Wille, précité, § 51, et Koudechkina, précité, § 80). Il reste donc à déterminer si cette ingérence était justifiée au regard de l’article 10 § 2.

2. Sur la justification de l’ingérence

a) « Prévue par la loi »

153. La Cour note que la cessation du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême était prévue par l’article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale et par l’article 185 § 1 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux, deux textes entrés en vigueur le 1er janvier 2012. Le requérant soutient que, vu leur caractère individualisé, rétroactif et arbitraire, ces dispositions ne peuvent être considérées comme « la loi » au sens de la Convention.

154. En ce qui concerne la nature individualisée de la législation en cause, la Cour a déjà exprimé des doutes, aux paragraphes 117 et 121 ci‑dessus, quant au point de savoir si cette législation était conforme à l’état de droit. Elle partira toutefois du principe que l’ingérence était « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10, la mesure litigieuse emportant en tout état de cause violation de cet article pour d’autres raisons (paragraphe 175 ci-dessous).

b) But légitime

155. Le Gouvernement argue que la cessation du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême visait à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 § 2. Il renvoie aux circonstances dans lesquelles l’intéressé a été élu président de la haute juridiction en 2009 et indique que sa fonction était de nature essentiellement administrative et « gouvernementale », ce qui justifierait que l’on ait mis fin à son mandat afin de renforcer l’indépendance de la justice.

156. La Cour admet que la modification des règles d’élection du président de l’organe judiciaire suprême d’un pays en vue de renforcer l’indépendance du titulaire de cette charge peut être liée à l’objectif légitime de « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » au sens de l’article 10 § 2. Elle considère toutefois qu’un État partie ne peut légitimement invoquer l’indépendance de la justice pour justifier une mesure telle que la cessation prématurée du mandat du président d’une juridiction par des raisons qui n’étaient pas prévues par la loi et qui n’avaient pas de rapport avec une quelconque impéritie ou faute professionnelle. La Cour considère que pareille mesure ne pouvait contribuer au renforcement de l’indépendance de la justice, car elle était en même temps, et pour les raisons exposées ci-dessus (paragraphes 151-152), la conséquence de l’exercice antérieur par le requérant – plus haut magistrat du pays – de son droit à la liberté d’expression. Comme indiqué ci-dessus dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 6, c’est aussi une mesure qui a porté atteinte au droit de l’intéressé, reconnu dans l’ordre juridique interne, d’accomplir l’intégralité de son mandat de six ans à la présidence de la Cour suprême. Dans ces conditions, la cessation prématurée du mandat du requérant à la présidence de la Cour suprême, loin de contribuer à garantir l’indépendance de la justice, apparaît au contraire incompatible avec ce but.

157. Il s’ensuit que la Cour ne peut admettre que l’ingérence litigieuse visât le but légitime invoqué par le Gouvernement aux fins de l’article 10 § 2. Lorsqu’il a été démontré qu’une ingérence ne poursuivait pas un « but légitime », il n’est pas nécessaire de rechercher si elle était « nécessaire dans une société démocratique » (Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 117, 23 octobre 2008). Toutefois, dans les circonstances particulières de la présente affaire et eu égard aux arguments des parties, la Cour estime important d’examiner aussi, en l’espèce, la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

i. Les principes généraux relatifs à la liberté d’expression

158. La Cour a réaffirmé maintes fois depuis son arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24) les principes généraux à appliquer pour apprécier la nécessité d’une mesure constitutive d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Elle les a rappelés récemment encore dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, 23 avril 2015), Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015) et Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, § 196, CEDH 2015 (extraits)) en ces termes :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

159. De plus, en ce qui concerne le niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Morice, précité, § 125).

160. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. Comme elle l’a déjà souligné, les ingérences dans la liberté d’expression risquent d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (Guja, précité, § 95, et Morice, précité, § 127).

161. Enfin, pour évaluer la justification d’une mesure litigieuse, il faut garder à l’esprit que l’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées au requérant sont des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, §§ 47-48, série A no 236, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 61, CEDH 2001‑VIII, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 66, CEDH 2002‑V, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II, Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, §§ 171 et 181, CEDH 2005‑XIII, Mamère c. France, no 12697/03, §§ 23-24, CEDH 2006‑XIII, Koudechkina, précité, § 83, et Morice, précité, § 155). La Cour a déjà dit que l’absence de contrôle juridictionnel effectif pouvait justifier un constat de violation de l’article 10 (voir, en particulier, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45-56, 20 octobre 2009). En effet, comme elle l’a déclaré précédemment dans le contexte de cet article, « [l]a qualité de l’examen (...) judiciaire de la nécessité de la mesure (...) revêt une importance particulière à cet égard, y compris pour ce qui est de l’application de la marge d’appréciation pertinente » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)).

ii. Les principes généraux relatifs à la liberté d’expression des juges

162. La Cour a admis qu’il était légitime pour l’État d’imposer aux membres de la fonction publique, en raison de leur statut, un devoir de réserve, mais elle a dit aussi qu’il s’agissait néanmoins d’individus qui, à ce titre, bénéficiaient de la protection de l’article 10 de la Convention (Vogt, précité, § 53, et Guja, précité, § 70). Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circonstances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10 § 2. En exerçant ce contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’expression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2 revêtent une importance particulière qui justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’appréciation pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but mentionné plus haut (Vogt, précité, § 53, et Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 41, 31 janvier 2008).

163. La Cour rappelle que, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, cette approche s’applique également en cas de restriction touchant la liberté d’expression d’un juge dans l’exercice de ses fonctions, même si les magistrats ne font pas partie de l’administration au sens strict (Albayrak, précité, § 42, et Pitkevich, décision précitée).

164. La Cour a reconnu que l’on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64, Kayasu, précité, § 92, Koudechkina, précité, § 86, et Di Giovanni, précité, § 71). La divulgation de certaines informations, même exactes, doit se faire avec modération et décence (Koudechkina, précité, § 93). La Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Koudechkina, précité, § 86, et Morice, précité, § 128). C’est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Olujić, précité, § 59).

165. Parallèlement, la Cour a aussi souligné, dans des affaires concernant des juges qui se trouvaient dans une situation comparable à celle du requérant en l’espèce, que, eu égard en particulier à l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans la liberté d’expression d’un juge se trouvant dans une telle situation (Harabin (décision précitée) ; voir aussi Wille, précité, § 64). De plus, les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général ; or les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10 (Koudechkina, précité, § 86, et Morice, précité, § 128). Même si une question suscitant un débat a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (Wille, précité, § 67). Dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs peuvent concerner des sujets très importants dont le public a un intérêt légitime à être informé et qui relèvent du débat politique (Guja, précité, § 88).

166. Dans le cadre de l’article 10 de la Convention, la Cour doit examiner les déclarations en question en tenant compte des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Morice, précité, § 162). Elle doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’affaire dans son ensemble (Wille, précité, § 63, et Albayrak, précité, § 40), en attachant une importance particulière à la fonction occupée par le requérant, à ses déclarations et aux circonstances dans lesquelles celles-ci ont été formulées.

167. Enfin, la Cour rappelle que la crainte d’une sanction a un « effet dissuasif » sur l’exercice du droit à la liberté d’expression, en particulier à l’égard d’autres juges qui souhaiteraient participer au débat public sur des questions ayant trait à l’administration de la justice et au système judiciaire (Koudechkina, précité, §§ 99-100). Cet effet, qui nuit à la société dans son ensemble, est aussi un facteur à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de la sanction ou de la mesure répressive imposées (Koudechkina, précité, § 99).

iii. Application de ces principes en l’espèce

168. La Cour rappelle qu’elle a conclu (au paragraphe 151 ci-dessus) que l’ingérence litigieuse était la conséquence des opinions et des critiques que le requérant avait exprimées publiquement dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Elle observe à cet égard qu’il a donné son avis sur les réformes législatives en cause à titre professionnel, en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice. Il avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que président de ce conseil, de formuler un avis sur des réformes législatives concernant les tribunaux après avoir recueilli et synthétisé les opinions des juridictions inférieures (voir le paragraphe 44 ci-dessus). Le requérant a aussi fait usage du pouvoir qui l’autorisait à saisir la Cour constitutionnelle d’une demande de contrôle de certains textes ainsi que de la possibilité de prendre la parole directement devant le Parlement, et ce par deux fois, conformément au règlement du Parlement (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour attache donc une importance particulière à la fonction occupée par le requérant, dont le rôle et le devoir consistaient notamment à donner son avis sur les réformes législatives susceptibles d’avoir une incidence sur les tribunaux et sur l’indépendance de la justice. Elle renvoie à cet égard aux instruments du Conseil de l’Europe, qui reconnaissent qu’il appartient à chaque juge de promouvoir et préserver l’indépendance judiciaire (paragraphe 3 de la Magna Carta des juges, citée au paragraphe 81 ci-dessus) et qu’il faut consulter et impliquer les juges et les tribunaux lors de l’élaboration des dispositions législatives concernant leur statut et, plus généralement, au fonctionnement de la justice (voir le paragraphe 34 de l’avis no 3 (2002) du CCJE au paragraphe 80 ci-dessus et le paragraphe 9 de la Magna Carta des juges au paragraphe 81 ci‑dessus).

169. À cet égard, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement consistant à dire que les fonctions du requérant à la présidence de la Cour suprême étaient de nature plus administrative que judiciaire, que la cessation de son mandat « devait s’apprécier à la lumière des règles régissant la désinvestiture des personnes nommées dans le cadre d’un processus politique et non de celles régissant la révocation des juges », et que, dans ce cas, les autorités pouvaient légitimement tenir compte de l’avis du requérant sur la réforme des tribunaux.

170. La présente espèce se distingue aussi d’autres affaires dans lesquelles étaient en jeu la confiance du public dans la justice et la nécessité de protéger cette confiance contre des attaques destructives (Di Giovanni, précité, § 81, et Koudechkina, précité, § 86). Le Gouvernement a invoqué la nécessité de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, mais les opinions et les déclarations exprimées publiquement par le requérant ne contenaient pas d’attaques contre d’autres membres du système judiciaire (comparer avec Di Giovanni et Poyraz, tous deux précités) ; elles ne concernaient pas non plus des critiques relatives au traitement judiciaire d’une affaire en cours (Koudechkina, précité, § 94).

171. Au contraire, le requérant a exprimé son avis et ses critiques sur des réformes constitutionnelles et législatives touchant les tribunaux, sur des questions relatives au fonctionnement et à la réforme du système judiciaire, à l’indépendance et à l’inamovibilité des juges et à l’abaissement de l’âge auquel ceux-ci devaient prendre leur retraite, toutes questions qui relèvent de l’intérêt général (voir, mutatis mutandis, Koudechkina, §§ 86 et 94). Ses déclarations n’ont pas dépassé le domaine de la simple critique d’ordre strictement professionnel. Dès lors, la Cour considère que la position du requérant et ses déclarations relevaient manifestement d’un débat sur des questions d’intérêt général. Il en résulte que la liberté d’expression du requérant devait bénéficier d’un niveau élevé de protection et que toute ingérence dans l’exercice de cette liberté devait faire l’objet d’un contrôle strict, qui va de pair avec une marge d’appréciation restreinte des autorités de l’État défendeur.

172. De plus, même si le requérant a conservé ses fonctions de juge et de président d’une chambre civile de la nouvelle Kúria, il a été désinvesti de son mandat de président de la Cour suprême trois ans et demi avant la date où ce mandat devait expirer en vertu de la législation en vigueur au moment où il avait été élu. Cette situation ne se concilie guère avec la considération particulière qui doit être accordée à la nature de la fonction judiciaire, branche indépendante du pouvoir de l’État, et au principe de l’inamovibilité des juges, principe qui constitue – en vertu tant de la jurisprudence de la Cour que des instruments internationaux et des instruments du Conseil de l’Europe – un élément crucial pour la préservation de l’indépendance de la justice (voir les principes sur l’inamovibilité des juges qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1 – arrêts Fruni c. Slovaquie, no 8014/07, § 145, 21 juin 2011, et Henryk Urban et Ryszard Urban c. Pologne, no 23614/08, § 53, 30 novembre 2010 –, les textes internationaux et les textes du Conseil de l’Europe – paragraphes 72 à 79 et 81 à 85 ci-dessus – et, mutatis mutandis, l’arrêt Commission européenne c. Hongrie de la Cour de justice de l’Union européenne – 8 avril 2014, cité au paragraphe 70 ci-dessus –, qui concernait la cessation anticipée du mandat de l’ancien commissaire à la protection des données). Dans ce contexte, il apparaît que, contrairement à ce qu’argue le Gouvernement, la désinvestiture du requérant de son mandat de président de la Cour suprême a desservi, et non servi, l’objectif de protection de l’indépendance de la justice.

173. De plus, la cessation prématurée du mandat du requérant a indubitablement eu un « effet dissuasif » en ce qu’elle a dû décourager non seulement le requérant lui-même mais aussi d’autres juges et présidents de juridictions de participer, à l’avenir, au débat public sur des réformes législatives concernant les tribunaux et, de manière plus générale, sur des questions relatives à l’indépendance de la justice.

174. Enfin, il faut tenir dûment compte de l’aspect procédural de l’article 10 (voir la jurisprudence citée au paragraphe 161 ci-dessus). À la lumière des considérations qui l’ont amenée à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère que les restrictions litigieuses apportées à l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention ne s’accompagnaient pas de garanties effectives et adéquates contre les abus.

175. En bref, même à supposer que les motifs invoqués par l’État défendeur aient été pertinents, la Cour estime que, nonobstant la marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales, ils ne sauraient passer pour suffisants aux fins de démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ».

176. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

RODRIGUEZ RAVELO c. ESPAGNE du 12 janvier 2016 requête 48074/10

Violation de l'article 6 : L'absence d'avocat durant une garde à vue pour cause que la loi ne le prévoit pas, est une violation de la Convention.

36. La Cour rappelle qu’une restriction à la liberté d’expression d’une personne emporte violation de l’article 10 de la Convention si elle ne relève pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 de cette disposition (Kyprianou, précité, § 168).

37. En l’espèce, la Cour observe que la condamnation et la peine du requérant étaient « prévues par la loi » et que, en outre, nul ne conteste que l’ingérence poursuivait le but légitime de protéger la réputation et les droits du juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario et de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

38. Se pose donc uniquement la question de savoir si l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique ».

i. Principes généraux

39. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris en l’espèce la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a formulées. Elle doit notamment déterminer si l’ingérence en question était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des normes respectant les principes énoncés à l’article 10 et qu’elles se sont en outre fondées sur une évaluation acceptable des faits pertinents (Nikula, précité, § 44).

40. La Cour rappelle que le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau. En outre, l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer c. Suisse, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions1998-III, pp. 1052-1053, §§ 29-30, et autres références).

41. De plus, la Cour réaffirme que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. Si les avocats ont certes aussi le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, leurs critiques ne sauraient franchir certaines limites. À cet égard, il convient de tenir compte du juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d’être informé sur les questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d’une bonne administration de la justice et la dignité de la profession d’homme de loi. Les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence en la matière, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur les normes pertinentes et sur les décisions les appliquant (arrêt Schöpfer précité, pp. 1053-1054, § 33). Toutefois, dans le cas d’espèce, il n’existe pas de circonstances particulières – telles qu’une absence évidente de concordance de vues au sein des États membres quant aux principes en cause ou à la nécessité de tenir compte de la diversité des conceptions morales – qui justifieraient d’accorder aux autorités nationales une large marge d’appréciation (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, pp. 35-37, § 59, qui renvoie à Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24 et Nikula, précité, § 46).

ii. Application à la présente espèce des principes énoncés ci-dessus

42. La Cour relève que, en l’espèce, le requérant a été condamné au pénal pour avoir critiqué le juge de première instance no 2 en raison des décisions prises par ce dernier dans le cadre d’une procédure civile au cours de laquelle le requérant défendait les intérêts de son client. Elle note que tant le juge pénal no 4 que l’Audiencia provincial de Las Palmas ont estimé que, par ses propos et sa conduite, le requérant avait montré un irrespect manifeste pour le juge de première instance no 2.

43. La Cour doit rechercher si, au vu des faits de la cause, un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, la nécessité de garantir la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire et des droits d’autrui et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression du requérant en sa qualité d’avocat.

44. En l’occurrence, la Cour observe que les juridictions pénales ont condamné le requérant à une peine d’amende de 30 EUR par jour pendant neuf mois, assortie d’une peine de substitution de privation de liberté. Cette amende a été infligée en vertu de l’article 206 du code pénal qui dispose que les calomnies non répandues avec publicité sont punies d’une peine de six à douze mois-amende (paragraphe 26 ci-dessus). Force est de constater qu’il s’agit là d’une peine sévère. La Cour a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004‑XI). Le caractère relativement modéré des amendes dont le non-versement peut entraîner une privation de liberté ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression. C’est particulièrement vrai s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de son client (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 127, 23 avril 2015).

45. La liberté d’expression dont jouit un avocat dans le prétoire n’est pas illimitée, et certains intérêts, tels que l’autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit. Néanmoins, même si l’infliction des peines est du ressort des juridictions nationales, la Cour rappelle, que selon sa jurisprudence, ce n’est qu’exceptionnellement qu’une restriction à la liberté d’expression de l’avocat de la défense, même au moyen d’une sanction pénale légère, peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Nikula, précité, §§ 54-55). Il est inévitable que l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un avocat emporte, par sa nature même, un « effet dissuasif », non seulement pour l’avocat concerné, mais aussi pour la profession dans son ensemble (ibidem, § 54). Tout « effet dissuasif » est un facteur important à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre les tribunaux et les avocats dans le cadre d’une bonne administration de la justice (Kyprianou, § 175).

46. La Cour estime que le comportement du requérant apparaît comme étant un manque de respect à l’égard du juge de première instance no 2 et, indirectement, de la justice. En effet, l’intéressé a porté des jugements de valeur à l’encontre de ce juge dans le contexte de la défense de son client, et il a également imputé audit juge des conduites blâmables et même contraires aux devoirs d’un juge – qu’il n’a pas justifiées ni prouvées –, telles que « décid[er] volontairement de fausser la réalité », ne pas « hésit[er] à mentir », émettre un « rapport mensonger ( ... ) dans lequel figurent des indications fausses et malintentionnées » (paragraphe 18 ci‑dessus). Dans un cas comme celui de la présente espèce, l’on ne saurait exclure la possibilité de sanction de ce type de comportement de la part d’un avocat.

47. Néanmoins, la Cour estime que, bien que graves et discourtoises, les expressions employées par l’intéressé n’avaient pas été présentées dans le prétoire proprement dit, et portaient principalement sur la manière dont le juge concerné conduisait l’instance dans le cadre d’une procédure purement civile. Le devoir de l’avocat consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients, ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (Kyprianou, précité, § 175, Morice, précité, § 137). Il appartient en premier lieu aux avocats eux-mêmes, sous réserve du contrôle du juge, d’apprécier la pertinence et l’utilité d’un argument présenté en défense sans se laisser influencer par « l’effet dissuasif » que pourraient revêtir une sanction pénale même relativement légère (Nikula, précité, § 54).

48. La Cour observe que, dans l’ordre juridique espagnol, les avocats peuvent être sanctionnés disciplinairement lorsqu’ils manquent à leurs obligations dans les procédures dans lesquelles ils interviennent, notamment en cas de manque de respect envers les juges et tribunaux (paragraphe 25 ci‑dessus). En l’espèce, le requérant a toutefois été condamné au pénal comme auteur d’un délit de calomnie à l’égard du juge de première instance no 2. La Cour estime que les propos de ce dernier, bien qu’agressifs, étaient présentés dans un contexte de défense des intérêts de son client. Elle note que les expressions employées par le requérant n’ont fait l’objet d’aucune publicité (Schöpfer, précité, § 34). Elles ont été exprimées par écrit, et seuls le juge de première instance no 13 et les parties et ont eu connaissance des expressions litigieuses.

49. Eu égard à ce qui précède, et compte tenu particulièrement de la qualité d’avocat de l’intéressé et de l’existence d’autres sanctions non-pénales prévues par le droit disciplinaire (paragraphes 25 et 31 ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la peine infligée au requérant était proportionnée à la gravité de l’infraction commise (paragraphe 34 ci-dessus). Elle considère au contraire que le fait même d’avoir été condamné au pénal, doublé du caractère sévère de la peine infligée au requérant est de nature à produire un « effet dissuasif » sur les avocats dans les situations dans lesquelles il s’agit pour eux de défendre leurs clients (Nikula, précité, § 49 et Morice, précité, § 176). La Cour observe que le requérant a été condamné, en l’espèce, à une peine d’amende assortie d’une peine de substitution de privation de liberté en cas de non-versement du montant de l’amende.

50. Partant, les sanctions pénales, dont notamment celles comportant éventuellement une privation de liberté, limitant la liberté d’expression de l’avocat de la défense, peuvent difficilement trouver de justification. Les juridictions pénales ayant examiné l’affaire n’ont donc pas ménagé un juste équilibre entre la nécessité de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et celle de protéger la liberté d’expression du requérant. Le fait que l’intéressé ait versé le montant de l’amende qui lui avait été infligée et qu’il n’ait pas, par conséquent, purgé de peine privative de liberté (paragraphe 34 ci‑dessus) ne modifie en rien cette conclusion.

51. Dans ces conditions, la Cour considère que la condamnation du requérant, qui impliquait même un risque d’emprisonnent, n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et n’était, dès lors, pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

BONO C. France arrêt du 15 décembre 2015, requête 29024/11

Violation de l'article 10 : Les juges d'instruction poursuivent un terroriste S.A. Au lieu de lancer un mandat d'arrêt international, ils attendent qu'il soit en Syrie pour lancer une commission rogatoire. Les tortionnaires de Bachar Al Assad purent ainsi le torturer pour obtenir des faux aveux. Le requérant défend SA et accuse les juges d'instruction d'être complices de la torture subie en Syrie par son client. Les pièces sont écartées de la procédures mais le client est condamné à 10 ans de prison. L'avocat est condamné pour propos injurieux sans preuve. La sanction contre l'avocat est disproportionnée à son droit d'expression pour défendre son client.

LES FAITS

16. Par un arrêt du 22 mai 2007, la cour d’appel confirma la déclaration de culpabilité de S.A. et porta sa peine à dix ans d’emprisonnement, après avoir écarté les pièces litigieuses : « les déclarations du prévenu, telles qu’elles avaient été reçues en Syrie figuraient dans des documents dont la forme ne permettait pas de s’assurer de la régularité au regard des règles de la procédure française et de la Convention ». Elle rejeta les conclusions du requérant « relatives à la complicité d’actes de tortures commises par les juges d’instruction et sur les critiques portées sur le déroulement de l’instruction » comme étant « attentatoires à la dignité des magistrats instructeurs et dépourvues de tout fondement et de mesure ». L’arrêt de la cour d’appel indiqua que son président avait invité le requérant « à mesurer ses propos concernant les allégations de complicité des magistrats instructeurs dans l’utilisation de la torture pratiquée à l’encontre de S.A. (page 68 et suivantes des conclusions) ».

21. Par un arrêt du 25 juin 2009, la cour d’appel de Paris infirma la décision de l’Ordre et prononça à l’encontre du requérant un blâme assorti d’une inéligibilité aux instances professionnelles pendant une durée de cinq ans.a) Principes généraux

LE DROIT

43. La Cour renvoie aux principes généraux concernant la liberté d’expression tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans l’arrêt Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 124 à 127, 23 avril 2015.

44. S’agissant plus particulièrement de la garantie du pouvoir judiciaire, la Cour a souligné qu’il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle‑ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir. Pour autant, en dehors de l’hypothèse de telles attaques, les magistrats peuvent faire, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, l’objet de critiques dont les limites sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (Morice, précité, §§ 128 et 131 ; Peruzzi c. Italie, no 39294/09, § 52, 30 juin 2015).

45. La liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression. Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites. Les règles de conduite imposées en général aux membres du barreau, qu’il s’agisse notamment de « la dignité, l’honneur ou la probité » ou de « la contribution à une bonne administration de la justice », contribuent à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire. La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Morice, §§ 134 et 135).

46. Il convient cependant de distinguer selon que les avocats s’expriment dans le prétoire ou en dehors de celui-ci. S’agissant des « faits d’audience », qui intéressent le présent cas, seuls les propos qui excèdent ce qu’autorise l’exercice des droits de la défense légitiment les restrictions à la liberté d’expression des avocats. La Cour renvoie à cet égard au § 137 de l’arrêt Morice qui reprend les termes de l’arrêt Nikula précité :

« § 137(...) dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (...) et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients » (...), ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (...). De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience. Par ailleurs, elle opère une distinction selon la personne visée, un procureur, qui est une « partie » au procès, devant « tolérer des critiques très larges de la part de [l’avocat de la défense] », même si certains termes sont déplacés, dès lors qu’elles ne portent pas sur ses qualités professionnelles ou autres en général (...) »

Dans l’arrêt Nikula, la Cour a considéré que les propos tenus par l’avocate au cours de l’audience ne constituaient pas des insultes personnelles, mais des critiques sur la manière dont le procureur avait choisi de mener l’accusation, lesquelles « revêtaient un caractère procédural » (§§ 51 et 52). Récemment, dans l’affaire Kincses c. Hongrie (no 66232/10, §§ 33 et 37, 27 janvier 2015, voir toutes les affaires qui y sont citées), la Cour a rappelé la distinction qu’il y a lieu de faire en cette matière entre la critique et l’insulte (voir, également, Wingerter c. Allemagne (déc.), no 43718/98, 21 mars 2002, et Fuchs c. Allemagne, no22922/11 et 64345/11, 27 janvier 2015 concernant la condamnation d’un avocat pour des propos diffamants à l’encontre d’un expert cité par le ministère public).

47. Enfin, la Cour rappelle qu’elle a déjà considéré qu’un contrôle ex post facto de propos formulés par un avocat dans le prétoire se concilie difficilement avec le devoir de l’avocat de défendre ses clients et peut avoir un effet « inhibant » sur l’exercice par celui-ci de ses obligations professionnelles (Nikula, précité, § 54, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 44, CEDH 2003‑XI ; mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 48, 15 juillet 2010).

b) Application en l’espèce

48. La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, ce que reconnaît le Gouvernement. Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

49. Les parties ne contestent pas que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les dispositions organisant la profession d’avocat (paragraphes 25 et 27 ci-dessus). Elles admettent également que l’ingérence avait pour but la protection « de la réputation ou des droits d’autrui ». Le Gouvernement considère qu’elle avait également pour but de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Avec lui, la Cour estime que la procédure engagée à l’encontre du requérant visait également le but légitime que constitue la protection de « l’autorité du pouvoir judiciaire », dont les magistrats d’instruction faisaient partie.

50. La Cour doit encore examiner si cette ingérence était nécessaire dans une société démocratique, ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents.

51. La Cour relève que les propos litigieux, de par leur virulence, avaient, à l’évidence, un caractère outrageant pour les magistrats en charge de l’instruction. Elle rappelle à cet égard que le bon fonctionnement des tribunaux ne saurait être possible sans des relations fondées sur la considération et le respect mutuel entre les différents acteurs de la justice, au premier rang desquels les magistrats et les avocats (Morice, précité, § 170). La Cour retient à cet égard, avec la cour d’appel de Paris (paragraphe 21 ci‑dessus), que les conclusions du requérant accusant les juges d’instruction d’être complices de la torture n’étaient pas nécessaires à la poursuite du but poursuivi, à savoir faire écarter les déclarations de S.A. obtenues sous la torture, et ce d’autant plus que les juges de première instance avaient déjà accepté une telle demande (paragraphe 14 ci-dessus). Pour autant, la question se pose de savoir si le prononcé d’une sanction disciplinaire à l’encontre du requérant par la cour d’appel de Paris, confirmé par la Cour de cassation, a ménagé un juste équilibre entre les tribunaux et les avocats dans le cadre d’une bonne administration de la justice.

52. La Cour observe que les propos litigieux ont été formulés dans un contexte judiciaire, puisqu’ils ont été communiqués sous forme écrite à l’occasion du dépôt par le requérant de conclusions en défense devant la cour d’appel de Paris. Ils s’inscrivaient dans une démarche tendant à obtenir, avant toute défense au fond, l’annulation par cette juridiction des dépositions de son client obtenues sous la torture en Syrie. La Cour relève que les passages retenus par le procureur ne visaient pas nommément les magistrats concernés mais portaient sur la manière dont ils avaient mené l’instruction. En particulier, le requérant dénonçait leur choix de délivrer une commission rogatoire internationale alors qu’ils devaient savoir que les interrogatoires menés par les services secrets syriens se déroulaient en violation du respect des droits de l’homme, et en particulier de l’article 3 de la Convention. La Cour considère dès lors que cette « accusation » porte sur le choix procédural des magistrats. La Cour constate d’ailleurs que les juridictions nationales ont fait droit à la demande de retrait des actes de la procédure établis en violation de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 107-108, CEDH 2010) alors que cette cause de nullité n’avait pas été soulevée pendant l’instruction ni par les juges d’instruction eux-mêmes ni par le procureur (paragraphes 12 et 30 ci-dessus). Dans ce contexte procédural, la Cour considère que les écrits litigieux participaient directement de la mission de défense du client du requérant en vue de la poursuite de la procédure, « purgée » de ses nullités.

53. La Cour partage avec le Gouvernement sa qualification des propos, qui relèvent davantage de jugements de valeur, dès lors qu’ils renvoient essentiellement à une évaluation globale du comportement des juges d’instruction durant l’information. Elle considère en revanche qu’ils reposaient sur une base factuelle. Elle note à cet égard que si le juge M.B. n’a pas pu participer aux interrogatoires, il les a suivis en temps réel, à Damas, sur la base du questionnaire figurant sur la commission rogatoire internationale et des questions complémentaires auxquelles il souhaitait avoir des réponses, en plus de celles qui avaient déjà été enregistrées (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, la Cour constate que les méthodes des services de police syriens étaient notoirement connues, ainsi qu’en attestent les témoignages produits devant le tribunal correctionnel en l’espèce et, du reste, l’ensemble des rapports internationaux à ce sujet (voir, par exemple, Al Husin c. Bosnie-Herzégovine, no 3727/08, §§ 40 à 43, 7 février 2012).

54. La Cour retient encore que les critiques du requérant ne sont pas sorties de la « salle d’audience » puisqu’elles étaient formulées dans des conclusions écrites. Elles n’ont donc pas pu porter atteinte ou menacer le fonctionnement du pouvoir judiciaire et la réputation des autorités judiciaires auprès du grand public. Elle observe à cet égard que la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation n’ont pas pris en compte cet élément contextuel (voir, a contrario, Fuchs, précité, § 42) et n’ont pas tenu compte de l’auditoire restreint à qui les propos avaient été adressés.

55. Compte tenu de ces éléments, la Cour est d’avis que la sanction disciplinaire infligée au requérant n’était pas proportionnée. Outre les répercussions négatives d’une telle sanction sur la carrière professionnelle d’un avocat, la Cour estime que le contrôle ex post facto des paroles ou des écrits litigieux d’un avocat doit être mis en œuvre avec une prudence et une mesure particulières. En effet, s’il appartient aux autorités judiciaires et disciplinaires, dans l’intérêt du bon fonctionnement de la justice, de relever et parfois même de sanctionner certains comportements des avocats, elles doivent veiller à ce que ce contrôle ne constitue pas pour ceux-ci une menace ayant un effet « inhibant », qui porterait atteinte à la défense des intérêts de leurs clients. Ainsi, en l’espèce, le président de la chambre de la cour d’appel devant laquelle était jugé le client du requérant avait déjà invité ce dernier au cours de l’audience à mesurer ses propos puis, considérant qu’ils étaient excessifs, cette chambre a fait alors figurer dans le dispositif de l’arrêt le rejet des conclusions sur ce point au motif qu’elles étaient infamantes (paragraphe 16 ci-dessus). Estimant suffisant ce rappel à l’ordre, ces juges n’avaient pas estimé opportun de demander au procureur général de saisir les instances disciplinaires. Ce n’est que plusieurs mois après le dépôt des conclusions litigieuses devant la cour d’appel, et l’arrêt rendu par celle-ci, que le procureur général initia une procédure disciplinaire. Au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère qu’en allant au-delà de la position ferme et mesurée de la cour d’appel pour infliger une sanction disciplinaire au requérant, les autorités ont porté une atteinte excessive à l’exercice de la mission de défense de l’avocat.

56. En conclusion, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en raison du caractère disproportionné de la peine infligée au requérant.

PERUZZI c. ITALIE du 30 juin 2015 requête 39294/09

Non violation de l'article 10 : le requérant est un avocat qui a diffusé une "lettre circulaire" pour contester le comportement d'un magistrat dans ses décisions. Il a reproduit le recours qu'il a fait devant le CSM. Le magistrat indélicat est protégé face à l'avocat.

c)  Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

i.  Principes généraux

45.  Afin de déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour doit vérifier si elle répondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression sauvegardée par l’article 10 (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999-I ; Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII ; et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V).

46.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000-I).

47.  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004-VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII ; De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002 ; et Pedersen et Baadsgaard, précité, § 70).

48.  Afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV) et dans ce cas l’obligation de preuve, impossible à remplir, porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 155, 23 avril 2015). La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 36, série A no 313). Toutefois, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001-II, et Ormanni, précité, § 64).

49.  En outre, l’existence de garanties procédurales à la disposition de la personne accusée de diffamation fait partie des éléments à prendre en compte dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence sous l’angle de l’article 10 : en particulier, il est indispensable que l’intéressé se voit offrir une chance concrète et effective de pouvoir démontrer que ses allégations reposaient sur une base factuelle suffisante (voir, notamment, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II ; Hasan Yazıcı c. Turquie, no 40877/07, § 54, 15 avril 2014 ; et Morice, précité, § 155).

50.  Un aspect particulier de la présente affaire est qu’à l’époque des faits, le requérant était un avocat et que la querelle qui l’a opposé à X a éclatée dans le cadre de son activité professionnelle. Dans son arrêt Nikula (précité, § 45 ; voir également Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 36, ECHR 2003-XI, et Fuchs c. Allemagne (déc.), nos 29222/11 et 64345/11, § 39, 27 janvier 2015), la Cour a résumé comme suit les principes spécifiques applicables aux professions légales :

« La Cour rappelle que le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau. En outre, l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer c. Suisse, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, pp. 1052-1053, §§ 29-30, et autres références). »

51.  En outre, dans l’affaire Morice (précité, §§ 134 et 139), la Cour a rappelé que: a) les avocats ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites visant à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire ; b) les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle ; et c) les propos des avocats doivent être appréciés dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce.

52.  Il faut également tenir compte du fait que le diffamé, X, était un magistrat en service. Selon la jurisprudence de la Cour, les limites de la critique admissible peuvent dans certains cas être plus larges pour les magistrats agissant dans l’exercice de leurs pouvoirs que pour les simples particuliers (Morice, précité, § 131). Cependant, on ne saurait dire que des fonctionnaires s’exposent sciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes exactement comme c’est le cas des hommes politiques et devraient dès lors être traités sur un pied d’égalité avec ces derniers lorsqu’il s’agit de critiques de leur comportement. Les fonctionnaires doivent, pour s’acquitter de leurs fonctions, bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés et il peut dès lors s’avérer nécessaire de les protéger contre des attaques verbales offensantes lorsqu’ils sont en service (Janowski, précité, § 33, et Nikula, précité, § 48).

53.  Il convient de rappeler, enfin, que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV ; Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I ; et Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI).

ii.  Application de ces principes en l’espèce

54.  La Cour note d’emblée que le requérant a soutenu, tant devant elle (paragraphe 36 ci-dessus) que devant les juridictions nationales (paragraphe 19 ci-dessus), que les critiques contenues dans sa lettre circulaire ne visaient pas X, mais le système judiciaire italien dans son ensemble. La Cour ne saurait souscrire à cette thèse. Elle observe à cet égard que la lettre en question (paragraphe 7 ci-dessus) contenait des références explicites au courrier que l’intéressé avait adressé au CSM pour se plaindre du comportement de X, et que des passages de ce courrier y étaient cités in extenso. De plus, le requérant a résumé les éléments essentiels du différend judiciaire dans le cadre duquel, selon lui, X avait adopté des décisions injustes, dont les motivations étaient brièvement exposées.

55.  La lettre circulaire du requérant se divise en deux parties : la première contient un exposé des décisions adoptées dans la procédure de partage d’héritage ; la seconde contient des considérations sur les conduites que les juges ne devraient pas tenir et à leurs conséquences. Aux yeux de la Cour, même si la deuxième partie de la lettre est rédigée sous forme de « considérations générales », elle ne peut qu’être interprétée comme une critique de l’attitude de X, juge qui, sans être explicitement mentionné, est le protagoniste de l’exposé qui constitue la « prémisse » des observations et évaluations du requérant.

56.  Dans ces circonstances, la Cour partage les conclusions du tribunal et de la cour d’appel de Gênes (paragraphes 16 et 23 ci-dessus) selon lesquelles X était bien la personne visée par les doléances exposées dans la lettre circulaire. Il reste à déterminer si celles-ci ont dépassé les limites d’une critique admissible dans une société démocratique.

57.  Il ressort du texte de la lettre circulaire (paragraphe 7 ci-dessus), qu’en substance le requérant a fait à X deux reproches : a) d’avoir adopté des décisions injustes et arbitraires et b) d’être un juge « ayant parti pris » et de s’être trompé « volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement ».

58.  Aux yeux de la Cour, le premier reproche s’analyse en des jugements de valeur quant à la nature et à la base juridique des décisions adoptées par X. Comme indiqué au paragraphe 48 ci-dessus, aux termes de la jurisprudence de la Cour, ces opinions ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. De plus, elles se fondaient sur une certaine base factuelle. En particulier, le requérant avait été le représentant de l’une des parties dans une procédure judiciaire de partage d’héritage. Dans le cadre de cette procédure, le requérant avait à plusieurs reprises demandé de surseoir à la vente d’un appartement, et ses demandes avaient été rejetées par X par des motivations que, selon l’avis subjectif de l’intéressé, étaient erronées et contraires à la loi.

59.  La Cour ne saurait donc considérer le premier reproche comme une critique excessive (voir, mutatis mutandis, Morice, précité, §§ 156-161, où la Cour a estimé que les critiques faites par l’avocat de la partie civile au comportement des juges d’instruction durant l’information s’analysaient en des jugements de valeurs reposant sur une base factuelle suffisante).

60.  Il en va autrement pour le deuxième reproche, à savoir d’être un juge « ayant parti pris » et d’avoir commis des erreurs « volontairement, avec dol ou faute grave ou par manque d’engagement ». Ce reproche impliquait le mépris, de la part de X, des obligations déontologiques propres à sa fonction de juge, voire même la commission d’une infraction pénale. En effet, l’adoption, par un juge, d’une décision sciemment erronée pourrait être constitutive d’un abus de pouvoir. En tout état de cause, la lettre circulaire déniait à X les qualités d’impartialité, d’indépendance et d’objectivité qui caractérisent l’exercice de l’activité judiciaire. Or, le requérant n’a à aucun moment essayé de prouver la réalité du comportement spécifique imputé à X et n’a produit aucun élément susceptible de démontrer l’existence d’un dol dans l’adoption des décisions qu’il contestait. Aux yeux de la Cour, ses allégations de comportements abusifs de la part de X ne se fondaient que sur la circonstance que ce magistrat avait rejeté les demandes formulées par le requérant dans l’intérêt de ses clientes (voir, a contrario, Morice, précité, §§ 156-161). Il y a également lieu de noter que le requérant, qui avait saisi le CSM d’une plainte contre le juge X (paragraphe 6 ci-dessus), a envoyé sa lettre circulaire sans attendre l’issue de la procédure devant le CSM.

61.  Pour se défendre devant les juridictions nationales, le requérant s’est borné à affirmer que ses critiques ne visaient pas X personnellement (voir, mutatis mutandis, Perna, précité, §§ 44-47, et Fuchs, décision précitée, § 41 ; voir également, a contrario, Nikula, précité, § 51, où la Cour a souligné que les critiques de la requérante portaient uniquement sur la manière dont un procureur s’était acquitté de ses fonctions dans une certaine affaire judiciaire, et non sur les qualités professionnelles ou autres du procureur en question). La Cour, cependant, vient de rejeter cette thèse (paragraphes 54-56 ci-dessus).

62.  La Cour a également pris en compte le contexte dans lequel la lettre circulaire a été écrite et diffusée. À cet égard, elle note, en premier lieu, que les critiques du requérant n’ont pas été formulées à l’audience ou dans le cadre de la procédure judiciaire de partage d’héritage. Ceci permet de distinguer la présente affaire de l’affaire Nikula, précitée (voir, en particulier, le § 52), où la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention.

63.  La Cour observe de surcroît que, en dehors de tout acte procédural, le requérant a envoyé sa lettre circulaire à X en personne (paragraphe 13 ci‑dessus) et à de nombreux autres juges du tribunal de Lucques (paragraphe 6 ci-dessus). Comme la cour d’appel de Gênes l’a à juste titre remarqué (paragraphe 27 ci-dessus), la diffusion du courrier au sein d’une communauté restreinte, telle que celle d’un tribunal local, ne pouvait que nuire à la réputation et à l’image professionnelle du juge concerné.

64.  Enfin, la Cour note qu’il est vrai qu’en première instance, le requérant a été condamné à une peine privative de liberté et, bien qu’ayant un casier judiciaire vierge, n’a pas bénéficié de circonstances atténuantes générales. Il n’en demeure pas moins qu’en appel cette peine a été remplacée par une faible amende, d’un montant de 400 EUR, qui, de surcroît, a été déclarée entièrement remise (paragraphe 22 ci-dessus). En outre, les circonstances atténuantes en question ont été reconnues au requérant par les juges de deuxième instance (paragraphe 26 ci-dessus) et le montant du dédommagement accordé à X (15 000 EUR) ne saurait passer pour excessif.

65.  La Cour rappelle également que dans des affaires comme la présente, qui nécessitent une mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, elle considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet des critiques ou, sous l’angle de l’article 10, par leur auteur. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009 ; Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010 ; et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, ECHR 2011, et MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 8 janvier 2011). Aux yeux de la Cour, de telles raisons font défaut en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Di Giovanni, précité, § 82).

66.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour les propos diffamatoires contenus dans sa lettre circulaire et la peine qui lui a été infligée, n’étaient pas disproportionnées aux buts légitimes visés et que les motifs avancés par les juridictions nationales étaient suffisants et pertinents pour justifier pareilles mesures. L’ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression pouvait raisonnablement passer pour « nécessaire dans une société démocratique » afin de protéger la réputation d’autrui et pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire au sens de l’article 10 § 2.

67.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition.

Fuchs C. Allemagne du 24 février 2015 requêtes 29222/11 et 64345/11

Non violation article 10 : La condamnation d’un avocat pour propos diffamatoires tenus dans le cadre d’une procédure pénale à l’égard d’un expert cité par le ministère public n’a pas porté atteinte à ses droits tirés de la Convention.

En octobre 2004, alors qu’il représentait un client accusé d’avoir téléchargé du matériel de pornographie infantile sur son ordinateur, M. Fuchs allégua par écrit devant le tribunal du fond, qu’un expert privé chargé par le ministère public de décrypter les fichiers de données (qui avait prêté serment avant de prendre ses fonctions auprès des autorités judiciaires) pouvait avoir manipulé les dossiers afin d’obtenir le résultat recherché par le parquet. En particulier, le requérant déclara que la société pour laquelle l’expert travaillait avait un « intérêt personnel à obtenir des résultats concluants, et peu importe si les conclusions sont correctes ou non ».

L’expert porta plainte contre M. Fuchs, qui fut finalement condamné, notamment, à une amende pour diffamation. Le jugement fut confirmé en appel en septembre 2007. Dans une procédure ultérieure devant la commission disciplinaire des avocats, le requérant se vit infliger un blâme et une amende pour violation de son obligation d’exercer sa profession en conscience et de mériter la confiance due à son statut professionnel. Cette décision fut confirmée en appel en février 2011.

En octobre 2010 et mars 2011 respectivement, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’admettre les recours constitutionnels présentés par le requérant concernant les décisions émises à l’issue des deux procédures dirigées contre lui.

La CEDH déclare le grief tiré de l’article 10 irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle relève que les sanctions infligées à M. Fuchs ont constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. En même temps, elle observe que les sanctions étaient prévues par la loi (puisque fondées sur le code pénal allemand et le code des professions juridiques respectivement) et qu’elles poursuivaient en particulier le but légitime de protection de la réputation et des droits de l’expert assermenté. De plus, la Cour conclut que les sanctions étaient nécessaires dans une société démocratique au sens de l’article 10.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour prend en compte le caractère pertinent et suffisant des motifs avancés par les tribunaux allemands. À l’instar des juridictions pénales, elle estime que M. Fuchs ne pouvait pas, au nom de la défense des intérêts de son client, suggérer de manière générale que l’expert falsifiait des preuves. Souscrivant également à l’opinion de la commission dans le cadre de la procédure disciplinaire, la Cour estime que les déclarations litigieuses ne contenaient aucune critique objective relative au travail de l’expert dans l’affaire du client de M. Fuchs, mais visaient au contraire à déprécier son travail de manière générale et à décréter que ses conclusions étaient inutilisables. La Cour fait donc siennes les conclusions des juridictions allemandes selon lesquelles les propos en question n’étaient pas justifiés par la poursuite légitime des intérêts du client. Quant à la question de la proportionnalité, la Cour relève en outre que les amendes imposées dans le cadre des procédures pénales et disciplinaires n’ont pas été disproportionnées.

La CEDH souligne que les experts assermentés doivent être en mesure d’accomplir leurs tâches sans subir des perturbations indues si l’on veut qu’ils s’acquittent convenablement de leurs fonctions. Il peut donc être nécessaire de les protéger contre des attaques verbales agressives et abusives dans l’exercice de leurs fonctions.

MORICE C. FRANCE DU 15 DECEMBRE 2011 Requête 28198/09

LES FAITS : une avocate fait publier un rapport d'expertise en cours d'instruction où elle défend l'expert qui subit des pressions des groupes pharmaceutiques

Le 4 décembre 2002, le laboratoire pharmaceutique G., qui serait le seul laboratoire, avec la société S.P, à distribuer le vaccin contre l’hépatite B, déposa une plainte avec constitution de partie civile pour violation du secret de l’instruction et violation du secret professionnel.

17.  En février 2003, la requérante fut convoquée en qualité de témoin assisté par le juge d’instruction. Elle souleva l’irrecevabilité de la plainte, au motif que la société plaignante n’était pas mise en cause dans l’instruction et qu’elle ne pouvait trouver aucun motif à agir sur le fondement de la violation du secret. La requérante indique que, devant le juge d’instruction, elle reconnut avoir donné des déclarations à la presse, ayant agi à la demande et dans l’intérêt de ses clients en répondant à des journalistes qui avaient connaissance du rapport d’expertise.

18.  Le 16 septembre 2003, la requérante fut mise en examen pour violation du secret de l’instruction et du secret professionnel.

19.  Par une ordonnance du 31 mars 2006, le juge d’instruction la renvoya devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir, en sa qualité d’avocate, révélé l’existence et le contenu de pièces figurant dans une procédure d’instruction, en l’espèce, un rapport d’expert reçu par le juge d’instruction en charge de la procédure, faits prévus et réprimés par les articles 226-13 et 226-31 du code pénal.

20.  Par un jugement du 11 mai 2007, le tribunal correctionnel déclara la requérante coupable de violation du secret professionnel. Il jugea que la matérialité du délit n’était pas contestable, du fait de la révélation par la requérante à la presse d’informations contenues dans le rapport d’expertise du Docteur [G.] et couvertes par le secret de l’instruction ; que l’éventuelle divulgation précédente du rapport, en particulier auprès des journalistes qui l’interrogeaient, était indifférente à la constitution du délit, la connaissance par d’autres personnes de faits couverts par le secret professionnel n’étant pas de nature à ôter à ces faits leur caractère confidentiel et secret ; que si la requérante invoquait le bénéfice de l’article 114 alinéa 7 du code de procédure pénale qui l’autorisait selon elle à faire état de l’existence du rapport d’expertise et à s’exprimer sur son contenu pour les besoins de la défense, les « tiers » auxquels se réfère la disposition citée et qui peuvent se voir communiquer des rapports d’expertise sont des techniciens consultés pour donner un avis, ce qui n’autorise pas une divulgation par voie de presse de pièces provenant d’un dossier d’information, une telle démarche ne répondant pas aux besoins de la défense.

21.  La requérante fut dispensée de peine, au motif que le trouble à l’ordre public était des plus relatifs eu égard à l’ancienneté des déclarations litigieuses qui remontaient à près de cinq ans, ainsi qu’aux violations répétées du secret de l’information par autrui sans que des poursuites aient été engagées. Sur les intérêts civils, la requérante fut condamnée à verser un euro à la plaignante.

22.  Le 15 mai 2007, la requérante et le procureur de la République interjetèrent appel du jugement.

23.  Par un arrêt du 10 janvier 2008, la cour d’appel de Paris confirma le jugement en toutes ses dispositions. Elle estima que les dispositions légales ne contreviennent pas au principe de la liberté d’expression consacré par l’article 10 et qu’elles sont nécessaires à la préservation des intérêts d’ordre public et privé, s’agissant, en l’occurrence, de garantir l’exercice d’une profession chargée de contribuer au bon fonctionnement de la justice et qui doit, à cette fin, bénéficier de la confiance du public. Concernant l’élément matériel de l’infraction, elle l’estima caractérisé par le tribunal, dès lors qu’il n’était pas discuté que les propos tenus par la requérante reflétaient la teneur des conclusions de l’expert commis par le magistrat instructeur, que la connaissance par d’autres personnes de faits couverts par le secret professionnel n’était pas de nature à ôter à ces faits leur caractère confidentiel et secret  et, enfin, qu’il n’était pas démontré que les révélations en cause, au demeurant favorables à la thèse de ses clients, étaient nécessaires à l’exercice de leurs droits. Quant à l’intention délictueuse, la cour d’appel la jugea avérée par le fait que la requérante avait nécessairement conscience de divulguer des informations dont elle n’avait eu connaissance qu’en sa qualité d’avocat des parties civiles.

24.  Le 11 janvier 2008, la requérante se pourvut en cassation, invoquant une violation de l’article 10 de la Convention.

25.  La requérante indique que quelques jours après des laboratoires pharmaceutiques furent mis en examen pour homicide involontaire sur l’une des victimes et tromperie aggravée.

26.  Par un arrêt du 28 octobre 2008, la Cour de cassation rejeta son pourvoi. Elle jugea que dans son appréciation souveraine, la cour d’appel avait caractérisé tous les éléments de l’infraction, ses constatations et énonciations permettant de déduire que la violation du secret professionnel n’était pas rendue nécessaire par l’exercice des droits de la défense.

LA VIOLATION DE L'ARTICLE 10

41.  La Cour rappelle que son rôle consiste à statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » à la liberté d’expression se concilie avec l’article 10 de la Convention. Si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence en la matière, une telle marge se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 50, série A no 217). Dans l’exercice de son contrôle, la Cour doit analyser l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos du requérant et le contexte dans lequel ils ont été exprimés, pour déterminer si elle était « fondée sur un besoin social impérieux » et « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Sunday Times (no 2), ibidem, et Nikula, précité, § 44).

42.  La Cour rappelle également que le statut spécifique des avocats leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice ; leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux permet de les qualifier d’auxiliaires de justice, et c’est d’ailleurs à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un Etat de droit (Schöpfer c. Suisse, 20 mai 1998, §§ 29-30, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, § 27, CEDH 2004-III, Nikula, précité, § 45, et Kyprianou, précité, § 173). Mais de la même manière, pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables (Kyprianou, précité, § 105).

43.  La liberté d’expression vaut donc aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Amihalachioaie,précité, §§ 27-28). L’expression « autorité du pouvoir judiciaire» reflète notamment l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour statuer sur les différends juridiques et se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence quant à une accusation en matière pénale, et que le public les considère comme tels (Worm c. Autriche, 29 août 1997, Recueil 1997-V, § 40). Il y va, en ce qui concerne la garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire, de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer, au pénal, par les prévenus (Kyprianou, précité, § 172).

44.  Ainsi, une ingérence dans la liberté d’expression de l’avocat ne peut qu’exceptionnellement passer pour « nécessaire dans une société démocratique » (voir, notamment, Nikula et Kyprianou, précités, respectivement §§ 55 et 174).

45.  En l’espèce, la Cour constate que la requérante, avocate de profession, a été déclarée coupable de violation du secret professionnel pour avoir divulgué à la presse le contenu d’un rapport d’expertise remis au juge d’instruction dans le cadre d’une information judiciaire ouverte pour homicide involontaire, à la suite d’une plainte qu’elle avait déposée au nom de plusieurs victimes. La Cour note que les juridictions du fond l’ont dispensée de peine et l’ont condamnée à verser un euro de dommages-intérêts à la partie civile.

46.  Les parties s’accordent pour dire que la condamnation pénale de la requérante constitue une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention. C’est également l’opinion de la Cour.

47.  La Cour relève que cette ingérence était « prévue par la loi ». Elle se fondait en effet sur l’article 226-13 du code pénal qui réprime la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire. A l’instar des juridictions internes, la Cour observe qu’en se référant expressément au secret professionnel auquel se trouve tenue la requérante en sa qualité d’avocate et à l’article 226-13 précité, la prévention renvoyait nécessairement aux dispositions sur le secret professionnel de l’avocat, soit l’article 160 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, applicable au moment des faits, qui disposait  que l’avocat, en toute matière, ne doit commettre aucune divulgation contrevenant au secret professionnel et doit, notamment, respecter le secret de l’instruction en matière pénale, en s’abstenant de communiquer, sauf à son client pour les besoins de la défense, des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours.

48.  Quant au but poursuivi par l’ingérence, la Cour rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction, compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (voir, notamment, Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 44, 7 juin 2007).

49.  Reste à examiner si cette ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes, à savoir la nécessité de garantir la non-divulgation d’informations confidentielles, apparaissent pertinents et suffisants.

50.  La Cour constate que la requérante a tenu des propos relatifs au rapport d’expertise en sa qualité d’avocate de victimes constituées parties civiles, alors que ledit rapport était couvert par le secret de l’instruction et que l’information judiciaire était en cours.

51.  Elle relève d’emblée que l’auteur de la divulgation du rapport en tant que tel à la presse n’a pas été identifié et que la requérante n’a pas été sanctionnée pour avoir divulgué le rapport d’expertise aux médias, mais pour avoir divulgué des informations qui y étaient contenues. En tout état de cause, lorsque la requérante a répondu aux questions des journalistes, la presse était déjà en possession de tout ou partie du rapport d’expertise, dont elle voulait révéler l’existence et son contenu au public, en y ajoutant les commentaires de l’avocate des victimes. Il ressort en effet des documents produits que, le 14 novembre 2002, le quotidien Le Parisien en a livré la teneur au public dans un article intitulé Vaccin hépatite B : le rapport qui accuse. Dans cet article, qui précédait l’entretien avec la requérante, le journaliste évoquait explicitement le rapport d’expertise de 450 pages remis au juge d’instruction, le présentant comme « explosif » et « accablant » pour les autorités sanitaires françaises. Citant un certain nombre d’extraits du rapport (paragraphe 13 ci-dessus), il y résumait les conclusions de l’expertise sur les effets indésirables du vaccin et le nombre de victimes, tout en évoquant le comportement des pouvoirs publics, des fabricants du vaccin et de l’Agence du médicament ; il dénonçait également une désinformation du public et des professionnels de santé lors de la campagne de vaccination en 1994.

52.  La Cour constate qu’en plus du Parisien, d’autres médias ont également couvert cette information et publié des extraits du rapport d’expertise (paragraphe 12 ci-dessus).

53.  Elle estime que les déclarations de la requérante s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général, s’agissant d’une procédure diligentée pour homicide involontaire à l’initiative de victimes de maladies survenues après une vaccination contre l’hépatite B. Les faits concernaient directement une question de santé publique et mettaient en cause non seulement la responsabilité de laboratoires pharmaceutiques chargés de la fabrication et de l’exploitation du vaccin contre l’hépatite B, mais également des représentants de l’Etat en charge des questions sanitaires. L’opinion publique était donc assurément intéressée par cette question. A cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou, comme en l’espèce, des questions d’intérêt général (voir, notamment, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV) et que dans un contexte médiatique, la divulgation d’informations peut répondre au droit du public de recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires (Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 97, 13 décembre 2007).

54.  Or la Cour relève qu’à l’exception des allégations relatives à des pressions exercées sur l’expert, la requérante s’est en réalité bornée à commenter les informations déjà largement diffusées dans l’article Vaccin hépatite B : le rapport qui accuse qui précédait son entretien et repris dans d’autres médias. De l’avis de la Cour, tant la teneur du rapport dont la presse avait eu connaissance par une source inconnue que la qualité d’avocate des victimes de la requérante expliquent que celle-ci ait été invitée à faire des commentaires sur cette affaire.

55.  Pour autant, si la connaissance par des tiers à la procédure pénale, en l’espèce des journalistes, de faits couverts par le secret professionnel porte nécessairement atteinte à leur confidentialité, cela n’est pas, en soi, de nature à décharger l’avocat de son devoir de prudence à l’égard du secret de l’instruction en cours lorsqu’il s’exprime publiquement (voir, notamment, la Recommandation (2000)21 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ; paragraphe 32 ci-dessus).

56.  Le Gouvernement fait certes valoir que si la défense de la partie civile autorisait un avocat à en appeler à l’opinion publique, y compris par les médias, il doit s’en tenir cependant à des déclarations personnelles se rapportant à l’instruction, sans publier de documents dont il a eu communication. Cependant, la Cour constate que tel était précisément le cas en l’espèce : il n’a pas été reproché à la requérante d’avoir publié le document litigieux et elle s’en contentée de faire des déclarations personnelles sur cet aspect de l’instruction. Par ailleurs, toujours en tenant compte des circonstances de l’espèce et du contexte de l’affaire, eu égard à la couverture médiatique de l’affaire en raison de la gravité des faits et des personnes susceptibles d’être mises en cause, la Cour s’interroge sur l’intérêt qu’il y aurait à exiger de la requérante de ne pas commenter des informations déjà connue des journalistes : ces derniers s’apprêtaient en effet à les diffuser dans leurs médias de manière imminente, et ce manifestement avec ou sans les commentaires de la requérante, (voir, notamment, Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 51, série A no 177, Vereniging Weekblad Bluf ! c. Pays-Bas, 9 février 1995, § 41, série A no 306-A, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 53, CEDH 1999-I, et Dupuis et autres, précité, § 45).

57.  Dès lors, la Cour estime qu’au regard des circonstances de l’espèce la protection des informations confidentielles ne pouvait constituer un motif suffisant pour déclarer la requérante coupable de violation du secret professionnel. En particulier, elle considère que la jurisprudence de la Cour de cassation, aux termes de laquelle la connaissance par d’autres personnes de faits couverts par le secret professionnel n’est pas de nature à enlever à ces faits leur caractère confidentiel et secret (paragraphe 31 ci-dessus), ne saurait dispenser les juridictions internes de motiver de façon pertinente et suffisante toute atteinte à la liberté d’expression d’un avocat. La protection de cette liberté doit prendre en compte l’exception prévoyant que l’exercice des droits de la défense peut rendre nécessaire la violation du secret professionnel.

58.  Quant aux allégations de pressions subies par l’expert, sujet qui n’a pas été abordé dans l’article intitulé Vaccin hépatite B : le rapport qui accuse, la Cour relève d’emblée que les propos de la requérante se rapportaient davantage aux conditions dans lesquelles l’expert avait dû mener son expertise qu’au contenu du rapport lui-même. Il reste que la cour d’appel a rejeté l’argument de la requérante selon lequel elle souhaitait alerter le public et s’exprimer sur le contenu du rapport pour les besoins de la défense.

59.  Toutefois, la Cour n’est pas convaincue par ce raisonnement, dès lors que les familles des victimes – représentées par la requérante – avaient un intérêt certain, pour leur défense et l’instruction sereine et indépendante de leur plainte, quatre ans après le dépôt de celle-ci, à rapporter au public d’éventuelles pressions extérieures exercées sur l’expert dont l’importance des conclusions n’est pas contestée en l’espèce. De telles pressions, à les supposer avérées, étant inacceptables et incontestablement de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction, la Cour estime que les déclarations de la requérante ne pouvaient passer comme susceptibles de troubler le bon fonctionnement de la justice ou de porter atteinte à la présomption d’innocence de personnes mises en cause. Au contraire, la défense de ses clients pouvait se poursuivre avec une intervention dans la presse dans les circonstances de l’espèce, dès lors que l’affaire suscitait l’intérêt des médias et du public (Alfantakis c. Grèce, no 49330/07, § 33, 11 février 2010).

60.  Enfin, la Cour constate, d’une part, que le tribunal correctionnel s’est contenté de prononcer une dispense de peine, au motif notamment que des violations répétées du secret de l’information par des tiers n’ont pas été poursuivies (paragraphe 21 ci-dessus) et, d’autre part, que ni le procureur général ni l’Ordre des avocats du barreau dont relève la requérante n’ont estimé nécessaire d’engager des poursuites disciplinaires contre elle en raison de ses déclarations dans la presse, alors qu’ils en avaient la possibilité.

61.  Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1), précité, § 64, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI). Or, en l’espèce, la requérante a bénéficié d’une dispense de peine et elle n’a été condamnée à payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts. Bien que cette décision soit la plus modérée possible, elle n’en constitue pas moins une sanction pénale. La Cour estime que cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Brasilier c. France, no 71343/01, § 43, 11 avril 2006). Elle a d’ailleurs maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004-XI), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître (Dupuis et autres, précité, § 48), ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients.

62. Partant, la Cour est convaincue que l’ingérence litigieuse ne répondait pas à un besoin social impérieux et était disproportionnée dans les circonstances de l’espèce.

63. Eu égard aux circonstances de l’espèce et aux éléments exposés ci-dessus, et compte tenu du statut spécifique des avocats qui les place dans une situation centrale dans l’administration de la justice, la Cour estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit de la requérante au respect de sa liberté d’expression et celle de préserver le secret de l’instruction, les droits des personnes mises en cause, et de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. Les motifs fournis par les juridictions nationales, et plus particulièrement la nécessité de garantir la non-divulgation d’informations confidentielles, pour justifier la condamnation de la requérante ne peuvent passer pour suffisants et ne correspondent dès lors pas à un besoin social impérieux.

64.  En conclusion, la Cour estime que la déclaration de culpabilité de la requérante, qui s’exprimait en sa qualité d’avocate pour la défense des intérêts de ses clients, s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressée. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

GRANDE CHAMBRE MORICE C. FRANCE arrêt du 23 avril 2015, requête 29369/10

Violation de l'article 10 : Les propos d'un avocat publié dans le journal LE MONDE demandant au garde des sceaux une enquête administrative contre le magistrat en charge du dossier Borel, ont été condamnés. La condamnation n'est pas conforme à la Convention.

1.  Les principes généraux

a)  Concernant la liberté d’expression

124.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) :

« i.  La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii.  L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

125.  Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie [no 1] [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, CEDH 2012). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que le procès ne serait pas terminé pour les autres accusés (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, n o 28496/95, § 79-80, 7 février 2002) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005).

126.  En outre, dans les arrêts Lingens (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, § 37).

127.   Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression, ce qui est d’autant plus inacceptable s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de ses clients (Mor, précité, § 61). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie [GC], 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998-VII, Öztürk c. Turquie [GC], 28 septembre 1999, § 66, Recueil 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, 15 mars 2011, § 58, CEDH 2011).

b)  Concernant la garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire

128.  Les questions concernant le fonctionnement de la justice, institution essentielle à toute société démocratique, relèvent de l’intérêt général. À cet égard, il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Karpetas c. Grèce, no 6086/10, § 68, 30 octobre 2012, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 71, 9 juillet 2013).

129.  L’expression « autorité du pouvoir judiciaire » reflète notamment l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour statuer sur les différends juridiques et se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence quant à une accusation en matière pénale, que le public les considère comme tels et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect et de la confiance (Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 40, Recueil 1997-V, et Prager et Oberschlick, précité).

130.  Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer non seulement au justiciable, à commencer, au pénal, par les prévenus (Kyprianou, précité, § 172), mais aussi à l’opinion publique (Kudeshkina c. Russie, no29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni, précité).

131.  Il reste qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l’État, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale (July et Sarl Libération, précité, § 74). À ce titre, les limites de la critique admissibles à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (voir, notamment, July et Sarl Libération, précité).

c)  Concernant le statut et la liberté d’expression des avocats

132.  Le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un État de droit (Schöpfer c. Suisse, 20 mai 1998, §§ 29-30, Recueil 1998-III, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 45, CEDH 2002-II, Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, § 27, CEDH 2004-III, Kyprianou, précité, § 173, André et autre c. France, no 18603/03, § 42, 28 juillet 2008, et Mor, précité, § 42). Toutefois, pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables (Kyprianou, précité, § 175).

133.  De ce rôle particulier des avocats, professionnels indépendants, dans l’administration de la justice, découlent un certain nombre d’obligations, notamment dans leur conduite (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, série A no 70, Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 46, série A no 285-A, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 38, CEDH 2003‑XI, Veraart c. Pays-Bas, no 10807/04, § 51, 30 novembre 2006, et Coutant c. France (déc.), no 17155/03, 24 janvier 2008). Toutefois, s’ils sont certes soumis à des restrictions concernant leur comportement professionnel, qui doit être empreint de discrétion, d’honnêteté et de dignité, ils bénéficient également de droits et des privilèges exclusifs, qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre, comme généralement une certaine latitude concernant les propos qu’ils tiennent devant les tribunaux (Steur, précité).

134.  Ainsi, la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression (Foglia c  Suisse, no 35865/04, § 85, 13 décembre 2007). Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites (Amihalachioaie, précité, §§ 27-28, Foglia, précité, § 86, et Mor, précité, § 43). Ces dernières se retrouvent dans les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau (Kyprianou, précité, § 173), à l’instar des dix principes essentiels énumérés par le CCBE pour les avocats européens, qu’il s’agisse notamment de « la dignité, l’honneur et la probité » ou de « la contribution à une bonne administration de la justice » (paragraphe 58 ci-dessus). De telles règles contribuent à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire.

135.  La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice (Sialkowska c. Pologne, no 8932/05, § 111, 22 mars 2007). Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Nikula et Kyprianou, précités, respectivement §§ 55 et 174, et Mor, précité, § 44).

136.  Il convient toutefois de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le prétoire ou en dehors de celui-ci.

137.  S’agissant tout d’abord des « faits d’audience », dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (Nikula, précité, § 49, et Steur, précité, § 37) et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients » (Nikula, précité, § 54), ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (Kyprianou, précité, § 175). De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience. Par ailleurs, elle opère une distinction selon la personne visée, un procureur, qui est une « partie » au procès, devant « tolérer des critiques très larges de la part de [l’avocat de la défense] », même si certains termes sont déplacés, dès lors qu’elles ne portent pas sur ses qualités professionnelles ou autres en général (Nikula, précité, §§ 51-52, Foglia, précité, § 95, et Roland Dumas, précité, § 48).

138.  Concernant ensuite les propos tenus en dehors du prétoire, la Cour rappelle que la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction (Mor, précité, § 59). À ce titre, la Cour estime qu’un avocat ne saurait être tenu responsable de tout ce qui figurait dans l’« interview » publiée, compte tenu du fait que c’est la presse qui a repris ses déclarations et que celui-ci a démenti par la suite ses propos (Amihalachioaie, précité, § 37). Dans l’affaire Foglia précitée, elle a également considéré qu’il ne se justifiait pas d’attribuer à l’avocat la responsabilité des agissements des organes de presse (Foglia, précité, § 97). De même, lorsqu’une affaire fait l’objet d’une couverture médiatique en raison de la gravité des faits et des personnes susceptibles d’être mises en cause, on ne peut sanctionner pour violation du secret de l’instruction un avocat qui s’est contenté de faire des déclarations personnelles sur des informations déjà connues des journalistes et que ces derniers s’apprêtent à diffuser avec ou sans de tels commentaires. Pour autant, l’avocat n’est pas déchargé de son devoir de prudence à l’égard du secret de l’instruction en cours lorsqu’il s’exprime publiquement (Mor, précité, §§ 55 et 56).

139.  Il reste que les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle (Karpetas, précité, § 78 ; voir également A c. Finlande (déc.), no 44998/98, 8 janvier 2004) ou proférer des injures (Coutant (déc.), précitée). Au regard des circonstances de l’affaire Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, un ton non pas injurieux mais acerbe, voire sarcastique, visant des magistrats, a été jugé compatible avec l’article 10 (Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précitée, § 48). La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite (Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 51) et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 86, CEDH 2001‑VIII, et Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité).

2.  Application de ces principes au cas d’espèce

140.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été condamné pénalement et civilement en raison de propos relatifs à la procédure dans l’affaire Borrel, reproduits dans un article du quotidien Le Monde qui reprenait, d’une part, les termes d’une lettre adressée par le requérant et son confrère à la Garde des Sceaux pour demander une enquête administrative et, d’autre part, des déclarations faites au journaliste auteur de l’article litigieux.

141.  La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent à considérer que la condamnation pénale du requérant constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention. C’est également l’opinion de la Cour.

142.  Elle constate ensuite que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir les articles 23, 29 et 31 de la loi du 29 juillet 1881, ce que reconnaît le requérant.

143.  Les parties conviennent également de ce que l’ingérence avait pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui. La Cour n’aperçoit pas de raison d’adopter un point de vue différent. Certes, le requérant entend nuancer le fait que les poursuites engagées contre lui auraient aussi été de nature à « garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » (paragraphe 99 ci-dessus), mais cela relève de la question de la « nécessité » de l’ingérence et ne saurait remettre en cause le fait que celle-ci poursuivait bien au moins l’un des « buts légitimes » reconnus par le paragraphe 2 de l’article 10.

144.  Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.

145.  La Cour note que, pour condamner le requérant, les juges d’appel ont estimé que le simple fait d’affirmer qu’un juge d’instruction avait eu un « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » constituait une accusation particulièrement diffamatoire (paragraphe 47 ci-dessus). Ils ajoutaient que les propos du requérant relatifs au retard de transmission de la cassette vidéo et sa référence à la carte manuscrite adressée par le procureur de Djibouti à la juge M. avec l’emploi du terme « connivence » ne faisaient que conforter ce caractère diffamatoire (ibidem), la « preuve de la vérité » des propos tenus n’étant pas rapportée (paragraphe 48 ci-dessus) et la bonne foi du requérant étant exclue (paragraphe 49 ci-dessus).

a)  La qualité d’avocat du requérant

146.  La Cour constate tout d’abord que les propos reprochés au requérant proviennent à la fois des déclarations faites à la demande du journaliste auteur de l’article et de la lettre adressée à la Garde des Sceaux. Formulés par le requérant en sa qualité d’avocat de la partie civile, ils concernaient des faits s’inscrivant dans le cadre de la procédure Borrel.

147.  À cet égard, elle relève d’emblée que le requérant l’invite à préciser sa jurisprudence concernant l’exercice de la liberté d’expression par un avocat, spécialement hors des prétoires, et à consacrer une protection la plus large possible de la parole de l’avocat (paragraphes 96, 97 et 102 ci-dessus). Le Gouvernement, tout en estimant que la qualité d’auxiliaires de justice des avocats les différencie fondamentalement des journalistes (paragraphe 106 ci-dessus), identifie quant à lui différentes situations, dans lesquelles la liberté d’expression serait « particulièrement étendue », « large » ou au contraire soumise « à certaines limites » (paragraphe 107 ci-dessus).

148.  La Cour renvoie les parties aux principes dégagés dans sa jurisprudence, s’agissant en particulier du statut et de la liberté d’expression des avocats (paragraphes 132 à 139 ci-dessus), notamment en ce qui concerne la nécessité de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le cadre du prétoire ou en dehors de celui-ci. Par ailleurs, compte tenu de son statut spécifique et de sa position dans l’administration de la justice (paragraphe 132 ci-dessus), la Cour estime, contrairement à ce que soutient le CCBE (paragraphe 116 ci-dessus), que l’avocat ne saurait être assimilé à un journaliste. En effet, leurs places et leurs missions respectives dans le débat judiciaire sont intrinsèquement différentes. Il incombe au journaliste de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice. Pour sa part, l’avocat agit en qualité d’acteur de la justice directement impliqué dans le fonctionnement de celle-ci et dans la défense d’une partie. Il ne saurait donc être assimilé à un témoin extérieur chargé d’informer le public.

149.  Certes, le requérant soutient que ses déclarations publiées dans le journal Le Monde étaient précisément au service de la mission de défense de sa cliente, qu’il lui appartenait de déterminer. Cependant, s’il est incontestable que les propos litigieux s’inscrivaient dans le cadre de la procédure, ils visaient des juges d’instruction définitivement écartés de la procédure lorsqu’il s’est exprimé. La Cour ne décèle donc pas dans quelle mesure ses déclarations pouvaient directement participer de la mission de défense de sa cliente, dès lors que l’instruction se poursuivait devant un autre juge qui n’était pas mis en cause.

b)  La contribution à un débat d’intérêt général

150.  Il reste que le requérant invoque aussi son droit d’informer le public sur des dysfonctionnements dans le déroulement d’une procédure en cours et de contribuer à un débat d’intérêt général.

151.  Sur ce point, la Cour relève, d’une part, que les propos du requérant s’inscrivaient dans le cadre de l’information judiciaire diligentée à la suite du décès d’un magistrat français, Bernard Borrel, détaché auprès du ministère de la Justice de Djibouti en qualité de conseiller technique. La Cour a déjà eu l’occasion de relever que cette affaire a connu, dès son commencement, un retentissement médiatique très important (July et Sarl Libération, précité, § 67), ce qui témoigne de la place significative qu’elle occupe dans l’opinion publique. Avec le requérant, la Cour note d’ailleurs que la justice a également contribué à l’information du public sur cette affaire, le juge d’instruction chargé de l’affaire en 2007 ayant demandé au procureur de la République, de faire un communiqué, en application de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale, afin de préciser que la thèse du suicide était écartée au profit de celle d’un assassinat (paragraphes 24 et 55 ci-dessus).

152.  D’autre part, elle rappelle avoir déjà jugé que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matières pénales (July et Sarl Libération, précité, § 66) et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (paragraphe 125 ci-dessus). La Cour a d’ailleurs déjà été saisie à deux reprises, dans les affaires Floquet et Esménard et July et Sarl Libération (précitées), de griefs en lien avec l’affaire Borrel et le droit au respect à la liberté d’expression concernant des propos sur le déroulement de l’instruction, concluant à chaque fois à l’existence d’un débat public d’intérêt général.

153.  Partant, la Cour estime que les propos reprochés au requérant, qui concernaient également, à l’instar des affaires Floquet et Esménard et July et Sarl Libération (précitées), le fonctionnement du pouvoir judiciaire et le déroulement de l’affaire Borrel, s’inscrivaient dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qui implique un niveau élevé de protection de la liberté d’expression allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte.

c)  La nature des propos litigieux

154.  La Cour note qu’après avoir vu ses propos jugés « particulièrement diffamatoires », le requérant n’a pu établir leur véracité, une telle preuve devant être, comme l’ont rappelé les premiers juges, « parfaite et complète et corrélative à l’ensemble des imputations retenues comme diffamatoires » (paragraphe 40 ci-dessus). Sa bonne foi a également été écartée. Sur ce point, le tribunal correctionnel et la cour d’appel ont notamment estimé que la mise en cause professionnelle et morale des juges M. et L.L. dépassait largement le droit de critique (paragraphes 40 et 50 ci-dessus). En outre, alors que les premiers juges ont considéré que les profondes divergences entre les avocats de Mme Borrel et les juges d’instruction ne justifiaient pas une absence totale de prudence dans l’expression, les juges d’appel ont estimé que la décision de non-lieu, prononcée en faveur du requérant dans le cadre de la plainte déposée contre lui par les deux juges d’instruction, n’excluait pas la mauvaise foi. Selon eux, l’animosité personnelle du requérant et sa volonté de discréditer les juges, en particulier la juge M., résultait du caractère excessif de ses propos et du fait que la publication de l’article relatif à l’affaire Borrel coïncidait avec la saisine de la chambre de l’instruction contre la juge M. dans le cadre du dossier de la Scientologie (ibidem).

155.  Or, la Cour a rappelé qu’il convient de distinguer entre déclarations de fait et jugements de valeur (paragraphe 126 ci-dessus). Si la matérialité des premières peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude et dans ce cas l’obligation de preuve, impossible à remplir, porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (ibidem). En outre, l’existence de garanties procédurales à la disposition de la personne accusée de diffamation fait partie des éléments à prendre en compte dans l’examen de la proportionnalité de l’ingérence sous l’angle de l’article 10 : en particulier, il est indispensable que l’intéressé se voit offrir une chance concrète et effective de pouvoir démontrer que ses allégations reposaient sur une base factuelle suffisante (voir, notamment, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, Recueil 2005-II, Andrushko c. Russie, no 4260/04, § 53, 14 octobre 2010, Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos7942/05 et 24838/05, § 141, 4 mars 2012, et Hasan Yazıcı c. Turquie, no 40877/07, § 54, 15 avril 2014). Tel n’a pas été le cas en l’espèce.

156.  La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, les déclarations incriminées constituent davantage des jugements de valeur que de pures déclarations de fait, compte tenu de la tonalité générale des propos comme du contexte dans lequel ils ont été tenus, dès lors qu’elles renvoient principalement à une évaluation globale du comportement des juges d’instruction durant l’information.

157.  Il reste dès lors à examiner la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante.

158.  La Cour est d’avis que cette condition est remplie en l’espèce. En effet, après le dessaisissement des juges M. et L.L. par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris (paragraphe 23 ci-dessus), il est apparu qu’une pièce importante du dossier, à savoir une cassette vidéo réalisée pendant un déplacement des juges accompagnés d’experts sur les lieux du décès, bien que visée dans la dernière ordonnance rendue par ces juges, n’avait pas été transmise au magistrat désigné pour leur succéder avec le dossier de l’information. Ce fait était non seulement établi, mais également suffisamment sérieux pour justifier que le juge P. rédige un procès-verbal pour le consigner et relever expressément ce qui suit : d’une part, cette cassette vidéo ne figurait pas au dossier d’instruction et n’était pas référencée comme une pièce à conviction ; d’autre part, elle lui a été remise dans une enveloppe, adressée au nom de la juge M., ne portant pas trace de scellés et qui contenait également une carte manuscrite à l’en-tête du procureur de la République de Djibouti, rédigée par ce dernier et adressée à la juge M. (paragraphe 32 ci-dessus).

159.  De plus, outre le fait que cette carte atteste d’une certaine familiarité du procureur de la République de Djibouti à l’égard de la juge M. (paragraphe 32 ci-dessus), elle accusait les avocats des parties civiles de se livrer à une « entreprise de manipulation ». Or, la Cour souligne à ce titre que non seulement les autorités de Djibouti soutiennent depuis l’origine la thèse d’un suicide, mais que plusieurs représentants de cet État ont été nommément mis en cause ultérieurement dans le cadre de l’information diligentée en France, ce dont atteste en particulier l’arrêt de la Cour internationale de Justice (paragraphes 63-64 ci-dessus), ainsi que la procédure diligentée pour subornation de témoin (paragraphe 18 ci-dessus).

160.  Enfin, il est avéré que le requérant est intervenu en sa qualité d’avocat dans deux affaires médiatiques instruites par la juge M. Un dysfonctionnement a été identifié par les juridictions d’appel à chaque fois, entraînant le dessaisissement de la juge M., et ce à la demande du requérant (paragraphes 22-23 et 26 ci-dessus). Dans le cadre du premier dossier relatif à l’affaire dite de la Scientologie, le requérant a en outre obtenu la condamnation de l’État français pour dysfonctionnement du service public de la justice (paragraphe 30 ci-dessus).

161.  Elle considère en outre que les expressions utilisées par le requérant présentaient un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce, outre le fait que les propos ne pouvaient passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite (paragraphe 139 ci-dessus). Elle rappelle à ce titre que la liberté d’expression « vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ». De même, l’emploi d’un « ton acerbe » dans l’expression visant des magistrats n’est pas contraire aux dispositions de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précitée, § 48).

d)  Les circonstances particulières de l’espèce

i.  La prise en compte de l’ensemble du contexte

162.  La Cour rappelle que, dans le cadre de l’article 10 de la Convention, il convient d’examiner les propos litigieux à la lumière des circonstances et de l’ensemble du contexte de l’affaire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lingens, précité, § 40, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). En l’espèce, précisément, le contexte de l’affaire se caractérisait non seulement par le comportement des juges d’instruction et par les relations du requérant avec l’un d’eux, mais également par l’historique très spécifique de l’affaire, la dimension interétatique qui en découle, ainsi que par son important retentissement médiatique. La Cour constate cependant que la cour d’appel a donné une portée très générale à l’expression « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté », reprochée au requérant envers un magistrat instructeur, jugeant qu’elle constituait, en soi, une accusation particulièrement diffamatoire synonyme de violation de son éthique professionnelle et de son serment par un magistrat (paragraphe 47 ci-dessus). Or, une telle citation aurait dû être replacée dans le contexte propre aux circonstances de l’espèce, et ce d’autant plus qu’il s’agissait en réalité non pas d’une déclaration faite à l’auteur de l’article, mais d’un extrait du texte de la lettre adressée de concert avec son confrère L. de Caunes à la Garde des Sceaux le 6 septembre 2000. De plus, lorsque le requérant a répondu aux questions du journaliste, celui-ci avait déjà eu connaissance du courrier adressé à la Garde des Sceaux non par le requérant, mais par ses propres sources, ce que le tribunal correctionnel a jugé établi (paragraphe 40 ci-dessus). Le requérant soutient également, sans que cela soit contesté, que la référence aux poursuites disciplinaires exercées contre la juge M. dans le cadre de l’affaire de la Scientologie relevait de la seule responsabilité de l’auteur de l’article. Là encore, la Cour rappelle que les avocats ne peuvent être tenus pour responsables de tout ce qui figure dans une « interview » publiée par la presse ou des agissements des organes de presse.

163.  Ainsi, la cour d’appel devait examiner les propos litigieux en tenant pleinement compte à la fois du contexte de l’affaire et du contenu de la lettre pris dans leur ensemble.

164.  Pour les mêmes raisons, les propos litigieux ne pouvant être appréciés sortis de leur contexte, la Cour ne saurait partager le point de vue de la cour d’appel de Paris selon lequel l’emploi du terme de « connivence » portait « à lui seul » gravement atteinte à l’honneur et à la considération de la juge M. et du procureur de Djibouti (paragraphe 47 ci-dessus).

165.  Quant au motif tiré d’une animosité personnelle du requérant à l’égard de la juge M., en raison de conflits dans le cadre des affaires Borrel et de la Scientologie, la Cour estime qu’il ne présente pas la pertinence et la gravité nécessaires à une condamnation du requérant. En tout état de cause, dès lors que les juges ont constaté l’existence de conflits entre les deux protagonistes, et compte tenu des circonstances particulières de la présente affaire, un tel reproche d’animosité personnelle pouvait indifféremment être adressé au requérant et à la juge M. (voir, mutatis mutandis, Paturel, précité, § 45), et ce d’autant plus qu’avant de déposer plainte contre le requérant pour complicité de délit de diffamation, la juge M. avait déjà vainement déposé plainte contre lui pour dénonciation calomnieuse (paragraphe 35 ci-dessus). D’autres éléments viennent également, sinon contredire, du moins relativiser ce motif de la cour d’appel tiré de l’animosité personnelle du requérant. En premier lieu, les propos ayant trait au « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » ne visaient pas uniquement la juge M., mais également le juge L.L., envers lequel le requérant ne s’est pas vu reprocher une animosité personnelle. Ensuite, si le requérant a été poursuivi pour l’extrait précité de la lettre adressée à la Garde des Sceaux, ladite lettre avait en réalité été signée et envoyée par deux avocats, le requérant et son confrère Me de Caunes. Or, non seulement ce dernier n’a pas été poursuivi pour les propos qui lui étaient pourtant imputables autant qu’au requérant, mais il ne s’est en outre pas vu reprocher une quelconque animosité à l’égard des juges M. et L.L.

166.  En définitive, la Cour considère que les déclarations du requérant ne pouvaient être réduites à la simple expression d’une animosité personnelle, c’est-à-dire à une relation conflictuelle entre deux personnes, le requérant et la juge M. Les propos litigieux s’inscrivaient en réalité dans un cadre plus large, impliquant également un autre avocat et un autre juge. De l’avis de la Cour, ce fait est de nature à soutenir la thèse selon laquelle ils ne relevaient pas d’une démarche personnelle du requérant qui aurait été animé par un désir de vengeance, mais d’une démarche commune et professionnelle de deux avocats, en raison de faits nouveaux, établis et susceptibles de révéler un dysfonctionnement grave du service de la justice, impliquant les deux anciens juges chargés d’instruire l’affaire dans laquelle leurs clients étaient parties civiles.

167.  En outre, si les propos du requérant avaient assurément une connotation négative, force est de constater que, malgré une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002) et la gravité susceptible de les caractériser (Thoma, précité), la question centrale des déclarations concernait le fonctionnement d’une information judiciaire, ce qui relevait d’un sujet d’intérêt général et ne laissait donc guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression. En outre, un avocat doit pouvoir attirer l’attention du public sur d’éventuels dysfonctionnements judiciaires, l’autorité judiciaire pouvant tirer un bénéfice d’une critique constructive.

ii.  La garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire

168.  Certes, le Gouvernement invoque le fait que les autorités judiciaires ne pouvaient pas répliquer. Il est vrai que la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société impose aux magistrats un devoir de réserve (paragraphe 128 ci-dessus). Cependant, ce dernier poursuit une finalité particulière, comme le relèvent les tiers intervenants : la parole du magistrat, contrairement à celle de l’avocat, est reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice. L’avocat, quant à lui, ne parle qu’en son nom et en celui de ses clients - ce qui le distingue d’ailleurs également d’un journaliste -, dont la place dans le débat judiciaire et la mission sont intrinsèquement différents. Il n’en reste pas moins que s’il peut s’avérer nécessaire de protéger les autorités judiciaires contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, le devoir de réserve interdisant aux magistrats visés de réagir (paragraphe 128 ci-dessus), cela ne saurait avoir pour effet d’interdire aux individus de s’exprimer, par des jugements de valeur reposant sur une base factuelle suffisante, sur des sujets d’intérêt général liés au fonctionnement de la justice ou de prohiber toute critique à l’égard de celle-ci. En l’espèce, les juges M. et L.L., étaient des magistrats et ils appartenaient tous deux aux institutions fondamentales de l’État : les limites de la critique admissible étaient donc plus larges à leur égard que pour les simples particuliers et ils pouvaient donc faire, en tant que tels, l’objet des commentaires litigieux (paragraphes 128 et 131 ci-dessus).

169.  La Cour estime en outre, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, que les propos du requérant n’étaient pas de nature à perturber la sérénité des débats judiciaires, compte tenu du dessaisissement, par la juridiction supérieure, des deux juges d’instruction visés par les critiques. Ni le nouveau juge d’instruction ni les juridictions supérieures n’étaient en aucune façon visés par les propos litigieux.

170.  Pour les mêmes motifs, et compte tenu de ce qui précède, on ne saurait davantage considérer que la condamnation du requérant ait pu être de nature à préserver l’autorité du pouvoir judiciaire. La Cour entend néanmoins souligner l’importance, dans un État de droit et une société démocratique, de préserver l’autorité du pouvoir judiciaire. En tout état de cause, le bon fonctionnement des tribunaux ne saurait être possible sans des relations fondées sur la considération et le respect mutuels entre les différents acteurs de la justice, au premier rang desquels les magistrats et les avocats.

iii.  L’exercice des voies de droit disponibles

171.  Quant à l’argument du Gouvernement tiré de la possibilité d’exercer des voies de droit disponibles, la Cour l’estime pertinent mais non suffisant en l’espèce pour condamner le requérant. Elle relève tout d’abord que l’exercice des recours disponibles, d’une part, et du droit à la liberté d’expression, d’autre part, ne poursuivent pas la même finalité et ne sont pas interchangeables. Cela étant, la Cour estime que la défense d’un client par son avocat doit se dérouler non pas dans les médias, sauf circonstances très particulières (paragraphe 138 ci-dessus), mais devant les tribunaux compétents, ce qui inclut l’exercice des voies de droit disponibles. Elle note qu’en l’espèce la saisine de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris témoigne manifestement d’une volonté première du requérant et de son confrère de régler la question par les voies de droit disponibles. Ce n’est en réalité qu’après leur exercice qu’est apparu un dysfonctionnement, relevé par le juge d’instruction P. dans son procès-verbal du 1er août 2000 (paragraphe 32 ci-dessus). Or, à ce stade, la chambre d’accusation ne pouvait plus être saisie de ces faits, puisqu’elle avait précisément déjà dessaisi les juges M. et L.L. du dossier. La Cour note également qu’en tout état de cause, quatre ans et demi s’étaient déjà écoulés depuis l’ouverture de l’instruction, laquelle n’est toujours pas close à ce jour. Elle constate en outre que les parties civiles et leurs avocats ont été diligents et, en particulier, qu’ils ont, selon les termes de l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 28 mai 2009, permis de faire entendre un témoin important en Belgique malgré le désintérêt des juges d’instruction M. et L.L. à son égard (paragraphe 16 ci-dessus).

172.  Par ailleurs, la demande d’enquête adressée à la Garde des Sceaux pour se plaindre de ces faits nouveaux n’était pas un recours juridictionnel, ce qui aurait éventuellement justifié de ne pas intervenir dans la presse, mais une simple demande d’enquête administrative soumise à la décision discrétionnaire de la ministre de la Justice. La Cour note à cet égard que les juges internes, en première instance comme en appel, ont eux-mêmes estimé que la lettre ne pouvait bénéficier de l’immunité accordée aux actes judiciaires, le tribunal correctionnel ayant précisé que son contenu était purement informatif (paragraphes 38 et 46 ci-dessus). La Cour relève qu’il n’est pas soutenu que cette demande aurait eu une quelconque suite et, de plus, elle note que les juges M. et L.L. ne l’ont manifestement pas envisagée comme un exercice normal d’une voie de recours offerte par le droit interne, mais comme une démarche justifiant le dépôt d’une plainte pour dénonciation calomnieuse (paragraphe 35 ci-dessus).

173.  Enfin, la Cour constate que ni le procureur général ni le bâtonnier ou le Conseil de l’Ordre des avocats compétents n’ont estimé nécessaire d’engager des poursuites disciplinaires contre le requérant en raison de ses déclarations dans la presse, alors qu’ils en avaient la possibilité (Mor, précité, § 60).

iv.  Conclusion sur les circonstances de l’espèce

174.  La Cour estime que les propos reprochés au requérant ne constituaient pas des attaques gravement préjudiciables à l’action des tribunaux dénuées de fondement sérieux, mais des critiques à l’égard des juges M. et L.L., exprimées dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement de la justice et dans le contexte d’une affaire au retentissement médiatique important depuis l’origine. S’ils pouvaient certes passer pour virulents, ils n’en constituaient pas moins des jugements de valeurs reposant sur une « base factuelle » suffisante.

e)  Les peines prononcées

175.  Pour ce qui est des peines prononcées, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, par exemple, Sürek, précité, § 64, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI, et Mor, précité, § 61). Or, en l’espèce, la cour d’appel a condamné le requérant au paiement d’une amende de 4 000 EUR. Ce montant correspond exactement à celui fixé par les juges de première instance, ces derniers ayant expressément tenu compte de la qualité d’avocat du requérant pour faire preuve de sévérité et le « sanctionner (...) par une amende d’un montant suffisamment significatif » (paragraphe 41 ci-dessus). De plus, outre une obligation sous astreinte de publier un communiqué dans le quotidien Le Monde, elle l’a condamné solidairement avec le journaliste et le directeur de la publication à payer 7 500 EUR de dommages-intérêts à chacun des juges et à verser 4 000 EUR au juge L.L. au titre de ses frais. La Cour note par ailleurs que seul le requérant a été condamné à verser une somme à la juge M. au titre de ses frais, à hauteur de 1 000 EUR.

176.  Or, la Cour rappelle que même lorsque la sanction est la plus modérée possible, à l’instar d’une condamnation accompagnée d’une dispense de peine sur le plan pénal et à ne payer qu’un « euro symbolique » au titre des dommages-intérêts (Mor, précité, § 61), elle n’en constitue pas moins une sanction pénale et, en tout état de cause, cela ne saurait suffire, en soi, à justifier l’ingérence dans le droit d’expression du requérant (Brasilier, précité, § 43). Elle a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004‑XI, et Mor, précité,), risque que le caractère relativement modéré des amendes ne saurait suffire à faire disparaître (Dupuis et autres, précité, § 48), la sanction d’un avocat pouvant en outre produire des effets directs (poursuites disciplinaires) ou indirects (au regard par exemple de leur image et de la confiance que le public et leur clientèle placent en eux). La Cour rappelle au demeurant que la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (paragraphe 127 ci-dessus). La Cour constate cependant qu’en l’espèce le requérant n’a pas seulement été condamné au pénal : il a fait l’objet d’une sanction qui n’était pas « la plus modérée possible » mais au contraire importante, sa qualité d’avocat ayant même été retenue pour justifier une plus grande sévérité.

3.  Conclusion

177.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé, qui n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

178.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

MORICE C. FRANCE du 11 juillet 2013 Requête 29369/10

annulé par l'arrêt de la Grande Chambre

Un avocat accuse dans une interview publiée dans le journal LE MONDE, deux magistrats d'avoir fait disparaitre des pièces dans un dossier contre la scientologie.

Le avocats ont des limites quand ils critiquent la justice dans la presse et doivent rester dans les limites factuelles. Pas de violation quant à sa condamnation.

LE GOUVERNEMENT

90.  Le Gouvernement fait toutefois observer que la liberté d’expression de l’avocat ne saurait être la même que celle des journalistes et qu’elle peut connaître des restrictions.

En effet, les avocats, en tant qu’auxiliaires de la justice, doivent contribuer au bon fonctionnement de l’institution judiciaire et à la confiance qu’elle doit inspirer. Ils doivent donc témoigner d’une certaine retenue dans l’exercice de leur mission. L’État doit dès lors pouvoir sanctionner les atteintes qui seraient portées à cette confiance et qui troubleraient le bon fonctionnement de la justice.

91.  Il souligne qu’il ressort de la lecture des passages incriminés que ceux-ci visaient, de manière non équivoque, les deux magistrats en des termes attentatoires à leur honneur. Selon le Gouvernement, le requérant ne s’est pas borné à une critique générale des institutions judiciaires, mais s’est volontairement exprimé de manière partiale, sans la moindre prudence. Ses propos ne contribuaient en rien à un échange d’idées et dépassaient le simple débat sur le fonctionnement de l’institution judiciaire.

92.  Le Gouvernement fait encore observer que les juridictions internes ont analysé minutieusement chacun des propos reprochés et considéré qu’ils portaient incontestablement atteinte à la considération des deux juges en suggérant que ceux-ci avaient manqué à leurs devoirs et obligations professionnels. Ils dépassaient en conséquence les limites de la critique admissible.

93.  Il précise que les accusations suggérant qu’il aurait pu y avoir dissimulation d’une pièce du dossier de la part de la juge M. sont particulièrement graves en ce qu’elles sont susceptibles d’engager la responsabilité pénale du magistrat. Elles auraient donc dû reposer sur des éléments particulièrement étayés et précis.

94.  Le Gouvernement indique que les juridictions internes apprécient la bonne foi au regard des dispositions de l’article 10 de la Convention et de quatre critères qui doivent être cumulativement réunis : la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, le caractère sérieux de l’enquête ou des éléments dont dispose l’auteur des propos et la prudence dans l’expression. Dans la présente affaire, la cour d’appel a jugé que ces conditions n’étaient pas réunies et que ces attaques étaient un « règlement de compte ».

95.  Selon le Gouvernement, le requérant ne saurait soutenir que les propos litigieux, diffusés en dehors de l’enceinte judiciaire, constituaient une stratégie de défense, alors qu’il existait d’autres moyens pour faire valoir son point de vue. Le requérant les a d’ailleurs utilisés et a obtenu, par arrêt du 21 juin 2000, le dessaisissement des deux magistrats.

LA CEDH

97.  La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 45, CEDH 2007‑XI).

98.  Elle rappelle à cet égard qu’afin d’évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude ; l’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. La qualification d’une déclaration en fait ou en jugement de valeur relève cependant en premier lieu de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes. Par ailleurs, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (voir par exemple, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55).

99.  Par ailleurs, s’agissant de l’objet des propos incriminés, la Cour rappelle qu’elle tient toujours compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société ; en tant que garants de la justice, l’action des magistrats et des procureurs a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Dans cette perspective, il peut s’avérer nécessaire de les protéger d’attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, d’autant plus que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Rizos et Daskas c. Grèce, no 65545/01, § 43, 27 mai 2004).

100.  En outre, la Cour observe que le statut spécifique des avocats leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau (Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 54, série A no 285‑A). Toutefois, comme la Cour a déjà eu l’occasion de l’affirmer, la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, §§ 27-28, CEDH 2004‑III). A cet égard, il convient de tenir compte du juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d’être informé sur les questions qui touchent à l’intérêt général et au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d’une bonne administration de la justice, la dignité de la profession d’avocat et la bonne réputation des magistrats (Schöpfer c. Suisse, 20 mai 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

101.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant a fait des déclarations à un journaliste du quotidien « Le Monde » et que celles-ci furent reprises dans un article qui parut le 7 septembre 2000 sous le titre « Affaire Borrel : remise en cause de l’impartialité de la juge M. ».

Dans cet article, les avocats de Mme Borrel, dont le requérant, accusaient la juge d’instruction d’avoir « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et d’avoir omis, avec son collègue, « de coter et de transmettre une pièce de procédure à son successeur ». Après avoir mentionné une note du procureur de Djibouti adressée à la juge M. en des termes « assez familiers », l’article précisait que les avocats, dont le requérant, étaient « évidemment furieux » et que, selon ce dernier, « cette pièce démontr[ait] l’étendue de la connivence » existant « entre le procureur de Djibouti et les magistrats français » et on ne pouvait « qu’être scandalisé ».

102.  La Cour observe que, dans cet article, le requérant ne s’est pas limité aux déclarations factuelles concernant l’absence de transmission de la cassette et la présence d’une lettre émanant du procureur de Djibouti dans la jaquette de celle-ci. Il a, en outre, assorti ces constatations de fait de jugements de valeur mettant en cause l’impartialité et la loyauté de la juge M. et affirmant l’existence d’une connivence entre les juges d’instruction et le procureur de Djibouti.

103.  La Cour note encore que le tribunal a constaté que le requérant n’avait pas contesté le caractère diffamatoire de ces propos et qu’il revendiquait la teneur des imputations qu’il estimait entièrement fondées (voir paragraphe 21 ci-dessus).

104.  Par ailleurs, le requérant et un de ses confrères avaient adressé la veille, soit le 6 septembre 2000, un courrier à la Garde des sceaux comportant les mêmes affirmations et demandant que soit ordonnée une enquête de l’inspection générale des services judiciaires sur « les nombreux dysfonctionnements » « mis à jour dans le cadre de l’information judiciaire » sur le décès du juge Borrel (voir paragraphe 15 ci-dessus).

105.  La Cour constate enfin que la juge M. avait été dessaisie du dossier d’instruction de cette affaire par décision de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 21 juin 2000. Elle n’était donc plus en charge de cette affaire lorsque le requérant fit des déclarations concernant sa manière de travailler dans cette affaire.

106.  Dans ces conditions, la Cour constate que le requérant a attaqué publiquement, dans un quotidien à grande diffusion, la juge d’instruction et le fonctionnement de l’institution judiciaire le lendemain même du jour où il avait saisi la Garde des sceaux, sans attendre les résultats de sa demande.

Même si son but était d’alerter le public à propos d’éventuels dysfonctionnements de l’institution judiciaire, ce que la Cour a reconnu comme étant un débat d’intérêt public (voir Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 94, 26 février 2009), le requérant l’a fait en des termes particulièrement virulents et en prenant le risque d’influencer non seulement la Garde des sceaux mais encore  la chambre d’instruction, saisie de sa demande dans le dossier de l’église de la scientologie (voir paragraphe 37 ci-dessus).

Il va sans dire également que la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats, qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites (Schöpfer, précité, § 33). En effet, eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer, précité, § 30).

La Cour rappelle que la presse représente l’un des moyens dont disposent les responsables politiques et l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, série A no 313, § 34, et July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 66, CEDH 2008 (extraits), les avocats ont pour mission première de défendre leurs clients et disposent de recours juridiques pour tenter de remédier à d’éventuels dysfonctionnements de la justice, recours que le requérant avait déjà exercés avec un premier succès en l’espèce.

Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut qu’en s’exprimant comme il l’a fait, le requérant a adopté un comportement dépassant les limites que les avocats doivent respecter dans la critique publique de la justice.

107.  Cette conclusion se trouve renforcée par la gravité des accusations lancées dans l’article et notamment le fait que la juge aurait eu « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et aurait été « de connivence avec le procureur de Djibouti ».

La Cour estime que dans les circonstances de l’affaire, les juridictions internes ont pu, à juste titre, être convaincues que ces propos, prononcés par un avocat, étaient graves et injurieux à l’égard de la juge M., qu’ils étaient susceptibles de saper inutilement la confiance du public à l’égard de l’institution judiciaire, puisque l’instruction du dossier avait été confiée à un autre juge depuis plusieurs mois, et qu’il existait des raisons suffisantes de condamner le requérant (voir a contrario Foglia c. Suisse, no 35865/04, § 95, 13 décembre 2007).

Par ailleurs, compte tenu de la chronologie des événements, ces déclarations pouvaient, comme l’a relevé la cour d’appel, laisser penser que les propos du requérant étaient dictés par une animosité personnelle envers la juge M. (voir paragraphe 37 ci-dessus).

108.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], n 33348/96, § 111, CEDH 2004-XI et Brunet-Lecomte et autres c. France , n 42117/04, 5 février 2009, § 51).

Quant à la « proportionnalité » de la sanction, la Cour relève que le requérant a été déclaré coupable d’un délit et condamné au paiement d’une amende pénale. Toutefois, d’une part, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, on ne saurait considérer qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, en tant que telle, disproportionnée au but poursuivi (arrêt Radio France et autres c. France du 30 mars 2004, n 53984/00, CEDH 2004-II, § 40). D’autre part, le montant de l’amende prononcée contre le requérants, soit 4 000 euros, ne paraît pas démesuré ; le même constat s’impose s’agissant des dommages-intérêts d’un montant de 7 500 euros qu’il a été, solidairement avec ses deux coïnculpés, condamné à payer aux parties civiles. Dans ces circonstances et eu égard à la teneur des propos litigieux, la Cour estime que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi.

109.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les autorités n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en sanctionnant le requérant. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YUDKIVSKA

La présente affaire porte sur l’équilibre entre la liberté de la parole d’un avocat et la nécessité de maintenir l’autorité de la justice, équilibre dont nous ne pouvons pas surestimer l’importance. En évaluant les intérêts conflictuels qui sont en jeu dans cette affaire, je ne peux pas partager l’opinion de mes collègues qui trouvent proportionnée l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant.

A mon avis, la majorité de la chambre n’a pas donné toute leur dimension à un certain nombre de faits importants.

Il s’agit en premier lieu du rôle particulier des avocats. A part la nécessité de maintenir l’autorité de la justice, un avocat a l’obligation de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients ».

Le requérant a été furieux d’apprendre que la juge n’avait pas trouvé indispensable « de coter et de transmettre (...) à son successeur » une partie des preuves qu’il estimait importantes. Il a saisi la Garde des Sceaux et donné une interview dans un journal. La majorité de la chambre a partagé l’opinion des instances judiciaires nationales, à savoir que les expressions utilisées par le requérant ont montré son « animosité » et qu’il n’y avait aucune raison de critiquer d’une manière aussi brusque la juge, qui avait été déjà dessaisie de l’instruction de cette affaire.

Or ce sont justement les avocats qui ont la responsabilité d’attirer l’attention sur les défauts de l’instruction et de la procédure judiciaire au nom des intérêts de la justice. Il ne fait aucun doute que les expressions dont un avocat fait usage doivent être acceptables et ne doivent pas avoir pour but d’humilier ou de vexer les acteurs de la procédure judiciaire, y compris le juge. Mais si le but des paroles d’un avocat est de révéler les défauts et non d’offenser, comme cela a été le cas, à mon avis, dans cette affaire, alors il m’est très difficile de trouver des raisons suffisantes pour les limiter.

Les expressions utilisées par le requérant ne visaient pas la juge personnellement, elles critiquaient son comportement lors du procès. Ainsi, les paroles du requérant, qui a dit que la juge avait eu « un comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » et aurait été « de connivence avec le procureur de Djibouti », comme cela a été reconnu par la majorité, sont des jugements de valeur basés sur un fait incontestable : l’absence de transmission de la cassette et la présence d’une lettre émanant du procureur de Djibouti dans la jaquette de celle-ci (paragraphe 102 de l’arrêt).

De ce fait, ces paroles, même si elles comportent une certaine exagération, ne doivent pas être considérées comme une attaque personnelle injustifiée, mais plutôt comme une interprétation d’une question ayant une grande portée publique.

L’interview du requérant faisait partie des débats publics concernant cette affaire retentissante. L’intérêt public – le bon fonctionnement de la justice –  le concernait tout d’abord en tant qu’avocat des victimes qui, comme cela est indiqué dans l’affaire Mor c. France, « avaient un intérêt certain, pour leur défense et l’instruction sereine et indépendante de leur plainte (...). (...) la défense de ses clients pouvait se poursuivre avec une intervention dans la presse (...) dès lors que l’affaire suscitait l’intérêt des médias et du public ».

C’est pourquoi je ne peux pas accepter les arguments de la majorité selon lesquels la critique du requérant était exagérée, car la juge M. « n’était donc plus en charge de cette affaire lorsque le requérant fit des déclarations concernant sa manière de travailler dans cette affaire ».

La critique du requérant concernait justement le comportement de la juge M. après la transmission de l’affaire à un autre juge et notamment le fait qu’une partie des preuves n’avait pas été transmise au nouveau juge. Selon le requérant, cela aurait pu nuire à la poursuite de l’instruction, ce dont il a jugé nécessaire d’informer la Garde des Sceaux et l’opinion publique.

La majorité reproche également au requérant d’avoir donné l’interview contestée « le lendemain même du jour où il avait saisi la Garde des Sceaux, sans attendre les résultats de sa demande ». Pourtant, le fait de saisir la Garde des Sceaux et l’interview dans le journal avaient manifestement des buts différents. Le premier avait pour but de frapper la juge d’une sanction disciplinaire et cela est un moyen procédural dont un avocat dispose pour supprimer les défauts de la justice. Le deuxième avait pour but d’attirer l’attention du public sur les défauts de l’instruction dans cette affaire largement discutée. Je ne crois pas que nous puissions reprocher à un avocat, qui a les moyens procéduraux de supprimer les défauts de la procédure judiciaire dont il a fait usage (comme dans la présente affaire) ou non, d’avoir engagé un débat public, car ces deux voies ont des directions différentes. En outre, les sanctions disciplinaires contre la juge ne sont pas obligatoirement connues du public, même si les manquements évidents sont constatés dans le travail de cette juge. En même temps, la mission d’un avocat est, dans l’intérêt de la justice, de faire tout son possible pour que l’instruction puisse se poursuivre d’une manière objective et impartiale. Comme la Cour l’a rappelé dans l’affaire Kyprianou: « Pour avoir confiance dans l’administration de la justice, le public doit avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables. »

Le principe de la justice équitable comprend le droit de recourir à l’assistance d’un avocat indépendant qui s’acquitte de ses devoirs professionnels sans restrictions excessives ou empiètement. La possibilité d’exprimer librement son opinion est une condition indispensable pour qu’un avocat puisse accomplir son principal devoir professionnel, c’est-à-dire la défense des intérêts du mandant. Car la parole – les arguments et les persuasions, prononcée et écrite – est l’arsenal principal d’un avocat. Comme cela a été dit à ce sujet par mon honorable collègue, le juge Casadevall : « La parole ! Seule arme (avec la plume ou le clavier), toute simple et en même temps redoutable, à la portée de l’avocat lorsque (...) il doit assumer la défense d’un justiciable ».

La possibilité de déposer une plainte devant un organe disciplinaire n’est pas vraiment un moyen d’expression adéquat de la liberté de parole d’un avocat. Par ailleurs, le débat public sur un problème de procédure judiciaire est nécessaire dans une société démocratique.

Il est évident que toute critique de la part d’un avocat doit être évaluée d’une manière très rigoureuse, car le public a plus confiance en la parole de l’avocat qui connaît la situation de l’intérieur que, par exemple, en la parole des journalistes qui couvrent le procès dans les médias. Mais il n’est pas rationnel de laisser la possibilité de critiquer uniquement aux personnes « de l’extérieur », car le mur du silence des professionnels, bâti autour d’un procès important pour l’opinion publique, discrédite le tribunal à ses yeux plus que les critiques émanant des professionnels. C’est justement de la part des juristes qui représentent l’affaire au tribunal et possèdent une qualification indispensable pour voir les fautes et les défauts du procès que le public attend de recevoir des informations. Faire de la procédure judiciaire un espace clos où on n’a pas l’habitude de « laver son linge sale » affecte, à mon avis, l’image de la justice plus que la critique exprimée d’une manière expressive, à condition, bien sûr, qu’elle ne devienne pas vexante ou ne se transforme pas en conjectures. De ce point de vue, je ne crois pas que l’on puisse considérer les expressions utilisées par le requérant comme des « attaques dénuées de fondement ».

Enfin, la condamnation de l’avocat pour ses jugements de valeur me paraît disproportionnée. L’existence même des poursuites pénales a un effet dissuasif ; or il ne faut pas que les avocats défendant les droits de leurs mandants aient peur d’être traduits pour cela en justice.

Au regard de ce qui vient d’être dit, j’arrive à la conclusion que, dans la présente affaire, les droits du requérant garantis par l’article 10 de la Convention n’ont pas été dûment respectés.

JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION FRANCAISE

DES CONCLUSIONS DURANT UNE PROCEDURE NE PEUVENT ETRE UNE DIFFAMATION

Cour de Cassation première chambre civile, 9 juin 2011 pourvoi n° 10-13570 CASSATION

Attendu que M. G... Z... et Mme P... Z... (les consorts Z...), ayant formé le projet de faire publier la correspondance échangée, durant plus de vingt années, entre R... Y... et leur mère, T... A..., ainsi qu’entre l’écrivain et leur grand mère, M... A..., et eux mêmes et s’étant heurtés au refus de Mme M... X... épouse Y..., instituée par son mari, selon un testament olographe du 14 mars 1987, légataire universelle et Y...gée, avec T... A..., légataire particulier de certains biens, de veiller à l’ensemble de son œuvre, ont fait assigner Mme Y... pour être autorisés à faire publier cette correspondance, en prétendant que le refus opposé par l’exécuteur testamentaire constituait un abus notoire dans l’exercice du droit moral dont elle était investie ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal de Mme Y..., pris en sa première branche :

Vu l’article 1315 du code civil, ensemble les articles L. 121 2 et L. 121 3 du code de la propriété intellectuelle

Attendu que pour dire abusif l’usage fait par Mme Y... de son droit de divulgation en refusant la publication des lettres échangées entre R... Y... et T... A..., l’arrêt retient que lorsque la personne investie du droit de divulgation post mortem, qui ne dispose pas d’un droit absolu mais doit exercer celui ci au service des œuvres et de leur promotion, conformément à la volonté de l’auteur, s’oppose à cette divulgation, il lui incombe de justifier de son refus en démontrant que l’auteur n’entendait pas divulguer l’œuvre en cause et que sa divulgation n’apporterait aucun éclairage utile à la compréhension et à la valorisation des œuvres déjà publiées

Qu’en inversant ainsi la Y...ge de la preuve, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

Sur le premier moyen du pourvoi incident des consorts Z..., pris en sa première branche :

Vu l’article L. 331 4 du code de la propriété intellectuelle

Attendu que, pour condamner les consorts Z... à indemniser Mme Y... en raison de la reproduction, dans leurs conclusions, de plusieurs lettres et donc de leur divulgation, l’arrêt retient, par motifs propres et adoptés, que ces lettres avaient été reproduites sans l’autorisation de Mme Y... et sans en avoir demandé l’autorisation au juge de la mise en état et que, si la demande de production de tels documents se heurtant au secret des correspondances avait été faite, le juge de la mise en état l’aurait vraisemblablement accueillie mais en la limitant dans son volume et en fixant le mode de production, à savoir en pièces communiquées et non dans le corps des conclusions

Qu’en statuant ainsi, après avoir retenu que la production de ces lettres était utile à la démonstration qu’entendaient faire les consorts Z... de l’intérêt de la publication de ces documents pour mieux comprendre R... Y..., quand la production et la reproduction desdites lettres n’étaient pas soumises à l’autorisation du juge de la mise en état, la cour d’appel a violé le texte susvisé

Et sur le second moyen du même pourvoi incident :

Vu l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881

Attendu que, pour condamner les consorts Z... à indemniser Mme Y..., l’arrêt retient le caractère diffamatoire des passages de leurs conclusions insinuant qu’elle a oeuvré pour laisser perdre certains documents et pour faire disparaître toutes traces des autres compagnes ou amantes de R... Y... 

Qu’en statuant ainsi, quand les passages incriminés, produits devant la juridiction saisie, tendaient à fonder le caractère abusif du refus de publication imputé à Mme Y... par les consorts Z..., la cour d’appel a violé le texte susvisé

LA PROTECTION DES PROPOS D'UN AVOCAT

Cour de Cassation première chambre civile arrêt du 5 avril 2012 pourvoi n° 11-11044 rejet

Mais attendu, d’une part, que le grief tiré de la méconnaissance des limites de la saisine de la juridiction disciplinaire est irrecevable, faute de production de l’acte de poursuite

Et attendu, d’autre part, qu’après avoir exactement énoncé qu’en dehors du prétoire, l’avocat n’est pas protégé par l’immunité de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, la cour d’appel a estimé que les propos poursuivis présentaient une connotation raciale jetant l’opprobre sur les jurés et la suspicion sur leur probité, caractérisant ainsi un manquement aux devoirs de modération et de délicatesse ; qu’en prononçant à l’encontre de l’avocat un simple avertissement, elle a, sans encourir aucun des autres griefs du moyen, légalement justifié sa décision.

L'AVOCAT NE PEUT INSULTER UN MAGISTRAT QUI FAIT DES BETISES

Cour de Cassation première chambre civile arrêt du 4 mail 2012 pourvoi n° 11-30193 cassation

Vu les articles 15 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 et 183 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié, ensemble les articles 6 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que dans son édition du 23 au 29 juillet 2009, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur a publié un article intitulé "gang des barbares - la botte de X... " citant les propos de l’avocat qualifiant M. Y..., avocat général en charge de cette affaire criminelle, de " traître génétique " en référence au passé de collaborateur du père de celui-ci, condamné à la Libération ; qu’une procédure disciplinaire a été engagée à l’encontre de l’avocat

Attendu que pour renvoyer M. X... des fins de la poursuite, l’arrêt retient qu’en raison des circonstances particulières de l’affaire, les propos violents de l’avocat ne constituaient pas un manquement à l’honneur, à la délicatesse et à la modération, puisqu’il s’agissait d’une réplique à une intervention de M. Y... qui, devant la cour d’assises, avait interrogé le principal accusé en ces termes "Est-ce que vous ne croyez pas que par l’outrance de vos propos, vous allez à l’encontre du but que vous recherchez et que vous risquez de rendre odieux l’antisémitisme ?" et, plus généralement, d’une réaction aux opinions personnelles exprimées par le magistrat dans divers articles parus sur son blog, intitulés "Dieudonné au Zénith", "Un avocat chinois, un magistrat français : le sens du ridicule", "Mon François Mitterrand", "Céline maudit pour toujours ?" et, au sujet du procès dit du gang des barbares, "Eloge du calme"

Qu’en statuant ainsi, alors que si l’avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d’expression, qui n’est pas absolue car sujette à des restrictions qu’impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d’autrui et la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, ne s’étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s’impose à l’avocat en toutes circonstances, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

LES PROPOS DIFFAMATOIRES DE LA PARTIE CIVILE

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 10 septembre 2013 Pourvoi n° 12-81990 cassation partielle

Vu l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

Attendu que la liberté d'expression ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard du paragraphe 2 de l'article 10 précité ;

Attendu qu'après avoir relevé, à juste titre, le caractère diffamatoire des propos dénoncés par la partie civile, l'arrêt, pour refuser le bénéfice de la bonne foi au prévenu, prononce par les motifs repris au moyen ;

Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, alors que le passage incriminé relatif au conflit israélo-palestinien dans la bande de Gaza, ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d'expression sur le sujet d'intérêt général constitué par le débat relatif à la couverture par la chaîne France 2, d'un évènement ayant eu un retentissement mondial ainsi qu'à l'origine des blessures présentées par M. Z..., la cour d'appel a méconnu le texte susvisé et le principe ci-dessus énoncé ;

D'où il suit que la cassation est encourue ; que, n'impliquant pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond, elle aura lieu sans renvoi, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire

LA LIBERTÉ D'EXPRESSION D'UN MANDATAIRE JUDICIAIRE

Cour de Cassation chambre criminelle arrêt du 15 décembre 2015 Pourvoi n° 14-11500 cassation

Vu l'article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article L. 611-15 du code de commerce ;

Attendu qu'il résulte du premier de ces textes que des restrictions à la liberté d'expression peuvent être prévues par la loi, dans la mesure de ce qui est nécessaire dans une société démocratique, pour protéger les droits d'autrui et empêcher la divulgation d'informations confidentielles ; qu'il en résulte que le caractère confidentiel des procédures de prévention des difficultés des entreprises, imposé par le second de ces textes pour protéger, notamment, les droits et libertés des entreprises recourant à ces procédures, fait obstacle à leur diffusion par voie de presse, à moins qu'elle ne contribue à la nécessité d'informer le public sur une question d'intérêt général ;

Attendu que pour rejeter les demandes des sociétés du groupe Consolis, l'arrêt retient encore que le fait pour la société Mergermarket Limited d'avoir publié, comme d'autres journaux spécialisés, des informations confidentielles, par application de l'article L. 611-15 du code de commerce, ne constitue pas un trouble manifestement illicite au regard de la liberté d'informer du journaliste ;

Qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si les informations diffusées, relatives à la prévention des difficultés des sociétés du groupe Consolis et couvertes par la confidentialité, relevaient d'un débat d'intérêt général, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;

Et sur ces moyens pris en leur troisième branche, rédigés en termes identiques, réunis :

Vu les articles 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et L. 611-15 du code de commerce, ensemble l'article 873, alinéa 1er, du code de procédure civile ;

Attendu que pour rejeter les demandes des sociétés du groupe Consolis, l'arrêt retient enfin que celles-ci ne présentent aucune demande de réparation pécuniaire et que la procédure de mandat ad hoc s'est terminée par une conciliation courant mars 2013, de sorte qu'il n'est pas justifié d'un préjudice résultant de la diffusion des informations litigieuses et que n'est pas ainsi caractérisée une violation évidente de la loi susceptible d'être sanctionnée par la juridiction des référés ;

Qu'en statuant ainsi, alors que la diffusion d'informations relatives à une procédure de prévention des difficultés des entreprises, couvertes par la confidentialité, sans qu'il soit établi qu'elles contribuent à l'information légitime du public sur un débat d'intérêt général, constitue à elle seule un trouble manifestement illicite, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé les textes susvisés ;

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