DROIT A LA PROPRIÉTÉ

ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1 DE LA CEDH

Pour plus de sécurité, fbls droit à la propriété est sur : https://www.fbls.net/P1-1.htm

"Le droit de propriété des particuliers est très peu garanti par le droit international"
Frédéric Fabre docteur en droit.

Article 1 du Protocole 1 de la Convention

"Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes"

Cliquez sur un lien bleu pour accéder à LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH SUR :

- les principes généraux de la CEDH à la lumière de l'arrêt de principe Lallement contre France

- l'État doit protéger la propriété privée

- l'intérêt général prime sur la propriété privée

- les individus sont égaux devant l'intérêt général et doivent être indemnisés

La SUISSE et MONACO ont signé mais n'ont pas ratifié le Protocole n°1. Les deux États ne peuvent donc pas être condamnés.

MOTIVATIONS REMARQUABLES DE LA CEDH

PROTECTION DES BANQUES PAR LES JURIDICTIONS INTERNES

LACHIKHINA c. RUSSIE du 10 octobre 2017 requête 38783/07

Article1 du Protocole 1 : La CEDH constate que les intérêts de la Banque ont été privilégiés à ceux de la requérante, durant toute l'enquête pénale. C'est la première fois que la CEDH reproche la protection des banques par les États, contre les requérants.

"63. La Cour remarque qu’aucun élément du dossier ne laisse penser que la requérante pouvait avoir été impliquée dans une fraude. Cependant, jusqu’à la clôture de l’enquête pénale pour prescription, les autorités internes n’ont jamais envisagé de mesures alternatives à la rétention continue du véhicule, consistant par exemple en une interdiction de l’aliénation de ce bien, et qu’elles ont clairement donné la préférence aux intérêts de la banque."

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LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH A LA LUMIERE DE

L'Arrêt Lallement contre France du 11 avril 2002 Hudoc 3621 requête 46044/99

La Cour répond à quatre questions pour savoir s'il y a ou non violation de l'article 1 du protocole n°1

Première question: Y A T IL UNE ATTEINTE A LA PROPRIÉTÉ ?

"§18: La Cour relève qu'il n'est pas contesté ni que l'expropriation en question s'analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phase du premier paragraphe de l'article 1 du protocole n°1"

Deuxième question: EST ELLE PREVUE PAR LA LOI ?

"Ni que cette mesure était légale au regard du droit français"

Troisième question: LA LOI A T ELLE UN BUT LEGITIME ?

"et poursuivit un but légitime "d'intérêt public"

Quatrième question: LES MOYENS EMPLOYES SONT ILS PROPORTIONNELS AU BUT VISE ?

"La Cour rappelle qu'une mesure d'ingérence dans le droit au respect des biens, telle expropriation litigieuse; doit ménager un "juste équilibre" entre les exigences de l'intérêt général de la Communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu.

En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété"

LA CEDH CONFIRME SA JURISPRUDENCE

PLECHKOV c. ROUMANIE du 16 septembre 2014 Requête n 1660/03

UNE CONFISCATION NON LÉGALE

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : La saisie du navire était illégale au sens du droit de la mer et de la zone économique exclusive.

a)  Principes généraux

86.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006-V, J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 52, CEDH 2007-III et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 93, 25 octobre 2012).

87.  Pour ce qui est de la confiscation de biens, la Cour a affirmé à plusieurs reprises qu’une telle mesure relevait du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 51, série A no 108, Raimondo c. Italie, 22 février 1994, § 29, série A no 281-A, Butler c. Royaume-Uni (déc.), no 41661/98, CEDH 2002-VI, Yildirim c. Italie (déc.), no 38602/02, CEDH 2003-IV, Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 129, 20 janvier 2009 et Varvara c. Italie, no 17475/09, § 83, 29 octobre 2013).

88.  Une ingérence au sens du second alinéa doit tout d’abord être prévue par la loi. En effet, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 95).

89.  La Cour rappelle que par les mots « prévues par la loi », il est entendu tout d’abord que la mesure incriminée doit avoir une base en droit interne, mais aussi que la loi pertinente doit répondre à certaines exigences en termes de qualité : elle doit être accessible aux personnes concernées et formulée de façon assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, p. 31, § 49, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, CEDH 2001-XII, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 81).

Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 142, CEDH 2012).

90.  L’ingérence doit aussi poursuivre un ou plusieurs buts légitimes. Enfin, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le ou les buts visés. En d’autres termes, il incombe à la Cour de rechercher si l’équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général et l’intérêt du ou des individus concernés. Ce faisant, elle reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (AGOSI, précité, § 52, et J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 55, CEDH 2007-III).

b)  Application en l’espèce

91.  En l’espèce, nul ne conteste que la confiscation du navire et des outils s’y trouvant, ainsi que de la cargaison, constitue une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

92.  La Cour vient de constater que l’infraction en considération de laquelle le requérant s’est vu confisquer son navire ne répondait pas aux exigences de « légalité » découlant de l’article 7, puisque les dispositions internes qui ont servi de base légale à sa condamnation n’étaient pas d’application suffisamment prévisible (paragraphe 74 ci-dessus).

Cette conclusion l’amène à considérer que l’ingérence dans le droit au respect des biens du requérant ne remplissait pas davantage la condition similaire de légalité requise par l’article 1 du Protocole no 1 (voir aussi Sud Fondi srl et autres, précité, § 137 et Varvara, précité, §§ 84 et 85).

Dès lors, il y a eu violation de cette disposition de ce chef.

93.  Pareille conclusion dispense la Cour de rechercher si les autres exigences de l’article 1 du Protocole no 1 ont été respectées en l’espèce, et notamment s’il y a eu rupture du juste équilibre requis.

L'ÉTAT DOIT PROTÉGER LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE

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- L'ÉTAT NE DOIT PAS PORTER ATTEINTE AU BIEN PRIVÉ

- L'ÉTAT A AUSSI UN DEVOIR POSITIF DE PROTECTION

- L'INDEMNISATION DES VICTIMES POLITIQUES D'UN AUTRE ÉTAT ANTÉRIEUR SUR LE MÊME TERRITOIRE

L'ÉTAT NE DOIT PAS PORTER ATTEINTE AU BIEN PRIVÉ

Olkhovik et autres c. Russie du 15 mars 2022 requête no 11279/17

Annulation sans indemnisation du titre de propriété des requérantes sur des appartements qu’elles avaient achetés et leur réintégration aux domaines municipaux en tant que biens tombés en déshérence. Dans l’affaire Olkhovik, la Cour constate que le nouveau recours indemnitaire introduit par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale à compter du 1 er janvier 2020, est a priori accessible aux requérantes qui ont, en principe, jusqu’au 31 décembre 2022 pour demander une indemnité à l’État pour la restitution de leurs appartements aux municipalités. Ce recours offre précisément la possibilité d’obtenir la réparation intégrale du préjudice matériel et sans être subordonné à la démonstration d’une faute des autorités. Les requérantes n’ayant pas usé de cette possibilité, la Cour conclut qu’elles n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes.

FAITS

Les requérantes, Olga Vasilyevna Olkhovik, Galina Viktorovna Kirillova et Lena Radionovna Reykhert sont des ressortissantes russes, nées respectivement en 1962, 1958 et 1969 et résidant à Moscou et Sertolovo (Russie). Mmes Olkhovik, Kirillova et Reykhert achetèrent des appartements à des particuliers. Il s’avéra par la suite que les propriétaires initiaux de ces appartements étaient décédés sans laisser d’héritiers. Les municipalités respectives engagèrent des procédures en revendication contre les requérantes et leurs vendeurs, auxquelles les juridictions internes firent droit. Les tribunaux internes réintégrèrent les appartements aux domaines municipaux et annulèrent, sans indemnisation, les titres de propriété des intéressées. Par la suite, Mme Olkhovik a engagé et gagné une action en dommagesintérêts contre sa venderesse.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour constate que l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale, relative à l’enregistrement des droits immobiliers, applicable à l’époque des faits, permettait, sous certaines conditions, d’obtenir pour la perte de logement une indemnité plafonnée à 1 000 000 roubles (RUB). À compter du 1 er janvier 2020, la législation russe fut modifiée en vue de renforcer la protection des acquéreurs de logements. Le régime du recours indemnitaire contre l’État fut modifié par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale relative à l’enregistrement de l’immobilier (Федеральный закон от 13 июля 2015 N 218-ФЗ "О государственной регистрации недвижимости") avec effet rétroactif dans un sens favorable aux acquéreurs. Il est en principe ouvert à tous les acquéreurs de bonne foi (pour autant qu’il s’agisse de personnes physiques), y compris à ceux dont les logements ont dû être restitués avant le 1 er janvier 2020. Les conditions de l’utilisation de ce recours sont les suivantes : i) la personne dont le logement a été restitué doit être un « acquéreur de bonne foi » ; ii) celui-ci doit avoir obtenu un acte judiciaire accordant la réparation du préjudice causé par la restitution du logement ; iii) cet acte judiciaire doit être resté inexécuté pendant au moins six mois, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’acquéreur dépossédé ; iv) l’acquéreur doit demander en justice que l’État lui verse une indemnité. L’indemnité est censée couvrir l’intégralité du préjudice matériel résultant de la restitution. Le succès de cette action n’est pas subordonné à l’établissement d’une faute des autorités. De l’avis de la Cour, ce nouveau recours indemnitaire est a priori accessible aux requérantes. Cellesci ont, en principe, jusqu’au 31 décembre 2022 pour demander une indemnité à l’État. En outre, ce recours indemnitaire s’avère a priori adéquat à l’affaire. Les requérantes tirant grief d’une privation de propriété sans indemnisation, ce recours leur offre précisément la possibilité d’obtenir la réparation intégrale du préjudice matériel causé par une telle privation. Il n’est pas subordonné à la démonstration d’une faute des autorités. En conclusion, la Cour estime qu’elle n’a pas de raison de mettre en doute, à ce stade, l’effectivité du nouveau recours indemnitaire au regard de l’article 1 du Protocole n° 1 afin de redresser le préjudice causé aux acquéreurs de bonne foi, en raison de la restitution de leurs logements. La Cour n’exclut cependant pas de revoir sa position quant à l’effectivité réelle de cette nouvelle voie de recours dans l’hypothèse où la pratique des juridictions nationales viendrait à montrer l’ineffectivité des actions en indemnisation introduites contre l’État, en raison, par exemple, de la lenteur des procédures, du formalisme excessif entourant celles-ci ou encore de l’insuffisance des indemnités allouées. Le cas échéant, les requérantes pourraient introduire de nouvelles requêtes au cas où leurs actions contre l’État seraient rejetées. La Cour conclut que les requérantes n’ont pas exercé cette nouvelle voie de recours et que, par conséquent, les griefs tirés de l’article 1 du Protocole n° 1 doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention, pour non-épuisement des voies de recours internes.

CEDH

Considérations et principes généraux

29.  La Cour observe que les appartements que les requérantes avaient achetés à des tiers ont été restitués sans indemnisation à des villes. Elle se prononcera sur l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement et examinera, plus précisément, la question de savoir si le recours indemnitaire prévu par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale qui permet d’obtenir réparation du préjudice matériel une fois le logement restitué à la collectivité publique, constitue un « recours effectif » au sens de l’article 35 § 1 de la Convention dans les circonstances de l’espèce.

30.  La Cour rappelle tout d’abord que la règle de l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], n25803/94, § 74, CEDH 1999‑V). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-70, 25 mars 2014 ; voir aussi, Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010). Ce principe de subsidiarité est à présent inscrit dans le Préambule de la Convention, depuis que le Protocole no 15 est entré en vigueur le 1er août 2021.

31.  Les critères d’effectivité d’un recours interne ont été rappelés dans les arrêts De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, §§ 77-81, CEDH 2012) et Mugemangango c. Belgique ([GC], no 310/15, §§ 130-131, 10 juillet 2020).

32.  Eu égard à ces principes et critères, et rappelant que la portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 179, 23 février 2017), la Cour entame son analyse en constatant qu’elle se trouve saisie en l’espèce de griefs tirés du seul article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle n’appréciera dès lors l’effectivité du mécanisme d’indemnisation qu’au regard de cette seule disposition.

b)     Sur l’effectivité du recours indemnitaire au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

33.  La Cour constate que l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale, qui était applicable à l’époque des faits, permettait, sous certaines conditions, d’obtenir pour la perte de logement une indemnité plafonnée à 1 000 000 RUB. Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, reprise par certaines juridictions de fond, le recours indemnitaire ainsi prévu était censé ne réparer que partiellement le préjudice subi par les acquéreurs de bonne foi (paragraphes 6, 7 et 14 ci-dessus).

34.   À compter du 1er janvier 2020, en réponse notamment aux arrêts de la Cour concernant les restitutions d’appartements (paragraphe 18 ci-dessus), la législation russe a été modifiée en vue de renforcer la protection des acquéreurs de logements. D’une part, la notion d’« acquéreur de bonne foi » a été simplifiée dans le sens où cette qualité lui est reconnue dès l’instant où il a vérifié les données dans le registre unifié de l’immobilier concernant le logement qu’il s’apprête à acheter et concernant son vendeur ; un délai plus court a été imposé aux collectivités publiques pour introduire une action en revendication d’un logement ; la responsabilité pour faute de l’autorité de l’enregistrement et d’autres autorités est désormais clairement distinguée de la responsabilité de l’État sans faute (paragraphes 8, 12 et 13 ci‑dessus). D’autre part, et surtout, le régime du recours indemnitaire contre l’État a été modifié avec effet rétroactif dans un sens favorable aux acquéreurs. Il est en principe ouvert à tous les acquéreurs de bonne foi (pour autant qu’il s’agisse de personnes physiques), y compris à ceux dont les logements ont dû être restitués avant le 1er janvier 2020.

35.  Les conditions de l’utilisation de ce nouveau recours indemnitaire sont les suivantes : i) la personne dont le logement a été restitué doit être un « acquéreur de bonne foi » ; ii) celui-ci doit avoir obtenu un acte judiciaire accordant la réparation du préjudice causé par la restitution du logement ; iii) cet acte judiciaire doit être resté inexécuté pendant au moins six mois, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’acquéreur dépossédé ; iv) l’acquéreur doit demander en justice que l’État lui verse une indemnité. L’indemnité est censée couvrir l’intégralité du préjudice matériel résultant de la restitution. Le succès de cette action n’est pas subordonné à l’établissement d’une faute des autorités, cas dans lequel d’autres dispositions, relatives à la responsabilité pour faute, entrent en jeu et d’autres sommes peuvent être recouvrées (paragraphes 8-9 ci-dessus).

36.  De l’avis de la Cour, ce nouveau recours indemnitaire introduit par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale, quoique constitué de plusieurs étapes, est a priori accessible aux requérantes qui ont, en principe, jusqu’au 31 décembre 2022 pour demander une indemnité à l’État sur le fondement dudit article (paragraphe 10 ci-dessus).

37.  Certes, l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en principe, à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, cette règle ne va pas sans exceptions (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits), Fakhretdinov et autres c. Russie (déc.), nos 26716/09, 67576/09 et 7698/10, 23 septembre 2010, Taron c. Allemagne (déc.), no 53126/07, 29 mai 2012, et Müdür Turgut et autres c. Turquie (déc.), no 4860/09, 26 mars 2013, et Ivan Todorov, c. Bulgarie, no 71545/11, § 49, 19 janvier 2017). La Cour s’est ainsi notamment écartée de ce principe général lorsque les autorités ont, comme en l’espèce, entendu régler au niveau interne un problème constaté par la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Tekin et Baysal c. Turquie (déc.), nos 40192/10 et 8051/12, §§ 25‑28, 4 décembre 2018). Cette approche traduit l’importance croissante que la Cour accorde au principe de subsidiarité et à la « responsabilité partagée » entre les autorités nationales et la Cour dans la mise en œuvre des exigences de la Convention, telle qu’interprétée par la Cour.

38.  En outre, le recours indemnitaire prévu par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale s’avère a priori adéquat. En l’espèce, les requérantes tirent grief d’une privation de propriété sans indemnisation. Or ce recours leur offre précisément la possibilité d’obtenir la réparation intégrale du préjudice matériel causé par une telle privation et il n’est, par ailleurs, pas subordonné à la démonstration d’une faute des autorités. Partant, ce recours est de nature à porter directement remède à la situation incriminée.

39.  La Cour ne dispose d’aucun élément lui permettant de considérer que la nouvelle voie de recours n’offre pas des perspectives raisonnables de succès. À cet égard, elle observe, d’un part, qu’il ressort de la jurisprudence récente une pratique consistant à accueillir les demandes d’indemnité présentées par les acquéreurs de bonne foi (paragraphe 14 ci-dessus). Elle rappelle, d’autre part, que ni le fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’une action qui n’est pas manifestement vouée à l’échec, ni l’issue d’une action ne conditionnent l’effectivité d’un recours. Au contraire, il existe un intérêt à soumettre la question aux juridictions internes afin de leur permettre de développer les droits existants en usant de leur pouvoir d’interprétation. Cela est en particulier le cas lorsqu’une nouvelle disposition légale a été adoptée dans l’objectif spécifique de créer un recours susceptible de porter remède à un type de grief, afin de répondre à un problème identifié par la Cour (voir, parmi beaucoup d’autres, Ivan Todorov, précité, § 47, et les références qui y sont citées).

40.  Alors que la voie de recours invoquée par le Gouvernement est, aux yeux de la Cour, a priori accessible et adéquate, les requérantes, de leur part, ne démontrent pas qu’elles ne remplissent pas les conditions pour obtenir une indemnité prélevée sur le budget fédéral prévue par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale. Elles ne soutiennent pas non plus que ce recours représente pour les demandeurs une charge excessive, que ce soit en termes de procédure ou de coût (comparer aussi avec Smagilov c. Russie (déc.), no 24324/05, §§ 42-51, 13 novembre 2014, et Shmelev et autres c. Russie (déc.), nos 41743/17 et 16 autres, §§ 111 et suiv., 17 mars 2020).

41.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’elle n’a pas de raison de mettre en doute, à ce stade, l’effectivité du nouveau recours indemnitaire au regard de l’article 1 du Protocole no 1 afin de redresser le préjudice causé aux acquéreurs de bonne foi, en raison de la restitution de leurs logements (voir aussi, mutatis mutandis, S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, §§ 30-42, 4 juillet 2017).

42.  Elle n’exclut cependant pas de revoir sa position quant à l’effectivité réelle de cette nouvelle voie de recours dans l’hypothèse où la pratique des juridictions nationales viendrait à montrer l’ineffectivité des actions en indemnisation introduites contre l’État, en raison, par exemple, de la lenteur des procédures, du formalisme excessif entourant celles-ci ou encore de l’insuffisance des indemnités allouées (voir, mutatis mutandis, Panju c. Belgique, no 18393/09, §§ 54-64, 28 octobre 2014). Elle souligne également que les requérantes pourraient, le cas échéant, introduire de nouvelles requêtes au cas où leurs actions contre l’État seraient rejetées (comparer avec Shmelev et autres, décision précitée, §§ 118 et 120, et Dadusenko et autres c. Russie (déc.), nos 36027/19 et 3 autres, § 29, 7 septembre 2021). La Cour conserve en effet sa compétence de contrôle ultime pour tout grief présenté par des requérants qui, comme le veut le principe de subsidiarité, ont épuisé les voies de recours internes disponibles (Radoljub Marinković c. Serbie (déc.), no 5353/11, §§ 49-61, 29 janvier 2013).

43.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les requérantes n’ont pas épuisé les voies de recours internes et que, par conséquent, les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Lidiya Nikitina c. Russie (requête n o 8051/20

Annulation sans indemnisation du titre de propriété des requérantes sur des appartements qu’elles avaient achetés et leur réintégration aux domaines municipaux en tant que biens tombés en déshérence.

La Cour estime que le nouveau recours indemnitaire n’est pas accessible à la requérante. Sur le fond, elle considère que l’intéressée aurait dû légitimement et raisonnablement se fier au contrôle opéré par les autorités compétentes, mais a dû subir, sans être indemnisée, les conséquences de faits imputables exclusivement à des tiers et aux autorités fédérales et municipales chargées du contrôle. Le juste équilibre qui aurait dû régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété de la requérante n’a pas été établi.

Art 1 P1 • Privation de propriété • Restitution à l’État d’un appartement tombé en déshérence, sans indemniser l’acquéreur de bonne foi

Art 35 § 1 • Nouveau recours indemnitaire effectif à épuiser à partir du 1er janvier 2020 par les acquéreurs de bonne foi de logements restitués à l’État, y compris avant cette date • Recours inaccessible à la requérante

FAITS

La requérante, Lidiya Aleksandrovna Nikitina, est une ressortissante russe née en 1954 et résidant à Saint-Pétersbourg (Russie). En mars 2017, Mme Nikitina acheta un appartement à L. et enregistra son droit de propriété. Quelques mois après, elle conclut un contrat de revente de cet appartement. L’autorité chargée de l’enregistrement de la vente notifia à Mme Nikitina et à l’acheteur le refus d’enregistrement au motif que L. était en réalité décédée en octobre 2016, sans laisser d’héritiers. La ville de Saint-Pétersbourg introduisit une action contre Mme Nikitina et son acheteur en revendication de l’appartement en tant que bien tombé en déshérence. Les juridictions internes firent droit à l’action de la ville et ordonnèrent l’annulation du titre de propriété de la requérante.

CEDH

La Cour constate d’emblée que le nouveau recours indemnitaire n’est pas accessible à la requérante. En effet, celle-ci ne peut assigner personne en dommages-intérêts et ne peut donc pas passer la première étape du recours consistant en une obtention d’un acte judiciaire accordant la réparation du préjudice causé par la restitution du logement. Partant, elle rejette l’objection du Gouvernement quant à un non-épuisement des voies de recours internes, et elle déclare la requête recevable. La Cour constate que la vente de l’appartement à la requérante a été possible à cause d’une coordination défaillante et tardive entre les différentes autorités locales et fédérales. Tandis que le décès de L. était connu des autorités au plus tard en décembre 2016, l’autorité de l’enregistrement ne l’a appris qu’en juin 2017 et la ville n’a agi qu’en octobre 2017. De plus, la Cour note également que la présente affaire renferme en toute apparence des faits d’escroquerie, de faux et d’usage de faux. La Cour rappelle avoir déjà jugé qu’il était concevable que l’autorité chargée de l’enregistrement ou d’autres autorités manquent à déceler une falsification. Toutefois, la Cour constate en l’espèce que les autorités n’ont pas pris de mesures ni d’initiatives pour rechercher les personnes responsables de cette situation. Elle considère par conséquent que les autorités n’ont pas agi en temps utile et avec diligence. La Cour estime qu’en raison de la présence d’autorités compétentes pour les questions relatives aux logements et aux titres de propriété sur ceux-ci, il n’incombe pas à l’acheteur de subir inconditionnellement le risque de la restitution. La requérante pouvait donc légitimement et raisonnablement se fier au contrôle opéré par les autorités compétentes. Il n’a jamais été allégué au niveau interne que l’intéressée eût été de mauvaise foi ou négligente lors de l’achat de l’appartement. En conclusion, la Cour relève que la requérante a dû subir, sans être indemnisée, les conséquences de faits imputables exclusivement à des tiers et aux autorités fédérales et municipales. Le juste équilibre qui aurait dû régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété de la requérante n’a pas été établi. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention. Au titre de la satisfaction équitable, la Cour dit que la Russie doit verser à la requérante 5 000 euros (EUR) pour dommage moral.

RECEVABILITE

a)  Considérations et principes généraux

32.  L’appartement que la requérante avait acheté a été restitué sans indemnisation à la ville de Saint-Pétersbourg. Eu égard à l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement, la Cour considère ce qui suit.

33.  Elle constate d’emblée que le volet préventif du mécanisme légal de protection des acquéreurs de bonne foi des logements n’a pas été et n’est pas accessible à la requérante, le code civil ayant été modifié postérieurement à ce litige. Partant, la Cour ne se prononcera que sur le volet indemnitaire, et, plus précisément, sur la question de savoir si le nouveau recours indemnitaire prévu par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale et permettant d’obtenir réparation du préjudice matériel une fois le logement restitué constitue en l’espèce un « recours effectif » au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

34.  La Cour rappelle tout d’abord que la règle de l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], n25803/94, § 74, CEDH 1999‑V). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69-70, 25 mars 2014 ; voir aussi, Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010). Ce principe de subsidiarité est à présent inscrit dans le Préambule de la Convention, depuis que le Protocole no 15 est entré en vigueur le 1er août 2021.

35.  Les critères d’effectivité d’un recours interne ont été rappelés dans les arrêts De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, §§ 77-81, CEDH 2012) et Mugemangango c. Belgique ([GC], no 310/15, §§ 130-131, 10 juillet 2020).

    Application en l’espèce

36.  La Cour constate que l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale, qui était applicable à l’époque des faits de l’espèce, permettait, sous certaines conditions, d’obtenir une indemnité pour perte de logement à la hauteur maximale de 1 000 000 RUB. Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, reprise par certaines juridictions de fond, le recours ainsi prévu était censé ne réparer que partiellement le préjudice des acquéreurs de bonne foi (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).

37.  À compter du 1er janvier 2020, en réponse notamment aux arrêts de la Cour concernant les restitutions d’appartements (paragraphe 26 ci-dessus), la législation russe a été modifiée en vue de renforcer la protection des acquéreurs de logements. Le recours indemnitaire est en principe accessible à tous les acquéreurs de bonne foi (personnes physiques), y compris à ceux dont les logements avaient été restitués avant le 1er janvier 2020.

38.  Les conditions de l’utilisation de ce recours sont les suivantes : i) la personne dont le logement a été restitué doit être un « acquéreur de bonne foi » ; ii) celui-ci doit avoir obtenu un acte judiciaire accordant la réparation du préjudice causé par la restitution du logement ; iii) cet acte judiciaire doit être resté inexécuté pendant au moins six mois, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’acquéreur dépossédé ; iv) l’acquéreur doit demander en justice que l’État lui verse une indemnité. L’indemnité est censée couvrir l’intégralité du préjudice matériel résultant de la restitution. Le succès de cette action n’est pas subordonné à l’établissement d’une faute des autorités, cas dans lequel d’autres dispositions, relatives à la responsabilité pour faute, entrent en jeu et d’autres sommes peuvent être recouvrées (paragraphes 16-18 ci-dessus).

39.  Ce recours est donc constitué de plusieurs étapes dont la première consiste à obtenir un acte judiciaire accordant réparation du préjudice résultant de la restitution de l’appartement. À cet égard, le Gouvernement n’a pas soutenu que l’acquéreur de bonne foi peut introduire un recours indemnitaire contre l’État sans avoir obtenu l’acte judiciaire susmentionné. En l’occurrence, la Cour peut suivre la requérante lorsque celle-ci soutient être dans l’impossibilité d’obtenir un tel jugement, dans la mesure où elle ne peut assigner une personne dans une action en dommages-intérêts. En effet, en l’absence d’une enquête pénale, l’identité de la personne qui s’était fait passer pour L. (la propriétaire défunte de l’appartement) n’a pas été établie. Certes, théoriquement, la requérante pourrait diriger son action contre celui qui s’était présenté comme agent immobilier. Cependant, cette voie apparaît trop incertaine : non seulement la requérante affirme ignorer l’adresse et la situation de cet individu, mais encore il n’a aucunement été allégué que cet individu a provoqué la présente situation préjudiciable à la requérante. Enfin, le Gouvernement n’a pas désigné d’autres personnes contre lesquelles la requérante pourrait agir afin d’obtenir réparation de son préjudice.

40.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut, sans aucunement préjuger de l’effectivité de principe du nouveau recours indemnitaire (voir Olkhovik et autres c. Russie (déc.), nos 11279/17 et 2 autres, 15 mars 2022), que celui-ci n’est pas accessible à la requérante dans les circonstances concrètes de l’espèce (voir aussi, mutatis mutandis, Ivan Todorov c. Bulgarie, no 71545/11, §§ 52-54, 19 janvier 2017). L’exception du Gouvernement doit donc être rejetée.

c)      Conclusion

41.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

SUR LE FOND

45.  Les principes généraux, le droit et la pratique internes pertinents en matière de restitution de biens immobiliers au profit des collectivités publiques sont exposés dans les arrêts Alentseva c. Russie (no 31788/06, §§ 25-46 et 55, 17 novembre 2016) et Seregin et autres, précité (§§ 52-58, 62-74 et 94). En particulier, s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens, la Cour a dit dans l’arrêt précité Seregin et autres :

« (...) La proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume‑Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées). Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, §§ 138-139, 12 juin 2018, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées). »

46.  Dans la présente affaire, la Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur la légalité de l’ingérence, car la mesure n’était, en tout état de cause, pas proportionnée (Alentseva, précité, §§ 62-66, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).

47.  Elle constate d’emblée que la requérante a été privée de sa propriété sans aucune indemnisation. Une ingérence d’une telle gravité appelle un contrôle strict de la Cour. Celle-ci observe que les motifs pour lesquels le titre de propriété de la requérante a été annulé par la justice sont, en résumé, les suivants : i) les autorités locales et fédérales n’ont pas commis de faute facilitant la dépossession de l’appartement ; ii) la ville a été dépossédée de son bien contre sa volonté, mais elle a agi en temps voulu ; iii) la bonne ou la mauvaise foi de la requérante n’était pas un facteur pertinent.

48.  La Cour constate que la vente de l’appartement à la requérante a été possible à cause d’une coordination défaillante et tardive entre différentes autorités locales et fédérales (comité chargé des questions de logement, service d’état civil, ville et autorité chargée de l’enregistrement ; voir en particulier les paragraphes 4, 7 et 10 ci-dessus). Tandis que le décès de L. était connu des autorités au plus tard en décembre 2016, l’autorité de l’enregistrement ne l’a appris qu’en juin 2017 et la ville n’a agi qu’en octobre 2017 (voir aussi, pour des situations similaires, Zimonin et autres c. Russie [comité], nos 59291/13, 14639/14 et 14582/15, § 60, 16 mai 2017, et Frenkel et autres c. Russie [comité], nos 22481/18 et 38903/19, 6 avril 2021).

49.  La Cour note également que la présente affaire renferme en toute apparence des faits d’escroquerie, de faux et d’usage de faux. Pourtant, l’autorité chargée de l’enregistrement, censée mener une « expertise » des documents présentés, n’a pas décelé de faux (voir récemment Frenkel et autres, précité, § 15, et Zadorozhnyy et autres c. Russie [comité], nos 55025/18 et 12185/19, § 16, 6 avril 2021). Certes, la Cour a déjà jugé qu’il était concevable que l’autorité chargée de l’enregistrement ou d’autres autorités n’aient pas pu déceler de falsification (Seregin et autres, précité, § 100). Toutefois, elle constate en l’espèce que les autorités n’ont pas pris de mesures ni d’initiatives, en ce compris pénales, pour rechercher les personnes responsables de cette situation. À l’estime de la Cour, il ne peut être considéré que les autorités ont agi en temps utile et avec diligence (voir, a contrario, par exemple, Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 67, 5 décembre 2017, et Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 33, 17 décembre 2019).

50.  La Cour estime qu’avec autant d’autorités compétentes pour les questions relatives aux logements et aux titres de propriété sur ceux-ci, il n’incombe pas à l’acheteur de subir inconditionnellement le risque de la restitution (voir, mutatis mutandis, Pchelintseva et autres, précité, § 98, et Ponyayeva et autres c. Russie, no 63508/11, § 53, 17 novembre 2016). La requérante pouvait légitimement et raisonnablement se fier au contrôle opéré par les autorités compétentes.

51.  Quant à l’attitude de la requérante, qui peut être discutée, la Cour observe cependant qu’il n’a jamais été allégué au niveau interne que l’intéressée eût été de mauvaise foi ou négligente lors de l’achat de l’appartement. Par ailleurs, aucun élément permettant de remettre en cause la présomption de bonne foi applicable en la matière (paragraphe 15 ci-dessus, et Seregin et autres, précité, §§ 63-66) n’a été établi. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante a acheté l’appartement à un prix inférieur à sa valeur cadastrale (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour prend note des arguments de la requérante tenant au mauvais état de l’appartement et à l’empressement de vendre manifesté par la personne se prétendant être le propriétaire (paragraphe 42 ci-dessus). En toute hypothèse, la Cour ne peut avoir égard à l’argument du Gouvernement dans la mesure où les juridictions internes n’en ont pas fait état dans leurs décisions (Kirillova c. Russie, no 50775/13, § 37, 13 septembre 2016, et aussi, pour un exemple plus récent, Fakhrudtinova c. Russie [comité], no 5799/13, § 37, 9 octobre 2018).

52.  Il ressort de ce qui précède que la requérante a dû subir, sans être indemnisée, les conséquences de faits imputables exclusivement à des tiers et aux autorités fédérales et municipales (Seregin et autres, précité, § 111, et Pchelintseva et autres, précité, §§ 98-100). Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété de la requérante a été rompu. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

 

DĂNOIU ET AUTRES c. ROUMANIE du 25 janvier 2022 requête no 54780/15

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Réduction ordonnée par la cour d’appel des honoraires d’avocats commis d’office de plusieurs milliers de parties civiles dans une procédure pénale • Manque d’une base légale claire et prévisible, entourée de garanties suffisantes contre l’arbitraire

a)  Sur l’existence d’une ingérence

58.  La Cour constate que, dans le contexte factuel particulier au cas d’espèce, le fait pour la cour d’appel de Bucarest d’avoir procédé à la réduction des honoraires des requérants (paragraphes 17-19 ci-dessus) s’analyse en une « règlementation de l’usage » des biens, au sens du deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et peut donc passer pour une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit au respect de leurs biens. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

b)     Sur la justification de l’ingérence

59.  La Cour renvoie aux principes généraux en matière de légalité d’une ingérence dans un droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 tel qu’ils ont été résumés dans l’affaire Vistiņš et Perepjolkins (précité, §§ 95-97) :

« 95.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (fond) [GC], no25701/94, § 79, CEDH 2000‑XII ; et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 147, CEDH 2004-V).

96.  Toutefois, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention (voir, par exemple, Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no26449/95, § 54, 9 novembre 1999).

97. Il s’ensuit qu’en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, en ce compris la Constitution (Ex-roi de Grèce et autres (fond) précité, §§ 79 et 82, et Jahn et autres [c. Allemagne, nos 46720/9972203/01 et 72552/01], § 81[, ECHR 2005‑VI]), les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Guiso-Gallisay c. Italie, no58858/00, §§ 82-83, 8 décembre 2005). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no75909/01, § 109, 20 janvier 2009). En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano c. Italie [GC], no38433/09, § 143, 7 juin 2012). De même, la loi applicable doit offrir des garanties procédurales minimales, en rapport avec l’importance du droit en jeu (voir, mutatis mutandis, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no38224/03, § 88, 14 septembre 2010). »

60.  Se tournant vers les circonstances de la présente espèce, la Cour observe d’emblée que la cour d’appel de Bucarest a fondé son arrêt du 9 juillet 2015 sur l’article 82 §§ 1 et 3 de la loi no 51/1995 (paragraphe 26 ci‑dessus), qui permettait selon elle aux tribunaux de réduire les honoraires des avocats commis d’office, dont les montants étaient établis par le Protocole du 1er décembre 2008 (paragraphe 18 ci‑dessus).

61.  Elle observe également que la loi no 51/1995 a été publiée au Journal officiel (paragraphe 26 ci‑dessus) et que le texte du Protocole du 1er décembre 2008 a été disponible au sein de l’UNBR dont les requérants étaient membres (paragraphe 28 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no 26449/95, §§ 57‑60, 9 novembre 1999). Elle considère que la réglementation pertinente était accessible aux requérants.

62.  La Cour relève ensuite que la cour d’appel de Bucarest a estimé qu’en validant les honoraires des avocats commis d’office, les tribunaux avaient aussi la possibilité de contrôler les montants maximaux des honoraires prévus à l’article 5 du Protocole du 1er décembre 2008, protocole qui ne prévoyait pas de plafond pour les honoraires des avocats commis d’office (paragraphe 18 ci-dessus). Toujours selon la cour d’appel, l’absence de plafond légal fixé pour les honoraires des avocats commis d’office représentait une omission qui a finalement été corrigée par le Protocole du 11 juin 2015, qui en a fixé un en cas de représentation de plusieurs parties civiles par un même avocat commis d’office (paragraphe 28 ci-dessus). En appliquant ce raisonnement au cas d’espèce et après avoir jugé qu’il y avait un écart disproportionné entre la prestation fournie par les requérants – qui consistait en une défense ayant profité à toutes les parties civiles – et les honoraires calculés sur la base du Protocole du 1er décembre 2008, la cour d’appel a décidé de réduire les honoraires de chacun des requérants en déterminant un montant forfaitaire de 25 000 RON (soit environ 5 681 EUR), au lieu de calculer des honoraires en multipliant le nombre des parties civiles par le montant, soit 150 RON, prévu à l’article 5 e) du Protocole du 1er décembre 2008 (paragraphe 18 ci‑dessus).

63.  En premier lieu, la Cour estime que, bien qu’il appartienne au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, d’interpréter la législation interne (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018), la justification fournie par la cour d’appel à l’appui de sa décision de réduire les honoraires des requérants n’est pas convaincante. Tout d’abord, force est de constater qu’en vertu de l’article 82 § 3 de la loi no 51/1995, les honoraires d’avocat devaient être validés par le tribunal, en fonction de la nature du travail et de son volume, dans la limite des montants établis par le protocole conclu entre l’UNBR et le ministère de la Justice et que l’autorité judiciaire avait la faculté de maintenir ou d’augmenter le montant des honoraires initialement fixé (paragraphe 26 ci‑dessus). Quant aux dispositions du Protocole du 1er décembre 2008, elle constate qu’il fixait un montant de 150 RON (soit environ 34 EUR) pour assurer la représentation de chaque partie civile lors d’une procédure pénale (paragraphe 28 ci‑dessus). De plus, il en ressort que la base légale invoquée par la cour d’appel ne prévoyait qu’une seule situation dans laquelle les honoraires octroyés à des avocats commis d’office pouvaient être réduits, à savoir l’intervention d’un avocat choisi par la partie civile, qui ne revêtait d’ailleurs pas un caractère incident dans le cas des requérants (paragraphe 28 ci-dessus). Ensuite, bien que la législation applicable au cas d’espèce n’ait pas prévu un plafond pour les honoraires des avocats commis d’office dans une situation similaire à celle des requérants, la cour d’appel a fait une application rétroactive du principe de plafonnement des honoraires fixé par le Protocole du 11 juin 2015 (paragraphe 29 ci‑dessus ; voir, mutatis mutandis, Maurice c. France [GC], no 11810/03, §§ 90-93, CEDH 2005‑IX).

64.  S’agissant des services juridiques d’office fournis par les requérants au bénéfice des parties civiles, la Cour observe qu’à partir du 27 mai 2008 (paragraphe 7 ci-dessus) et jusqu’au 7 octobre 2014, date du prononcé du jugement du tribunal de première instance, soit pendant plus de six ans, ceux- ci ont représenté 8 607 parties civiles (paragraphe 10 ci‑dessus), lors des quarante-six audiences qui se sont déroulées devant le tribunal de première instance (paragraphe 8 ci-dessus). Pour ce qui est de l’évaluation faite par la cour d’appel quant aux services fournis par les requérants, la Cour observe qu’elle est contredite par l’évaluation faite par le juge du premier degré devant lequel la procédure pénale s’était déroulée et qui avait décidé de valider et de maintenir, dans les conditions de l’article 82 § 3 de la loi no 51/1995, les honoraires prévus à l’article 5 e) du Protocole du 1er décembre 2008, sans procéder à une quelconque réduction (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour note à cet égard, avec les requérants, que les rapports justifiant le paiement des honoraires par le ministère de la Justice n’ont été ni contestés ni annulés par les autorités nationales. Ces constats pourraient suffire pour conclure que les motifs à l’appui de l’arrêt du 9 juillet 2015 de la cour d’appel de Bucarest n’étaient pas en conformité avec les dispositions légales internes et que l’arrêt en question était arbitraire (voir, mutatis mutandis, Anželika Šimaitienė, précité, § 113).

65.  En deuxième lieu, la Cour constate que la thèse des requérants est confirmée par les exemples de jurisprudence interne versés par les parties au dossier. Ainsi, parmi les huit cours d’appel destinataires de la demande formulée par le bureau de l’agent du gouvernement seulement deux d’entre elles (les cours d’appel de Bacau et de Pitesti) ont fourni, chacune, un exemple de jurisprudence relevant de la période pendant laquelle le Protocole du 1er décembre 2008 était applicable (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). Les autres cours d’appel n’ont produit aucun exemple de jurisprudence à l’appui de leurs opinions, ou ont produit des exemples de décisions qui relevaient de l’application du Protocole du 11 juin 2015, qui est entré en vigueur après la fin du procès au cours duquel les requérants ont prêté leurs services en faveur des parties civiles (paragraphes 31, 32, 33, 34, 36 et 38 ci-dessus).

66.  Tel qu’il ressort de l’exemple de jurisprudence fourni par la cour d’appel de Bacau, l’avocat s’était vu reprocher, entre autres, d’avoir fourni une prestation juridique minimale (paragraphe 35 ci-dessus). Quant à l’exemple de jurisprudence fourni par la cour d’appel de Pitesti, la Cour note qu’il s’agissait d’une confirmation de la réduction des honoraires d’avocat décidée par le juge du premier degré, sans toutefois préciser la base légale à l’appui de laquelle cette décision avait été rendue et tout en invoquant une prestation juridique minimale assurée par les avocats commis d’office (paragraphe 37 ci-dessus). Selon la Cour, ces exemples de jurisprudence ne sont pas pertinents car la mission des requérants en l’espèce n’a pas été considérée par les tribunaux comme une prestation juridique minimale, mais comme une mission d’assistance juridique qui a profité à toutes les parties civiles (paragraphe 18 ci-dessus). Qui plus est, à la différence des situations exposées dans les deux exemples de jurisprudence fournis par le Gouvernement, dans la présente espèce la réduction des honoraires est intervenue en appel, après que le juge du premier degré eut confirmé les honoraires calculés en vertu de l’article 5 du Protocole du 1er décembre 2008 (paragraphes 10 et 18 ci-dessus).

67.  De surcroit, la Cour constate que les trois exemples de jurisprudence fournis par les requérants indiquent que les tribunaux internes n’ont pas procédé à une réduction des honoraires accordés à des avocats commis d’office ayant assisté, comme les requérants, plusieurs parties civiles, mais ont octroyé le montant prévu à l’article 5 e) du Protocole du 1er décembre 2008 (paragraphe 39 ci-dessus). Une partie des juges des cours d’appel ont soutenu cette jurisprudence en exprimant des avis selon lesquels les honoraires accordés aux avocats commis d’office ne pouvaient pas faire l’objet d’une réduction par les tribunaux (paragraphes 31, 33 et 35 ci‑dessus).

68.  La Cour en conclut que ces éléments sont en mesure de confirmer que les arguments à l’appui de l’arrêt du 9 juillet 2015 rendu par la cour d’appel de Bucarest, ayant justifié la réduction des honoraires des requérants, n’étaient pas en conformité avec la législation nationale applicable en la matière, telle qu’interprétée par la jurisprudence interne pertinente et que, de ce fait, les requérants ne pouvaient pas prévoir que leurs honoraires, fixés en vertu de l’article 5 e) du Protocole du 1er décembre 2008, allaient être réduits par les tribunaux internes (voir la jurisprudence citée au paragraphe 59 ci‑dessus).

69.  En troisième et dernier lieu, la Cour rappelle qu’une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (voir la jurisprudence citée au paragraphe 59 ci-dessus). Cela suppose que toute ingérence dans l’exercice du droit au respect des biens doit, par conséquent, s’accompagner de garanties procédurales offrant à la personne concernée une possibilité raisonnable d’exposer sa cause aux autorités compétentes, de manière à permettre une contestation effective des mesures litigieuses (voir également Stolyarova c. Russie, no 15711/13, § 43, 29 janvier 2015).

70.  En l’espèce, la Cour rappelle que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit au respect de leurs biens est intervenue en appel, lors du prononcé de l’arrêt définitif rendu par la cour d’appel de Bucarest en date du 9 juillet 2015 (paragraphe 18 ci-dessus). Certes, par le jugement du 7 octobre 2014, le tribunal de première instance n’a pas précisé le montant exact des honoraires d’avocat auxquels les requérants avaient droit, mais il n’a pas procédé non plus à une réduction de ces honoraires, se limitant seulement à valider les mandats des requérants et à confirmer les montants de ces honoraires dans le respect de l’article 5 e) du Protocole du 1er décembre 2008 (paragraphes 9-10 ci-dessus). La demande des requérants tendant à faire préciser les montants de leurs honoraires dans le dispositif du jugement du 7 octobre 2014 a été définitivement rejetée le 9 juillet 2015, lorsque la cour d’appel a décidé de leur octroyer des honoraires réduits (paragraphes 13-19 ci‑dessus).

71. La Cour note d’ailleurs que la précision relative à l’étape processuelle à laquelle l’ingérence est intervenue est d’autant plus importante en l’espèce car, tel qu’il ressort des éléments du dossier, la législation nationale n’offrait aucune possibilité pour les requérants de contester l’ingérence litigieuse (paragraphe 25 ci-dessus). À ce titre, la Cour prend note des démarches entamées par les requérants devant la Haute Cour pour contester la réduction de leurs honoraires décidée par la cour d’appel de Bucarest, soldées par le rejet de leur pourvoi en cassation déclaré irrecevable (paragraphe 23 ci‑dessus). L’inefficacité de cette voie de recours extraordinaire a été confirmée d’ailleurs par la Cour constitutionnelle qui a précisé que les requérants, en tant qu’avocats des parties civiles, ne pouvaient former un tel recours en cassation (paragraphe 22 ci-dessus). Enfin, l’absence de toute possibilité effective pour les requérants en l’espèce de contester l’ingérence dans leur droit au respect de leurs biens est confirmée par la majorité des cours d’appel consultées à ce sujet (paragraphes 31-36 et 38 ci-dessus). Seul le représentant de la cour d’appel de Pitesti a considéré que les requérants avaient à leur disposition une voie de recours efficace, sans toutefois en préciser la nature (paragraphe 37 ci-dessus). Compte tenu de ces constatations, la Cour estime que les requérants n’ont pas bénéficié des garanties procédurales suffisantes pour défendre leurs intérêts patrimoniaux (voir, mutatis mutandis, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, §§ 135-140, CEDH 2005‑XII (extraits)).

72.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour manque d’une base légale claire et prévisible, entourée de garanties suffisantes contre l’arbitraire, justifiant la mesure de règlementation de l’usage des biens prise à l’encontre des requérants.

73.  Pareille conclusion dispense la Cour de rechercher si les autres exigences de l’article 1 du Protocole no 1 ont été respectées en l’espèce, et notamment si la mesure incriminée était conforme à l’intérêt général et si elle a respecté le juste équilibre devant régner en la matière entre un tel intérêt et les exigences de la protection des droits individuels.

BAYKIN ET AUTRES c. RUSSIE du 11 février 2020 requête n° 45720/17

Art 1 P 1 • Réglementer l’usage des biens • Absence de base légale claire et prévisible pour une injonction de démolir une maison située à proximité d’un oléoduc

60.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

  1. Sur l’existence d’un bien et d’une ingérence et sur la règle applicable

61.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la maison en question constitue un « bien » du premier requérant au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’injonction de démolition de cette maison s’analyse en une ingérence dans le droit du premier requérant au respect de ses biens.

62.  Quant au type d’ingérence et à la norme applicable, la Cour considère qu’il s’agissait d’une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Tumeliai c. Lituanie, no 25545/14, § 73, 9 janvier 2018, et Zhidov, précité, § 96, avec les références qui y sont citées).

63.  La Cour doit rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour être compatible avec cette disposition, une mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.

  1. Sur la légalité de l’ingérence

64.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94-95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées). La « légalité » d’une mesure implique que celle-ci ait une base légale en droit interne et que les normes constituant cette base soient suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Vistiņš et Perepjolkins, précité, §§ 96-97).

65.  En l’espèce, il n’est pas contesté par les parties que la maison du premier requérant se situait à 72 mètres de l’axe de l’oléoduc. C’est cette distance que la cour régionale de Moscou a pris en compte pour considérer que la maison avait été construite « sans respecter les distances de sécurité (...) de 100 m » et qu’elle était donc une construction illégale (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour relève cependant que la notion de « distance de sécurité » n’existe pas en droit russe et qu’aucune partie n’a prétendu le contraire.

66.  La lecture de l’arrêt d’appel et des décisions du juge unique de la cour régionale de Moscou laisse penser que les juridictions ont considéré la construction litigieuse comme contraire à deux types de dispositions internes.

67.  D’une part, elles se sont référées aux règles de protection des gazoducs et oléoducs instaurant les zones protégées de 25 mètres de chaque côté de l’axe de l’oléoduc, ainsi qu’aux articles 56 et 90 du code foncier mentionnant, à l’époque des faits, les zones protégées. Or la maison du premier requérant se situait à 72 mètres de l’oléoduc, donc elle ne rentrait pas dans la zone protégée. C’est pourquoi, de l’avis de la Cour, l’indication de cette zone, dès septembre 2013, sur la carte publique cadastrale était sans pertinence pour les requérants.

68.  D’autre part, les juridictions se sont référées à l’article 7.15 du règlement actualisé de construction et au tableau 4 annexé audit règlement. Ces dispositions concernaient la distance minimale de 100 mètres entre les oléoducs et les habitations. C’est le non-respect de cette distance minimale qui semble avoir été reproché au premier requérant.

69.  Cependant, la Cour observe à cet égard qu’il n’a été ni démontré, ni même allégué que, à l’époque des faits, les zones de distances minimales aient été mentionnées où que ce soit, à l’exception dudit règlement et de l’ancien règlement de construction.

70.  Se tournant vers l’analyse des règlements de construction précités (paragraphes 39‑44 ci-dessus), la Cour note d’emblée que, tandis que l’oléoduc en question avait commencé à fonctionner dès 1974, il ressort des intitulés, préambules et articles 1.5 et 5.4 respectifs desdits règlements que ceux-ci imposaient aux constructeurs d’installations, dès 1986, des règles de conception et de construction de nouveaux oléoducs à proximité des immeubles existants, et non pas l’inverse, c’est-à-dire qu’ils n’imposaient pas aux particuliers de règles de construction relatives aux immeubles situés à proximité des oléoducs (paragraphes 39-40 et 42-43 ci-dessus). La Cour relève qu’aucune des juridictions internes n’a procédé en l’espèce à une analyse de l’applicabilité de ces règlements à la construction de la maison en question.

71.  S’agissant du caractère obligatoire desdits règlements, la Cour observe, et le Gouvernement le confirme dans ses observations (paragraphe 51 ci-dessus) que l’article 7.15 et le tableau 4 du règlement actualisé, adopté en 2013, n’ont été rendus obligatoires qu’en juillet 2015, donc bien après l’achèvement de la construction de la maison et l’enregistrement du droit de propriété par le premier requérant.

Quant à l’article 3.16 de l’ancien règlement, qui contenait les mêmes dispositions, il était exclu de la liste des dispositions à respecter, précisément en application de l’arrêté du Gouvernement du 21 juin 2010 (paragraphe 41 ci-dessus). Il s’ensuit que les dispositions dont la méconnaissance a été reprochée au requérant n’avaient pas de portée obligatoire.

72.  Ainsi, ni les juridictions internes, ni le Gouvernement n’ont indiqué de disposition interne d’application obligatoire à l’époque des faits qui placerait la maison en cause dans une zone interdite, et dont le non-respect rendrait la construction « illégale » au sens de l’article 222 du code civil. La Cour ne peut pas déceler de telle disposition non plus.

73.  En effet, d’un côté, les dispositions relatives aux zones protégées ne concernaient pas la maison en question. D’un autre côté, il n’a pas été démontré que les dispositions relatives aux zones de distances minimales s’appliquaient à la construction de la maison litigieuse et avaient un caractère obligatoire à l’époque. Enfin, jusqu’en août 2018, ces zones de distances minimales n’étaient ni identifiées, ni officiellement enregistrées, et n’engendraient pas de restriction au droit de propriété sur les parcelles concernées (comparer avec les distances minimales autour des gazoducs dans l’arrêt Zhidov, précité, § 58, voir également paragraphes 53, 62 et 106 de l’arrêt Zhidov, précité, ainsi que les préconisations de la Chambre civique et l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphes 33 et 48 ci-dessus).

74.  Dans ces circonstances, l’ingérence dans le droit du premier requérant au respect de ses biens a manqué de « base légale » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette conclusion rend superflu l’examen des autres exigences de cette disposition.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Zelenchuk et Tsytsyura c. Ukraine du 22 mai 2018 requêtes nos 846/16 et 1075/16

Violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à la Convention européenne des droits de l’homme. L'Interdiction absolue d’acheter ou de vendre des terrains agricoles en Ukraine en violation du droit au respect des biens et nécessité pour l’État d’adopter une législation plus équilibrée.

L’affaire concerne l’interdiction de vendre des terres agricoles en Ukraine. Les deux requérants, propriétaires de parcelles agricoles, s’estimaient victimes d’une violation de leur droit au respect de leurs biens. La Cour observe qu’après la chute de l’Union soviétique, l’Ukraine a surtout distribué des terres agricoles aux personnes qui travaillaient auparavant dans des fermes collectives, mais qu’elle a posé une interdiction censément temporaire de vendre ces terres (le « moratoire sur les terres »). Le Gouvernement arguait que cette mesure empêchait la concentration des terres entre les mains de quelques propriétaires, protégeait les populations rurales de la paupérisation et garantissait que ces terres restent cultivées. La Cour considère que l’État n’a pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et le droit des requérants au respect de leurs biens. Elle note qu’aucun autre État du Conseil de l’Europe n’applique pareille interdiction et elle relève les contradictions de l’Ukraine quant à la levée du moratoire. Par ailleurs, elle ne voit pas en quoi une mesure moins restrictive ne permettrait pas de parvenir aux mêmes buts. La Cour dit que le Gouvernement devrait prendre des mesures législatives pour assurer le juste équilibre requis au bénéfice des propriétaires de terres agricoles, sans que cela signifie toutefois que l’Ukraine doive immédiatement ouvrir sans restriction le marché des terres agricoles. Elle n’octroie pas d’indemnité aux requérants.

EXPLICATIONS DE LA CEDH

Article 1 du Protocole n o 1 Le principal facteur qui conduit la Cour à conclure à la violation du droit des requérants au respect de leurs biens réside dans le fait que l’Ukraine elle-même a toujours dit qu’elle prévoyait d’autoriser l’achat et la vente des terres agricoles une fois que l’infrastructure de marché aurait été mise en place. Or, contrairement à cet objectif affiché, le moratoire initial a été prorogé plusieurs fois et est à présent considéré en pratique comme indéfini, bien que des délais aient été fixés – mais non respectés – pour l’adoption d’un texte de loi sur la question. Cette situation révèle une incohérence de la part des autorités. La Cour prend note des arguments du Gouvernement relatifs à la nécessité de poser des restrictions afin de protéger la population rurale de la paupérisation, d’éviter la concentration de terres entre les mains de quelques-uns, par exemple des individus fortunés ou des puissances hostiles, et de garantir qu’elles restent cultivées. Elle considère cependant que le premier argument ne tient pas compte du fait que les requérants vivent en ville et ne veulent pas cultiver leurs terres. Elle observe par ailleurs que le législateur luimême n’a pas estimé que l’interdiction soit nécessaire pour parvenir au but invoqué relativement à la population rurale en général, mais plutôt qu’elle visait à lui laisser le temps d’adopter le texte nécessaire. Elle juge enfin que les deux autres buts avancés par le Gouvernement peuvent être réalisés par d’autres lois, notamment par des lois déjà en vigueur en Ukraine, telles que l’interdiction de posséder plus d’une certaine surface de terre et un régime fiscal favorisant la culture des terres. Aucun autre État du Conseil de l’Europe n’a mis en place une telle interdiction généralisée, pas même ceux dont l’économie est elle aussi en transition : ceux-ci ont utilisé d’autres lois pour parvenir aux buts invoqués par le Gouvernement. La Cour n’a pas pour tâche de dire si la solution choisie par l’Ukraine était la meilleure, mais lorsque l’État lui-même s’est fixé pour but de mettre en place un marché des terres bien encadré, il doit justifier l’emploi d’une solution plus restrictive, ce qu’il n’a pas fait de manière cohérente. La Cour conclut que la charge imposée aux deux requérants est excessive. Les requérants ont subi les conséquences du manquement des autorités à respecter les délais qu’elles s’étaient elles-mêmes fixés, et les raisons avancées par les autorités pour expliquer le fait qu’elles n’aient pas adopté de mesures moins restrictives ne sont guère convaincantes. Ainsi, l’Ukraine n’a pas ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la collectivité et l’intérêt particulier des requérants, et elle a outrepassé son pouvoir discrétionnaire (« marge d’appréciation »).

Article 46 La Cour souligne que le problème réside dans la situation législative en général et ne concerne pas seulement le cas des requérants. Elle dit que l’Ukraine devrait prendre des mesures – législatives ou autres – appropriées afin d’assurer un juste équilibre entre les intérêts des propriétaires de terres agricoles et ceux de la collectivité. Elle souligne qu’il n’est pas nécessaire que soit mis en place immédiatement un marché des terres agricoles ne faisant l’objet d’aucune restriction, et que l’État demeure libre de choisir les mesures à prendre.

Satisfaction équitable (Article 41)

La Cour dit que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi, et n’octroie aucune réparation pécuniaire, eu égard à sa conclusion selon laquelle l’Ukraine doit prendre des mesures générales pour respecter l’arrêt, de nombreuses personnes étant concernées par la situation. Toutefois, si l’État met un temps déraisonnablement long à adopter les mesures nécessaires, la Cour pourrait devoir octroyer des réparations pécuniaires. Au titre des frais et dépens, elle alloue 3 000 euros à chacun des requérants. Elle souligne toutefois qu’en principe, elle n’accordera plus de telles sommes à l’avenir dans les affaires de ce type.

ARRÊT DE GRANDE CHAMBRE

CENTRO EUROPA 7 S.R.L. ET DI STEFANO c. ITALIE du 7 juin 2012, requête 38433/09

Berlusconi contrôlait l'Italie par ses chaînes de télévision. Monsieur Di Stefano a voulu créer une chaine de télévision intelligente mais Berlusconi s'y est opposé en ne donnant pas de radiofréquences dans le but que le peuple italien continue à voter pour lui. Seule la crise de la dette publique lui a fait quitter le pouvoir. La Grande Chambre a par conséquent pu constater que les autorités italiennes auraient dû garantir l’attribution de radiofréquences à une société de télévision titulaire d’une concession afin qu’elle puisse émettre.

Le Gouvernement italien a multiplié les exceptions d'irrecevabilités et s'est défendu bec et ongles. Les opinions dissidentes publiées sous l'arrêt démontrent que Berlusconi a gardé des soutiens au sein de la CEDH.

SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A.  Qualité de victime de la requérante

78.  Le Gouvernement observe que la requérante a obtenu les radiofréquences en application d’un décret ministériel du 11 décembre 2008 (paragraphe 16 ci-dessus) et soutient que tout litige à ce sujet a été réglé par l’accord du 9 février 2010 (paragraphe 19 ci-dessus). De plus, il souligne que le 20 janvier 2009 le Conseil d’Etat a octroyé à la requérante un dédommagement de 1 041 418 EUR (paragraphe 45 ci-dessus). De l’avis du Gouvernement, au vu de ces mesures, considérées globalement, Centro Europa 7 S.r.l. ne saurait se prétendre victime des faits qu’elle dénonce (voir, mutatis mutandis, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 179, CEDH 2006-V).

79.  La requérante considère que, même s’il y a eu attribution des radiofréquences presque dix ans après l’obtention de la concession, elle peut encore se prétendre victime des violations alléguées car l’indemnisation allouée par le Conseil d’Etat est insuffisante par rapport au préjudice subi et ne reflète pas la portée réelle de celui-ci. Quant à l’accord du 9 février 2010, il porte sur l’assignation de fréquences complémentaires à celles octroyées par le décret de décembre 2008 et ne fait donc pas l’objet de la présente requête.

80.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002-III).

81.  La Cour réaffirme en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, et Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X).

82.  La question de savoir si une personne peut encore se prétendre victime d’une violation alléguée de la Convention implique essentiellement pour la Cour de se livrer à un examen ex post facto de la situation de la personne concernée (Scordino (no 1), précité, § 181).

83.  En l’espèce, la requérante a obtenu les radiofréquences d’émission en décembre 2008 et elle a été en mesure de diffuser à partir du 30 juin 2009 (paragraphe 16 ci-dessus). La délivrance des radiofréquences a mis fin à la situation dont la requérante se plaignait dans sa requête. Cependant, aux yeux de la Cour, elle n’a constitué ni une reconnaissance implicite de l’existence d’une violation de la Convention, ni un dédommagement pour la période durant laquelle Centro Europa 7 S.r.l. a été empêchée de diffuser.

84.  Par ailleurs, la Cour estime qu’il n’y a pas eu reconnaissance, explicitement ou en substance, de la violation de l’article 10 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no1 dans le cadre des procédures internes. Elle note à cet égard qu’en 2005 le Conseil d’Etat a décidé de surseoir à statuer sur la demande de la requérante et a demandé à la CJUE de se prononcer sur l’interprétation du Traité sur la libre prestation de services et la concurrence, de la directive 2002/21/CE (directive « cadre »), de la directive 2002/20/CE (directive « autorisation »), de la directive 2002/77/CE (directive « concurrence »), ainsi que de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que l’article 6 du Traité sur l’Union européenne y faisait référence (paragraphe 32 ci-dessus). La CJUE a estimé qu’il n’y avait pas lieu de se prononcer sur la question de l’article 10 de la Convention étant donné que sa réponse sur l’article 49 CE et, à compter de leur applicabilité, sur l’article 9, paragraphe 1, de la directive « cadre », sur les articles 5, paragraphes 1 et 2, second alinéa, et 7, paragraphe 3, de la directive « autorisation » ainsi que sur l’article 4 de la directive « concurrence », permettait à la juridiction de renvoi de statuer sur la demande introduite par la requérante (paragraphe 34 ci-dessus).

85.  Dans ses décisions du 31 mai 2008 et du 20 janvier 2009, le Conseil d’Etat a conclu que le défaut d’attribution de radiofréquences à la requérante résultait de facteurs essentiellement législatifs et a relevé qu’il y avait eu un comportement fautif de l’administration. Par conséquent il a alloué un dédommagement à l’intéressée en vertu de l’article 2043 du code civil (paragraphes 37-38 et 45-48 ci-dessus).

86.  De l’avis de la Cour, le Conseil d’Etat, par ces décisions, s’est borné à constater la responsabilité extracontractuelle de l’administration en vertu de la disposition générale du code civil (paragraphe 69 ci-dessus) selon laquelle tout comportement intentionnel ou fautif ayant provoqué un préjudice injustifié oblige l’auteur de ce comportement à réparer les dommages qu’il a causés. Rien dans les décisions en question n’indique qu’en plus d’avoir provoqué un préjudice la conduite de l’administration aurait été contraire aux principes développés par la Cour en matière de liberté d’expression ou de droit au respect des biens, ou des deux. A cet égard, il convient de noter que le Conseil d’Etat n’a fait aucune référence auxdits principes.

87.  Enfin, devant la Cour, le Gouvernement n’a pas admis l’existence d’une quelconque violation de la Convention. Dans ces conditions, et à défaut d’une telle reconnaissance, la Cour estime que la requérante peut encore se prétendre victime des violations alléguées.

88.  A supposer même que le dédommagement alloué par le Conseil d’Etat ait été suffisant et approprié, la Cour estime qu’il ne suffit pas à compenser l’absence de reconnaissance des violations alléguées.

89.  Par conséquent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.

B.  Qualité de victime du requérant

90.  Selon le Gouvernement, le requérant, M. Francescantonio Di Stefano, ne saurait être considéré comme ayant qualité pour agir devant la Cour. En effet, il n’aurait ni démontré quel était son rôle dans la société Centro Europa 7 S.r.l., ni justifié sa qualité de victime. Le Gouvernement observe que, de plus, l’intéressé n’est pas l’actionnaire unique de la société en question et que toutes les décisions administratives ont été prononcées à l’égard de cette dernière.

91.  Les requérants soutiennent que, conformément à la jurisprudence de la Cour (Glas Nadejda EOOD et Anatoli Elenkov c. Bulgarie, no 14134/02, § 41, 11 octobre 2007, et Groppera Radio AG et autres c. Suisse, 28 mars 1990, § 49, série A no 173), l’actionnaire unique et représentant légal d’une société peut aussi passer pour être victime d’une interdiction de diffuser.

92.  La Cour rappelle que par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux (voir, parmi d’autres, Vatan c. Russie, no 47978/99, § 48, 7 octobre 2004). Elle réitère en outre qu’une personne ne saurait se plaindre de la violation de ses droits dans le cadre d’une procédure à laquelle elle n’était pas partie, malgré sa qualité d’actionnaire et/ou de dirigeant d’une société qui était partie à la procédure (voir, parmi d’autres, F. Santos, Lda. et Fachadas c. Portugal (déc.), no 49020/99, CEDH 2000-X, et Nosov c. Russie (déc.), no 30877/02, 20 octobre 2005). De plus, si dans certaines circonstances le propriétaire unique d’une société peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention s’agissant des mesures litigieuses prises à l’égard de sa société (voir, parmi d’autres, Ankarcrona c. Suède (déc.), no 35178/97, CEDH 2000-VI, et Glas Nadejda EOOD et Anatoli Elenkov, précité, § 40), lorsque tel n’est pas le cas, faire abstraction de la personnalité juridique d’une société ne se justifie que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’il est clairement établi que la société se trouve dans l’impossibilité de saisir les organes de la Convention par l’intermédiaire de ses organes statutaires ou – en cas de liquidation – par ses liquidateurs (Meltex Ltd et Movsessian c. Arménie, no 32283/04, § 66, 17 juin 2008 ; voir également Agrotexim et autres c. Grèce, 24 octobre 1995, § 66, série A no 330-A, CDI Holding Aktiengesellschaft et autres c. Slovaquie (déc.), no 37398/97, 18 octobre 2001, et SARL Amat-G et Mébaghichvili c. Géorgie, no 2507/03, § 33, CEDH 2005-VIII).

93.  La Cour observe d’emblée qu’aucune circonstance exceptionnelle de ce genre n’a été établie en l’espèce (voir, a contrario, G.J. c. Luxembourg, no 21156/93, § 24, 26 octobre 2000). Elle relève en outre que le requérant n’a produit aucun élément démontrant qu’il serait en réalité l’actionnaire unique de Centro Europa 7 S.r.l. Tous les éléments dont dispose la Cour indiquent que seule la société requérante, en tant que personne morale, a participé à l’appel d’offres et s’est vu octroyer une concession pour la radiodiffusion télévisuelle ; de plus, toutes les décisions des juridictions italiennes rendues au cours de la procédure interne ne concernaient que la société requérante (Meltex Ltd et Movsessian, précité, § 67). La Cour en déduit que le refus d’octroyer les radiofréquences et les procédures judiciaires consécutives à ce refus ont affecté seulement les intérêts de la requérante. Par conséquent, elle ne saurait considérer le requérant comme une « victime », au sens de l’article 34 de la Convention, des faits qu’il dénonce.

94.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la requête introduite par le requérant est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a), et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

95.  La Cour se limitera donc à examiner les griefs introduits au nom de la société requérante.

C.  Abus du droit de recours individuel

96.  Le Gouvernement soutient que la requérante a abusé de son droit de recours individuel. Il souligne qu’elle n’a pas informé la Cour de la procédure d’exécution, portant sur l’octroi des radiofréquences, qui a donné lieu à une radiation du rôle en raison de l’accord intervenu entre Centro Europa 7 S.r.l. et le Gouvernement (paragraphes 19-20 ci-dessus). La requérante aurait ainsi négligé d’indiquer à la Cour des éléments essentiels en sa possession pour l’examen de l’affaire (Keretchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, CEDH 2006-V).

97.  La Cour rappelle qu’une requête peut être déclarée abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés en vue de tromper la Cour (Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 36, CEDH 2000-X). Il en va de même lorsque de nouveaux développements importants surviennent au cours de la procédure devant la Cour et si – en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 6 du règlement – le requérant ne l’en informe pas, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause (Hadrabová et autres c. République tchèque (déc.), nos 42165/02 et 466/03, 25 septembre 2007, et Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-27, 2 décembre 2008). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (voir, mutatis mutandis, Melnik c. Ukraine, no 72286/01, §§ 58-60, 28 mars 2006, et Nold c. Allemagne, no 27250/02, § 87, 29 juin 2006).

98.  En l’espèce la Cour note que les griefs de la requérante portent sur l’impossibilité d’émettre pendant la période allant du 28 juillet 1999 au 30 juin 2009 (paragraphe 77 ci-dessus) et que, dans le formulaire de requête, l’intéressée a indiqué avoir obtenu les radiofréquences en 2008 et avoir été autorisée à diffuser à partir de juin 2009.

99.  Dans ces conditions, on ne saurait conclure que la requérante ait dès le début de la procédure omis d’informer la Cour sur un ou plusieurs éléments essentiels pour l’examen de l’affaire. Il convient également de noter que l’accord avec le ministère et la demande de réinscription de l’affaire au rôle du TAR sont des faits intervenus respectivement les 9 février 2010 et 8 mars 2011 (paragraphes 19-22 ci-dessus), soit bien après la fin de la période visée par la requête de l’intéressée. Partant, rien ne permet de considérer que la requérante a abusé de son droit de recours individuel en l’espèce.

100.  L’exception du Gouvernement ne peut donc être retenue.

D.  Tardiveté de la requête

101.  A l’audience du 12 octobre 2011, le Gouvernement a excipé du non-respect du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention, au motif que la décision interne définitive serait l’arrêt no 2622 du Conseil d’Etat, déposé au greffe le 31 mai 2008. Il estime que par cette décision, le Conseil d’Etat, confirmant la décision du TAR, a définitivement déclaré irrecevable la demande d’attribution des radiofréquences. La requête, introduite le 20 juillet 2009, serait donc tardive.

102.  La Cour rappelle que la règle des six mois ne saurait être interprétée d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation à l’origine de celui-ci n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 157, CEDH 2009). Lorsqu’un requérant se plaint d’une situation continue, ce délai court à partir de la fin de celle-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Ortolani c. Italie (déc.), no 46283/99, 31 mai 2001, et Pianese c. Italie et Pays-Bas (déc.), no 14929/08, § 59, 27 septembre 2011).

103.  En l’espèce, par sa décision du 31 mai 2008, le Conseil d’Etat a rejeté la demande d’attribution de radiofréquences présentée par la requérante au motif que le juge n’avait pas le pouvoir de se substituer à l’administration pour prendre la mesure demandée. Le Conseil d’Etat a jugé que le ministère devait se prononcer sur la demande d’attribution de radiofréquences présentée par la requérante en faisant application de l’arrêt de la CJUE, prononcé entre-temps, et a renvoyé à une date ultérieure la décision relative au dédommagement à allouer à l’intéressée (paragraphes 37-39 ci-dessus).

104.  Il s’ensuit que, même après la décision du Conseil d’Etat no 2622 du 31 mai 2008, la requérante restait dans l’attente de recevoir une réponse de l’administration quant à sa demande d’attribution de radiofréquences. En effet, n’étant pas définitive, cette décision n’a pas tranché toutes les demandes de la requérante. En particulier, les questions de savoir si elle avait subi un préjudice, si celui-ci était imputable à l’administration et si l’intéressée avait droit à un dédommagement restaient ouvertes. Le Conseil d’Etat ne les a tranchées que dans son arrêt du 20 janvier 2009, par lequel il a condamné le ministère à verser à la requérante, à titre de dédommagement, la somme de 1 041 418  EUR. Ce n’est que dans cette dernière décision que le Conseil d’Etat a reconnu que l’action du ministère avait été fautive en ce que, d’une part, celui-ci avait octroyé à Centro Europa 7 S.r.l. une concession sans lui attribuer les radiofréquences d’émission et que, d’autre part, il existait un lien de causalité entre le comportement de l’administration et le préjudice invoqué (paragraphes 45-48).

En outre, la Cour note que la situation dont la requérante s’est plainte devant elle, à savoir l’impossibilité d’émettre des programmes télévisés, n’a pris fin que le 30 juin 2009 (paragraphe 16 ci-dessus), soit vingt jours seulement avant la date d’introduction de la requête.

105.  Dans ces conditions, l’exception de tardiveté du Gouvernement ne saurait être retenue.

E.  Non-épuisement des voies de recours internes

106.  Selon le Gouvernement, la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes car elle n’aurait pas soulevé « au moins en substance » son grief tiré de l’article 10 de la Convention dans le recours dont elle a saisi le TAR le 18 février 2009 relativement au décret d’attribution des radiofréquences du 11 décembre 2008 (paragraphe 18 ci-dessus).

107.  La requérante conteste la thèse du Gouvernement et affirme que ce recours devant le TAR concerne une période qui ne fait pas l’objet de sa requête devant la Cour.

108.  Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes sont exposés dans l’arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, §§ 43-46, CEDH 2006-II). La Cour relève que la procédure à laquelle se réfère le Gouvernement, qui est encore pendante devant les juridictions internes (paragraphe 23 ci-dessus), est dirigée contre le décret d’attribution des radiofréquences du 11 décembre 2008. Or, ce décret a mis fin à la situation dénoncée par la requérante devant la Cour, puisqu’il constitue la base légale qui lui a permis d’émettre à partir du 30 juin 2009 (paragraphe 16 ci-dessus). Il s’ensuit que, dans le cadre de la présente requête, la requérante ne saurait être tenue d’attendre l’issue de cette procédure avant que le fond de ses griefs ne soit examiné par la Cour.

109.  Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

a)  Principes généraux relatifs au pluralisme dans les médias audiovisuels

129.  La Cour estime opportun de rappeler d’emblée les principes généraux découlant de sa jurisprudence en matière de pluralisme dans les médias audiovisuels. Comme elle l’a déjà souvent souligné, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression. Il est de son essence de permettre la proposition et la discussion de projets politiques divers, même ceux qui remettent en cause le mode d’organisation actuel d’un Etat, pourvu qu’ils ne visent pas à porter atteinte à la démocratie elle-même (Manole et autres c. Moldova, no 13936/02, § 95, CEDH 2009 (extraits), et Parti socialiste et autres c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 41, 45 et 47, Recueil 1998-III).

130.  A cet égard, la Cour observe que dans une société démocratique, il ne suffit pas, pour assurer un véritable pluralisme dans le secteur de l’audiovisuel, de prévoir l’existence de plusieurs chaînes ou la possibilité théorique pour des opérateurs potentiels d’accéder au marché de l’audiovisuel. Encore faut-il permettre un accès effectif à ce marché, de façon à assurer dans le contenu des programmes considérés dans leur ensemble une diversité qui reflète autant que possible la variété des courants d’opinion qui traversent la société à laquelle s’adressent ces programmes.

131.  La liberté d’expression, consacrée par le paragraphe 1 de l’article 10, constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103). La liberté de la presse et des autres médias d’information fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants. Il incombe à la presse de communiquer des informations et des idées sur les questions débattues dans l’arène politique, tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public. A sa fonction qui consiste à en diffuser s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Lingens, précité, §§ 41-42).

132.  Les médias audiovisuels, tels que la radio et la télévision, ont un rôle particulièrement important à jouer à cet égard. En raison de leur pouvoir de faire passer des messages par le son et par l’image, ils ont des effets plus immédiats et plus puissants que la presse écrite (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, CEDH 2004-XI). La fonction de la télévision et de la radio, sources familières de divertissement au cœur de l’intimité du téléspectateur ou de l’auditeur, renforce encore leur impact (Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 74, CEDH 2003-IX).

133.  Une situation dans laquelle une fraction économique ou politique de la société peut obtenir une position dominante à l’égard des médias audiovisuels et exercer ainsi une pression sur les diffuseurs pour finalement restreindre leur liberté éditoriale, porte atteinte au rôle fondamental de la liberté d’expression dans une société démocratique telle que garantie par l’article 10 de la Convention, notamment quand elle sert à communiquer des informations et des idées d’intérêt général, auxquelles le public peut d’ailleurs prétendre (VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 73 et 75, CEDH 2001-VI ; voir également De Geillustreerde c. Pays-Bas, no 5178/71, décision de la Commission du 6 juillet 1976, § 86, Décisions et rapports (DR) 8, p. 13). Il en va de même lorsque la position dominante est détenue par un radiodiffuseur d’Etat ou un radiodiffuseur public. Ainsi, la Cour a déjà jugé que, du fait de sa nature restrictive, un régime de licence octroyant au diffuseur public un monopole sur les fréquences disponibles ne saurait se justifier que s’il peut être démontré qu’existe une nécessité impérieuse en ce sens (Informationsverein Lentia et autres, précité, § 39).

134.  La Cour souligne que, dans un secteur aussi sensible que celui des médias audiovisuels, au devoir négatif de non-ingérence s’ajoute pour l’Etat l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif (paragraphe 130 ci-dessus). Cela est d’autant plus souhaitable lorsque, comme en l’espèce, le système audiovisuel national se caractérise par une situation de duopole.

Dans cette optique, il convient de rappeler que, dans sa Recommandation CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu des médias (paragraphe 72 ci-dessus), le Comité des Ministres a réaffirmé qu’« afin de protéger et de promouvoir activement le pluralisme des courants de pensée et d’opinion ainsi que la diversité culturelle, les Etats membres devraient adapter les cadres de régulation existants, en particulier en ce qui concerne la propriété des médias, et adopter les mesures réglementaires et financières qui s’imposent en vue de garantir la transparence et le pluralisme structurel des médias ainsi que la diversité des contenus diffusés par ceux-ci ».

135.  En l’espèce, la question se pose de savoir s’il y a eu ingérence des autorités publiques dans le droit de la requérante de « communiquer des informations ou des idées » et, dans l’affirmative, si cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (RTBF c. Belgique, no 50084/06, § 117, CEDH 2011 (extraits)).

b)  Sur l’existence d’une ingérence

136.  La Cour a déjà jugé que le refus d’accorder une licence de radiodiffusion constitue une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 10 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Informationsverein Lentia et autres, précité, § 27, Radio ABC c. Autriche, 20 octobre 1997, § 27, Recueil 1997-VI, Leveque c. France (déc.), no 35591/97, 23 novembre 1999, United Christian Broadcasters Ltd c. Royaume-Uni (déc.), no 44802/98, 7 novembre 2000, Demuth c. Suisse, no 38743/97, § 30, CEDH 2002-IX, et Glas Nadejda EOOD et Anatoli Elenkov précité, § 42). Peu importe, à cet égard, que la licence n’ait pas été octroyée à la suite d’une demande individuelle ou d’une participation à un appel d’offres (Meltex Ltd et Movsessian, précité, § 74).

137.  La Cour relève que la présente espèce se distingue des affaires citées au paragraphe précédent en ce qu’elle ne concerne pas le refus d’octroyer une licence. Au contraire, la requérante a obtenu le 28 juillet 1999, à l’issue d’un appel d’offres, une concession pour la radiodiffusion télévisuelle par voie hertzienne en mode analogique (paragraphe 9 ci-dessus). Cependant, faute d’attribution de radiofréquences d’émission, elle n’a pu diffuser des programmes télévisés qu’à partir du 30 juin 2009.

138.  La Cour rappelle que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Or, la non-attribution de radiofréquences à la requérante a vidé la concession de tout effet utile car l’activité qu’elle autorisait n’a de facto pas pu être exercée pendant presque dix ans. Cette non-attribution a dès lors constitué un obstacle substantiel, et donc une ingérence, dans l’exercice par la requérante de son droit de communiquer des informations ou des idées.

c)  Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

i)  Principes généraux

139.  Au titre de la troisième phrase de l’article 10 § 1, les Etats peuvent réglementer, par un régime d’autorisations, l’organisation de la radiodiffusion sur leur territoire, en particulier ses aspects techniques. Peuvent aussi conditionner l’octroi d’une licence des considérations relatives à la nature et aux objectifs d’une future chaîne, à ses possibilités d’insertion au niveau national, régional ou local, aux droits et besoins d’un public donné, ainsi qu’aux obligations issues d’instruments juridiques internationaux (United Christian Broadcasters Ltd, décision précitée, et Demuth, précité, §§ 33-35). Pareille règlementation doit être basée sur une « loi ».

140.  Or, les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 52, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A et Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II).

141.  L’une des exigences découlant de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. On ne peut donc considérer comme « une loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle qu’une telle certitude est hors d’atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 40, série A no 260-A, et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III).

142.  Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (RTBF c. Belgique, précité, § 104, Rekvényi précité, § 34, et Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323).

143.  En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 54, 24 novembre 2005) et contre une application extensive d’une restriction faite au détriment des justiciables (voir, mutatis mutandis, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 36, CEDH 1999-IV).

ii)  Application de ces principes en l’espèce

144.  Dans la présente affaire, la Cour doit donc vérifier si la législation italienne indiquait avec une précision suffisante les conditions et les modalités selon lesquelles la requérante aurait pu se voir attribuer des radiofréquences d’émission conformément à la concession dont elle était titulaire. Cela est d’autant plus important dans une affaire comme celle-ci où la législation en question portait sur les conditions d’accès au marché de l’audiovisuel.

145.  La Cour rappelle que le 28 juillet 1999 les autorités compétentes ont octroyé à la requérante, conformément aux dispositions de la loi no 249 de 1997, une concession pour la radiodiffusion télévisuelle terrestre au niveau national l’autorisant à installer et exploiter un réseau de télévision analogique. S’agissant de l’octroi de radiofréquences, la concession renvoyait au plan national d’attribution des radiofréquences adopté le 30 octobre 1998 et fixait à la requérante un délai de vingt-quatre mois pour mettre en conformité ses installations (paragraphe 9 ci-dessus). Cependant, ainsi qu’il ressort des décisions des juridictions internes (paragraphe 14 ci-dessus), cette obligation ne pouvait pas être remplie par l’intéressée tant que l’administration n’avait pas adopté le programme de conformité et procédé à la mise en œuvre du plan d’attribution des radiofréquences. De l’avis de la Cour, dans de telles conditions la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, au plus tard dans les vingt-quatre mois qui ont suivi le 28 juillet 1999, l’administration adoptât les textes nécessaires à l’encadrement de son activité de radiodiffusion télévisuelle terrestre. Sous réserve qu’elle mît en conformité ses installations, ainsi qu’elle en avait l’obligation, la requérante aurait ensuite dû avoir le droit de diffuser des programmes télévisés.

146.  Cependant, le plan d’attribution des radiofréquences n’a été mis en œuvre qu’en décembre 2008 et la requérante n’a obtenu un canal pour ses émissions qu’à partir du 30 juin 2009 (paragraphe 16 ci-dessus). Dans l’intervalle, plusieurs chaînes avaient provisoirement continué à utiliser diverses radiofréquences qui devaient être attribuées dans le cadre du plan. Selon le Conseil d’Etat (paragraphe 28 ci-dessus), cette situation était due à des facteurs essentiellement législatifs. La Cour les examinera brièvement.

147.  Elle observe tout d’abord que l’article 3 § 1 de la loi no 249 de 1997 prévoyait la possibilité, pour les chaînes dites « excédentaires » (paragraphe 60 ci-dessus), de continuer à diffuser leurs programmes au niveau tant national que local jusqu’à l’octroi de nouvelles concessions ou jusqu’au rejet de demandes de nouvelles concessions mais, en toute hypothèse, pas au-delà du 30 avril 1998 (paragraphe 57 ci-dessus). Cependant, l’article 3 § 6 de la même loi fixait pour les chaînes excédentaires un régime transitoire qui leur permettait de continuer à émettre à titre temporaire après le 30 avril 1998 sur les radiofréquences hertziennes, dans le respect des obligations incombant aux chaînes concessionnaires et sous réserve que les émissions fussent diffusées en même temps sur le satellite ou sur le câble (paragraphe 60 ci-dessus).

148.  La requérante pouvait déduire de ce cadre législatif en vigueur au moment de l’octroi de la concession qu’à partir du 30 avril 1998, la possibilité pour les chaînes excédentaires de continuer à émettre n’affecterait pas les droits des nouveaux concessionnaires. Cependant, ce cadre a été modifié par la loi nº 66 du 20 mars 2001, qui réglementait le passage de la télévision analogique à la télévision numérique et qui a de nouveau, autorisé les chaînes excédentaires à continuer d’émettre sur des fréquences hertziennes jusqu’à la mise en œuvre d’un plan national de répartition des fréquences de diffusion numérique (paragraphe 63 ci-dessus).

149.  Le 20 novembre 2002, alors que ce plan n’avait pas encore été mis en œuvre, la Cour constitutionnelle a jugé que le passage des ondes hertziennes au câble ou au satellite pour les chaînes excédentaires devait être finalisé au plus tard le 31 décembre 2003, indépendamment du stade de développement de la télévision numérique (paragraphe 62 ci-dessus). A la lumière de cet arrêt, la requérante pouvait s’attendre à ce que les radiofréquences qui auraient dû lui être attribuées fussent libérées début 2004. Or une nouvelle prorogation fut décidée par le législateur national.

150.  En effet, l’article 1 du décret-loi no 352 de 2003 a prorogé l’activité des chaînes excédentaires jusqu’à l’issue d’une enquête de l’AGCOM sur le développement des chaînes de télévision numériques. Ensuite, la loi no 112 de 2004 (article 23 § 5) a prolongé par un mécanisme d’autorisation générale la possibilité pour les chaînes excédentaires de continuer à émettre sur les radiofréquences hertziennes jusqu’à la mise en œuvre du plan national d’attribution des radiofréquences pour la télévision numérique (paragraphes 65-67 ci-dessus), de sorte que ces chaînes n’étaient plus tenues de libérer les radiofréquences devant être transférées aux opérateurs qui, comme la requérante, étaient titulaires de concessions.

151.  La Cour constate que l’application successive de ces lois a eu pour effet de ne pas libérer les radiofréquences et d’empêcher les opérateurs autres que les chaînes excédentaires de participer aux débuts de la télévision numérique. En particulier, ces lois reportaient la fin du régime transitoire jusqu’à la finalisation d’une enquête de l’AGCOM sur le développement des chaînes de télévision numérique et la mise en œuvre du plan national des radiofréquences, c’est-à-dire par référence à des évènements dont il n’était pas possible de prévoir la date. A ce propos, la Cour souscrit à l’opinion de la CJUE selon laquelle :

« (...) la loi no 112/2004 ne se limite pas à attribuer aux opérateurs existants un droit prioritaire à obtenir les radiofréquences, mais elle leur réserve ce droit en exclusivité, et ce sans limite temporelle à la situation de privilège attribuée à ces opérateurs et sans prévoir d’obligation de restitution des radiofréquences excédentaires après le passage à la radiodiffusion télévisuelle en mode numérique. »

152.  La Cour estime dès lors que les lois en question étaient libellées en des termes vagues qui ne définissaient pas avec une clarté et une précision suffisantes l’étendue et la durée du régime transitoire.

153.  Par ailleurs, la CJUE, saisie par le Conseil d’Etat, a noté que ces interventions du législateur national s’étaient traduites par l’application de régimes transitoires successifs aménagés en faveur des titulaires des réseaux existants, et que cette situation avait eu pour effet d’empêcher les opérateurs sans radiofréquences d’émission, tels que Centro Europa 7 S.r.l., d’accéder au marché de la radiodiffusion télévisuelle alors même qu’ils bénéficiaient d’une concession (accordée, dans le cas de la société requérante, en 1999 – paragraphe 35 ci-dessus).

154.  A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le cadre législatif interne manquait de clarté et de précision et qu’il n’a pas permis à la requérante de prévoir à un degré suffisant de certitude à quel moment elle aurait pu se voir attribuer les radiofréquences et commencer à exercer l’activité pour laquelle elle avait obtenu une concession, et ce en dépit des interventions de la Cour constitutionnelle et de la CJUE. Il s’ensuit que ces lois ne remplissaient pas les conditions de prévisibilité telles qu’elles ont été dégagées par la Cour dans sa jurisprudence.

155.  La Cour relève en outre que l’administration n’a pas respecté les délais fixés dans la concession, conformément à la loi no 249 de 1997 et aux arrêts de la Cour constitutionnelle, trompant ainsi les attentes de la requérante. Le Gouvernement n’a pas démontré que celle-ci aurait eu à sa disposition des moyens effectifs pour contraindre l’administration à se conformer à la loi et aux arrêts de la Cour constitutionnelle. Dès lors, elle ne s’est pas vue offrir des garanties suffisantes contre l’arbitraire.

d)  Conclusion

156.  En conclusion, la Cour considère que le cadre législatif tel qu’il a été appliqué à la requérante, laquelle n’a pas été en mesure de s’engager dans le secteur de la radiodiffusion télévisée pendant plus de dix ans alors qu’elle s’était vu octroyer une concession à l’issue d’un appel d’offres, ne répond pas à la condition de prévisibilité voulue par la Convention et a privée l’intéressée du degré de protection contre l’arbitraire requis par la prééminence du droit dans une société démocratique. Cette défaillance a eu notamment pour effet de réduire la concurrence dans le secteur de l’audiovisuel. Elle s’analyse ainsi en un manquement de l’Etat à son obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif dans les médias (paragraphe 134 ci-dessus).

157.  Ces constats suffisent pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 10 de la Convention.

158.  Cette conclusion dispense la Cour d’examiner le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 10 en l’espèce, en l’occurrence la question de savoir si les lois prorogeant le régime transitoire poursuivaient un but légitime et étaient nécessaires dans une société démocratique pour l’atteindre.

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

a)  Principes généraux

171.  La Cour rappelle que la notion de « bien » évoquée au premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 129, CEDH 2004-V).

172.  L’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour les biens actuels. Un revenu futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. En outre, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut non plus être considéré comme un « bien », et il en va de même d’une créance conditionnelle s’éteignant du fait de la non-réalisation de la condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002-VII).

173.  Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Toutefois, on ne saurait conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

174.  La Cour observe que la requérante était titulaire, depuis le 28 juillet 1999, d’une concession pour la radiodiffusion télévisuelle au niveau national par voie hertzienne. Celle-ci l’autorisait à installer et à exploiter un réseau de radiodiffusion télévisuelle en mode analogique (paragraphe 9 ci-dessus). Les juridictions administratives italiennes ont estimé que ceci ne conférait pas à la requérante un droit subjectif (« diritto soggettivo ») à obtenir l’attribution de radiofréquences d’émission, mais un simple intérêt légitime (« interesse legittimo »), c’est-à-dire une position individuelle protégée de façon indirecte et subordonnée au respect de l’intérêt général. La requérante avait donc uniquement le droit de voir sa demande de radiofréquences traitée par le Gouvernement dans le respect des critères imposés par la législation interne et la CJUE (voir le jugement du TAR du 16 septembre 2004, paragraphe 25 ci-dessus, et la décision no 2622/08 du 31 mai 2008 du Conseil d’Etat, paragraphe 37 ci-dessus).

175.  Comme la Cour vient de le relever sous l’angle de l’article 10 de la Convention, eu égard au libellé de la concession et au cadre législatif en vigueur à cette époque, la requérante pouvait raisonnablement s’attendre à ce que, dans les vingt-quatre mois qui suivraient le 28 juillet 1999, l’administration aurait effectué les actes juridiques nécessaires à l’encadrement de son activité de radiodiffusion télévisuelle terrestre. Sous réserve qu’elle procédât à la mise en conformité de ses installations, ainsi qu’elle en avait l’obligation, la requérante aurait ensuite dû avoir le droit d’émettre des programmes télévisés (paragraphe 145 ci-dessus). Elle avait dès lors une « espérance légitime » à cet égard. Il est vrai que, comme le relève le Gouvernement, les juridictions administratives ont rejeté les demandes de la requérante visant à l’attribution des radiofréquences. Cependant, cette décision ne constituait pas un rejet sur le fond de la demande de la requérante, mais découlait de la règle générale selon laquelle en droit italien le juge administratif ne peut se substituer à l’administration pour adopter, à sa place, certaines mesures (paragraphe 37 ci-dessus).

176.  En outre, dans son arrêt du 31 janvier 2008, la CJUE s’est exprimée ainsi :

« (...) Sur ce point, il importe de préciser que, dans le domaine des émissions radiotélévisées, la libre prestation de services, telle que consacrée à l’article 49 CE et mise en œuvre dans ce domaine par le NCRC, requiert non seulement la concession d’autorisations d’émission, mais également l’octroi de radiofréquences d’émission. En effet, un opérateur ne saurait exercer de manière effective les droits qu’il tire du droit communautaire en termes d’accès au marché de la radiodiffusion télévisuelle à défaut de radiofréquences d’émission. »

177.  La Cour souscrit à cette analyse. Elle rappelle de surcroît que, selon sa jurisprudence, le retrait d’une licence d’exploitation d’une activité commerciale s’analyse en une atteinte au droit au respect des biens tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention Tre Traktörer AB c. Suède, 7 juillet 1989, § 53, série A no 159, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 130, CEDH 2005-XII, Rosenzweig et Bonded Warehouses Ltd c. Pologne, no 51728/99, § 49, 28 juillet 2005, et Bimer S.A. c. Moldova, no 15084/03, § 49, 10 juillet 2007). S’il est vrai qu’en l’espèce, la concession n’a pas été retirée, la Cour estime que, sans l’octroi des radiofréquences d’émission, elle a été vidée de son contenu.

178.  La Cour considère dès lors que les intérêts liés à l’exploitation de la concession constituaient des intérêts patrimoniaux appelant la protection de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Tre Traktörer AB, précité, § 53).

179.  Elle estime donc que l’espérance légitime de la requérante, qui se rattachait à des intérêts patrimoniaux tels que l’exploitation d’un réseau de télévision analogique en vertu de la concession, était suffisamment fondée pour constituer un intérêt substantiel, et donc un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle est par conséquent applicable en l’espèce (voir, mutatis mutandis, Stretch c. Royaume-Uni, no 44277/98, §§ 32-35, 24 juin 2003, et Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie (no 2), nos 7646/03, 37665/03, 37992/03, 37993/03, 37996/03, 37998/03, 37999/03 et 38000/03, § 50, 6 octobre 2009).

180.  La Cour constate que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

185.  L’article 1 du Protocole no 1, qui garantit le droit à la protection de la propriété, contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...) Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Beyeler, précité, § 98).

186.  La requérante estime qu’il y a eu en l’espèce « privation des biens ». Cependant, la Cour ne saurait souscrire à cette analyse. En effet, l’intérêt substantiel de l’intéressée à exploiter un réseau de télévision analogique n’a pas fait l’objet d’une expropriation, comme le démontre le fait que la requérante est aujourd’hui en mesure de diffuser des programmes télévisés. La possibilité d’exercer l’activité correspondant à la concession a par contre fait l’objet de plusieurs mesures qui visaient en substance à en retarder la date de démarrage, ce qui, aux yeux de la Cour, constitue une mesure de réglementation de l’usage des biens, à examiner sur le terrain du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.

187.  Cette disposition exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale (Iatridis, précité, § 58 et Beyeler, précité, § 108). En particulier, son second alinéa reconnaît aux Etats le droit de réglementer l’usage des biens à condition qu’ils l’exercent par la mise en vigueur de « lois ». Le principe de légalité présuppose également que les dispositions pertinentes du droit interne soient suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (voir, mutatis mutandis, Broniowski précité, § 147).

188.  Or, la Cour vient de constater sur le terrain de l’article 10 de la Convention que l’ingérence dans les droits de la requérante n’avait pas de base légale suffisamment prévisible au sens de sa jurisprudence (paragraphe 156 ci-dessus). Elle ne peut que parvenir au même constat sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, ce qui suffit pour conclure qu’il y a eu violation de cette disposition.

189.  Cette conclusion dispense la Cour de contrôler en l’occurrence le respect des autres exigences de l’article 1 du Protocole no 1, et notamment de se pencher sur la question de savoir si la règlementation de l’usage du « bien » de la requérante a été faite « conformément à l’intérêt général ».

SATISFACTION EQUITABLE AU SENS DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

1.  Dommage matériel et moral

214.  La Cour rappelle qu’elle a constaté, en l’espèce, une double violation. En premier lieu, l’ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit de communiquer des informations ou des idées au sens de l’article 10 de la Convention s’est opérée par des mesures législatives qui ne répondaient pas à l’exigence de prévisibilité et à l’obligation de l’Etat de garantir un pluralisme effectif (paragraphe 156 ci-dessus). En second lieu, la requérante pouvait avoir l’espérance légitime que l’administration effectue dans les vingt-quatre mois qui ont suivi le 28 juillet 1999 les actes juridiques nécessaires à l’encadrement de son activité de radiodiffusion télévisuelle, ce qui lui aurait permis d’émettre des programmes télévisés (paragraphe 175 ci-dessus). Au sens de l’article 1 du Protocole no 1, cette espérance constituait un « bien » (paragraphe 178 ci-dessus) dont l’usage a été réglementé par les mêmes lois jugées non suffisamment prévisibles sous l’angle de l’article 10 (paragraphe 188 ci-dessus). En revanche, la Cour ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la réglementation litigieuse était « conforme à l’intérêt général » (paragraphe 189 ci-dessus) et si l’ingérence dans le droit de la requérante de communiquer des informations et des idées poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique pour l’atteindre (paragraphe 158 ci-dessus).

215.  Dans la présente affaire, la Cour se trouve dans l’impossibilité d’établir avec exactitude dans quelle mesure les violations constatées ont affecté les droits patrimoniaux de la requérante compte tenu, en particulier, de la spécificité du marché audiovisuel italien et de l’absence d’une situation commerciale comparable sur ledit marché.

216.  La Cour observe de surcroît que la requérante a subi un préjudice découlant de l’incertitude prolongée, due au manque de précision du cadre législatif interne, quant à la date à laquelle elle pourrait obtenir l’assignation des radiofréquences et, par conséquent, commencer à opérer sur le marché commercial de la radiodiffusion télévisuelle. La requérante a néanmoins effectué des investissements en vertu de la concession. La Cour estime que le dédommagement octroyé par le Conseil d’Etat, couvrant exclusivement la période de 2004 à 2009, ne saurait être considéré comme suffisant, d’autant plus qu’aucune expertise n’a été ordonnée par les juridictions internes pour évaluer les pertes subies et le manque à gagner.

217.  La Cour relève que le Gouvernement se borne à contester les prétentions de la requérante en les qualifiant d’excessives.

218.  En ce qui concerne les pertes subies, la Cour note que la requérante n’a pas prouvé que tous les investissements effectués étaient nécessaires pour mettre en œuvre la concession qu’elle avait obtenue. Quant au manque à gagner allégué, la Cour considère que la requérante a effectivement subi un préjudice à ce titre du fait de l’impossibilité, pendant de nombreuses années, de tirer un quelconque profit de la concession. Elle estime cependant que les circonstances de la cause ne se prêtent pas à une évaluation précise du dommage matériel, le type de préjudice dont il est question présentant de nombreux aléas et rendant impossible un calcul précis des sommes susceptibles de constituer une juste réparation.

219.  Sans se livrer à des spéculations au sujet des bénéfices que la requérante aurait réalisés si les violations de la Convention n’avaient pas eu lieu et si elle avait été en mesure de diffuser à partir de 2001, la Cour constate que l’intéressée a subi une perte de chances réelle (voir, mutatis mutandis, Gaweda, précité, § 54). Il convient également d’observer que l’intéressée souhaitait se lancer dans une entreprise commerciale tout à fait nouvelle, dont l’éventuel succès dépendait d’une série de facteurs variés dont l’appréciation échappe à la compétence de la Cour. Elle note à cet égard que s’il s’agit d’un manque à gagner (lucrum cessans), son existence doit être établie avec certitude et ne doit pas se fonder uniquement sur des conjectures ou des probabilités.

220.  Dans ces conditions, la Cour estime approprié de fixer une somme forfaitaire en réparation des pertes subies ainsi que du manque à gagner lié à l’impossibilité d’exploiter la concession. Elle doit également tenir compte du fait que la requérante a obtenu une indemnisation au niveau interne pour une partie de la période concernée (paragraphe 48 ci-dessus).

221.  De plus, la Cour estime qu’en l’espèce les violations constatées des articles 10 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ont inévitablement causé à la requérante une incertitude prolongée dans la conduite des affaires et des sentiments d’impuissance et de frustration (voir, mutatis mutandis, Rock Ruby Hotels Ltd c. Turquie (satisfaction équitable), no 46159/99, § 36, 26 octobre 2010). A cet égard, elle rappelle qu’elle peut octroyer une réparation pécuniaire pour dommage moral à une société commerciale. Ce type de dommage peut en effet comporter, pour une telle société, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Peuvent notamment être pris en considération la réputation de l’entreprise, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entreprise elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres des organes de direction de la société (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 35, CEDH 2000-IV).

222.  Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante une somme globale de 10 000 000 EUR, tous préjudices confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2.  Frais et dépens

223.  La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondent à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II).

224.  Pour ce qui est des frais de la procédure interne, la Cour relève que la requérante, avant de s’adresser aux organes de la Convention, a épuisé les voies de recours qui lui étaient ouvertes en droit italien, puisqu’elle a entamé deux procédures devant les juridictions administratives dont il y a lieu de souligner la complexité et la durée. La Cour admet dès lors que l’intéressée a encouru des dépenses pour faire corriger les violations de la Convention dans l’ordre juridique interne (voir, mutatis mutandis, Rojas Morales c. Italie, no 39676/98 § 42, 16 novembre 2000).

225.  Quant aux dépenses afférentes à la procédure devant elle, la Cour note que la présente affaire revêt une certaine complexité, car elle a nécessité un examen en Grande Chambre ainsi que plusieurs séries d’observations et une audience. Elle soulève aussi des questions juridiques importantes.

226.  Compte tenu des éléments en sa possession et de sa pratique en la matière, la Cour juge raisonnable d’accorder à la requérante pour l’ensemble de frais et dépens la somme globale de 100 000 EUR.

3.  Intérêts moratoires

227.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE VAJIĆ (Traduction)

J’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Toutefois, je ne souscris pas à l’interprétation qui est donnée de l’expression « espérance légitime », telle qu’elle apparaît dans l’arrêt, notamment au paragraphe 173 de celui-ci. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je pense que le passage suivant de ce paragraphe prête à confusion (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, CEDH 2004-IX) :

« Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. »

Selon la jurisprudence établie de la Cour, tout titulaire d’un intérêt patrimonial qui est de l’ordre de la créance et a une base suffisante en droit interne dispose d’une « valeur patrimoniale » susceptible d’entraîner la protection de l’article 1 du Protocole no 1 (Kopecký, précité, § 42). Il est donc inutile d’introduire la notion d’espérance légitime qui, selon les arrêts dans les affaires Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande (29 novembre 1991, série A no 222) et Stretch c. Royaume-Uni (no 44277/98, 24 juin 2003), s’applique dans des circonstances bien plus limitées.

Qui plus est, l’arrêt énonce au paragraphe 178 :

« La Cour considère dès lors que les intérêts liés à l’exploitation de la concession constituaient des intérêts patrimoniaux appelant la protection de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Tre Traktörer AB, précité, § 53). »

Je ne vois donc pas la nécessité d’évoquer en plus une espérance légitime.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, KARAKAŞ ET TSOTSORIA,

À LAQUELLE SE RALLIE EN PARTIE LA JUGE STEINER (Traduction)

Nous souscrivons pleinement au présent arrêt sauf en ce qui concerne l’octroi d’une satisfaction équitable. Notre désaccord ne tient pas au caractère excessif ou insuffisant du montant accordé, mais plutôt au fait qu’à nos yeux la question de l’application de l’article 41 n’était pas en état.

Tout en estimant qu’il existait un lien de causalité entre la conduite des autorités administratives et le dommage allégué par la société requérante, le Consiglio di Stato a jugé que l’indemnisation devait être calculée en fonction de l’espérance légitime de la société requérante d’obtenir des autorités compétentes l’allocation des fréquences de radiodiffusion. Pour cette raison, il a considéré, dans le cadre de son appréciation des pertes subies, que la société requérante aurait dû savoir qu’elle n’était pas susceptible d’obtenir les fréquences en question, et n’a pas ordonné d’expertise. Ce raisonnement a été rejeté par la Cour (paragraphe 175 de l’arrêt). La Cour a estimé que la concession attribuée à la requérante avait été vidée de tout effet utile, et a en outre déclaré que le refus des juridictions internes d’ordonner une expertise n’était pas acceptable (paragraphe 216 in fine).

La société requérante a indiqué qu’elle avait exposé des dépenses, notamment la location de studios et de l’équipement nécessaire pour poursuivre l’activité économique en question, et elle a soumis une expertise relative au manque à gagner qu’elle alléguait avoir subi, expertise qui se fondait sur la base des profits réalisés par Retequattro, la chaîne excédentaire qui aurait dû libérer les radiofréquences assignées à la requérante.

En l’absence de toute expertise qui aurait au moins apporté quelques précisions quant à la nécessité et la pertinence des dépenses alléguées et au manque à gagner prévisible de la société requérante, nous jugeons impossible de déterminer le dommage subi par celle-ci. Pareille expertise, que les parties auraient pu contester, nous aurait au moins permis de calculer les montants approximatifs susceptibles de redresser le dommage. De plus, cette procédure aurait jeté les bases d’un règlement amiable qui aurait répondu aux exigences d’une réparation équitable.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES POPOVIĆ ET MIJOVIĆ (Traduction)

Avec tout le respect que nous devons à la majorité, nous sommes en désaccord avec elle sur deux points. Premièrement, nous estimons que la première requérante en l’espèce, la société à responsabilité limitée Centro Europa S.r.l., n’avait pas la qualité de victime. Deuxièmement, la société requérante n’avait à nos yeux aucun droit de saisir la Cour dans l’unique but de faire rectifier le montant de l’indemnisation qui lui avait été octroyée au niveau national. Notre point de vue est motivé par les raisons suivantes.

Il est précisé au paragraphe 45 de l’arrêt que, par un arrêt du 20 janvier 2009, le Consiglio di Stato a octroyé à la société requérante la somme de 1 041 418  EUR à titre de dédommagement. Cela démontre clairement que la requérante a été indemnisée pour la perte éprouvée. Par conséquent, l’intéressée n’avait aucune raison de saisir la Cour comme elle l’a fait le 16 juillet 2009. Dès lors qu’elle avait été indemnisée au niveau national, elle avait perdu la qualité de victime. Sa requête à la Cour visait à faire rectifier le montant de l’indemnisation octroyée par la juridiction nationale.

La Cour a énoncé la règle relative au montant de l’indemnisation dès 1986, dans son arrêt en l’affaire Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 102, série A no 102). Selon cette règle, la question relève de la marge d’appréciation de l’Etat défendeur, sous réserve que le montant en question ne soit pas « manifestement insuffisant ».

Dans sa jurisprudence ultérieure, la Cour a précisé la règle, déclarant que même une somme manifestement insuffisante (et même dans des cas extrêmes égale à zéro !) pouvait être acceptable dans des circonstances exceptionnelles (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 94, CEDH 2005-VI).

En l’espèce, l’intention de la société requérante était de s’inscrire en faux contre le principe général dégagé dans l’arrêt Lithgow et autres en se référant à la règle énoncée dans les arrêts Scordino c. Italie (no 1) ([GC], noo36813/97, § 103, CEDH 2006-V), Cocchiarella c. Italie ([GC], noo64886/01, CEDH 2006-V) et Musci c. Italie [GC], no 64699/01, CEDH 2006-V). Cette dernière règle tombe cependant bien dans le champ de la règle principale dégagée dans Lithgow et autres, puisque la Cour a dit dans l’arrêt Scordino (précité, § 103) que l’indemnisation octroyée était « insuffisante ». Il est donc clair que la règle dans l’affaire Scordino (no 1) n’a fait que suivre la jurisprudence précédente, c’est-à-dire la règle édictée dans l’arrêt Lithgow et autres qui, à notre avis, trouve à s’appliquer en l’espèce.

L’appréciation des faits dans l’affaire Scordino (no 1) différait de celle qui a été effectuée dans l’affaire Lithgow et autres, mais la règle n’a pas changé. En d’autres termes, le mot « insuffisant » qui apparaît dans l’arrêt Scordino (no 1) (précité, § 103) ne peut se comprendre qu’à la lumière de la règle Lithgow, c’est-à-dire qu’il se rapporte à une indemnisation jugée « manifestement insuffisante » dans le cadre de l’examen de la proportionnalité. Fondamentalement, la Cour a pris la même position au paragraphe 98 de l’arrêt Scordino (no 1), où elle renvoie notamment à l’arrêt Lithgow et autres lorsqu’elle invoque la règle générale sur la proportionnalité de l’indemnisation.

Par ailleurs, il n’y a aucune raison d’estimer que l’indemnisation en l’espèce était insuffisante. A notre sens, l’espèce, qui porte sur une licence permettant de diffuser des programmes télévisés, doit être distinguée de l’affaire Scordino (no 1), laquelle concernait l’expropriation de terrains. Les fluctuations des prix du marché pour les deux biens mentionnés peuvent être comparables, mais elles ne sont pas identiques, et les autorités judiciaires nationales sont mieux placées que le juge international pour apprécier le montant dû à titre d’indemnisation. Les requérants en l’affaire Scordino (no 1) (précité, § 85) se fondaient sur le fait que les appartements construits sur le terrain exproprié pouvaient ensuite être vendus et donc générer un profit pour des particuliers. Toutefois, en l’espèce, il n’y a pas de raison suffisante pour dire que la somme octroyée à titre d’indemnisation à la société requérante au niveau interne était insuffisante.

Nous aimerions également souligner que le montant octroyé à titre de dédommagement à la société requérante était de fait considérable et ne peut en aucun cas être qualifié de « manifestement insuffisant ». La Cour ne peut se livrer à des spéculations quant au succès commercial potentiel de la société requérante, dont le montant accordé à titre d’indemnisation aurait pu dépendre selon l’intéressée. La situation de la société requérante a été correctement appréciée par la juridiction nationale, qui a du reste statué en sa faveur. Qui plus est, la majorité n’a pas fondé son raisonnement sur une évaluation par un expert de la perte qui aurait été subie par la société requérante, mais lui a simplement accordé une somme forfaitaire. Dès lors, à supposer que l’on pût considérer que la société requérante avait conservé sa qualité de victime – point de vue auquel nous ne pouvons souscrire –, nous estimons que la Cour aurait dû respecter la marge d’appréciation de l’Etat défendeur.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE STEINER

Je ne puis partager l’opinion de la majorité sur les deux aspects essentiels de cette affaire, celui concernant la prétendue violation de l’article 10 et celui se rapportant à la violation dénoncée de l’article 1 du Protocole no 1.

Les situations factuelles qui sous-tendent les griefs de la requérante sont, à mon avis, clairement distinctes.

En ce qui concerne la première de ces situations qui a trait à la prétendue impossibilité d’émettre sur la base de la décision de principe de 1999, elle échappe à la compétence de la Cour car elle ne respecte pas la règle du délai de six mois.

En effet, selon le Gouvernement, le Conseil d’Etat a tranché de façon définitive par sa décision du 31 mai 2008 la question issue de la non-attribution des fréquences sur la base de la décision de 1999.

La lecture attentive des attendus et surtout du dispositif de la décision du Conseil d’Etat semble conforter cette thèse. D’ailleurs, la décision de janvier 2009 confirme cette façon d’envisager la question, car elle ne tranche que l’aspect résiduel de la demande formulée par la partie requérante sur la base de l’article 1 du Protocole no 1.

Sur ce point, l’arrêt de la Grande Chambre (§§ 100-104) ne me semble pas correspondre à la réalité de la situation juridique.

D’abord, à mon avis, nous ne sommes pas confrontés à une situation continue car, comme je viens de l’indiquer, la situation litigieuse avait été clarifiée par la décision du 31 mai 2008. A partir de cette date il était devenu évident, en effet, que la requérante ne pouvait plus contester, en droit, le bien-fondé de la décision concernant la non-attribution des fréquences prévues par la mesure adoptée en 1999.

Il lui incombait, par conséquent, de présenter sa requête sur ce point dans le délai de six mois.

Je rappelle qu’il y a, à ce sujet, une jurisprudence constante établie depuis très longtemps.

Ainsi, non seulement la règle de six mois découle d’une clause spéciale et constitue un facteur de sécurité juridique, mais de plus elle revêt un caractère d’ordre public, les Etats ne pouvant pas l’écarter de leur propre initiative.

La règle du délai de six mois est, selon notre jurisprudence, une question qui tient au respect de l’ordre public européen et qui peut être soulevée d’office à tout stade de la procédure.

Le principe de subsidiarité, qui est évoqué constamment comme étant le principe inspirateur du système de contrôle, commande que l’on reconnaisse au juge interne une primauté dans l’interprétation du droit interne.

Je souligne, à cet égard, que notre Cour ne dispose que « d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué » et qu’« il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste » (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007-I).

Ce qui est vrai pour l’évaluation de la légalité interne vaut également s’agissant de déterminer quelle est la décision définitive interne rendue au regard d’un grief déterminé, à moins que l’on considère qu’en l’espèce la décision du Conseil d’Etat était entachée d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste.

Ensuite, il me semble que l’arrêt verse dans l’erreur lorsqu’il mélange deux aspects distincts.

La détermination du montant de la somme à accorder au titre du préjudice subi par la requérante concernait la quantification des dommages subis et non la question concernant l’attribution des fréquences, question qui était res judicata depuis le 31 mai 2008.

Quant à la seconde situation factuelle, qui a trait au respect du droit de propriété, la question me paraît claire. Les raisons données par la décision du Conseil d’Etat du 20 janvier 2009 sont convaincantes et raisonnables.

Le Conseil d’Etat a reconnu une responsabilité de l’Etat à raison du long délai qui a présidé à l’attribution des fréquences. Il a accordé à ce titre une somme pour les « pertes éprouvées ». Il a tenu à souligner le comportement de la requérante, qui aurait dû tenir compte du contexte et faire preuve de prudence dans les investissements en attendant l’attribution des fréquences.

Quant au préjudice correspondant au « manque à gagner », le Conseil d’Etat a relevé que les suppositions et hypothèses échafaudées par la requérante étaient dépourvues du moindre élément de preuve. Une somme, déterminée de façon équitable, lui a cependant été accordée à ce titre.

Je pense que, plus que dans toute autre circonstance, il faut reconnaître à l’Etat une large marge d’appréciation en matière de détermination de dommages pour un « fait illicite » selon les principes de la responsabilité extracontractuelle.

En ce qui concerne la question de l’application de l’article 41, je me rallie à l’opinion en partie dissidente des juges Sajó, Karakaş et Tsotsoria.

1 A l’époque des faits, la Cour de justice des Communautés européennes.

L'ÉTAT A AUSSI UN DEVOIR POSITIF DE PROTECTION

Kopytok c. Russie du 15 janvier 2019 requête n° 48812/09

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Atteinte au droit de propriété d’une femme ayant acheté un appartement dont elle a ensuite découvert que les enfants adultes de la vendeuse avaient toujours le droit de l’occuper

La requérante se plaignait d’avoir acheté un appartement qui, en vertu de la loi, pouvait toujours être utilisé par des membres de la famille de la vendeuse. La Cour juge que la requérante a eu à supporter une charge excessive du fait de l’absence d’enregistrement, dans un quelconque registre officiel qu’elle aurait pu consulter, du droit d’usage sur l’appartement dont jouissaient les enfants adultes de la vendeuse. Les juridictions russes ont attaché une importance décisive à la présence dans l’appartement de biens appartenant auxdits enfants mais il n’était pas réaliste d’attendre de la requérante qu’elle fouillât dans les effets personnels de l’ancienne propriétaire pour déterminer si quelqu’un d’autre jouissait du droit d’occuper l’appartement.

LES FAITS

En septembre 2007, Mme Kopytok fit l’acquisition d’un appartement à Lipetsk auprès d’une femme qui l’avait précédemment habité avec sa famille alors qu’il s’agissait d’un logement social mais qui l’avait ensuite privatisé en 2006 avec sa plus jeune fille, les autres membres de la famille, à savoir deux fils qui étaient en prison et une fille qui faisait ses études au Daghestan, ayant refusé par écrit d’exercer leur droit d’obtenir leurs parts dans le logement ainsi privatisé.

Mme Kopytok s’adressa ensuite à la justice pour faire valoir son droit d’enregistrer l’appartement à son nom après que la vendeuse eut retardé l’envoi du contrat de vente aux autorités. Le titre de propriété fut enregistré en novembre 2008 et Mme Kopytok engagea alors une action visant à éteindre le droit qu’avaient la vendeuse et sa famille d’utiliser l’appartement et à expulser celles-ci.

En avril 2009, le tribunal de district ordonna l’expulsion de la vendeuse et de sa plus jeune fille mais rejeta l’action pour autant qu’elle concernait les deux fils et l’autre fille. Le tribunal conclut que les enfants adultes avaient laissé des affaires dans l’appartement et n’avaient jamais fait part de leur intention de cesser de l’utiliser, même s’ils avaient consenti à ce qu’il fût privatisé.

Il considéra que faute d’un accord avec les autres enfants mettant un terme à leur droit d’usage, ce droit serait identique à celui de la nouvelle propriétaire. De l’avis du tribunal, un changement de propriétaire ne constituait pas un motif indépendant justifiant de mettre fin au droit que détenaient les deux fils et la fille de la vendeuse d’utiliser le bien. Cette décision fut confirmée en appel.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour rejette tout d’abord l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Celui-ci arguait que Mme Kopytok aurait pu engager une action civile afin d’obtenir l’annulation du contrat de vente et d’être remboursée. La Cour estime que l’intéressée n’a jamais exprimé son souhait de renoncer ainsi à sa propriété puisqu’elle s’est au contraire plainte d’un cadre juridique défaillant qui a permis à des tiers de revendiquer des droits sur son bien. Le recours suggéré par le Gouvernement n’aurait pas permis aux juridictions internes d’examiner la question soulevée par la requérante et celle-ci n’était donc pas tenue de l’exercer. Sur le fond, la Cour relève que Mme Kopytok n’avait aucun moyen d’établir que quelqu’un d’autre avait sur l’appartement un droit d’usage, sorte de droit réel qui se constituait lorsqu’un bien détenu par la collectivité était privatisé. La Cour suprême a interprété les dispositions nationales comme signifiant que lorsqu’un membre d’une famille consentait à la privatisation d’un bien par un autre membre de la famille, il le faisait en supposant qu’il aurait toujours la possibilité d’utiliser le bien. La Cour estime que pareille interprétation diverge des dispositions du code civil et n’était ni claire ni prévisible. Au cours du processus d’achat, Mme Kopytok avait été assurée par la vendeuse qu’aucune charge en faveur de tiers ne pesait sur l’appartement. Elle n’a toutefois pas été en mesure de vérifier l’exactitude de ces affirmations. Malgré un système étendu d’enregistrement de différents droits en matière foncière, les autorités russes n’ont pas veillé à enregistrer le droit d’usage de personnes n’ayant pas pu bénéficier d’une privatisation. Cette lacune a été relevée par la Cour constitutionnelle qui a appelé le législateur à créer un mécanisme d’enregistrement de ce type de droits.

La requérante n’a découvert le droit d’usage des enfants adultes de la vendeuse que lors de la procédure d’expulsion, lorsque le tribunal a interprété la présence de certains de leurs effets personnels dans l’appartement comme une volonté de leur part d’y résider. Mme Kopytok ne pouvait savoir qu’une telle importance serait attachée à ces biens. Même si elle l’avait su, elle n’a pas eu la possibilité de fouiller dans les effets personnels de la propriétaire avant de signer le contrat pour voir s’il y avait dans l’appartement des objets susceptibles de fonder le droit d’usage d’un tiers sur l’appartement. Elle a donc exercé de manière suffisante la diligence requise. Compte tenu du cadre juridique défaillant aux fins de l’établissement de l’existence d’intérêts juridiques de ce type, la Cour conclut à l’absence d’un juste équilibre entre l’intérêt général et l’exigence de protéger les droits de Mme Kopytok. Elle juge également excessive la charge qui pesait sur cette dernière.

Fondation Batkivska Turbota c. Ukraine du 9 octobre 2018 requête n° 5876/15

Article 1 du Protocole 1 : Le retrait de biens achetés de bonne foi a porté atteinte au droit de propriété d’une organisation caritative

Dans cette affaire, la fondation requérante se plaignait d’avoir été privée de la propriété de parts d’un sanatorium qu’elle avait achetées au pôle immobilier de la Fédération des syndicats ukrainiens en 2002. La Fédération elle-même avait pris possession de ces locaux au terme d’un long processus qui avait débuté pendant la période soviétique et elle avait obtenu la reconnaissance de son droit de propriété sur ces biens par une décision de justice rendue en 1997. En 2011, un procureur engagea toutefois une action en revendication de propriété en faveur de l’État. Au terme de la procédure, les juridictions nationales déclarèrent que la Fédération n’avait pas le droit de vendre les locaux en cause au motif que le sanatorium appartenait toujours à l’État et elles annulèrent le titre de propriété de la fondation requérante. La Cour constate que la loi ne permettait pas de déterminer clairement qui, de la Fédération et de son pôle immobilier ou de l’État, était propriétaire de ces biens issus de la période soviétique, et que la jurisprudence interne était contradictoire sur ce point. Elle juge également qu’en privant la fondation requérante de son droit de propriété, l’État a fait peser sur l’intéressée une charge disproportionnée. Elle conclut qu’il y a eu violation des droits de la fondation requérante.

LES FAITS

La requérante, la Fondation Batkivska Turbota, est une entité à but non lucratif constituée en 1999. En 2000, la fondation requérante créa un centre de réinsertion sociale pour aider les jeunes. En août 2002, elle acheta des parts d’un sanatorium à l’UPO, une entité que la Fédération des syndicats ukrainiens avait fondée pour gérer ses biens immobiliers. Elle fit ultérieurement enregistrer son titre de propriété. En août 2011, un procureur agissant pour le compte de l’État saisit toutefois un tribunal d’une demande d’annulation du contrat de vente. Il arguait que les locaux qui avaient été vendus appartenaient à l’État et n’avaient jamais été cédés à l’UPO. Le tribunal de première instance fit droit à la demande du procureur. Il considéra qu’en 1960, l’État soviétique ukrainien avait accordé à des syndicats un droit d’usage sur des sanatoriums et d’autres installations de loisirs, dont les biens en cause, mais qu’il ne leur en avait pas cédé les droits de propriété. Il en conclut que lorsque l’UPO avait été créé en 1991, les locaux en question appartenaient toujours à l’État. Il rejeta l’argument que l’UPO avait tiré d’un jugement rendu en 1997 par lequel un droit de propriété lui avait été reconnu sur ces biens issus de l’époque soviétique. La fondation requérante fit appel de cette décision, arguant qu’elle avait acheté ces biens de bonne foi et qu’elle avait dépensé environ cinq millions de hryvnias pour les rénover. En avril 2014, la cour d’appel se prononça en faveur de la fondation requérante et rejeta l’action en revendication de propriété de l’État, mais cette décision fut infirmée en juillet 2014 par le Tribunal supérieur de commerce d’Ukraine. En octobre de la même année, la Cour suprême rejeta la demande de réexamen de l’affaire formulée par la requérante. Le titre de propriété de l’État fut enregistré en avril 2018. La fondation requérante utilise toujours les installations et y loge des enfants de familles « en difficulté », ainsi que des personnes déplacées internes.

CEDH

La Cour rappelle que pour être conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, toute atteinte au droit de propriété, telle celle de l’espèce, doit être prévue par la loi. Cela signifie que toute mesure doit avoir une base en droit interne, et que la loi doit être accessible et prévisible quant à ses effets. Elle observe que la jurisprudence interne sur les biens de l’UPO est contradictoire en ce qu’il existe des différences significatives entre les conclusions des juridictions nationales dans cette affaire et celles auxquelles elles sont parvenues dans des affaires similaires. Ces contradictions découlent notamment de l’absence de loi régissant en Ukraine le régime juridique des biens ayant appartenu à des organismes de droit public de l’Union soviétique, tels les syndicats. Au vu de ces éléments, la Cour éprouve de sérieux doutes quant à savoir si l’atteinte aux droits de la fondation requérante a satisfait à l’exigence relative à la qualité de la loi au regard de la Convention. La Cour juge également que les actions de l’État ont fait peser sur la requérante une charge disproportionnée. La fondation requérante a acheté les biens en cause en 2002, soit plusieurs années après la décision de justice rendue en 1997 qui reconnaissait le droit de propriété de l’UPO. Le procureur n’a toutefois pas contesté cette décision avant 2011. Or l’État savait ou aurait dû savoir bien avant que les biens en question avaient été vendus.

La Cour relève également que le titre de propriété de la fondation requérante a été dûment enregistré par les autorités. Si la procédure était entachée d’erreur, il appartenait à l’État d’en supporter les conséquences, à moins que l’atteinte ne fût justifiée par un motif d’intérêt général. Le Gouvernement n’a toutefois formulé aucun argument convaincant sur ce point. Il s’est borné à faire des déclarations générales sur la restitution à l’État de ses droits sur les biens en cause sans montrer en quoi il avait besoin de ces biens pour des raisons particulières et impérieuses. De fait, l’État a attendu 2018 pour enregistrer son titre de propriété sur le sanatorium. La Cour conclut que l’atteinte au droit de propriété de la fondation requérante soulève de sérieux doutes quant à la légalité de la mesure et a fait peser sur la requérante une charge disproportionnée, emportant ainsi violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

GÜRTAŞ YAPI TİCARET VE PAZARLAMA A. Ş. c. TURQUIE du 7 juillet 2015 requête 40896/05

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : une erreur de cadastre commise par l'administration n'a pas été réparée par les tribunaux internes, l'équilibre entre les droits de la personne et l'intérêt général a été rompu.

45.  La Cour observe que la requérante a fait l’acquisition d’un terrain, dont elle pensait, sur la foi des indications figurant au feuillet du grand livre du registre foncier, que la superficie était de 485 151 m². Or, la superficie réelle du terrain n’était que de 201 951 m². Cette superficie découlait du plan, qui fait partie intégrante du registre. La contradiction entre les différentes pièces du registre (feuillet et plan) était le résultat d’une erreur de retranscription des données du plan cadastral sur le feuillet. Les parties s’accordent sur ces points.

46.  La Cour constate qu’il n’est pas contesté que la requérante a subi un préjudice : elle a payé un prix correspondant à celui d’un terrain de 485 151 m² pour ne disposer en réalité que d’un terrain de 201 951 m².

47.  Le grief de la requérante porte précisément sur cette perte patrimoniale au bénéfice des vendeurs et dont elle a réclamé l’indemnisation, d’une part à ces derniers sur la base des règles régissant la garantie, et d’autre part à l’État, en se fondant sur l’article 1007 CC.

48.  Ainsi que la Cour l’a déclaré à maintes reprises, l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 93, 25 octobre 2012 ; et Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 98, CEDH 2014).

49.  En l’occurrence, la Cour estime que le grief de la requérante doit être examiné sous l’angle de la norme générale énoncée au premier alinéa, première phrase.

50.  Elle réaffirme ensuite que l’article 1 du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte de l’État au respect de ses biens. Toutefois, cette disposition renferme également certaines obligations positives (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).

51.  Ainsi, l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer « certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété » (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004-V), et ce même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes privées physiques ou morales (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002-VII). La nature et l’étendue des obligations positives de l’État varient selon les circonstances.

52.  En l’espèce, la Cour retient que le droit turc offrait théoriquement à la requérante deux recours : une action en garantie à l’encontre des vendeurs et une action contre l’État sur le fondement de la responsabilité de ce dernier quant à la tenue des registres fonciers au sens de l’article 1007 NCC.

53.  S’agissant de l’action en garantie, la Cour observe que celle-ci s’est heurtée à l’article 215 CO qui prive l’acheteur de son droit à la garantie à l’égard du vendeur si le bien vendu n’a pas la contenance indiquée au registre foncier d’après une mensuration officielle, sauf si celui-ci s’y ait expressément obligé.

54.  Cette disposition n’est pas en soi problématique compte tenu de la circonstance que l’exclusion de la responsabilité du vendeur n’est pas absolue. En effet, d’une part, le code des obligations réserve la possibilité d’insérer une clause particulière dans le contrat de vente pour pouvoir actionner le vendeur en garantie, et d’autre part, l’exclusion est limitée au cas, comme celui de la requérante, où la superficie indiquée au registre résulte d’un mesurage officielle.

55.  Une lecture combinée des articles 205 CO et 1007 CC fait apparaître que cette exclusion de garantie en cas de mensurage officielle transcrite au registre repose sur l’idée que l’acheteur peut s’en remettre de bonne foi aux indications de superficie du registre foncier, lequel relève de la responsabilité de l’État.

56.  En ce qui concerne précisément ce point, qui a d’ailleurs trait à la partie principale de la procédure entreprise par la requérante, la Cour observe que l’article 1007 NCC institue une responsabilité de l’État pour les erreurs commises par les fonctionnaires préposés à la tenue du registre foncier.

57.  Elle estime qu’un tel dispositif est en principe de nature à répondre aux obligations positives que la Convention impose à l’État pour protéger le droit de propriété et à contrebalancer les effets de la limitation de l’action en garantie contre les vendeurs.

58.  Elle observe toutefois que la demande introduite par la requérante pour engager la responsabilité de l’État a, en l’espèce, été rejetée par les juridictions internes. Celles-ci ont estimé qu’une consultation des pièces constitutives du registre foncier, en particulier du plan, qui faisait état des limites précises du terrain et ne comportait aucune erreur, aurait permis à la requérante de déterminer la surface exacte du bien et de se rendre compte que celle mentionnée au feuillet était erronée.

59.  La Cour accepte qu’une certaine diligence puisse être attendue d’un acheteur, surtout s’il s’agit d’une société immobilière pour laquelle des transactions immobilières font partie de ses activités professionnelles. Néanmoins, elle relève qu’en l’espèce, selon les affirmations de la requérante, non contredites par le Gouvernement, le terrain en question faisait partie d’un ensemble plus large, avec lequel il se situait en continuité naturelle et il n’existait aucune démarcation physique permettant de distinguer la parcelle litigieuse des parcelles voisines (paragraphe 41). Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que l’approche des juridictions internes consistant à imposer à l’acheteur de ne pas se fier entièrement aux indications du grand livre et de consulter le plan afin de déceler d’éventuelles contradictions, a fait porter une charge excessive à la requérante en lui faisant supporter les conséquences d’une erreur commise par l’administration, lesquelles ont été estimées à environ 45 000 EUR par le TGI.

60.  Elle observe que l’approche suivie est d’autant plus étonnante que dans une autre affaire, la Cour de cassation aurait estimé, en 1994, que l’on ne pouvait attendre d’un acheteur qu’il consultât tous les documents du registre tels que le journal, le plan et les pièces justificatives, et qu’il devait au contraire pouvoir se fier aux mentions du grand livre. La haute juridiction aurait en outre précisé que, même lorsque l’intéressé avait fait montre de négligence, cette circonstance ne pouvait justifier qu’on le privât de toute indemnisation et qu’elle pouvait tout au plus permettre de diminuer le montant de l’indemnité (voir paragraphe 33 ci-dessus).

61.  En conclusion, la Cour considère que l’ordre juridique turc n’a pas offert à la requérante une protection suffisante de son droit de propriété et que le juste équilibre devant régner entre les droits de la requérante et l’intérêt général de la communauté a été rompu.

62.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

S.L. et J.L. c. Croatie du 7 mai 2015 requête 13712/11

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Les autorités croates ont failli à protéger les intérêts d’enfants dans le cadre d’une transaction immobilière soit l'échange d'une villa en bord de mer contre un appartement bien moins situé.

Les faits

Les requérantes, S.L. et J.L., deux soeurs, sont des ressortissantes croates nées en 1987 et 1992 respectivement et résidant à P. Leur affaire concerne la protection par l’État des intérêts de mineurs dans le cadre d’une transaction immobilière.

S.L. et J.L. étaient les propriétaires inscrites d’une maison située en bord de mer à P. Leur mère V.L. et son mari Z.L. (qui est également le père de J.L.) souhaitèrent vendre la maison et, étant donné que les propriétaires inscrites étaient toujours mineures à l’époque, il leur fallut d’abord solliciter l’autorisation des services sociaux. Toutefois, avant que la vente n’eût lieu, Z.L. fut mis en détention et par la suite condamné à une peine de six ans d’emprisonnement. Peu après l’incarcération de Z.L. en 2001, l’avocat de celui-ci, M.I., sollicita le consentement des services sociaux pour échanger la maison plutôt que la vendre. L’avocat proposa que la maison de S.L. et J.L. fût échangée contre un appartement appartenant à une personne nommée D.M., qui était en fait sa belle-mère. Les services sociaux entendirent V.L. et autorisèrent l’échange en 2001. En 2004, Z.L., en tant que tuteur légal des deux soeurs, engagea une action contre D.M., demandant l’annulation de l’accord d’échange. Le tribunal le débouta au motif qu’il s’agissait d’une décision administrative qui ne pouvait être contestée que par la voie d’une procédure administrative. Les recours formés ultérieurement par Z.L. et S.L., lorsque cette dernière devint majeure, n’aboutirent pas non plus.

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour juge que les autorités croates ont failli à prendre les mesures nécessaires pour préserver les intérêts patrimoniaux des enfants dans le cadre de l'accord d'échange de biens immobiliers ou pour leur donner une possibilité raisonnable de contester effectivement cet accord.

La question centrale en l’espèce est celle de savoir si l'État a pris en compte les intérêts des enfants en acceptant l'échange de biens. Les requérantes étant mineures à l’époque, leurs intérêts étaient censés être protégés par l'État, en particulier par les services sociaux, et il incombait aux juridictions civiles d'examiner les allégations, concernant l'accord d'échange, relatives à la conformité avec l'obligation constitutionnelle de l'État de protéger les enfants.

La Cour relève de nombreuses lacunes dans l'appréciation par les services sociaux de l'échange de biens. En particulier, les services sociaux n'ont pas apprécié l’état ou la valeur réels des propriétés ni examiné avec diligence les possibles conséquences négatives que pouvait avoir l'échange sur les enfants à la lumière de leur situation familiale. À cet égard, les services sociaux, qui étaient pleinement informés que Z.L. avait été condamné pour des infractions graves dans le cadre d'une procédure pénale et que V.L. était confrontée à des problèmes financiers, n'ont pas veillé à ce que les intérêts des enfants soient protégés de manière adéquate d'actions malintentionnées ou négligentes de la part de leurs parents. D'autres lacunes dans l'appréciation de l'échange tiennent au fait que les services sociaux n'ont pas interrogé les pères des deux filles, dont ils étaient les tuteurs, ni ne les ont informés du projet d'accord d'échange. Les services sociaux n'ont pas davantage contesté les incohérences apparentes dans l'accord d'échange concernant l’étendue et les valeurs respectives des biens concernés. La Cour relève également l'opacité qui entoure les circonstances dans lesquelles les parents des deux requérantes ont autorisé M. I. à agir en leur nom.

Quant à la procédure civile, la Cour estime que les juridictions civiles n'ont pas examiné les raisons qui entravaient toute contestation de la décision des services sociaux, à savoir la toxicomanie et les difficultés financières de V.L., l'emprisonnement de Z. L. et le conflit d'intérêt de M. I.

TUNNEL REPORT LIMITED c. FRANCE DU 18 NOVEMBRE 2010 Requête 27940/07

La lutte contre les clandestins a t'il causé la faillite de la première société du Tunnel sous la Manche ?

36.  La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1, qui tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre toute atteinte de l'Etat au respect de ses biens, peut également impliquer des obligations positives entraînant pour l'Etat certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu'un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens

39.  Pour apprécier la conformité de la conduite de l'Etat à l'article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l'esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. Cette appréciation peut porter non seulement sur les modalités d'indemnisation applicables – si la situation s'apparente à une privation de propriété – mais également sur la conduite des parties, y compris les moyens employés par l'Etat et leur mise en œuvre. A cet égard, il faut souligner que l'incertitude – qu'elle soit législative, administrative, ou tenant aux pratiques appliquées par les autorités – est un facteur qu'il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l'Etat. En effet, lorsqu'une question d'intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Broniowski, précité, § 151).

b)  Application au cas d'espèce

40.  Dans la présente affaire, la Cour relève d'emblée, à l'instar de la requérante, la dégradation particulière des conditions de sécurité et d'ordre public autour des accès au tunnel sous la Manche durant les années 2000 à 2002, et particulièrement au cours de l'année 2001. A cet égard, il apparaît opportun de se référer aux éléments pertinents de la sentence arbitrale précitée (paragraphe 17 ci-dessus), dont les conclusions, non contestées par le Gouvernement (qui précise uniquement qu'elles s'inscrivent dans le seul cadre de l'exécution du contrat de concession), sont invoquées par la requérante. La sentence décrit en effet avec minutie la situation durant cette période ainsi que les mesures prises par les autorités, dont les carences sont précisément mises en cause par la requérante.

41.  Pour la Cour, le maintien durable, pendant plus de deux ans, d'une telle situation, ne peut échapper à la responsabilité de l'Etat, auquel il revient d'assurer l'ordre public. S'il convient de tenir compte des différents intérêts qui étaient en jeu dans cette situation, notamment des préoccupations sanitaires dont le Gouvernement allègue qu'elles auraient commandé de ne pas fermer le centre de la Croix Rouge de Sangatte, dans lequel étaient regroupés nombre de ces migrants, la Cour considère cependant que la présence de ce centre n'est pas en cause dans la présente espèce. En effet, cette présence ne dispensait pas l'Etat de prendre, en tout état de cause, des mesures adaptées pour assurer la sécurité du tunnel sous la Manche.

42.  De surcroît, il n'est pas contesté que la sécurisation du tunnel relevait au premier chef de la responsabilité de ses exploitants, qui ont d'ailleurs pris de nombreuses mesures pour réagir à la situation qui s'imposait à eux, notamment par un renforcement des dispositifs de contrôle, de surveillance des accès et de clôture. La Cour estime néanmoins que l'ampleur de la situation dépassait leurs compétences et nécessitait que l'Etat intervienne et assume ses responsabilités.

43.  La Cour observe encore que le contexte difficile dû aux problèmes d'immigration clandestine a eu un impact réel sur le trafic dans le tunnel sous la Manche, lequel, s'il n'a jamais été formellement interrompu, a connu un réel ralentissement, du fait notamment de la fermeture, à plusieurs reprises, du terminal de fret de Fréthun qui était particulièrement affecté.

44.  Or l'activité de la requérante, liée par un contrat annuel à ces sociétés et à la compagnie italienne de chemins de fer, consistait exclusivement à organiser des prestations de transport combiné « rail-route » entre d'une part, le Royaume-Uni et d'autre part, la France et l'Italie, consistant en trois aller-retour quotidiens, outre un aller-retour hebdomadaire. Cette activité nécessitait la location de wagons pour une période de trois ans, impliquait un passage par le tunnel sous la Manche, et ce sans alternative. Dès lors, CTL ne pouvait qu'être directement affectée par les mesures de restrictions du trafic décidées par les opérateurs ferroviaires à raison des problèmes décrits ci-dessus.

45.  Néanmoins, la Cour estime que ce constat ne saurait suffire à établir un lien de causalité avec le préjudice subi par la société CTL et la liquidation de celle-ci. En effet, la requérante allègue que CTL avait été contrainte de réduire son volume d'activité des deux tiers par rapport au volume prévu, sur une période s'étalant de novembre 2001 à août 2002. Or si le niveau d'incursions est resté très fort à cette époque, aucun élément ne vient corroborer l'imputabilité à l'Etat français d'une réduction d'activité de cette ampleur sur la période en cause.

46.  A cet égard, la Cour note, certes, qu'il résulte de la sentence précitée que la réaction des autorités françaises, en prenant en compte l'ensemble de la période de 2000 à 2002, semble avoir été tardive. Elle remarque en outre que la présence de forces de l'ordre s'est avérée intermittente, au moins à certaines périodes, permettant un écoulement du trafic seulement à certaines périodes de la nuit. Toutefois, sur la période invoquée par la requérante, outre les perturbations de novembre 2001 qu'elle mentionne, seules des fermetures brèves du terminal SNCF ont été causées à deux reprises, comme le précise la sentence du tribunal arbitral, par des incursions massives en mars et en mai 2002. Aucun élément ne révèle le caractère durable et l'ampleur des perturbations subies du fait de l'Etat. Au contraire, les sociétés exploitantes du tunnel, adversaires de l'Etat français dans le litige arbitral, ont elles-mêmes relevé que la réaction des gouvernements en mai 2002 avait été, selon les termes de la sentence, « rapide et efficace ».

47.  La Cour en conclut qu'il n'est pas établi par la requérante, dans les circonstances de l'espèce, que l'Etat aurait manqué à son obligation d'assurer à CTL la jouissance effective de son droit de propriété en s'abstenant de prendre les mesures nécessaires dans la situation litigieuse décrite.

48.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

INDEMNISATION DES VICTIMES POLITIQUES

D'UN AUTRE ÉTAT ANTÉRIEUR SUR LE MÊME TERRITOIRE

RESTITUTION PAR L'ALLEMAGNE DES BIENS SAISIS PAR LES NAZIS OU LA RDA

ALTHOFF ET AUTRES c. ALLEMAGNE Requête no 5631/05 du 8 décembre 2011

Expropriation de biens en Allemagne de l’Est : la modification rétroactive de la loi sur la restitution emporte violation des droits de propriété des héritiers

VIOLATION ARTICLE 1 du PROTOCOLE 1

39.  La Cour doit d’abord se pencher sur la question de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1. A cette fin, elle doit examiner si les requérants avaient des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, c’est-à-dire à défaut de « biens existants » comme en l’espèce, des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles ils pouvaient prétendre avoir au moins une « espérance légitime » (« legitimate expectation ») d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété. Cette espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète qu’un simple espoir, doit « se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne. » (voir notamment Von Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, §§ 74, 77, 78 et 112, CEDH 2005-V).

40.  En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que les requérants ont fait une demande de restitution basée sur les dispositions pertinentes de la loi sur le patrimoine dans le délai légal qui expirait au 31 décembre 1992 en vertu de l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine dans sa version initiale ; en revanche la RFA, qui par l’Accord germano-américain conclu le 13 mai 1992 et entré en vigueur le 28 décembre 1992, avait succédé aux droits de Mme E.F., héritière des propriétaires initiaux de confession juive, n’avait pas déposé une telle demande de restitution dans le délai légal.

41.  Dès lors, la Cour considère qu’il convient de distinguer la situation avant et après l’expiration de ce délai.

42.  Avant l’expiration du délai, les requérants, en tant qu’héritiers de terrains expropriés à l’époque de la RDA, étaient susceptibles d’obtenir soit la restitution des terrains litigieux (article 3 § 1, première phrase, de la loi sur le patrimoine) ou le versement du prix de la vente effectuée après la réunification (article 16 § 1, première phrase, de la loi sur la priorité des investissements), soit une indemnisation (article 3 § 2 de la loi sur le patrimoine combiné avec l’article 1 § 2, première phrase, de la loi sur l’indemnisation) (voir droit et pratique internes pertinents ci-dessus, paragraphes 31 et 32). En tant que héritiers de propriétaires de terrains expropriés dans l’ancienne RDA et « lésés en second », ils ne disposaient pas d’une espérance légitime d’obtenir la restitution de leur bien, étant donné que les héritiers des propriétaires initiaux de confession juive et « lésés en premier » pouvaient également déposer une demande en restitution et que leur droit était prioritaire.

43.  A l’expiration du délai légal, seuls les requérants et la JCC avaient déposé une demande de restitution. Cependant, comme la Cour administrative fédérale l’a constaté dans son arrêt du 21 janvier 2004, la JCC ne pouvait faire valoir ses droits patrimoniaux, car Mme E.F. avait été indemnisée en 1976 et ses droits patrimoniaux avaient été transférés à la RFA en vertu de l’Accord germano-américain (paragraphe 24 ci-dessus).

44.  Certes, alors que les requérants ont déposé leur demande en restitution le 10 octobre 1990, l’Office du Land n’a rendu sa décision de rejet que le 12 juillet 2001, soit près de onze ans plus tard et après la modification législative intervenue en 1998, et cette décision a été par la suite confirmée par toutes les juridictions internes. Or dans son arrêt du 26 mai 1999 rendu dans une autre espèce, la Cour administrative fédérale a opéré une distinction selon que la décision de l’autorité compétente sur la demande de restitution ainsi que le transfert de propriété en tant que tel étaient intervenus avant ou après la modification législative (voir droit et pratique internes pertinents ci-dessus, paragraphe 35).

45.  Cependant, en l’espèce, la Cour administrative fédérale a relevé que la loi du 21 décembre 1992 sur l’Accord germano-américain n’avait pas prévu de dispositions spéciales exemptant la RFA de déposer une telle demande ; se référant à sa jurisprudence constante, elle a conclu que les droits de la RFA s’étaient éteints à l’expiration du délai légal. Et dans son arrêt du 26 mai 1999, la Cour administrative fédérale avait indiqué qu’au départ l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine s’appliquait à toutes les demandes patrimoniales, y compris celles portant sur des droits « dérivés » issus de l’Accord germano-américain.

46.  En ce qui concerne la nature des droits patrimoniaux dont les requérants disposaient en droit interne, si la Cour administrative fédérale a estimé que leurs droits à restitution fondés sur la loi sur le patrimoine ne bénéficiaient pas de la protection de l’article 14 § 1 de la Loi fondamentale, dans sa décision du 14 août 2004, la Cour constitutionnelle fédérale a au contraire considéré que l’on pouvait partir du principe que les droits des requérants bénéficiaient de la protection de l’article 14 § 1, mais que le législateur avait assuré un juste équilibre des intérêts en présence.

47.  Dès lors, la Cour estime qu’à l’expiration du délai légal, à défaut du dépôt d’une demande de restitution par la RFA, seul ayant droit des héritiers des propriétaires initiaux de confession juive et lésés en premier, les requérants, bien que héritiers des propriétaires dont les terrains ont été expropriés dans l’ancienne RDA et donc lésés en second, disposaient d’une « espérance légitime » de voir se concrétiser un droit à restitution des terrains litigieux. Cette « espérance légitime » reposait également sur l’arrêt de la Cour administrative fédérale indiquant que la loi du 21 décembre 1992 sur l’Accord germano-américain n’avait pas prévu de dispositions spéciales exemptant la RFA de déposer une telle demande, ainsi que sur la décision de la Cour constitutionnelle fédérale qui a considéré que l’on pouvait partir du principe que les droits des requérants bénéficiaient de la protection de l’article 14 § 1 de la Loi fondamentale. Eu égard aux circonstances très particulières de cette affaire, les requérants disposaient donc d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, les garanties de cette disposition trouvent à s’appliquer en l’espèce.

B.  Sur l’observation de l’article 1 du Protocole no 1

1.  Thèses des parties

48.  Les requérants soutiennent que la modification à effet rétroactif de l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine au profit de l’Etat sans indemnisation adéquate constituait à l’évidence une privation de propriété au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

D’après eux, celle-ci ne poursuivait pas un but légitime, car le Gouvernement aurait simplement cherché à corriger rétroactivement sa propre erreur au détriment des requérants. Même si de telles erreurs étaient toujours possibles dans une administration publique, il conviendrait d’en faire porter la charge par l’ensemble de la société civile, mais pas d’opérer rétroactivement une privation de propriété au détriment de particuliers.

De plus, cette privation de propriété aurait fait peser une charge disproportionnée sur les requérants, qui auraient disposé d’un droit à restitution en vertu de la loi sur le patrimoine dont ils auraient été privés de manière rétroactive. C’est sur cette base qu’ils réclameraient le versement d’une compensation à la Cour. Le montant de l’indemnisation prévue par la loi sur l’indemnisation serait sans objet à cet égard, car il viserait à indemniser des personnes qui n’ont pu faire valoir leurs droits de restitution prévus par la loi sur le patrimoine, ce qui correspondrait à une situation tout à fait différente de la leur. Ce n’est donc qu’à titre tout à fait subsidiaire et préventif que les requérants auraient également déposé une demande - déposée selon eux dans le délai légal - en indemnisation le 28 décembre 1992, mais qui n’aurait aucun rapport avec la présente requête. Enfin, les requérants considèrent que de toute façon l’indemnisation prévue par la loi sur l’indemnisation n’était pas proportionnée à l’ingérence litigieuse.

49.  Si le Gouvernement devait considérer que les requérants étaient titulaires d’un « bien », la modification de l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine ne saurait être déclarée contraire à l’article 1 du Protocole no 1, car elle aurait ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence à la lumière de l’ample marge d’appréciation dont l’Etat dispose dans le cadre de la réunification allemande.

En effet, le but de cette modification législative aurait été de clarifier une situation que les plus hautes juridictions internes ont qualifiée d’incertaine. De plus, l’objet de la loi sur le patrimoine aurait été d’assurer en priorité la restitution des biens aux héritiers des anciens propriétaires juifs et de leur réserver la valeur réelle des biens. Or en l’espèce ces droits avaient été transférés à la RFA suite à l’Accord germano-américain et il aurait été dans l’intérêt général que l’Etat assure ses droits patrimoniaux eu égard au fait qu’il avait versé une compensation d’un montant global de 102 millions USD aux Etats-Unis. Les requérants, quant à eux, disposeraient d’un droit à indemnisation s’élevant à environ 55.000 DM fondée sur les dispositions pertinentes de la loi sur le patrimoine applicables en cas d’impossibilité de restitution d’un bien.

Pour déterminer la proportionnalité de l’ingérence, le Gouvernement estime qu’il ne faut pas se référer à la valeur des terrains après 1990, car les requérants n’auraient pas disposé d’un droit absolu de propriété. Se fondant sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire Poznanski c. Allemagne (Poznanski c. Allemagne (déc.), no 25101/05, 3 juillet 2007), il considère qu’eu égard à la nature incertaine des droits patrimoniaux des requérants, une somme d’environ 55.000 DM doit être considérée comme une indemnisation adéquate. Ils auraient omis de déposer une demande en ce sens dans le délai légal, mais la procédure à cet égard devant le tribunal administratif est toujours pendante.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect d’un « bien »

50.  Comme elle l’a précisé à plusieurs reprises, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, série A no 98, pp. 29-30, § 37, lequel reprend en partie les termes de l’analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, série A no 52, p. 24, § 61, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 78, CEDH 2005-VI).

51.  La Cour relève qu’en l’espèce la loi du 20 octobre 1998 sur la clarification des droits patrimoniaux a modifié rétroactivement l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine en introduisant une quatrième phrase selon laquelle la date limite du 31 décembre 1992 prévue à cet article ne s’applique pas aux droits découlant de l’Accord germano-américain.

52.  Cette modification rétroactive a entraîné la perte pour les requérants de tout droit à restitution des terrains ou du versement du prix de vente équivalente à la valeur réelle du bien après la réunification.

53.  Aux yeux de la Cour, elle a donc constitué une ingérence dans le droit des requérants au respect de leur bien, qu’il convient d’examiner sous l’angle de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.

54.  Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

b)  Sur la justification de l’ingérence

i.  « Prévue par la loi »

55.  Pour ce qui est de la légalité de l’ingérence, la Cour relève que la mesure litigieuse était fondée sur la loi du 20 octobre 1998 sur la clarification des droits patrimoniaux, dont l’accessibilité, la précision et la prévisibilité exigées par la Convention ne prêtent pas à controverse.

56.  Par la suite, les juridictions allemandes ont considéré qu’en modifiant l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine en 1998, le législateur avait remédié à l’absence de demande déposée dans le délai légal par la RFA, et la Cour constitutionnelle fédérale a estimé que ces décisions étaient conformes à la Loi fondamentale.

57.  Or la Cour estime que cette interprétation n’était pas arbitraire. Elle rappelle à cet égard qu’il appartient au premier chef aux autorités internes, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Jahn et autres c. Allemagne précité, § 86).

58.  La privation de propriété était donc prévue par la loi, comme le veut l’article 1 du Protocole no 1.

59.  La Cour doit maintenant rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s’il existait une « cause d’utilité publique », et si elle a eu lieu dans le respect du principe de proportionnalité, au sens de la deuxième règle énoncée par l’article 1 du Protocole no 1.

ii.  « Pour cause d’utilité publique »

60.  La Cour rappelle que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.

De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (James et autres précité, p. 32, § 46, et Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 67 in fine, CEDH 2002-IX). Cela vaut nécessairement, sinon a fortiori, pour des changements aussi radicaux que ceux qui sont intervenus lors de la réunification allemande, où il y a eu passage vers un système d’économie de marché (Jahn et autres précité, § 80).

61.  En l’espèce, la Cour n’a pas de raisons de douter que l’objectif de la loi sur la clarification des droits patrimoniaux de 1998 qui – comme l’indique son libellé – était de clarifier une situation légale incertaine aux yeux du législateur allemand et d’assurer la pérennité de ses droits patrimoniaux issus de l’Accord germano-américain servait une cause d’utilité publique.

iii.  Proportionnalité de l’ingérence

62.  La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth précité, § 69, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 69, série A no 301-B, et National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 23, § 38).

La Cour, en contrôlant le respect de cette exigence, reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Zvolský et Zvolská précité, § 69, et Jahn et autres c. Allemagne précité, § 93).

63.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Jahn et autres précité, § 94).

64.  La Cour relève tout d’abord que la loi sur le patrimoine, qui règle les conflits relatifs à des biens situés sur le territoire de l’ancienne RDA, accorde un droit de restitution prioritaire aux héritiers des anciens propriétaires de confession juive lésés en premier. Les héritiers des propriétaires dont les terrains ont été expropriés dans l’ancienne RDA et qui ont été lésés en second, comme ce fut le cas en l’espèce, disposent d’un droit à indemnisation en vertu de la loi sur l’indemnisation (voir droit et pratique internes pertinents, § 31 ci-dessus).

65.  A cet égard, elle rappelle également que l’Etat dispose d’une grande marge d’appréciation en ce qui concerne l’adoption de lois dans le contexte unique de la réunification allemande, eu égard à l’immense tâche auquel le législateur était confronté pour régler toutes les questions qui se sont nécessairement posées lors du passage d’un régime communiste à un régime démocratique d’économie de marché (voir notamment von Maltzan et autres précité, §§ 74, 77 et 110, Jahn et autres précité, § 113, et en dernier lieu, mutatis mutandis, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie, no 71243/01, § 85, 8 mars 2011).

66.  La particularité de la présente affaire est que, huit ans après la réunification allemande et six ans après l’expiration du délai légal de dépôt des demandes de restitution basées sur la loi sur le patrimoine, le législateur a modifié rétroactivement l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine dans le sens où cette date limite ne s’applique pas aux droits de la RFA découlant de l’Accord germano-américain. Cette modification législative, de caractère certes général, a créé une inégalité en faveur de l’Etat et au détriment des requérants, qui ont été privés de tout droit à restitution des terrains litigieux ou de versement du prix de vente après la réunification.

67.  Or la Cour a indiqué que si, en principe, le pouvoir législatif n’est pas empêché de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (voir, mutatis mutandis, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis précité, § 49, et National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society précité, § 112, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999--VII, et Varnima Corporation International S.A. c. Grèce, no 48906/06, §§ 26-35, 28 mai 2009).

68.  En l’espèce, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, ce qui paraît déterminant aux yeux de la Cour est d’abord le fait que le délai initial fixé par la loi sur le patrimoine s’appliquait à toutes les demandes patrimoniales y compris celles découlant de l’Accord germano-américain. En effet, la loi du 21 décembre 1992 n’avait pas prévu de dispositions spéciales exemptant la RFA de déposer une telle demande (arrêts de la Cour administrative fédérale des 26 mai 1999 et 21 janvier 2004 – paragraphes 35 et 24 ci-dessus).

69.  De plus, il est indéniable que l’Etat allemand avait connaissance de la situation avant l’expiration du délai légal fixé initialement par le législateur au 31 décembre 1992, étant donné que l’Accord germano-américain a été conclu le 13 mai 1992. L’Etat avait donc plus de sept mois pour déposer une demande en bonne et due forme.

70.  La Cour relève ensuite que la modification rétroactive du 20 octobre 1998 de la version initiale de l’article 30a § 1 de la loi sur le patrimoine n’est intervenue que huit ans après la réunification allemande entrée en vigueur le 3 octobre 1990 et six ans après l’expiration du délai légal du 31 décembre 1992.

71.  Or le délai d’intervention du législateur est un élément à prendre en considération dans l’appréciation de la proportionnalité (voir notamment Jahn et autres précité, § 116, ii., où la Cour a relevé le laps de temps très court (deux ans) entre l’entrée en vigueur de la réunification allemande et l’adoption de la deuxième loi sur la modification du droit patrimonial), même si en l’espèce cette modification tardive peut s’expliquer par le fait que le montant global de la compensation n’a été versé par la RFA que le 29 avril 1997 (paragraphe 18 ci-dessus).

72.  De même, nonobstant le fait que la décision formelle de l’Office du Land du 12 juillet 2001 statuant sur la demande de restitution n’est intervenue qu’après la modification législative du 20 octobre 1998, le laps de temps qui s’est écoulé entre le dépôt de la demande en restitution du 10 octobre 1990 et la décision de l’Office du Land était de dix ans et six mois, ce qui là aussi paraît excessif.

73.  Enfin, un élément essentiel dans l’appréciation de la proportionnalité est la charge que cette modification législative a fait peser sur les requérants : contrairement à l’affaire Jahn et autres précité, où la deuxième loi sur la modification du droit patrimonial ne prévoyait aucune indemnisation pour les requérants (§ 110), en l’espèce la loi sur l’indemnisation prévoit le versement d’une indemnisation. Cependant, celle-ci n’apparaît pas proportionnée eu égard à la gravité de l’ingérence litigieuse, consistant en une modification législative rétroactive qui a créé une inégalité en faveur de l’Etat et au détriment des requérants. De plus, il n’est pas certain que ces derniers pourront percevoir une quelconque indemnité, étant donné que le Gouvernement allègue qu’ils n’ont pas fait leur demande dans le délai légal et que le tribunal administratif a suspendu la procédure dans l’attente de l’arrêt de la Cour.

74.  Eu égard aux circonstances très particulières de cette affaire, et malgré la grande marge d’appréciation dont l’Etat dispose dans le contexte unique de la réunification allemande et l’objectif légitime du législateur allemand d’assurer la pérennité de ses droits patrimoniaux issus de l’Accord germano-américain, la Cour conclut que la modification législative litigieuse a rompu le « juste équilibre » à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général.

Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

GOBEL c. ALLEMAGNE du 8 décembre 2011 requête no 35023/04

La restitution de biens aux héritiers des propriétaires initiaux contraints à la vente sous le régime nazi n’emporte pas violation des droits de l’acquéreur des biens en question. L'affaire est toujours pendante en Allemagne. Le requérant doit attendre la fin de la procédure.

Article 1 du Protocole no 1

Par l’acquisition de parts en indivision de la succession, M. Göbel disposait d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, ce que le gouvernement allemand ne conteste pas. Dès lors, la restitution du terrain aux héritiers des propriétaires initiaux constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens. La Cour note que la mesure litigieuse était fondée sur la loi sur le patrimoine, laquelle comporte des dispositions très claires sur les conditions de restitution de terrains expropriés dans l’ancienne R.D.A. et trouvait également à s’appliquer aux droits des personnes ayant perdu leurs biens par vente forcée ou expropriation sous le régime nazi.

La Cour n’a pas de doute – et cela n’est d’ailleurs pas contesté par M. Göbel – que l’objectif poursuivi par le législateur allemand de restituer les biens aux héritiers des propriétaires initiaux de confession juive victimes de persécutions sous le régime nazi servait une cause d’intérêt public. Elle souligne en outre que l’Etat dispose d’une grande marge d’appréciation en ce qui concerne l’adoption de lois dans le contexte unique de la réunification allemande, eu égard à l’immense tâche à laquelle le législateur était confronté pour régler toutes les questions qui se sont nécessairement posées lors du passage d’un régime communiste à un régime démocratique d’économie de marché.

M. Göbel avait acquis sa première part de la communauté d’héritiers après l’entrée en vigueur de la loi sur le patrimoine de 1990 et avant l’expiration du délai pour déposer une demande de restitution qui était fixé au 31 décembre 1992. De plus, il avait été dûment informé de l’historique du bien. La Cour accepte donc le raisonnement du Gouvernement lorsqu’il soutient que le requérant a sciemment pris le risque de se voir opposer une demande en restitution de son bien. Cela est encore plus vrai pour l’acquisition par l’intéressé de sa deuxième part en janvier 1997, plus de cinq ans après le dépôt des demandes de restitution et quelques mois avant la décision de faire droit à la demande des héritiers des propriétaires initiaux.

Certes, M. Göbel ne conteste pas la restitution en tant que telle, mais dénonce le faible montant de la contrepartie prévue par la loi sur le patrimoine, basée sur le prix de vente initial sous le régime nazi. A cet égard, la Cour note que M. Göbel a également la possibilité en vertu de la loi sur le patrimoine de réclamer le versement d’une indemnité, ce qu’il a fait. Cette procédure est toujours pendante.

Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que l’Allemagne n’a pas excédé sa marge d’appréciation et qu’elle n’a pas manqué à ménager un juste équilibre entre les intérêts de M. Göbel et l’intérêt général de la société allemande. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

L'INTERÊT GÉNÉRAL PRIME SUR LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE

Le but d'intérêt général prime sur le droit de l'individu.

"Cet équilibre est rompu "si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante".

A ce titre, la Cour a précisé que l'individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation "raisonnablement en rapport avec la valeur du bien" dont il a été privé, même si "des objectifs légitimes d'utilité publique" () peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande; elle a ajouté que son contrôle "se borne à rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d'appréciation dont l'Etat jouit en la matière"

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- L'ÉTAT PEUT NATIONALISER

- L'ÉTAT PEUT PRIVER UN INDIVIDU DE SON BIEN DANS UN BUT D'INTERÊT GENERAL

- L'ÉTAT PEUT SURTAXER POUR LUTTER CONTRE LES DÉFICITS BUDGÉTAIRES

- L'INDEMNISATION PEUT ÊTRE INFERIEURE A LA VALEUR RÉELLE DU BIEN SI ELLE RESTE "PROPORTIONNELLE"

- LA PERTE DE VALEUR DE BIENS NON SAISIS ET RESTANTS, N'EST PAS INDEMNISABLE

- L'OUTIL DE TRAVAIL DOIT ÊTRE INDEMNISÉ INTÉGRALEMENT ET SON USAGE PROTÉGÉ

- LA CRÉANCE SUR UNE COLLECTIVITÉ LOCALE DOIT ÊTRE REMBOURSÉE INTÉGRALEMENT.

L'ÉTAT PEUT NATIONALISER

Lubelska Fabryka Maszyn i Narzedzi Rolniczych ‘Plon’ et autres c. Pologne du 26 octobre 2017 requêtes no 1680/08, no 3117/08 et 46309/13

Les requérants, deux sociétés et deux personnes physiques, héritières en droit de sociétés nationalisées à l’époque communiste, se plaignaient d’un refus d’indemnisation à raison de l’appropriation de leurs biens par l’État. Les deux sociétés alléguaient également une violation du droit à un procès équitable. Dans sa décision rendue en cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme déclare irrecevables, à l’unanimité, les griefs des requérants. Cette décision est définitive. La Cour a jugé que les requérants ne pouvaient se prévaloir en droit interne d’une créance susceptible d’être qualifiée de « bien » protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété). Le rejet des prétentions des requérants par les juridictions internes n’était ni arbitraire ni manifestement déraisonnable et la Cour ne voit pas le besoin de substituer ses propres vues à celles des tribunaux. Elle estime également que les griefs soulevés sur le terrain de l’article 6 (droit à un procès équitable) sont manifestement mal fondés.

LES FAITS

Les requérants sont : Lubelska Fabryka Maszyn i Narzędzi Rolniczych ‘PLON’ ; Przedsiębiorstwo Naftowe ‘OTERNA’ ; Iwonna Świątnicka et Michal Ostojski. Lubelska Fabryka Maszyn i Narzędzi Rolniczych ‘PLON’ et Przedsiębiorstwo Naftowe ‘OTERNA’ sont des sociétés à responsabilité limitée basées à Varsovie. Mme Świątnicka et M. Ostojski sont des ressortissants polonais nés respectivement en 1949 et 1974 et habitant à Łódź (Pologne). Les requérants sont tous les quatre les héritiers en droit de sociétés nationalisées par l’État en application d’une loi passée en 1946. Ce texte prévoyait pour les détenteurs des sociétés nationalisées une indemnisation, à calculer sur la base d’une ordonnance prise en comité des ministres. Or l’ordonnance requise ne fut jamais adoptée. Après la chute du régime communiste, les requérants demandèrent l’annulation des nationalisations, mais les tribunaux jugèrent licites les décisions initiales de nationalisation. La première société forma par la suite, en 2004, une demande d’indemnisation pour omission législative, faute pour l’État d’avoir pris l’ordonnance requise. Cependant, les tribunaux la déboutèrent, au motif notamment que la législation polonaise prévoyant la responsabilité de l’État pour omission législative n’était entrée en vigueur que le 1er septembre 2004 et indiquait expressément qu’elle n’était pas rétroactive. La seconde société demanda elle aussi une indemnisation pour omission législative en 2007, mais finalement abandonna, estimant n’avoir aucune chance de succès compte tenu du jugement rendu concernant la première société et de la jurisprudence de la Cour suprême. Les deux requérants restants avaient initialement ouvert en 1992 une procédure en annulation d’une décision de nationalisation de 1948 visant une usine textile détenue par leur prédécesseur. Ils dénonçaient également un défaut d’indemnisation. La Cour administrative suprême les débouta par une décision définitive rendue en 2013.

Les trois requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme les 7 et 21 décembre 2007, et le 8 juillet 2013, respectivement. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété), les requérants se plaignent de ne pas avoir été indemnisés pour la nationalisation de leurs biens en application d’une législation de 1946. Invoquant l’article 6 § 1 (accès à un tribunal), les deux sociétés requérantes allèguent également une violation de leur droit d’accès à un tribunal, faute pour leurs demandes d’indemnisation d’avoir été accueillies ou d’avoir eu la moindre chance de succès.

Article 1 du Protocole no 1

La Cour juge que le grief tiré par les requérants d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et qu’il y a donc lieu de le déclarer recevable. La Cour estime que, au regard du droit interne, les requérants ne pouvaient se prévaloir d’une créance susceptible d’être qualifiée de bien protégé par l’article 1 du Protocole no 1 en raison de l’interprétation donnée par les juridictions internes aux dispositions légales en question. Elle ajoute que les tribunaux n’ont pas interprété le droit interne d’une manière arbitraire ou manifestement déraisonnable. N’ayant qu’une compétence limitée pour interpréter les règles de droit interne, elle ne juge pas nécessaire de substituer ses propres vues à celle des tribunaux nationaux. La Cour relève que les juridictions internes, notamment la Cour suprême et la Cour constitutionnelle, écartent systématiquement l’existence, au regard des règles nationales, d’un droit à indemnisation pour l’omission législative résultant de la non-adoption de l’ordonnance prévue par la législation de 1946 en matière de nationalisations, ainsi que toute prétention à une indemnisation pour les anciens propriétaires de biens nationalisés. En particulier, la Cour suprême a jugé que, jusqu’à l’adoption d’une loi de modification en 2004, il n’était pas possible de fonder une prétention sur le défaut d’adoption de l’ordonnance par l’État. Elle a dit également que les dispositions du code civil permettant d’invoquer l’omission législative n’étaient entrées en vigueur que le 1er septembre 2004 et n’avaient pas d’effet rétroactif. Enfin, la Cour constitutionnelle a jugé dépourvu d’effet juridique au regard de la Constitution le principe d’indemnisation tiré de la loi de 1946 et que seule la loi pouvait prévoir l’indemnisation à raison de biens nationalisés.

Article 6 § 1

La première société s’estime victime d’un refus d’accès à un tribunal, sa demande d’indemnisation ayant été rejetée. La seconde société dit que ses prétentions n’avaient aucune chance de succès. La Cour juge globalement qu’on ne peut pas dire que l’une et l’autre se soient vu privées de leur droit d’accès à un tribunal ou indûment entravées dans l’exercice de celui-ci. Elle rejette donc ces griefs pour défaut manifeste de fondement.

UN INDIVIDU EST PRIVÉ DE SON BIEN DANS UN BUT D'INTÉRÊT GÉNÉRAL

BIDZHIYEVA c. RUSSIE du 5 décembre 2017 Requête n° 30106/10

Article 1 du Protocole 1 : L'ingérence est proportionnelle, la requérante obtient un terrain mais ne construit pas dessus. Le terrain est repris pour  dans un but d'intérêt général.

a) Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence

59. La Cour rappelle que la notion de « bien » a une portée autonome qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne. Ce qui importe, c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, par exemple, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004‑XII).

60. La Cour observe que, en l’espèce, les parties sont en désaccord sur la question de savoir si la parcelle en question constituait un « bien » de la requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Mais les autorités ont inscrit le droit de propriété de la requérante sur cette parcelle en 2007 et elles ont ainsi formellement reconnu la qualité de propriétaire de l’intéressée. Celle‑ci était donc titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Gladysheva, précité, § 69, et Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne, no 38963/08, §§ 78-79, 4 novembre 2014). Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief.

61. Quant à la nature de l’ingérence, la Cour note que le jugement du 15 septembre 2009 a eu pour effet l’annulation définitive du titre de propriété de la requérante sur son bien, et elle estime ainsi que la mesure s’analyse en une privation de propriété au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.

b) Sur la justification de l’ingérence

i. Sur la légalité et le but légitime de l’ingérence

62. La Cour note que les parties sont en désaccord sur la légalité de l’ingérence laquelle résulte d’un jugement. À cet égard, elle rappelle que, sauf dans les cas d’arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour remettre en cause l’interprétation de la législation interne par les juridictions nationales. En l’espèce, elle ne décèle aucun élément qui lui permette de conclure que les décisions des juridictions internes ordonnant l’annulation du titre de propriété de la requérante ont été entachées d’arbitraire ou manifestement déraisonnables. Elle considère donc que l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

63. Elle note ensuite qu’il n’est pas controversé entre les parties que la mesure répondait à un intérêt général, à savoir la protection du domaine public par les autorités locales. Il reste donc à déterminer si l’annulation du titre de propriété de la requérante a respecté le juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’intéressée.

ii. Sur la proportionnalité de l’ingérence

64. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante » (voir, par exemple, Mkhchyan, précité, § 67, et les affaires qui y sont citées). Elle rappelle également que la vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause et peut appeler une analyse du comportement des parties, des moyens employés par l’État et leur mise en œuvre, en particulier, l’obligation des autorités d’agir en temps utile, de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, avec les références citées).

65. En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que, contrairement à l’affaire Gladysheva (arrêt précité), la requérante dans la présente affaire n’a pas acheté le bien en question auprès d’un particulier après une privatisation, mais l’aurait reçu gratuitement des autorités locales.

66. Elle constate également que les juridictions internes ont considéré que la requérante avait obtenu le certificat de propriété en violation des dispositions en vigueur, que ce certificat était nul et illégal, et qu’elle s’était approprié la parcelle sans aucun droit (paragraphes 22, 25 et 32 ci-dessus).

67. La Cour note ensuite que les autorités internes ont réagi en temps utile et de façon cohérente : une enquête pénale pour usage de faux certificat a été ouverte en juillet 2008 (un mois après que la requérante ait demandé à l’administration du village de procéder à l’arpentage de la parcelle), et l’administration du district a formé l’action en annulation de son titre de propriété en juin 2009 (comparer, par exemple, avec l’arrêt Anna Popova c. Russie (no 59391/12, 4 octobre 2016), où la Cour a considéré que les autorités n’ont pas agi avec une diligence et en temps utile en permettant plusieurs reventes d’un appartement après avoir découvert une fraude).

68. Mais la Cour relève surtout que, mis à part les fondations que la requérante dit avoir fait réaliser, sans préciser quand et dont la Cour ignore le coût, la requérante n’a pas aménagé cette parcelle destinée à la construction et a montré très peu d’intérêt à son égard (voir, mutatis mutandis, Malfatto et Mieille c. France, nos 40886/06 et 51946/07, §§ 69‑71, 6 octobre 2016, et les affaires qui y sont citées, voir, a contrario, Pyrantienė c. Lituanie, no 45092/07, §§ 6 et 62, 12 novembre 2013, l’affaire où, avant la reprise du terrain par les autorités, la requérante y cultivait des légumes et les vendait au marché, et où cette activité était sa principale source de revenus).

69. Dans ces circonstances, compte tenu de l’absence d’investissement fait par la requérante à l’égard de la parcelle en cause, la Cour considère que, quand bien même l’intéressée aurait apporté la preuve d’une faute de l’administration locale ou d’une violation de ses propres droits (paragraphe 49 ci-dessus), une action fondée sur l’article 61 § 2 du code foncier ne lui aurait pas permis d’obtenir un dédommagement. Il serait ainsi déraisonnable d’exiger de la requérante d’engager un tel procès inutile, contrairement aux exigences de célérité de procédure et de bonne administration de la justice, et insusceptible de redresser la violation qu’elle allègue. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

70. Enfin, la Cour prend en compte le bail conclu en 2010 entre l’administration du district et la requérante à l’égard d’une autre parcelle constructible, et cela pour un prix plus que symbolique (paragraphe 33 ci‑dessus). Si la requérante avait construit une maison sur cette parcelle, elle aurait pu soit faire renouveler le bail, soit bénéficier du droit exclusif à la privatisation de celle-ci (paragraphe 34 ci-dessus ; voir aussi, a contrario, Albergas et Arlauskas c. Lituanie, no 17978/08, 27 mai 2014, affaire où les autorités avaient rejeté la demande du requérant tendant à l’octroi d’un terrain en remplacement de celui dont la vente avait été annulée, et ne lui avaient alloué aucune indemnisation à cet égard).

71. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour estime que l’annulation par la justice du titre de propriété de la requérante sur la parcelle no 3b n’a pas fait peser sur elle une charge excessive rompant le juste équilibre entre le respect de ses droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 et l’intérêt général de la société.

72. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Cette conclusion rend inutile l’analyse des autres arguments des parties.

FLAMENBAUM et autres c. FRANCE

Requêtes n° 3675/04 et 23264/04 du 13 décembre 2012

L'intérêt général prime sur les nuisances subies au domicile des requérants, pour permettre la construction et l'utilisation d'un aéroport.

184. La Cour rappelle que, selon une jurisprudence constante, l’article 1 précité ne garantit pas, en principe, le droit au maintien des biens dans un environnement agréable (décision S. c. France précitée, Moore c. Royaume‑Uni (déc.), no 40425/98, 15 juin 1999, Ünver c. Turquie (déc.), no 36209/97, 26 septembre 2000, décisions Taşkın et autres et Galev et autres précitées et Darkowska et Darkowski c. Pologne (déc.), no 31339/04, § 71, 15 novembre 2011).

185.  Les requérants font valoir que les nuisances sonores générées par l’allongement de la piste de l’aéroport ont entraîné une baisse de la valeur vénale de leurs propriétés. Le Gouvernement estime, pour sa part, qu’ils n’en justifient pas.

186. Les requérants s’appuient sur deux expertises, dont seule la première a été ordonnée par le juge administratif (paragraphe 39 ci-dessus). L’expert B. a conclu qu’en application du nouveau plan d’exposition au bruit qu’il avait défini, les propriétés des requérants avaient perdu entre 70 % et 90 % de leur valeur (paragraphe 42 ci-dessus). Toutefois, la Cour relève que le tribunal administratif, approuvé par la cour administrative d’appel et le Conseil d’État, a jugé l’expertise irrégulière et a notamment retenu que l’expert avait outrepassé sa mission en définissant un nouveau plan d’exposition au bruit et en procédant « à une évaluation des préjudices (...) à partir d’éléments qu’il n’a[vait] pas lui-même appréciés et par application de méthodes forfaitaires dépourvues de rigueur, en particulier pour l’estimation de la dépréciation de la propriété » (paragraphe 46 ci‑dessus). Les requérants s’appuient également sur l’expertise H. réalisée à leur demande, qui concerne sept de leurs propriétés. L’expert a conclu à une perte de valeur vénale de 25 % à 60 % en raison de la présence de l’aéroport, sans toutefois indiquer la méthode qu’il a utilisée pour parvenir à cette conclusion et pour calculer l’abattement forfaitaire sur la valeur des propriétés.

187.  La Cour doit tenir compte des éléments suivants : tout d’abord, le grief des requérants ne porte pas sur les nuisances engendrées par la présence de l’aéroport, mais sur elles causées par l’allongement de sa piste principale.

188.  En deuxième lieu, elle rappelle qu’afin d’être en mesure de statuer sur ce grief, la chambre a demandé aux parties de préciser le prix d’achat actualisé des propriétés, ainsi que leur valeur marchande actuelle, d’indiquer si cette valeur marchande correspondait au prix du marché de propriétés non exposées aux nuisances dénoncées, et de produire à l’appui tout élément pertinent à cet égard (paragraphe 173 ci-dessus).

189.  Or, elle constate que les documents produits par les requérants n’apportent pas les réponses demandées : l’expertise H., qui ne concerne que sept propriétés sur treize, ne précise pas leur prix d’achat actualisé et ne donne aucune indication sur la méthode employée pour calculer leur valeur marchande actuelle ; en outre, aucune comparaison n’est faite avec la valeur marchande de propriétés non exposées aux nuisances dénoncées, et le calcul de l’abattement forfaitaire pratiqué par l’expert n’est pas expliqué.

En troisième lieu, ces documents sont contradictoires entre eux : la Cour observe en effet des variations importantes dans la valeur vénale de la même propriété, selon qu’elle est évaluée par l’expert, le notaire ou l’agence immobilière ; les attestations notariales, produites pour huit propriétés (propriétés Akierman, Célice, Flamenbaum, Konstantyner, Lelièvre, Loisy, Marie et Morandi) affectent en général à leur valeur estimée une décote différente de celle appliquée par l’expert et les attestations d’agences immobilières ne font pas ressortir de décote. En outre, lorsqu’elle est appliquée, la décote est liée expressément à la proximité de l’aéroport et non à son extension.

190.  Dans ces conditions, en l’absence des précisions demandées par la chambre et en l’état des documents produits, la Cour considère que les requérants n’établissent pas si et dans quelle mesure l’allongement de la piste de l’aéroport de Deauville a pu avoir une incidence sur la valeur de leurs biens (décisions Rayner, Ashworth et Fägerskiöld précitées).

191. La Cour ne peut davantage prendre en compte le coût des travaux d’isolation phonique, eu égard, d’une part, au fait que les requérants n’ont pas justifié d’un lien de causalité entre l’allongement de la piste et l’augmentation du trafic (paragraphe 152 ci-dessus) et, d’autre part, aux mesures prises par les autorités pour limiter l’impact des nuisances sonores (paragraphes 153 ci-dessus).

192.  En conséquence, faute pour les requérants d’établir l’existence d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

CHAGNON et FOURNIER C. FRANCE du 15 juillet 2010 Requête 44174/06 et 44190/06

L'ABATTAGE DES BÊTES D'UN AGRICULTEUR POUR LUTTER CONTRE UNE EPIDEMIE

44.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le deuxième alinéa de cet article, tout en reconnaissant aux Etats le droit de réglementer l’usage des biens, pose la condition que ce droit s’exerce par la mise en vigueur de « lois », le principe de légalité présupposant l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (voir, mutatis mutandis, Broniowski, précité, § 147). La Cour est en outre appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué, même en cas de respect des exigences légales, produit des effets conformes aux principes de la Convention (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-110, CEDH 2000-I).

45.  En l’espèce, la Cour constate que les mesures d’abattage des 2 et 3 mars 2001 ont été prises sur le fondement de deux instructions ministérielles édictées par la directrice générale de l’alimentation du ministère de l’agriculture et de la pêche les 27 et 28 février 2001. Il est vrai, comme le soulignent les requérants et comme l’a relevé d’ailleurs la cour administrative d’appel de Nantes, que l’article L. 221-1 du code rural exige que de telles mesures soient prises sur le fondement d’un arrêté conjoint du ministre chargé de l’agriculture et du ministre chargé de l’économie et des finances ; or, cet arrêté n’est intervenu que le 7 mars 2001. Néanmoins, la Cour relève que les juges d’appel ont considéré que les mesures d’abattage étaient légales en vertu de la jurisprudence sur les circonstances exceptionnelles. Ils ont en effet jugé que le caractère hautement contagieux de la fièvre aphteuse et les risques d’épizootie de cette maladie sur le territoire national constituaient des circonstances exceptionnelles qui justifiaient l’adoption, par les autorités, de mesures de sauvegarde nécessaires, et ce, sans attendre la signature d’un arrêté interministériel qui nécessitait un délai incompressible, incompatible avec l’urgence de la réponse à apporter à l’épidémie survenue dans un pays voisin.

46.  Reste à examiner si la base légale sur laquelle reposaient les mesures litigieuses était suffisante au sens de l’article 1 du Protocole no 1, étant rappelé que la notion de « loi » doit être entendue dans son acception « matérielle » et non « formelle » et qu’elle y inclut en conséquence l’ensemble constitué par le droit écrit, y compris des textes de rang infra législatif (voir, notamment, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 93, série A no 12), ainsi que la jurisprudence qui l’interprète (voir, mutatis mutandis, Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A).

47.  La Cour relève que les mesures d’abattage préventif reposaient sur les instructions ministérielles des 27 et 28 février 2001, qui s’appuyaient elles-mêmes sur l’article 221-1 du code rural, ainsi que sur une jurisprudence bien établie du Conseil d’Etat relative aux circonstances exceptionnelles (paragraphe 28 ci-dessus). Elles reposaient donc sur une base légale suffisante en droit interne au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

48.  La Cour estime également que l’interprétation qui a été faite de la loi et de la jurisprudence en l’espèce n’était pas arbitraire, eu égard notamment aux risques d’épizootie de fièvre aphteuse qui existaient en mars 2001. La Cour rappelle à cet égard qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, et Glässner c. Allemagne (déc.), no 46362/99, CEDH 2001-VII).

49.  Il s’ensuit que les mesures critiquées étaient « légales » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Reste à déterminer si elles poursuivaient un but légitime conforme à l’intérêt général et si un « juste équilibre » a été ménagé entre les moyens employés et le but visé.

2.  Poursuite d’un but légitime conforme à l’intérêt général

50.  La Cour rappelle que toute ingérence dans la jouissance d’un droit ou d’une liberté reconnus par la Convention doit poursuivre un but légitime. Le principe du « juste équilibre » inhérent à l’article 1 du Protocole no 1 lui-même suppose l’existence d’un intérêt général de la communauté (voir Broniowski, précité, § 148). En l’espèce, il ne prête pas à controverse que les mesures d’abattage poursuivaient un but légitime conforme à l’intérêt général, à savoir la préservation de la santé publique et de la sécurité alimentaire.

3. Aménagement d’un juste équilibre entre les intérêts en cause

56.  La Cour rappelle que non seulement une ingérence dans le droit de propriété doit viser, dans les faits comme en principe, un « but légitime » conforme à « l’intérêt général », mais il doit aussi exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’Etat, y compris les mesures destinées à réglementer l’usage des biens d’un individu. C’est ce qu’exprime la notion du « juste équilibre » qui doit être ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir notamment Hutten-Czapska, précité, § 167, CEDH 2006-VIII et Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (voir, notamment, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III et Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 49, CEDH 1999-V).

57.  Se penchant sur la présente affaire, la Cour relève que les mesures litigieuses n’avaient pas un caractère disproportionné. En effet, elles ne visaient qu’une catégorie d’animaux et n’ont été prises que le temps nécessaire pour lutter contre l’épidémie de fièvre aphteuse et protéger la santé publique et la sécurité alimentaire sur le territoire, domaines dans lesquels les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Enfin, concernant l’indemnisation dont les requérants se plaignent, la Cour constate, d’une part, que le régime d’indemnisation qui leur a été appliqué était loin d’être arbitraire puisqu’il garantissait une égale indemnisation de l’ensemble des éleveurs ayant eu à subir des pertes liées aux mesures d’abattage et, d’autre part, que les sommes versées à MM. Chagnon et Fournier (71 102,22 EUR et 80 249,16 EUR) représentaient respectivement 84, 5 % et 72 % du montant évalué par les experts.

58.  Eu égard à ce qui précède et compte tenu de la marge d’appréciation des Etats en matière de règlementation de l’usage des biens, la Cour estime que les mesures litigieuses n’ont pas eu un caractère disproportionné.

59.  Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

DEUXIEME SECTION DECISION D'IRRECEVABILITE DU 4 AVRIL 2011

requête N° 18240/03 présentée par Kemal UZAN et autres contre la Turquie

LE RETRAIT IMMEDIAT D'UNE CONCESSION DE TRANSPORT D'ÉLECTRICITÉ POUR ASSURER LA FOURNITURE D'ENERGIE DES POPULATIONS LOCALES.

II.  sur la violation alléguée de L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

64.  Les requérants allèguent ainsi que la résiliation de leur contrat de concession et le transfert à l’Etat des réseaux de transport d’électricité ont emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

65.  Après la communication de la requête au Gouvernement, dans leurs observations ainsi que dans leurs plaidoiries devant la Cour, les requérants ont soutenu que des biens qui ne seraient pas liés aux sites d’exploitation des centrales électriques leur auraient été confisqués.

66.  La Cour constate qu’en l’espèce, les requérants dénonçaient sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, d’une part la résiliation des contrats par le ministère, suivie du transfert à l’État sans indemnité des réseaux de transport d’électricité et, d’autre part, la saisie par les autorités nationales de biens qui ne seraient pas liés à l’exécution des contrats. Par conséquent, la Cour examinera successivement chacune de ces allégations.

A.  La résiliation des contrats de concession

1.  Thèses des comparants

a)  Le Gouvernement

67.  Le Gouvernement soutient que la résiliation d’un contrat de licence pour non-respect des obligations contractuelles constitue une ingérence aux fins de réglementer l’usage des biens au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1. Selon lui, cette ingérence était conforme à la loi et nécessaire à l’intérêt général. Il explique que le législateur peut réglementer les contrats en vue de préserver l’intérêt général sur le marché de l’électricité. Cela serait d’ailleurs expressément prévu par l’article 21 des contrats. Il déclare que la loi no 4628 a réformé le marché de l’électricité pour qu’il soit plus transparent, compétitif et juste. En fait, l’article 8 de la loi no 3096 et l’article 19 des contrats constitueraient un mécanisme de contrôle, en cas de non-respect des clauses contractuelles, visant à assurer un service public vital, celui de la production d’électricité.

68.  Lors de l’audience, le Gouvernement a indiqué qu’un contrat de concession similaire à ceux signés avec les sociétés requérantes a également été conclu avec la société Kayseri ve Civarı Elektrik Türk A.Ş. (ci-après « Kayseri Elektrik »).

69.  Il explique que les contrats comportaient quatre points importants. Premièrement, conformément à la loi no 4628, aucun bien des sociétés requérantes n’aurait été confisqué : les sites de production d’électricité et les biens utilisés pour faire fonctionner les concessions seraient la propriété, non pas de celles-ci, mais de l’Etat. En particulier, celui-ci serait constamment resté propriétaire des réseaux et moyens de transport. Deuxièmement, les contrats prévoiraient expressément que les sociétés concernées tiendraient compte des modifications législatives, y compris de la réforme du marché de l’électricité. Troisièmement, la rémunération des sociétés serait limitée au recouvrement de leurs coûts d’investissement plus un paiement en capital. Quatrièmement, le Gouvernement explique qu’aux termes de leur article 19 les contrats pouvaient être rompus en raison d’une faute des sociétés, lesquelles, dans ce cas, n’avaient droit à aucune indemnisation.

70.  Le Gouvernement indique qu’en 1995, à la suite de plaintes, d’enquêtes et d’avertissements répétés, le ministère a pris le contrôle opérationnel de la société ÇEAŞ. M. Uzan, en sa qualité de dirigeant de la société, aurait repris l’exploitation de la société ÇEAŞ en 1996, après avoir formellement accepté de remédier à ces manquements. Le Gouvernement soutient que, par la suite, les sociétés requérantes ont continué à méconnaître leurs obligations contractuelles. Selon lui, elles n’ont pas réalisé les investissements prévus et ont refusé en particulier de réaliser les investissements nécessaires pour la distribution d’électricité ; elles n’ont pas assuré une production d’électricité suffisante ; elles ont refusé d’appliquer le tarif établi par les contrats ; elles ont fait enregistrer les biens appartenant à l’Etat dans le registre foncier non pas au nom du Trésor public mais en leur nom propre ; enfin, elles ont omis de brancher les groupes autoproducteurs au réseau de distribution. Les sociétés requérantes auraient également rejeté les offres répétées du ministère de se réunir pour résoudre les problèmes et litiges en cours. Le Gouvernement indique que le ministère a mis en demeure par écrit les sociétés requérantes de remédier aux manquements constatés puis, les intéressées ayant continué à méconnaître les dispositions contractuelles, a annulé les contrats.

71.  Le Gouvernement rappelle que la résiliation des contrats a été soumise au contrôle des juridictions nationales. En particulier, il observe que le Conseil d’Etat a conclu, premièrement, que les sociétés avaient commis les manquements relevés par le ministère et, deuxièmement, que les contrats avaient été annulés conformément à la loi et aux clauses contractuelles. Le Conseil d’Etat aurait établi la base factuelle de chaque manquement et aurait estimé que les manquements constatés permettaient au ministère de rompre les contrats et de ne pas accorder d’indemnisation aux sociétés, conformément à l’article 19 des contrats.

72.  Le Gouvernement précise que la loi no 4628 relative à la réforme du marché de l’électricité visait à faciliter la participation du secteur privé et à introduire la concurrence sur le marché de l’électricité. D’après lui, la loi no 4628 ainsi que son règlement d’application ont été adoptés pour les besoins spécifiques de la réglementation du marché de l’électricité dans l’intérêt général, et visaient à garantir un accès aux réseaux de transport, conformément aux normes fixées par l’Union européenne. Le Gouvernement indique que la loi no 4628 prévoit un regroupement du transport de l’électricité sous la responsabilité d’un seul gestionnaire, la TEİAŞ, une société publique, en vue d’assurer un accès équitable au réseau national de transport de l’électricité. Ce serait pour cette raison que le ministère aurait demandé aux sociétés de transférer leurs réseaux de transport à la société TEİAŞ. Mais en refusant de se conformer à la loi no 4628, les sociétés auraient bloqué la libéralisation du marché national de l’électricité dans son ensemble.

73.  Le Gouvernement est d’avis que la marge d’appréciation de l’Etat est plus ample lorsqu’il prend des mesures concernant sa politique économique et sociale. Selon lui, l’intérêt général appelait des mesures urgentes pour réguler le marché de l’électricité et protéger les intérêts de l’Etat contre les abus et la mauvaise gestion ou le détournement de biens publics. De plus, l’application des clauses contractuelles, y compris leur mise en conformité à la loi no 4628 aurait été nécessaire pour garantir une production d’électricité suffisante et continue, pour créer un marché de l’électricité compétitif et conforme au droit de l’Union européenne et pour assurer au marché national de l’électricité le soutien du Fonds monétaire international. Pour le Gouvernement, les contrats ont été résiliés conformément à la loi, qui a ménagé un juste équilibre entre les intérêts des requérants et l’intérêt général.

b)  Kemal Uzan

74.  M. Uzan reconnaît que la résiliation des contrats constitue une ingérence fondée sur la loi no 4628. Il explique que cette loi avait pour but de moderniser et d’améliorer le service offert aux usagers et de garantir la continuité de la fourniture de l’énergie. D’après lui, cette loi et son règlement d’application prévoyaient de diviser les quatre branches d’activité des deux sociétés en autant de sociétés différentes qu’il y avait d’activités, à savoir la production, le transport, la distribution et la commercialisation. Toutefois, le requérant soutient que cette loi est contraire à la Constitution.

75.  M. Uzan conteste également l’utilité publique de cette ingérence. Il dénonce le caractère personnel de cette loi, qui aurait eu pour unique but de mettre un terme aux contrats signés avec les sociétés requérantes. Pour lui, cette loi ne prévoyait pas de mesures transitoires et ne garantissait aux sociétés ni une poursuite de leurs activités ni une indemnisation.

76.  Quant à la question de savoir si l’ingérence procédait d’une loi jugée nécessaire pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, le requérant soutient qu’aucune faute n’a été invoquée par le Gouvernement, excepté le non-respect de la loi no 4628. Il dénonce le caractère arbitraire de l’ingérence, qui n’aurait été précédée d’aucune procédure préalable ni pour la confiscation des biens ni pour la résiliation des contrats. Il considère que, d’après l’article 19 des contrats, la procédure de résiliation sans indemnisation ne peut être introduite que s’il y a une défaillance du concessionnaire ; il faut ensuite une mise en demeure ; un délai raisonnable doit être accordé au concessionnaire pour corriger les dysfonctionnements constatés ; s’il n’y a pas de réaction de la part du concessionnaire, l’Etat peut alors prendre des mesures aux frais du concessionnaire ; il faut ensuite une nouvelle notification écrite, puis l’Etat peut mettre un terme au contrat sans indemnité. Or en l’occurrence il n’y aurait eu ni mise en demeure ni intervention d’un juge. En outre, selon le requérant, les sociétés n’ont pas disposé d’un délai suffisant pour redresser les manquements qui leur étaient reprochés.

c)  Les sociétés ÇEAŞ et KEPEZ

77.  Les sociétés requérantes contestent la thèse du Gouvernement selon laquelle elles auraient méconnu les conditions d’exploitation prévues par les contrats. Elles sont notamment en désaccord avec l’affirmation du Gouvernement selon laquelle elles auraient refusé de transférer les réseaux de transport d’électricité à la société TEİAŞ. A cet égard, elles contestent la légitimité du transfert qui serait fondé sur la loi no 4628, laquelle a réformé le secteur de l’énergie. Elles expliquent que, conformément au règlement pris en application de cette loi, toute société intervenant dans plus d’une branche d’activité du secteur de l’énergie devait transférer ses réseaux de transport d’électricité à la société TEİAŞ. Le transfert devait être effectué au plus tard le 31 décembre 2002, soit dans un délai extrêmement court. Les sociétés requérantes affirment qu’elles seules répondaient aux critères fixés par le règlement puisqu’aucune autre société n’était engagée dans plusieurs activités dans ce secteur. Elles estiment que le Gouvernement n’a pas réglementé l’usage des biens conformément à l’intérêt général mais qu’il a réglementé exclusivement leurs biens.

78.  Elles contestent la légalité de l’ingérence. A cet égard, elles soutiennent, à l’instar de M. Uzan, que la procédure de résiliation des contrats n’était pas conforme à celle qui était prévue par l’article 19 des contrats.

79.  Pour les sociétés requérantes, la résiliation des contrats et la saisie de tous leurs biens, avec les conséquences financières y relatives, étaient disproportionnées. Pour faire cesser les manquements répétés qu’il reprochait aux sociétés ou faire respecter les dispositions légales relatives à la réforme du marché de l’énergie, le Gouvernement aurait dû utiliser les dispositions contractuelles lui permettant de pallier aux éventuelles carences des sociétés. Invoquant l’absence de proportionnalité des mesures prises, les sociétés requérantes soutiennent que le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu n’a pas été respecté.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Principes généraux pertinents

80.  La Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 1 du Protocole n1(voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 48, série A no 108, Tre Traktörer AB c. Suède, 7 juillet 1989, § 54, série A no 159, Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, § 41, série A no 192, Gasus Dosier - und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, § 55, série A no 306-B, Rosenzweig et Bonded Warehouses Ltd c. Pologne, no 51728/99, § 48, 28 juillet 2005 et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, CEDH 2010-...).

81.  L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le deuxième alinéa de cet article, tout en reconnaissant aux Etats le droit de réglementer l’usage des biens, pose la condition que ce droit s’exerce par la mise en vigueur de « lois ». De plus, le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006-VIII). En particulier, la loi sur laquelle se fonde l’ingérence doit être conforme au droit interne de l’Etat contractant, y compris les dispositions pertinentes de la Constitution (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 81, CEDH 2005-VI et Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, §§ 79 et 82, CEDH 2000-XII).

82.  Pour ce qui est des ingérences relevant du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, lequel prévoit spécialement le « droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...) », il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. A cet égard, les Etats disposent d’une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (AGOSI, précité, § 52 et J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 55, CEDH 2007-X).

83.  Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique » ou conforme à l’« intérêt général » (Hutten-Czapska, précité, § 165). Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (James et autres, arrêt précité, § 46, dans lequel la Cour a estimé normal que « le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale » et, mutatis mutandis, Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003-VIII).

b)  Application des principes précités au cas d’espèce

i.  Sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1

84.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, des licences d’exploitation d’activité commerciale, en particulier des concessions, constituent des « biens » aux fins de cet article (Posti et Rahko c. Finlande, no 27824/95, § 76, CEDH 2002-VII, pour une concession concernant le droit de pêcher, Tre Traktörer AB, précité, § 53, pour une licence de débit de boissons alcoolisés, Fredin (no 1), précité, § 40, pour un permis d’exploitation d’une gravière, Rosenzweig et Bonded Warehouses Ltd, précité, § 49, pour une autorisation d’exploitation d’un entrepôt de douane, Bimer S.A. c. Moldova, no 15084/03, § 49, 10 juillet 2007, pour une licence d’exploitation de produits détaxés et Megadat.com SRL c. Moldova, no 21151/04, § 63, 8 avril 2008, pour une licence pour la fourniture d’accès à Internet).

85.  En l’espèce, la Cour constate que l’Etat contractant a signé avec chacune des sociétés requérantes un contrat de concession relatif à une centrale électrique pour produire, transporter, distribuer et commercialiser de l’électricité. A la lumière de sa jurisprudence susmentionnée et de l’objet de ces contrats, la Cour conclut que les requérants avaient des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

ii.  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété

86.  En l’espèce, la Cour relève qu’il n’est pas contesté par les parties que la résiliation des contrats signés entre les sociétés requérantes et le ministère a constitué une ingérence dans le droit de propriété des requérants au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Considérant qu’il s’agissait pour l’Etat défendeur de réglementer le marché de l’électricité, la Cour estime que les mesures dont se plaignent les requérants s’analysent en une réglementation de l’usage des biens conformément à l’intérêt général au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Megadat.com SRL, précité, § 65 et Alatulkkila et autres c. Finlande, no 33538/96, § 66, 28 juillet 2005).

87.  Il s’ensuit que la Cour doit à présent rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

iii.  Sur la légalité de l’ingérence

88.  Dans la présente affaire, la Cour relève que les mesures litigieuses étaient fondées sur l’article 8 de la loi no 3096 et l’article 19 des contrats, ainsi que sur la loi no 4628 relative au marché de l’électricité portant modification de la loi no 3096.

89.  A cet égard, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité de la loi no 4628 avec la Convention, mais d’apprécier in concreto l’incidence de l’application de cette loi sur le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle précise en outre qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, spécialement qualifiés en la matière, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, mutatis mutandis, Yumak et Sadak c. Turquie [GC], no 10226/03, § 73, 8 juillet 2008 et Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 85, 3 décembre 2009).

90.  En l’espèce, la Cour note d’abord que les requérants ont pu contester devant les juridictions administratives compétentes la légalité tant matérielle que procédurale des mesures prises par le ministère pour annuler les contrats. Il ressort de la motivation des arrêts du Conseil d’Etat que les sociétés ont été mises en demeure à différentes dates de respecter leurs engagements contractuels. Le Conseil d’Etat a ensuite confirmé que les contrats avaient été annulés, en raison des manquements avérés des sociétés, sur le fondement de l’article 8 de la loi no 3096 et de l’article 19 des contrats, conformément à la procédure de résiliation prévue par ces dispositions. Le Conseil d’Etat a enfin établi que le transfert à l’Etat des sites d’exploitation et des infrastructures y afférentes ainsi que des moyens et outils nécessaires à leur exploitation était conforme au droit national. D’ailleurs, la Cour n’a relevé aucun élément d’arbitraire dans la motivation exposée par les juridictions nationales.

91.  La Cour estime ensuite que les sociétés requérantes ne peuvent pas se prévaloir d’une connaissance limitée de la législation applicable dans le domaine de l’électricité ou bien des évolutions sociales et économiques en cours en Turquie pour se justifier de ne pas avoir pleinement prévu les conséquences de la loi no 4628 et de son règlement d’application sur les contrats. En tout état de cause, les sociétés requérantes, qui étaient assistées par des conseils, auraient dû savoir, au moins après l’entrée en vigueur de la loi no 4628, qu’à l’issue de la période préparatoire les contrats seraient modifiés. Il s’ensuit que la loi no 4628 portant modification de la loi no 3096 et les clauses des contrats comportent des dispositions suffisamment accessibles, précises et prévisibles quant à la réglementation du marché de l’électricité et de ses implications.

92.  En conséquence, à la lumière de la décision de la Cour constitutionnelle concluant à la constitutionnalité de la loi no 4628 (paragraphe 57 ci-dessus), et eu égard à la motivation des décisions du Conseil d’Etat, la Cour ne relève aucun élément d’arbitraire dans l’interprétation et l’application de la loi et des contrats de concession. Il s’ensuit que la rupture des contrats a été opérée conformément à la loi no 4628 relative au marché de l’électricité, à l’article 8 de la loi no 3096 et à l’article 19 des contrats (Tre Traktörer AB, précité, § 58). Partant, la Cour conclut qu’en l’espèce l’ingérence était prévue par la loi, conformément à l’article 1 du Protocole no 1.

93.  La Cour doit à présent déterminer si cette ingérence poursuivait un « but légitime d’intérêt général » au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole n°1.

iv.  Sur la question de savoir si les autorités nationales ont poursuivi un « but légitime d’intérêt général »

94.  Pour que les exigences du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 puissent être jugées satisfaites, il doit être établi que les mesures litigieuses ont été prises « conformément à l’intérêt général » et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi (Megadat.com SRL, précité, § 66, et Bimer S.A., précité, § 52).

95.  La Cour relève d’emblée que la résiliation des contrats en raison des fautes reprochées aux sociétés est la conséquence normale du droit contractuel liant les parties. Toutefois, la résiliation des contrats étant également fondée sur la loi no 4628 relative au marché de l’électricité, la Cour est donc amenée, dans le cadre de son examen sur la question du but légitime de l’ingérence, à examiner la finalité de cette loi.

96.  A cet égard, la Cour note que les requérants reconnaissent que la loi no 4628 avait pour but d’améliorer le marché de l’énergie nationale pour le moderniser et offrir à la population un meilleur service. Toutefois, les requérants contestent le fait que les autorités nationales aient poursuivi un but légitime d’intérêt général ; selon eux, à l’époque des faits, cette loi a exclusivement réglementé les deux contrats de concession signés avec les sociétés ÇEAŞ et KEPEZ.

97.  La Cour note que les autorités nationales ont réglementé le marché de l’électricité pour des raisons liées à des obligations nationales et internationales. Les modifications législatives adoptées en la matière ont effectivement eu des répercussions directes sur les contrats conclus avec les sociétés requérantes. A cet égard, la Cour souligne que, dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il appartient aux autorités publiques de se prononcer les premières tant sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures applicables dans le domaine de l’exercice du droit de propriété que sur les mesures à prendre pour le résoudre. Dans ce contexte, il convient de rappeler également que, face à une question d’intérêt général, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 120, CEDH 2000-I).

98.  En l’occurrence, l’ingérence incriminée est en partie le résultat de la loi no 4628. En adoptant cette loi, le législateur national a souhaité réformer le secteur de l’énergie, y compris celui de l’électricité, pour satisfaire la demande nationale et remplir ainsi sa mission de service public. En adoptant la loi no 4628 relative au marché de l’électricité modifiant la loi no 3096 le législateur avait pour objectif de créer les conditions pour que les consommateurs disposent d’une électricité suffisante, à faible coût, et dans le respect de l’environnement. Par ailleurs, le législateur souhaitait également ouvrir ce marché à la concurrence. Cet objectif du législateur doit être lu à la lumière du constat des juridictions nationales qui ont établi que les manquements des sociétés avaient contribué à la détérioration du marché de l’électricité.

99.  Parallèlement à des obligations nationales liées au service public, le législateur a souhaité libéraliser le secteur de l’électricité en accord avec les recommandations émises par la Banque mondiale en mai 2000 et par le Fonds monétaire international en décembre 2000. Dans ces recommandations, ces organisations internationales demandaient à la Turquie de réglementer, entre autres, les infrastructures du pays, dont le marché de l’électricité, pour pouvoir obtenir une aide financière. La loi no 4628 a également été adoptée dans le cadre des lois d’harmonisation avec le droit de l’Union européenne, en particulier avec la directive 96/92 qui définit notamment les modalités d’organisation et de fonctionnement du marché de l’électricité. La libéralisation de ce marché de l’électricité avait donc une importance vitale pour le développement social et économique de l’Etat défendeur.

100.  C’est dans ce contexte que, le 20 février 2001, la loi no 4628 relative au marché de l’électricité a modifié la loi no 3096 relative à la production, au transport, à la distribution et à la commercialisation de l’électricité par des sociétés autres que l’administration de l’Electricité de Turquie. En vue de libéraliser le secteur de l’électricité et de l’ouvrir à la concurrence, la loi no 4628 ainsi que son règlement d’application prévoyaient d’accorder une licence distincte pour chaque branche d’activité, à savoir la production, le transport, la distribution et la commercialisation de l’électricité. Avant l’entrée en vigueur de cette loi, une même société pouvait exercer ces quatre activités, ce qui était le cas des sociétés requérantes. A cet égard, la Cour note que, lors de l’audience, le Gouvernement a indiqué que la société Kayseri Elektrik avait également un contrat similaire à celui signé par chacune des sociétés requérantes.

101.  En conclusion, la Cour rappelle que, dans les domaines qui relèvent de la politique qu’un Etat entend mener en matière économique, fiscale ou sociale, les autorités nationales jouissent d’une marge de discrétion plus large dans l’appréciation de ce qui constitue l’intérêt général de la communauté (James et autres, précité, § 46, Jahn et autres, précité, § 109, et Hutten-Czapska, précité, § 166). Tel est le cas dans les circonstances particulières de l’espèce. Partant, la Cour conclut que l’ingérence dont se plaignent les requérants poursuivait un but légitime qui était dans l’intérêt général de la société, à savoir la libéralisation et la réglementation du marché de l’électricité pour mieux satisfaire la demande nationale.

v.  Sur la question de savoir si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général de la communauté et le droit des requérants au respect de leurs biens

102.  A cet égard, il est de jurisprudence établie que, lorsqu’une mesure de réglementation de l’usage des biens est en cause, l’absence d’indemnisation est l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté, mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn et autres, précité, § 94, et Brosset-Triboulet et autres c. France [GC], no 34078/02, § 94, 29 mars 2010).

103.  La Cour rappelle que les sociétés s’étaient vu accorder l’exploitation exclusive de deux centrales électriques conformément à deux contrats de concession qui définissaient pour chacune d’elles les conditions et la durée de la concession. Il s’agissait donc pour ces sociétés de rendre au nom de l’intérêt général un service public, en l’occurrence la production, le transport, la distribution et le commerce de l’électricité, dans les régions qui leur avaient été attribuées par contrat. Les sociétés disposaient du droit exclusif de les exploiter au nom de l’Etat. A cet égard, d’après les articles 14, 20 a) et 21 a) des contrats, elles étaient responsables de l’entretien de tous leurs sites. Elles devaient également faire les investissements nécessaires pour garantir le bon fonctionnement des centrales électriques. En contrepartie, pendant la durée de l’exploitation des concessions, elles bénéficiaient d’un retour sur investissement. Toutefois, conformément à leurs engagements contractuels, les sociétés requérantes ne sont jamais devenues propriétaires des centrales électriques ni des infrastructures y relatives.

104.  Dans ces conditions, les sociétés auraient dû savoir, en particulier, que leur refus de respecter la loi no 4628, conformément à leurs obligations contractuelles qui découlaient de l’article 21 h) des contrats, constituerait une faute de nature à engager leur responsabilité. D’ailleurs, la Cour note qu’il ressort clairement des décisions des juridictions nationales et de l’article 19 des contrats qu’en cas de résiliation des contrats pour faute les sociétés ne pouvaient demander ni remboursement ni indemnité au ministère. Par conséquent, les sociétés ne peuvent pas se prévaloir de l’absence d’indemnisation en raison de la résiliation des contrats.

105.  Pour ce qui est de l’allégation des requérants selon laquelle ils n’auraient disposé d’aucun délai pour se conformer aux dispositions de la loi no 4628, la Cour estime que cette allégation ne résiste pas à l’examen. Elle relève que cette loi est entrée en vigueur le 3 mars 2001 alors que les contrats ont été résiliés le 12 juin 2003, soit plus de deux ans plus tard. Cette loi prévoyait une période préparatoire de dix-huit mois à partir de la date de sa publication, période qui pouvait être prorogée pour une durée supplémentaire de six mois. A la fin de cette période, les sociétés devaient se conformer aux dispositions de cette loi. Il ressort d’ailleurs de l’article 21 h) des contrats que les sociétés devaient se plier à toutes les modifications législatives à venir, pour autant que de telles modifications étaient susceptibles d’avoir des conséquences, comme en l’espèce, sur leurs engagements contractuels.

106.  Quant à l’allégation des requérants selon laquelle aucune faute ne leur est imputable, excepté le fait qu’ils ne se sont pas conformés aux dispositions de la loi no 4628, la Cour note qu’il ressort des motivations des juridictions administratives nationales que :

–  les sociétés requérantes n’ont pas réalisé les investissements nécessaires, ce qui a entraîné une baisse de la production d’électricité ;

–  en raison de l’insuffisance de leurs investissements, les sociétés ont détérioré le service public de l’électricité dans la mesure où elles n’ont pas assuré une production d’électricité suffisante ;

–  les sociétés requérantes ont refusé d’appliquer le tarif fixé dans les contrats de concession ;

–  malgré les avertissements du ministère, les sociétés requérantes ont inscrit les biens immobiliers expropriés par elles pour les besoins de l’exploitation des centrales électriques dans le registre foncier en leur nom et non pas au nom du Trésor public. Cela a du reste été reconnu par les intéressées dès les années 1998 et 1999. Toutefois, le 12 mai 2003, plus de 800 titres de propriété n’avaient toujours pas été inscrits dans le registre foncier au nom du Trésor public, au mépris de l’article 11 de la loi no 3096 et de l’article 21 a) des contrats ;

–  les sociétés requérantes n’ont pas non plus assuré le branchement des groupes autoproducteurs au réseau de transport ;

–  les sociétés requérantes ont vendu l’électricité produite à un prix supérieur à celui du tarif national, non pas pour investir dans le secteur de l’électricité dans l’intérêt des consommateurs, mais pour combler le déficit financier du groupe Uzan ;

–  les sociétés requérantes ont été régulièrement mises en demeure de remédier aux manquements constatés mais n’ont pas tenu compte des avertissements du ministère.

107.  La Cour constate qu’il ressort de manière constante de la lecture des arrêts et des décisions des juridictions administratives compétentes que les sociétés requérantes ont été régulièrement mises en demeure de redresser les manquements ainsi constatés. La Cour relève également que les juridictions nationales ont établi que les sociétés n’avaient pas tenu compte des avertissements du ministère, de sorte qu’il a fini par rompre les contrats conformément à l’article 8 de la loi no 3096 et à l’article 19 des contrats.

108.  Enfin, la Cour estime que les juridictions nationales n’ont négligé aucun élément pertinent en usant de leur pouvoir d’appréciation. Elle ne relève aucun élément d’arbitraire dans l’appréciation des éléments produits par les requérants devant les tribunaux nationaux. En particulier, la Cour observe que les juridictions nationales ont motivé leurs décisions de sorte que les allégations des requérants concernant l’absence de toute faute de leur part apparaît sans fondement. D’ailleurs, la Cour note que les différentes procédures engagées devant le Conseil d’Etat se sont déroulées de manière contradictoire et que les requérants, entendus en leur défense, ont eu la possibilité de présenter tous les éléments de preuve et les moyens qu’ils ont estimés utiles à la défense de leurs intérêts. La Cour ne constate aucun manque d’équité dans le contrôle judiciaire ainsi exercé par les juridictions nationales.

109.  A la lumière de l’ensemble des considérations qui viennent d’être soulignées ci-dessus, la rupture des contrats pour faute sans indemnité ne saurait passer pour une mesure disproportionnée à la réglementation de l’usage des biens opérée dans un but d’intérêt général (Depalle, précité, § 91). Partant, la Cour estime que les requérants n’ont pas supporté une charge spéciale et exorbitante en raison de la résiliation sans indemnité des deux contrats et du transfert des réseaux de transport d’électricité. La Cour conclut qu’il n’y a pas eu rupture de l’équilibre entre les intérêts de la communauté et ceux des requérants.

110.  Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondé et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Les biens saisis

1.  Thèses des comparants

a)  Le Gouvernement

111.  Le Gouvernement explique que, selon les contrats, les sociétés requérantes ont le droit d’utiliser la propriété des biens de l’Etat pour produire de l’électricité au bénéfice des usagers. Les droits des sociétés consistaient en un retour sur investissement. Selon le Gouvernement, les sociétés requérantes, en méconnaissance des clauses contractuelles, ont inscrit en leur nom propre dans le registre foncier les 65 000 titres de propriétés concernant des terrains sur lesquels ont été construits des pylônes électriques, alors que ces titres auraient dû être enregistrés au nom du Trésor public. Pour ce qui est de l’allégation selon laquelle des bâtiments, des immeubles de bureaux, des véhicules et des résidences de vacances auraient été confisqués, le Gouvernement soutient qu’il s’agit d’affirmations dénuées de fondement. Il affirme que tous les biens meubles et immeubles, pour autant qu’il s’agisse d’actifs, ont été achetés par l’Etat.

112.  Concernant les décisions de première instance présentées par M. Uzan, le Gouvernement affirme, preuves à l’appui, que ces décisions ont été infirmées par la Cour de cassation, qui a décidé que tous les biens meubles et immeubles acquis ou construits par les sociétés pour la production et la distribution de l’électricité appartenaient à l’Etat et devaient être enregistrés au nom du Trésor public. Ainsi, contrairement à ce que prétendent les requérants, les sociétés n’ont jamais été propriétaires des sites de production d’électricité et tous les biens relatifs à l’activité de ces sites appartenaient au Trésor public.

b)  Kemal Uzan

113.  M. Uzan soutient que, si les biens affectés à l’exploitation de la concession doivent être cédés par le concessionnaire à l’Etat, en revanche, les biens qui ne le sont pas doivent revenir au concessionnaire. Il soutient que 65 000 titres de propriété ont également été indûment confisqués par l’Etat. A cet égard, il présente deux décisions de justice, le jugement rendu le 17 mai 2004 par la 1ère chambre du tribunal civil de Mersin ainsi que le jugement rendu le 10 mars 2004 par la 1ère chambre du tribunal de grande instance d’Erdemli.

114.  Evaluant les prétendues pertes des sociétés à plusieurs milliards de dollars américains, M. Uzan soutient avoir notamment perdu des revenus liés aux parts sociales qu’il détient dans les deux sociétés et à son statut d’actionnaire et d’associé. Enfin, il explique que les sociétés ont perdu l’ensemble de leurs biens, à savoir les outils de production, le personnel, les sièges sociaux, les outils informatiques et les documents comptables.

c)  Les sociétés ÇEAŞ et KEPEZ

115.  Les sociétés requérantes affirment que tous leurs actifs ont été confisqués par l’Etat, sans distinction entre ceux qui étaient attachés à l’exploitation des concessions et ceux qui devaient rester leur propriété en vertu des contrats de concession. Elles soutiennent en particulier que les immeubles abritant les sièges sociaux, les logements des salariés, les villages de vacances des salariés, le parc d’automobiles, le mobilier et le matériel de bureau ainsi que les terrains et constructions ne relevant pas de la production et de la distribution de l’électricité ont été confisqués par l’Etat.

2.  Appréciation de la Cour

116.  La Cour doit à présent déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, la saisie des biens meubles et immeubles des sociétés par le ministère à la suite de la résiliation des contrats a emporté violation du droit au respect des biens des requérants au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle le fera à la lumière du raisonnement suivi ci-dessus sur le terrain de cet article quant à la résiliation des contrats de concession.

117.  A cet égard, il convient d’emblée de rappeler qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et aux tribunaux, d’interpréter la législation interne (Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Yagtzilar et autres c. Grèce, no 41727/98, § 25, CEDH 2001-XII).

118.  Dans la présente affaire, le rôle de la Cour se limite donc à vérifier la compatibilité avec la Convention et ses Protocoles de la saisie par l’Etat défendeur de biens meubles ou immeubles qui, aux dires des requérants, ne seraient pas liés à l’exécution des contrats. Selon l’argumentation développée par les requérants, la saisie de tels biens serait contraire aux dispositions de l’article 1 du Protocole no 1.

119.  La Cour constate d’abord qu’il ressort des arrêts du Conseil d’Etat et de son interprétation de l’article 11 de la loi no 3096 et de l’article 21 a) des contrats, dispositions applicables aux situations litigieuses, que les biens immobiliers nécessaires à l’exploitation des sites des centrales électriques devaient être expropriés par les sociétés au nom du ministère, les frais y relatifs étant pris en charge par les sociétés, alors que les titres de propriété de tels biens immobiliers, indépendamment de leur affectation, devaient être inscrits dans le registre foncier au nom du Trésor public.

120.  Ensuite, la Cour relève qu’il ressort des arrêts de la Cour de cassation du 29 décembre 2004 que, en vertu des articles 20 a), 21 a) et 12 des contrats, les canaux, les tuyaux, les réservoirs de stockage de l’eau, les centrales électriques, les réseaux de transport, les biens tels que les immeubles abritant les bureaux de la direction et les dépendances ainsi que les équipements métalliques, les mobiliers qui s’y trouvaient devaient être considérés comme des biens immeubles par destination.

121.  A la lumière de ces différentes décisions rendues par les juridictions nationales compétentes, la Cour constate que, indépendamment de l’affectation des biens meubles ou immeubles à l’exploitation des sites, en cas d’annulation des contrats, les sociétés ne pouvaient pas prétendre obtenir la propriété de tels biens. Partant, la Cour estime que la saisie par l’Etat défendeur des biens meubles ou immeubles à la suite de la résiliation des contrats n’implique pas qu’il y ait eu une méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1.

122.  Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2 arrêts du 31 octobre 2013

Da Conceição Mateus c. Portugal requête n° 62235/12

et Santos Januário c. Portugal requête n° 57725/12

La baisse temporaire des primes de Noël sur le montant des pensions de retraite du secteur public décidée par le Portugal à la suite de la crise financière n’est pas disproportionnée

La Cour choisit d'examiner les griefs sur le terrain de l’article 1 du Protocole n° 1. Elle estime que, lorsqu'une personne a légalement droit au versement d'une pension, l’article 1 du Protocole n° 1 permet à un État contractant d’en réduire le montant si cette mesure est d'intérêt public, pourvu qu'un juste équilibre soit ménagé entre l'intérêt de la société en général et la protection des droits individuels de l'intéressé. La question essentielle qui se pose en pareil cas est de savoir si un juste équilibre a été établi.

La Cour relève que, si le montant des primes de vacances et de Noël des requérants a diminué, ils ont continué de recevoir leur retraite mensuelle de base au taux normal en 2012. De plus, cette baisse est une mesure temporaire et ne durera que trois ans, de 2012 à 2014. L'atteinte aux droits des requérants au respect de leurs biens est donc limitée aussi bien dans le temps qu’en quantité et le Portugal n'a pas dépassé la marge d'appréciation dont jouit l'État pour adopter des décisions en matière de politique économique et sociale.

Compte tenu des problèmes financiers exceptionnels auxquels le Portugal était alors confronté et du caractère limité et temporaire de la baisse du montant des retraites, la Cour estime qu'un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de la société en général et les droits des requérants. Dès lors, les requêtes sont manifestement mal fondées et doivent être déclarées irrecevables.

L'ÉTAT PEUT SURTAXER POUR LUTTER CONTRE LES DÉFICITS BUDGÉTAIRES

P. Plaisier B.V. c. Pays-Bas du 7 décembre 2017 requête n° 46184/16

Article 1 du Protocole n° 1 : Irrecevabilité, les États peuvent surtaxer rétroactivement, pendant une durée limitée (en l'espèce deux ans) pour respecter ses obligations de l'UE de 3 % de déficit en cas de crise.

LES FAITS

Les requérantes sont trois sociétés immatriculées aux Pays-Bas. P. Plaisier B.V. et D.E.M. Management Services B.V. sont des holdings financières ayant un employé unique qui est également le seul actionnaire, tandis que la troisième, Feyenoord Rotterdam N.V., détient et exploite le club de football portant le même nom. L’affaire est née lorsque les autorités néerlandaises décidèrent en 2012 de prendre des mesures afin de lutter contre les conséquences financières de la crise économique qui avait frappé l’Europe et de réduire de 12 milliards d’euros le déficit du budget de 2013.

Il s’agissait de mesures d’envergure qui prévoyaient notamment une hausse de l’âge de départ à la retraite, un gel des salaires du secteur public et des hausses d’impôts. L’une des mesures fiscales était la « surtaxe de crise », touchant les salaires supérieurs à 150 000 euros par an et frappant les employeurs. Elle visait les salaires perçus en 2012 et les recettes étaient inscrites dans le budget de 2013. Bien que n’étant censée être appliquée qu’une année, elle fut renouvelée pour le budget de 2014.

Au titre de la surtaxe, P. Plaisier B.V. paya 22 969 euros et D.E.M. Management Services B.V. 140 555 euros. Feyenoord Rotterdam N.V. avait versé à 25 employés en 2012 un salaire supérieur à 150 000 euros et dut payer 593 472 euros au titre de la surtaxe sur les hauts salaires.

Les sociétés en question contestèrent cet impôt, tout d’abord en formant une opposition devant l’inspecteur des impôts, puis en attaquant en justice le rejet de leur opposition par ce dernier, et enfin en saisissant la Cour suprême. Elles s’appuyaient en particulier sur des dispositions de la Convention européenne et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les sociétés avancèrent toutes les trois des arguments similaires, estimant que la surtaxe n’était pas prévisible parce qu’elle avait été appliquée rétroactivement, qu’elle était discriminatoire à l’égard des employeurs versant des salaires annuels supérieurs à 150 000 euros et qu’elle n’était pas justifiée par une appréciation adéquate des modalités de répartition de la charge fiscale.

Feyenoord Rotterdam N.V. soutenait également qu’il s’agissait pour elle d’une charge déraisonnable au vu de l’état de ses finances. Toutes les trois sociétés furent déboutées. Les juridictions internes estimèrent que les mesures fiscales avaient été justifiées par la nécessité de réduire le déficit budgétaire, qu’elles relevaient de la marge d’appréciation étendue du législateur en la matière et que, malgré son caractère rétroactif, la surtaxe n’était pas dépourvue de fondement raisonnable.

CEDH

Article 1 du Protocole n° 1

La Cour rappelle tout d’abord que toute atteinte au droit de propriété doit ménager un juste équilibre entre l’intérêt général de la société et la protection des droits fondamentaux de chacun. Elle observe en outre que, dans plusieurs arrêts antérieurs, elle avait jugé conformes à la Convention européenne les mesures d’austérité prises par différents pays, par exemple la décote de la valeur d’obligations du gouvernement grec, les réductions de salaires de la fonction publique en Roumanie et la baisse des prestations de retraite du secteur public au Portugal.

La Cour reconnaît que la surtaxe dénoncée par les sociétés avaient des effets rétroactifs mais note que l’article 1 du Protocole n° 1 n’interdit pas en lui-même les lois produisant de tels effets. Elle avait également accepté dans le passé que l’intérêt pour le justiciable de connaître à l’avance sa charge fiscale pouvait s’effacer si des raisons spécifiques et impérieuses le justifiaient.

En l’espèce, les Pays Bas avaient pour souci de respecter leurs obligations découlant du droit de l’Union européenne dans des circonstances qui s’étaient aggravées par la crise économique et financière.

La Cour rejette la thèse selon laquelle la surtaxe avait été imposée sans tenir compte des circonstances individuelles, relevant que ni P. Plaisier B.V. ni D.E.M. Management Services B.V. n’ont fait état de difficultés particulières et que les juridictions internes ont examiné puis rejeté l’argument tiré par Feyenoord Rotterdam N.V. de la charge exorbitante et spéciale qui en découlait pour lui. Elle note que les autorités avaient songé à imposer une taxe plus large mais avaient rejeté cette idée, de sorte que le choix de surtaxer les hauts salaires n’était pas « dépourvu de fondement raisonnable. »

Quant à la thèse, défendue par les sociétés, des conséquences disproportionnées de la surtaxe par rapport aux recettes effectivement perçues, la Cour note que cette surtaxe était censée représenter 4 % des 12 milliards d’euros au total que devaient permettre d’économiser les mesures de réduction du déficit budgétaire, ce qui n’était pas négligeable. De plus, il n’apparaît pas que les conséquences spéciales de ces mesures sur les sociétés requérantes fussent aussi dramatiques que celles des décotes imposées aux investisseurs privés détenteurs d’obligations du gouvernement grec.

La Cour en conclut que le préjudice causé par les mesures n’était pas disproportionné à leurs avantages et elle repousse la thèse des sociétés selon laquelle l’atteinte causée par le législateur a touché si peu de contribuables que ses conséquences sur le budget de l’État étaient minimales. Elle estime qu’elle n’a pas à dire si la législation en cause était la meilleure solution au problème et si le législateur aurait dû faire usage de son pouvoir autrement.

La Cour juge que le grief exposé par les sociétés est manifestement mal fondé et doit donc être rejeté pour irrecevabilité.

Article 14, en combinaison avec l’article 1 du Protocole n° 1

La Cour constate que ce grief coïncide avec celui soulevé sur le terrain de l’article 1 du Protocole n° 1 isolément, déjà examiné. Il est donc lui-même aussi manifestement mal fondé et doit être rejeté pour irrecevabilité.

L'INDEMNISATION PEUT ÊTRE INFÉRIEURE A LA VALEUR RÉELLE

DU BIEN SI ELLE RESTE "PROPORTIONNELLE"

Beshiri c. Albanie requête n° 29026/06 et 11 autres requêtes du 7 mai 2020

Article 1 du Protocole 1 : La Cour considère que le nouveau dispositif albanais d’indemnisation des anciens propriétaires offre un recours effectif. Si la valeur d'indemnisation atteint 10% de la valeur actuelle du bien immobilier, l'indemnisation est proportionnelle et adéquate à la valeur du bien et ne mérite pas une augmentation.

Il s'agit des plaintes pour inexécution prolongée de décisions définitives ayant reconnu un droit à réparation pour des biens expropriés sous le régime communiste. Dans sa décision relative à cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme déclare à l’unanimité les requêtes irrecevables. Cette décision est définitive. La Cour a en particulier examiné dans le détail le nouveau dispositif interne mis en place pour traiter les nombreuses demandes qui sont pendantes concernant des décisions d’indemnisation prises il y a plusieurs décennies et restées inexécutées. Instauré par la loi de 2015 sur la propriété, ce dispositif était une réponse à l’arrêt pilote Manushaqe Puto et autres c. Albanie (2012), dans lequel la Cour avait constaté la violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention, de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété) à la Convention et de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention, et avait émis des recommandations générales sur les mesures nécessaires pour résoudre un problème ancien à l’origine de nombreuses requêtes introduites devant elle. La Cour conclut que le mécanisme instauré par la loi de 2015 constitue un recours effectif que les requérants devaient exercer, même si leurs requêtes ont été introduites avant l’entrée en vigueur de cette loi. Elle déclare leurs requêtes irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes, ou parce qu’elles sont prématurées, ou parce que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation de leurs droits. La Cour ajoute une réserve essentielle : elle relève que les estimations de biens utilisées par la loi de 2015 peuvent aboutir dans certains cas à des niveaux d’indemnisation bien plus bas qu’en vertu de la législation antérieure. Pour éviter qu’une charge excessive ne pèse sur une catégorie d’anciens propriétaires, l’indemnisation dans le cadre du nouveau recours doit représenter au moins 10 % de la valeur à laquelle ils auraient droit si l’évaluation financière était effectuée sur la base de la catégorie cadastrale actuelle du bien exproprié.

LES FAITS

L’affaire concerne la requête Agim Beshiri et autres c. Albanie et 11 autres requêtes (requêtes n os 29026/06, 3165/08, 56956/10, 29127/11, 6311/12, 8904/12, 5915/14, 53846/14, 57152/14, 67059/14, 72755/14 et 537/15). Les requérants sont tous des ressortissants albanais, excepté trois ressortissants des États-Unis d’Amérique dans l’une des requêtes. Les requérants peuvent tous se prévaloir de décisions administratives définitives ayant reconnu leur droit à une indemnisation en lieu et place de la restitution de leurs biens qui avaient été confisqués ou nationalisés sous l’ancien régime communiste. Or ces décisions définitives n’ont jamais été pleinement exécutées. En 2012, confrontée à de nombreuses requêtes similaires, la Cour a rendu un arrêt pilote dans l’affaire Manushaqe Puto et autres c. Albanie, dans lequel elle a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n°1, à raison de l’inexécution prolongée de décisions de réparation devenues définitives. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, elle a également constaté l’absence d’un recours interne effectif permettant d’obtenir un redressement adéquat et suffisant. Sous l’angle de l’article 46 (force obligatoire et exécution des arrêts) de la Convention, la Cour a recommandé à l’Albanie de prendre certaines mesures en vue de remédier aux problèmes relevés dans l’arrêt pilote. En 2015, le Parlement albanais a adopté la loi sur la question de la propriété et l’achèvement du processus d’indemnisation immobilière (« la loi de 2015 »). Cette loi visait notamment à permettre l’achèvement de l’examen des demandes liées à des biens confisqués ainsi que la régulation et l’octroi des indemnités. Dans le rapport explicatif de la loi, le gouvernement indiquait qu’à peine 2,5 % du processus de restitution et d’indemnisation avait été mené à bien depuis 1993. Il estimait également que, compte tenu des dotations budgétaires et des dispositions de la législation antérieure, il faudrait un délai considérable et environ 814 milliards de leks albanais (ALL) (environ 6,5 milliards d’euros (EUR)) pour traiter plus de 26 000 décisions ayant reconnu un droit à indemnisation mais n’ayant donné lieu à aucun versement. La loi de 2015 visait donc à instaurer un dispositif réaliste et exploitable propre à assurer l’égalité de traitement aux propriétaires de biens et à résoudre un problème de longue date. La loi a notamment créé l’Agence pour le traitement de la propriété (« l’ATP »), qui est chargée de traiter les demandes d’anciens propriétaires, de fixer le niveau d’indemnisation et d’offrir un mécanisme de recours auprès d’un tribunal. Le processus d’indemnisation devra être mené à bien sur une période de 10 ans.

L'article 1 du Protocole 1 combiné à l'article 13

Le Gouvernement soutenait que la loi de 2015 offrait aux requérants un recours interne adéquat et accessible. Selon ses dires, l’État a affecté d’importantes ressources au fonds d’indemnisation qui a été établi en vertu de la loi et qui octroie des indemnités aux anciens propriétaires, et il a assuré un traitement régulier des demandes après l’entrée en vigueur de la loi, l’ATP ayant effectué l’évaluation financière de plus de 25 000 décisions en matière de propriété.

Les requérants plaidaient notamment qu’ils ne devraient pas avoir à utiliser un recours qui a été instauré plusieurs années après l’introduction de leurs requêtes auprès de la Cour. Ils soutenaient également que l’application rétroactive de la loi de 2015 avait porté atteinte au principe de sécurité juridique. Selon eux, l’indemnité prévisible est bien moins élevée qu’en vertu de la législation antérieure en ce qu’elle est basée sur des catégories cadastrales ayant existé à l’époque de l’expropriation et non sur la catégorie cadastrale actuelle dont relève le bien concerné. La Cour note que ces requêtes sont les premières qu’elle est appelée à examiner depuis l’instauration du nouveau recours par la loi de 2015. Elle doit donc examiner dans le détail les mesures prises par le gouvernement pour déterminer si la loi offre un recours effectif que les requérants étaient tenus d’exercer. Le terme « effectif » signifie qu’un recours doit être adéquat et accessible.

Caractère approprié du type de redressement

La Cour observe que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation quant à la portée de la restitution des biens et qu’elle ne doit pas essayer d’imposer à l’État défendeur une obligation de restituer tous les biens qui ont été expropriés, nationalisés ou confisqués. Comme elle l’a dit dans l’arrêt Manushaqe Puto et autres, le gouvernement a prévu des « formes de réparation alternatives ». La loi de 2015 tient aussi compte du fait que des bâtiments non autorisés ont été érigés sur des terres expropriées et elle prévoit la reconnaissance d’un droit à indemnisation pour les anciens propriétaires lorsque la restitution est impossible. Lorsqu’une indemnité appropriée est versée conformément à la jurisprudence de la Cour, il n’y a pas en général de déséquilibre entre les intérêts des parties. En outre, la loi de 2015 permet aux particuliers de saisir la justice au sujet de divers aspects du processus décisionnel, y compris : les décisions rendues par l’ATP sur le droit de propriété et sur le droit à indemnisation ; tout manquement de l’ATP à se prononcer sur une revendication immobilière ou une réparation pécuniaire dans un délai de trois ans ; et les décisions de l’ATP sur le montant d’une indemnité. La Cour souligne toutefois que, eu égard à l’exigence du délai raisonnable, une pratique judiciaire cohérente et des processus rapides sont nécessaires pour le traitement des près de 7 000 revendications immobilières qui se trouvent pendantes. La Cour relève par ailleurs que l’ATP ne peut pas remettre en question la finalité de décisions dans lesquelles aucune indemnité n’a été fixée et qui doivent faire l’objet d’une évaluation financière visant à déterminer un montant. Quant aux décisions dans lesquelles une somme a été fixée, elles sont protégées par la loi et la somme est indexée. Dès lors que le droit à être indemnisé reste ainsi incontestable et inattaquable, la Cour écarte l’argument selon lequel la loi de 2015 porterait atteinte au principe de sécurité juridique relativement au droit à indemnisation. La Cour conclut en réaffirmant que les autorités internes jouissent d’une ample marge d’appréciation dans le choix des formes de réparation pour atteinte aux droits de propriété. Elle considère que le type de réparation prévu par la loi de 2015 n’a pas d’incidence sur l’effectivité du recours.

Caractère adéquat de l’indemnisation

La Cour relève que le mode de calcul de l’indemnité fondé sur la nouvelle loi peut aboutir pour certaines catégories d’anciens propriétaires à des niveaux d’indemnisation considérablement moins élevés qu’en vertu de la législation antérieure, car ce calcul repose sur la classification cadastrale qui existait à l’époque de l’expropriation et non sur la classification cadastrale actuelle du bien. Cette situation pouvant être considérée comme une importante remise en cause des attentes antérieures quant à l’obtention d’une réparation complète, la Cour doit rechercher si cette situation est justifiée.

Elle observe que l’Albanie traite depuis longtemps les questions de restitution et d’indemnisation des biens. De plus, la Cour constitutionnelle a déclaré que le nouveau dispositif servait l’intérêt général consistant à résoudre les problèmes de propriété dans un délai raisonnable de 10 ans pour un coût réaliste, et à établir la « paix sociale ». Par ailleurs, le dispositif en question vise à permettre la mise en œuvre de l’arrêt pilote rendu par la Cour en 2012 et à résoudre un problème structurel qui dure depuis 1993 et qui concerne au moins 26 000 demandes de réparation. Selon les informations disponibles, avec l’ancien système, il aurait fallu un délai et un montant considérables pour parachever le processus de restitution et d’indemnisation. La solution retenue par les autorités ne paraît donc pas déraisonnable ou disproportionnée. Pour la Cour, que la catégorie cadastrale initiale du bien exproprié soit prise comme base pour l’évaluation financière n’est pas en soi arbitraire. Cependant, le nouveau recours ne peut être tenu pour effectif que si le montant total de l’indemnité – quelle que soit sa forme – représente au moins 10 % de la valeur calculée à partir de la catégorie cadastrale actuelle dont relève le bien exproprié. Par ailleurs, la Cour rejette les arguments des requérants consistant à dire que le nouveau dispositif est discriminatoire en ce que d’autres personnes ont touché une indemnité plus élevée sur le fondement de la législation antérieure ou d’arrêts de la Cour. En effet, la différence de traitement est due à un changement d’ordre législatif, lui-même consécutif à l’arrêt pilote de la Cour ; elle ne peut donc pas être tenue pour discriminatoire. En outre, la Cour n’a pas été informée de ce que la décision du gouvernement d’abaisser le plafond de l’indemnisation à 10 000 000 ALL (81 100 EUR) – contre 50 000 000 ALL (EUR 403 763) précédemment – aurait abouti à une situation de grande insécurité juridique ou à une différence générale de traitement. Cependant, elle observe que de fréquents changements législatifs, notamment sur les décisions de mise en œuvre, peuvent contribuer à un défaut général de sécurité juridique, facteur à prendre en compte dans l’évaluation de la conduite future de l’État. La Cour ajoute que, le versement de l’indemnité étant échelonné sur 10 ans, le montant doit être indexé sur l’inflation jusqu’au versement final pour que le recours demeure effectif. Elle conclut que, sous réserve du respect du seuil minimum de 10 % concernant le montant de l’indemnité, le caractère adéquat de la réparation prévue par la loi de 2015 ne pose pas de problème propre à remettre en question l’effectivité du recours à cet égard. Accessibilité et efficacité du recours Des statistiques officielles montrent des progrès dans l’exécution des décisions, l’évaluation des indemnités et l’examen des nouvelles demandes. L’État a alloué d’importantes ressources budgétaires à l’indemnisation. Il a également développé le fonds qui sert à indemniser les anciens propriétaires, même si l’utilisation des terres à la place des ressources financières aurait pour effet de réduire la facture finale et de faire profiter les propriétaires des hausses de valeur. La loi de 2015 a instauré l’ATP et chargé celle-ci d’examiner les revendications immobilières et de reconnaître les droits de propriété et le droit à réparation. En fait, l’ATP a opéré l’évaluation financière dans la quasi-totalité des requêtes de la présente affaire. Le nouveau système comporte aussi une deuxième procédure, pleinement judiciaire, pouvant aboutir à une décision juridiquement contraignante. La Cour estime que les arguments des requérants, qui trouvent ces procédures judiciaires trop longues, sont des arguments spéculatifs, et elle indique que toute procédure excessivement longue pourrait à l’avenir être soumise à son contrôle et avoir une incidence sur l’évaluation globale de l’effectivité du recours. En outre, la Cour considère que les requérants auraient pu se conformer aux exigences de la loi de 2015 au lieu de remettre automatiquement en question son effectivité. Il ne serait pas juste et raisonnable de dispenser les requérants d’utiliser le recours ; une position contraire pourrait aboutir à une différence injustifiée comparativement au traitement réservé aux anciens propriétaires qui se sont conformés aux nouvelles exigences. Le délai de 10 ans prévu pour le versement complet de l’indemnité est également acceptable dans les circonstances exceptionnelles de l’affaire et n’est pas en lui-même de nature à remettre en question l’effectivité du recours ou à aller à l’encontre de l’exigence du délai raisonnable découlant de la Convention. La Cour signale par ailleurs l’existence d’un recours distinct prévu par le code de procédure civile, en cas de détresse et de frustration causées par de longs délais dans la mise en œuvre de décisions définitives ; elle ajoute toutefois qu’un dispositif simplifié pour l’octroi aux anciens propriétaires d’indemnités pour préjudice moral serait peut-être plus indiqué. La Cour conclut qu’aucune question ne se pose quant à l’accessibilité et à l’efficacité du nouveau recours.

Conclusion sur l’effectivité

Eu égard à ses considérations sur l’affaire et à l’adoption par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe d’une résolution ayant clos l’examen de l’arrêt pilote Manushaqe Puto et autres, la Cour considère que le recours instauré par la loi de 2015 est effectif, au sens des articles 35 § 1 et 13 de la Convention.

Obligation d’exercer le recours interne

La Cour relève que la loi de 2015 a été adoptée en réponse à l’arrêt Manushaqe Puto et autres et qu’il serait conforme à l’esprit et à la logique de cet arrêt que les requérants cherchent en premier lieu à obtenir réparation par ce biais. De plus, la loi en question s’applique à toutes les personnes qui ont introduit une requête auprès de la Cour avant l’entrée en vigueur du texte. Enfin, la Cour ne remplirait pas mieux sa mission en statuant sur de telles affaires à la place des autorités internes ou en les examinant parallèlement à la conduite des procédures internes. La Cour conclut que les requérants des requêtes n os 29026/06, 3165/08, 56956/10, 29127/11, 5915/14, 53846/14 et 537/15 devaient ou doivent exercer les recours internes prévus par la loi de 2015. Elle ne voit pas de circonstances exceptionnelles propres à les soustraire à l’obligation d’épuisement des voies de recours internes. Leur grief fondé sur l’article 1 du Protocole n°1 doit être rejeté.

La Cour déclare également qu’il serait prématuré de traiter les griefs soulevés par les requérants des requêtes n os 8904/12, 6311/12, 67059/14 et 72755/14, car des procédures judiciaires internes sont en cours. Leur grief fondé sur l’article 1 du Protocole n o 1 doit donc là aussi être rejeté.

La Cour juge que les requérants de la requête n o 57152/14 ne peuvent plus se prétendre victimes de violations de leurs droits découlant de la Convention dès lors qu’ils ont été pleinement indemnisés. Eu égard à ces constats, la Cour déclare que le grief des requérants fondé sur l’article 13 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté. La Cour fait observer qu’elle pourrait à l’avenir revoir sa position, en fonction notamment de la capacité des autorités à montrer que les nouveaux recours continuent en pratique à remplir les conditions découlant de la Convention, y compris pour ce qui est de la capacité à traiter de manière effective les près de 7 000 revendications immobilières qui sont pendantes, à verser des indemnités équivalant à au moins 10 % de la valeur du bien calculée sur la base de la catégorie cadastrale actuelle dont il relève, et à prévoir l’indexation de l’indemnité jusqu’au dernier versement.

Article 6

Les requérants se plaignaient d’une violation de l’article 6 § 1, alléguant que les autorités n’avaient pas exécuté les décisions définitives leur ayant octroyé des indemnités, et qu’elles avaient appliqué de manière rétroactive la loi de 2015 à des décisions définitives passées en force de chose jugée. La Cour considère que, dès lors que la loi de 2015 a reconnu aux requérants le droit à un recours effectif et que ceux-ci ont / ont eu accès à un tribunal ou ont obtenu une indemnisation complète, leur grief de non-exécution de décisions définitives d’indemnisation est manifestement mal fondé et doit être rejeté. De plus, la Cour juge qu’une décision devenue définitive qui a été prononcée dans le cadre de l’ancien système, lequel prévoyait une indemnisation « par l’un des moyens prévus par la loi », ne saurait passer pour avoir force de chose jugée quant à la forme précise ou au niveau de l’indemnisation. En outre, l’effet rétroactif de la loi de 2015 ne visait pas les demandes individuelles mais constituait une réponse globale à l’arrêt pilote de la Cour, qui visait à trouver une solution durable à des défaillances de longue date dans l’exécution de décisions définitives. La Cour considère donc que l’effet rétroactif de la loi de 2015 était clairement justifié par l’intérêt général. Le second grief fondé sur l’article 6 doit donc également être rejeté pour défaut manifeste de fondement. Enfin, la Cour, à l’unanimité, décide de joindre les requêtes et les déclare irrecevables.

KRAVCHUK c. RUSSIE du 26 novembre 2019 requête n° 10899/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : l'indemnisation n'était pas suffisante. Il y a un écart de 27 % entre la valeur marchande et la valeur cadastrale.

  1. Sur la recevabilité

32.  La Cour relève que la thèse du Gouvernement peut être comprise comme soulevant en substance une exception de non-épuisement des voies de recours internes par le requérant en ce que celui-ci n’aurait pas contesté en justice le rapport commandé par les autorités (paragraphe 27 ci-dessus).

33.  La Cour rappelle que c’est au gouvernement qui plaide le non‑épuisement des voies de recours internes qu’il appartient de prouver que le requérant n’a pas utilisé une voie de recours qui était à la fois effective et disponible (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 77, 25 mars 2014). Ainsi, sauf exception, le Gouvernement doit être en mesure de démontrer, à l’aide d’exemples tirés de la jurisprudence interne, le caractère effectif en pratique d’un recours (mutatis mutandis, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 90, CEDH 2015).

34.  En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement n’a ni indiqué par le biais de quel type d’action en justice séparée le requérant aurait dû contester le rapport estimatif, ni exposé si l’intéressé avait une possibilité réaliste de faire usage d’une telle action, avant ou après la procédure d’expropriation (voir, mutatis mutandis, Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce, no 55794/00, § 32, CEDH 2003‑IX). Elle relève surtout que le Gouvernement n’a fourni aucun exemple jurisprudentiel interne portant sur des contestations de rapports estimatifs concernant les biens à exproprier.

35.  En outre, la Cour relève que le requérant a bien contesté le rapport estimatif dans le cadre du procès relatif à l’expropriation (paragraphe 11 ci‑dessus). Aucun élément du dossier ne laisse penser que le tribunal de district, lorsqu’il a statué sur la demande des autorités, ne disposait pas des pouvoirs et compétences nécessaires pour remettre en cause ou invalider ledit rapport.

36.  Partant, la Cour rejette l’exception implicite du Gouvernement.

37.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

  1. Sur le fond

38.  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la parcelle dont le requérant a été exproprié constituait un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’expropriation, en tant qu’atteinte au droit de l’intéressé au respect de ses biens, était prévue par la loi et poursuivait un but légitime d’utilité publique.

39.  Le seul point de désaccord entre les parties est la proportionnalité de l’ingérence, c’est-à-dire l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

40.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, afin de déterminer si une mesure d’expropriation respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle n’a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. En outre, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 110, 25 octobre 2012, avec les références qui y sont citées). Elle rappelle cependant que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale, car des objectifs légitimes d’utilité publique peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika, précité, § 26 in fine). En pareils cas, l’indemnisation ne doit pas nécessairement refléter la pleine valeur des biens litigieux (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 112).

41.  La Cour rappelle également sa jurisprudence constante relative aux garanties procédurales découlant de l’article 1 du Protocole no 1. Ces garanties impliquent qu’une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Une atteinte aux droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permet de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause (voir, dernièrement, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018, avec les références qui y sont citées).

42.  Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate qu’il existe un écart significatif d’environ 27 % entre, d’un côté, la valeur cadastrale de la parcelle au 22 février 2011 et la valeur marchande indiquée dans le rapport du 14 juin 2011, et, d’un autre côté, la valeur marchande figurant dans le rapport du 30 mars 2011. Le montant de cet écart est d’environ 2 116 000 RUB (environ 52 600 EUR), soit 3 480 RUB par m2 (environ 87 EUR) (voir, a contrario, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 49, CEDH 1999‑II).

43.  Si, en principe, un tel écart aurait pu être justifié par des objectifs légitimes d’utilité publique, la Cour relève cependant que ni les autorités internes ni le Gouvernement n’ont à aucun moment avancé l’existence de tels objectifs légitimes. Il apparaît au contraire qu’ils ont estimé que l’indemnité versée au requérant reflétait pleinement la valeur marchande de la parcelle.

44.  Lors du procès, le requérant a tenté de faire clarifier la question relative à la différence des prix en demandant au service du cadastre de produire des informations et en sollicitant la réalisation d’une expertise judiciaire en vue de la détermination de la valeur marchande de la parcelle. Or le tribunal du district d’Adler a rejeté ces demandes sans aucune motivation. La juridiction d’appel n’a pas non plus cherché à expliquer l’écart entre les différentes valeurs. En effet, il apparaît que les tribunaux internes se sont bornés, d’une part, à constater que la procédure d’expropriation telle que décrite par la loi fédérale no 310‑FZ avait été formellement respectée alors que le requérant n’avait jamais plaidé qu’elle ne l’avait pas été, et, d’autre part, à accepter inconditionnellement le rapport estimatif fourni par les autorités.

45.  La Cour considère qu’en procédant ainsi les juridictions internes n’ont pas offert au requérant une occasion adéquate d’exposer sa cause afin de contester effectivement le montant de l’indemnité d’expropriation (voir, mutatis mutandis, Bistrović c. Croatie, no 25774/05, §§ 38-39 et 44, 31 mai 2007, et Volchkova et Mironov c. Russie, nos 45668/05 et 2292/06, §§ 126‑127, 28 mars 2017).

46.  Par ailleurs, aucune explication quant à l’écart significatif entre la valeur cadastrale et la valeur marchande de la parcelle ne peut être raisonnablement déduite des documents versés au dossier de la présente requête (voir, a contrario, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 54, CEDH 2002‑IV).

47.  Enfin, la Cour prend note de l’explication du Gouvernement selon laquelle la valeur cadastrale et la valeur marchande d’un bien immobilier sont calculées différemment et s’appliquent dans des cas distincts, mais elle estime que le Gouvernement ne peut pas valablement avancer de thèses qui n’ont pas été débattues devant les instances internes (Jokela, précité, § 64, et, mutatis mutandis, OOO KD-Konsalting c. Russie, no 54184/11, § 47, 29 mai 2018).

48.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu une incohérence dans la détermination de la valeur de la parcelle expropriée et une absence de toute explication au niveau interne quant à cette incohérence. Dès lors, il n’a pas été démontré que le juste équilibre entre les intérêts de l’individu et ceux de la société a été respecté (mutatis mutandis, Jokela, précité, § 65).

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Cacciato c. Italie requête 60633/16 Guiso et Consiglio c. Italie requête no 50821/06 irrecevabilités du 8 février 2018

Article 1 du Protocole 1 : La CEDH rejette des griefs concernant un impôt prélevé sur des indemnités d’expropriation en Italie les requérants se plaignaient de leur expropriation décidée par les autorités communales et, en particulier, du taux d’imposition de 20 % auquel l’indemnité d’expropriation qu’ils avaient perçue avait été assujettie. Ils invoquaient l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété).

La Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité, les requêtes irrecevables. Ces décisions sont définitives.

Selon la Cour, l’impôt litigieux n’a pas rompu l’équilibre nécessaire entre la protection des droits des requérants et l’intérêt général au prélèvement de l’impôt, compte tenu en particulier de la marge de manoeuvre (« marge d’appréciation ») dont jouissent les États en matière de politique fiscale.

L’impôt, y compris son taux et les modalités de son recouvrement, relèvent du pouvoir d’appréciation du législateur italien. Un taux de 20 % n’est, en outre, pas prohibitif.

Par ailleurs, l’impôt prélevé n’a pas eu pour conséquence de faire échec à l’indemnisation, ni fait peser une charge financière excessive sur les requérants.

Les auteurs de la requête no 60633/16, Concetta Cacciato et Michele Cacciato, résident à Canicattì (Italie). Ils sont nés respectivement en 1945 et en 1950. Les auteurs de la requête no 50821/06, Paolo

Guiso et Alessandro Guiso, sont nés respectivement en 1962 et en 1960 et résident à Nuoro. La troisième requérante, Vincenza Consiglio, est décédée en février 2008. Tous les requérants sont des ressortissants italiens.

À l’origine des deux affaires se trouvent des décisions prises par les autorités communales d’exproprier les requérants à des fins de construction.

Dans la première affaire, les autorités de Canicattì prirent possession du terrain des Cacciato en janvier 2000 et n’adoptèrent l’arrêté d’expropriation qu’en janvier 2005. En 2008, les membres de la famille formèrent un recours pour obtenir réparation de leur expropriation. En juin 2014, la cour d’appel de Palerme leur octroya une indemnité équivalente à la valeur marchande du terrain, plus les intérêts légaux et une indemnité couvrant la période où le terrain avait été illégalement occupé.

Un impôt de 20 % fut appliqué sur cette somme.

Dans la deuxième affaire, le conseil municipal de Nuoro prit possession du terrain des requérants en novembre 1991 et y entreprit des travaux de construction. Il adopta un arrêté d’expropriation en octobre 1996, mais celui-ci fut déclaré illégal en mai 1999. Les requérants saisirent l’année suivante le tribunal administratif régional pour obtenir réparation de la privation illégale de leur bien.

En janvier 2005, appliquant une législation qui fut ensuite déclarée inconstitutionnelle, le tribunal ordonna le versement d’une indemnité inférieure à la valeur marchande du terrain. Il jugea également que le terrain avait été saisi par voie d’« expropriation indirecte », c’est-à-dire au moyen d’une occupation du terrain par les autorités locales sans aucune procédure formelle d’expropriation. Se prononçant en appel en juillet 2011, le Conseil d’État porta l’indemnité à la valeur marchande actualisée du terrain plus les intérêts légaux. Il octroya également aux requérants la réparation du préjudice moral subi. Toutes ces sommes furent assujetties à un impôt de 20 %.

Van der Mussele contre Belgique du 23/11/1983 Hudoc 174 requête 8919/80

la Cour n'a pas constaté la violation de P1-1 car le détenu contraint à travailler durant sa détention, a reçu le fruit de son travail à sa sortie de prison, sous forme de pécule pour pouvoir "redémarrer sa vie".

Saints monastères contre Grèce du 09/12/1994 Hudoc 488 requêtes 13092/87 et 13984/88

La Cour affirme qu'il est possible que l'Etat ne rembourse pas l'individu exproprié de la pleine valeur marchande de ses biens.

Mais la marge entre la valeur réelle et le remboursement ne peut être trop importante !

Il FAUT SE RAPPELER QUE L'EGLISE ORTHODOXE GRECQUE NE PAIE AUCUN IMPÔT

OTAVA C. REPUBLIQUE TCHEQUE DU 27 MAI 2005 Requête N°36561/05

62.  Eu égard à ces principes lus à la lumière de l’arrêt Velikovi et autres (précité), et tout en considérant que l’affaire de l’intéressé doit être distinguée de celles des requérants Wulpe, Stoyanova et Ivanov invoquées par le Gouvernement (idem, §§ 207 et 212), la Cour admet que le requérant pouvait obtenir une indemnisation inférieure à la pleine valeur marchande. Elle n’accepte cependant pas l’argument du Gouvernement selon lequel le caractère adéquat d’une indemnisation devrait être apprécié non au vu de la valeur réelle du bien au moment de la restitution mais au vu de la valeur réelle de l’indemnisation à ce moment du passé où le bien avait été acquis (voir paragraphe 54 ci-dessus). Selon la Cour, le Gouvernement ne saurait se prévaloir des effets du taux cumulatif de l’inflation et se baser sur la valeur de la somme rapportée à un moment du passé, alors qu’il convient d’examiner, dans le cadre du test de la proportionnalité, la possibilité pour les requérants de se procurer un nouveau logement au moment de leur dépossession (voir Velikovi et autres, arrêt précité, § 190 in fine). Ainsi, dans l’affaire Velikovi et autres, la Cour a examiné le montant de l’indemnisation par rapport à la valeur marchande des appartements établie à l’issue des procédures de restitution concernées (§§ 198, 202, 207, 220, 226, 232 et 245). Il convient par ailleurs de noter que dans l’affaire Velikovi et autres, l’estimation de la valeur des appartements litigieux aux fins de l’indemnisation accordée au niveau national a été effectuée par des experts agréés, dans les conditions fixées par la législation pertinente (ibidem, §§ 131- 134).

63.  Dans ces conditions, bien que la Cour ignore quelle était la valeur marchande exacte des biens du requérant en 2002, ne disposant à cet égard que du rapport d’expertise commandé par le requérant (voir paragraphe 26 ci-dessus), elle estime que le prix d’achat payé en 1984 et remboursé au requérant ne reflétait aucunement la valeur du bien vingt ans plus tard. Dès lors, le remboursement de ce prix ne peut pas être considéré en l’espèce comme une indemnisation acceptable, et ce même si celle-ci pouvait être inférieure à la pleine valeur marchande (comme ce fut le cas de l’indemnisation accordée au niveau national à certains requérants dans l’affaire Velikovi et autres). Rien ne saurait y changer la somme supplémentaire de 120 000 CZK (voir paragraphes 29 et 54 ci-dessus) que le requérant aurait pu obtenir.

64.  Il en résulte que le requérant a eu à supporter une charge disproportionnée qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

LUIGI SERINO C. ITALIE DU 12 OCTOBRE 2010 Requête N°21978/02

UNE INDEMNITE D'OCCUPATION DE TERRAIN, NE PEUT ÊTRE TROP FAIBLE

35.  La Cour relève que l'intéressé a été privé de ses terrains conformément à la loi et que l'expropriation poursuivait un but légitime d'utilité publique (Mason et autres c. Italie, précité, § 57 ; Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 53, CEDH 2006-...). Par ailleurs, il s'agit d'un cas d'expropriation isolée, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière.

36.  La Cour renvoie à l'arrêt Scordino c. Italie (no 1) précité (§§ 93-98) pour la récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence en la matière.

37.  La Cour note que, dans le cas d'espèce, le requérant se plaint du montant de l'indemnité d'occupation, calculée sur la base de l'indemnité d'expropriation.

38.  Elle constate que pour allouer au requérant l'indemnité d'occupation concernant la partie constructible des terrains, la cour d'appel de Naples a virtuellement calculé l'indemnité d'expropriation en fonction de l'article 5 bis de la loi no 359 de 1992. Ensuite, l'indemnité d'occupation a été déterminée dans la mesure de 5 % par an de l'indemnité d'expropriation.

Le montant définitif de l'indemnité d'expropriation fut fixé à 368 782 700 (190 460 EUR) alors que la valeur marchande du terrain estimée à la date de l'expropriation était de 735 930 000 ITL (380 076 EUR). L'indemnité d'occupation, calculée sur la base du 5% par an de cette indemnité d'expropriation fut fixée à 92 195 675 ITL (47 615,1 EUR).

39. Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que l'indemnité d'occupation, calculée sur la base de celle d'expropriation, accordée au requérant n'était pas adéquate, vu l'absence de raisons d'utilité publique pouvant légitimer une indemnisation tellement inférieure à la valeur marchande du bien. Il s'ensuit que l'intéressé a dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités (Scordino c. Italie (no 1), précité, §§ 99-103).

40.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

ARRÊT DERVAUX c. FRANCE DU 4 NOVEMBRE 2010 Requête n° 40975/07

L'INDEMNISATION DE L'EXPROPRIATION DU TERRAIN POUR INSTALLER TOYOTA EST TROP FAIBLE

La Cour relève d’emblée que le requérant ne prétend pas que la mesure d’expropriation dont il a fait l’objet relève qu’il n’est pas contesté que l’expropriation en question s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, ni que cette mesure était légale au regard du droit français. En revanche le requérant considère que la mesure litigieuse n’était pas conforme à l’« intérêt public ».

47.  La Cour estime que grâce à une connaissance directe de la société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Elle rappelle que, dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il appartient aux autorités nationales de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Elles jouissent ici, dès lors, d’une certaine marge d’appréciation (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 91, CEDH 2005-VI).

48.  En l’espèce, l’extension de la ZAC concernée, et les expropriations qui en découlaient, ont été déclarées d’utilité publique par un arrêté préfectoral du 4 juin 1998 dans la mesure où elles devaient permettre l’implantation d’une usine de production automobile. Elles visaient ainsi à accroître le développement économique de la région en créant des emplois. La Cour estime par conséquent qu’elles étaient justifiées par une cause d’utilité publique.

49.  Quant à la justification de l’ingérence, la Cour rappelle qu’une mesure telle que l’expropriation litigieuse, doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (voir, parmi d’autres, Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 70, série A no 301-A). Cet équilibre est rompu « si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante » » (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 50, série A no 98). A ce titre, la Cour a précisé que l’individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation « raisonnablement en rapport avec la valeur du bien » dont il a été privé, même si « des objectifs légitimes « d’utilité publique » (...) peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande » ; elle a ajouté que son contrôle « se borne à rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d’appréciation dont l’Etat jouit en la matière » (voir, par exemple, Lallement c. France, no 46044/99, § 18, 11 avril 2002 et SA Elf Antar c. France (déc.), no 39186/98, 2 mars 1999).

50.  En l’espèce, les parties s’opposent sur le montant de la valeur vénale du terrain dont le requérant a été exproprié. Il n’appartient pas à la Cour de trancher la question de savoir quel chiffre aurait dû être pris en compte par les juridictions internes, ni de statuer sur les allégations de subvention déguisée formulées par le requérant, mais de contrôler si l’indemnisation qui lui a été versée a ménagé un « juste équilibre » entre les intérêts en présence. De même, il n’appartient pas à la Cour d’examiner si le terrain litigieux bénéficiait d’une situation privilégiée comme le soutient le requérant, les juridictions nationales étant les mieux placées pour connaître de cette question.

51.  La Cour constate d’emblée qu’au cours de la procédure, le requérant a plusieurs fois modifié la valeur alléguée de son terrain. En effet, devant le juge de l’expropriation, le requérant invoquait une valeur réelle de 3,81 EUR par m². Il a ensuite soutenu devant la Cour que cette valeur était celle du prix de revente à l’entreprise T., dont il prétendait qu’elle était de 15 EUR par m², avant de conclure, au vu des pièces produites par le Gouvernement devant la Cour, que la valeur vénale se situe aux alentours de 6,55 EUR par m².

52.  La Cour observe que la plupart des propriétaires de parcelles dont les caractéristiques étaient similaires à celle du requérant ont conclu un accord amiable avec l’autorité expropriante sur la base d’une indemnité principale évaluée à 0,37 EUR par m², identique à celle qui a finalement été accordée au requérant par les juridictions internes. Elle note d’ailleurs que le requérant ne prétend pas que les autres parcelles seraient d’une valeur inférieure à la sienne.

53.  La Cour observe également que le terrain litigieux a été revendu à l’entreprise T. pour un montant hors taxe équivalent au double de l’indemnité globale accordée au requérant, à savoir 0,7 EUR par m². Toutefois, comme l’a précisé le Gouvernement, le prix de revente tient compte d’aménagements réalisés par la communauté de communes, notamment de travaux nécessaires à la viabilisation du site (raccordements aux réseaux d’eau, d’assainissement et d’électricité). Au demeurant, la Cour constate que le requérant n’allègue pas que ce doublement du prix ne serait pas justifié par la réalisation des travaux de viabilisation. Il ne produit pas davantage de commencement de preuve à cet égard.

54.  Compte tenu de ce qui précède, et notamment du contexte de développement économique de la région de Valenciennes dans lequel s’inscrit cette affaire, la Cour considère que l’indemnité allouée au requérant ne lui a pas fait supporter une charge excessive et qu’elle a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et ses droits fondamentaux, justifiant ainsi l’ingérence dans le droit au respect de ses biens.

55.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no1

ARRÊT GRANDE CHAMBRE

 PERDIGAO C. PORTUGAL DU 16 NOVEMBRE 2010 REQUÊTE 24768/06

LES FRAIS DE JUSTICE NE DOIVENT PAS ÊTRE SUPÉRIEURS A L'INDEMNISATION

1.  Sur l'applicabilité de l'article 1 du Protocole no 1

57.  La Cour rappelle que l'article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s'exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général. Il ne s'agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d'atteinte au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s'interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, qui reprend en partie les termes de l'analyse développée par la Cour dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède (23 septembre 1982, § 61, série A no 52), et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, 29 mars 2010).

58.  En l'espèce, les parties ne contestent pas que la situation litigieuse relève du champ d'application de cette disposition. En revanche, le Gouvernement est en désaccord avec la conclusion de la chambre selon laquelle il fallait examiner le grief des requérants à la lumière de la norme générale énoncée dans la première phrase. Soulignant que l'expropriation en tant que telle ne fait pas partie de l'objet du litige, il estime que seule est ici en cause la question de la compatibilité avec l'article 1 du Protocole no 1 du montant réclamé aux requérants au titre des frais de justice.

59.  En l'occurrence, s'il est vrai que la Cour n'a pas à examiner l'expropriation en tant que telle (paragraphes 36 et 53 ci-dessus), il n'en demeure pas moins que c'est la privation de propriété subie par les requérants en faveur de l'Etat qui a donné lieu au litige sur les frais de justice et qui se trouve ainsi à l'origine de la présente requête. Ce constat a une incidence certaine sur la manière dont l'atteinte alléguée au droit des requérants doit être analysée, la jurisprudence de la Cour exigeant, dans les cas de privation de propriété pour cause d'utilité publique, le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien en question (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999-II). La Cour rappelle à cet égard que lorsqu'elle examine s'il y a eu ou non atteinte au droit au respect des biens protégé par l'article 1 du Protocole no 1, il lui faut regarder au-delà des apparences et analyser les réalités de la situation litigieuse, la Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs » (Depalle, précité, § 78).

60.  Cela étant, il est indéniable que le grief des requérants porte sur l'application faite en leur cause de la réglementation relative aux frais de justice. Le Gouvernement souligne à cet égard que le deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 prévoit le droit pour les Etats de mettre en vigueur, dans l'exercice de leur marge d'appréciation, des lois visant à assurer le paiement des « impôts » et d'autres « contributions ». Il se réfère à la jurisprudence traditionnelle de la Commission européenne des droits de l'homme selon laquelle les frais de justice à verser dans le cadre d'une procédure judiciaire sont des « contributions » au sens de cette disposition (voir Agis Antoniades, précitée ; voir également Aires c. Portugal, no 21775/93, décision de la Commission du 25 mai 1995, DR 81, p. 48, citée dans l'arrêt de la chambre ; X. et Y. c. Autriche, no 7909/74, décision de la Commission du 12 décembre 1978, DR 15, p. 160 ; X. c. R.F.A., no 7544/76, décision de la Commission du 12 juillet 1978, DR 14, p. 60).

61.  La Grande Chambre estime, à l'instar de la Chambre, qu'il y a lieu de confirmer les décisions de la Commission quant à la nature de « contributions », au sens du deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1, qui doit être reconnue aux frais de justice. En effet, l'imposition de frais de justice aux justiciables poursuit, entre autres, les buts d'assurer le financement du système judiciaire et l'alimentation du Trésor public. Au demeurant, si au Portugal le recouvrement de ces frais n'incombe pas aux autorités fiscales, il est clair que l'obligation de les payer revêt néanmoins une nature fiscale (paragraphe 41 ci-dessus). D'après les informations dont la Cour dispose, cela semble d'ailleurs être le cas dans d'autres Etats membres du Conseil de l'Europe. Bref, l'obligation de payer des frais de justice – et la réglementation y relative – relève du deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1, ces frais étant des « contributions » au sens de cette disposition. Dans les circonstances de l'espèce, la question se pose donc de savoir si et dans quelle mesure la condamnation des requérants au paiement des frais de justice en question peut s'analyser en une ingérence dans le droit de ces derniers au respect de leurs biens (voir, mutatis mutandis, Aires précitée). En effet, la somme d'argent que les requérants ont dû verser au titre des frais de justice a totalement absorbé l'indemnité d'expropriation, laquelle s'analyse en un « bien » au sens de l'article 1 du Protocole no 1.

62.  Compte tenu de ce qui précède, la Grande Chambre estime indiqué d'examiner le grief des requérants sur le terrain de l'article 1 du Protocole no 1 pris dans son ensemble et ce d'autant plus que les situations visées dans la seconde phrase du premier alinéa et au second alinéa ne constituent que des cas particuliers d'atteinte au droit au respect des biens garanti par la norme générale énoncée dans la première phrase (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I). Dictée par les circonstances particulières du cas d'espèce, cette approche ne met cependant pas en cause le fait que les frais de justice sont des « contributions » au sens du deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 61 ci-dessus).

2.  Sur l'observation de l'article 1 du Protocole no 1

63.  La Cour rappelle que, pour être compatible avec l'article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit d'une personne au respect de ses biens doit d'abord respecter le principe de la légalité et ne pas revêtir un caractère arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69).

64. Un tel « juste équilibre » doit exister même lorsqu'il s'agit du droit qu'ont les Etats de « mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour (...) assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ». En effet, comme le second alinéa doit s'interpréter à la lumière du principe général énoncé au début de l'article 1 du Protocole no 1, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ; en d'autres termes, il incombe à la Cour de rechercher si l'équilibre a été maintenu entre les exigences de l'intérêt général et l'intérêt des individus concernés (Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, 23 février 1995, § 60, série A no 306-B ; voir également AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 52, série A no 108).

a)  Principe de légalité

65.  La Grande Chambre observe que les requérants ne contestent ni la légalité de l'expropriation en tant que telle ni celle de la réglementation portant sur les frais de justice qui leur a été appliquée. La Chambre n'a, quant à elle, décelé aucun indice d'arbitraire, eu égard notamment au fait que les requérants ont pu soumettre leurs arguments aux juridictions nationales.

66.  Même si l'on ne connaît pas les raisons pour lesquelles le juge du tribunal d'Évora a fixé, en date du 4 janvier 2008, les frais de justice à un montant dépassant de 15 000 EUR au plus celui de l'indemnité d'expropriation, la Cour s'estime dispensée d'examiner plus avant cette question, compte tenu notamment des considérations formulées ci-après sur la question du respect ou non du « juste équilibre ».

b)  Juste équilibre

67.  La Cour rappelle que la recherche de cet équilibre se reflète dans la structure de l'article 1 du Protocole no 1 tout entier, indépendamment des alinéas en jeu dans chaque affaire ; il doit toujours exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l'Etat une large marge d'appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre des mesures en cause que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l'intérêt général, par le souci d'atteindre l'objectif de l'ingérence dénoncée. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (Depalle, précité, § 83).

68.  La vérification de l'existence d'un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause. La Cour estime qu'il convient de procéder à un tel examen en ayant égard à deux éléments importants. D'abord, comme la Cour l'a déjà rappelé, à l'origine de la situation litigieuse se trouve la privation de propriété des requérants. Dans de telles situations, le « juste équilibre » exige le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, sans quoi il y aurait une atteinte excessive aux droits des particuliers. Ensuite, la Cour rappelle que la Convention vise à protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais « concrets et effectifs » (paragraphe 59 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour doit également examiner le comportement des parties au litige, y compris les moyens employés par l'Etat et leur mise en œuvre (Beyeler, précité, § 114).

69.  En l'espèce, les requérants se sont vu allouer une indemnité d'expropriation, d'un montant de 197 236,25 EUR. Toutefois, à la suite de la détermination de la somme qu'ils devaient verser au titre des frais de justice, ils n'ont en réalité rien perçu. Bien plus, ils ont dû verser à l'Etat un solde de 15 000 EUR, même après que le montant fixé initialement eut été sensiblement réduit.

70.  La Grande Chambre observe qu'elle n'a pas à examiner dans l'abstrait le système portugais relatif à la détermination et à la fixation des frais de justice. Comme la Chambre l'a relevé, les Etats doivent pouvoir prendre les mesures qu'ils estiment nécessaires pour protéger l'intérêt général d'un financement équilibré des systèmes de justice. Dans ce domaine, les Etats contractants jouissent d'une large marge d'appréciation.

71.  La Cour doit ainsi examiner l'application qui a été faite de ce système au cas concret dont elle se trouve saisie. A cet égard, force lui est de constater que le résultat auquel tend l'article 1 du Protocole no 1 n'a pas été atteint : non seulement les requérants ont été dépossédés de leur terrain, mais ils ont dû en outre verser 15 000 EUR à l'Etat.

72.  Le Gouvernement insiste sur la différence de nature juridique qu'il y a selon lui entre l'obligation pour l'Etat de verser une indemnité d'expropriation et l'obligation pour le justiciable d'acquitter des frais de justice. Cette dernière ne relèverait pas du champ de l'expropriation proprement dite et, dès lors, n'aurait aucune incidence sur la question du respect de l'article 1 du Protocole no 1. La Cour admet que les finalités juridiques poursuivies par chacune de ces obligations ne sont en effet pas identiques ; elle tient d'ailleurs compte de cette différence lorsqu'elle qualifie les frais de justice de « contributions » au sens du deuxième alinéa de l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 61 ci-dessus). Elle constate cependant qu'en l'espèce, les requérants étaient parties à un litige judiciaire qui les opposait à l'Etat et qui concernait la détermination du montant d'une indemnité d'expropriation, à la suite d'un acte accompli par l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs de puissance publique. Aux yeux de la Cour, ce cas est à distinguer, aux fins d'un examen de proportionnalité, de celui dans lequel des frais de justice sont imposés dans le cadre d'un litige de droit privé. Dans les circonstances particulières de l'espèce, il peut en effet sembler paradoxal que l'Etat reprenne d'une main – au moyen des frais de justice – plus que ce qu'il a accordé de l'autre. Aussi, dans une telle situation la différence de nature juridique entre l'obligation pour l'Etat de verser une indemnité d'expropriation et l'obligation pour le justiciable d'acquitter des frais de justice ne fait-elle pas obstacle à un examen global de la proportionnalité de l'ingérence dénoncée.

73.  Le Gouvernement souligne également, sous l'angle de la proportionnalité de l'ingérence, le comportement, qu'il qualifie de téméraire, adopté par les requérants pendant la procédure. D'après lui, l'ampleur de la somme totale payée par les intéressés est la conséquence de la réclamation par eux d'un montant manifestement non conforme à la réalité ainsi que de l'intense activité procédurale qu'ils ont déployée.

74.  La Cour constate que les requérants ont en effet demandé un montant bien supérieur à tous ceux qui ont été indiqués dans les différents rapports d'expertise produits tout au long de la procédure. Compte tenu de la législation portugaise en la matière, qui était connue des requérants, la fixation à ce niveau de la somme demandée a eu une influence sur le montant final des frais de justice. Toutefois, la Cour rappelle qu'il s'agissait notamment de savoir si les bénéfices susceptibles d'être tirés d'une éventuelle exploitation économique de la carrière sise sur le terrain devaient ou non être inclus dans l'indemnité d'expropriation. Saisies de la question par les requérants, les juridictions internes l'ont discutée de manière approfondie, le tribunal d'Évora allant même jusqu'à demander d'office une troisième expertise, alors que celles exigées par la loi avaient déjà été effectuées. Le comportement des requérants, s'il a certainement contribué au montant élevé des frais de justice, n'est pas en soi une raison suffisante pouvant justifier que la somme à acquitter au titre des frais de justice ait été fixée à un niveau tel qu'il en est résulté une absence totale de dédommagement, alors qu'une expropriation était en cause.

75.  Quant au comportement, critiqué par le Gouvernement, que les requérants ont adopté, la Cour constate que l'action litigieuse a en effet connu un nombre élevé de recours et d'incidents de procédure. Elle observe cependant, au-delà du fait que ces incidents de procédure n'ont pas tous été provoqués par les requérants, que le comportement en cause a porté surtout sur les questions liées à la détermination du montant des frais de justice. En effet, la question de la privation de propriété en tant que telle a été résolue par le tribunal et la cour d'appel d'Évora, même si la Cour suprême et le Tribunal constitutionnel, saisis par les requérants, eurent également à rendre des décisions d'irrecevabilité. C'est en réalité la contestation par les requérants du montant demandé au titre des frais de justice par les juridictions internes qui a donné lieu à des décisions subséquentes du tribunal et de la cour d'appel d'Évora ainsi que, à trois reprises, du Tribunal constitutionnel.

76.  La Cour en conclut que ni le comportement des requérants ni l'activité procédurale déployée en l'espèce ne peuvent justifier une somme aussi élevée au titre des frais de justice si l'on tient compte du montant fixé au titre de l'indemnité d'expropriation.

77.  Enfin, la Cour note l'adoption, le 24 février 2008, du nouveau code des frais de justice, qui a plafonné les montants pouvant être réclamés au titre de ces frais. Si la nouvelle réglementation avait été appliquée au cas d'espèce, les frais de justice imposés auraient été d'un montant considérablement inférieur. La réglementation actuelle semble ainsi moins susceptible de donner lieu à des situations comme celle du cas d'espèce.

78.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les requérants ont eu à supporter une charge exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre l'intérêt général de la communauté et les droits fondamentaux de l'individu.

79.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

Arrêt Ruspoli Morenes C. Espagne du 28 juin 2011 requête 28979/07

Les conditions de l’achat du tableau La Condesa de Chinchón de F. de Goya par l’État espagnol jugées conformes à la Convention malgré un paiement différé.

Les requérants, Carlos, Luis et Enrique Ruspoli Morenes, sont des ressortissants espagnols. Ils sont trois frères résidant à Madrid. Ils étaient les propriétaires du tableau La Condesa de Chinchón, de Francisco de Goya.

En décembre 1999, conformément à la loi sur le patrimoine historique national, ils informèrent l’Administration de ce qu’ils avaient convenu de vendre ce tableau à des acquéreurs privés pour l’équivalent de plus de 24 millions d’euros, à verser en espèces au plus tard le 15 mars 2000.

Par une décision du 18 janvier 2000, le ministre de l’Éducation et la Culture exerça son droit d’acquisition préférentielle d’un bien d’intérêt culturel, au nom de l’Etat espagnol.

Quelques jours plus tard, les requérants informèrent l’Administration que les conditions applicables à la vente seraient identiques à celles convenues avec les acquéreurs privés, à savoir le versement immédiat du prix lors de la remise du tableau ou, en cas de paiement différé, l’actualisation du montant conformément à l’index des prix à la consommation augmenté de l’intérêt légal.

Le tableau fut remis à l’Etat le 17 février 2000.

Les requérants réitérèrent leur demande par voie administrative en février, avril et mai 2000. N’ayant pas obtenu de réponse, ils interjetèrent un recours  contentieux administratif et réclamèrent le montant de la vente.

Alors que le recours se trouvait pendant, l’Administration s’acquitta du paiement en deux échéances, à savoir un premier versement de l’équivalent d’environ 15 millions d’euros le 30 janvier 2001 et un deuxième de l’équivalent d’environ 9 millions d’euros le 11 juillet 2001.

Le 11 octobre 2001, l’Audiencia Nacional rejeta les prétentions des requérants, au motif que loi sur le patrimoine historique national autorisait l’Administration à différer le paiement des biens à intérêt culturel acquis en exercice du droit de préemption sur deux périodes comptables. Par un arrêt du 21 novembre 2006, le Tribunal suprême confirma ce jugement. Il constata que l’Administration avait effectué les paiements dans les délais légaux de deux périodes comptables, sans qu’aucun montant à titre d’intérêts ne puisse être réclamé. Il rappela également que le Tribunal constitutionnel avait à plusieurs reprises jugé la loi sur le patrimoine historique national conforme à la Constitution.

Le tableau est à présent exposé dans la plus importante pinacothèque espagnole, le Musée du Prado à Madrid.

Décision de la Cour

En exerçant son droit de préemption à l’occasion de la vente du tableau La Condesa de Chinchón, l’Etat espagnol a « réglementé l’usage » du tableau au sens de l’article 1 du protocole no 1 à la Convention. Une telle ingérence n’est conforme à cet article que pour autant qu’elle est prévue par la loi, qu’elle poursuit un but légitime et qu’un juste

équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général d’une part, et les droits fondamentaux des individus touchés d’autre part.

La Cour relève donc tout d’abord que le droit de préemption tel qu’exercé dans cette affaire était prévu par la loi sur le patrimoine historique national, dont les dispositions pertinentes sont accessibles, précises et prévisibles.

La Cour souligne ensuite que le contrôle du marché des œuvres d’art présente un intérêt pour le patrimoine de l’Etat et constitue un but légitime dans le cadre de la protection du patrimoine culturel et artistique d’un pays.

Reste pour la Cour à examiner les modalités selon lesquelles le droit de préemption a été exercé dans le cas de la vente du tableau des requérants. Elle rappelle d’emblée que les États jouissent d’une très large marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de réglementer l’usage d’un bien déclaré d’intérêt culturel ou classé patrimoine historique. Ces restrictions se concrétisent notamment, dans le cas de la vente d’une œuvre telle que La Condesa de Chinchón, par l’obligation de notifier à l’Administration l’intention de vendre le tableau afin qu’elle puisse exercer son droit de préemption. Une fois que l’Administration a manifesté son intérêt pour le bien, le déroulement de la transaction doit s’effectuer conformément à la réglementation applicable en la matière, le vendeur ne pouvant en fixer les conditions unilatéralement. Ces restrictions s’expliquent par le souci de l’Administration de centraliser, autant que faire se peut, la conservation et la promotion des œuvres d’art, l’acquisition par l’État des œuvres d’art de façon préférentielle permettant d’en faire bénéficier un plus large public. L’intérêt général de la collectivité se voit ainsi privilégié. Ceci étant, il convient en tout état de cause d’évaluer si le dommage patrimonial allégué par les requérants a constitué une charge disproportionnée. Or, la Cour constate à ce sujet que les requérants ont reçu la totalité du prix de vente du tableau, qui a été versé avant la fin du délai de deux périodes comptables prévu par la loi sur le patrimoine historique national. Cette loi ne contient aucune prévision quant à une éventuelle actualisation du prix en cas de paiement différé.

Les requérants ne pouvaient donc raisonnablement s’attendre à une telle actualisation.

La Cour en conclut que les requérants n’ont pas supporté de charge disproportionnée et excessive, et il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

VIAROPOULOU ET AUTRES c. GRÈCE du 25 septembre 2014 requête 570/11 et 737/11.

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : équilibre entre intérêt général et droits fondamentaux de l'individu, un taux d'intérêts à 6 % au lieu de 10% pour une dette échue, n'est pas disproportionné et reste dans la marge de manoeuvre de l'État qui ne peut pas subir une augmentation exponentielle de sa dette alors que le requérant n'explique pas en quoi la différence de 4% atteint ses droits fondamentaux.  

a)  Principes généraux

44.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale et poursuive un but légitime « d’utilité publique ». Une telle ingérence doit aussi être proportionnée au but légitime poursuivi, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Un tel équilibre n’est pas respecté si la personne concernée a dû subir une charge individuelle excessive (Khoniakina c. Géorgie, no 17767/08, § 70, 19 juin 2012).

45.  La Cour rappelle aussi qu’une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir par exemple, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98 ; National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

46.  En outre, l’adoption des lois appelées à fixer l’équilibre entre les dépenses et les recettes de l’État impliquant d’ordinaire un examen de questions politiques, économiques et sociales, la Cour considère que les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées qu’un tribunal international pour choisir les moyens les plus appropriés à cette fin et elle respecte leurs choix, sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus de base raisonnable (Terazzi S.r.l. c. Italie, no 27265/95, 17 octobre 2002 ; Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, 8 décembre 2009 ; Jahn et autres c. Allemagne [GC], no 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005-VI ; Mihaieş et Senteş c. Roumanie, (déc.), nos 44232/11 et 44605/11, 6 décembre 2011 et Frimu et 4 autres requêtes c. Roumanie (déc.), nos 45312/11, 45581/11, 45583/11, 45587/11 et 45588/11, § 40, 7 février 2012, Ramos Ferreira et autres c. Portugal, nos 23321/11, 71007/11 et 71014/11, § 40, 16 juillet 2013).

47.  Cette marge d’appréciation des autorités nationales est d’autant plus ample lorsque les questions en litige impliquent la fixation des priorités pour ce qui est de l’affectation des ressources limitées de l’État (O’Reilly et autres c. Irlande (déc.), no 54725/00, 28 février 2002 ; Pentiacova et autres c. Moldova (déc.), no 14462/03, 4 janvier 2005 et Huc c. Roumanie et Allemagne (déc.), no 7269/05, § 64, 1er décembre 2009).

b)  Application des principes au cas d’espèce

48.  Avec l’arrêt Meïdanis c. Grèce (no 33977/06, 22 mai 2008), la Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur le problème du traitement préférentiel consenti aux personnes morales de droit public, en l’occurrence un hôpital public, à propos de la fixation du taux des intérêts moratoires : en particulier, si la personne morale de droit public avait une dette vis-à-vis d’un particulier, ce taux était fixé à 6 % l’an, tandis que dans le cas inverse – à savoir si un particulier avait une dette vis-à-vis d’une personne morale de droit public – ce taux était fixé selon l’inflation et la conjoncture économique.

49.  Dans cet arrêt, la Cour a noté que l’hôpital contre lequel s’était retourné le requérant – un médecin y ayant travaillé sur la base d’un contrat à durée déterminée – n’était pas appelé à agir comme détenteur de la puissance publique, mais était assimilé à un employeur privé car le litige était né dans le cadre d’un contrat de travail de droit privé. Notant que l’hôpital avait invoqué son statut de personne morale de droit public pour bénéficier d’un taux quatre fois inférieur à celui appliqué aux particuliers pour la même période, elle a conclu que la fixation des intérêts moratoires dus par l’hôpital à un tel taux portait atteinte au droit du requérant au respect de ses biens.

50.  À la différence du cas de l’affaire Meïdanis, dans la présente affaire la relation ayant fait naître la dette de l’État à l’égard des requérants n’était pas une transaction entre particuliers selon les règles du marché – ce qui pourrait, le cas échéant, justifier une assimilation de l’État-débiteur à un particulier débiteur. Bien au contraire, la dette de l’État était la conséquence d’une expropriation forcée pour cause d’utilité publique, en l’occurrence la construction d’ouvrages pour les Jeux olympiques. Or, dans ce contexte, l’État agit en tant que détenteur de la puissance publique.

51.  La Cour convient avec les requérants que la modération du taux des intérêts moratoires que l’État est appelé à verser en cas de retard dans ses paiements ne saurait être raisonnablement invoquée comme remède aux phénomènes de crise budgétaire et financière invoqués par le Gouvernement et qui ont durement touché le pays lors des cinq dernières années.  Toutefois, il s’agit plutôt de déterminer si l’application à l’État-débiteur du taux de 6 % fixé par la loi constitue un traitement discriminatoire par rapport aux particuliers débiteurs de manière générale, et des requérants plus particulièrement en tant que bénéficiaires de l’indemnité d’expropriation qui leur avait été accordée par les juridictions internes.

52.  À cet égard, la Cour relève aussi une différence fondamentale entre l’affaire Meïdanis précitée et la présente affaire. Dans la première, la Cour avait constaté qu’à l’époque des faits, le taux appliqué aux particuliers oscillait entre 23 % et 27 %, soit environ quatre fois, voire même plus, celui appliqué à l’État. Dans la présente, il ressort du document no 5402 de la Banque de Grèce, fourni par le Gouvernement (voir paragraphe 33 ci-dessus), qu’entre le 6 juin 2003 et le 5 décembre 2005 (période pertinente pour le calcul des intérêts litigieux), le taux d’intérêt appliqué pour les dettes des particuliers s’élevait à 10 %.

53.  La Cour estime que les motifs de l’arrêt no 25/2012 de la Cour suprême spéciale qui a mis fin à la divergence entre la jurisprudence de la Cour de cassation et celle de la Cour des comptes ne sont pas dénués de pertinence. La Cour suprême spéciale a énoncé que la réglementation établie par l’article 21 précité du décret de 1944 afin d’éviter l’augmentation de la dette publique à cause des intérêts dus pour les dettes échues répondait au besoin de protéger l’équilibre des finances publiques et le patrimoine de l’État, et était nécessaire pour permettre à l’État de calculer à l’avance le montant des intérêts de ses dettes et de prévoir les recettes nécessaires pour leur paiement lors de l’établissement du budget annuel.

54.  Par ailleurs, la Cour constate que les requérants n’avancent aucun élément de nature à démontrer qu’ils auraient subi un préjudice disproportionné du fait qu’un taux de 6 % au lieu de 10 % a été appliqué à leurs créances envers l’État.

55.  Perçues dans le contexte de la présente affaire, liée à l’exercice de la souveraineté de l’État pour servir une cause d’utilité publique, ces considérations constituent un motif raisonnable et objectif de nature à justifier une distinction par rapport à l’affaire Meïdanis au regard des exigences de l’article 1 du Protocole no 1, compte tenu en outre du faible écart entre les taux appliqués aux deux catégories de débiteurs au moment des faits.

56.  La Cour conclut donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.

LA PERTE DE VALEUR DES BIENS RESTANTS

ET NON SAISIS N'EST PAS RÉPARABLE

COUTURON c. FRANCE du 25 juin 2015 requête 24756/10

Non violation de l'article 1 du Protocole 1 : la perte de valeur du bien restant et non saisi n'est pas réparable, seule la nuisance de l'ouvrage public, est réparable.

26.  Le requérant considère que sa situation est comparable à celles des requérants dans des affaires antérieures dans lesquelles la Cour a conclu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1. Il cite les arrêts Sporrong et Lönnroth c. Suède (23 septembre 1982, série A no 52), Allan Jacobsson c. Suède (no 1) (25 octobre 1989, série A no 163), Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande (29 novembre 1991, série A no 222), Papamichalopoulos et autres c. Grèce (24 juin 1993, série A no 260‑B), Katte Klitsche de la Grange c. Italie (27 octobre 1994, série A no 293‑B), Loizidou c. Turquie (23 mars 1995, série A no 310) et Phocas c. France (23 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II). Il attire tout particulièrement l’attention sur l’arrêt Kozacıoğlu c. Turquie [GC] (n2334/03, 19 février 2009), dans lequel la Cour a conclu que le fait de fixer les indemnités relatives à l’expropriation d’un bien sans prendre en compte sa rareté et ses caractéristiques architecturales et historiques emportait violation de l’article 1 du Protocole no 1. Une partie de sa propriété étant inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques, il se trouverait dans une situation de ce type. Il expose ensuite que son grief porte non sur l’expropriation en elle–même, mais sur la perte de valeur vénale résultant de la présence de l’autoroute à proximité immédiate de sa propriété. Renvoyant à l’arrêt Sporrong et Lönnroth précité, il rappelle qu’une indemnité peut être due même en l’absence de dépossession. Il ajoute que le fait que la construction de cette autoroute relevait de l’intérêt général ne dispensait pas les autorités de l’indemniser de la perte de valeur vénale et des troubles de jouissance occasionnés par la présence de cet ouvrage public. Se référant notamment aux arrêts Lallement c. France (no 46044/99, 11 avril 2002) et Motais de Narbonne c. France (n48161/99, 2 juillet 2002), il fait en particulier valoir qu’en cas de privation de propriété, l’indemnité doit couvrir la totalité du préjudice subi et être raisonnablement en rapport avec la valeur du bien.

27.  Le Gouvernement estime que les affaires auxquelles se réfère le requérant ne sont pas transposables au cas de ce dernier. Il constate en effet qu’elles s’inscrivent dans le contexte d’une procédure d’expropriation, ou portent sur les conséquences de projets d’aménagements emportant un risque d’expropriation ou une interdiction de construire, sur la perte de disponibilité d’un bien ou sur l’interdiction ou la limitation de construire. Or, souligne-t-il, d’une part, le requérant a bénéficié d’une indemnité d’expropriation et conserve la pleine propriété des biens restant, lesquels ne sont soumis à aucun risque d’expropriation ou interdiction de construire. D’autre part, les décisions rendues en sa cause par les juridictions administratives françaises l’ont été sur le seul terrain de la responsabilité sans faute, qui impose de réparer le dommage résultant d’un « préjudice spécial et anormal » entraînant pour l’intéressé une rupture de l’égalité des charges. Or, souligne-t-il, la Cour a jugé dans l’affaire Antunes Rodrigues c. Portugal (no 18070/08, § 35, 26 avril 2011) qu’un régime de responsabilité de ce type permet adéquatement de mettre en balance les intérêts de l’intéressé et ceux de la communauté. Il ajoute que, précisant qu’il appartient avant tout aux juridictions internes de juger de l’existence d’un tel préjudice et constatant qu’aucun élément ne permettait de considérer dans cette affaire que leurs décisions étaient entachées d’arbitraire ou manifestement déraisonnables, elle a conclu à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1. Renvoyant à la même affaire, il souligne que la réalisation d’un ouvrage destiné à l’usage de la collectivité – telle l’autoroute A 89 – relève de l’intérêt général. Il rappelle ensuite qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas le droit au maintien des biens dans un environnement agréable et que seules des nuisances très importantes peuvent constituer une atteinte au droit qu’il garantit. Enfin, il constate que les juridictions administratives ont dûment mis en balance les intérêts en présence : tenant notamment compte de l’implantation géographique de l’autoroute (à l’extrémité de la propriété du requérant et à 250 mètres du château), de la spécificité des lieux (un parc d’un seul tenant de plusieurs dizaines d’hectares ), ainsi que des nuisances sonores et visuelles causées par l’ouvrage, elles ont conclu que les troubles de jouissance qui affectaient le droit de propriété du requérant n’excédaient pas ceux que, dans l’intérêt général, peuvent être amenés à supporter les propriétaires résidant à proximité d’un ouvrage autoroutier. Il souligne ensuite que leurs décisions n’étaient ni arbitraires ni manifestement déraisonnables.

28.  La Cour constate tout d’abord que la perte de valeur vénale de la partie non expropriée de la propriété du requérant du fait de la construction de l’autoroute A 89 est avérée. Cela ressort de l’évaluation notariale de la moins-value produite par le requérant devant les juridictions internes puis devant la Cour ainsi que du jugement du tribunal administratif de Limoges du 20 juillet 2006 (non contredit sur ce point par l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 17 avril 2008). Elle en déduit que le requérant est en mesure de se prévaloir d’une atteinte à son droit au respect de ses biens.

29.  Elle rappelle ensuite que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (voir, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth, précité, § 61, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999 II, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 44, CEDH 1999 V, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004 V, et Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 93, 25 octobre 2012).

30.  En l’espèce, le requérant ne se plaint pas de la privation de propriété dont il a été l’objet. Il dénonce le défaut d’indemnisation de la perte de valeur de la partie non expropriée de sa propriété résultant non de l’amputation d’une parcelle de celui-ci, mais des nuisances sonores et paysagères dues au type d’aménagement réalisé à proximité consécutivement à l’expropriation. Comme le souligne le Gouvernement, le droit interne ne permet une telle indemnisation qu’en présence d’un préjudice spécial et anormal entraînant pour l’intéressé une rupture de l’égalité des charges. Or la cour administrative d’appel de Bordeaux a considéré que le requérant ne subissait pas un préjudice de cette ampleur (paragraphe 16 ci-dessus).

31.  La Cour en déduit que la norme pertinente en l’espèce n’est ni celle qu’énonce la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, ni celle qu’énonce le second alinéa de cette disposition. Elle examinera donc les faits de la cause à l’aune de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1.

32.  Aux fins de cette disposition, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). La recherche de pareil équilibre se reflète en vérité dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier : il doit dans tous les cas exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir notamment, précité, Ouzounoglou, § 29). Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (voir, notamment Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 67, 16 novembre 2010, et Antunes Rodrigues, précité, § 29). Si, dans le cas d’une privation de propriété, l’absence d’indemnisation constitue en principe une charge excessive et emporte à elle seule violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, notamment, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II), il n’en va pas ainsi lorsque l’atteinte au droit au respect des biens dénoncée relève du second alinéa de cette disposition (voir, par exemple, Depalle c. France [GC], n34044/02, § 91, CEDH 2010) ou, comme en l’espèce, de la première phrase du premier alinéa. Il ne s’agit alors que de l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si le juste équilibre a été respecté.

33.  Il faut en outre rappeler que l’exercice réel et efficace du droit que garantit l’article 1 du Protocole no 1 ne dépend pas uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence ; il peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryıldız c. Turquie [GC], n48939/99, § 134, CEDH 2004‑XII ; voir aussi, notamment, Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 33, 31 mai 2007). Cela implique notamment pour l’État l’obligation de prévoir une procédure judiciaire qui soit entourée des garanties de procédure nécessaires et qui permette ainsi aux tribunaux nationaux de trancher efficacement et équitablement tout litige relatif à des questions de propriété (Bistrović, précité, même paragraphe).

34.  En l’espèce, la Cour observe en premier lieu que les faits dénoncés par le requérant s’inscrivent dans le contexte de la mise en œuvre d’une politique d’aménagement du territoire. Elle rappelle que ce type de politiques, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, laisse à l’État une marge d’appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils (voir, notamment, Depalle, précité, § 84, CEDH 2010).

35.  Ensuite, s’agissant de l’examen de la proportionnalité, elle estime que l’espèce doit être rapprochée des affaires Ouzounoglou c. Grèce (n32730/03, 24 novembre 2005) et Athanasiou et autres c. Grèce (n2531/02, 9 février 2006), même si ces affaires concernaient le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. En effet, comme indiqué précédemment, dans le cas de l’application de cette disposition comme dans celui de l’application de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, ce qui importe c’est qu’un juste équilibre soit maintenu entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

36.  La première de ces affaires concernait la situation d’une personne qui, dans le contexte de la réalisation d’un projet routier, avait été expropriée d’une partie (1 076 m2) du terrain de 3 643 m2 sur lequel se trouvait sa résidence principale, et qui se plaignait d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 résultant du refus d’indemniser la dépréciation de la partie non expropriée de son bien due à la nature de l’ouvrage. Dans la seconde, les requérants développaient le même type de grief dans le contexte de la construction d’une ligne et d’un pont ferroviaires destinés à la circulation de trains à grande vitesse.

37.  La Cour a rappelé que, dans les affaires antérieures dans lesquelles elle avait examiné la question du refus des juridictions helléniques de fixer une indemnité spéciale pour les parties restantes des terrains visés par une mesure d’expropriation, elle avait jugé qu’eu égard à la marge d’appréciation que l’article 1 du Protocole no 1 laisse aux autorités nationales, le fait que les juridictions helléniques n’avaient pas tenu compte de la nature des travaux effectués et de la question de savoir si ceux-ci avantageaient ou non les propriétaires mais s’étaient fondées seulement sur la scission de la propriété, n’avaient pas emporté violation de cette disposition (Azas c. Grèce, no 50824/99, 19 septembre 2002, Interoliva ABEE c. Grèce, no 58642/00, 10 juillet 2003, Konstantopoulos AE et autres c. Grèce, n58634/00, 10 juillet 2003 et Biozokat A.E. c. Grèce, n61582/00, 9 octobre 2003). Elle a cependant noté qu’« à la différence de ces affaires, dans lesquelles, faute d’absence manifeste d’arbitraire, elle s’en [était] remise à la marge d’appréciation des autorités nationales », il était plus évident dans les cas des requérants dans les affaires Ouzounoglou et Athanasiou et autres que la nature de l’ouvrage avait directement contribué à la « dépréciation substantielle » de la valeur des parties restantes. Elle a relevé à cet égard que, dans la première affaire, la maison familiale de la requérante se trouvait désormais située au carrefour de quatre routes et à une distance de 15 mètres d’un pont suspendu et que, mis à part le fait que le champ de vue de sa propriété donnait directement sur la nouvelle autoroute, la requérante était exposée aux effets de la pollution sonore et des vibrations constantes. Dans la seconde affaire, elle a constaté que les maisons de chacun des quatre requérants se trouvaient à une distance inférieure à cinq mètres des rails, avec toutes les nuisances qu’une telle situation entraînait. Elle a de plus noté que les maisons de trois d’entre eux se trouvaient en contrebas du pont ferroviaire, si bien que leur horizon était définitivement obstrué et qu’elles se trouvaient exposés à une pollution sonore et à des vibrations constantes. Elle a par ailleurs relevé que l’exploitation de la partie non expropriée du terrain de l’autre requérant, qui se situait sous le pont ferroviaire et était inconstructible en raison de l’expropriation, se trouvait sérieusement compromise. Elle en a déduit dans les deux affaires qu’en refusant d’indemniser les requérants pour la baisse de la valeur de la partie non expropriée de leurs terrains, le juge interne avait rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde des droits individuels et les exigences de l’intérêt général, et a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

38.  En l’espèce, comme indiqué précédemment, la perte de valeur vénale de la partie non expropriée de la propriété du requérant (qui comprend notamment un château, les vestiges d’un cloîtres et un portail inscrits à l’inventaire des monuments historiques) du fait de la construction de l’autoroute A 89 est avérée. Cependant, que l’on retienne que cette perte de valeur vénale est de 20 % – comme le tribunal administratif de Limoges – ou de 40 % – comme le notaire qui a calculé la moins-value en 2002 –, les effets du voisinage de cette autoroute sur la propriété du requérants sont sans commune mesure avec ceux dont il était question dans les affaire Ouzounoglou et Athanasiou et autres. Selon la Cour, on ne peut dire dans ces conditions que le requérant a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante.

39.  S’agissant des procédures auxquelles le requérant a eu accès, il faut rapprocher la présente espèce des affaires Antunes Rodrigues et Bistrović précitées.

40.  Dans la première de ces affaires, la Cour a conclu à la non-violation de de l’article 1 du Protocole no 1 dans le cas d’un refus d’indemniser la dépréciation d’un immeuble causée par la construction d’un ouvrage public coupant son accès à une route, au motif qu’il n’y avait pas préjudice « spécial et anormal » entraînant rupture de l’égalité des charges. La Cour a jugé qu’un système consistant à rechercher un tel préjudice était acceptable dans le contexte d’une mesure de réglementation de l’usage des biens. Après avoir relevé l’absence d’élément permettant de conclure que les décisions des juridictions portugaises étaient entachées d’arbitraire ou manifestement déraisonnables, elle a retenu que la baisse de la valeur marchande de l’immeuble en cause ne suffisait pas, en tant que telle et en l’absence d’autres éléments, à mettre celles-ci en cause.

41.  Dans l’autre de ces affaires, qui concernait l’expropriation partielle d’un couple d’agriculteurs dans le cadre de la réalisation d’un projet autoroutier, la Cour a à l’inverse conclu à la violation de cette disposition à raison du défaut de prise en compte dans la procédure d’expropriation de la perte de valeur de la partie non expropriée du bien. Pour parvenir à cette conclusion, elle a notamment relevé que, pour fixer l’indemnité d’expropriation, les juridictions internes avaient omis de prendre en compte le fait que l’autoroute passerait à deux ou trois mètres de la maison des requérants et que leur propriété se trouverait privée de l’environnement plaisant dans lequel elle se trouvait, d’une très grande cour, d’une faible exposition au bruit et d’une structure particulièrement adaptée à l’exploitation agricole. Elle a de plus constaté que les juridictions internes s’étaient basées sur un rapport d’expertise établi sans que l’expert se soit rendu sur les lieux, et n’avaient pas vérifié les allégations des requérants selon lesquelles ledit expert s’était fondé sur une carte erronée, se mettant ainsi dans l’impossibilité de fixer une indemnité adéquate.

42.  En l’espèce, à la différence des juridictions croates dans l’affaire Bistrović, les juridictions françaises ont dûment examiné les arguments du requérant relatifs à la dépréciation de sa propriété suite à la construction de l’autoroute A 89. Il a en fait bénéficié d’une procédure comparable à celle dont il était question dans l’affaire Antunes Rodrigues. Alors qu’il avait obtenu gain de cause en première instance, la cour administrative d’appel de Bordeaux, relevant notamment que l’autoroute se trouvait à 250 mètres du château, a jugé qu’il ne pouvait se prévaloir d’un préjudice « anormal et spécial » et que, s’il existait des troubles de jouissance pour le requérant, ceux-ci n’excédaient pas ceux que, dans l’intérêt général, peuvent être amenés à supporter les propriétaires résidant à proximité d’un ouvrage autoroutier. Même si, à l’inverse du tribunal administratif de Limoges, la cour administrative d’appel n’a pas fait référence à la spécificité de ce bien, rien de donne à penser que cette décision était entachée d’arbitraire ou manifestement déraisonnable.

43.  Partant, d’une part, eu égard à la marge d’appréciation dont la France disposait en l’espèce, il ne saurait être soutenu qu’en rejetant la demande du requérant tendant à la réparation du préjudice résultant de la dépréciation de sa propriété suite à la construction de l’autoroute A 89, les juridictions internes ont omis de veiller au maintien d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant. Retenant, d’autre part, que rien ne conduit à considérer que le requérant n’a pas bénéficié d’un examen juridictionnel équitable de sa cause, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

L'OUTIL DE TRAVAIL DOIT ÊTRE INDEMNISÉ INTÉGRALEMENT

SON USAGE DOIT ÊTRE PROTÉGÉ

Osmanyan et Amiraghyan c. Arménie du 11 octobre 2018 requête n° 71306/11

Article 1 du Protocole 1 : L’expropriation a violé le droit de propriété des requérants parce qu’elle n’a pas tenu compte de leur moyen de subsistance

L’affaire concernait l’expropriation du terrain des requérants à des fins d’exploitation minière. La Cour a noté que les requérants soutenaient que le prix de vente par expropriation était trop faible et ne tenait pas compte des revenus qu’ils percevaient grâce aux arbres fruitiers sur leur terrain. Or les juridictions internes n’avaient pas pris en considération cet argument et avaient retenu un montant uniquement fondé sur la valeur marchande. Elles ne se sont pas penchées sur les pertes réellement subies par les requérants du fait de la privation de leur moyen de subsistance ni recherché s’ils pouvaient se permettre d’acheter d’autres terrains dans le secteur. La Cour a conclu que l’expropriation avait fait peser sur les requérants une charge excessive et était contraire à la Convention.

LES FAITS

Les requérants, Suren Osmanyan, Serob Osmanyan, Bakur Osmanyan, Mane Osmanyan et Donara Amiraghyan, sont des ressortissants arméniens nés respectivement en 1935, 1961, 1988, 1990 et 1966, et résidant dans le village de Teghout (Arménie). Les requérants étaient propriétaires en indivision d’un terrain d’une superficie de 0,383 ha à Teghout. En 2007, le gouvernement décréta qu’une société pouvait acquérir par voie d’expropriation différents terrains dans le secteur afin d’y exploiter un gisement de cuivre-molybdène. Selon une estimation initiale, la valeur marchande du terrain des requérants était évaluée à l’équivalent de 409 euros (EUR). La société minière de Teghout leur offrit ultérieurement 470 EUR, ce qui incluait la majoration légale de 15 %, mais les requérants estimèrent ce montant trop faible. En mai 2008, la société demanda au juge d’enjoindre les requérants de signer un accord de vente par expropriation. En avril 2011, à l’issue de cette procédure, au cours de laquelle il y eut d’autres estimations, une décision de justice fixa à 575 EUR le prix de vente, confirmé en appel. L’un des principaux arguments des requérants était que le montant proposé ne tenait pas compte de la valeur que représentait à leurs yeux les arbres fruitiers sur le terrain.

ARTICLE 1  DU PROTOCOLE 1

La Cour estime que le droit interne en matière d’expropriation en l’espèce était conforme aux exigences de la Convention car il permettait aux requérants de prévoir de manière globale de quelle manière la valeur marchande de leur bien serait estimée. Ils ont pu contester cette estimation, si bien qu’il existait une protection contre l’arbitraire. De plus, il n’y a aucune raison de douter de la thèse des autorités selon laquelle l’expropriation était d’intérêt public en ce qu’elle visait à l’essor de l’économie et au développement des infrastructures pour l’exploitation du gisement de cuivre-molybdène. La Cour relève que le montant a été fixé sur la base de la valeur marchande du terrain par rapport à d’autres terrains dans le secteur où il y a eu des expropriations. Cependant, à ses yeux, cette expropriation pose problème à certains égards. Premièrement, les requérants auraient peut-être eu du mal à acheter un autre terrain vu le montant qui leur a été accordé. En outre, même un montant fixé sur la base de la valeur marchande pourra ne pas constituer une indemnité d’expropriation adéquate si le bien est la source de revenus principale ou unique et si le montant proposé en échange n’en reflète pas la perte. À cet égard, la thèse des requérants selon laquelle, en tant qu’unité familiale, ils dépendaient financièrement du terrain en question n’a pas été prise en compte par le juge interne. Ce dernier n’a pas non plus recherché si l’indemnité couvrirait la perte réelle pour les requérants ainsi privés de leur moyen de subsistance, ou si elle représentait au moins le coût d’un terrain équivalent dans le secteur. La décision des tribunaux de ne retenir que la valeur marchande du terrain a donc fait peser sur les requérants une charge exorbitante, si bien que l’expropriation était contraire à la Convention.

Petar Matas c. Croatie du 4 octobre 2016, requête no 40581/12

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Restrictions excessives de l’usage d’un atelier de réparation automobile dans l’attente d’une évaluation pour le patrimoine culturel
La Cour relève que les autorités savaient que M. Matas avait acheté le bâtiment en question pour en faire un usage commercial, et qu’à l’époque de cet achat rien n’indiquait que des mesures seraient appliquées à des fins de protection du patrimoine culturel. De plus, bien que les mesures de protection préventive n’aient pas privé M. Matas de son atelier, elles ont entraîné un certain nombre de restrictions importantes à l’usage de sa propriété, notamment à la possibilité d’en faire un usage commercial si bon lui semblait.

Cette mesure de contrôle, fondée sur l’article 10 de la loi sur le patrimoine culturel, était prévue par la loi et poursuivait le but légitime consistant à protéger et à faire connaître les racines historiques, culturelles et artistiques d’une région et de ses habitants.

La Cour juge cependant que cette atteinte aux droits de propriété de M. Matas pour des raisons liées au patrimoine culturel ne satisfait pas aux exigences en matière de protection du droit de propriété qui découlent de la Convention européenne. Elle souligne notamment ses réserves quant à deux aspects de la conduite des autorités dans la cause de M. Matas.

En premier lieu, alors que deux mesures de protection préventive ont été appliquées au bâtiment de M. Matas sur une période de six ans, les autorités ne semblent avoir procédé pendant cet intervalle à aucun mesurage ni aucune évaluation ou étude destinés à déterminer la valeur du bien pour le patrimoine culturel. La Cour ne peut accepter la justification donnée à une si longue application des mesures de prévention, à savoir l’impossibilité où les autorités se seraient trouvées d’obtenir auprès du tribunal municipal de Split un extrait du cadastre concernant le bâtiment en question. En effet, les données cadastrales sont des informations publiques faciles à obtenir par le biais d’Internet et par d’autres moyens.

En second lieu, la procédure menée par les autorités nationales dans la cause de M. Matas a été entachée de plusieurs omissions d’ordre procédural. Lorsqu’elles ont ordonné les mesures de protection préventive en mars 2003 et en janvier 2007, les autorités locales n’ont pas informé M. Matas de la nécessité de prendre ces mesures ; elles n’ont pas non plus transmis leurs décisions à l’intéressé. Elles n’ont donc pas tenu compte de son avis sur la question et de l’impact que ces mesures auraient sur ses droits de propriété.

En outre, en dépit des arguments clairs de M. Matas quant à l’impact des restrictions litigieuses sur ses projets commerciaux liés à l’atelier, le tribunal administratif n’a pas cherché à savoir si l’application prolongée des mesures de protection préventive avait eu un effet disproportionné sur les droits de propriété du requérant. De surcroît, les omissions du tribunal administratif n’ont pas été réparées par la Cour constitutionnelle. Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Lallement contre France du 11/04/2002; Hudoc 3621; requête 46044/99

"A cet égard, la Cour estime que, nonobstant la marge d'appréciation de l'Etat, lorsque le bien exproprié est "l'outil de travail" de l'exproprié, l'indemnité versée n'est pas "raisonnablement en rapport avec la valeur du bien" si, d'une manière ou d'une autre, elle ne couvre pas cette perte spécifique. A l'appui de cette interprétation de l'article 1 du protocole ; elle rappelle sa maxime selon laquelle " La Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs"

La Cour examine les faits de l'espèce:

Le requérant est un agriculteur dont l'activité principale est la production laitière d'une superficie de 25 hectares dont 13 attenant à sa ferme et 12 situés à une dizaine de kilomètres de ses bâtiment de ferme.

60% des 13 hectares soit 35% des 25 hectares sont expropriés. Le requérant qui est spécialisé dans la production laitière soumise aux quotas et dans la production de veau de boucherie, a besoin des terres situées près de ses bâtiments de ferme. Il a donc perdu son outil de travail.

Il a bien perçu une indemnité sur la valeur de ses terres agricoles, de remploi, de défiguration de parcelles, et d'éviction agricole mais pas de perte d'outil de travail:

"§24: En conclusion, vu la spécificité de la situation du requérant (en particulier le morcellement de son exploitation et le type d'activité agricole qui était la sienne d'une part, l'indemnité versée n'est pas raisonnablement en rapport avec la valeur du bien exproprié puisqu'elle ne couvre pas spécifiquement la perte de "l'outil de travail" du requérant et, d'autre part, les articles L13-10 alinéa 3 et L13-11 du Code de l'expropriation n'offraient pas une possibilité effective de remédier à la situation critiquée.   

Bref, l'expropriation litigieuse ayant entraîné la perte de  "l'outil de travail" du requérant sans indemnisation appropriée, l'intéressé a subi une "charge spéciale et exorbitante".

Partant, il y a eu violation de l'article 1 du protocole 1"

UNE CRÉANCE SUR UNE COLLECTIVITÉ LOCALE

DOIT ÊTRE REMBOURSÉE INTÉGRALEMENT

LUCA CONTRE ITALIE du 24 septembre 2013 Requête 43870/04

Confirmé par Pennino C. Italie du 24 septembre 2013 Requête n°43892/04

DES ITALIENS N'ARRIVENT PAS A SE FAIRE REMBOURSER UNE CRÉANCE CONTRE LA COMMUNE DE "BENEVENT" EN FAILLITE

En décembre 1993, la municipalité de Bénévent se déclara insolvable conformément à un décret législatif adopté en 1989.

Un mois plus tard, sa gestion financière fut confiée à une commission extraordinaire de liquidation (l’OSL). En vertu de modifications apportées au décret de 1989 par un décret législatif de 2000, aucune procédure d’exécution ne pouvait être entamée ou poursuivie relativement aux créances figurant sur la liste établie par l’OSL. De même, pendant la période en question, la collectivité en état d’insolvabilité ne pouvait se voir exiger sur ses créances des intérêts légaux ou une compensation au titre de l’inflation. Une loi de 2004 vint étendre cette règle également aux créances qui, comme celles de M. De Luca et de M. Pennino, avaient été établies par une décision de justice postérieure à la déclaration d’insolvabilité.

VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE 1 CAR NON REMBOURSEMENT D'UNE CRÉANCE

50.  La Cour rappelle d’abord qu’une « créance » peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 si elle est suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301-B, et Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 40, CEDH 2002-III).

51.  En l’espèce, elle note que le requérant était titulaire d’une créance établie, liquide et exigible en vertu du jugement du tribunal de Bénévent du 18 novembre 2003, qui avait condamné la municipalité à lui verser des dommages-intérêts à hauteur de 17 604,46 EUR, auxquels s’ajoutaient les intérêts légaux et une somme à titre de compensation de l’inflation. Cet arrêt est devenu définitif le 9 mai 2004 (paragraphe 11 ci-dessus).

52.  A la suite de la déclaration d’insolvabilité de la municipalité de Bénévent, survenue en décembre 1993 (paragraphe 6 ci-dessus), ainsi que de l’entrée en vigueur du décret législatif no 267 du 18 août 2000 (paragraphe 7 ci-dessus) et de la loi no 140 du 28 mai 2004 (paragraphe 9 ci‑dessus), le requérant s’est trouvé dans l’impossibilité d’entamer une procédure d’exécution contre la municipalité de Bénévent. Par ailleurs, celle-ci n’a pas payé sa dette, portant atteinte au droit du requérant au respect de ses biens, tel qu’énoncé dans la première phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Bourdov, précité, idem).

53.  En outre, en n’exécutant pas le jugement du tribunal de Bénévent, les autorités nationales ont empêché le requérant de percevoir l’argent qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à obtenir. Il est vrai que l’OSL a proposé au requérant un règlement amiable, grâce auquel l’intéressé aurait pu se voir verser une somme correspondant à 80 % de sa créance (paragraphe 13 ci‑dessus) ; il n’en demeure pas moins qu’en acceptant cette offre – ce qu’il n’a pas fait – le requérant aurait perdu 20 % de sa créance, et aurait dû renoncer aux intérêts légaux et à la somme à titre de compensation de l’inflation sur la somme qui lui était due, et ce à partir de la date de la déclaration d’insolvabilité de la municipalité (paragraphe 7 ci-dessus).

54.  Le Gouvernement a justifié cette ingérence dans la jouissance par le requérant de son droit au respect de ses biens par l’insolvabilité de la municipalité et par la volonté de garantir à tous les créanciers l’égalité de traitement pour le recouvrement de leurs créances (paragraphes 47 et 48 ci‑dessus). La Cour estime que le manque de ressources d’une commune ne saurait justifier qu’elle omette d’honorer les obligations découlant d’un jugement définitif rendu en sa défaveur (voir, mutatis mutandis, Ambruosi c. Italie, no 31227/96, §§ 28-34, 19 octobre 2000, et Bourdov, précité, § 41).

55.  La Cour tient à souligner qu’il s’agit en l’espèce de la dette d’une collectivité locale, donc d’un organe de l’Etat, découlant de sa condamnation au paiement de dommages-intérêts par une décision de justice. Cela permet de différencier la présente affaire de l’affaire Bäck c. Finlande, évoquée par le Gouvernement (paragraphe 48 ci-dessus), où il s’agissait de l’aménagement d’une créance sur un particulier, ainsi que de l’affaire Koufari et Adedy c. Grèce ((déc.), nos 57665/12 et 57657/12, §§ 31‑50, 7 mai 2013), où il était question d’une politique sociale visant à réduire, à l’avenir, les rémunérations et les pensions des fonctionnaires.

56.  Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

VIOLATION DE L'ARTICLE 6-1 POUR NON ACCES A UN TRIBUNAL (non exécution d'une décision de justice non paiement d'une créance)

66.  Elle rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès – à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile – constitue un aspect, serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire restât inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 65, 15 janvier 2009).

67.  En l’espèce, la Cour note qu’aux termes de l’article 248 § 2 du décret législatif no 267 de 2000, à partir de la déclaration d’insolvabilité et jusqu’à l’approbation de la reddition des comptes, aucune procédure d’exécution ne pouvait être entamée ou poursuivie relativement aux créances sur la municipalité rentrant dans la compétence de l’OSL (paragraphe 7 ci-dessus). L’article 5 § 2 de la loi no 140 de 2004 a étendu cette règle également aux créances qui, comme celle du requérant, avaient été établies par une décision de justice postérieure à la déclaration d’insolvabilité. Le Conseil d’Etat a fait application de cette disposition dans ses décisions no 3715 du 30 juillet 2004 et no 6438 du 21 novembre 2005 (paragraphe 9 ci-dessus).

68.  Le requérant a donc subi une ingérence dans l’exercice de son droit d’accès à un tribunal.

69.  La Cour rappelle que ce droit n’est pas absolu, mais qu’il peut donner lieu à des limitations implicitement admises. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, §§ 35-36, CEDH 1999-IX, et Papon c. France, no 54210/00, § 90, 25 juillet 2002 ; voir également le rappel des principes pertinents dans Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).

70.  En l’espèce, la Cour considère que la limitation incriminée poursuivait le but légitime d’assurer l’égalité de traitement entre les créanciers, ce que le Gouvernement souligne à juste titre (paragraphe 64 ci‑dessus).

71.  Quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour relève que l’interdiction d’entamer ou de poursuivre des procédures d’exécution contre la municipalité reste en vigueur jusqu’à l’approbation par l’OSL de la reddition des comptes, et donc jusqu’à une date future qui est fonction de l’activité d’une commission administrative indépendante. La célérité de la procédure devant ce dernier échappe donc complètement au contrôle du requérant.

72.  La municipalité de Bénévent s’est déclarée en cessation de paiements en décembre 1993 (paragraphe 6 ci-dessus) et, à ce jour, la Cour n’a pas été informée d’une approbation de la reddition des comptes par l’OSL. Le requérant, qui a obtenu la reconnaissance de sa créance par un jugement prononcé en novembre 2003 et devenu définitif le 9 mai 2004 (paragraphe 11 ci-dessus), a donc été privé de son droit d’accès à un tribunal pendant une période excessivement longue. Aux yeux de la Cour, cela a porté atteinte au rapport raisonnable de proportionnalité devant exister, en la matière, entre les moyens employés et le but visé.

73.  Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

L'INTÉRÊT GENERAL S'IMPOSE A L'INTERÊT PARTICULIER QUI DOIT ETRE JUSTEMENT INDEMNISÉ

Cour de Cassation chambre civile 3, arrêt du 25 janvier 2018 requête n° 16-25138 rejet

Mais attendu qu’ayant exactement retenu que, si les indemnités allouées doivent couvrir l’intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation, les expropriés ne peuvent cependant bénéficier de la plus-value apportée à leurs immeubles par les opérations d’urbanisme prévues par l’autorité expropriante, la cour d’appel en a exactement déduit que la date de publication de l’acte déclarant d’utilité publique une opération et emportant mise en compatibilité du plan local d’urbanisme ne faisait pas partie de celles limitativement prévues par l’article L. 213-4 du code de l’urbanisme

Cour de Cassation chambre civile 3, arrêt du 4 décembre 2013 requête n° 12-28919 cassation partielle

Attendu que Mme X... fait grief à l'arrêt de confirmer le jugement en ce qu'il a dit que le bien exproprié n'était pas en état d'être restitué et de fixer en conséquence à 60 000 euros, l'indemnisation totale qui lui est due et de la débouter de ses autres demandes, alors, selon le moyen,
que le juge de l'expropriation, saisi d'une demande de restitution d'un bien indûment exproprié, est tenu de faire droit à cette demande et d'ordonner la suppression de l'ouvrage illégalement implanté, celui- ci fût il public, dès lors que cette suppression n'est pas contraire aux exigences de l'intérêt général ; que pour rejeter la demande de restitution du bien exproprié de Mme X..., la cour d'appel a relevé que des installations à caractère sportif relevant de l'utilité publique y avaient été installées ; qu'en statuant de la sorte, sans caractériser en quoi la restitution du bien indûment exproprié serait de nature à porter une atteinte excessive à l'intérêt général et en se bornant à faire état de la présence d'un ouvrage public ayant vocation, par définition, à servir l'intérêt général, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article R. 12-5-4 du code de l'expropriation ;

Mais attendu qu'ayant retenu que le terrain avait été profondément remanié par la construction d'un bâtiment intégrant des vestiaires, un local technique, des sanitaires, une salle de réunion le tout annexé ou adossé à un terrain de football garni d'une main courante, de cages de but, ledit terrain étant en outre entouré d'un grillage, que ces installations relevaient de l'utilité publique dès lors qu'elles étaient utilisées pour des rencontres scolaires ou des manifestations sportives organisées par la commune d'Aiguilhe, la cour d'appel, qui a pu en déduire que les exigences de l'intérêt général s'opposaient à la restitution, a légalement justifié sa décision

Mais sur le second moyen :

Vu l'article R. 12-5-4 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique;

Attendu que pour fixer à la somme de 60 000 euros le montant de l'indemnisation due à Mme X..., l'arrêt retient que la cour dispose d'éléments suffisants pour infirmer le jugement entrepris et, faisant droit à l'appel incident de la commune d'Aiguilhe, retenir cette somme, qui est satisfactoire lorsqu'on la rapporte à celles tirées de ventes de parcelles voisines présentant les mêmes caractéristiques ;

Qu'en statuant ainsi, alors que le particulier irrégulièrement exproprié et qui ne peut bénéficier de la restitution, doit recevoir la valeur réelle de l'immeuble au jour de la décision constatant l'absence de restitution sous la seule déduction de l'indemnité déjà perçue augmentée des intérêts au taux légal, la cour d'appel a violé le texte susvisé

Conseil Constitutionnel Décision n° 2018-698 QPC du 6 avril 2018

Syndicat secondaire Le Signal [Exclusion de la procédure d'expropriation pour risques naturels majeurs en cas d'érosion dunaire]

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 17 janvier 2018 par le Conseil d'État (décision n° 398671 du 17 janvier 2018), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour le syndicat secondaire Le Signal par la SCP Potier de la Varde - Buk Lament - Robillot, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2018-698 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l'environnement ;
- la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par la SCP Potier de la Varde - Buk Lament - Robillot, enregistrées le 8 février 2018 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 8 février 2018 ;
- les pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Pierre Robillot, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour le requérant, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 27 mars 2018 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. La présente question a été soulevée à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir à l'encontre d'une décision administrative du 30 janvier 2013. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi du premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement dans sa rédaction résultant de la loi du 12 juillet 2010 mentionnée ci-dessus.

2. Le premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement, dans cette rédaction, prévoit :« Sans préjudice des dispositions prévues au 5° de l'article L. 2212-2 et à l'article L. 2212-4 du code général des collectivités territoriales, lorsqu'un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines, l'État peut déclarer d'utilité publique l'expropriation par lui-même, les communes ou leurs groupements, des biens exposés à ce risque, dans les conditions prévues par le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et sous réserve que les moyens de sauvegarde et de protection des populations s'avèrent plus coûteux que les indemnités d'expropriation ».

3. Le syndicat requérant soutient que les dispositions contestées seraient inconstitutionnelles en ce qu'elles ne s'appliquent pas au propriétaire d'un bien exposé au risque d'érosion côtière. Elles méconnaîtraient le principe d'égalité devant la loi dès lors qu'elles créeraient une différence de traitement injustifiée entre le propriétaire d'un bien situé sur un terrain exposé au risque d'érosion côtière et le propriétaire d'un bien menacé par l'un des risques mentionnés à l'article L. 561-1 du code de l'environnement. Elles seraient également contraires au droit de propriété dès lors que, faute de pouvoir bénéficier des dispositions précitées, le propriétaire d'un bien immobilier évacué par mesure de police en raison du risque d'érosion côtière se trouverait exproprié sans indemnisation. Enfin, ces dispositions seraient entachées d'incompétence négative dans des conditions affectant les droits et libertés précités.

4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « lorsqu'un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines » figurant au premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement.

- Sur le grief tiré de la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi :

5. Selon l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ». Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

6. En premier lieu, le premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement permet à l'État de déclarer d'utilité publique l'expropriation des habitations exposées à un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine dès lors qu'il menace gravement des vies humaines. Ces dispositions n'incluent pas le risque d'érosion côtière.

7. En second lieu, d'une part, il ressort des travaux préparatoires que, lorsque le législateur a créé cette procédure spécifique d'expropriation pour cause d'utilité publique, il a entendu protéger la vie des personnes habitant dans les logements exposés à certains risques naturels, tout en leur assurant une indemnisation équitable. Ainsi, le législateur n'a pas entendu instituer un dispositif de solidarité pour tous les propriétaires d'un bien exposé à un risque naturel, mais uniquement permettre d'exproprier, contre indemnisation, ceux exposés à certains risques naturels.

8. D'autre part, le Conseil constitutionnel ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. S'il est loisible au législateur, prenant en compte notamment les données scientifiques disponibles, d'étendre la mesure prévue par la disposition contestée à d'autres risques naturels, il pouvait traiter différemment le propriétaire d'un bien exposé à un risque d'érosion côtière et le propriétaire d'un bien exposé à un risque mentionné au premier alinéa de l'article L. 561-1, lesquels sont placés dans des situations différentes.

9. Il résulte de ce qui précède que le grief tiré de ce que les dispositions contestées méconnaissent le principe d'égalité devant la loi doit être écarté.

- Sur le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété :

10. La propriété figure au nombre des droits de l'homme consacrés par les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789. Aux termes de son article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». En l'absence de privation du droit de propriété au sens de cet article, il résulte néanmoins de l'article 2 de la Déclaration de 1789 que les atteintes portées à ce droit doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi.

11. D'une part, si la procédure d'expropriation s'accompagne d'une indemnisation du propriétaire, son objet principal est de priver le propriétaire de son bien. Dès lors, il ne saurait résulter de l'absence d'application de cette procédure au propriétaire d'un bien soumis à un risque d'érosion côtière une atteinte au droit de propriété. D'autre part, si le maire peut, dans le cadre de son pouvoir de police, prescrire l'exécution des mesures de sûreté exigées par la prévention des accidents naturels, au nombre desquels figure l'érosion côtière, il n'y a pas lieu pour le Conseil constitutionnel, qui n'est pas saisi des dispositions en vertu desquelles de telles mesures peuvent être ordonnées, d'examiner l'argument tiré de ce qu'il en résulterait une atteinte inconstitutionnelle au droit de propriété.

12. Il résulte de ce qui précède que le grief tiré de l'atteinte au droit de propriété doit être écarté.

13. Les mots « lorsqu'un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines » figurant au premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit et ne sont pas entachés d'incompétence négative, doivent être déclarés conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. - Les mots « lorsqu'un risque prévisible de mouvements de terrain, ou d'affaissements de terrain dus à une cavité souterraine ou à une marnière, d'avalanches, de crues torrentielles ou à montée rapide ou de submersion marine menace gravement des vies humaines » figurant au premier alinéa de l'article L. 561-1 du code de l'environnement dans sa rédaction résultant de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l'environnement sont conformes à la Constitution.

Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 5 avril 2018, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Michel CHARASSE, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI et M. Michel PINAULT.

LE DOMAINE PUBLIC EST INALIENABLE

Cour de cassation chambre civile 1 Arrêt du 13 février 2019 pourvoi n° 18-17.748 Rejet

Mais attendu, d’abord, que la protection du domaine public mobilier impose qu’il soit dérogé à l’article 2279, devenu 2276 du code civil ; qu’après avoir comparé le fragment à l’Aigle et une autre sculpture composant, ensemble, un bas-relief du jubé de la cathédrale de Chartres, démonté en 1763, l’arrêt retient que ce fragment correspond à celui extrait en 1848 du sol de la cathédrale par l’architecte Lassus, à une époque où le bâtiment relevait du domaine public de l’Etat ; que la cour d’appel n’a pu qu’en déduire que le fragment à l’Aigle avait intégré à cette date le domaine public mobilier ;

Attendu, ensuite, que l’action en revendication d’un tel bien relève de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dès lors qu’elle s’exerce à l’égard d’une personne qui, ayant acquis ce bien de bonne foi, pouvait nourrir une espérance légitime de le conserver ou d’obtenir une contrepartie ;

Attendu, cependant, que l’ingérence que constituent l’inaliénabilité du bien et l’imprescriptibilité de l’action en revendication est prévue à l’article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du même code ; qu’il s’en déduit qu’aucun droit de propriété sur un bien appartenant au domaine public ne peut être valablement constitué au profit de tiers et que ce bien ne peut faire l’objet d’une prescription acquisitive en application de l’article 2276 du code civil au profit de ses possesseurs successifs, même de bonne foi ; que ces dispositions législatives présentent l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité requises par la Convention ; Attendu que cette ingérence poursuit un but légitime, au sens de l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dès lors que la protection de l’intégrité du domaine public relève de l’intérêt général ;

Et attendu que l’action en revendication étant la seule mesure de nature à permettre à l’Etat de recouvrer la plénitude de son droit de propriété, l’ingérence ne saurait être disproportionnée eu égard au but légitime poursuivi ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

LES INDIVIDUS SONT EGAUX DEVANT L'INTERET GENERAL

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- EN MATIÈRE FISCALE ET DE PRÉEMPTION POUR CAUSE FISCALE

- A L'INTERVENTION LÉGISLATIVE POUR COUPER L'ESPÉRANCE D'INDEMNISATION EST UNE VIOLATION DE LA CONVENTION

- AU PARTAGE FORCE DES BIENS DANS UN DIVORCE

- AU DEVOIR DE PROTECTION DE L'ETAT DANS UN LITIGES ENTRE PARTICULIERS

- LE TEMPS PASSÉ ENTRE LA FIXATION DU PRIX DU BIEN EXPROPRIÉ ET LE JOUR DE SON PAIEMENT EFFECTIF

- LE REMBOURSEMENT DES FRAIS D'AVOCAT DE L'ADMINISTRATION EXPROPRIANTE

- A L'OBLIGATION D'APPORTER DES DROITS DE CHASSE A UNE ASSOCIATION, INCOMPATIBLE QUE POUR LES "ANTI CHASSE"

EN MATIÈRE FISCALE ET DE PRÉEMPTION POUR CAUSE FISCALE

ARNAUD ET AUTRES C. FRANCE requêtes 36919/11 et autres du 15 janvier 2015

NON VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROCOLE 1 : Les français installés à Monaco doivent payer des impôts en France, ce n'est pas nouveau. Les requérants ne peuvent arguer du caractère imprévisible d'une demande même rétroactive sur 4 ans de l'ISF.

a)  Les principes généraux

23.  La Cour rappelle que l’imposition fiscale constitue en principe une ingérence dans le droit garanti par le premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 et que cette ingérence se justifie conformément au deuxième alinéa de cet article, qui prévoit expressément une exception pour ce qui est du paiement des impôts ou d’autres contributions.

24.  Toutefois une telle question n’échappe pas pour autant à tout contrôle de la Cour, celle-ci devant vérifier si l’article 1 du Protocole no 1 a fait l’objet d’une application correcte. A cet égard, la Cour rappelle que le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article. Il s’ensuit qu’une mesure d’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Tre Traktörer AB c. Suède, 7 juillet 1989, § 59, série A no 159). Par conséquent, l’obligation financière née du prélèvement d’impôts ou de contributions peut léser la garantie consacrée par cette disposition si elle impose à la personne ou à l’entité en cause une charge excessive ou porte fondamentalement atteinte à leur situation financière (Di Belmonte c. Italie (no2) (déc.), no 72665/01, 3 juin 2004). La Cour rappelle que l’application rétroactive d’une loi fiscale n’est pas interdite en tant que telle par l’article 1 du Protocole no 1 (M.A. et autres c. Finlande (déc.), no 27793/95, 10 juin 2003, et Di Belmonte (no2), précitée).

25.  Par ailleurs, il appartient en premier lieu aux autorités nationales de décider du type d’impôts ou de contributions qu’il convient de lever. Les décisions en ce domaine impliquent normalement une appréciation des problèmes politiques, économiques et sociaux que la Convention laisse à la compétence des États parties, car les autorités internes sont manifestement mieux placées que la Cour pour apprécier ces problèmes. Les États parties disposent donc en la matière d’un large pouvoir d’appréciation et la Cour respecte l’appréciation portée par le législateur en pareilles matières, sauf si elle est dépourvue de base raisonnable (Gasus Dosier et Fördertechnik Gmbh c. Pays-Bas, 23 février 1995, § 60, série A no 306-B, The National & Provincial Building Society, the Leeds Permanent Building Society and the Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, et Imbert de Tremiolles c. France (déc.), nos 25834/05 et 27815/05, 4 janvier 2008).

b)  L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

26.  En l’espèce, la Cour relève d’emblée que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1 constituée par l’imposition litigieuse était expressément prévue par la loi, l’approbation de l’Avenant à la convention fiscale ayant été autorisée par le législateur et le texte ayant été publié par décret. S’agissant de la finalité de l’ingérence, elle observe que la mesure visait à lutter contre l’évasion fiscale, à savoir l’installation de Français à Monaco dans le seul but d’échapper à l’ISF pour leurs biens situés hors de France.

27.  À cet égard, la Cour estime que l’imposition litigieuse s’inscrit dans la grande marge d’appréciation dont dispose l’État en matière fiscale et que, par conséquent, elle ne saurait être considérée en tant que telle comme arbitraire. Il est vrai que la soumission des résidents français de Monaco à l’ISF a été appliquée aux requérants à compter du 1er janvier 2002 (1er janvier 2005 uniquement concernant les époux Le Lan), et ce bien que la validation législative de l’Avenant ne soit intervenue qu’en 2005. Néanmoins, la Cour rappelle que l’application rétroactive de cette loi au cas des requérants ne constitue pas per se une violation de l’article 1 du Protocole no 1, étant donné que l’application rétroactive d’une loi fiscale n’est pas interdite en tant que telle par cette disposition (M.A. et autres c. Finlande, et Di Belmonte (no 2), précitées).

28.  La question qui se pose est alors celle de savoir si, en l’espèce, l’application de l’article 2 de l’Avenant a ménagé un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des requérants et n’a pas imposé à ces derniers une charge excessive ou porté fondamentalement atteinte à leur situation financière.

29.  À ce titre, la Cour observe que l’Avenant litigieux s’inscrit dans le cadre d’une relation ancienne et étroite qu’entretiennent la France et Monaco en matière d’imposition, particulièrement en ce qui concerne les règles applicables en la matière aux Français installés dans la Principauté, pour des raisons liées aux spécificités géographiques et fiscales de cet État. Elle relève ainsi que la convention fiscale franco-monégasque signée le 18 mai 1963 prévoit l’imposition des intéressés sur leur revenu dans les mêmes conditions que s’ils avaient leur domicile ou leur résidence en France. Il en va de même du nouveau texte, négocié dès 2001, qui a rendu ceux-ci redevables de l’ISF, dans les mêmes conditions que s’ils avaient leur domicile ou leur résidence en France.

30.  De plus, la Cour note que la rétroactivité de la mesure litigieuse, en ce qu’elle s’applique à l’année 2005, ne présente aucun caractère exceptionnel du point de vue du droit fiscal, l’autorisation législative pour l’approbation de l’Avenant à la convention franco-monégasque étant intervenue au cours de cet exercice. Elle constate d’ailleurs qu’en France, comme le rappelle le Gouvernement, la loi de finances votée à la fin de chaque année civile définit notamment les règles en matière d’impôt sur le revenu applicables aux revenus perçus au cours de l’exercice écoulé (voir paragraphe 22 ci-dessus).

31.  S’agissant des sommes versées par les requérants (à l’exception des époux Le Lan) au titre de l’ISF pour les années 2002 à 2004, la Cour remarque que les intéressés se plaignent de l’importance de la charge d’impôt à laquelle les Français de l’étranger ont été soumis en 2005, cette dernière correspondant à quatre années d’imposition. Or, elle observe qu’en l’espèce les contribuables, selon les termes mêmes des requêtes dont la Cour est saisie, ont été informés de l’adoption future de la mesure et de l’effet rétroactif envisagé dès le 24 octobre 2001 par une déclaration publique, puis le 5 mai 2002 par une lettre du ministre délégué au Budget et à la Réforme budgétaire aux délégués de Monaco au Conseil supérieur des Français de l’étranger. Elle note que, dans cette dernière, ils ont été invités à anticiper l’entrée en vigueur du texte en déclarant et en payant leur impôt dès l’année 2002 malgré l’absence d’obligation légale à ce stade. A cet égard, elle constate que certains contribuables ont choisi de suivre cette recommandation en effectuant leurs déclarations et en s’acquittant de l’ISF chaque année à partir de 2002. Ces derniers n’ont donc pas été soumis en 2005 à une charge d’impôt supérieure à celle liée à l’exercice concerné. D’autres, au contraire, ont préféré attendre l’entrée en vigueur de la mesure en 2005 pour effectuer les déclarations et les versements spontanés correspondants. Pour ces derniers, l’administration fiscale avait prévu et annoncé, dès le 7 avril 2005, que de larges facilités de paiement seraient accordées et qu’aucune pénalité ne serait appliquée pour la période antérieure à la ratification de l’Avenant. En outre, la Cour observe que les requérants n’ont pas été privés de leur droit de contester la légalité des impositions dont ils s’étaient acquittés spontanément devant les juridictions compétentes.

32.  Ainsi, la Cour constate que malgré le caractère rétroactif de la mesure litigieuse, les autorités ont fourni aux contribuables une information préalable leur permettant d’anticiper ses effets, soit en procédant au paiement de l’impôt chaque année, soit en se préparant à devoir effectuer les versements au titre des années 2002 à 2005 après l’entrée en vigueur des nouveaux textes. De plus, elle estime que des mesures adaptées ont été prises afin d’atténuer l’importance de l’impôt exigé à partir de 2005 de ceux qui avaient attendu l’entrée en vigueur de la loi pour s’y conformer. Elle considère donc qu’aucune charge excessive n’a été imposée aux requérants du fait de la mesure litigieuse et que cette dernière n’a pas porté fondamentalement atteinte à leur situation financière.

33.  Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que l’imposition prévue par l’Avenant du 26 mai 2003 à la convention franco-monégasque du 25 juin 1969 et par la loi du 14 mars 2005 autorisant l’approbation de celle-ci, n’a pas rompu le « juste équilibre » devant régner entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

34.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no1 pris isolément.

Décision d'Irrecevabilité Liga Portuguesa de Futebol Profissional C. Portugal

du 27 avril 2012 requête no 49639/09

Irrecevabilité d’une plainte de la Ligue portugaise de football contre le fisc car un accord a été signé sans vice du consentement

La requérante se plaint également d’avoir été obligée de payer des dettes fiscales dont elle ne s’estimait pas être la débitrice, et ce en dehors, selon elle, de tout cadre légal.

La Cour observe qu’alors même qu’il serait possible de douter d’une ingérence dans les droits de la Liga Portuguesa puisque cette dernière n’avait pas encore versé, à la date de l’introduction de la requête, les sommes réclamées par le fisc, il apparaît que la Liga Portuguesa se plaint des dispositions d’un accord qu’elle a librement signé. Elle ne décèle aucun indice permettant de penser que ce n’est pas en totale connaissance de cause que la requérante a signé l’accord en question.

Hentrich contre France du 22/09/1994 Hudoc 485 requête 13616/88

la requérante se plaint de la préemption par les services fiscaux, d'un immeuble qu'elle vient d'acquérir.

La Cour constate que:

- l'atteinte à la propriété prévue par la loi a un but légitime:

lutter contre la fraude fiscale dans les déclarations officielles de prix d'immeuble lors des transactions immobilières.

-la proportionnalité des moyens entre le but général poursuivi et les droits individuels, est déséquilibrée :

La CEDH :

"§48: La Cour juge devoir étudier aussi la question de la proportionnalité au regard du risque que court tout acheteur d'être frappé par la mesure de préemption et donc sanctionné par la privation de son bien, dans le seul but de décourager d'éventuelles sous-estimations.

Or l'exercice du droit de préemption emporte des conséquences suffisamment sérieuses pour que la mesure atteigne un seuil de gravité certain. Le seul remboursement du prix payé plus dix pour cent et des frais et loyaux coûts du contrat ne saurait suffire à compenser la perte d'un bien acquis sans intention frauduleuse.

§49: Prenant en compte l'ensemble de ces éléments, la Cour estime que, victime sélective de l'exercice du droit de préemption, la requérante a "supporté une charge spéciale et exorbitante" qui aurait pu rendre légitime la possibilité, qui lui fut refusée, contester utilement la mesure prise à son égard: il y a donc eu rupture du "juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général.

§50: Partant, il y a eu violation de l'article1 du Protocole n°1"

L'INTERVENTION LÉGISLATIVE POUR COUPER L'ESPÉRANCE D'INDEMNISATION

Ogis, Institut Stanislas, Ogec, Saint Pie X, Blanche de Castille et autres contre France

du 27/05/2004 Hudoc 5099 requêtes 42219/98, 54563/00

les requérants se plaignent que lorsqu'ils ont saisi les juridictions administratives pour se voir dispenser du paiement de prestations sociales, une intervention législative a édicté un texte avec effets rétroactifs qui leur enlève toute chance de succès.

La Cour constate que le législateur a rempli un vide juridique et a préservé l'égalité entre les enseignants publics et les enseignants de l'école privée:

CEDH

"§88: Les mesures prises par l'État défendeur n'ont pas porté atteinte à l'équilibre qui doit être ménagé entre la protection du droit des requérants au remboursement des cotisations versées et l'intérêt général commandant d'assurer la légalité des situations de tous les enseignants"

Partant il n'y a pas de violation de l'article 1 du Protocole n°1

Arrêt Maurice contre France du 06 octobre 2005 requête 11810/03

L'HANDICAP NON INDEMNISÉ SUITE A UNE ÉVOLUTION LÉGISLATIVE

La requête concerne la naissance d’une enfant avec un handicap non décelé pendant la grossesse en raison d’une faute commise dans l’établissement du diagnostic prénatal. Alors que les requérants avaient introduit une demande de réparation du préjudice subi, une nouvelle loi, applicable aux instances en cours, leur fut opposée pour annuler les effets du célèbre arrêt "Perruche" de la Cour de cassation et la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans les mêmes circonstances, aussi bien la Cour de cassation que le Conseil d’Etat se fondent sur un régime de responsabilité pour faute. Toutefois, la Cour de cassation reconnaît un lien de causalité directe entre la faute médicale et le handicap de l’enfant, et le préjudice résultant de ce handicap pour l’enfant lui-même. Le Conseil d’Etat ne reconnaît pas ce lien, mais il considère que la faute commise engage la responsabilité de l’hôpital vis-à-vis des parents, du fait de l’existence d’un lien de causalité directe entre cette faute et leur préjudice.

Les deux jurisprudences permettent une indemnisation au titre des charges particulières découlant du handicap tout au long de la vie de l’enfant. Toutefois, dans la mesure où, selon le Conseil d’Etat, le préjudice est subi par les parents, alors que, selon la Cour de cassation, le préjudice est subi par l’enfant, les modalités et l’étendue de cette indemnisation peuvent être sensiblement différentes suivant qu’on se trouve dans le cadre de la première jurisprudence ou de la seconde.

La loi du 4 mars 2002 limita avec effets immédiats ces droits à réparation prévus par la jurisprudence pour répondre aux associations d'handicapés qui reprochaient un dérapage au sens qu'une vie d'handicapée était considéré comme un préjudice qui devait être réparé. C'était alors un premier pas vers "l'eugénisme".

 Les requérants perdirent ainsi la majeure partie du droit à leur indemnisation

CEDH

"a)  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit au respect d’un «bien»

78.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 33).

79.  La loi du 4 mars 2002, entrée en vigueur le 7 mars 2002, a privé les requérants de la possibilité d’être indemnisés à raison des « charges particulières » en application de la jurisprudence Quarez du 14 février 1997, alors que, dès le 16 mars 2001, ils avaient saisi le tribunal administratif de Paris d’une requête au fond et que, par une ordonnance rendue le 19 décembre 2001, le juge des référés de ce même tribunal leur avait accordé une provision d’un montant substantiel, compte tenu du caractère non sérieusement contestable de l’obligation de l’AP-HP à leur égard. La loi litigieuse a donc entraîné une ingérence dans l’exercice des droits de créance en réparation qu’on pouvait faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu’alors et, partant, du droit des requérants au respect de leurs biens.

80.  La Cour relève que, en l’espèce, dans la mesure où la loi contestée concerne les instances engagées avant le 7 mars 2002 et pendantes à cette date, telles que celles des requérants, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention. Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition. 

b)  Sur la justification de l’ingérence

i.  « Prévue par la loi »

81.  Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse ait été « prévue par la loi », comme le veut l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

82.  En revanche, les avis des comparants divergent sur la légitimité de cette ingérence. Dès lors, la Cour doit rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s’il existait une « cause d’utilité publique », et si elle a eu lieu dans le respect du principe de proportionnalité, au sens de la seconde règle énoncée par l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

ii.  « Pour cause d’utilité publique »

83.  La Cour estime que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.

84.  De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 37, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V).

85.  En l’espèce, le Gouvernement affirme que l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 procède de motifs d’intérêt général relevant de trois domaines : l’éthique, et notamment la nécessité de se prononcer sur un choix fondamental de société, l’équité et la bonne organisation du système de santé (paragraphe 75 ci-dessus). A cet égard, la Cour n’a pas de raisons de douter que la volonté du législateur français de mettre un terme à une jurisprudence qu’il désapprouvait et de modifier l’état du droit en matière de responsabilité médicale, même en rendant les nouvelles règles applicables aux situations en cours, servait une « cause d’utilité publique ». Une autre question est celle de savoir si ce but d’intérêt public pesait d’un poids suffisant dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence.

iii.  Proportionnalité de l’ingérence

86.  Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1er du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).

87.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1er du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (voir Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 35, § 71, Ex-Roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-XII, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 94, CEDH 2005-...).

88.  La Cour rappelle que le Conseil d’Etat avait reconnu, par son arrêt Quarez du 14 février 1997, que l’Etat et les personnes de droit public telles que l’AP-HP, établissement public de santé assurant le service public hospitalier, étaient soumis au droit commun de la responsabilité pour faute. Elle note que cette jurisprudence, si elle était relativement récente, était stable et constamment appliquée par les juridictions administratives. La jurisprudence Quarez étant antérieure à la découverte du handicap de C. et surtout à la saisine des juridictions nationales par les requérants, ces derniers pouvaient légitimement espérer en bénéficier.

89.  En annulant les effets de cette jurisprudence, outre ceux de l’arrêt Perruche de la Cour de cassation, pour les instances en cours, la loi litigieuse a appliqué un régime nouveau de responsabilité à des faits dommageables antérieurs à son entrée en vigueur et ayant donné lieu à des instances toujours pendantes à cette date, produisant ainsi un effet rétroactif. Sans doute, l’applicabilité aux instances en cours ne saurait-elle en soi constituer une rupture du juste équilibre voulu, le législateur n’étant pas, en principe, empêché d’intervenir, en matière civile, pour modifier l’état du droit par une loi immédiatement applicable (voir, mutatis mutandis, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII).

90.  Mais, en l’espèce, l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a purement et simplement supprimé, avec effet rétroactif, une partie essentielle des créances en réparation, de montants très élevés, que les parents d’enfants dont le handicap n’avait pas été décelé avant la naissance en raison d’une faute, tels que les requérants, auraient pu faire valoir contre l’établissement hospitalier responsable. Le législateur français a ainsi privé les requérants d’une « valeur patrimoniale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », à savoir une créance en réparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le montant conformément à la jurisprudence fixée par les plus hautes juridictions nationales.

91.  La Cour ne saurait suivre l’argumentation du Gouvernement selon laquelle le principe de proportionnalité aurait été respecté, une indemnisation adéquate, et donc une contrepartie satisfaisante, ayant été prévue en faveur des requérants. En effet, elle ne considère pas que ce que les requérants ont pu percevoir en application de la loi du 4 mars 2002, seule forme de compensation des charges particulières découlant du handicap de leur enfant, pouvait ou puisse constituer le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur de la créance perdue. Certes, les requérants bénéficient de prestations, prévues par le dispositif en vigueur, mais leur montant est nettement inférieur à celui résultant du régime de responsabilité antérieur et il est clairement insuffisant, comme l’admettent le Gouvernement et le législateur eux-mêmes, puisque ces prestations ont été complétées récemment par de nouvelles dispositions prévues à cet effet par la loi du 11 février 2005. En outre les montants qui seront versés aux requérants en vertu de ce texte, tout comme la date d’entrée en vigueur de celui-ci pour les enfants handicapés, ne sont pas définitivement fixés (paragraphes 57 à 59 ci-dessus). Cette situation laisse peser encore aujourd’hui une grande incertitude sur les requérants et, en tout état de cause, ne leur permet pas d’être indemnisés suffisamment du préjudice déjà subi depuis la naissance de leur enfant.

Ainsi tant le caractère très limité de la compensation actuelle au titre de la solidarité nationale que l’incertitude régnant sur celle qui pourra résulter de l’application de la loi de 2005 ne peuvent faire regarder cet important chef de préjudice comme indemnisé de façon raisonnablement proportionnée depuis l’intervention de la loi du 4 mars 2002.

92.  Quant à l’indemnisation accordée, à ce jour, par le tribunal administratif de Paris aux requérants, la Cour constate qu’elle relève du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence, et non des charges particulières découlant du handicap de l’enfant tout au long de sa vie. A cet égard, force est de constater que le montant de l’indemnisation accordée par ledit tribunal est très inférieur aux expectatives légitimes des requérants et que, en tout état de cause, il ne saurait être considéré comme définitif, puisqu’il a été fixé par un jugement de première instance dont il a été interjeté appel, la procédure étant actuellement pendante. L’indemnisation ainsi octroyée aux requérants ne saurait donc compenser les créances perdues.

93.  Enfin, la Cour estime que les considérations liées à l’éthique, à l’équité et à la bonne organisation du système de santé mentionnées par le Conseil d’Etat dans son avis contentieux du 6 décembre 2002 et invoquées par le Gouvernement ne pouvaient pas, en l’espèce, légitimer une rétroactivité dont l’effet a été de priver les requérants, sans indemnisation adéquate, d’une partie substantielle de leurs créances en réparation, leur faisant ainsi supporter une charge spéciale et exorbitante.

Une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

94.  L’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a donc violé, dans la mesure où il concerne les instances qui étaient en cours le 7 mars 2002, date de son entrée en vigueur, l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention."

Arrêt Draon contre France du 06 octobre 2005 requête 1513/03

L'HANDICAP NON INDEMNISÉ SUITE A UNE ÉVOLUTION LÉGISLATIVE

La requête concerne aussi la naissance d’un enfant avec un handicap non décelé pendant la grossesse en raison d’une faute commise dans l’établissement du diagnostic prénatal. Alors que les requérants avaient introduit une demande en réparation du préjudice subi, une nouvelle loi, applicable aux instances en cours, leur fut opposée. La C.E.D.H a apporté la même solution que celle de l'arrêt Maurice du même jour.

CEDH

"1.  Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence dans le droit au respect de ce « bien »

65.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, par exemple qu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion d’« espérance légitime ».

66.  Quant à la notion d’« espérance légitime », un aspect en a été illustré dans l’affaire Pressos Companía Naviera S.A. et autres précitée. Celle-ci concernait des créances en réparation résultant d’accidents de navigation censés avoir été causés par la négligence de pilotes belges. En vertu du droit belge de la responsabilité, les créances prenaient naissance dès la 
survenance du dommage. La Cour qualifia ces créances de « valeurs patrimoniales » appelant la protection de l’article 1
er du Protocole no 1. Elle releva ensuite que, compte tenu d’une série de décisions de la Cour de cassation, les requérants pouvaient prétendre avoir une « espérance légitime » de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause conformément au droit commun de la responsabilité.

67.  La Cour ne déclara pas explicitement dans l’affaire Pressos Companía Naviera S.A. et autres que l’« espérance légitime » était un élément ou un corollaire du droit de propriété revendiqué. Il résultait toutefois implicitement de l’arrêt que pareille espérance ne pouvait entrer en jeu en l’absence d’une « valeur patrimoniale » relevant du domaine de l’article 1er du Protocole no 1, dans le cas d’espèce une créance en réparation. L’« espérance légitime » identifiée dans l’affaire Pressos Companía Naviera S.A. et autres n’était pas en elle-même constitutive d’un intérêt patrimonial ; elle se rapportait à la manière dont la créance qualifiée de « valeur patrimoniale » serait traitée en droit interne, et spécialement à la présomption selon laquelle la jurisprudence constante des juridictions nationales continuerait de s’appliquer à l’égard des dommages déjà causés.

68.  Dans toute une série d’affaires, la Cour a jugé que les requérants n’avaient pas d’« espérance légitime » lorsqu’on ne pouvait considérer qu’ils possédaient de manière suffisamment établie une créance immédiatement exigible. (...) La jurisprudence de la Cour n’envisage pas l’existence d’une « contestation réelle » ou d’une « prétention défendable » comme un critère permettant de juger de l’existence d’une « espérance légitime » protégée par l’article 1er du Protocole no 1. (...) La Cour estime que lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une « valeur patrimoniale » que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (voir Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 35 et 48 à 52, CEDH 2004-IX).

69.  Par ailleurs, l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 33).

70.  En l’espèce, il n’est pas contesté qu’il y a eu ingérence dans le droit au respect d’un « bien », au sens de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention. Les parties reconnaissent en effet, eu égard au régime de responsabilité interne pertinent lors de l’intervention de la loi litigieuse, et notamment à une jurisprudence constante des tribunaux administratifs établie depuis l’arrêt Quarez précité, que, d’une part, les requérants avaient subi un préjudice causé directement par une faute de l’AP-HP, et que, d’autre part, ils détenaient une créance en vertu de laquelle ils pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice, y compris les charges particulières découlant du handicap de leur enfant.

71.  La loi du 4 mars 2002, entrée en vigueur le 7 mars 2002, a privé les requérants de la possibilité d’être indemnisés à raison de ces « charges particulières » en application de la jurisprudence Quarez du 14 février 1997, alors que, dès le 29 mars 1999, ils avaient saisi le tribunal administratif de Paris d’une requête au fond et que par deux ordonnances de référé, rendues le 10 mai 1999 et le 11 août 2001, les juridictions internes leur avaient accordé une provision d’un montant substantiel, compte tenu du caractère non sérieusement contestable de l’obligation de l’AP-HP à leur égard. La loi litigieuse a donc entraîné une ingérence dans l’exercice des droits de créance en réparation qu’on pouvait faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu’alors et, partant, du droit des requérants au respect de leurs biens.

72.  La Cour relève que, en l’espèce, dans la mesure où la loi contestée concerne les instances engagées avant le 7 mars 2002 et pendantes à cette date, telles que celle des requérants, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention. Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

2.  Sur la justification de l’ingérence

a)  « Prévue par la loi »

73.  Il n’est pas contesté que l’ingérence litigieuse ait été « prévue par la loi », comme le veut l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

74.  En revanche, les avis des comparants divergent sur la légitimité de cette ingérence. Dès lors, la Cour doit rechercher si celle-ci poursuivait un but légitime, à savoir s’il existait une « cause d’utilité publique », et si elle a eu lieu dans le respect du principe de proportionnalité, au sens de la seconde règle énoncée par l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention. 

b)  « Pour cause d’utilité publique »

75.  La Cour estime que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention.

76.  De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 37, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V).

77.  En l’espèce, le Gouvernement affirme que l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 procède de motifs d’intérêt général relevant de trois domaines : l’éthique, et notamment la nécessité de se prononcer sur un choix fondamental de société, l’équité et la bonne organisation du système de santé (paragraphe 62 ci-dessus). A cet égard, la Cour n’a pas de raisons de douter que la volonté du législateur français de mettre un terme à une jurisprudence qu’il désapprouvait et de modifier l’état du droit en matière de responsabilité médicale, même en rendant les nouvelles règles applicables aux situations en cours, servait une « cause d’utilité publique ». Une autre question est celle de savoir si ce but d’intérêt public pesait d’un poids suffisant dans le cadre de l’appréciation de la proportionnalité de l’ingérence.

c)  Proportionnalité de l’ingérence

78.  Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1er du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).

79.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1er du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (voir Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-A, p. 35, § 71, Ex-Roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-XII, et Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 94, CEDH 2005-...).

80.  La Cour rappelle que le Conseil d’Etat avait reconnu, par son arrêt Quarez du 14 février 1997, que l’Etat et les personnes de droit public telles que l’AP-HP, établissement public de santé assurant le service public hospitalier, étaient soumis au droit commun de la responsabilité pour faute. Elle note que cette jurisprudence, si elle était relativement récente, était stable et constamment appliquée par les juridictions administratives. La jurisprudence Quarez étant antérieure à la découverte du handicap de R. et surtout à la saisine des juridictions nationales par les requérants, ces derniers pouvaient légitimement espérer en bénéficier.

81.  En annulant les effets de cette jurisprudence, outre ceux de l’arrêt Perruche de la Cour de cassation, pour les instances en cours, la loi litigieuse a appliqué un régime nouveau de responsabilité à des faits dommageables antérieurs à son entrée en vigueur et ayant donné lieu à des instances toujours pendantes à cette date, produisant ainsi un effet rétroactif. Sans doute, l’applicabilité aux instances en cours ne saurait-elle en soi constituer une rupture du juste équilibre voulu, le législateur n’étant pas, en principe, empêché d’intervenir, en matière civile, pour modifier l’état du droit par une loi immédiatement applicable (voir, mutatis mutandis, Zielinski et Pradal & Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII).

82.  Mais, en l’espèce, l’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a purement et simplement supprimé, avec effet rétroactif, une partie essentielle des créances en réparation, de montants très élevés, que les parents d’enfants dont le handicap n’avait pas été décelé avant la naissance en raison d’une faute, tels que les requérants, auraient pu faire valoir contre l’établissement hospitalier responsable. Le législateur français a ainsi privé les requérants d’une « valeur patrimoniale » préexistante et faisant partie de leurs « biens », à savoir une créance en réparation établie dont ils pouvaient légitimement espérer voir déterminer le montant conformément à la jurisprudence fixée par les plus hautes juridictions nationales.

83.  La Cour ne saurait suivre l’argumentation du Gouvernement selon laquelle le principe de proportionnalité aurait été respecté, une indemnisation adéquate, et donc une contrepartie satisfaisante, ayant été prévue en faveur des requérants. En effet, elle ne considère pas que ce que les requérants ont pu percevoir en application de la loi du 4 mars 2002, seule forme de compensation des charges particulières découlant du handicap de leur enfant, pouvait ou puisse constituer le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur de la créance perdue. Certes, les requérants bénéficient de prestations prévues par le dispositif en vigueur, mais leur montant est nettement inférieur à celui résultant du régime de responsabilité antérieur et il est clairement insuffisant, comme l’admettent le Gouvernement et le législateur eux-mêmes, puisque ces prestations ont été complétées récemment par de nouvelles dispositions prévues à cet effet par la loi du 11 février 2005. En outre les montants qui seront versés aux requérants en vertu de ce texte, tout comme la date d’entrée en vigueur de celui-ci pour les enfants handicapés, ne sont pas définitivement fixés (paragraphes 56 à 58 ci-dessus). Cette situation laisse peser encore aujourd’hui une grande incertitude sur les requérants et, en tout état de cause, ne leur permet pas d’être indemnisés suffisamment du préjudice déjà subi depuis la naissance de leur enfant.

Ainsi tant le caractère très limité de la compensation actuelle au titre de la solidarité nationale que l’incertitude régnant sur celle qui pourra résulter de l’application de la loi de 2005 ne peuvent faire regarder cet important chef de préjudice comme indemnisé de façon raisonnablement proportionnée depuis l’intervention de la loi du 4 mars 2002.

84.  Quant à l’indemnisation accordée, à ce jour, par le tribunal administratif de Paris aux requérants, la Cour constate qu’elle relève du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence, et non des charges particulières découlant du handicap de l’enfant tout au long de sa vie. A cet égard, force est de constater que le montant de l’indemnisation accordée par ledit tribunal est très inférieur aux expectatives légitimes des requérants, et que, en tout état de cause, il ne saurait être considéré comme définitif, puisqu’il a été fixé par un jugement de première instance dont il a été interjeté appel, la procédure étant actuellement pendante. L’indemnisation ainsi octroyée aux requérants ne saurait donc compenser les créances perdues.

85.  Enfin, la Cour estime que les considérations liées à l’éthique, à l’équité et à la bonne organisation du système de santé mentionnées par le Conseil d’Etat dans son avis contentieux du 6 décembre 2002 et invoquées par le Gouvernement, ne pouvaient pas, en l’espèce, légitimer une rétroactivité dont l’effet a été de priver les requérants, sans indemnisation adéquate, d’une partie substantielle de leurs créances en réparation, leur faisant ainsi supporter une charge spéciale et exorbitante.

Une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens.

86.  L’article 1er de la loi du 4 mars 2002 a donc violé, dans la mesure où il concerne les instances qui étaient en cours le 7 mars 2002, date de son entrée en vigueur, l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention."

PARTAGE FORCE DES BIENS DANS UN DIVORCE

MILHAU c. FRANCE du 10 juillet 2014 requête 4944/11

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : L’absence de choix sur le moyen de régler une prestation compensatoire dans un cas de divorce a emporté violation du droit de propriété.

a)  Principes généraux

39.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Les deuxième et troisième normes, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, notamment, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, CEDH 2010).

40.  Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une mesure de privation de propriété doit remplir trois conditions (voir, notamment, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 94, 25 octobre 2012).

41.  Il faut tout d’abord qu’elle soit effectuée, « dans les conditions prévues par la loi », ce qui exclut une action arbitraire de la part des autorités nationales.

42.  Elle doit ensuite intervenir « pour cause d’utilité publique ». Sur ce point, la Cour rappelle que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention. De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (James et autres, précité, § 46, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 37, série A no 332, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 149, CEDH 2004-V, et Lecarpentier c. France, no 67847/01, § 44, 14 février 2006).

43.  Enfin, une telle mesure doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth, précité, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre est inhérent à l’ensemble de la Convention et il se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase, qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État, y compris pour les mesures privant une personne de sa propriété (voir, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth, précité, § 73, Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38, Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 63, 19 février 2009 et Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 108).

44.  Partant, un requérant ne doit pas supporter « une charge spéciale et exorbitante » que seule peut rendre légitime la possibilité de contester utilement la mesure prise à son égard (voir, notamment, Sporrong et Lönnroth, précité, et Hentrich c. France, 22 septembre 1994, no 13616/88, § 49).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

45.  En l’espèce, la Cour note que les parties s’accordent à dire qu’il y a eu « privation de propriété », en raison de l’existence d’un transfert forcé, intégral et définitif de propriété. La Cour estime également que l’existence d’une ingérence dans le droit au respect des biens du requérant est établie.

46.  Par ailleurs, la Cour relève que la mesure d’attribution forcée d’un bien propre à titre de prestation compensatoire était prévue par l’article 275 du code civil applicable à l’époque des faits. Elle avait dès lors une base légale, ce que le requérant ne conteste d’ailleurs pas.

47.  Elle constate ensuite que la loi no 2000-596 du 30 juin 2000 relative à la prestation compensatoire, qui a introduit la possibilité pour le juge d’ordonner le versement de cette compensation par la cession forcée de droits de propriété du débiteur, tendait à corriger les dérives par rapport à l’intention initiale du législateur de 1975, laquelle était de privilégier le versement de la prestation compensatoire sous forme de capital (paragraphes 27-28 ci-dessus). Une telle mesure poursuivait un but légitime, à savoir régler rapidement les effets pécuniaires du divorce et limiter le risque de contentieux postérieurs à son prononcé (paragraphes 20 et 24 ci-dessus). La Cour admet en conséquence que l’ingérence est intervenue pour cause d’utilité publique.

48.  Il reste à examiner la question de savoir si la cession forcée d’un bien du requérant a ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux du requérant. A ce titre, la Cour ne s’attache pas à la façon dont le litige entre les parties privées a été tranché en l’espèce, ce qui relève de la compétence des juridictions internes (voir, notamment, Dattel c. Luxembourg (No 2), no 18522/06, § 53, 30 juillet 2009), mais uniquement au choix des juges internes d’imposer cette modalité spécifique de paiement de la créance. Pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, la Cour a égard au degré de protection offert contre l’arbitraire par la procédure mise en œuvre en l’espèce (Hentrich, précité, § 45).

49.  La Cour relève d’emblée que les juges internes ont constaté que la rupture du mariage créait une disparité dans les conditions de vie des ex-époux qui devait être compensée par le versement d’une prestation compensatoire au profit de D.P. Elle note toutefois que la présente requête ne porte ni sur cette décision ni sur la répartition des biens entre les ex‑époux, mais uniquement sur ses modalités d’exécution, à savoir le versement de la prestation compensatoire par la cession forcée de la villa de Valbonne appartenant en propre au requérant à son ex-épouse.

50.  En l’occurrence, le tribunal de grande instance et la cour d’appel de renvoi ont interprété la loi interne comme les autorisant à faire usage de la cession forcée d’un bien du requérant comme modalité de versement de la prestation compensatoire, sans avoir à tenir compte sur ce point de l’importance de son patrimoine ni de la volonté du débiteur de proposer d’autres biens à titre de versement.

51.  La Cour constate en effet que la décision des juges d’imposer la cession forcée de la villa de Valbonne à titre de versement de la prestation compensatoire ne pouvait se fonder sur l’incapacité, pour le requérant, de s’acquitter de sa dette selon d’autres modalités : il ressort des différentes décisions des juges du fond, particulièrement motivées sur ce point, que le requérant disposait d’un patrimoine substantiel, loin de se limiter à ses seules liquidités, ce qui aurait pu lui permettre de s’acquitter de sa dette par le versement d’une somme d’argent. Dès lors, le but légitime poursuivi par la loi (paragraphe 47 ci-dessus) pouvait être atteint sans avoir besoin de recourir à la mesure litigieuse en l’espèce.

52.  Par ailleurs, la Cour note que, depuis la loi du 11 juillet 1975, le législateur souhaite privilégier le versement de la prestation compensatoire sous forme de capital (paragraphes 27-30 ci-dessus). Il n’a jamais été exclu par les lois successives, en particulier par celle du 30 juin 2000, que le débiteur puisse proposer d’autres biens de son patrimoine d’une valeur correspondant au montant de la prestation compensatoire. La Cour relève d’ailleurs que le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité sur les dispositions de l’article 274 du code civil, certes ultérieures à l’époque des faits mais au contenu pertinent identique à celui de l’article 275 applicable en l’espèce, n’a validé la possibilité d’un versement par cession forcée de la propriété d’un bien que sous réserve d’un usage « subsidiaire » d’une telle modalité dans le cas où le versement d’une somme d’argent n’apparaît pas suffisant pour garantir le versement de cette prestation (paragraphe 30 ci-dessus). Le Gouvernement le reconnaît (paragraphe 38 ci-dessus).

53.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a eu rupture du juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En l’espèce, le requérant a « supporté une charge spéciale et exorbitante », que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de proposer de s’acquitter de sa dette par un autre moyen mis à sa disposition par la loi, à savoir par le versement d’une somme d’argent ou le transfert de ses droits de propriété sur un ou plusieurs autres biens.

54.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

DEVOIR DE PROTECTION DANS UN LITIGE ENTRE PARTICULIERS

Demiray contre Turquie du 18 avril 2023 requête n° 61380/15

Art 1 P1 • Refus d’allouer une somme correspondant à la valeur marchande du bien immobilier à la date de l’annulation de sa vente • Restitution du prix de vente devenu dérisoire en raison des 25 années écoulées et de la forte inflation, ni autre forme de compensation • Juridictions nationales ayant fait peser sur le requérant l’entière responsabilité de l’annulation de la vente • Refus de prendre en compte l’attitude négligente des autorités ayant conduit à l’enrichissement sans cause de l’administration • Modicité du dédommagement équivalent à une privation de tout remboursement • Charge excessive • Juste équilibre rompu.

CEDH

51.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).

52.  En l’espèce, la Cour relève que l’ingérence dont se plaint le requérant tient aux modalités d’indemnisation du préjudice subi en raison de l’annulation de son titre de propriété. Elle estime que la complexité de la situation juridique empêche de classer l’ingérence dans une catégorie précise et qu’elle doit de ce fait être examinée à la lumière de la norme générale (voir Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 71, 6 décembre 2011, qui concernait l’annulation d’un titre de propriété au motif que la vente était invalide).

53.  Elle rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit d’une personne au respect de ses biens doit d’abord respecter le principe de légalité et ne pas revêtir un caractère arbitraire. Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52).

54.  En l’espèce, la Cour observe que la vente du bien acquis par le requérant a été frappée de nullité au motif que toutes les conditions nécessaires à une telle cession – et plus particulièrement celle d’être enregistré à l’état civil comme résidant du village de Muallim où se trouvait le bien - n’étaient pas réunies. En conséquence, le requérant a dû restituer le bien et a obtenu le remboursement du prix de vente.

55.  Elle considère que l’annulation d’un titre de propriété en raison de l’illégalité du contrat de vente n’est pas en soi contraire à la Convention dès lors qu’elle est accompagnée d’une compensation adéquate.

56.  Compte tenu de l’absence de controverse entre les parties sur les autres points et de la circonstance que le grief du requérant porte précisément sur la faiblesse du montant octroyé au titre du remboursement du prix de vente, la Cour considère que la question qu’elle est appelée à trancher consiste à déterminer si ce montant a respecté le juste équilibre entre les intérêts en jeu.

57.  Elle estime que les autorités disposaient d’une certaine marge d’appréciation en ce qui concerne les modalités de fixation de la somme à octroyer au requérant.

58.  En ce qui concerne le refus d’allouer une somme correspondant à la valeur marchande du bien à la date de l’annulation de la vente, la Cour est d’avis qu’une telle approche n’est pas en soi déraisonnable étant donné que la vente a été considérée comme nulle ab initio et que le prix d’achat payé par le requérant ne correspondait pas à la valeur marchande du bien au moment de la transaction (voir paragraphe 17 ci-dessus).

59.  Elle observe toutefois qu’en octroyant uniquement la restitution du prix de vente payé plus de 25 ans plus tôt sans procéder à une quelconque forme d’actualisation du montant pour tenir compte de la forte dépréciation monétaire subie par la livre turque, ni offrir une autre forme de compensation, les autorités ont en pratique privé le requérant de toute indemnité. En effet, le montant principal octroyé à l’intéressé à partir du 25 septembre 2007 (date d’introduction de l’action) avait déjà subi, jusqu’à cette date, une dépréciation de l’ordre de 99,8 % et correspondait, en termes de pouvoir d’achat calculé sur la base de l’indice des prix de gros, à 0,2 % du paiement qu’il avait effectué en 1991.

60.  La Cour a déjà jugé à de maintes reprises que le caractère adéquat d’un dédommagement se trouverait diminué si son paiement faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable (voir, parmi d’autres, Zacharakis c. Grèce, no 17305/02, § 31, 13 juillet 2006). La Cour a appliqué cette approche pour conclure à la rupture du juste équilibre, notamment dans l’affaire Kalinova c. Bulgarie (no 45116/98, § 76, 8 novembre 2007) où le titre de propriété de la requérante lui avait été retiré pour cause de nullité de la vente et où l’intéressée ne pouvait prétendre qu’à une compensation – remboursement du prix d’achat – devenue dérisoire en raison des années écoulées et de la forte inflation.

61.  Elle observe qu’en l’espèce, pour justifier leur approche, les autorités judiciaires ont estimé que le requérant avait agi de mauvaise foi et qu’il était responsable de l’annulation (voir paragraphes 20 et 22 ci-dessus). Ce point distingue la présente espèce de l’affaire Kalinova (précitée, § 74) où aucune irrégularité n’était imputable à la requérante.

62.  La Cour considère que rien n’interdit en principe la prise en compte d’une faute de l’intéressé dans la fixation de la compensation à lui octroyer (voir, mutatis mutandis, Belova c. Russie, no 33955/08, § 41, 15 septembre 2020).

63.  Elle relève à cet égard que la Cour de cassation a indiqué, sans autre précision, que le requérant avait fait des « déclarations trompeuses ».

64.  Or, il ressort du dossier que sur son formulaire de demande le requérant a explicitement indiqué la ville de Terme comme étant le lieu où il était enregistré à l’état civil et qu’il n’a pas prétendu être un résidant officiel du village de Muallim (voir paragraphe 7 ci-dessus). Ce point a d’ailleurs été confirmé par le jugement définitif du TGI en date du 14 octobre 1997 (voir paragraphe 12 ci-dessus).

65.  La Cour observe toutefois que le rapport d’expertise du 10 avril 2008 (voir paragraphe 16 ci-dessus) et le premier jugement du TGI, qui en a endossé les conclusions (voir paragraphe 20 ci-dessus) attribuent au requérant une faute résidant dans le fait même d’avoir demandé l’attribution d’un bien et d’avoir poursuivi la procédure jusqu’à son terme alors qu’il ne remplissait pas les conditions pour être éligible au dispositif en question. Elle est disposée à accepter que la formulation utilisée par la Cour de cassation puisse être comprise comme signifiant elle aussi que la présentation d’une demande par l’intéressé qui n’en remplissait pas les conditions était en soi fautive et non comme signifiant que le requérant aurait porté des indications erronées sur sa demande.

66.  Elle relève qu’en présentant sa demande, le requérant n’avait pas de certitude quant à son issue. La seule présentation de celle-ci n’était en effet pas suffisante pour bénéficier du dispositif de vente prévu par la législation puisque les autorités locales, en l’occurrence le mukhtar et le conseil des élus, étaient chargés de l’examiner et de vérifier l’éligibilité du demandeur. Or, aucune objection n’a été émise par ces derniers et la vente a pu avoir lieu (voir Seregin et autres c. Russie, nos 31686/16 et 4 autres, §§ 99 et 101, 16 mars 2021).

67.  Par conséquent, on ne saurait considérer comme répréhensible l’attitude du requérant en estimant qu’il devait savoir qu’il n’était pas éligible en raison de son lieu de résidence officielle, sans en faire de même au sujet de celle du mukhtar qui a fait droit à la demande de l’intéressé alors même qu’il ressortait clairement du formulaire que celui-ci n’était pas résident du village et que sa demande devait être rejetée.

68.  En d’autres termes, si une faute devait être attribuée au requérant celle-ci ne pouvait être que partielle car il existait une faute concomitante de l’administration.

69.  Cependant, les juridictions nationales ont fait peser l’ensemble de la responsabilité de l’annulation sur le seul requérant et ont refusé d’attacher une quelconque conséquence à l’attitude à tout le moins négligente dont les autorités ont initialement fait preuve.

70.  L’approche suivie par les tribunaux a non seulement délié l’administration de toute responsabilité mais a également conduit à l’enrichissement sans cause de cette dernière au détriment du requérant.

71.  À cet égard, la Cour rappelle que dans l’affaire Vukušić c. Croatie (no 69735/11, §§ 66 et 68, 31 mai 2016) où le titre de propriété du requérant sur un appartement avait été annulé, elle a estimé que le juste équilibre n’avait pas été rompu au motif que l’intéressé s’était vu offrir la possibilité d’obtenir une compensation adéquate, en l’occurrence le remboursement du prix de vente assorti d’intérêts moratoires ainsi qu’une indemnité couvrant tout autre dommage résultant de l’annulation alors même que l’intéressé était partiellement responsable de la défaillance ayant conduit à l’annulation.

72.  Or, en l’espèce, le requérant a obtenu un dédommagement d’une modicité qui revenait en pratique à le priver de tout remboursement (voir paragraphe 59 ci-dessus).

73.  Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que le requérant a subi une charge excessive et que le juste équilibre dont l’article 1 du Protocole no 1 exige la préservation a été rompu.

74.  Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant se serait lui-même privé de la possibilité d’obtenir une compensation adéquate en omettant d’indiquer le point de départ des intérêts (voir paragraphe 50 ci‑dessus), la Cour estime y avoir déjà répondu sur le terrain de la recevabilité (voir paragraphes 42 et 43 ci-dessus).

75.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

LE TEMPS PASSÉ ENTRE LA FIXATION DU PRIX

DU BIEN EXPROPRIÉ ET LE JOUR DU PAIEMENT EFFECTIF

DÖKMECİ c. TURQUIE du 5 décembre 2016 Requête no 74155/14

Article 1 du Protocole 1 : L'absence de condamnation à des intérêts moratoires, a pour conséquence que les terrains expropriés ont été effectivement payés, leur valeur n'avait plus rien à voir par rapport au prix fixé quelques années plus tôt

Perte de valeur de l’indemnité et absence d’intérêts

44. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

45. Elle note qu’en l’espèce le requérant a été privé de son droit de propriété sur le fondement de la loi sur l’expropriation et que l’expropriation en cause poursuivait un but légitime d’utilité publique. Sur ce point, force est de relever que, bien qu’il remette en question la légitimité du recours à la procédure d’urgence par l’administration, le requérant n’a pas cherché à contester la décision de celle-ci devant les juridictions administratives par la voie d’une action en annulation. Or une telle action aurait permis de vérifier la légitimité du recours à cette procédure, et de l’annuler si la nécessité de l’urgence avait fait défaut (paragraphe 33 ci‑dessus).

46. C’est donc la seconde phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui s’applique en l’espèce (voir, entre autres, Aka c. Turquie, 23 septembre 1998, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). Il reste dès lors à rechercher si, dans le cadre de cette privation de propriété licite, le requérant a eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.

47. S’agissant d’abord de l’application de l’article 46 de la Constitution au cas du requérant, la Cour note que, selon cette disposition, les indemnités d’expropriation restant dues, quelle que soit la cause du non-paiement, sont majorées d’intérêts au taux maximum applicable aux dettes publiques. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, le taux prévu par l’article 46 de la Constitution n’est applicable que s’il existe une indemnité d’expropriation allouée d’une manière définitive et si cette indemnité est restée impayée. Or cela n’est pas le cas en l’espèce. L’indemnité d’expropriation a été versée comptant au requérant à la date du jugement. L’intéressé ne pouvait donc prétendre à l’application en droit interne de l’article 46 de la Constitution (voir, en ce sens, Yetiş et autres c. Turquie, no 40349/05, § 46, 6 juillet 2010).

48. S’agissant ensuite du grief tiré de la dépréciation de l’indemnité d’expropriation, la Cour doit s’assurer qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi a été respecté et que le requérant ne s’est pas vu imposer une charge démesurée.

49. À cet égard, elle rappelle que toute atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52). Afin de déterminer si la mesure litigieuse a respecté le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle n’a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. À cet égard, la Cour rappelle que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive (Papachelas, c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II).

50. En l’espèce, la Cour relève que l’administration a entamé une procédure d’expropriation d’urgence en application de l’article 27 de la loi sur l’expropriation. À l’issue de cette procédure, le 11 juin 2009, le TGI a accordé au requérant une indemnité de 168 961 TRY, montant qui a été immédiatement payé au requérant, et il a autorisé l’administration à procéder à l’emprise du terrain. Puis l’administration a entamé la procédure normale, prévue par l’article 10 de la loi sur l’expropriation, en vue de la fixation de l’indemnité d’expropriation et de l’inscription du terrain au nom de l’administration sur le registre foncier. À l’issue de cette procédure, le requérant s’est vu attribuer un complément d’indemnité de 208 527 TRY et la propriété du terrain a été transférée à l’administration.

51. La Cour relève que la somme complémentaire ainsi allouée au requérant par la juridiction interne n’était pas assortie d’intérêts moratoires. En tenant compte de l’effet de l’inflation pendant la période considérée – de la date de la saisine du tribunal à celle du jugement –, elle observe que l’indemnité en question avait perdu environ 14 % de sa valeur.

52. La Cour constitutionnelle, appelée à se prononcer sur la dépréciation de l’indemnité, a considéré que, pour déterminer si l’ingérence était proportionnée, il y avait lieu de considérer cette perte de valeur par rapport à la totalité de l’indemnité.

53. La Cour souscrit à cette approche de la Cour constitutionnelle. Elle relève que les parties s’accordent pour dire que la procédure d’urgence et la procédure normale forment une seule et même procédure, et que, à ce titre, elles doivent être appréciées dans leur ensemble. Aussi la Cour appréciera-t-elle la perte de valeur subie par cette deuxième partie de l’indemnité par rapport à la totalité de l’indemnité d’expropriation (377 277 TRY), ce qui représente alors une perte de valeur de 7,7 %. Reste donc à rechercher si une telle perte de valeur a ou non imposé au requérant une charge excessive.

54. La Cour note que, pour la Cour constitutionnelle, une telle dépréciation n’avait pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée et excessive. De plus, considérant que le requérant avait eu la possibilité de disposer d’une partie de l’indemnité environ onze mois avant le début de la procédure normale, d’en tirer avantage et de l’investir, la Cour constitutionnelle a jugé que la charge qu’avait fait peser sur le requérant cette perte de valeur s’en était trouvée encore allégée.

55. La Cour ne saurait souscrire à cette conclusion. Elle rappelle qu’elle a déjà examiné la question de la dépréciation de l’indemnité d’expropriation dans le cadre de plusieurs affaires concernant la Turquie (Yetiş et autres (précité), Güleç et Armut (décision précitée), Kurtuluş (décision précitée), et Bucak et autres c. Turquie ((déc.), no 44019/09, 18 janvier 2011). Dans l’arrêt Yetiş et autres (précité), elle a considéré qu’une perte de valeur de 14,68 % et de 43 % avait fait supporter aux intéressés une charge disproportionnée et excessive qui avait rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général. En revanche, dans les affaires Güleç et Armut, et Bucak et autres (décisions précitées), la Cour a admis qu’une dépréciation de l’indemnité d’expropriation allant jusqu’à 10,74 % n’avait pas imposé aux intéressés une charge disproportionnée et excessive. Pour ce faire, elle a relevé, d’une part, que le taux observé était inférieur à ceux observés dans l’affaire Yetiş et autres, précité, et, d’autre part, que les requérants avaient continué à utiliser leurs biens pendant la période en question. La Cour a estimé que l’utilisation par les requérants de leurs terrains pendant la période considérée avait suffisamment compensé la dépréciation de leur indemnité, même si elle ne l’avait pas compensée intégralement. Toutefois, force est de constater que les circonstances de la présente affaire diffèrent notablement des affaires Güleç et Armut, et Bucak et autres (décisions précitées), dans la mesure où le requérant a été dépossédé de son terrain dès l’issue de la procédure d’urgence et qu’il n’a donc pas eu l’usage de son terrain pendant la période considérée.

56. La Cour estime que les circonstances de la présente affaire diffèrent également de celles des affaires Arabacı c. Turquie ((déc.), no 65714/01, 7 mars 2002), et Kurtuluş (décision précitée) auxquelles s’est référée la Cour constitutionnelle. En l’espèce, la dépréciation de l’indemnité est de 7,7 % ; il s’agit là d’un taux bien supérieur à ceux observés dans les affaires citées par la Cour constitutionnelle (5 % et 3,67 % respectivement).

57. S’agissant de l’argument de la Cour constitutionnelle selon lequel le requérant a eu la possibilité de disposer d’une partie de l’indemnité d’expropriation environ onze mois avant le début de la procédure normale, d’en tirer avantage et de l’investir, la Cour le trouve quelque peu spéculatif et nullement fondé, dans la mesure où le requérant s’est vu déposséder de son terrain en même temps qu’il a reçu ce premier paiement. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel il faut comparer les paiements en tenant compte du facteur temps, la Cour note effectivement que la première indemnité (168 961 TRY) a été déduite de la totalité de l’indemnité par rapport à sa valeur nominale et non par rapport à sa valeur réactualisée à la date de la saisine du tribunal. Elle reconnaît que cette situation est à l’avantage du requérant. Elle estime néanmoins que le bénéfice qu’en a tiré l’intéressé est négligeable, compte tenu surtout de l’impossibilité pour lui d’utiliser son bien pendant la période en question et de disposer dès la dépossession de la totalité de la somme correspondant à la valeur de son terrain.

58. Par ailleurs, la Cour estime que l’argument du Gouvernement selon lequel l’indemnité déterminée après cette date était plus élevée du fait de l’augmentation de la valeur à la suite de l’emprise de l’administration est hasardeux et qu’il n’existe aucune certitude à cet égard. En tout état de cause, le Gouvernement ne peut tirer avantage d’une situation que l’administration a elle-même créée en introduisant avec un retard manifeste la procédure prévue par l’article 10 de la loi sur l’expropriation.

59. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’écart observé entre la valeur de l’indemnité d’expropriation à la date de la saisine du tribunal et sa valeur lors de son règlement effectif est imputable à l’absence d’intérêts moratoires. Cet écart conduit la Cour à considérer que le requérant a dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général.

60. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.

BIBI C. Grèce du 13 novembre 2014 requête 15643/10

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : l'estimation de l'expropriation date de 1978 ! La CEDH rappelle que l'indemnisation doit être rapport avec la valeur du bien plus éventuellement la dépréciation du bien restant.

35.  À la suite de l’arrêt Azas c. Grèce (no 50824/99, 19 septembre 2002), un système unique et exclusif de fixation de l’indemnité due à un propriétaire exproprié de son bien a été établi sur le fondement de l’article 17 § 4 de la Constitution et de l’article 1 § 1 de l’acte législatif du 21 décembre 2001 (entériné par l’article premier de la loi no 2990/2002).

62.  La Cour estime à titre liminaire opportun de rappeler le libellé précis du grief des requérantes devant elle : celles-ci se plaignent du refus des juridictions civiles – qui avaient dans un premier temps reconnu leur droit de propriété sur une partie du terrain litigieux – de réactualiser l’indemnité d’expropriation qu’elles avaient fixée en 1978 ou de leur accorder une indemnité à raison de la perte de l’usage de leur bien, au motif que leur action en ce sens relevait de la compétence des juridictions administratives.

63.  En l’espèce, la Cour note que la situation litigieuse relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, qui énonce, de manière générale, le principe du respect des biens (Almeida Garrett, Mascarenhas Falcao et autres c. Portugal, nos 29813/96 et 30229/96, §§ 43 et 48, CEDH 2000-I). Dès lors, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 31, 15 juillet 2005).

64.  Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, § 38).

65.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. À cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive au droit au respect des biens (Malama, précité, § 48). En particulier, le caractère adéquat d’un dédommagement se trouverait diminué si son paiement faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable (Angelov c. Bulgarie, no 44076/98, § 39, 22 avril 2004 ; Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres, précité, § 54). Dans ces cas, la Cour recherche principalement si l’administration a procédé à la réactualisation de la somme due pour compenser sa dépréciation en raison du laps du temps écoulé (voir parmi d’autres, Akkuş c. Turquie, arrêt du 9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, §§ 29-31).

66.  La Cour rappelle qu’elle a déjà eu à se prononcer sur des affaires qui soulevaient des questions similaires à celles du présent cas.

67.  Dans l’arrêt Malama précité, elle a relevé que pour calculer l’indemnité d’expropriation, la cour d’appel n’avait aucunement tenu compte de la durée excessive de la procédure litigieuse. Elle a constaté que la requérante ne s’était vu accorder aucune somme au titre du préjudice matériel ou moral subi en raison de la privation de sa propriété pendant soixante-dix ans sans aucune indemnisation, ne fût-ce que par l’octroi des intérêts légaux. De plus, alors que le versement de ladite indemnité n’avait lui-même eu lieu que plus de cinq ans après sa fixation par la cour d’appel, la requérante n’avait pas non plus reçu de somme supplémentaire au titre des intérêts légaux à cet égard.

68.  Dans l’arrêt Tsirikakis c. Grèce (no 46355/99, 17 janvier 2002), les requérants soutenaient que l’indemnité qu’ils avaient perçue quinze ans, six mois et vingt jours après le jugement fixant le montant provisoire de celle-ci au mètre carré avait perdu toute sa valeur en raison de l’inflation et ne représentait plus la valeur réelle de la propriété expropriée. Pour conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a relevé que l’indemnité ne pouvait être versée aux requérants tant que leur droit à celle-ci n’était pas établi ; que le tribunal compétent « s’était abstenu », en vertu de l’article 27 du décret 797/1971, de statuer, au motif que l’État prétendait disposer d’un droit de propriété sur l’étendue litigieuse ; et surtout, que la procédure de reconnaissance de la qualité de propriétaires que les requérants avaient dû alors engager avait duré plus de treize ans.

69.  De même, dans l’arrêt Zacharakis précité, la Cour a relevé qu’il était indéniable que l’on se trouvait devant un retard anormalement long dans le paiement de l’indemnité d’expropriation (plus de trente ans), qui avait pour conséquence d’aggraver la perte financière de la personne expropriée et de la placer dans une situation d’incertitude, surtout si l’on tenait compte de la dépréciation monétaire résultant d’une si longue période de temps. La Cour a estimé que l’absence d’indemnisation du requérant pour la dépréciation de l’indemnité d’expropriation à raison de cet important décalage dans le temps entre la détermination provisoire de l’indemnité et sa fixation définitive avait altéré son caractère adéquat.

70.  Revenant à la présente affaire, la Cour relève que le 19 avril 1978, la cour d’appel de Nauplie avait fixé le montant définitif de l’indemnité d’expropriation du bien litigieux. Toutefois, les requérantes n’ont pas pu percevoir cette indemnité, qui avait été consignée auprès de la Caisse des dépôts et consignations, car le 8 mars 1979, le tribunal de première instance de Nauplie, statuant selon la procédure rapide du code des expropriations, s’est abstenu de les reconnaître comme propriétaires et donc comme titulaires du droit à indemnité, au motif que lors de l’audience l’État avait soutenu que leur terrain faisait partie du domaine public. Le tribunal a renvoyé la question de la détermination des droits de propriété sur le terrain aux juridictions civiles, appelées à statuer selon la procédure ordinaire.

71.  Il est donc évident que pour percevoir l’indemnité à laquelle elles estimaient avoir droit, les requérantes devaient engager une procédure en reconnaissance de leur droit de propriété. C’est ce qu’elles ont fait le 29 mai 1984 en saisissant le tribunal de première instance de Nauplie. La procédure a pris fin le 26 juin 2003, avec l’arrêt de la cour d’appel de Nauplie, soit dix-neuf ans environ après son commencement et vingt-cinq ans environ après la fixation du montant définitif de l’indemnité.

72.  L’écoulement d’un tel laps de temps justifiait sans aucun doute la réactualisation de la somme due pour compenser sa dépréciation, sur le fondement de la jurisprudence Akkuş, Malama et Zacharakis précitée.

73.  C’est à ce moment que les requérantes ont de nouveau saisi la cour d’appel de Nauplie. À titre principal, elles demandaient le montant de l’indemnité définitive, réajusté et majoré d’intérêts capitalisés au taux en vigueur à compter de la publication du jugement du 8 mars 1979. Elles sollicitaient en outre, à titre subsidiaire au cas où la prétention principale serait rejetée, une indemnité pour la perte de l’usage de leur propriété depuis 1979, plus une indemnité pour dommage moral ainsi qu’une somme pour les frais de justice.

74.  Pour rejeter cette action, la cour d’appel n’a pas nié que les requérantes avaient vocation à percevoir certaines sommes. Elle a toutefois considéré que leurs prétentions avaient le caractère d’une réparation à raison d’une illégalité au sens de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et relevaient ainsi de la compétence des juridictions administratives.

75.  À cet égard, la Cour rappelle que dans l’arrêt Azas précité, elle a considéré que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, incluant l’octroi d’une indemnité en relation avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à indemnité et toute autre question afférente à l’expropriation, y compris les frais de procédure.

76.  En l’espèce, la Cour note qu’il ressort clairement du libellé des prétentions des requérantes que leur but principal était d’obtenir une prise en compte de la dépréciation de l’indemnité à raison du laps de temps écoulé depuis sa fixation. Or, il s’agit là d’un élément essentiel de l’indemnisation à accorder en cas d’expropriation. La demande des requérantes tendant à la réactualisation de l’indemnité d’expropriation s’inscrivait dans la continuité des procédures de fixation de l’indemnité et de reconnaissance des propriétaires qui avaient eu lieu de 1977 à 2003 suite à l’expropriation du bien litigieux (paragraphes 7-20 ci-dessus). L’arrêt de la Cour de cassation du 4 juin 2009 mettait fin à un processus comportant plusieurs étapes mais tendant à un seul et unique but : la fixation d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien pour cause d’expropriation.

77.  La Cour estime utile de souligner que la procédure appelée à assurer, au sens de l’arrêt Azas, l’appréciation globale des conséquences de l’expropriation ne saurait se limiter à la reconnaissance des titulaires du droit à indemnité, à la détermination de l’indemnité spéciale, à l’appréciation de l’existence d’un avantage tiré par le propriétaire et à la fixation des frais de justice. Elle doit aussi englober les questions relevant de la réévaluation éventuelle de l’indemnité. L’obligation de faire traiter ces questions par les mêmes juridictions que les autres sujets traités précédemment s’impose dans un but d’économie et de rapidité des procédures. La Cour note que la Constitution hellénique dispose dans son article 17 § 4 qu’une loi établira une juridiction unique pour tous les litiges et les affaires d’expropriation et garantira le traitement prioritaire des procès y relatifs devant les tribunaux. Le fait que cette loi n’ait pas encore été adoptée depuis 2001, année de la réforme constitutionnelle ayant ajouté cette disposition à l’article 17, ne saurait permettre aux autorités de multiplier, sous un prétexte procédural, les voies de droit concourant en substance à la fixation d’une même indemnité d’expropriation, globalement parlant.

78.  À cet égard, la Cour attache beaucoup de poids à la jurisprudence constante de la Cour de cassation qui, depuis l’arrêt no 10/2004 de sa formation plénière, considère que la procédure de la fixation de l’indemnité doit couvrir la question de l’indemnisation dans sa globalité, c’est-à-dire l’octroi d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien exproprié, l’existence éventuelle d’un bénéfice pour le propriétaire lié à l’expropriation (et qui pourrait avoir une incidence sur les prétentions de celui-ci), ainsi qu’à toute autre question connexe relative à l’expropriation et les frais de justice. Or, la question de la réactualisation d’une indemnité d’expropriation, qui n’a pas été versé aux bénéficiaires dans un délai raisonnable, constitue assurément une telle question connexe.

79.  La Cour estime en conséquence que le refus d’examiner la demande des requérantes tendant à corriger la dépréciation de l’indemnité d’expropriation entre le moment de sa fixation définitive et celui où elles auraient pu la percevoir, ainsi que le renvoi de l’affaire à un autre ordre de juridiction ont altéré le caractère adéquat de l’indemnité et, par suite, ont rompu le juste équilibre qui doit exister entre l’intérêt général et l’intérêt de l’individu.

Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclut à la violation de l’article 1 du Protocole no 1.

MORENO DIAZ PEÑA ET AUTRES c. PORTUGAL du 4 juin 2015 requête 44262/10

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Le délai d'indemnisation non raisonnable de 26 ans, causé par les autorités judiciaires, a bien porté préjudice aux requérants puisqu'il n'était plus possible de calculer les mètres carrés constructibles suivant la législation en vigueur à l'époque.

a)  Les principes généraux

72.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006 V, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 48, 19 février 2009).

73.  En l’espèce, nul ne conteste qu’il y ait eu « privation de propriété » au sens de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une mesure d’expropriation doit remplir trois conditions : elle doit être appliquée « dans les conditions prévues par la loi », ce qui exclut une action arbitraire de la part des autorités nationales, « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté. La Cour recherchera si chacune de ces trois conditions a été respectée en l’espèce.

74.  Même si elle a été eu lieu « dans les conditions prévues par la loi » – ce qui implique l’absence d’arbitraire – et pour cause d’utilité publique, une ingérence dans le droit au respect des biens doit toujours ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino précité, § 93).

75.  En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III, et Herrmann c. Allemagne [GC], no 9300/07, § 74, 26 juin 2012). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

76.  Afin de déterminer si une mesure d’expropriation respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. La Cour a déjà jugé que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Par ailleurs, la Cour a jugé que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, à savoir : l’octroi d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à l’indemnité et le règlement de toute autre question afférente à l’expropriation (Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce, no 55794/00, § 29, CEDH 2003-IX ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 113, 25 octobre 2012). Quant au montant de l’indemnisation, il doit normalement être calculé d’après la valeur du bien au moment où l’intéressé en a perdu la propriété. En effet, une approche différente pourrait laisser place à une marge d’incertitude, voire d’arbitraire (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], n58858/00, § 103, 22 décembre 2009).

77.  Cependant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004‑V). Certes, un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier que dans des circonstances très exceptionnelles (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000-). Toutefois, des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels que ceux pouvant être poursuivis par certaines mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 54, série A no 98). En pareils cas, l’indemnisation ne doit pas nécessairement refléter la pleine valeur des biens litigieux. Ce principe s’impose avec encore plus de vigueur lorsque sont en cause des lois adoptées dans le contexte d’un changement de régime politique et économique, surtout au cours d’une période initiale de transition nécessairement marquée par des bouleversements et des incertitudes. En pareil cas, l’État dispose d’une marge d’appréciation particulièrement large (voir, notamment, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX, Jahn et autres, précité, § 116 a) et Suljagić c. Bosnie-Herzégovine, no 27912/02, § 42, 3 novembre 2009).

78.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a estimé qu’étant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 82, série A no 301‑B, et, mutatis mutandis, Motais de Narbonne c. France (satisfaction équitable), n48161/99, §§ 20-21, 27 mai 2003), ce montant devra être actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il faudra aussi l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains (Scordino, précité, § 258, CEDH 2006 V ; Guiso-Gallisay c. Italie, précité, § 105).

79.  Pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits « concrets et effectifs » et non pas théoriques ou illusoires. Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, y compris du comportement des parties au litige, des moyens employés par l’État et de leur mise en œuvre. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus d’agir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 46, 9 janvier 2007, et Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 35, 31 mai 2007).

80.  Pour finir, la Cour rappelle que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les faits et d’interpréter et appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176‑A). La Cour n’apprécie l’interprétation et l’application du droit national par les tribunaux internes qu’en cas de mépris flagrant de la loi ou d’application arbitraire de celle-ci (Kouchoglou c. Bulgarie, no 48191/99, § 50, 10 mai 2007 ; Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 52, 6 mars 2012, et Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 803, 25 juillet 2013 ; voir aussi, mutatis mutandis, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 114, 28 novembre 2002). » Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999 I).

b)  Application au cas d’espèce

81.  La Cour observe que l’expropriation des terrains en cause a été décidée par une ordonnance du secrétaire d’État aux Transports publics du 20 octobre 1980, et que la procédure judiciaire y afférente s’est conclue par l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010 fixant de façon définitive l’indemnité à accorder aux requérants.

82.  Elle constate que l’ingérence poursuivait un intérêt public, à savoir la construction d’une école publique.

83.  La question qui se pose est donc celle de savoir si l’indemnité accordée aux requérants au terme de la procédure afférente était en rapport raisonnable avec la valeur des terrains expropriés.

84.  Les requérants estiment que la valeur finalement retenue par les juridictions portugaises pour fixer le montant de l’indemnité n’est pas fondée. Ils font valoir que celle-ci est sensiblement inférieure à toutes les évaluations auxquelles avaient abouti les expertises précédentes, dont l’une avait été rendue à l’unanimité.

Pour sa part, le Gouvernement fait valoir que, conformément à la loi et à la pratique judiciaire, le tribunal d’Oeiras a suivi les conclusions de la dernière expertise en date telles qu’adoptées par la majorité des experts, majorité constituée en l’espèce des trois experts nommés par le tribunal et de celui nommé par la Direction générale.

85.  La Cour constate que la question de la valeur des terrains a été particulièrement controversée tout au long de la procédure. Ce sont ainsi pas moins de quatre jugements qui ont été rendus par le tribunal d’Oeiras consécutivement aux renvois successifs de la cour d’appel de Lisbonne.

Dans son premier jugement du 13 juillet 1992, le tribunal fixa l’indemnité à 14 963 936 EUR en tenant compte d’une position commune des cinq experts, qui retenait :

-    une surface de plancher constructible de 78 076 m²,

-    un coût de la construction de 600 EUR/m² ; et, par suite,

-   une valeur du terrain en 1980 de 7 009 946,03 EUR.

Ce jugement fut annulé par un arrêt du 7 juillet 1993 de la cour d’appel de Lisbonne, qui renvoya l’affaire en première instance en ordonnant qu’il soit demandé aux experts de confirmer la nature du terrain, le nombre et les caractéristiques des lotissements qui étaient prévus sur les terrains et la densité d’occupation des sols.

Dans son second jugement, du 14 juillet 1995, le tribunal fixa l’indemnité à 10 797 314 EUR, en s’appuyant sur la position commune des experts du tribunal et de celui des requérants, retenant :

-    une surface de plancher constructible de 78 076 m², au vu de la carte topographique annexée au contrat d’urbanisation passé avec la mairie d’Oeiras,

-   un coût de la construction de 140 EUR/m² ; et, par suite,

-  une valeur du terrain en 1980 de 1 635 654,70 EUR.

Ce jugement fut annulé par un arrêt du 2 mai 1996 de la cour d’appel de Lisbonne, au motif que l’expertise retenue par le tribunal avait appliqué des dispositions qui avaient été déclarées non conformes à la Constitution et qu’elle ne s’appuyait pas sur un rapport d’expertise formel. La cour d’appel renvoya donc l’affaire au tribunal d’Oeiras, en vue d’une nouvelle évaluation des terrains.

Dans son troisième jugement, du 11 septembre 1997, le tribunal fixa l’indemnité à 19 337 746 EUR en tenant compte d’un rapport commun présenté par les cinq experts et retenant :

-  une surface de plancher constructible de 78 076 m² ;

-  un coût de la construction de 140 EUR/m² ; et, par suite,

-  une valeur du terrain en 1980 de 2 726 090,12 EUR.

Par un arrêt du 7 mai 1998, la cour d’appel de Lisbonne annula ce jugement, au motif que les experts n’avaient pas indiqué si, à la date de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation, il existait un plan d’urbanisation concernant le terrain en cause ni, le cas échéant, le volume et le type des constructions prévues et la valeur de celles-ci. Elle estima par ailleurs que le contrat d’urbanisation qui avait été conclu avec la mairie d’Oeiras n’était pas en vigueur au moment de l’expropriation. L’affaire fut ainsi renvoyée devant le tribunal d’Oeiras.

Par un jugement du 15 décembre 2008, le tribunal estima que la valeur du terrain en l’an 2001 était de 2 269 530,43 EUR, en se fondant sur la position commune des experts du tribunal et de celui de la Direction générale présentée le 31 janvier 2001. Ceux-ci étaient parvenus à ce chiffre en estimant la surface de plancher constructible à 17 250 m², selon une approche par densités moyennes – avec par ailleurs un coût de la construction évalué à 648 EUR/m².

86.  La Cour note que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010 s’est borné à combler l’omission du tribunal d’inclure dans le dispositif de son jugement l’actualisation de l’indemnité d’expropriation pour compenser les effets de l’inflation depuis 2001. Pour le reste, en effet, cet arrêt a confirmé le dernier jugement du tribunal d’Oeiras.

87.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la question de savoir sur quelle base les juridictions auraient dû fixer le prix de l’indemnisation (Malama c. Grèce, no 43622/98, § 51, CEDH 2001-II).

88.  Cependant, en l’espèce, la Cour relève que l’indemnité finalement accordée est d’un niveau considérablement inférieur à celui de toutes celles qui avaient été fixées précédemment.

89.  Elle constate ensuite que le dernier jugement du tribunal d’Oeiras s’est appuyé sur une expertise qui se démarquait des précédentes dans la mesure où elle optait pour une approche par densités « moyennes ». Si le tribunal a reconnu l’existence du contrat d’urbanisation couvrant les terrains des requérants, il a estimé que les indications figurant sur la carte topographique annexée au dit contrat ne pouvaient être considérées comme un élément valable de détermination de la surface de plancher constructible. Pourtant, la clause 2 du contrat d’urbanisation renvoyait à une carte topographique qui prévoyait une surface de plancher constructible de 78 076 m² (voir paragraphe 14 ci-dessus).

90.  La Cour constate que les juridictions ont, en dernière instance, fait leurs les conclusions d’un rapport d’expertise non conforme aux indications qui avaient été données aux experts par la cour d’appel de Lisbonne dans ses arrêts du 7 juillet 1993, du 2 mai 1996 et du 7 mai 1998. En effet, ce rapport se plaçait en l’an 2001 pour apprécier la valeur du terrain alors que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 mai 1998 prescrivait d’apprécier cette valeur à la date de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation. En outre, ce rapport ne répondait pas à la question posée par la cour d’appel sur l’existence, au moment de l’expropriation, d’un plan d’urbanisation concernant ledit terrain, et ne faisait aucune référence au contrat d’urbanisation signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat. Or, si dans son jugement du 15 décembre 2008, le tribunal d’Oeiras a reconnu qu’au moment de la déclaration d’utilité publique les terrains étaient inclus dans un plan d’urbanisation en vertu du contrat signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat, il a en revanche considéré que le quantum constructible indiqué sur la carte topographique annexée audit contrat ne pouvait être retenu.

91.  La Cour note que, pour justifier cette approche, qui a abouti, en l’occurrence, à retenir une surface de plancher constructible de 17 250 m², les experts ont indiqué que le long laps de temps écoulé depuis l’expropriation rendait difficile la détermination de la surface de plancher constructible à l’époque de celle-ci (voir ci-dessus paragraphe 44). Aux yeux de la Cour, cela revient à sanctionner les requérants pour la durée d’une procédure dont ils ne peuvent être tenus responsables (voir ci-dessus, paragraphe 58). Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci‑dessus aux paragraphes 59 et 60, la Cour estime que les juridictions auraient dû, au contraire, compenser le retard de la procédure en actualisant le montant de l’indemnité au regard de l’inflation et en ajoutant des intérêts, ces derniers devant correspondre aux intérêts légaux simples appliqués au capital progressivement réévalué (Guiso‑Gallisay, précité, § 105 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 42, CEDH 2014 ; Scordino, précité, § 258; Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 219-220, CEDH 2012). Certes, dans son arrêt du 11 février 2010, la cour d’appel de Lisbonne a actualisé le montant de l’indemnité en tenant compte de l’évolution de l’indice des prix à la consommation. Elle a toutefois omis d’assortir ce montant d’intérêts pour le retard dans la fixation et le paiement de l’indemnité depuis l’expropriation.

92.  À la lumière de ces considérations, la Cour estime que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit de chacun au respect de ses biens.

93.  Dès lors, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

ALDO LEONI c. ITALIE du 26/01/2010 requête 67780/01:

5.  Le requérant se plaint d'une violation de son droit au respect des biens au motif qu'après plus de vingt-trois ans, il n'a pas été indemnisé pour l'expropriation de son terrain. En outre, il se plaint de ce que le montant de l'indemnisation qui lui sera accordée aux termes de la législation en vigueur, sera largement inférieur à la valeur vénale du terrain. Il invoque l'article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. »

CEDH

16.  Le Gouvernement affirme que l'intéressé n'a pas épuisé les voies de recours internes au motif que la procédure est toujours pendante devant la cour d'appel de Bologne.

17.  La Cour constate qu'elle a déjà rejeté des exceptions semblables dans des affaires similaires (Capone c. Italie, no 62592/00, § 56, 15 juillet 2005). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à ses précédentes conclusions et rejette donc l'exception en question.

18.  Quant au fond, il n'est pas contesté qu'il y a eu transfert de propriété au bénéfice de l'administration.

19.  Ensuite, elle relève que l'intéressé a été privé de son terrain conformément à la loi et que l'expropriation poursuivait un but légitime d'utilité publique (Mason et autres c. Italie, no 43663/98, § 57, 17 mai 2005 ; Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 81, CEDH 2006-V). Par ailleurs, il s'agit d'un cas d'expropriation isolé, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière.

20.  La Cour renvoie à l'arrêt Scordino c. Italie (no 1) précité (§§ 93-98) pour la récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence en la matière.

21.  Elle constate que vingt-trois ans se sont déjà écoulés sans que le requérant ait reçu l'indemnisation définitive. Elle rappelle que le caractère adéquat d'un dédommagement diminuerait si le paiement de celui-ci faisait abstraction d'éléments susceptibles d'en réduire la valeur, tel l'écoulement d'un laps de temps que l'on ne saurait qualifier de raisonnable (Mason, précité, § 53 ; Capone, précité, § 60).

22.  A la lumière de ces considérations, la Cour considère que le requérant a déjà eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d'une part, les exigences de l'intérêt général et, d'autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens. De plus, la Cour considère que le montant qui pourra éventuellement être accordé au requérant à l'issue de la procédure n'a aucune incidence directe sur la question de la proportionnalité.

23.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1.

REMBOURSEMENT DES FRAIS D'AVOCATS DE L'ADMINISTRATION

MUSA TARHAN c. TURQUIE du 23 octobre 2018 Requête n° 12055/17

Violation de l'article 1 du Protocole 1 : Les frais d'avocats de l'administration représentent 60 % de la valeur donnée au bien exproprié !

71. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 77, 29 mars 2010).

72. Dans les circonstances de l’espèce, la question qui se pose est de savoir si et dans quelle mesure la condamnation du requérant à la prise en charge partielle des frais de représentation par avocat de la partie adverse peut s’analyser en une ingérence dans le droit de ce dernier au respect de ses biens. En effet, la somme d’argent que l’intéressé a dû verser au titre des frais a partiellement absorbé son indemnité d’expropriation, laquelle s’analyse en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

73. La Cour estime indiqué d’examiner cette question sur le terrain de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I).

74. La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit d’une personne au respect de ses biens doit d’abord respecter le principe de la légalité et ne pas revêtir un caractère arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52).

75. La recherche de cet équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, indépendamment des alinéas en jeu dans chaque affaire ; il doit toujours exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une large marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre des mesures en cause que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de l’ingérence dénoncée. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante (Depalle, précité, § 83).

76. La vérification de l’existence d’un tel équilibre exige un examen global des différents intérêts en cause. La Cour estime qu’il convient de procéder à un tel examen en ayant égard à deux éléments importants. D’abord, à l’origine de la situation litigieuse se trouve la privation de propriété du requérant. Dans de telles situations, le « juste équilibre » exige le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, sans quoi il y aurait une atteinte excessive aux droits de l’individu. Ensuite, la Cour rappelle que la Convention vise à protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais « concrets et effectifs ». Par ailleurs, la Cour doit également examiner le comportement des parties au litige, y compris les moyens employés par l’Etat et leur mise en œuvre (Perdigão, précité, § 68).

77. En l’espèce, le requérant s’est vu allouer une indemnité d’expropriation, d’un montant de 2 515 TRY. Toutefois, à l’issue de la procédure, il a été condamné à verser à l’administration expropriante une somme forfaitaire de 1 500 TRY pour les frais de représentation par avocat exposés par celle-ci. En conséquence, le montant qu’il a finalement perçu ne correspondait plus qu’à 40 % de l’indemnité qui lui avait été octroyée.

78. La Cour note qu’il existe une différence de nature juridique entre l’obligation pour l’Etat de verser une indemnité d’expropriation et l’obligation pour le justiciable d’acquitter des frais de justice et que les finalités juridiques poursuivies par chacune de ces obligations ne sont pas identiques. Elle constate cependant qu’en l’espèce, le requérant était partie à un litige judiciaire qui l’opposait à l’Etat et qui concernait la détermination du montant d’une indemnité d’expropriation, à la suite d’un acte accompli par l’Etat dans l’exercice de ses pouvoirs de puissance publique. Aux yeux de la Cour, ce cas est à distinguer, aux fins d’un examen de proportionnalité, de celui dans lequel des frais de justice sont imposés dans le cadre d’un litige de droit privé. Dans les circonstances particulières de l’espèce, il peut en effet sembler paradoxal que l’Etat reprenne d’une main – au moyen des frais de justice – une partie de que ce qu’il a accordé de l’autre. Aussi, dans une telle situation la différence de nature juridique entre l’obligation pour l’État de verser une indemnité d’expropriation et l’obligation pour le justiciable d’acquitter des frais de justice ne fait-elle pas obstacle à un examen global de la proportionnalité de l’ingérence dénoncée (Perdigão, précité, § 72).

79. Le Gouvernement justifie sa condamnation au paiement de frais en arguant que le requérant est à l’origine de l’ouverture de la phase judiciaire du processus d’expropriation en cela qu’il n’est pas parvenu à un accord amiable avec l’administration sur le montant de l’indemnité.

80. La Cour ne saurait souscrire à cet argument. Si le fait de condamner la partie succombante aux frais et dépens et notamment aux frais de représentation par avocat de la partie adverse poursuit effectivement un but légitime et n’est pas en soi contraire à la Convention (Cindrić et Bešlić, précité, § 96; Klauz, précité, § 84), il semble toutefois difficile en l’espèce de qualifier le requérant de partie succombante. À cet égard, la Cour observe que le montant estimé par les experts de l’administration était de 843 TRY alors que le tribunal a finalement estimé l’indemnité à 2 515 TRY, un niveau trois fois plus élevé. C’est donc à bon droit que le requérant a contraint l’administration à saisir le juge pour fixer le montant de l’indemnité. En outre, la Cour observe qu’il n’y a rien dans le dossier ou dans le raisonnement des juridictions nationales qui indique que, dans le cadre de la procédure nationale, le requérant ait formulé des demandes excessives ou qu’il a par son comportement conduit la partie adverse à exposer des dépenses inutiles.

81. On pourrait objecter à cela, comme semble le suggérer le Gouvernement, qu’en négociant avec l’administration le requérant serait peut-être parvenu à obtenir un montant équivalent à celui finalement fixé par le tribunal et qu’en refusant de le faire il a contribué à la saisine du juge. Toutefois, une telle objection ne serait pas fondée. En vertu de l’article 8 alinéa 5 de la loi sur l’expropriation, le montant d’un éventuel accord ne pouvait dépasser l’estimation faite par les experts de l’administration (voir paragraphe 33 ci-dessus). Une éventuelle négociation ne pouvait donc permettre au requérant d’obtenir une somme supérieure à 843 TRY, laquelle était déjà très en-dessous de la valeur de son bien.

82. En d’autres termes, on ne saurait attribuer au requérant une quelconque responsabilité dans l’ouverture de la procédure judiciaire. Partant, l’argument consistant à justifier l’ingérence par le comportement de l’intéressé est mal fondé.

83. En ce qui concerne cette fois l’argument selon lequel le requérant n’aurait pas à déplorer de diminution de son indemnité d’expropriation étant donné que l’administration a elle aussi été condamnée à lui verser la même somme, la Cour observe que le requérant y répond, tant devant elle que devant la Cour constitutionnelle, en arguant que cette dernière circonstance n’a aucune incidence sur la somme qu’il a finalement perçue.

84. Citant à cet effet l’article 164 in fine de la loi no 1136 sur l’exercice de la profession d’avocat, le requérant affirme, sans être contredit par le Gouvernement, que les 1 500 TRY au paiement desquelles l’administration a été condamnée sont revenus à son avocat et n’ont donc pas compensé les 1 500 TRY qu’il a dû verser à l’administration.

85. La Cour souscrit à l’approche du requérant. En effet, les obligations financières mises à la charge de chacune des deux parties au titre des frais et dépens ne s’annulent pas puisque le requérant n’était pas le bénéficiaire du paiement effectué dans ce cadre par l’administration. À cet égard, force est de constater que la disposition citée par le requérant interdit toute déduction ou compensation sur les sommes revenant à l’avocat en raison des éventuelles dettes de son client (voir paragraphe 34 ci-dessus).

86. Il est vrai que le requérant aurait de toute façon dû rémunérer son avocat, et qu’en condamnant chacune des deux parties au remboursement forfaitaire d’un montant identique, le TGI a implicitement laissé à la charge des parties leurs propres frais de représentation. Or, une telle situation ne se concilie pas avec le droit au respect des biens, lequel nécessite en l’espèce le remboursement des frais d’avocat exposés par l’exproprié. Cela se justifie par deux circonstances. La première, déjà évoquée par la Cour, est qu’à l’origine du contentieux se trouve une expropriation, c’est-à-dire acte relevant des prérogatives de puissance publique et que le requérant ne porte pas la responsabilité de l’ouverture de la procédure. La seconde est que les frais en question s’élèvent à 40 % de l’indemnité d’expropriation et que leur non-remboursement reviendrait à priver le requérant d’une part considérable de son indemnité.

87. La Cour n’exclut pas qu’il puisse en aller autrement dans certaines circonstances.

88. En conclusion, compte tenu de la diminution substantielle du montant de l’indemnité d’expropriation à laquelle elle a abouti et eu égard à la circonstance que rien dans le comportement du requérant ne la justifiait, la Cour estime que la condamnation du requérant au remboursement des frais de représentation par avocat de l’administration expropriante a constitué pour l’intéressé une charge exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre l’intérêt général de la communauté et les droits fondamentaux de l’individu.

89. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

FAIRE SUPPORTER LE DROIT DE CHASSE A UN PROPRIÉTAIRE

QUI EST CONTRE POUR RAISON ÉTHIQUE EST UNE VIOLATION

LE DROIT COMPARE DANS LES ETATS EUROPEENS

Analyse de la Grande Chambre tiré de l'arrêt Herrmann c. Allemagne ci dessous

35.  Il existe des différences considérables entre les législations de ces Etats quant à l’obligation pour les propriétaires fonciers de tolérer la chasse sur leurs terres. Sur les trente-neuf Etats membres étudiés dans lesquels la chasse est pratiquée, dix-huit (Albanie, Azerbaïdjan, Belgique, Estonie, « ex-République yougoslave de Macédoine », Finlande, Géorgie, Hongrie, Irlande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Moldova, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni et Ukraine) n’obligent pas les propriétaires fonciers à tolérer la chasse et dix-huit (Autriche, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Grèce, Italie, Monténégro, Pologne, Roumanie, Russie, Saint-Marin, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède et Turquie) le font. Toutefois, les uns comme les autres prévoient des exceptions plus ou moins larges aux règles qu’ils appliquent. En France et en République tchèque, l’obligation de tolérer la chasse dépend des circonstances propres au terrain et de décisions administratives. En Suisse, il n’existe pas de loi régissant cette obligation.

36.  Dans quatre Etats membres, la législation ou la jurisprudence ont été modifiées à la suite de l’adoption de l’arrêt Chassagnou (précité). En France, la loi Voynet du 26 juillet 2000 prévoit que les propriétaires fonciers qui sont opposés à la chasse pour des raisons éthiques peuvent, sous certaines conditions, demander leur radiation d’une association de chasse. En Lituanie, l’article 13 § 2 de la loi sur la chasse a cessé de s’appliquer le 19 mai 2005, à la suite d’un arrêt de la Cour constitutionnelle. Cette disposition permettait aux propriétaires fonciers de s’opposer à la chasse sur leurs terres uniquement dans les cas où cette pratique risquait d’endommager leurs cultures ou leurs forêts. Au Luxembourg, après l’adoption des arrêts Schneider c. Luxembourg (no 2113/04, 10 juillet 2007) et Chassagnou (précité), la loi sur la chasse du 20 juillet 1929 a été abrogée et remplacée par une nouvelle loi, entrée en vigueur le 31 mai 2011, qui prévoit que les propriétaires fonciers opposés à la chasse sur leurs terres peuvent, sous certaines conditions, demander de ne pas faire partie d’une association de chasse. En République tchèque, enfin, la Cour constitutionnelle a jugé le 13 décembre 2006 que l’autorité administrative devait décider si des terres pouvaient être incluses dans un district de chasse en soupesant les différents intérêts en jeu à la lumière des principes énoncés dans l’arrêt Chassagnou.

Arrêt Chassagnou et autres C. France du 29/04/1999

 Hudoc 1054 requêtes 25088/94, 28331/95 et 28443/95

La loi dite "Verdeille" qui réglemente la gestion des terres pour l'activité de la chasse,  oblige les petits propriétaires de parcelles inférieures de 20 hectares, à apporter leurs terres dans des ACCA: "Association Communale de Chasse Agréée".

La Cour constate d'abord que l'atteinte à la propriété est prévue par la loi qui un but légitime

"Assurer une meilleure organisation technique de la chasse pour permettre aux chasseurs un meilleur exercice de ce sport. La Cour estime () qu'il est assurément dans l'intérêt général d'éviter une pratique anarchiste  de la chasse et de favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique"

En revanche, sur la proportionnalité des moyens, la Cour constate:

"§85: Nonobstant  les buts légitimes recherchés par la loi de 1964 au moment de son adoption, la Cour estime que le système de l'apport forcé qu'elle prévoit abouti à placer les requérants dans une situation qui rompt le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les  exigences de l'intérêt général: obliger les petits propriétaires à faire apport de leur droit de chasse sur leurs terrains pour  que des tiers en fassent un usage totalement contraire à leurs convictions se révèle une charge démesurée qui ne se justifie pas sous l'angle du second alinéa de l'article 1 du Protocole n°1. Il y a donc violation de cette disposition"

Grande Chambre Herrmann contre Allemagne du 26 juin 2012 requête 9300/07

1.  Sur l’existence d’une ingérence dans les droits du requérant résultant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

72.  La Grande Chambre observe que le Gouvernement ne conteste pas que l’obligation pour le requérant d’autoriser la pratique de la chasse sur ses terres constitue pour l’intéressé une ingérence dans l’exercice par lui de son droit au respect de ses biens (paragraphe 54 ci-dessus). Elle partage cette analyse et rappelle que l’obligation pour un individu de tolérer la présence sur sa propriété d’hommes armés et de chiens de chasse constitue une restriction à la libre disposition du droit d’user de ses biens (voir Chassagnou, précité, § 74, et Schneider, précité, § 44).

2.  Sur le respect des conditions énoncées au second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1

73. L’ingérence en cause doit s’analyser à la lumière du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour considère que la loi litigieuse peut passer pour un moyen de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (comparer avec Schneider, précité, § 41).

a)  Principes généraux

74.  Selon une jurisprudence bien établie, le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article (voir, entre autres, James et autres c. Royaume‑Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V, et Brosset-Triboulet et autres c. France [GC], no 34078/02, § 80, 29 mars 2010). En conséquence, une loi portant atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. La recherche de cet équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 tout entier, et donc aussi dans son second alinéa : il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Lorsqu’elle contrôle le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou, précité, § 75, Schneider, précité, § 45, et Depalle c. France [GC], no 34044/02, § 83, CEDH 2010).

b)  Les conclusions de la Cour dans les affaires Chassagnou et Schneider

75.  C’est dans l’affaire Chassagnou, précitée, que la Cour a examiné pour la première fois la question de savoir si l’obligation pour un propriétaire de tolérer la chasse sur ses terres était compatible avec les principes consacrés par l’article 1 du Protocole no 1.

76.  Dans cette affaire, la Grande Chambre a conclu que la loi Verdeille de 1964 avait pour buts légitimes, en particulier, d’éviter une pratique anarchique de la chasse et de favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique. En vertu de cette loi, les propriétaires ne pouvaient pas s’opposer au transfert obligatoire de leur droit de chasse et aucune mesure d’indemnisation n’était prévue pour ceux qui, comme les requérants, étaient opposés à la chasse et ne souhaitaient pas tirer profit ou avantage du droit de chasse. La Cour a observé que la situation en cause constituait une exception à deux principes : celui selon lequel la propriété d’un bien implique le droit d’en jouir et d’en disposer de la manière la plus absolue et celui voulant que nul ne puisse chasser sur la propriété d’autrui sans son consentement. De plus, l’appartenance automatique aux associations municipales de chasseurs ne s’appliquait que dans 29 des 93 départements français concernés, ces associations n’existaient que dans 851 communes, et la loi Verdeille ne s’appliquait qu’aux fonds de moins de 20 hectares. Ces considérations ont conduit la Cour à la conclusion que le système litigieux de transfert obligatoire avait placé les requérants dans une situation qui ne respectait pas le juste équilibre devant être ménagé entre la protection du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général : en contraignant les petits propriétaires fonciers à transférer leur droit de chasse sur leurs terres de sorte que des tiers pussent en faire un usage totalement contraire à leurs convictions, la loi faisait peser sur ces personnes une charge disproportionnée qui n’était pas justifiée au regard du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Chassagnou, précité, §§ 79 et 82-85).

77.  Ces conclusions ont ensuite été confirmées par une chambre de la Cour dans l’affaire Schneider (précitée), qui tirait son origine d’une requête introduite par la propriétaire d’un petit terrain situé au Luxembourg. Ladite chambre a noté que, à la différence de la loi Verdeille, la loi luxembourgeoise prévoyait une indemnisation financière des propriétaires, mais elle a jugé cet élément non décisif, considérant que les convictions éthiques d’une opposante à la chasse ne pouvaient pas être utilement mises en balance avec la rémunération perçue annuellement en contrepartie du droit d’usage perdu par l’intéressée. Elle a précisé qu’en tout état de cause, la rémunération envisagée (3,25 EUR par an) ne pouvait être considérée comme une juste indemnisation pour la requérante (Schneider, précité, § 49).

c)  Cohérence de la jurisprudence

78.  La Cour rappelle que, sans qu’elle soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents. Cependant, la Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans l’Etat défendeur et dans les Etats contractants en général et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 98, CEDH 2011, avec la jurisprudence citée).

79.  La Cour note que plusieurs Etats parties ont modifié leur législation ou leur jurisprudence pour se conformer aux principes énoncés dans les arrêts Chassagnou et Schneider précités (paragraphe 36 ci-dessus).

80.  Dès lors, la Cour ne peut que réaffirmer les principes énoncés dans les arrêts Chassagnou et Schneider, et notamment rappeler que le fait d’imposer à un propriétaire foncier opposé à la chasse pour des motifs éthiques l’obligation d’en tolérer l’exercice sur ses terres est de nature à rompre le juste équilibre qui doit être ménagé entre la protection du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général et à faire peser sur le propriétaire concerné une charge disproportionnée, incompatible avec l’article 1 du Protocole no 1.

d)  Application de ces principes au cas d’espèce

81.  Il reste à déterminer si, comme l’a avancé le Gouvernement, la situation résultant des dispositions de la loi fédérale sur la chasse, telles qu’appliquées en l’espèce, diffère significativement de la situation de fait et de droit qui prévalait respectivement en France et au Luxembourg à l’époque considérée dans les affaires Chassagnou et Schneider (précitées) et, dans l’affirmative, si les différences en question sont suffisamment importantes pour faire conclure à l’absence de violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans les circonstances particulières de l’espèce.

82.  Pour ce faire, la Cour examinera les objectifs des lois en jeu, leur application territoriale, les exceptions possibles à l’adhésion obligatoire à une association de chasse et la question de l’indemnisation.

i.  Objectifs généraux

83.  La Cour observe d’emblée que les objectifs de la législation allemande sur la chasse sont énoncés à l’article 1 §§ 1 et 2 de la loi fédérale sur la chasse (paragraphe 27 ci-dessus). Il s’agit notamment de la gestion du patrimoine cynégétique, qui vise elle-même à conserver des populations de gibier variées et en bonne santé à un niveau compatible avec l’entretien des terres et la culture locale et à empêcher que le gibier ne cause des dégâts. La Cour prend note également de l’argument du Gouvernement selon lequel la chasse a aussi pour but de prévenir la propagation des maladies animales. De même, l’un des principaux objectifs de la loi Verdeille en France était de favoriser une « exploitation rationnelle de la chasse, tout en assurant le respect de l’environnement » (Chassagnou, précité, § 78). La loi luxembourgeoise poursuivait des objectifs comparables, à savoir « la gestion rationnelle du patrimoine cynégétique et le maintien de l’équilibre écologique » (Schneider, précité, § 34).

84.  La Cour observe en outre que, à la différence de la loi Verdeille en France, la loi fédérale allemande sur la chasse ne semble pas avoir principalement pour but de servir les intérêts des chasseurs (comparer avec Chassagnou, précité, § 106), mais impose aux personnes pratiquant la chasse à titre privé de contribuer à la réalisation d’objectifs d’intérêt public (paragraphe 55 ci-dessus). Cela étant, cette loi octroie aux chasseurs certains droits, tels que celui de poursuivre le gibier et d’en acquérir la propriété (article 1 § 1 de la loi fédérale sur la chasse – paragraphe 27 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour estime que, même si la loi sur la chasse prévoit des obligations, il n’en demeure pas moins qu’en Allemagne la chasse est principalement pratiquée par des particuliers à titre de loisir, tout comme c’était le cas en France et au Luxembourg.

85.  Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que les objectifs visés par la loi allemande ne sont pas significativement différents de ceux que poursuivaient les lois française et luxembourgeoise précédemment examinées par elle.

ii.  Etendue territoriale et exceptions à l’obligation d’adhérer à une association de chasse

86.  La Grande Chambre note également que la chambre et le Gouvernement ont attaché un poids particulier à l’argument selon lequel la loi allemande sur la chasse s’applique sur tout le territoire national (paragraphes 43 et 56 ci-dessus). Elle note que la loi Verdeille s’appliquait à 29 des 93 départements français concernés et qu’il était possible d’en étendre l’application à l’ensemble du territoire français (Chassagnou, précité, §§ 78 et 84). Au Luxembourg, comme en Allemagne, la loi s’appliquait, en principe, sur tout le territoire national. Toutefois, depuis la réforme du système fédéral allemand entrée en vigueur en 2006, les Länder ont la possibilité de réglementer la chasse en s’écartant de la loi fédérale (article 72 de la Loi fondamentale – paragraphe 25 ci-dessus), même s’ils ont jusqu’à présent choisi de conserver le système de la chasse sur toutes les terres qui s’y prêtent (paragraphe 58 ci-dessus).

87.  Ces trois lois prévoient, ou prévoyaient, des exceptions territoriales pour les terrains clos. En vertu de l’article 6 de la loi fédérale sur la chasse, la chasse est suspendue sur les terrains qui ne font pas partie d’un district de chasse (les enclaves – paragraphe 28 ci-dessus), même s’il reste possible de les incorporer dans un district de chasse existant (paragraphes 58 et 67 ci‑dessus). On trouve d’autres exceptions dans l’ancienne loi française et dans l’actuelle loi allemande pour les réserves naturelles et les réserves de chasse (Chassagnou, précité, § 58, et paragraphe 31 ci-dessus) et dans l’ancienne loi luxembourgeoise pour les maisons et les jardins (Schneider, précité, § 19). Dans les lois française et luxembourgeoise, les routes et les voies ferrées étaient aussi exclues des districts de chasse (Chassagnou, précité, § 46, et Schneider, précité, § 19).

88.  En ce qui concerne les exemptions personnelles, la loi française excluait les biens de l’Etat et n’imposait pas aux propriétaires de grands domaines d’appartenir à une association de chasse (Chassagnou, précité, § 116). Il apparaît en outre que ces grands propriétaires n’étaient pas obligés de chasser ou de tolérer la chasse sur leurs terres (Chassagnou, précité, § 92). De même, la loi luxembourgeoise excluait des districts de chasse tous les terrains privés appartenant à la Couronne (Schneider, précité, § 53). La loi allemande sur la chasse est quant à elle applicable de la même manière aux biens privés et aux biens publics (paragraphe 30 ci-dessus). Il y a cependant une différence de traitement selon la taille du terrain (paragraphes 29 et 30 ci-dessus).

89.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les différences sur ces points entre les lois comparées ne sauraient être considérées comme déterminantes. L’application de la loi luxembourgeoise sur la totalité du territoire national ne l’a pas empêchée de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans l’affaire Schneider. On pourrait tirer la même conclusion pour l’Allemagne étant donné que, depuis le 1er septembre 2006, les Länder sont compétents pour légiférer en matière de chasse et sont donc désormais libres d’adopter des règles différentes dans ce domaine. On peut en déduire que la pratique de la chasse ne doit pas nécessairement être réglée de manière uniforme sur tout le territoire fédéral.

iii.  Indemnisation des propriétaires fonciers

90.  En ce qui concerne l’indemnisation des propriétaires fonciers en contrepartie de la pratique de la chasse sur leurs terres, la Cour note que la loi française n’accordait pas aux propriétaires opposés à la chasse d’indemnisation financière pour l’obligation de tolérer cette activité mais permettait à tous les membres d’une association de chasse de chasser sur l’ensemble du territoire de celle-ci (Chassagnou, précité, § 82), tandis que la loi allemande prévoit, comme le faisait la loi luxembourgeoise, la redistribution proportionnelle aux membres de l’association des bénéfices de la location du droit de chasse. Dans l’affaire luxembourgeoise, la propriétaire requérante avait droit à 3,25 EUR par an (Schneider, précité, § 49). En Allemagne, l’indemnisation n’est accordée que sur demande expresse et apparaît en tout état de cause très limitée (paragraphes 53 et 62 ci-dessus). Enfin, comme la loi luxembourgeoise le prévoyait, la loi allemande dispose que les propriétaires ont droit à être indemnisés des dommages que leur causeraient le gibier ou l’exercice de la chasse (Schneider, précité, § 37, et paragraphe 32 ci-dessus).

91.  Il apparaît qu’en l’espèce le requérant n’a pas demandé à être indemnisé, comme il en avait le droit en vertu de la loi allemande, de l’obligation dans laquelle il se trouvait de tolérer la chasse sur ses terres. Cela étant, la Cour estime qu’il s’accorde mal avec la notion même de respect d’une objection éthique d’imposer à la personne concernée de demander aux autorités une indemnisation de ce qui forme la source même de son objection. Pareille démarche pourrait en soi passer pour incompatible avec les convictions éthiques en question (paragraphes 12 et 53 ci-dessus). De plus, pour des raisons de principe, la Cour éprouve des réticences devant l’argument selon lequel des convictions personnelles profondément ancrées pourraient être échangées contre une indemnité annuelle censée compenser la perte de l’usage du bien, indemnité qui en tout état de cause apparaît très modique (voir, mutatis mutandis, Schneider, précité, § 49).

92.  Enfin, la Cour observe que la loi fédérale sur la chasse ne permet nullement de tenir compte des convictions éthiques des propriétaires opposés à la chasse. Elle estime que les documents produits par le Gouvernement (paragraphe 24 ci-dessus) – selon lesquels les terres du requérant seraient louées à une agricultrice qui les utiliserait pour élever du bétail destiné à l’abattage – ne sont pas suffisants pour jeter le doute sur le sérieux des convictions du requérant, car l’opposition à la chasse ne peut être assimilée à l’opposition à l’abattage d’animaux pour la consommation humaine. De plus, à la lumière des éléments dont elle dispose, la Cour ne voit pas de raisons de mettre en question la véracité de l’affirmation de l’intéressé selon laquelle il n’a jamais vu de bétail sur ses terres, n’a jamais donné l’autorisation de les utiliser aux fins en question et n’hésiterait pas, le cas échéant, à engager une action en justice pour prévenir ou faire cesser tout abus éventuel.

iv.  Conclusion

93.  Pour résumer, la Cour observe que les trois lois comparées ci-dessus poursuivent des objectifs similaires et comportent certaines exceptions territoriales de plus ou moins grande ampleur. La question de l’indemnisation a été traitée de manière tout à fait comparable en Allemagne et au Luxembourg, le système français étant différent à cet égard. Dans ces conditions, la Cour n’est pas convaincue que la situation en Allemagne soit sensiblement différente de celles examinées par elle dans les affaires Chassagnou et Schneider. Dès lors, elle ne voit aucune raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans ces deux affaires, à savoir que l’obligation de tolérer la chasse sur leurs terres impose aux propriétaires qui, comme le requérant en l’espèce, sont opposés à cette pratique pour des raisons éthiques une charge disproportionnée.

94.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTEET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

L’affaire Herrmann porte sur l’objection de conscience à la chasse. Le requérant invoque son droit de propriété et son droit d’objection de conscience à la chasse sur ses terres. Le Gouvernement lui oppose l’obligation pour tous les propriétaires fonciers de participer à la gestion du patrimoine cynégétique et à la protection de l’équilibre écologique, considérant que de cette obligation découlent celles d’être membre d’une association de chasse et de tolérer la pratique par des tiers de cette activité sur ses terres. Les animaux et l’équilibre écologique sont au cœur de cette affaire, le point de divergence entre les parties portant sur la bonne manière de les protéger. En d’autres termes, la question posée par le requérant est intimement liée à ce que Kundera appelait le « véritable test moral de l’humanité »1. Ce test ne se limite pas aux restrictions sociales au droit de propriété, il recouvre la question de la protection des animaux dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »). La première de ces questions ayant déjà été traitée dans une précédente affaire de Grande Chambre, l’affaire soulève aussi le problème complexe de la définition de la force du précédent judiciaire dans le système de la Convention. Je suis d’accord avec la Grande Chambre pour conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, mais non pour considérer qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 9 et de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14. Les raisons de ce désaccord sont exposées ci-dessous, dans une analyse qui tient compte des rapports actuels entre le droit international des droits de l’homme et le droit international de l’environnement.

La protection des animaux dans la Convention

La protection des animaux dans la Convention est double : ils sont protégés d’une part en tant que biens et d’autre part en tant qu’êtres vivants. Ils sont un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (2). De cela découlent deux conséquences : 1) le propriétaire de l’animal bénéficie de l’ensemble du système de protection de la Convention garantissant le respect de son animal en tant que bien, et 2) en vertu du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, l’Etat peut imposer des restrictions à l’usage fait par le propriétaire de son animal et sanctionner le non-respect volontaire ou involontaire de ces restrictions. Cela étant, tous les animaux n’appartiennent pas à un propriétaire. Les animaux sauvages, abandonnés ou errants sont aussi protégés par la Convention en tant qu’éléments d’un environnement sain, équilibré et durable. L’article 8 oblige l’Etat à éviter les actes et activités qui pourraient avoir des conséquences néfastes pour la santé publique ou sur l’environnement 3, et plus précisément à garantir et promouvoir la santé publique en contrôlant les animaux sauvages, abandonnés ou errants 4, les animaux malades 5 et les animaux domestiques 6. L’intérêt public que présentent à l’évidence différentes questions relatives au bien-être animal a aussi été fréquemment souligné dans le cadre du droit à la liberté d’expression garanti par la Convention 7. Enfin, la Cour a dit sans ambigüité que la Convention ne protégeait pas le droit de chasser 8 ou de participer en personne à un abattage rituel 9. 

La protection des animaux dans la jurisprudence de la Cour est conforme à la tendance juridique contemporaine qui distingue les animaux des objets et associe leur protection à celle, plus large, de l’environnement. Cette tendance s’est établie non seulement dans le droit civil et constitutionnel de plusieurs pays, mais aussi en droit international des droits de l’homme et en droit international de l’environnement.

Dans plusieurs pays, les notions de droit romain rangeant les animaux dans la catégorie des choses (res pour les animaux domestiques et res nullius pour les animaux sauvages) ont été abandonnées. La distinction juridique formelle entre les animaux et les choses a été introduite en Autriche en 1986 avec l’entrée en vigueur de l’article 285a du code civil (Bürgerlichesgesetzbuch). Ont suivi l’article 90a du code civil (Bürgerlichesgesetzbuch) allemand en 1990, l’article 1 de la loi polonaise sur la protection des animaux en 1997, l’article 528 du code civil français en 1999, l’article 641a du code civil (Zivilgesetzbuch) suisse en 2002 et l’article 287 du code civil moldave la même année. En vertu de ces dispositions, les animaux ne sont pas des choses, même si certaines règles du droit des biens peuvent s’appliquer à eux par analogie. 

Certaines constitutions prévoient la protection des animaux en général. C’est le cas par exemple de la Constitution suisse (articles 84 § 1, 104 § 3 b et 120 § 2), de la Loi fondamentale allemande (article 20a), de la Constitution luxembourgeoise (article 11 bis § 2), de la Constitution indienne (article 51-A g), de la Constitution brésilienne (article 225 § 1 VII), ou encore de la Constitution angolaise (article 39 § 2). Une étape supplémentaire a été franchie dans d’autres constitutions, où sont protégés certaines espèces ou certains groupes d’espèces animales : l’article 178-A de la Constitution du canton de Genève interdit la chasse des mammifères et des oiseaux ; l’article 48 de la Constitution indienne relatif à la préservation et à l’amélioration des races d’animaux interdit l’abattage de vaches, de veaux et d’autres espèces laitières ou de trait) ; l’article 16 (section 16) du chapitre X (Article X) de la Constitution de Floride limite la pêche au filet et l’article 21 (section 21) du même chapitre pose des restrictions au confinement cruel et inhumain de truies en gestation ; enfin, l’article 9 de la Constitution chinoise protège les animaux « rares ». 

De plus, une notion plus large d’équilibre de l’environnement, y compris la vie et la protection des animaux, considérés non pas simplement comme une espèce ou un groupe d’espèces mais aussi comme des êtres vivants dans leur individualité, capables de ressentir de la peur et de la souffrance, a été consacrée de manière répétée dans les règles de droit de l’environnement établies au sein des Nations Unies 10, de l’Organisation de l’Unité africaine 11, de l’Organisation des Etats américains 12, de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est 13, de l’Organisation mondiale du commerce 14, de l’Organisation mondiale de la santé animale 15, ainsi que du Conseil et l’Europe et de l’Union européenne. 

Parmi les organisations internationales, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne sont les plus prolifiques et les plus efficaces en matière de protection des animaux. Le Conseil de l’Europe a élaboré un corpus considérable de normes internationales sur le bien-être des animaux, qui comprennent notamment la Convention européenne de 1968 sur la protection des animaux en transport international et son Protocole additionnel de 1979, la Convention européenne de 1976 sur la protection des animaux dans les élevages et son Protocole additionnel de 1992, la Convention européenne de 1979 sur la protection des animaux d’abattage, la Convention de 1979 relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe, la Convention européenne de 1986 sur la protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou à d’autres fins scientifiques et son Protocole additionnel de 1998, et la Convention européenne de 1987 pour la protection des animaux de compagnie 16. 

L’Union européenne a reconnu à la protection des animaux en tant qu’« êtres sensibles » le rang juridique le plus élevé, la faisant figurer dans le « Protocole sur la protection et le bien-être des animaux » au Traité d’Amsterdam. En vertu de ce protocole, applicable seulement aux animaux élevés à des fins agricoles, « lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique communautaire dans les domaines de l’agriculture, des transports, du marché intérieur et de la recherche, la Communauté et les Etats membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux (...) ». A cette obligation juridiquement contraignante sont venus s’ajouter quatre instruments juridiques généraux : la directive 91/628/CEE du Conseil du 19 novembre 1991 relative à la protection des animaux en cours de transport, la directive 93/119/CE du Conseil du 22 décembre 1993 sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, la directive 98/58/CE du Conseil du 20 juillet 1998 concernant la protection des animaux dans les élevages et la directive 2010/63/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques 17. Le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne réaffirme que « l’Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles » (article 13)18. La protection de la faune sauvage repose sur l’article 191 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui remplace l’article 174 de l’ancien traité instituant la Communauté européenne (TCE) et qui a été appliqué par la directive 92/43/CEE du Conseil du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages. 

Ces « éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue » en faveur de la protection de la vie et du bien-être des animaux se retrouvent dans l’application de la Convention 19. Etant l’une des caractéristiques du droit international et du droit européen contemporains, la protection de la vie et du bien-être des animaux est également appliquée dans le cadre de la Convention, même si elle reste envisagée comme un effet du droit au respect des biens ou du droit à un environnement sain, équilibré et durable. L’évolution de la position de la Cour montre que celle‑ci est prête à rejeter les deux extrêmes : ni la marchandisation des animaux ni leur « humanisation » ne reflètent leur véritable statut juridique au regard de la Convention. En d’autres termes, ils y sont considérés comme un élément constitutif d’un environnement écologique équilibré et durable, leur protection s’inscrivant dans le cadre plus large d’une équité au sein d’une même espèce (assurer à tous les êtres humains une saine jouissance de la nature), d’une équité entre les générations (garantir aux générations futures la jouissance durable de la nature) et d’une équité entre les espèces (protéger la dignité inhérente de toutes les espèces en tant que « co‑créatures ») 20. En bref, la Convention va dans le sens d’un spécisme nuancé s’appuyant sur un anthropocentrisme responsable. 

La nature fondamentalement incommensurable de l’humanité par rapport à l’animalité est révélée par la différence essentielle (Wesensverschiedenheit), entre les êtres humains irresponsables et les animaux : par essence, les enfants, les malades mentaux, ou encore les personnes dans le coma ou dans un état végétatif sont différentes des animaux. Néanmoins, le caractère incontesté et incontestable de cette incommensurabilité n’empêche pas de reconnaître la dignité inhérente de toutes les espèces vivant sur notre planète et le fait qu’humains et animaux partagent des intérêts de base comparables et qu’il faut donc, comme on protège les droits de l’être humain, protéger certains « droits de l’animal », pour parler de manière métaphorique 21.

Au regard de la Convention, les « droits de l’animal » ne sont pas des créances qui seraient attribuées aux animaux et qu’ils pourraient exercer par l’intermédiaire d’un représentant 22, ils correspondent aux obligations qu’ont contractées les Etats Parties dans le cadre de leur engagement de garantir une jouissance pleine, effective et concrète des droits de l’homme, parmi lesquels un droit à un environnement sain et durable. Il ne s’agit donc pas de rabaisser les droits de l’homme en faisant entrer subrepticement les animaux dans le règne des êtres rationnels, mais d’enrichir ces droits de la conscience de la pleine responsabilité de l’humanité sur le devenir des autres espèces, des écosystèmes naturels et, plus largement, de l’environnement 23. Cette responsabilité peut se formuler juridiquement en termes d’obligations positives et négatives. En ce qui concerne les obligations négatives, la protection de l’environnement et de la vie animale constitue une restriction implicite à l’exercice des droits de l’homme 24. En termes d’obligations positives, la protection de l’environnement et de la vie animale est inhérente aux engagements contractés par les Etats parties dans la Convention. De ce point de vue, les droits environnementaux et les « droits de l’animal » ne peuvent se ranger complètement dans une seule catégorie ou une seule génération de droits de l’homme, ils chevauchent trois catégories classiques, ce qui montre que le droit international des droits de l’homme offre un potentiel considérable en matière de protection de l’environnement et des animaux 25.

L’objection de conscience à la chasse

La présente affaire met à l’épreuve le spécisme nuancé de la Convention. Le requérant est opposé à la chasse pour des motifs de conscience. Le fond de son grief doit être apprécié à la lumière des principes exposés ci-dessus. Le Gouvernement soutient que la conscience individuelle du requérant ne peut être l’étalon moral à l’aune duquel on devrait mesurer l’ordre juridique d’un Etat démocratique tel que l’Allemagne 26. Il est vrai que toute conviction, aussi sincère soit-elle, ne constitue pas un motif suffisant de revendiquer la qualité d’objecteur de conscience. Cependant, l’argument du Gouvernement peut aussi être renversé : l’ordre juridique d’un Etat démocratique n’est pas compatible avec le refus total d’une « vision du monde bienveillante envers les animaux » (tierfreundliche Weltanschauung) 27, qui repose sur une base philosophique solide reconnue par la Cour, par différentes organisations internationales et par le législateur allemand lui-même. En d’autres termes, les Etats démocratiques ne peuvent pas rejeter le droit à l’objection de conscience fondée sur la notion du bien‑être animal, notion qui nourrit le sens de la solidarité entre les êtres humains et les autres êtres vivants et qui, en définitive, va dans le sens de la « dignité de toutes les créatures ». 

Le requérant n’est d’ailleurs pas seul à défendre le bien-être animal et à rejeter la chasse en la considérant comme une forme de mauvais traitements envers les animaux. Une tradition philosophique respectable prône un changement dans le rapport des humains aux animaux, reposant sur l’idée selon laquelle l’être humain et l’animal partagent la même nature. On compte parmi les tenants de cette tradition, qui a fait son chemin dans bien des écoles de pensée, Montaigne 28, Rousseau 29, Voltaire 30, Bentham 31, Schopenhauer 32, Bertrand Russell 33 et bien d’autres encore. 

De plus, le législateur constitutionnel allemand a pris une mesure importante dans le sens de la protection du bien-être des animaux lorsqu’il a adopté la réforme constitutionnelle de 2002 en réponse au tollé suscité par l’affaire « de l’abattage rituel » tranchée par la Cour constitutionnelle fédérale la même année 34. La motivation politique de cette réforme constitutionnelle était la suivante : « [L]a protection des animaux prend aujourd’hui une place plus importante. Les décisions de différents tribunaux montrent une évolution de la jurisprudence allant dans le sens d’une prise en compte de ce changement de mentalité dans l’interprétation constitutionnelle (...) par l’ajout des mots « et les animaux » à l’article 20a de la Loi fondamentale, on étend la protection aux animaux pris individuellement (auf die einzelnen Tiere). La protection éthique des animaux devient ainsi constitutionnelle 35. » En élevant cette question au rang constitutionnel, le législateur national n’a pas seulement fixé un « objectif national » (Staatsziel) – pour lui, pour le gouvernement, pour les juridictions et pour les autres autorités publiques – il a aussi fait de la vie et du bien-être des animaux une « valeur constitutionnelle » (Verfassungswert) 36. En l’espèce, la Cour constitutionnelle fédérale et la Cour administrative fédérale ont interprété cette nouvelle règle constitutionnelle comme un élément de nature à influencer la manière dont la chasse était pratiquée, mais non sa légitimité 37. Cet argument est hors de propos, car ce n’est pas là le problème soulevé par le requérant : celui-ci ne conteste pas la légitimité de la chasse en tant que telle, que ce soit au niveau constitutionnel ou au niveau européen ; il s’efforce seulement de faire reconnaître que sa répugnance idéologique face à cette activité est une conviction légitime du point de vue tant de l’article 4 de la Loi fondamentale allemande que de l’article 9 de la Convention. La valeur constitutionnelle conférée à la protection des animaux par l’article 20a de la Loi fondamentale est sans conteste un facteur de légitimation de cette conviction. 

De surcroît, la nature de l’objection de conscience du requérant satisfait aux exigences essentielles de la définition que donne la Cour constitutionnelle fédérale d’une décision de conscience, qui doit être « une décision éthique sérieuse, c’est-à-dire reposant sur les catégories du « bien » et du « mal », de sorte qu’un individu placé dans une situation donnée se sent lié de manière inconditionnelle par son for intérieur et ne peut agir contre son intime conviction sans se trouver en proie à de graves scrupules » 38. Le fait est que le requérant est opposé à la chasse pour des motifs absolus et inconditionnels, quelles que soient l’espèce concernée et les armes et méthodes employées par les chasseurs. Pareil état d’esprit ne peut qu’être considéré comme une objection de conscience sérieuse. 

Enfin, la Cour elle-même a reconnu que l’opposition à la chasse était digne de respect dans une société démocratique. Le droit de s’opposer à la chasse pour des raisons de conscience relève de la protection de l’article 9. Cette conviction atteint le niveau requis « de force, de cohérence et d’importance » pour « mérite[r] (...) respect dans une société démocratique » 39 Bien que cette affirmation ait été faite sur le terrain de la liberté d’association consacrée à l’article 11, la force de l’opposition de conscience à la chasse est également valable au regard de l’article 9. Cette conclusion s’impose d’autant plus si l’on garde à l’esprit que découle de la Convention une protection dérivée des animaux, mentionnée plus haut, mais non un droit de chasser. Comme la Cour l’a déjà dit, « lorsque des restrictions sont apportées à un droit ou une liberté garantie par la Convention dans le but de protéger des « droits et libertés » qui ne figurent pas, en tant que tels, parmi ceux qu’elle consacre (...), seuls des impératifs indiscutables sont susceptibles de justifier une ingérence dans la jouissance d’un droit garanti » 40. Etant donné que la Convention ne garantit pas le droit de chasser mais protège la liberté de conscience, toute restriction apportée à cette liberté doit être justifiée par un « impératif indiscutable », dont le Gouvernement n’a pas démontré l’existence en l’espèce. Au contraire, la position philosophique du requérant, qui consiste à protéger les animaux, est en parfaite harmonie avec la protection dérivée des animaux issue de la Convention. 

La portée du droit à l’objection de conscience recouvre non seulement la liberté d’agir selon ses convictions mais encore celle de ne pas agir en contradiction avec elles ni s’associer à des agissements d’autrui présentant pareille incompatibilité ou les tolérer. Dans le cas du requérant, le simple fait qu’il soit membre de jure de l’association de chasse fait peser sur lui des obligations et des devoirs, notamment l’impossibilité de clôturer son terrain ou d’empêcher d’une autre manière que la chasse y soit pratiquée et même de protéger le gibier blessé. Ces contraintes lui imposent un mode de vie et des règles de conduite qui sont incompatibles avec ses convictions, avec lesquelles elles sont en pleine contradiction. Ainsi, il est sans pertinence qu’il ne soit pas obligé de chasser lui-même, de prendre part à la chasse ou de la soutenir 41. Il se trouve placé dans une situation où il est en proie à un véritable conflit de conscience : soit il reste fidèle à ses convictions et s’oppose à la pratique de la chasse sur ses terres, en violation de la loi, soit il respecte la loi et tolère la chasse sur ses terres, ce qui va à l’encontre de sa conscience 42. En définitive, pour ne bafouer ni la loi ni ses convictions, la seule possibilité qu’il aurait serait d’abandonner toutes ses terres situées en zone de chasse. Une telle mort civile (capitus diminutio) des personnes opposées à la chasse pour des raisons de conscience n’est pas tolérable dans une société démocratique. 

De plus, le requérant n’impose pas ses convictions aux autres, contrairement à ce qu’a dit la Cour administrative fédérale 43. Il est évident que son opinion sur la chasse n’empêche pas les chasseurs de chasser quand ils le veulent et aussi longtemps qu’ils le veulent. Ce n’est pas lui qui porte atteinte aux droits de propriété ou de chasse de tiers. Ce sont les droits de chasse des tiers qui portent atteinte à ses droits au respect de ses biens et de sa liberté de conscience. Si son « droit de disposer » (Verfügungsmacht) de ses terres ne se trouve pas restreint, il est indéniable que son « droit de jouir » (Nutzungsmacht) de ces terres se trouve limité par le fait que des inconnus peuvent y entrer contre son gré pour y chasser des animaux et les tuer au mépris de ses convictions. Son devoir de tolérer (Toleranzpflicht) la chasse sur son fonds ne lui laisse aucun droit de défense (Abwehrrecht) relativement à ses propres terres et au gibier qui s’y trouve. Sa position juridique et éthique à l’égard de la chasse n’est ni un acte de résistance, pacifique ou non, contre un acte ou une conduite injustes d’une autorité publique (jus resistendi) ni un refus actif d’obéir opposé à une règle ou un ordre injustes provenant d’une autorité publique pour les faire changer (désobéissance civile). Son opposition aux droits de chasse des tiers est strictement passive, tandis que l’atteinte portée par les chasseurs à son droit au respect de ses biens et de sa liberté de conscience est active. 

Le Gouvernement a argué également à l’audience de la Grande Chambre que le requérant permettait que soit élevé sur ses terres du bétail destiné à l’abattage, estimant souligner ainsi une incohérence dans la position philosophique de l’intéressé. Même à supposer que cette nouvelle allégation puisse être prise en compte et que le fait allégué soit vrai, ce que la Cour n’a pas pu établir, il n’y a pas de raison logique de déduire de l’opposition à la chasse l’opposition à l’abattage de bétail. La différence des conditions dans lesquelles les animaux sont tués peut justifier que l’on admette l’abattage mais non la chasse. Des méthodes de mise à mort différentes impliquent des niveaux de souffrance différents, et la souffrance inutile peut en grande partie être évitée si la manière dont les animaux sont tués est strictement encadrée et si l’abattage est réalisé dans des conditions parfaitement contrôlées, dans un abattoir où ils sont préalablement étourdis, et pratiqué par des professionnels qualifiés à cette fin 44. Ces conditions strictes ne sont pas réunies dans l’exercice normal de la chasse. Cette pratique cause ainsi une souffrance inutile à laquelle on peut raisonnablement être opposé. 

Comme Antigone, qui enterra son frère Polynices dans le respect des lois des dieux mais en violation des lois de la cité de Thèbes qui interdisaient de pleurer un traître, le requérant est confronté à un conflit de conscience entre une règle de droit et une valeur éthique supérieure. Il est temps de le libérer de ce conflit en affirmant que sa demande est légitime et que la règle de droit litigieuse est illégitime. En bref, je considère que l’Etat défendeur a violé l’article 9 en obligeant le requérant à être membre d’une association de chasse et à tolérer la pratique de la chasse sur ses terres par des tiers. 

La chasse en tant que restriction sociale au droit de propriété : le précédent Chassagnou

Dans une société démocratique, propriété oblige. Les propriétaires fonciers n’ont pas un droit illimité sur leurs terres, car la loi peut leur imposer des obligations positives et négatives tant que ces obligations sont nécessaires dans une société démocratique et proportionnées. Le droit de chacun au respect de ses biens peut entrer en conflit avec la protection de l’environnement. Ce conflit peut prendre la forme d’une nuisance à l’environnement portant atteinte à un droit garanti par la Convention ou d’un dommage causé à l’environnement par l’exercice d’un droit garanti par la Convention. La protection de l’environnement est un objectif légitime qui peut dans certains cas justifier l’imposition de limites à l’exercice du droit de propriété. Dans la mise en balance des préoccupations environnementales avec les droits garantis par la Convention, la Cour a reconnu que les autorités nationales étaient les mieux placées pour prendre des décisions sur les questions environnementales, qui présentent souvent des aspects sociaux et techniques complexes. En conséquence, lorsqu’elle adopte ses arrêts, elle laisse en principe aux autorités nationales une large marge d’appréciation. 

La Cour a déjà eu à apprécier la nécessité et la proportionnalité d’une atteinte au droit du propriétaire au respect de ses biens en cas de conflit entre ce droit et le droit des tiers de chasser. Sa conclusion a été limpide : « obliger les petits propriétaires à faire apport de leur droit de chasse sur leurs terrains pour que des tiers en fassent un usage totalement contraire à leurs convictions se révèle une charge démesurée qui ne se justifie pas sous l’angle du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 »45. Pareille déclaration de principe de la part de la Grande Chambre de la Cour revêt une force juridique particulière, dont il y a lieu de tenir compte pour statuer sur le grief du requérant, qui estime que la loi allemande sur la chasse emporte violation de son droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1. 

Les intérêts de la sécurité juridique, de la prévisibilité de la loi et de l’égalité devant elle commandent que la Cour ne s’écarte pas de sa jurisprudence passée en l’absence de motifs puissants lorsque les circonstances d’une nouvelle affaire ne sont pas essentiellement différentes de celles d’une affaire antérieure 46. Un précédent établi par la Cour ne peut être écarté que si un consensus s’est fait jour dans les ordres juridiques des Etats membres du Conseil de l’Europe 47, dans l’ordre juridique interne de l’Etat défendeur 48 ou à l’issue de l’adoption d’instruments internationaux spécialisés 49 pour appliquer des règles différentes ou si de nouvelles connaissances scientifiques apportent un éclairage nouveau à la question considérée 50. A l’inverse, si l’effet d’un précédent de la Cour n’est pas limité à la puissance des motifs avancés, il ne revêt pas la force de la règle du précédent (stare decisis), selon laquelle les principes de droit sur lesquels une juridiction a fondé une décision antérieure sont contraignants dans toutes les affaires ultérieures où les faits sont essentiellement les mêmes (stare decisis et non quieta movere, « rester sur la décision et ne pas perturber la quiétude »). De fait, la Cour est aussi disposée à revenir sur sa propre jurisprudence lorsque celle-ci est incertaine 51 ou appelle « des précisions », lesquelles visent à élargir la portée de la protection apportée par la Convention 52

De plus, l’interprétation de la Convention en tant qu’« instrument vivant » garantissant des droits concrets et non illusoires est intrinsèquement incompatible avec un effet horizontal de la règle du précédent dans la jurisprudence de la Grande Chambre. La Convention devant être interprétée à la lumière des circonstances actuelles, la Grande Chambre n’est pas liée par sa jurisprudence antérieure 53. En revanche, la structure interne de la Cour implique un effet vertical du précédent, la jurisprudence de la Grande Chambre s’imposant aux chambres 54. Il n’existe qu’une seule exception à cette règle : lorsque la chambre souhaite s’écarter d’une jurisprudence antérieure de la Grande Chambre et se dessaisit de l’affaire, mais que l’une des parties s’oppose à ce dessaisissement, la chambre peut s’écarter de la jurisprudence antérieure de la Grande Chambre 55. En cas de renvoi ultérieur de l’affaire, la Grande Chambre peut réévaluer sa propre jurisprudence à la lumière de l’arrêt de chambre attaqué 56. La même situation exceptionnelle peut aussi se produire lorsqu’une chambre souhaite s’écarter d’une jurisprudence antérieure de chambre. Au vu de l’effet horizontal des précédents que constituent les arrêts de chambre pour les arrêts de chambre ultérieurs, la chambre est liée tant par sa propre jurisprudence que par celle des autres chambres, sauf lorsqu’elle se dessaisit de l’affaire et qu’une des parties s’oppose au dessaisissement. 

Ainsi, la cohérence de la jurisprudence de la Cour repose sur une distinction délicate et complexe entre les problèmes juridiques et les circonstances factuelles des affaires dont elle est saisie. Cependant, cette tâche extrêmement délicate de différenciation des affaires ne doit pas se transformer en une subtile manipulation des caractéristiques de chaque affaire opérée dans le but de ne pas appliquer un principe établi dans la jurisprudence de la Cour. Pareille manipulation discréditerait la Cour et affaiblirait l’autorité de ses arrêts et décisions. Dans la présente affaire, il n’existe pas de différences substantielles qui justifieraient l’inapplicabilité du principe énoncé dans l’arrêt Chassagnou. Les caractéristiques propres au cas d’espèce ne sont pas suffisamment différentes de celles du précédent Chassagnou pour justifier la conclusion selon laquelle il ne serait pas applicable. En d’autres termes, manipuler les caractéristiques de la présente affaire pour la distinguer du précédent susmentionné reviendrait en fait à opérer implicitement un revirement de jurisprudence. 

Compte tenu des critères énoncés dans les précédents français et luxembourgeois, la similitude de la présente affaire avec ces précédents est aisément démontrable. Premièrement, le but visé respectivement par les lois française, luxembourgeoise et allemande est le même : la gestion du patrimoine cynégétique. Comme les deux autres, la loi allemande part du principe qu’il n’y a pas d’autorégulation des populations de gibier. Les parties ne s’entendent pas sur ce principe. L’Etat défendeur n’a produit aucun élément à l’appui de son allégation selon laquelle l’équilibre écologique s’effondrerait en l’absence de régulation du patrimoine cynégétique par le cadre juridique en vigueur en Allemagne. 

Deuxièmement, même si la portée matérielle de la loi sur la chasse n’est pas la même dans l’affaire allemande qu’elle l’était dans l’affaire française, en ce que les exceptions prévues dans l’une et l’autre loi sont différentes, on ne saurait légitimement arguer que la loi allemande prévoit de manière impérative une restriction universelle et obligatoire au droit de propriété qui reposerait sur la nécessité de gérer le patrimoine cynégétique tandis que la loi française dans sa version antérieure à la réforme de juillet 2000 (la loi Verdeille) ne s’appliquait qu’à certains départements du territoire national : depuis la réforme constitutionnelle de 2006, les Länder peuvent même interdire complètement la chasse sur leur territoire. On peut ainsi tirer de cette décision politique un argument constitutionnel puissant : le législateur constitutionnel lui-même ne considérant pas la chasse comme une restriction universelle et impérative au droit de propriété, elle n’est pas une limite inhérente ou implicite de ce droit en Allemagne. Si la propriété emporte des obligations sociales (Sozialpflichtigkeit des Eigentums), le transfert du droit de chasse du propriétaire foncier à des tiers n’en fait pas partie. Au vu de la décision politique prise par le législateur constitutionnel allemand en 2006, on ne peut pas dire que les propriétaires fassent nécessairement l’objet de restrictions découlant de la législation sur la chasse. Il devient donc possible de conclure qu’une telle obligation sociale ne doit pas être imposée aux propriétaires fonciers contre leur gré. 

Troisièmement, à la différence de l’ancienne loi française, la loi allemande prévoit une indemnisation des propriétaires sur les terres desquels des tiers pratiquent la chasse. Cet argument a été invoqué par la Cour constitutionnelle fédérale et par la Cour administrative fédérale, qui se sont appuyées sur le droit du requérant de participer au processus décisionnel de l’association de chasse en sa qualité de membre (Mitwirkungsrechten des Beschwerdeführers in der Jagdgenossenschaft) et sur son droit à une part des bénéfices tirés de la chasse dans le district (Teilhaberecht am Pachterlös), estimant que ces droits justifiaient la restriction apportée à son droit de propriété 57. Or ni l’un ni l’autre de ces droits ne peut être considéré comme une contrepartie satisfaisante et suffisante de la restriction apportée au droit de propriété de l’intéressé. D’une part, étant donné le caractère dérisoire des sommes prévues par la loi allemande, on ne peut pas raisonnablement considérer qu’il a été dûment dédommagé 58. D’autre part, on ne peut pas dédommager les objecteurs de conscience en leur octroyant une part des bénéfices tirés d’une activité à laquelle ils sont opposés ou des droits procéduraux relatifs à cette activité. Affirmer le contraire, sous couvert d’une vision prétendument « objective » (objektive Sicht) des droits du propriétaire foncier 59, reviendrait à annihiler l’objection de conscience elle-même. La conscience d’un individu n’a pas de prix. Dès lors, la conscience du requérant ne peut s’acheter, pas plus que celle de toute personne d’honneur. 

La conclusion s’impose : il n’y a pas d’arguments solides à l’appui d’une distinction entre le précédent Chassagnou et la présente affaire. Ce précédent est donc valable également pour ce qui est de la législation allemande sur la chasse. Le caractère disproportionné des restrictions imposées au droit de propriété est aggravé par le fait qu’il existe dans bien d’autres pays européens d’autres solutions moins invasives que ne l’est le système allemand d’appartenance obligatoire des propriétaires fonciers à une association de chasse et d’obligation pour eux de tolérer la chasse, sans que ces autres solutions n’aient eu de conséquences néfastes pour l’environnement constatées ou connues. La Cour constitutionnelle fédérale a certes envisagé d’autres solutions moins restrictives susceptibles de mieux préserver les intérêts concurrents, par exemple la suspension de la chasse sur certaines parcelles de terre ou la création d’associations de chasse auxquelles l’appartenance serait volontaire, mais elle a conclu que ces autres solutions n’auraient « pas été aussi efficaces pour parvenir aux buts visés par le législateur » (nicht gleich effektiv zur Erreichung der gesetzgeberischen Ziele) et qu’elles auraient entraîné « une réglementation et un contrôle de l’Etat probablement bien plus importants » (eines voraussichtlich erheblich höheren Regelungs-und Überwachungsaufwands durch den Staat). Ces considérations spéculatives ne justifient pas le caractère général et absolu de la règle par laquelle le législateur allemand a fait obligation aux propriétaires fonciers d’être membres d’une association de chasse. 

Compte tenu de la force du précédent applicable (Chassagnou) et des circonstances susmentionnées qui viennent s’y ajouter, je conclus qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

La discrimination à l’égard des propriétaires de petites parcelles

Dans l’affaire Chassagnou, la Cour est même allée plus loin, concluant à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. L’argument était le suivant : « La Cour n’aperçoit pas, en effet, ce qui serait susceptible d’expliquer que, dans une même commune, les grands propriétaires puissent se réserver l’exercice exclusif du droit de chasse sur leur fonds, notamment pour en tirer des revenus, et se verraient dispensés d’en faire apport à la collectivité ou, n’y chassant pas eux-mêmes, puissent interdire aux autres de chasser sur leur fonds, tandis que les petits propriétaires, au contraire, sont mis dans l’obligation d’apporter leurs terrains à une ACCA » 60. Le principe énoncé par la Cour est qu’aucune différence de traitement ne devrait être permise entre les grands et les petits propriétaires fonciers pour ce qui est de la manière dont ils utilisent leur fonds. Même si la loi allemande prévoit l’obligation générale de chasser tant sur les petits terrains que sur les grands, le fait est qu’il reste une différence de traitement injustifiée : à la différence des propriétaires de petites parcelles (75 hectares ou moins), qui ne peuvent s’opposer à ce que des tiers pénètrent sur leur propriété pour y pratiquer la chasse, les propriétaires de grands terrains (plus de 75 hectares) peuvent chasser eux-mêmes ou choisir ceux qui chasseront sur leurs terres. Il n’y a aucune raison objective pour que les propriétaires de petits terrains doivent tolérer la présence de tiers sur leur propriété sans que les propriétaires de grands terrains soient soumis à la même obligation. Le Gouvernement argue que cette discrimination est justifiée par la nécessité de regrouper les petits parcelles, prétendument pour permettre une « bonne » gestion du gibier. Or cet argument explique pourquoi les petites parcelles doivent être regroupées, mais non pourquoi les propriétaires de grands terrains n’ont pas l’obligation de permettre à des tiers de pénétrer sur leur propriété pour y chasser. 

Il me semble entendre encore les mots prononcés par le juge Clarence Thomas lors de ses audiences de confirmation, sur les raisons qui pouvaient l’amener à s’écarter d’un précédent. Je pense comme lui qu’un revirement de jurisprudence est « une chose à ne pas prendre à la légère ». Un juge qui souhaite s’écarter d’un précédent doit démontrer non seulement que celui-ci n’est pas correct, mais encore qu’il y a lieu de franchir ce pas supplémentaire consistant à s’en écarter. Tel n’est pas le cas en ce qui concerne l’arrêt Chassagnou. Je conclus donc que, comme dans l’affaire Chassagnou, il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. 

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES DAVID THÓR BJÖRGVINSSON, VUČINIĆ ET NUSSBERGER (Traduction)

L’affaire Herrmann c. Allemagne a été renvoyée devant la Grande Chambre afin que celle-ci précise la jurisprudence de la Cour. Elle est ici appelée à interpréter la portée de sa propre jurisprudence et à dire si les particularités de la législation allemande justifient une approche différente de celle adoptée dans les arrêts antérieurs Chassagnou c. France et Schneider c. Luxembourg.

A notre grand regret, nous ne pouvons souscrire à la décision de la majorité, que ce soit en ce qui concerne son analyse de la jurisprudence existante ou pour ce qui est de l’appréciation qu’elle a faite des différences entre les réglementations nationales.

Il faut tenir compte du fait que l’arrêt de Grande Chambre qu’a rendu la Cour en l’affaire Chassagnou c. France et l’arrêt de chambre qu’elle a rendu en l’affaire Schneider c. Luxembourg ne sont pas identiques. Au contraire, la chambre, dans l’arrêt Schneider, est allée bien au-delà des conclusions auxquelles était parvenue la majorité dans l’affaire Chassagnou sur trois points très importants.

Premièrement, dans l’arrêt Chassagnou, l’un des facteurs décisifs dans l’appréciation de la proportionnalité des règles litigieuses était qu’elles ne s’appliquaient que de manière sélective :

« En d’autres termes, la nécessité de mettre en commun des terrains pour l’exercice de la chasse ne s’impose qu’à un nombre restreint de propriétaires privés et cela sans que leurs opinions ne soient prises en considération de quelque manière que ce soit. De plus, la création obligatoire d’ACCA n’est intervenue que dans 29 départements sur les 93 départements métropolitains où la loi s’applique, et, sur les 36 200 communes que compte la France, seules 851 d’entre elles ont choisi le régime des associations facultatives (...) Enfin, la Cour relève que tout propriétaire possédant plus de 20 hectares (60 dans la Creuse) ou disposant d’une propriété totalement close peut s’opposer à l’adhésion à une ACCA. »

Au Luxembourg, au contraire, la loi sur la chasse s’appliquait en principe sur tout le territoire national, seuls les biens privés de la Couronne n’en relevant pas.

Deuxièmement, au Luxembourg, les propriétaires fonciers avaient en principe la possibilité de s’opposer à l’inclusion de leurs terres dans un district de chasse, le processus décisionnel étant démocratique. Or ce n’était pas le cas en France.

Troisièmement, au Luxembourg, à la différence de la France, les propriétaires fonciers avaient droit à une indemnisation, même si celle-ci était minime.

Ces facteurs sont d’une grande importance lorsqu’il s’agit de déterminer si un juste équilibre a été ménagé en la présente espèce.

Nous ne souscrivons pas à l’approche adoptée par la chambre, pour les motifs suivants.

A notre avis, la réglementation de la chasse n’est pas en soi une question relevant des droits de l’homme, elle concerne plutôt la question de savoir comment parvenir à un équilibre écologique entre l’homme et la nature dans un environnement donné. Cela étant, quelles que soient les règles adoptées dans ce domaine, elles risquent d’empiéter sur les droits des propriétaires fonciers d’une part et sur ceux des chasseurs d’autre part. En conséquence, la Cour peut être appelée – comme cela a été le cas dans l’affaire Chassagnou c. France – à examiner la législation sur la chasse pour vérifier sa compatibilité avec le respect des droits de l’homme garantis par la Convention. Cependant, elle n’est pas bien équipée pour apprécier la « nécessité » des restrictions apportées à ces droits, la réponse à la question de savoir comment parvenir à un équilibre écologique devant être trouvée d’abord et avant tout en suivant une démarche scientifique (voir l’argument du requérant au paragraphe 48) et empirique. Ainsi, dans l’arrêt Chassagnou, la Cour n’est pas entrée dans le débat général mais a fondé son opinion sur la nature sélective des restrictions apportées aux droits de l’homme dans le système français, estimant que ce facteur ne pouvait se justifier par aucun argument raisonnable. Selon nous, ce raisonnement très spécifique ne pouvait pas être transposé à l’affaire Schneider c. Luxembourg, où la seule exception à l’application par ailleurs générale de la loi sur la chasse était liée aux privilèges de la Couronne.

De plus, s’il est acceptable de dire – comme cela a été fait dans l’arrêt Chassagnou – que le droit de prendre part à la chasse ne peut être considéré comme une indemnisation pour l’atteinte portée au droit au respect des biens d’un individu opposé à cette pratique, l’argument de l’arrêt Schneider consistant à dire qu’une indemnisation financière serait incompatible avec des motivations éthiques n’allait pas dans le sens de la jurisprudence de la Cour sur l’article 1 du Protocole no 1. L’existence d’une indemnisation financière est bel et bien un élément à prendre en compte, que ce soit dans les affaires d’expropriation ou dans les affaires de restriction à l’usage des biens. La structure du droit de propriété est fondamentalement différente de celle du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion protégé par l’article 9 de la Convention. Dans l’arrêt Schneider, il y a eu confusion entre les garanties entourant ces deux droits, alors que l’approche suivie en matière de protection de l’un et de l’autre est très différente. Les atteintes au droit de propriété peuvent être « remboursées », ce qui n’est pas possible dans le cas d’atteintes à d’autres droits. Il n’y a pas de raison de faire dépendre les restrictions à l’usage des biens des convictions des propriétaires. Si l’on suivait cette démarche, les convictions des propriétaires seraient privilégiées par rapport aux autres considérations et bénéficieraient d’une double protection, d’une part sous l’angle de l’article 9 (sous réserve qu’il soit applicable) et d’autre part sous celui de l’article 1 du Protocole no 1, alors que les convictions « normales » ne seraient protégées que par l’article 9. Dans l’affaire Schneider c. Luxembourg, le grief aurait dû être examiné (et rejeté) sur le terrain de l’article 9 et les questions de conscience n’auraient pas dû être soulevées sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.

Pour toutes ces raisons, nous sommes d’avis que la Grande Chambre n’aurait pas dû suivre le raisonnement élaboré par la chambre dans l’arrêt Schneider mais aurait dû retenir une interprétation plus restrictive de la jurisprudence en matière de questions de droits de l’homme soulevées par la législation sur la chasse, telle qu’élaborée à l’origine dans l’arrêt Chassagnou.

Si l’on interprète de manière stricte l’arrêt Chassagnou, on voit clairement que les règles fixées par la législation allemande sur la chasse sont substantiellement différentes de celles qu’a critiquées la Grande Chambre dans l’arrêt Chassagnou. La législation allemande ne régit pas une activité de loisirs, elle porte sur la gestion générale du patrimoine cynégétique, crée des droits et des devoirs, inclut les propriétaires fonciers dans un organisme décisionnel autogéré et leur permet de revendiquer une part des bénéfices issus de la chasse ainsi qu’une indemnisation pour les dommages éventuellement subis et les garanties d’une assurance. Elle s’applique sur tout le territoire national sans prévoir d’exemptions personnelles. La réforme du système fédéral n’a pas changé le fait que les règles sont appliquées sur tout le territoire allemand. Nous estimons donc que les arguments avancés dans l’arrêt de chambre rendu par la cinquième section le 20 janvier 2011 sont pertinents et convaincants (§§ 45-56 de l’arrêt de chambre).

De plus, la situation propre à chaque affaire doit être prise en compte. S’il est vrai que la protection des droits de l’homme doit être concrète et effective et non théorique ou illusoire, il est vrai aussi que la Cour doit tenir compte de la question de savoir si le problème de droits de l’homme est réel ou s’il n’est que théorique. Dans la présente affaire, le requérant a hérité les terrains en cause de sa mère en 1993 et, à cette date, est devenu, de jure, membre d’une association de chasse. Pourtant, il ne s’est plaint d’une violation des droits de l’homme qu’en 2003, soit dix années plus tard, supposément – selon ce qu’a dit son avocat à l’audience – parce qu’il ne savait pas auparavant qu’il était membre d’une association de chasse. Dans les véritables affaires de violation des droits de l’homme, les requérants savent (et ressentent) que leurs droits sont bafoués. De plus, le requérant n’avait pas connaissance de l’utilisation faite de ses terres et ne savait pas que des animaux y étaient élevés pour être abattus. Rien n’indique que ses biens aient été endommagés ou que la législation en vigueur ait causé d’autres problèmes visibles ou concrets. De même, il n’a jamais tenté d’influencer les autres membres de l’association de chasse, bien qu’il ait lui-même affirmé que celle-ci jouissait d’une certaine marge de manœuvre, par exemple pour réduire le nombre d’espèces susceptibles d’être chassées (paragraphe 97 de l’arrêt). Enfin, il n’a pas allégué avoir été témoin de la pratique de la chasse sur ses terres.

En conclusion, la Cour s’est laissé emporter inutilement dans la micro-gestion de problèmes qui n’appellent pas une solution au niveau européen et qui seraient mieux réglés par les parlements et les autorités de la chasse au niveau national. Il s’agit là selon nous d’un excellent exemple d’affaire dans laquelle le principe de subsidiarité devrait être pris très au sérieux.

NOTES DES OPINIONS SEPAREES

1  « Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. » Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 1984.

2 Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, § 276, CEDH 2005‑II, et Doğan et autres c. Turquie, nos 8803-8811/02, 8813/02 et 8815-8819/02, § 54, CEDH 2004‑VI.

Lopez Ostra c. Espagne, 9 décembre 1994, § 51, série A no 303-C, et Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 60, Recueil des arrêts et décisions 1998-I.

Georgel et Georgeta Stoicescu c. Roumanie, no 9718/03, § 59, 26 juillet 2011. La volonté de la Cour d’apprécier l’impact de la politique de développement urbain sur les espèces protégées était déjà apparue auparavant dans l’affaire Kyrtatos c. Grèce, no 41666/98, § 53, CEDH 2003‑VI.

5 Sur l’abattage préventif des animaux, voir Chagnon et Fournier c. France, nos 44174/06 et 44190/06, § 57, 15 juillet 2010.

6 Sur le contrôle des abattoirs, voir Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 77, CEDH 2000‑VII.

7 Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 92, CEDH 2009, et VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, §§ 70, 71 et 75, CEDH 2001‑VI (élevage), Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, §§ 89 et 95, CEDH 2005‑II (restauration rapide, industrie de la viande), Hashman et Harrup c. Royaume-Uni [GC], no 25594/94, § 28, CEDH 1999‑VIII (saboteurs de parties de chasse), Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 92, Recueil 1998-VII (saboteur de parties de chasse), Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 63 et 73, CEDH 1999‑III (massacre d’animaux), et Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90 (manque de vétérinaires la nuit).

8 Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 113, CEDH 1999‑III, et Friend et autres c. Royaume-Uni (déc.), nos 16072/06 et 27809/08, §§ 43-44, 24 novembre 2009.

9 Cha’are Shalom ve Tsedek, précité, § 82.

10 Voir la Déclaration de Stockholm de 1972 approuvée à la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain, le préambule de la Charte mondiale de la nature approuvée par l’Assemblée générale des Nations Unies (résolution 37/7, 1982), le onzième alinéa du préambule et l’article 17 du dispositif de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme adoptée par la Conférence générale de l’UNESCO le 19 octobre 2005, et, pour ce qui est des traités, la Convention de Ramsar sur les zones humides d’importance internationale (1971), la Convention de Washington sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (1973), la Convention de Bonn sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage (1979), la Convention de Canberra sur la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (1980), et la Convention de Rio sur la diversité biologique (1992).

11 Voir la Convention africaine de 1968 pour la conservation de la nature et des ressources naturelles (Convention d’Alger) et son Protocole de 1982.

12 Voir la Convention de Managua concernant la conservation de la biodiversité et la protection des aires forestières prioritaires de l’Amérique centrale (1992) et la Convention de 1993 concernant la gestion et la conservation des écosystèmes forestiers naturels et le développement des plantations forestières (signée au Guatemala).

13 Voir l’Accord de Kuala Lumpur sur la conservation de la nature et des ressources naturelles (1985), prévu par la Convention de 1976 sur la protection de la nature dans le Pacifique Sud.

14 A l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’affaire la plus importante dans ce domaine a été celle dite « crevettes-tortues » (Inde et autres c. Etats-Unis, décision du Groupe spécial de l’OMC en date du 6 novembre 1998, modifiée par l’Organe d’appel le 21 novembre 2001), qui portait sur l’interdiction d’importer aux Etats-Unis certaines crevettes et certains produits issus des crevettes en provenance d’Inde et d’autres pays, et dans laquelle a été reconnu le droit en vertu des règles de l’OMC de protéger la vie et la santé animale et la vie végétale et de prendre des mesures de conservation des ressources épuisables.

15 Voir le Code sanitaire pour les animaux terrestres, qui comprend des normes relatives notamment au transport terrestre, maritime et aérien des animaux, à l’abattage des animaux destinés à la consommation humaine, à l’abattage d’animaux à des fins de contrôle des maladies, au contrôle des populations de chiens errants et à l’utilisation des animaux dans la recherche et l’enseignement.  

16 Le « droit mou » (soft law) a aussi été un instrument politique important dans la mise en place d’un niveau européen de protection des animaux. Dans ce domaine, l’Assemblée parlementaire a approuvé la recommandation 287 (1961) relative aux transports internationaux d’animaux, la recommandation 621 (1971) relative aux problèmes posés par l’utilisation d’animaux vivants à des fins expérimentales ou industrielles, la recommandation 620 (1971) relative aux problèmes posés par la protection des animaux dans les élevages industriels, la recommandation 641 (1971) relative à la protection des animaux dans les élevages industriels, la Directive 326 (1972) sur une campagne d’information en faveur de la protection des animaux, la recommandation 709 (1973) relative aux méthodes d’abattage des animaux de boucherie, la recommandation 825 (1978) relative à la protection des espèces sauvages et à la chasse aux phoques, la recommandation 860 (1979) relative aux dangers de la surpopulation des animaux de compagnie pour l’hygiène et la santé de l’homme, et aux moyens humanitaires de les limiter, la directive 419 (1983) relative à la protection des animaux dans des procédures expérimentales, la recommandation 1084 (1988) relative à la situation des zoos en Europe, la recommandation 1143 (1991) relative aux relations entre l’élevage et la qualité de l’environnement, la résolution 1012 (1993) relative aux mammifères marins, la recommandation 1289 (1996) relative au bien-être des animaux et au transport du bétail en Europe, l’avis 245 (2003) relatif à un projet de Convention révisée sur la protection des animaux en transport international, la recommandation 1689 (2004) relative à la chasse et à l’équilibre environnemental en Europe et la recommandation 1776 (2006) sur la chasse aux phoques.

17 Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire C-416/07, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la Grèce avait manqué à ses obligations au regard des directives 91/628/CEE et 93/119/CE du Conseil, qui consistaient notamment à assurer le respect des règles d’étourdissement des animaux au moment de leur abattage et à veiller à ce que l’inspection et le contrôle des abattoirs soient effectués de façon appropriée.

18 Les institutions ont ainsi adopté des règles relatives à la protection des poules pondeuses (directive 1999/74/CE du Conseil), des poulets destinés à la production de viande (directive 2007/43/CE du Conseil), des veaux (directive 2008/119/CE du Conseil), des porcs (directive 2008/120/CE du Conseil) et des animaux sauvages détenus dans un environnement zoologique (directive 1999/22/CE du Conseil), ainsi que des normes spéciales relatives au bien-être animal dans la production biologique de ruminants, de porcs et de poulets (règlement (CE) no 834/2007 du Conseil et règlement (CE) no 889/2008 de la Commission). Deux textes récents, la directive 2007/43/CE et le règlement (CE) no 1099/2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort, ont introduit des indicateurs de bien-être des animaux reposant sur les résultats. De plus, la Commission a adopté un plan d’action communautaire pour la protection et le bien-être des animaux au cours de la période 2006-2010 (COM(2006) 13), qui a été suivi d’une stratégie de l’Union européenne pour la protection et le bien-être des animaux au cours de la période 2012-2015 (COM(2012) 6).

19 L’expression est tirée de Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 85, CEDH 2002‑VI.

20 En ce qui concerne la valeur intrinsèque de la nature, voir le préambule de la Convention de Berne de 1979 relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe, précitée, le préambule de la Charte mondiale de la nature, précitée, l’article 3 du  Protocole de 1991 au Traité sur l’Antarctique relatif à la protection de l’environnement, et le préambule de la Convention de Rio de 1992 sur la diversité biologique. La valeur intrinsèque de toutes les espèces a été exprimée dans les pays germanophones par les expressions heureuses Mitgeschöpfe (littéralement : « co‑créatures », expression introduite en 1986 à l’article 1 de la loi allemande sur la protection des animaux, Tierschutzgesetz) et Würde der Kreatur (« dignité des créatures », expression consacrée en 1992 à l’article 120 de la Constitution fédérale suisse), inspirées l’une comme l’autre des enseignements de Fritz Blanke (« Wir sind, ob Mensch oder Nichtmensch, Glieder einer grossen Familie. Diese Mitgeschöpflichkeiten (als Gegenstück zur Mitmenschenlichkeit) verpflichtet », F. Blanke, Unsere Verantwortlichkeit gegenüber die Schöpfung, Festschrift Brunner, Zürich, 1959, p. 195). On retrouve la même perception de l’animal dans l’expression « être sensible » employée à l’article L. 214-1 du code rural français, qui, tel qu’interprété par l’arrêt du 14 novembre 2011 de la cour d’appel de Paris, protège la « santé psychique » de l’animal.

21 Voir l’article 14 § 2 de la Déclaration universelle des droits de l’animal adoptée par la Ligue internationale des droits de l’animal et par les ligues nationales affiliées au cours d’une réunion internationale sur les droits de l’animal tenue à Londres en septembre 1977 et le préambule et l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’animal proclamée le 15 octobre 1978 au siège de l’UNESCO et révisée par la Ligue internationale des droits de l’animal en 1989. Si ces textes affirment l’existence de « droits de l’animal » dans le contexte de l’équilibre biologique, ils précisent clairement que la reconnaissance de ces droits n’occulte pas la diversité des espèces et des individus.

22 Voir Balluch c. Autriche, no 26180/08, requête introduite le 4 mai 2008 au nom d’un chimpanzé par un militant de la protection des animaux et rejetée par un comité de la première chambre pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Le même cas de figure s’est produit dans l’affaire Stibbe c. Autriche, no 26188/08, requête introduite le 6 mai 2008.

23 Cette même notion que l’humanité est responsable de la vie et du bien-être des animaux a été soulignée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans le préambule de la Charte mondiale de la nature, par l’UNESCO au onzième alinéa du préambule et à l’article 17 du dispositif de la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l’homme et par le Conseil de l’Europe dans la recommandation (91)7 du Comité des Ministres aux Etats membres sur l’abattage des animaux et dans la Convention européenne sur la protection des animaux vertébrés utilisés à des fins expérimentales ou à d’autres fins scientifiques et la Convention européenne pour la protection des animaux de compagnie.

24 Sur la restriction du droit de propriété pour des motifs de protection de l’environnement, voir Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, § 48, série A no 192, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 57, série A no 222, Saliba c. Malte, no 4251/02, § 44, 8 novembre 2005, et Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 79, CEDH 2007‑V.

25 Par exemple, la liberté d’expression ne couvre pas les formes d’art dans lesquelles des animaux seraient torturés, ni la création commerciale, la vente ou la possession de certaines scènes de cruauté animale, comme les « films fétiches d’écrasement » (crush videos), dans lesquels des animaux sans défense sont torturés et tués pour satisfaire les fantasmes d’un certain type de fétichistes (voir l’opinion du juge Alito dans l’affaire United States v. Stevens, 559 U.S. (2010)). 

26 La Cour constitutionnelle fédérale a employé le même argument dans son arrêt du 13 décembre 2006 (paragraphe 26).

27 A la page 35 de sa requête devant la Cour constitutionnelle fédérale, le requérant se décrit comme un tierliebender Mensch (un ami des animaux).

28 Dans les temps modernes, la réflexion philosophique sur la nature des animaux a commencé par une question simple mais riche de sens, posée par Michel de Montaigne dans son Apologie de Raymond Sebond (1580) : « Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques ».

29 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754 : « (…) on termine aussi les anciennes disputes sur la participation des animaux à la loi naturelle. Car il est clair que, dépourvus de lumières et de liberté, ils ne peuvent reconnaître cette loi ; mais tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu’ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. »

30 Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764 : « Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. ! »

31 Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, 1789 : « Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses membres autrement que par la main de la tyrannie. (…) Et quel autre critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni : Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? »

32 Schopenhauer, Le Fondement de la morale, 1839: « Une autre preuve que le motif moral ici proposé est bien le vrai, c’est qu’avec lui les animaux eux-mêmes sont protégés : on sait l’impardonnable oubli où les ont méchamment laissés jusqu’ici tous les moralistes de l’Europe. On prétend que les bêtes n’ont pas de droit ; on se persuade que notre conduite à leur égard n’importe en rien à la morale, ou pour parler le langage de cette morale-là, qu’on n’a pas de devoirs envers les bêtes (…) »

33 Bertrand Russell, If animals could talk, 1932 : « Il n’y a pas de raison objective de considérer que les intérêts des êtres humains sont plus importants que ceux des animaux. Nous pouvons détruire les animaux plus facilement qu’ils ne peuvent nous détruire : c’est la seule base solide de notre prétention de supériorité. » ("There is no impersonal reason for regarding the interests of human beings as more important than those of animals. We can destroy animals more easily than they can destroy us; that is the only solid basis of our claim to superiority".)

34 Schächt-Entscheidung (BVerfGe 99, 1, 15 janvier 2002). Dans cette décision, la haute juridiction a jugé que le fait d’accorder une dérogation permettant d’abattre les animaux sans les étourdir au préalable pour des motifs religieux n’était pas contraire à la Loi fondamentale allemande.

35 La disposition constitutionnelle allemande comprend, selon l’exposé des motifs de la loi du 26 juillet 2002 portant réforme de la Constitution, une triple garantie : « la protection des animaux contre le traitement inapproprié de l’espèce, la souffrance évitable et la destruction de leur habitat » (den Schutz der Tiere von nicht artgemässer Haltung, vermeidbaren Leiden sowie der Zerstörung ihrer Lebensräume, BT-Drucks. 14/8860, p. 3). Avant cette réforme constitutionnelle, le Bundestag avait déjà déclaré, le 30 juin 1994, que les animaux faisaient aussi partie des « fondements naturels de la vie » et que la protection des espèces et de leur habitat relevait donc de la portée constitutionnelle de la protection écologique. La nouveauté de la réforme repose dans la protection supplémentaire offerte aux « animaux pris individuellement » (einzelne Tiere) en raison de leur « capacité à souffrir » (Leidensfähigkeit).

36 En ce qui concerne la protection des animaux en tant que « principe d’appréciation et d’interprétation » (Abwägungs and Auslegungsgrundsatz) lors de la prise de décisions publiques et de conflit avec des droits constitutionnels, voir, notamment, Hirst, Maisack et Moritz, Tierschutzgesetz, Kommentar, Munich, 2007, pp. 59-71, Kloepfer, Umweltrecht, Munich, 2004, pp. 62, 945-946, 963, Scholz, annotations 7, 49, 70, 76, 79 et 84 à l’article 20a, in Maunz et Dürig, Grundgesetz Kommentar, III, Munich, Caspar et Schröter, Das Staatsziel Tierschutz in Art. 20a GG, Bonn, 2003, p. 47-49, 94, et Caspar et Geissen, Das neue Staatsziel “Tierschutz” in Art. 20a GG, in NVwZ, 2002, p. 916).

37 Arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale du 13 décembre 2006, paragraphe 16, et arrêt de la Cour administrative fédérale du 14 avril 2005, paragraphe 23.

38 BVerfGE 12, 45 - Kriegsdienstverweigerung I, 20 décembre 1960.

39 Chassagnou et autres, précité, § 114. Cette déclaration de principe a été répétée dans l’arrêt Schneider c. Luxembourg, no 2113/04, § 82, 10 juillet 2007.

40 Chassagnou et autres, précité, § 113.

41 Contrairement au raisonnement développé au paragraphe 25 de l’arrêt du 13 décembre 2006 de la Cour constitutionnelle fédérale et au paragraphe 18 de l’arrêt du 14 avril 2005 de la Cour fédérale administrative.

42 Le conflit de conscience entre l’obéissance à la loi nationale et le respect d’un principe éthique plus élevé, reconnu par la communauté internationale, a été décrit dans Polednová c. République tchèque ((déc.), no 2615/10, 21 juin 2011), où ont été réaffirmées les conclusions de K.-H.W. c. Allemagne ([GC], no 37201/97, CEDH 2001‑II). Dans ces affaires, la Cour a précisément reproché aux requérants leur incapacité à respecter une norme éthique plus élevée que celle fixée par la loi nationale.

43 Arrêt du 14 avril 2005 de la Cour administrative fédérale, paragraphe 18.

44 Comme l’exige le Conseil de l’Europe dans sa Convention européenne sur la protection des animaux d’abattage, dans sa recommandation 91(7) susmentionnée, dans son Code de conduite et dans sa recommandation 1776 (2006), où « les méthodes (…) qui ne garantissent pas la mort instantanée et sans souffrance des animaux » sont qualifiées de « cruelles ». 

45 Chassagnou et autres, précité, § 85. Cette déclaration de principe a été réitérée dans l’arrêt Schneider, précité, § 51.

46 L’affaire emblématique dans ce domaine est l’affaire Cossey c. Royaume-Uni (27 septembre 1990, § 32, série A no 184), dans laquelle la Cour a considéré que les faits se distinguaient de ceux de l’affaire Rees mais a dit ne pas être persuadée que cette différence « [entrait] en ligne de compte ».

47 Voir, parmi d’autres, Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001‑I, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 103, CEDH 2011, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 140, 22 mars 2012. Les limites géographiques de ce critère sont souples. Dans l’affaire Christine Goodwin, précitée, § 85, la Cour a attaché « moins d’importance à l’absence d’éléments indiquant un consensus européen relativement à la manière de résoudre les problèmes juridiques et pratiques qu’à l’existence d’éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue » et s’est reportée à la situation juridique de pays non européens.

48 Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, §§ 69 et 79, CEDH 2002‑IV.

49 Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 85, CEDH 2008, Scoppola c. Italie (n2) [GC], no 10249/03, § 105, 17 septembre 2009, et Bayatyan, précité, §§ 104-107.

50 Christine Goodwin, précité, §§ 83, 92, et Vo c. France [GC], no 53924/00, §§ 82 et 84, CEDH 2004‑VIII.

51 Le tout premier arrêt dans lequel la nouvelle Cour a clairement exprimé son animus mutandi relativement à une jurisprudence incertaine a été l’arrêt Pellegrin c. France ([GC], no 28541/95, §§ 60-63, CEDH 1999‑VIII), repris, par exemple, dans Perez c. France [GC], no 47287/99, §§ 54-56, CEDH 2004‑I.

52 Voir par exemple Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, §§ 56 et 57, CEDH 2007‑II. Ainsi que la Cour l’a dit dans son arrêt fondateur Irlande c. Royaume-Uni (18 janvier 1978, § 154, série A no 25), « ses arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les Etats, des engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes ». Elle a donc rejeté une interprétation strictement originaliste de la Convention reposant sur les intentions originales de ses auteurs (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 71, série A no 310, et Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie, nos 46827/99 et 46951/99, § 94, 6 février 2003).

53 Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005‑I, reposant sur la thèse d’une interprétation évolutive de la Convention avancée pour la première fois dans Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26.

54 Voir l’exposé de l’opinion concordante commune joint à Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, n10486/10, 20 décembre 2011.

55 Voir l’arrêt de la chambre dans l’affaire Mamatkulov et Abdurasulovic (précitée), où la Cour conclu à la violation de l’article 34 pour non-respect de l’article 39 de son règlement, s’écartant ainsi du précédent établi par l’affaire Cruz Varas et autres c. Suède, 20 mars 1991, § 102, série A no 201.

56 Voir l’arrêt rendu par la Grande Chambre en l’affaire Mamatkoulov et Askarov (précitée), qui confirma l’arrêt de chambre et constitua un revirement clair par rapport à la jurisprudence Cruz Varas.

57 Voir l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle fédérale le 13 décembre 2006, paragraphe 22, et l’arrêt rendu par la Cour administrative fédérale le 14 avril 2005, paragraphe 20.

58 Il en allait de même au Luxembourg, où chaque propriétaire foncier ne recevait que 3,25 euros par an (Schneider, précité, § 49).

59 Comme l’a fait la Cour constitutionnelle fédérale dans son arrêt du 13 décembre 2006, paragraphe 22.

60 Chassagnou et autres, précité, § 92.

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